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Horizons/Théâtre

Revue d'études théâtrales


3 | 2013
L’adaptation... d’un théâtre à l’autre

Molière, un auteur arabe… ?


Omar Fertat

Édition électronique
URL : https://journals.openedition.org/ht/3268
DOI : 10.4000/ht.3268
ISSN : 2678-5420

Éditeur
Presses universitaires de Bordeaux

Édition imprimée
Date de publication : 31 décembre 2013
Pagination : 88-108
ISSN : 2261-4591

Référence électronique
Omar Fertat, « Molière, un auteur arabe… ? », Horizons/Théâtre [En ligne], 3 | 2013, mis en ligne le 10
mai 2022, consulté le 17 mai 2022. URL : http://journals.openedition.org/ht/3268 ; DOI : https://
doi.org/10.4000/ht.3268

La revue Horizons/Théâtre est mise à disposition selon les termes de la Licence Creative Commons
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Omar Fertat
Omar Fertat enseigne la littérature arabe moderne et le théâtre dans le monde arabe dans les
départements des Études Orientales et Extrême-Orientales et des Arts du spectacle à l’université
Michel de Montaigne Bordeaux 3. Il est membre du Centre d’Études francophones, EA 4195 TELEM.
Ses recherches portent sur le théâtre arabe en général et sur les questions liées à la traduction et
l’adaptation plus particulièrement.

Mail : omar.fertat@u-bordeaux3.fr

Résumé : La place que les œuvres de Molière Abstract : From Egypt to Morocco through
occupent dans le répertoire scénique arabe Lebanon, Syria, Algeria and Tunisia, Moliere,
est tellement importante qu’il devient le dra- the French playwright of all times, is omnipres-
maturge le plus joué : de l’Égypte au Maroc, en ent. The influence of his plays on the Arabic
passant par le Liban, la Syrie, l’Algérie, la Tunisie. stage is of such that they have become the
Molière est omniprésent, en tant que modèle à most commonly performed. He is a cultur-
imiter, source d’inspiration et référence cultu- al reference, a source of inspiration, a model
relle, mais aussi comme modèle à dépasser. to emulate and beyond which to go. To help
Afin de saisir l’influence qu’exerça l’œuvre de grasp the profound impact of Moliere’s works
Molière sur le théâtre arabe moderne, trois on modern Arabic drama, we will analyze in
dramaturges qui marquèrent profondément this paper the contributions of three transna-
l’histoire du théâtre arabe seront analysés : le tional figures: the Lebanese Marun al Naquash,
Libanais Marun al Naqash, l’Égyptien Yacoub the Egyptian Yacoub Sanua and of the Maroc-
Sanua et le Marocain Tayeb Saddiki. can Tayeb Saddiki.

Mots-clés : adaptation, Iqtibas, Molière, Sad- keywords : adaptation, Iqtibas, Molière,


diki, Marun al Naqash, Jacob Sanua. Saddiki, Marun al Naqash, Jacob Sanua
Molière, un auteur arabe… ?

Molière, un auteur arabe ? Pourquoi un tel titre à cet article ? D’abord


parce que le nom de ce dramaturge français du xviie siècle est étroitement
associé à la naissance du théâtre moderne dans le monde arabe ; ensuite parce
que la place que les œuvres de Molière occupent dans le répertoire scénique
arabe est tellement importante qu’il devient le dramaturge le plus joué dans le
monde arabe : de l’Égypte au Maroc, en passant par le Liban, la Syrie, l’Algé-
rie, la Tunisie. Molière est omniprésent, en tant que modèle à imiter, source
d’inspiration et référence culturelle, mais aussi comme modèle à dépasser.
Même quand il n’est pas cité explicitement, les réminiscences de son œuvre
sous-tendent une quantité impressionnante de pièces arabes : combien d’au-
teurs, de dramaturges locaux, et non des moindres, ont puisé dans l’œuvre de
Molière sans citer leur source ?
Molière est tellement présent dans la dramaturgie arabe, qu’on croirait
qu’il est un auteur arabe. D’aucuns parlent, non sans un certain humour, de
« Sidi Molière »1.
***
Afin de saisir l’influence de Molière sur l’art scénique arabe, trois dramaturges
qui influencèrent profondément l’histoire du théâtre arabe seront analysés :
le Libanais Marun al Naqash, l’Égyptien Yacoub Sanua et le Marocain Tayeb
Saddiki.
Trois figures singulières, issues d’horizons et ères géographiques différents,
qui ont marqué un pan de l’histoire théâtrale arabe. Trois pionniers qui
avaient une grande prédilection pour l’œuvre de Molière, auteur qu’ils firent
découvrir à leurs concitoyens, et dont ils ont, contrairement à beaucoup
d’autres, revendiqué la filiation. En outre, ils ont profondément influencé la
pratique scénique de leurs contemporains et de leurs successeurs.
Et Marun al Naqash coula Molière dans un moule arabe 2
Compte tenu du rôle crucial que la communauté arabo-chrétienne a joué dans
le renouveau culturel arabe au xixe siècle, c’est tout « naturellement » que la
première pièce théâtrale arabe moderne, al Bakhil3 (l’Avare), a été l’œuvre
L’adaptation… d’un théâtre à l’autre

d’un maronite et que son lieu de représentation fut Beyrouth. La communauté


arabo-chrétienne, ou les chrétiens d’Orient, ont bénéficié d’une instruction
à l’occidentale qui leur a été prodiguée par les différents missionnaires. Dans
certaines écoles maronites et jésuites, les pères missionnaires utilisaient le
théâtre, suivant une vieillie tradition scolaire, comme adjuvant pédagogique
et mettaient eux-mêmes en scène des pièces, en faisant participer leurs élèves
arabes, leur donnant ainsi « le goût du théâtre », pour reprendre l’expression
de Jacob Landau4.
Marun al Naqash était un commerçant doublé d’un intellectuel très cultivé,
épris de littérature. Grâce à sa maîtrise de plusieurs langues, notamment
l’arabe, le français, l’italien et le turc, il a pu lire les chefs-d’œuvre du théâtre
mondial dans leur version originale.
C’est grâce à ses multiples voyages d’affaire et plus particulièrement, selon
Yousuf Mohamed Najm5, celui de 1843, au cours duquel il visita plusieurs
grandes villes d’Égypte et d’Italie, que Marun al Naqash découvrit l’art
théâtral européen :
Lors de mon voyage en Europe, écrit al-Naqash, j’ai découvert des lieux utiles
à l’éducation des mœurs : des théâtres, où d’étranges histoires sont contées, La
forme de ces histoires est comique, mais le fond, sérieux, véridique et moral.6
Il fut fasciné par cette nouvelle forme artistique, qui tout en ayant plusieurs
points de ressemblance avec un certain théâtre traditionnel local dont le
caractère populaire voire quelquefois vulgaire en a fait une simple distraction
prisée essentiellement par les couches les plus populaires et très peu éduquées,
jouissait, en Occident, d’un grand prestige et en suivant une vieillie tradition
scolaire, considéré comme un art noble qui avait ses maîtres et ses auteurs
consacrés et dont le but éducatif, était plus que louable.
Il fut fasciné par cette nouvelle forme artistique et, contrairement à d’autres
voyageurs arabes qui avaient abondamment décrit cet art nouveau qu’ils
avaient découvert lors de leurs séjours en Europe, mais sans jamais oser le
reproduire chez eux7, Naqash décida d’implanter cette forme artistique dans
le sol arabe.
Ainsi, en 1847, devant un public venu nombreux assister à la première
représentation théâtrale moderne, Marun al Naqash monta sur une scène
improvisée, qu’il avait installée devant sa maison à Beyrouth, et prononça un
discours qui est resté dans l’histoire comme le premier manifeste du théâtre
arabe moderne. Il y décrit le théâtre qu’il proposait comme « de l’or européen
coulé dans un moule arabe. »

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Molière, un auteur arabe… ?

À la lecture d’al-Bakhil, pièce posthume éditée en 18698, il apparaît que la


pièce n’est pas une simple reproduction de L’Avare de Molière, et que l’auteur
n’en a gardé que l’idée générale9. Il s’agit plus d’inspiration que d’adaptation
à proprement parler.
L’œuvre arabe est truffée de références et allusions, non seulement à l’Avare
mais aussi à d’autres pièces de Molière. Ainsi, le passage dans lequel Ghali
et Issa (deux personnages de la pièce) se déguisent en Agha turc et en clerc
égyptien, pour se venger de Qarrad, et lui soutirer de l’argent, fait penser au
Bourgeois Gentilhomme. Les Fourberies de Scapin sont également évoquées et
notamment la scène dans laquelle Scapin roue de coups de bâton Géronte
enfermé dans un sac ; ici, pour illustrer la manière dont les deux compères
allaient venger Qarrad en maltraitant Hind, n’hésitèrent pas à rouer de
coups le pauvre vieux. Ces réminiscences des pièces de Molière se trouvent
aussi dans les deux dernières pièces de Marun al-Naqash. Surtout dans Abu
l-Hassan al Moghafal qui a beaucoup de points communs avec l’Étourdi de
Molière.
Al-Bakhil, sera pendant de longues années un modèle imité par des
générations de dramaturges arabes. Les caractéristiques principales de cette
pièce et de sa représentation ont, selon Jacob Landau, constitué pendant
longtemps « le critère du théâtre arabe ». Quels sont ces critères ?
1- al-Naqash s’abstient de modifier l’intrigue originale ; mais il abrégea ou
allongea à son gré la comédie, pour sa satisfaction personnelle, et pour être
compris de son public ; il donna aux personnages des noms arabes et déplaça le
lieu de l’action. Ces méthodes n’allaient pas tarder à se généraliser.
2- Il égaya la pièce en y ajoutant plusieurs mélodies orientales exécutées par un
orchestre et un chœur ; ces mélodies étaient le plus souvent – mais pas toujours
– en rapport avec la pièce elle-même, qui se situait ainsi à mi-chemin entre la
comédie et l’opérette (ou comme on l’appelle parfois « l’opéra-comique »).
3- Aucune actrice n’avait le droit d’apparaître sur scène […] les mêmes femmes
n’étaient guère admises dans le public ; de jeunes garçons et des hommes jouaient
donc les rôles féminins… 10
Dans l’histoire du théâtre, Marun al Naqash demeure l’auteur qui réalisa la
première « implantation théâtrale » arabe, que certains qualifient de manière
générale d’Iqtibas11, adaptation, ou plus précisément arabisation, opération
qui consiste à acclimater une œuvre étrangère en changeant le lieu de l’action,
les noms des personnages, etc.

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L’adaptation… d’un théâtre à l’autre

Quant à la place de choix qu’occupent le chant et la musique dans les pièces


du dramaturge libanais, il peut s’expliquer par plusieurs raisons :
D’abord, pour que le produit culturel proposé par l’auteur libanais soit
accepté, par le public arabe, il était indispensable d’introduire le chant et de la
musique, deux expressions artistiques dont ce dernier, surtout vers la fin du
xixe siècle était plus que friand.
Ensuite, il explique lui-même qu’il fut fasciné par l’opéra-comique qu’il
découvrit en Italie.
Tout en reproduisant la conception globale de l’opéra-bouffe italienne,
le dramaturge arabe, réussit un savant mélange musical et rythmique en
s’inspirant des formes traditionnelles de la musique et de la chanson arabe12.
Enfin, Marun al Naqash donnait une importance primordiale au décor et à
l’interprétation (du texte par les acteurs ?).
Ne se considérant pas comme un homme de lettres, Marun al Naqash, qui
mettait lui-même en scène ses pièces13, avait confié à son collaborateur et frère
Nicolas14 que « le charme et la beauté d’une pièce dépendent pour un tiers du
texte écrit, pour un tiers du décor et pour un tiers du jeu des comédiens ». En
effet, suivant encore une fois l’exemple de Molière qu’il cite explicitement, le
jeune dramaturge libanais prêtait une attention particulière à l’interprétation
en conseillant à ses comédiens d’être naturels et ne pas tomber dans le piège
de la grandiloquence :
Je n’aime pas les gestes exagérés ; je suis de l’avis de Molière qui dit que si l’on
est incapable d’interpréter ses œuvres sans gestes superflus, mieux vaut ne pas
les jouer du tout. Je conseille aussi aux comédiens de ne faire aucun geste, aucun
signe ni allusion qui puisse porter atteinte à la morale, car notre théâtre a pour
but d’inciter à la vertu et non au vice. Je les prie aussi, qu’ils soient assis ou
debout, de ne point tourner le dos au public.15
Marun n’avait donc pas seulement lu l’œuvre de Molière mais il connaissait
aussi sa vie, les tendances artistiques et le style d’art dramatique qu’il prônait.
Après la mort prématurée de Marun al Naqash survenue en 1855, à l’âge
de 38 ans, le théâtre arabe moderne connaît pendant quelques années, malgré
les quelques représentations que donna son frère Nicolas à l’occasion de
quelques fêtes ou cérémonies religieuses, un certain ralentissement. C’est
Sélim al Naqash, neveu de Marun qui avait cinq ans à la mort de son oncle
qui, deux décennies plus tard, reprit le flambeau du théâtre arabe moderne en
transmettant au monde arabe l’héritage théâtral de son oncle en émigrant en

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Molière, un auteur arabe… ?

Égypte en 1876, où le terrain fut plus propice, comme nous allons le voir, à la
création théâtrale, avec dans ses valises les trois pièces de son oncle.
Et c’est à partir de ce moment-là que le modèle théâtral proposé par
Marun al Naqash, où le chant et la musique occupent une place importante,
se répandit d’abord en Égypte, puis dans tout le monde arabe quand les
premières troupes égyptiennes s’aventurèrent hors des frontières de leur pays
dans le cadre des « tournées arabes ».
Yacoub Sanua, le Molière égyptien
Grand amateur de théâtre et de musique européens, le khédive Ismaël, petit-
fils de Mohamed Ali, qui gouverna l’Égypte de 1863 à 1879, encouragea les
troupes étrangères, françaises et italiennes, à venir se produire en Égypte.
Grâce à lui, le pays se dota de salles de spectacle. Toutefois, ne se produisaient
sur les planches de ces salles que des troupes étrangères.

Portrait de Yacoub Sanua

Si le khédive Ismaël fut un despote qui gouverna l’Égypte d’une main de


fer et, du fait de sa mégalomanie et des projets très coûteux qu’il voulut réali-
ser, faisant sombrer son pays dans une crise financière sans précédent, il n’en
resta pas moins un despote éclairé et un bienfaiteur des arts, des lettres, et
surtout du théâtre égyptien. En plus d’être ordonnateur de la construction
d’un nombre très important de salles de théâtre, il prit sous sa protection et
encouragea un certain nombre de jeunes dramaturges locaux.

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L’adaptation… d’un théâtre à l’autre

Le premier homme de théâtre qui bénéficia de cet élan de générosité fut


Yacoub Sanua qui transcrit son nom en James Sanua (1839-1912), mais est
encore plus connu dans le monde musulman sous le surnom d’Abou Nadara
(l’homme aux lunettes)16. D’un avis unanime, la première troupe égyptienne
fut fondée en 1870 par Sanua qui assura cette direction jusqu’en 1872
Concernant les débuts de son activité dramatique, voici les précisions
apportées par Sanua lui-même lors d’une conférence qu’il donna à Paris en
1903 :
Ce n’est pas facile de raconter l’histoire de mon théâtre […]. Ce théâtre est né
dans un grand café dans lequel on jouait de la musique en plein air, au milieu
de notre joli jardin d’Ezbakiya. À l’époque, c’est-à-dire en 1870, il y avait une
bonne troupe française comprenant des musiciens, chanteurs et acteurs et une
troupe italienne. Toutes les deux distrayaient les résidents européens du Caire.
Je participais à toutes les représentations qui se déroulaient dans ce café-là,
parce que le français et l’italien sont deux langues que j’aime énormément et
dont j’ai étudié les plus grands auteurs dramatiques.
Si aujourd’hui je dois avouer une vérité, je dirai que ce sont les farces, les
comédies, les opérettes et les drames qui furent présentés dans ce théâtre-là qui
m’ont inspiré l’idée de fonder un théâtre arabe. Et Dieu m’aida à concrétiser ce
dessein.
Avant de fonder mon modeste théâtre, j’ai étudié avec sérieux les auteurs
dramatiques européens, spécialement Goldoni, Molière et Sheridan dans leur
langue originale. 17
Le répertoire de James Sanua fut, au début, composé uniquement de pièces
adaptées du théâtre français, puis il créa lui-même quelque trente-deux pièces
originales en langue arabe, destinées essentiellement aux couches populaires.
Et malgré le fait qu’il ait étudié plusieurs auteurs dramatiques européens,
c’est l’œuvre moliéresque qui exerça le plus d’influence sur lui. Un constat
que Jacques Chelley souligne en écrivant :
S’il a tiré de son expérience personnelle une partie de son théâtre, Sanua, de
son propre aveu, en a puisé l’essentiel dans l’œuvre de Sheridan, de Goldoni
et surtout de Molière. C’est incontestablement en lisant l’auteur du Bourgeois
gentilhomme qu’il s’est fait, pour ainsi dire, une doctrine dramatique, où
l’exemple du grand maître classique avait plus de place que l’enseignement des
théoriciens 18.

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Molière, un auteur arabe… ?

Sanua s’inspira beaucoup de Molière en traduisant quelques-unes de ses


pièces, L’Avare et Tartuffe, en adaptant pour la scène égyptienne certains de ses
personnages les plus célèbres, tel Scapin, et en lui empruntant des thèmes qui
n’avaient rien perdu de leur pertinence dans le contexte égyptien du xixe siècle
tels le pédantisme et la préciosité, répandus dans la nouvelle bourgeoisie égyp-
tienne qui, en essayant de reproduire à outrance l’exemple occidental, tombait
dans le ridicule. Toutefois Sanua, conscient des limites à ne pas franchir dans
une société arabe très conservatrice, se montra très vigilant quant au choix
des personnages moliéresques à reproduire sur scène. Bencheneb commente
ainsi cette prudence : « il se rend compte que les sujets traités par Molière ne
conviennent pas tous à son théâtre : par exemple Dom Juan, le Misanthrope, le Tar-
tuffe sont écartés pour des raisons philosophiques et religieuses. Bref, cet Égyptien
de culture arabe et française se comporte en héritier heureux, qui jouit de son bien
et n’a nulle intention d’indépendance ».19 Bien que l’essentiel de son répertoire
ait été inspiré par le théâtre français, ce cheikh juif, surnommé par le khédive
Ismaël « le Molière égyptien », a donc su, à travers ses créations dramatiques,
répondre aux attentes du public local en lui présentant des pièces en langue
dialectale20 qui traitaient de thèmes sociaux et quotidiens le concernant direc-
tement. Mais à critiquer les injustices dont était victime le peuple égyptien et
à dénoncer les exactions commises par l’administration en place, il finit par
s’attirer les foudres du vice-roi qui lui interdit toute représentation théâtrale en
Égypte et l’obligea à s’exiler en France, où il mourut en 1912.
Selon Monica Ruocco, des trente-deux pièces que Sanua a écrites, il n’en
reste que sept dont Molyir Misr wa ma yu qasih (Le Molière égyptien et ce
qu’il endure) (1912)21. Cette pièce est dans la même veine que L’Impromptu
de Versailles de Molière ; elle démontre encore une fois la place très importante
qu’occupa l’écrivain phare français dans la vie du dramaturge égyptien et fait
également la preuve de sa propre maîtrise de l’écriture dramatique. Jacob
Sanua est considéré, à juste titre, par les critiques et les historiens du théâtre
arabe comme « le doyen du théâtre arabe », le « créateur de la satire sociale »
ou le « créateur du théâtre arabe moderne » tout court.
Tayeb Saddiki : « pour l’amour de Molière »22
C’est grâce aux troupes arabes qui arrivèrent au Maroc à partir des années
192023, qu’une grande partie du public local découvrit le théâtre occidental.
Ces troupes proposèrent un répertoire composé essentiellement d’adaptations
à partir d’œuvres européennes dont faisaient évidemment partie celles de
Molière. Pour plus d’exactitude, ce fut la troupe égypto-tunisienne dirigée par

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L’adaptation… d’un théâtre à l’autre

Hassan Bannan et Chadli ben Friha qui, en 1923, joua la première adaptation
en langue arabe d’une œuvre de Molière : Le Médecin malgré lui24.
L’émulation créée par ces troupes arabes qui furent accueillies avec
beaucoup d’enthousiasme par les Marocains, poussa quelques jeunes lettrés
locaux à se lancer dans l’aventure théâtrale, influencés par Molière. Comme
pour les autres pays arabes, Molière occupe dans l’histoire du jeune théâtre
moderne marocain une place particulière puisque ce sont ses œuvres qui
furent les premières adaptées à la scène marocaine. D’ailleurs, la première
pièce théâtrale marocaine éditée et publiée fut l’Avare que deux jeunes
hommes de théâtre, Mehdi Al-Mniaï, et Mohamed Twimi, traduisirent en
arabe classique25.
Néanmoins, l’auteur qui nous intéresse dans cette partie, à savoir Tayeb
Saddiki, n’appartient pas à cette génération de pionniers, mais à celle de la
deuxième génération, celle des années 1950, qui installa définitivement l’art
dramatique dans le paysage culturel marocain en lui donnant ses lettres de
noblesse et en faisant de la pratique du théâtre un métier à plein-temps.
Tayeb Saddiki, arriva, comme il l’affirme, par hasard, au théâtre, en
répondant à une annonce lancée par les autorités françaises pour accueillir
de jeunes marocains désireux de suivre un stage de théâtre sous la houlette de
l’animateur français André Voisin26. L’initiation théâtrale du jeune apprenti
comédien s’effectua sous le signe de Molière. Comme il l’écrira lui-même
quelques années plus tard :
Jean-Baptiste Poquelin est un vieil ami que je côtoie depuis plus de trente ans.
J’ai fait sa connaissance en pleine forêt de maâmoura (près de Rabat). Il me
confia à André Voisin et Charles Nugue pour me diriger dans le rôle du Scapin
des Fourberies […]27.
En effet, l’aventure théâtrale de Tayeb Saddiki commença dès 1954 quand
il fut engagé par André Voisin pour faire partie de la troupe de la Jeunesse et
des Sports. Son premier rôle fut Joha, l’homologue de Scapin, dans Amayel
Joha (Les Fourberies de Joha).
Grâce à ce rôle, dans lequel il se distingua avec brio, récoltant lors du
passage de la troupe du Théâtre marocain à Paris en 1956, les éloges des
critiques parisiens, qu’il fut remarqué et invité par le metteur en scène
Hubert Gignoux, directeur de la Comédie de l’Ouest à Rennes pour suivre
un stage professionnel, avant de s’envoler à Paris pour vivre l’expérience la
plus marquante de sa vie, deux années au sein du Théâtre national populaire

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Molière, un auteur arabe… ?

“Molière ou pour l’amour de l’humanité” images extraites de l’affiche de la pièce.


Photos Josy Anee-Métamorphoses.

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L’adaptation… d’un théâtre à l’autre

auprès de celui que Saddiki qualifie comme le « plus grand homme de théâtre
du xxe siècle » : Jean Vilar.
Mais avant d’aller se perfectionner en France, le jeune Saddiki, qui fut le
membre le plus jeune et l’un des éléments les plus brillants et les plus dyna-
miques de l’équipe de Voisin, ne tarda pas à passer du jeu théâtral à la traduc-
tion, à l’adaptation et à la mise en scène. L’occasion se présenta quand l’acti-
vité de la troupe fut interrompue pendant quelque temps, en 1955. Comme
il le dit lui-même :
C’est Molière qui m’est venu au secours… Au début j’étais dans le noir total. Il
fallait que je travaille sur des sujets ou des pièces faciles. J’ai choisi les premières
pièces de Molière. Les courtes pièces comme Le Médecin volant, La Jalousie du
barbouillé… 28
En effet, faisant ses premiers pas dans le théâtre et n’ayant pas encore la for-
mation solide qu’il acquerra quelques années plus tard, le jeune dramaturge
commença par la traduction de courtes pièces de Molière. Ce fut, comme il
est précisé un peu plus haut, Le Médecin volant, La Jalousie du barbouillé aux-
quelles on peut ajouter La Farce de Maître Patelin.
Ces farces furent jouées par une petite troupe que Saddiki monta en 1955,
période pendant laquelle il mangea de la « vache enragée »29 puisqu’il avait
beaucoup de mal à gagner sa vie. Avec sa petite troupe, composée de jeunes
comédiens et comédiennes, il effectua une tournée dans tout le Moyen Atlas
marocain en jouant dans de petites Maisons de Jeunes, dans des colonies de
vacances, dans des souks et même « autour d’une piscine » quand il se faisait
inviter par un riche habitant de la région et quelquefois dans des villes comme
Ifrane ou Imouzar. Dans ces premières traductions30, tout en utilisant le dia-
lecte marocain, Saddiki est resté très fidèle aux textes originaux. Les costumes
furent ceux de l’époque, quant aux décors, ils dépendaient des conditions et
des circonstances dans lesquelles la représentation devait avoir lieu.
À la question : « Pourquoi avoir choisi Molière ? », Saddiki répond :
C’est le hasard. D’abord parce que j’ai cru, j’ai longtemps cru, et c’est sûrement
vrai, que c’était l’auteur le plus proche des Méditerranéens. C’est un auteur qui
peut parfaitement être italien, comme il peut être arabe, comme il peut être grec.
Il est l’auteur le plus populaire, incontestablement. Et c’est par intuition que
nous avons découvert cela.31
Dans cette première expérience, Saddiki s’est fié à son instinct et sans doute
aussi a-t-il subi l’influence des instructeurs français, puisqu’il a eu l’occasion

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Molière, un auteur arabe… ?

de jouer Les Fourberies de Joha en 1954, si bien qu’on comprend qu’il ait tout
naturellement eu recours à Molière en choisissant parmi ses pièces celles qui
lui semblaient les plus simples à monter.
Quand la troupe de la jeunesse et du Sport reprit du service, elle entama
plusieurs tournées dans tout le Maroc, en s’aventurant dans les coins les plus
reculés pour faire découvrir aux populations le théâtre moderne. Saddiki, qui
bien sûr a pris part à cette aventure, parle d’une expérience unique :
Les publics qui assistaient à nos représentations se montraient enthousiastes.
Dans beaucoup de villages, les gens n’avaient jamais vu cette forme étrange
qu’est le théâtre à l’occidentale. Molière, Beaumarchais sont jugés sur pièces,
ils se présentent pour la première fois devant ces publics. À publics nouveaux,
auteurs nouveaux. Nous sentions confusément que nous vivions une expérience
unique au monde.32
De retour de Paris, la carrière de Saddiki va connaître plusieurs péripéties
qui le menèrent du théâtre travailliste, une expérience qu’il voulait à l’image
du TNP, qui dura deux ans et pendant laquelle il adapta plusieurs pièces telles
le Revizor, Lystrata et l’Assemblée de femmes, en passant par une collaboration
avec Roger Célérier, directeur concessionnaire du Théâtre Municipal de Ca-
sablanca, une période fructueuse où il adapta La Légende de Lady Godiva de
Jean Carrole, La Locandiera de Carlo Golodoni et Le Voyage de Tchong-li de
Sacha Guitry.
Et c’est pendant cette période, et plus exactement en 1961, qu’il réalisa l’une
des adaptations les plus réussies et les plus marquantes de son répertoire :
Mahjoba d’après L’École des femmes.
Après une phase caractérisée par les traductions de quelques œuvres mon-
diales n’opérant que de légers changements (marocanisation des noms des
personnages, changement de lieu d’action, insertion de quelques répliques),
Saddiki entama une deuxième phase qui fut celle de la vraie adaptation/ma-
rocanisation. Peut-être, après avoir adapté et traduit plusieurs pièces, avait-il
aussi atteint une certaine maturité qui lui permettait de prendre plus de li-
berté dans sa démarche créative. Mahjouba constitue la première « vraie »
adaptation de Saddiki. L’universitaire et critique de théâtre Mohamed Al-Ka-
gaht33 voit dans cette pièce les prémices de l’expérience que Saddiki entamera
quelques années plus tard, celle du théâtre de patrimoine. Car le nom de
Mahjouba renvoie à un personnage très populaire et très connu dans l’art du
melhoun34, c’est le nom de « la jeune femme qu’on dissimule à la vue des autres
pour la marier »35. Le mot Mahjouba comprend la racine Hajaba qui réfère au

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L’adaptation… d’un théâtre à l’autre

fait de dissimuler à la vue de quelqu’un, d’où aussi le mot Hijab qui renvoie
au foulard islamique que mettent certaines femmes musulmanes. « C’est un
point, écrit Mohamed Al-Kaghat, où se rencontrent notre patrimoine populaire et
la pièce de Molière »36. Saddiki donna des noms marocains à ses personnages :
Arnolphe devient Haj Ibrahim, Chrysalde al Aayachi, Agnès Mahjouba, etc.
Il garda l’aspect classique de la pièce originale : unité du lieu, du temps et
de l’action, cinq actes. Quant aux scènes, il en modifie quelques-unes, en
supprime d’autres (le premier acte qui, dans la pièce originale, se déroule en
quatre scènes est réduit à trois scènes dans la pièce adaptée) et il insère même
à la fin de la pièce une chanson populaire.
De plus, dans cette adaptation, Saddiki donna une autre épaisseur psycho-
logique aux personnages en les rendant plus marocains que français. C’est le
cas par exemple de Haj Ibrahim, dans lequel certains critiques voient déjà le
futur Al-Haraz de la pièce de Saddiki qui porte le même nom. Par la modifica-
tion de certains détails, le dramaturge réussit à donner à la pièce un caractère
local surtout quand il remplace l’institution (le couvent) où fut élevée Agnès
par la vieille Omi Fadela. Ainsi, Saddiki put-il critiquer avec finesse le rôle des
« vieilles gardiennes du temple » qui inculquent aux jeunes filles une édu-
cation extrêmement stricte et stérile. Quant à la servante Georgette, elle est
remplacée par un personnage dont on ignore le sexe car Saddiki ne le précise
nulle part. Al-Kaghat parle d’un esclave castré.
La langue utilisée par l’adaptateur est un dialectal marocain épuré qui tend
à l’arabe classique. Cette démarche peut s’expliquer par le dessein de Saddiki
d’effectuer une tournée arabe car il avait un grand succès dans les pays arabes
voisins, surtout en Algérie.
L’humour aussi a été adapté au spectateur marocain car Saddiki recourt à
des jeux de mots qu’apprécie le public local. C’est un humour qui peut même
être compris par le large public arabe. La caricature des personnages-types : le
vieux conservateur, les jeunes qui ne cherchent qu’à satisfaire leur plaisir, les
faqih trop rigides, etc. est une source de rire dont l’effet comique était garanti.
À partir des années 1970, Tayeb Saddiki décida d’emprunter une autre voie
dramatique, plus originale et plus authentique, qui l’amena à réaliser des
spectacles qui marquèrent à jamais l’histoire du théâtre arabe. Avec des pièces
telles Sidi Abderahman Al-Mejdoub (1967), Al-Harraz (1971), Maqâmât
Badi al Zamân Al-Hamad|ni (1971), Abou Hayân a-Twhidi, le dramaturge
marocain, s’imposa sur la scène théâtrale arabe comme l’un des pionniers
d’une nouvelle forme dramatique qu’on appela « théâtre du patrimoine ».
En s’inspirant du patrimoine marocain et arabe, et en faisant preuve d’une

- 100 -
Molière, un auteur arabe… ?

grande virtuosité technique, Saddiki semble réaliser le rêve de tous les


dramaturges arabes : créer un théâtre authentiquement arabe.
Néanmoins, Malgré son engagement total dans cette nouvelle forme
théâtral dont il devient l’un des représentants les plus éminents, Saddiki
n’a jamais renié totalement le théâtre occidental, et surtout pas Molière qui
représente à yeux une exception :
Le théâtre arabe, affirme-t-il est à la recherche de son authenticité, « açala ».
Il se cherche dans ses thèmes, ses vieux textes, ses légendes, ses mythes et son
immense poésie… Un seul auteur étranger prend place dans ces recherches ;
cet auteur c’est encore Molière. Je viens de dire « étranger », c’est un terme
qui me choque un peu car Molière, comme nous, a ses « colères généreuses »
car il a tout donné pour « l’amour de l’Humanité » « Molierona » (« notre
Molière »), persécuté, insulté, contesté, ce Molière-là nous appartient aussi.37
Quelques années plus tard, à partir des années 1990, Saddiki convoque
de nouveau Molière mais cette fois-ci différemment car après avoir adapté,
mis en scène et écrit plus d’une cinquantaine de pièces, il enrichit le réper-
toire du théâtre marocain en écrivant dans la langue de Molière. Il écrivit,
mit en scène et édita cinq pièces : Le Dîner de Gala (1990), Les Sept Grains
de Beauté (1991), Nous sommes faits pour nous entendre (1992), Molière où
l’amour de l’humanité (1993), Un incident technique indépendant de notre vo-
lonté38 (1995).
Dans ces œuvres de langue française, Molière est un personnage récurrent,
il est présent dans quatre pièces sur cinq. Et ce dès la première pièce dîner de
Gala, pièce que Saddiki écrivit après la décision de démolition du Théâtre
Municipal de Casablanca39 dont il fut le directeur de 1964 à 1977 et dans
laquelle il fait défiler une galerie de personnages qu’il a côtoyés tout le long
des pièces qu’il créa ou mis en scène durant sa résidence dans ce théâtre. C’est
ainsi qu’il fait venir Molière sur scène :
Bonsoir Jean Baptiste ! Bonsoir Monsieur Poquelin.
Tu reviens, âme vagabonde, rôder autour du théâtre !
Entre, tu es plus que quiconque ici chez toi, et dans les théâtres du monde !
Tu viens pour participer à l’ultime cérémonie du rite : le dernier instant de la
vie de ce théâtre
[…]
Tu sais toi, qui depuis longtemps déjà es déchiré, trahi, enterré au petit jour, en
conspirateur de la tendresse
Ils t’ont offert les obsèques nationales de la clandestinité

- 101 -
L’adaptation… d’un théâtre à l’autre

Raillé calomnié !
Et pas seulement en France et en Navarre, mais un peu partout dans le monde.
Au Maroc aussi, tu as été persécuté par tes propres compatriotes. Ceux de la
pacification française qui ont osé, oui te mettre à l’index et jeter l’interdit sur
l’adaptation de son scandaleux Tartuffe !
Tartuffe interdit40 !41
Molière fera une deuxième apparition dans la pièce Nous sommes faits pour
nous entendre, qui a comme toile de fond la visite de l’ambassadeur Ben Aïcha qui
fut envoyé par le Sultan marocain Moulay Ismaël pour négocier un accord avec
Louis XIV. Malgré une apparition furtive, nous avons l’impression que Saddiki
ne pouvait pas évoquer la France du xviie siècle sans faire appel à Molière.
Enfin, L’admiration et dirions nous même l’amour que voue Saddiki
à Molière prend toute son ampleur quand ce dernier écrit Molière ou pour
l’amour de l’Humanité, une pièce en hommage au grand dramaturge français.
Cette pièce, dédiée à Abdelakader Alloula, dramaturge Algérien assassiné
en 1994, est un réquisitoire contre le fanatisme. Et quelle figure de lutte
contre l’obscurantisme et l’intolérance Saddiki peut-il convoquer sinon
Molière. « Aimer Molière c’est être guéri à jamais, non seulement de la basse
et infâme hypocrisie mais du fanatisme et de l’intolérance froide » dira un
des personnages de la pièce.
Dans cette pièce Saddiki met en scène les derniers jours de Molière qui,
malgré la souffrance, tient tête à ses détracteurs, aux médecins et surtout aux
curés qui essaient de lui nuire par tous les moyens. Ainsi, à travers le personnage
de Molière et en usant parfois d’anachronisme (comme l’utilisation par le
personnage de Molière du substantif Ayatollah pour qualifier les dictateurs de
la foi) Saddiki s’attaque au fanatisme qui mine le monde arabe :
Dans d’autres endroits, l’implication de Saddiki est plus explicite :
L’archevêque
Plus de traces de Molière
L’abbé
Molière aux oubliettes
Molière
L’oubli est plus redoutable que la haine
L’archevêque
Brûlons tous ces diables, ces insanités, sinon demain elles seront traduites en
anglais, en allemand et en espagnol

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Molière, un auteur arabe… ?

L’abbé
Détruisons ses comédies sinon elles seront traduites en hindi, en chinois, en
arabe, en hébreu, en thèque et bambara
L’archevêque
Empêchons les ennemis de Dieu de traduire en swahili.
Le 2e abbé
Interdisons aux Arabes de faire un rapprochement entre Molière écrivant aux
abords de la Seine et le diable de Jahidh écrivant aux abords de l’Euphrate
L’archevêque
Empêchons les Marocains de jouer les Fourberies de Joha au théâtre des Nations
Le 2e abbé
Dénonçons Masrah Ennas42 qui s’est emparé de l’École des Femmes et l’a
adaptée en l’appelant Mahjouba
[…] 43
La pièce de Saddiki eut un franc succès et fut saluée par les critiques
marocains qui y ont compris le message et apprécié, comme d’habitude, la
virtuosité technique du maestro marocain.
***
Pour conclure, nous nous poserons la question suivante : d’où provient cette
fascination pour cet auteur français du xviie siècle ? Autrement dit : qu’est-ce
qui explique le succès de ses pièces qui continuent même aujourd’hui d’être
jouées et massivement sur les scènes arabes ? Qu’est-ce qui rend ses pièces
aussi proches de la sensibilité arabe au point de se demander s’il n’était pas
un auteur arabe ?
Cette attitude vis-à-vis de l’œuvre moliéresque trouve plusieurs
explications :
Premièrement, il y a le rôle important que la littérature française, et même
que la culture française, a joué dans l’émergence de la littérature arabe moderne.
Les acteurs de la Nagea, qui ont permis cette évolution, ont largement puisé à
travers la traduction et l’adaptation dans la culture française. Presque tous les
chefs-d’œuvre de la littérature française furent traduits en arabe. Charles Pellat
écrit dans son livre Langue et littérature arabes, « l’histoire de la renaissance est
une histoire de l’influence européenne, tout particulièrement française ».
Il était donc tout à fait naturel que le théâtre français influence grandement
le théâtre égyptien et arabe. Youssef Najm souligne dans son livre Al Masrahiya

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L’adaptation… d’un théâtre à l’autre

fil adab al arabi al hadith (Le théâtre dans la littérature arabe moderne) que
bien que l’Égypte ait été colonisée à partir de 1882 par les Britanniques, c’est
le théâtre français qui a exercé la plus grande influence sur l’activité théâtrale
égyptienne.
Deuxièmement, Même si les Arabes ont découvert d’autres dramaturges
aussi prestigieux que Molière tel Shakespeare, ils ont continué à préférer et
à jouer les pièces de l‘auteur français. Et c’est là qu’intervient un troisième
élément qui est l’universalité des personnages de Molière qui les rend
toujours d’actualité et facilement transposables dans n’importe quelle partie
du monde.
Les Marocains n’ont eu aucun mal à reconnaître dans Tartuffe, l’hypocrisie
et l’arrivisme, dans Harpagon, l’avarice et dans Scapin, la fourberie et la malice.
Et c’est ce qui fait tout le génie de Molière et le rend universel. Car l’auteur
français a toujours mis en scène des types de personnages qui représentent
un vice ou une tare sociale à combattre. Ces types de personnages ne sont
pas uniquement spécifiques à la France du xviie siècle mais traversent les
époques et dépassent les frontières géographiques.
Autres éléments qui expliquent l’adhésion des populations arabes à
l’art moliéresque, c’est qu’ils retrouvent des personnages familiers. Des
personnages qui leur rappellent d’autres personnages qui peuplent leur
imaginaire et leurs littératures. L’Avare de Molière fait écho aux livres des
avares de Jahid, Scapin est l’homologue de Joha, les ruses et les tours joués par
les personnages moliéresques rappellent ceux des personnages des maqamat,
la farce fait penser aux spectacles des karakouz et de khayal azil qui jouissaient
d’une grande popularité auprès de la population arabe
Enfin, ou last but not least, car les raisons sont nombreuses, c’est aussi le
caractère comique des pièces de Molière qui a tant plu aux spectateurs et aux
auteurs arabes.
Le Théâtre arabe populaire a toujours relevé du registre comique qui finit
toujours par une leçon de morale. Il suffit de lire les textes le plus anciens du
théâtre arabe, les babat d’ibn Danyel pour constater cette évidence. Molière
a même donné ses lettres de noblesse à un genre, la comédie, qui a toujours
été méprisé par l’élite arabe, à de rares exceptions telles les maqamat, mais qui
était plébiscité par le peuple. Ainsi les populations arabes ont eu l’impression
qu’enfin la représentation qu’il se faisait du monde et l’art qu’il appréciait
jouissait d’une certaine respectabilité puisqu’il fut admis et adopté par l’élite
intellectuelle et même encouragé par les gouverneurs et les hautes sphères
décisionnaires.

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Molière, un auteur arabe… ?

Enfin, c’est Molière, en tant que personnage historique et exemple de


lutte contre l’ignorance et l’absolutisme, qui fascina les dramaturges arabes.
Comme l’explique Mustapha Kateb en parlant des Algériens – et ses propos
sont aussi applicables aux autres populations arabes :
Pour le peuple algérien, Molière n’est pas un étranger, il n’a rien à voir avec
la puissance colonialiste, il nous enseigne que le premier ennemi c’est l’ennemi
intérieur : le seigneur et le féodal qu’il avait su démasquer en France et qui, en
Algérie, tendait les bras aux conquérants […] on ne peut intégrer un peuple
mais le peuple algérien a intégré Molière. 44

Notes
1. Nous faisons allusion à l’article d’Ahmed Cheniki, « De Sidi Molière à… Théâtre
arabe. L’aventure de l’écriture dramatique », [http://www.djazairess.com/fr/
elwatan/70358].
2. Par cette formulation nous faisons référence à la fameuse métaphore que Marun
al Naqash utilisa pour décrire cette nouvelle forme théâtrale qu’il présenta pour la
première fois à ses compatriotes : « de l’or européen coulé dans un moule arabe. » Il le
dit où ? il faut donner la référence.
3. Il faut citer aussi la pièce de l’Algérien d’Abraham Daninos, Le Plaisant voyage des
amoureux et la souffrance des amants dans la ville de Tyriaq en Irak, qui fut publiée
à Paris en 1848. Concernant le rôle que joua l’origine éthique et religieuse des
deux auteurs arabophones (al Naqash et Dadinos), J. Monléon écrit : « L’auteur
Libanais était chrétien et l’alégrien séfarade, c’est-à-dire des personnes
entretenant une relation spéciale avec la culture occidentale et qui se trouvaient
particulièrement aptes à assumer la fonction de pont culturel […] », Les théâtralités
de la Méditerranée, Edisud, 2005.
4. Jacob Landau, Jacob M. Landau, Études sur le théâtre et le cinéma arabes,
Maisonneuve et Larose, Paris, 1965
5. Youssef Mohamed Najm, Al-Masraiya fi-l-adab Al-arabi al-hadith 1847-1914
(la pièce théâtrale dans la littérature arabe contemporaine1847-1914), Dar al-
Thaqafa, Beyrouth, 1967.
6. Joseph Khoueiri, Théâtre arabe. Liban 1847-1960, Louvain, Éd. des cahiers
théâtre, 1984.
7. Effectivement, de retour de leur séjour en Europe, plusieurs ambassadeurs et
intellectuels arabes, et ce dès le XVIIe siècle, ont décrit dans leurs relations de
voyage les représentations et les lieux qui les abritaient. Parmi ces derniers citons
l’ambassadeur marocain Haj Tamîm qui assista à l’une des représentations de

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L’adaptation… d’un théâtre à l’autre

Molière à Paris et l’égyptien Rifaa al Tahtawi (XIXe siècle) qui décrit dans son livre
l’Or de Paris, considéré par plusieurs chercheurs comme la première œuvre arabe
moderne, plusieurs spectacles de théâtre et de danse auxquels il assista pendant
son séjour parisien.
8. Cet ouvrage édité par La Librairie Générale, comporte les trois pièces de Marun
Al Naqash, quelques poèmes ainsi que le discours qu’il prononça lors de la
première représentation d’al Bakhil, considéré comme le premier manifeste du
théâtre arabe.
9. Pour plus de détails voir notre article dans lequel nous avons consacré une étude
approfondie de cette pièce : « Marun al Naqash et l’équation du théâtre arabe
moderne : la dette et l’identité » in O.S. Amendegnato, S. Gnabou, M. Ngalsso-
Mwatha (sous la dir. de) Légitimité, légitilation, Presses universitaires de Bordeaux,
2011.
10. Ibidem, p. 63.
11. La traduction littérale du mot iqtibas est « allumer son feu dans le foyer de l’autre ».
12. Cf. Ahmed Charfi, Le théâtre lyrique arabe. Esquisse d’un itinéraire (1847-1975),
l’Harmattan, 2009.
13. En plus des trois pièces qu’il a écrites, il a mis en scène d’autres pièces écrites par
son frère Nicolas comme le Cheikh ignorant ou Rabii ibn Zayd.
14. Propos rapportés par Nicolas al Naqash dans Arzat Lubnan (le Cèdre du Liban),
voir supra.
15. Ibidem.
16. Il donna lui-même ce pseudonyme « Abu nadara zarqa » (L’Hommes aux lunettes
bleues) comme intitulé à sa revue satirique qu’il créa en 1878 pendant son exil
parisien.
17. Cité dans Youssef Mohamed Najm, Al-Masraiya fi-l-adab Al-arabi al-hadith
1847-1914 (la pièce théâtrale dans la littérature arabe contemporaine1847-1914),
op. cit., p. 80. (Notre traduction).
18. Cité dans Rachid Bencheneb, « Les sources françaises du théâtre égyptien »,
Revue de l’Occident musulman et de la Méditerranée, juin 1973.
19. Ibidem, p. 13.
20. Faut-il rappeler que, vu le nombre réduit de gens instruits à cette époque-là, la
quasi-totalité de la population égyptienne ne parlait que le dialecte égyptien ?
21. Butrus Hallaq et Heidi Toell (sous la dir. de), Histoire de la littérature rabe moderne,
1800-1945, Sindbad, Acte-Sud, Paris, 2007.
22. Cette expression fait écho au titre que Saddiki donna à la pièce qu’il dédia à
Molière : Molière ou pour l’amour de l’Humanité, EDDIF, Casablanca, 1994.

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Molière, un auteur arabe… ?

23. Chronologiquement la première campagnie à avoir effectué une tournée au Maroc


fut Jawq an-Nahda Al-Arabiya (la Compagnie de la Renaissance arabe), une
troupe composée de comédiens tunisiens et égyptiens et dirigée par Mohamed
Azedin Al-Masri.
24. Pour plus d’exactitude, ce fut la troupe égypto-tunisienne dirigée par Hassan
Bannan et Chadli ben Friha qui, en 1923, joua la première adaptation en langue
arabe d’une œuvre de Molière : Le Médecin malgré lui ainsi que Saladin (une
adaptation du Talisman de Walter Scott) et Les Martyres de l’amour ou Roméo et
Juliette, d’après Shakespeare.
25. Ils traduisirent aussi Tartuffe dont la représentation fut interdite par les autorités
françaises.
26. Pour avoir plus de détails concernant l’action et le travail accomplis par André
Voisin, voir notre article « André voisin l’initateur oublié du théâtre populaire
marocain » in Y. Abdelkader, S. Bazile, O. Fertat (sous la dir. de), Pour un Théâtre-
Monde, Presses universitaires de Bordeaux, Pessac, 2013.
27. Tayeb Saddiki, Molière ou pour l’amour de l’humanité, op. cit., p. 2.
28. Entretien que nous avons réalisé avec Tayeb Saddiki en 2000 à Casablanca.
29. C’est l’expression qu’il utilisa pour qualifier cette période.
30. Malheureusement les textes de ces traductions ont disparu, et par conséquent,
nous, n’avons pas pu les étudier. Les informations dont nous disposons proviennent
directement de Tayeb Saddiki.
31. Ibidem.
32. Tayeb Saddiki, « Mémoire du théâtre et ses gens, les premiers pas sur les planches,
Libération (journal marocain), 10 mars 2000.
33. Mohamed Al-Kaghat, Binyat A-talif Al-Masrahi bil Maghrib Mina Al-bidaya ila
thamaninat (Structures de l’écriture dramatique des origines aux années 80), Dar
Thaqafa, Casablanca, 1986.
34. El Malhoun ou Melhoun est un mot arabe qui regroupe toute la poésie populaire
écrite en arabe dialectal.
35. Mohamed Al-Kaghat, Binyat a-taliif Al-Masrahimina Al-bidya ila thamaninat
(Structures de l’écriture dramatique des débuts jusqu’aux années 80), op. cit., p. 64.
36. Ibidem, p. 64.
37. « Molière dans le monde arabe », Revue d’Histoire du Théâtre, n° 101-102, 1974.
38. Toutes ces pièces sont éditées chez Eddif.
39. Ce théâtre fut effectivement détruit en 1984.
40. L’auteur fait allusion à l’interdiction de la représentation de Tartuffe (traduite en
arabe par M. Mniaï et H. Twimi) par les autorités françaises qui y ont cru déceler une

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L’adaptation… d’un théâtre à l’autre

attaque contre un certain Katani Chef de Zaoui Tijnia à Fès (confrérie religieuse)
qui fut l’un de leur collaborateur. Saddik cite cet événement dans son intervention à
propos de Molière dans le monde arabe que nous avons citée plus haut.
41. Tayeb Saddiki, Dîner de gala, EDDIF, Casablanca, 1990.
42. Masrah Ennas (le Théâtre des Gens) est le nom que donna Saddiki a sa troupe.
43. Ibid, p. 104-105.
44. Mohamed Chafik, Recherche sur l’identité du théâtre marocain, Thèse d’État,
Lettres, Paris 8, 1989.

- 108 -
Vient de paraître aux
Presses universitaires de Bordeaux

Pour un Théâtre-Monde
Plurilinguisme, interculturalité,
transmission
Sous la direction de
Yamna ABDELKADER, Sandrine BAZILE
et Omar FERTAT

Collection des Études Africaines et Créoles


16*24 cm – PDF – 405 pages – 15,00 euros
ISBN : 978-2-86781-892-2

Rencontrer l’autre, transmettre une parole, n’est-


ce pas là l’un des enjeux fondamentaux du théâtre ?
Un enjeu sans doute qu’il paraissait difficile de ne
pas articuler autour des questions vives que sont
le plurilinguisme et l’interculturalité.
Des spécialistes et des praticiens de divers horizons portent leur regard sur des créations
et des expérimentations théâtrales. C’est ici l’originalité de cette recherche qui investit
un champ nouveau, nécessairement hybride, à la croisée de différentes disciplines, et
ce, autour de quatre axes.
La langue d’abord : phénomènes de diglossie, hétérolinguisme de l’écriture scénique
et dramaturgique ; le texte et la scène sont des lieux privilégiés où parler de soi, parler
à l’autre, dialoguer entre les sujets et les formes artistiques.
Le corps ensuite, en cela qu’il est un espace retrouvé du dialogue à soi et à l’autre :
parole d’avant la langue, objet d’expérimentation, lieu de signification, le corps apparaît
comme une invitation à jouer par la représentation, se confronter à la
parole de l’autre mais aussi comprendre et apprendre.
L’enseignement encore : d’un monde à l’autre, du plateau à la salle de classe, des
enjeux multiples se dessinent au gré des époques, des intentions, des acteurs ; s’agit-il
d’enseigner, de créer, de transmettre ?
L’interculturalité enfin : la scène peut aussi s’avérer un lieu de métissage culturel et
artistique – et c’est particulièrement sensible pour le théâtre africain, subsaharien
comme maghrébin – propice à croiser les identités, les différentes façons d’appréhender
le monde, de transmettre les cultures, d’exprimer l’altérité en somme.
Quatre directions qui permettent de fonder un Théâtre-Monde.

Cet ouvrage comprend également un DVD avec notamment le film En scènes ! de


Jean-Baptiste Becq.

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