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Omar Fertat
Édition électronique
URL : https://journals.openedition.org/ht/2340
DOI : 10.4000/ht.2340
ISSN : 2678-5420
Éditeur
Presses universitaires de Bordeaux
Édition imprimée
Date de publication : 1 janvier 2012
Pagination : 152-171
ISSN : 2261-4591
Référence électronique
Omar Fertat, « Le théâtre populaire marocain, une tradition séculaire », Horizons/Théâtre [En ligne], 1 |
2012, mis en ligne le 12 avril 2022, consulté le 29 juin 2022. URL : http://journals.openedition.org/ht/
2340 ; DOI : https://doi.org/10.4000/ht.2340
La revue Horizons/Théâtre est mise à disposition selon les termes de la Licence Creative Commons
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Omar Fertat
Omar Fertat est docteur en littératures française francophones et comparées. Il enseigne le théâtre arabe au
département d’Études Orientales et Extrême-Orientale à l’Université Michel de Montaigne Bordeaux 3. Ses
recherches portent sur le théâtre arabe en général. Il s’intéresse plus particulièrement aux questions de la
traduction et de l’adaptation dans le théâtre. Il a publié plusieurs articles dont « le théâtre amateur marocain.
Trajectoire d’un art alternatif », Présence francophones, n° 73, 2009, « Marun Al Naqash et l’équation du
théâtre arabe moderne : la dette et l’identité » in Légitimité, légitimation, 2011. Son livre Le Théâtre marocain
à l’épreuve du texte étranger : traduction, adaptation nouvelle dramaturgie sera publié par les Presses
universitaires de Bordeaux en 2012.
Mail : Omar.Fertat@u-bordeaux3.fr
Résumé : Le Maroc a connu ses propres formes Apparu vers le XVIIIe siècle, théâtre satirique et
théâtrales populaires, fruit d’une vielle tradition édifiant qui fut souvent utilisé par la population
rituelle et spectaculaire perpétuée par les popu- marocaine pour présenter ses doléances au roi
lations locales, qu’elles soient berbères, juives ou ou pour dénoncer une injustice, lbsat est l’une
arabes. Ces formes théâtrales sont doublement des rares formes théâtrales locales qui connurent
populaires puisqu’elles furent pratiquées par les une institutionnalisation dont la pratique fut en-
couches les plus populaires et les plus défavo- couragée par les sultans alaouites.
risées de la société marocaine et parce qu’elles Quant à la Halqa, malgré sa marginalisation et les
furent très populaires auprès d’une grande diverses tentatives visant à l’interdire, ce théâtre
frange des Marocains, majoritairement analpha- circulaire, considéré comme « le berceau de
bètes, qui appréciaient les divertissements qui théâtre marocain », demeure encore aujourd’hui,
leur étaient proposés dans un dialecte qu’ils un art dont les animateurs, comédiens aux
comprenaient et qui exploraient et mettaient en multiples talents, continuent à faire vivre sur les
scène, à la fois, un monde fictionnel et un réel qui places publiques.
leur étaient proches et qui correspondaient à
leur imaginaire et à leur vécu. Mots clés : Maroc, populaire, lbsat, Halqa,
La halqa et Lbsat sont deux exemples illustrant théâtre, spectacle, drame, conteur, performance.
la richesse et l’originalité du théâtre populaire
marocain.
Abstract : Morocco has spawned its own Appearing in the 18th century, lbsat, is a satirical
forms of popular theater born out of an ancient and moralizing theater often used by Moroccans
ritualistic tradition performed by local popu- to present their claims to the king or to denounce
lations, whether Berber, Jewish or Arab. These injustices. It is one of the rare forms of local
productions are popular in a double way: first theater that managed to be institutionalized
because they were produced by the lowest thanks to its support by the Alawite sultans.
classes of Morocco society, and also because As for Halqa, a circular form of theater conside-
they were most appreciated by those illiterate red as the “cradle of Moroccan theater”, in spite
Moroccans who liked those entertainments of the various attempts at suppriming it, it has
offered in a language they could grasp and that managed to remain until today a very lively form
staged a world both fictional and realistic that of art whose much talented actors continue to
was familiar to them and corresponded to their enliven public squares, in spite of its marginaliza-
daily experience. tion and the various attempts to forbid it.
Halqa et Lbsat are two examples that illustrate
the wealth and the originality of the popular Keywords : morocco, Folk art, theater, Performance,
theater of Morocco. drama, Storyteller.
Le théâtre populaire marocain,
une tradition séculaire
Exemples de la halqa et de lbsat
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Le théâtre populaire marocain, une tradition séculaire.
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Des théâtres populaires : Afrique, Amérique, Asie, Europe
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Des théâtres populaires : Afrique, Amérique, Asie, Europe
et de l’altruisme, représentant toutes les valeurs positives qui font de lui l’un
des personnages les plus aimés par les spectateurs marocains. Cette popularité
provient aussi du fait qu’il est le personnage central chargé de transmettre le
message (dénonciation d’une injustice, réclamations etc.) au roi ; l’ogre, anti-
thèse de Hdidan, est le mal incarné et la méchanceté personnifiée. Il sert aussi
à désigner implicitement quelques personnalités véreuses ou tyranniques.
Hasan Mniaï considère les personnages de lbsat comme universels
puisqu’ils jouent le drame de l’existence humaine et ajoute que, malgré le
caractère divertissant et ludique de ce théâtre, il reste profondément « drama-
tique et sérieux ».
Les pièces de lbsat se présentent sous forme de farces courtes et amusantes
connues sous le nom de waqia14 que nous pouvons traduire par « événe-
ment », dont le but premier est la distraction et l’édification.
Comme les comédiens de lbsat dénoncent souvent dans leurs pièces les
faits et gestes de personnalités connues et assez influentes, ils recourent à
un langage symbolique plein de métaphores, de jeux de langue et de mots à
double sens. Quant au vocabulaire utilisé, il est très populaire, voire vulgaire,
mais il plaît au peuple et amuse les rois. Néanmoins, les comédiens de lbsat
ne faisaient pas que dénoncer les injustices et critiquer les notables du pays,
ils savaient aussi rendre hommage à des personnalités dont ils appréciaient
les qualités morales pour inciter les gens à suivre leur exemple. Leurs pièces
étaient appréciées par les souverains alaouites car leur critique à portée
sociale, savait aussi être constructive et modérée.
L’originalité de lbsat tient également aux décors qui se composaient d’édi-
cules en carton découpé, montés sur de légers châssis de bois et éclairés à
l’intérieur : « un chef-d’œuvre de complication et d’ingéniosité laissant loin
derrière eux nos pacotilles vénitiennes »15 en dira Wattier. Adam Halima
note que : « Ce décor de «petite maison» en bois qui forme un fond au
spectacle du Al-b’sat est très proche de celui utilisé dans les spectacles du
Moyen Âge notamment les "mansions". »16
Nous pouvons citer aussi un extrait d’un document très intéressant, « Le
bilan du service des arts indigènes » dressé par son directeur Prosper Ricard,
où est décrit, sans le nommer expressément, lbsat en tant que « théâtre popu-
laire ». L’intérêt de ce texte provient du fait que c’est l’une des rares fois où
nous trouvons un rapport fondé sur une étude de terrain dans lequel l’au-
teur décrit des manifestations spectaculaires qui lui sont contemporaines et
auxquelles il a assisté :
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Le théâtre populaire marocain, une tradition séculaire.
Les recherches auxquelles ont donné lieu le chant, la musique et la danse ont encore
fait découvrir l’existence d’un vrai théâtre populaire dont les thèmes, développés dans
une langue savoureuse et pittoresque, fourmillent de traits d’esprit et témoignent d’une
fine observation d’un sens critique aigu […] pour la grande joie de tous, la critique
se donne libre cours, et cette critique ne s’applique pas uniquement à des types musul-
mans. Vivement frappés par certains types étrangers, les acteurs se plaisent à les imiter.
On peut assister soit à un spectacle burlesque, où figure un certain nombre de person-
nages populaires, fellahs paresseux, tricheurs, propriétaires irascibles, juges facétieux,
ou bien à des scènes de créations récentes, qui mettent en scène le chanteur espagnol ou
français, la femme européenne et son chien, les agents du fisc. Ces saynètes se déroulent
au bruit assourdissant de tambourins et de hautbois, mêlé d’éclats de rire d’une foule
amusée, à la lueur fantastique des torches et des flambeaux, et en présence d’architec-
tures à ossature de bois, recouvertes de parois à jour et éclairées de l’intérieur : ouvrage
ingénieux, compliqué et fragile.
Quelques titres du répertoire de ce théâtre populaire nous suggèrent la matière qu’il ren-
ferme, sans toutefois nous donner une idée du sens de l’observation, tantôt bon enfant,
tantôt caustique, parfois volontairement grotesque, dont les acteurs font preuve. […]
Le jeu des acteurs est si expressif qu’il suffit souvent à la compréhension, bien que le
langage joue un très grand rôle. C’est pourquoi les étrangers s’intéressent autant au
spectacle que les Marocains, attentifs au moindre geste, à chaque mot, applaudissant
et riant aux éclats.17
Lbsat disparaît à partir des années 1930, quand il tombe dans un excès de
vulgarité qui amènera une délégation composée de notables fassis à s’adresser
au roi Mohamed V pour lui demander d’interdire ce genre de théâtre.
Mohamed Chafik, quant à lui, affirme que ce sont les autorités coloniales qui
ont interdit lbsat pour couper tout contact entre le peuple et son roi.
Malheureusement, nous ne disposons aujourd’hui d’aucune pièce écrite
appartenant au répertoire de lbsat. Il y a plusieurs explications à cela : selon
Tayeb Al-Alj, lbsat était animé par des comédiens qui étaient la plupart du
temps analphabètes et en l’occurrence ne pouvaient pas transcrire leur texte.
Quant à l’élite intellectuelle que formaient les lettrés-théologiens, elle voyait
dans ce genre de manifestation une débauche et une pratique qui ne méri-
taient aucune attention particulière. D’autres chercheurs expliquent cette
inexistence de textes théâtraux écrits de lbsat par l’improvisation qui caracté-
risait ce théâtre. Car les comédiens, à l’image des comédiens de la commedia
dell’arte ou de ceux du happening, ne se basaient que sur une sorte de canevas
qui fournissait le thème général de la pièce pour donner libre cours à leur
imagination et à leur grande capacité d’improvisation.
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- La halqa lyrique dans laquelle l’animateur, qui est un musicien, donne des
spectacles musicaux à base de chants et de danses puisés dans le répertoire
marocain (Taktouka, Ayta…) ;
- La halqa totale dont l’animateur, sorte de comédien acrobate doublé
d’un musicien danseur, est un artiste complet capable de tenir son public en
haleine en recourant à presque toutes les formes artistiques possibles.
D’après cette énumération, nous remarquons bien qu’il existe plusieurs
formes de halqa qui, hormis le fait qu’elles se déroulent toutes dans une
enceinte circulaire, diffèrent énormément les unes des autres.
Le dramaturge marocain Tayeb Saddiki, quant à lui, prend comme point de
départ l’animateur pour répertorier les différentes formes de la halqa. Il n’hé-
site pas alors à citer, en plus du conteur poète (animateur de la halqa lyrique),
le conteur comique (animateur de la halqa rurale ou totale), les conteurs
mystiques et les conteurs mejdoubines. Ainsi les conteurs mejdoubines « sont
en général des conteurs charlatans. Ils se fabriquent, en parfaits comédiens, la
tête de l’emploi : chevelure longue, et derbala (robe bigarrée)… Ils évoquent
les saints et prétendent connaître l’avenir ; leurs histoires sont toujours
courtes et moralisantes – le bien triomphe toujours du mal –. Ils évoquent
leur longue expérience de la vie en parfaits mythomanes, parlent de pays
lointain qu’ils auraient visités »24. Quant aux conteurs mystiques, « ce sont
les «Meddahs» qui relatent la vie exemplaire des Prophètes : Sidna Moussa
«Kalimou Alk-Lah» (Moïse) ; Sidna Aissa et Maryam El Aadra ( Jésus et la
Vierge Marie) ; la sagesse de Loqman et le Déluge (Noé) ; et surtout les faits
et les gestes du sceau des Prophètes : Sidna Mohammed »25.
Pour que ce tour d’horizon soit complet, citons Tayeb Saddiki où il est ques-
tion, en plus de quelques formes citées plus haut, d’autres genres de halqa :
« Plusieurs halqas se forment pendant la seconde moitié de l’après-midi.
Voici la halqa du conteur aveugle qui se juxtapose à celle des danseurs et
musiciens berbères. Plus loin : les Oulad Sidi Hmad ou Moussa, acrobates du
Souss, se livrent à des figures dignes des plus grands cirques. Les Gnaouas,
musiciens nègres, ne sont pas loin. Ici l’art de la « causerie », du mime, de
la bouffonnerie […]. D’autres halqas, plus modestes, abritent des géoman-
ciens, des prestidigitateurs, des herboristes, des musiciens solistes, luthistes
notamment… »26
Pour résumer, nous dirons qu’il existe trois genres de halqa : des halqas qui
ne recèlent aucun élément dramatique ou spectaculaire, des halqas qui sont
plutôt des manifestations spectaculaires, à caractère rituel et ludique et enfin
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fut, bien sûr, pratiqué par les artisans et Soltan Tolba, sorte de carnaval, une
autre forme que certains qualifient de « premier théâtre marocain à texte »,
puisqu’elle était animée essentiellement par les étudiants de l’université
Quarawiyin.
Malheureusement, tous ces théâtres ont disparu, à l’exception de la halqa.
Nous croyons que, dans son évolution naturelle, avec la forme populaire
traditionnelle, le théâtre marocain atteint sa dernière mutation, car à partir du
début du XXe siècle, le Maroc entrera dans une autre phase de son histoire,
celle du colonialisme européen pendant laquelle la population locale décou-
vrira le théâtre moderne dans sa forme occidentale.
À partir des années 1970, les dramaturges marocains, conscients de l’ori-
ginalité de cette forme théâtrale et désireux de créer un théâtre marocain
authentique, autre que celui introduit par le colonialiste, vont se réapproprier
la halqa en mettant en scène des pièces où les techniques, les personnages, les
histoires, et le mode de représentation sont reproduits et réactualisés pour
le plus grand bonheur des spectateurs marocains. Le personnage du conteur
populaire ou de l’animateur de la halqa devient même l’un des personnages
théâtraux les plus présents dans le théâtre marocain moderne.
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cette scène traditionnelle ont continué à pratiquer leur art, même s’ils furent
contraints de le pratiquer en marge des enceintes des médinas, villes arabes
traditionnelles, devant les différentes portes d’entrée, et ont ainsi perpétué
leur savoir faire et leur métier de conteur et d’acteur.
Aujourd’hui, la situation est un peu paradoxale car même si, depuis les
années 1960, pour des raisons idéologiques et identitaires, ces formes ont été
réhabilitées et ont par conséquent retrouvé une place de choix dans le paysage
culturel marocain en tant que patrimoine artistique original et authentique31,
notamment par le biais des multiples initiatives lancées par les autorités
marocaines32 et même par certaines chaînes de télévision33 pour réconcilier
les Marocains avec l’art de la halqa, cette manifestation tend à disparaître en
tant que forme théâtrale pour n’exister qu’en tant que manifestation folklo-
rique vidée de sa substance dramaturgique originelle, tout juste destinée à
attirer les touristes.
Dans son film Al-Halqa, dans le cercle du conteur (2010), le réalisateur alle-
mand Thomas Ladenburger a suivi pendant quatre ans Abderahim El Maqori,
un des derniers vrais animateurs de halqa. Ce dernier affirme qu’il a déserté
la place Jama al Fna à cause des bruits générés par les musiciens et acrobates,
artistes occasionnels parasites qu’affectionnent les touristes occidentaux et à
cause de la démultiplication des restaurants qui envahissent de plus en plus
l’espace dédié aux artistes. Le conteur affirme ne plus avoir d’espace pour
exercer son art de conteur. Le nombre des conteurs diminue comme peau
de chagrin comme l’indiquent les statistiques : de 18 conteurs en 1970 on est
passé à 7 conteurs 2010. Preuve que cette forme théâtrale est malheureuse-
ment en train de vivre ses dernières heures.
Notes :
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28. Hassan Behraoui, Al-Masrah al-maghribi, baht fil Usul al-susyu taqafia, (Le théâtre
marocain recherche dans les origines socio-culturelles), op. cit., p. 28. (Notre traduc-
tion).
29. Ce terme dérivé du mot halqa (cercle en arabe) sert à désigner les animateurs et les
comédiens créateurs de ce genre de spectacle.
30. Cité dans Hassan Behraoui, Al-Masrah al-maghribi, baht fil Usul al-susyu taqafia
(Le théâtre marocain recherche dans les origines socio-culturelles), op. cit., p. 28.
31. La place Jamaâ El Fna, l’un des hauts lieux de ces formes de théâtre populaire a
été inscrite par l’UNESCO en 2001 en tant que patrimoine culturel immatériel
de l’humanité.
32. Parmi ces initiatives citons les festivals de la halqa de Fès et celui de Sidi Bennour
ou le moussem des conteurs, qui a lieu chaque année au mois de mars à Jamaâ El
Fna.
33. En 2011, la chaîne marocaine Medi1 a programmé une émission dédiée à la halqa,
sorte de concours pour remporter le prix du meilleur hlayqi ou animateur de halqa.
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