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Horizons/Théâtre

Revue d'études théâtrales


1 | 2012
Des théâtres populaires

Le théâtre populaire marocain, une tradition


séculaire
Exemples de la halqa et de lbsat

Omar Fertat

Édition électronique
URL : https://journals.openedition.org/ht/2340
DOI : 10.4000/ht.2340
ISSN : 2678-5420

Éditeur
Presses universitaires de Bordeaux

Édition imprimée
Date de publication : 1 janvier 2012
Pagination : 152-171
ISSN : 2261-4591

Référence électronique
Omar Fertat, « Le théâtre populaire marocain, une tradition séculaire », Horizons/Théâtre [En ligne], 1 |
2012, mis en ligne le 12 avril 2022, consulté le 29 juin 2022. URL : http://journals.openedition.org/ht/
2340 ; DOI : https://doi.org/10.4000/ht.2340

La revue Horizons/Théâtre est mise à disposition selon les termes de la Licence Creative Commons
Attribution - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 4.0 International.
Omar Fertat
Omar Fertat est docteur en littératures française francophones et comparées. Il enseigne le théâtre arabe au
département d’Études Orientales et Extrême-Orientale à l’Université Michel de Montaigne Bordeaux 3. Ses
recherches portent sur le théâtre arabe en général. Il s’intéresse plus particulièrement aux questions de la
traduction et de l’adaptation dans le théâtre. Il a publié plusieurs articles dont « le théâtre amateur marocain.
Trajectoire d’un art alternatif », Présence francophones, n° 73, 2009, « Marun Al Naqash et l’équation du
théâtre arabe moderne : la dette et l’identité » in Légitimité, légitimation, 2011. Son livre Le Théâtre marocain
à l’épreuve du texte étranger : traduction, adaptation nouvelle dramaturgie sera publié par les Presses
universitaires de Bordeaux en 2012.

Mail : Omar.Fertat@u-bordeaux3.fr

Résumé : Le Maroc a connu ses propres formes Apparu vers le XVIIIe siècle, théâtre satirique et
théâtrales populaires, fruit d’une vielle tradition édifiant qui fut souvent utilisé par la population
rituelle et spectaculaire perpétuée par les popu- marocaine pour présenter ses doléances au roi
lations locales, qu’elles soient berbères, juives ou ou pour dénoncer une injustice, lbsat est l’une
arabes. Ces formes théâtrales sont doublement des rares formes théâtrales locales qui connurent
populaires puisqu’elles furent pratiquées par les une institutionnalisation dont la pratique fut en-
couches les plus populaires et les plus défavo- couragée par les sultans alaouites.
risées de la société marocaine et parce qu’elles Quant à la Halqa, malgré sa marginalisation et les
furent très populaires auprès d’une grande diverses tentatives visant à l’interdire, ce théâtre
frange des Marocains, majoritairement analpha- circulaire, considéré comme « le berceau de
bètes, qui appréciaient les divertissements qui théâtre marocain », demeure encore aujourd’hui,
leur étaient proposés dans un dialecte qu’ils un art dont les animateurs, comédiens aux
comprenaient et qui exploraient et mettaient en multiples talents, continuent à faire vivre sur les
scène, à la fois, un monde fictionnel et un réel qui places publiques.
leur étaient proches et qui correspondaient à
leur imaginaire et à leur vécu. Mots clés : Maroc, populaire, lbsat, Halqa,
La halqa et Lbsat sont deux exemples illustrant théâtre, spectacle, drame, conteur, performance.
la richesse et l’originalité du théâtre populaire
marocain.

Abstract : Morocco has spawned its own Appearing in the 18th century, lbsat, is a satirical
forms of popular theater born out of an ancient and moralizing theater often used by Moroccans
ritualistic tradition performed by local popu- to present their claims to the king or to denounce
lations, whether Berber, Jewish or Arab. These injustices. It is one of the rare forms of local
productions are popular in a double way: first theater that managed to be institutionalized
because they were produced by the lowest thanks to its support by the Alawite sultans.
classes of Morocco society, and also because As for Halqa, a circular form of theater conside-
they were most appreciated by those illiterate red as the “cradle of Moroccan theater”, in spite
Moroccans who liked those entertainments of the various attempts at suppriming it, it has
offered in a language they could grasp and that managed to remain until today a very lively form
staged a world both fictional and realistic that of art whose much talented actors continue to
was familiar to them and corresponded to their enliven public squares, in spite of its marginaliza-
daily experience. tion and the various attempts to forbid it.
Halqa et Lbsat are two examples that illustrate
the wealth and the originality of the popular Keywords : morocco, Folk art, theater, Performance,
theater of Morocco. drama, Storyteller.
Le théâtre populaire marocain,
une tradition séculaire
Exemples de la halqa et de lbsat

Écoutons le vieux conteur notre maître à tous


Il n’a comme unique accessoire, qu’une canne…
De toi, nous avons appris l’essentiel de notre métier.
Avec seulement une canne que tu transformes au gré du récit.
La canne devient arbre qui verdoie, la canne se métamorphose en parapluie, ou encore
en cheval qui galope. Hop… voici l’épée qui blesse ou la plume qui consigne…
Tayeb Saddiki, Dînerde gala1

De quel théâtre populaire marocain parle-t-on ?


Avant d’entrer dans le vif du sujet, il est nécessaire de procéder à une rapide
mise au point terminologique afin de déterminer le sens précis que revêt
l’adjectif « populaire » dans le cadre de cet article. Quand on étudie l’histoire
du théâtre marocain, on se rend compte que, selon les périodes, les contextes
et les points de vue, l’adjectif « populaire » a différentes acceptions renvoyant
chacune à une forme particulière d’expression dramatique.
Ainsi, suivant l’ordre chronologique, la première acception de cette
expression correspond aux premières formes, dites traditionnelles du théâtre
marocain qui furent pratiquées depuis la nuit des temps par les populations
locales et qui évoluèrent au fur et à mesure des changements qu’a connus la
société marocaine tout le long de son histoire.
À partir des années 1950, « le théâtre populaire marocain » devient
synonyme d’une forme particulière de théâtre, élaborée promue et
instaurée par André Voisin. Ce dernier qui fut recruté par l’administration
coloniale française à laquelle les aspirations nationalistes et le militan-
tisme des membres des troupes de théâtre amateur commençaient à
poser de sérieux problèmes. André Voisin avait pour mission d’encadrer,
de contrôler et de diriger ces troupes en canalisant leur énergie et en les
orientant dans « la bonne direction ». Nonobstant cet aspect politique de
son action, l’homme réussit à initier une expérience originale en formant
les premiers professionnels du théâtre marocain et en créant la première
Des théâtres populaires : Afrique, Amérique, Asie, Europe

troupe théâtrale marocaine nationale2. Élève de Charles Dullin et disciple


d’Antonin Artaud, André Voisin, voulait, pour reprendre l’expression de
son collaborateur Charles Nugue, « provoquer l’émergence d’un théâtre
marocain, original, populaire et contemporain »3. Pour réaliser ce dessein,
il fallait, selon Voisin, « faire que la technique théâtrale importée de
l’Occident vienne féconder un folklore marocain qui paraissait être une
source »4. Pour atteindre cet objectif, Voisin mit en place et expérimenta
ce qui restera sa technique phare, « l’écriture directe » à partir de
« l’improvisation créatrice ».
La troisième acception correspond à un nouveau « théâtre populaire »,
qui émergea et proliféra dans les années 1980. C’était une forme théâtrale
proche de ce qui est communément appelé « théâtre de boulevard » et
qui s’adressait à un public populaire friand de pièces à caractère comique
ou farcesque, jouées essentiellement en dialecte marocain. Généralement,
à de très rares exceptions, ce genre de spectacle était d’une qualité plus
que médiocre, le but premier de ses promoteurs étant de plaire à un large
public analphabète, prêt à payer pour se divertir. Ce « théâtre populaire »
fut, pendant de longues années, la seule forme dramatique diffusée sur
les chaînes de télévision publiques marocaines. Il continue toujours à
rencontrer un grand succès auprès d’une large frange de la population.
Le théâtre populaire dont il sera question dans notre article renvoie à la
première acception, c’est-à-dire la pratique spectaculaire ancestrale que les
Marocains pratiquaient depuis le Moyen Âge et dont lbsat et la halqa, sont
quelques-unes des formes les plus représentatives.
Du rituel au théâtre
« À l’origine du théâtre, on s’accorde à placer une cérémonie religieuse,
réunissant un groupe humain célébrant un rite agraire ou de fécondité… »5
écrit Patrice Pavis. Aussi différentes soient-elles, toutes les sociétés humaines
ont eu leurs propres cérémonies cultuelles et leurs propres rituels pour
célébrer leurs divinités. Toute société humaine a, donc, forcément eu son ou
ses « débuts théâtraux ». En tout état de cause, les débuts cultuels de l’art
dramatique ne se résument pas aux seules fêtes dionysiaques qu’une certaine
conception européocentriste de l’art dramatique, longtemps véhiculée par
des théoriciens et des dramaturges occidentaux, considère comme l’unique
origine du théâtre. Aujourd’hui, nous savons que ce genre de célébrations
où l’homme recourt à différentes manières d’expression comme le mime,

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Le théâtre populaire marocain, une tradition séculaire.

la danse et le chant…, pour se rapprocher des forces surnaturelles, ont été


pratiquées par d’autres peuples, et bien avant que les Grecs ne le fassent.
D’après les recherches qui ont été faites sur l’histoire des différentes formes
théâtrales, il ressort que ces dernières ont toutes, dans un mouvement général,
suivi le même schéma évolutif en subissant plusieurs mutations : d’abord
la naissance sous forme de spectacle rituel ou de rituel spectaculaire (qu’il
soit religieux ou païen), ensuite une première mutation vers un spectacle
populaire se détachant de son contexte sacré, puis une deuxième mutation
vers un théâtre populaire inventant son propre langage représentatif, et enfin
une dernière mutation vers un théâtre moderne et urbain quand la société
humaine est entrée dans l’ère de la modernité.
Le théâtre marocain a connu la même évolution et les mêmes mutations
que les autres arts dramatiques. Ce furent d’abord les spectacles rituels païens,
les danses berbères, la manifestation de lbsat, ou le cortège de Boujloud…
Sous l’influence de la nouvelle religion musulmane, certaines de ces formes
vont être célébrées à l’occasion de fêtes religieuses, Achoura, Aïd-el-kébir, alors
que d’autres formes spectaculaires rituelles à caractère religieux et mystique
verront le jour au sein des centres religieux, les zaouia, dont les principaux
animateurs seront les initiés des confréries religieuses, Aïssawa, Jilala, Gnawa,
etc. Ces formes spectaculaires rituelles, païennes et religieuses, se détachèrent
petit à petit de leur rôle cultuel dû à leur nature religieuse ou sacrée pour
devenir des spectacles populaires à caractère récréatif.
Lbsat 6 ou le drame de l’injustice
Le mot bsat, qui est la racine de lbsat, est un mot polysémique qui signifie
en arabe classique « tapis » et en dialecte marocain « la salle de réception »
située au premier étage de la maison traditionnelle marocaine. Pour le
dramaturge Tayeb Al-Alj, le mot bsat renvoie au lieu scénique où se déroulent
les représentations de lbsat. Les ethnologues occidentaux qui se sont penchés
sur la question, avancent, eux, que le mot bsat renvoie à la petite maison
en bois et en papier bristol, ornée de verre et de chandelles, qui constitue
le décor principal de cette représentation théâtrale (voir page 167). Bsat
désigne aussi l’action de se divertir et de se distraire en racontant des plai-
santeries. Hassan Mniaï voit dans ce dernier sens l’origine de l’appellation de
cette forme théâtrale traditionnelle.
Nonobstant ces différentes acceptions liées à l’étymologie du mot,
en matière de « théâtre », lbsat, connu aussi sous le nom de Forjat lbsat

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Des théâtres populaires : Afrique, Amérique, Asie, Europe

Trois comédiens de lbsat, Wattier, « Le carnaval de Marrakech », Franc-Maroc, n° 7, 1919


(spectacle lbsat), est l’une des formes théâtrales populaires les plus anciennes.
D’après les chercheurs marocains, les premières représentations ont eu lieu
au XVIIIe siècle, au sein même du palais du sultan alaouite Mohamed ben
Abdellah (1757-1790).
À l’origine, lbsat fut une grande manifestation festive et populaire qui
comprenait plusieurs formes artistiques. Elle débutait par le défilé d’un
cortège carnavalesque7 qui regroupait comédiens, chanteurs, danseurs et
tous ceux qui allaient donner un spectacle. Abdellah Chekroun nous décrit
le déroulement de cette manifestation en ces termes :
Pendant le jour de « l’Achoura », les animateurs d’Al-bsat se dirigeaient vers « Dar
Al-Mahzen » où se déroulaient les principales représentations en présence du roi. Les
artistes qui formaient le cortège portaient des costumes bigarrés. L’acteur principal
mettait sur son visage un masque en dum ( feuille de palmier) pour pouvoir raconter
en présence du roi, sans aucune honte, toutes les histoires audacieuses et piquantes.
Parallèlement, le grand Bouhou avançait à la tête du cortège, revêtu d’une peau de
mouton en guise de déguisement et implorant Dieu avec un long chapelet dont les
émaux étaient remplacés par des figues sèches. Quant aux musiciens, ils évoluaient
autour du cortège en jouant de leurs instruments. Lorsque les délégations arrivaient au
palais, les rythmes fusaient de tous les côtés et les interprètes se mettaient dans la peau
de leurs personnages. Cela nous rappelle ce que la Grèce avait connu durant l’apogée

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Le théâtre populaire marocain, une tradition séculaire.

de sa civilisation lorsqu’Athènes célébrait le culte de Dionysos : dans une atmosphère


festive de kermesse où se mêlaient chants et danses, les acteurs parcouraient les rues
en toute liberté avant d’arriver au « Thymélé ». Ils s’interpellaient, se lançaient des
quolibets et se moquaient les uns des autres. Partant de là, lbsat est une variante de ces
formes grecques, ce qui nous amène à comparer Bouhou au coryphée en tant que chef
des comédiens. Quant aux chants et aux mouvements des acteurs de lbsat, ce ne sont
qu’une image parfaite du dithyrambe car, comme chez les Grecs, Bouhou, l’acteur
principal de cette forme spectaculaire, intervient pour jouer une scène, au moment où
s’arrête le chant…8
Quand le cortège arrive au lieu de la représentation, qui peut être une
place publique, une résidence d’un notable ou le palais du roi, chaque
troupe donne son propre spectacle. Ali Raii9 énumère les spectacles qui
composaient la grande manifestation de lbsat comme suit :
– Les danses régionales ;
– Les chants et les danses des confréries religieuses ;
– Des mélodies et des chants exécutés par les chikhats (chanteuses) juives ;
– Les pièces comiques et satiriques prenant à partie les notables et les
gouverneurs ;
– Théâtre des sofahas (des irrespectueux) ;
– Théâtre des artisans et des commerçants ;
– Théâtres des femmes.
Parmi les manifestations artistiques précitées, certaines existaient bien
avant lbsat, et sont venues s’y greffer comme les danses régionales d’ahwach
et d’ahidous ou les chants et danses des confréries religieuses. D’autres, en
revanche, ont vu le jour et se sont développées au sein même de lbsat, à
l’instar du théâtre des artisans et des commerçants qui s’en détachera et se
constituera en une forme théâtrale originale qui sera connue sous le nom de
Sid Al-Ketfi. Toutefois, si nous savons aujourd’hui comment quelques-unes
de ces manifestations ont évolué vers des formes théâtrales ayant leur propre
identité, nous ne possédons malheureusement aucun élément concernant les
autres manifestations comme le « théâtre des femmes » par exemple et nous
ignorons, en l’absence de documents et de recherches dans ce domaine, dans
quel sens elles ont évolué ni ce qu’elles sont devenues par la suite.
Une seule de ces manifestations évoluera vers une forme théâtrale originale
en gardant l’appellation lbsat. Celle qui englobe toutes « les pièces comiques
et satiriques » dans lesquelles les comédiens n’hésitent pas à s’en prendre aux
représentants du pouvoir makhzenien et à de hautes personnalités dont les
actes et les agissements sont dénoncés par la population.

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Des théâtres populaires : Afrique, Amérique, Asie, Europe

À partir du XVIIIe siècle lbsat devient un théâtre satirique et édifiant qui


sera souvent utilisé par la population marocaine pour présenter ses doléances
au roi ou pour dénoncer une injustice ; quelquefois, les comédiens peuvent
même formuler des critiques à l’égard du roi : « Si l’un des acteurs porte un
masque qui représente un Juif, et qu’il désire formuler des critiques satiriques
contre le roi, il doit cacher son masque avec une assiette en argile ou en raffia
(sic). »10
D’aucuns expliquent cette audace de la part des comédiens de lbsat, rare-
ment vue dans des sociétés musulmanes où le souverain est considéré comme
un représentant de Dieu sur terre, par le fait que le lbsat fut d’abord une
pratique des populations berbères qui, avant l’arrivée de l’islam, ne connais-
saient pas ce mode de gouvernement où la seule volonté d’un individu, en
l’occurrence le sultan, fait loi. « Cette soif de questions, écrit Mohamed
Chafik, n’est pas uniquement le fruit de ce quotidien si douloureux pour
un peuple qui ne comprend ni la langue, ni le langage du commandeur des
croyants. Elle provient également des bouleversements provoqués par l’Islam
au sein des structures sociales berbères à tendance démocratique. »11
Lbsat fut l’une des rares pratiques théâtrales qui a connu une certaine
institutionnalisation car, voyant l’intérêt que pouvait représenter ce genre
de représentation, les souverains marocains n’ont pas hésité à devenir les
premiers mécènes des mobsitoun (les comédiens qui jouent des pièces de
lbsat). Les historiens rapportent que le sultan Abdel Aziz (1895-1904) orga-
nisait souvent à l’occasion de quelques fêtes religieuses une sorte de concours
où des troupes venues des quatre coins du royaume donnaient des représen-
tations de lbsat dans la grande cour de son palais. Cette époque fut même
l’âge d’or du théâtre lbsat. Ce grand intérêt manifesté par les souverains maro-
cains à l’égard de lbsat s’explique par le fait que : « lbsat constituait pour le roi
une sorte de thermomètre de la situation économique, politique, sociale et
culturelle de la société qu’il gouvernait. Ce théâtre abordait l’injustice dont la
population était victime. »12 Mais il n’y a pas que cet aspect qui intéressait les
souverains marocains car ces derniers appréciaient aussi le spectacle humo-
ristique et divertissant qu’offrait ce genre de théâtre car, malgré son carac-
tère militant, il reste d’abord un genre comique et très ludique. Hassan Mniaï
affirme que les rois du Maroc, après avoir ouvert les portes du palais à Forjat
lbsat, se sont souvent adonnés au plaisir de participer au jeu.
En revanche, si tous les chercheurs sont unanimes pour dire que la nais-
sance de ce genre théâtral remonte au XVIIIe siècle, ils ne sont pas d’accord

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Le théâtre populaire marocain, une tradition séculaire.

sur le lieu de sa naissance et l’origine sociale des membres qui constituaient


les troupes de comédiens. Concernant le premier point, d’aucuns, comme
Hassan Mniaï, prétendent que c’est la ville de Fès qui est le berceau de ce
genre de théâtre puisqu’elle a toujours été la capitale et le centre de cette
pratique scénique et a abrité les meilleures troupes au point que le lbsat est
devenu l’une des traditions les plus enracinées dans la vie des fassis. D’autres,
dont Abdellah Chekroun, avancent que c’est la ville de Marrakech qui a
vu naître lbsat puisque cette forme théâtrale exigeait un décor spécial très
compliqué qui ne pouvait être réalisé que par les habitants de Marrakech qui
ont toujours été les meilleurs artisans du Maroc. Objectivement, rien ne nous
permet de dire si c’est la ville de Fès ou celle de Marrakech, toutes deux villes
impériales, qui est le berceau du théâtre lbsat. Quant à l’origine sociale des
mobasetoun, elle pose plus de problèmes car nous nous trouvons devant deux
positions totalement différentes : l’une est tenue par un certain nombre d’eth-
nologues occidentaux qui rapportent que ce sont les soldats et les esclaves du
sultan qui ont les premiers organisé ce genre de manifestation, alors que les
chercheurs marocains affirment que ce sont plutôt les artisans qui ont été les
principaux animateurs de ce théâtre populaire.
D’après les recherches que nous avons faites, nous pouvons dire que les
trois catégories : soldats, esclaves et artisans, participaient aux manifestations
de lbsat. Les esclaves et les soldats, à qui le sultan en confiait l’organisation,
participaient activement à la préparation et veillaient souvent à leur bon
déroulement. Quant aux artisans, ils y prenaient part en créant les décors et
les accessoires indispensables à ce genre de représentation, surtout la « petite
maison en papier ». Mais il est vrai qu’avec le temps, quand lbsat a été reconnu
en tant que forme théâtrale à part entière, ce sont les artisans qui sont devenus
les principaux promoteurs de ce genre de représentation.
Les acteurs ou comédiens étaient connus sous le nom de Bouhou dans
le Nord et de Msiyah dans le Sud. Tayeb Al-alj comparait ce personnage,
sorte de bouffon aux mimiques et jeu exagérés jusqu’à la caricature, au
clown dans la tradition occidentale13.
À l’instar de la commedia dell’arte avec laquelle il a plus d’un point en
commun, lbsat se base sur des types de personnage, que nous retrouvons
dans toutes les pièces, incarnant chacun une valeur morale bien précise. Ainsi
nous trouvons le personnage du Chat qui incarne la force, le courage et l’esprit
d’aventure ; celui du Yahou, le Juif, symbole de l’hypocrisie, de la malice et de la
peur ainsi que de l’extrême intelligence ; celui de Hdidan, symbole de la vertu

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Des théâtres populaires : Afrique, Amérique, Asie, Europe

et de l’altruisme, représentant toutes les valeurs positives qui font de lui l’un
des personnages les plus aimés par les spectateurs marocains. Cette popularité
provient aussi du fait qu’il est le personnage central chargé de transmettre le
message (dénonciation d’une injustice, réclamations etc.) au roi ; l’ogre, anti-
thèse de Hdidan, est le mal incarné et la méchanceté personnifiée. Il sert aussi
à désigner implicitement quelques personnalités véreuses ou tyranniques.
Hasan Mniaï considère les personnages de lbsat comme universels
puisqu’ils jouent le drame de l’existence humaine et ajoute que, malgré le
caractère divertissant et ludique de ce théâtre, il reste profondément « drama-
tique et sérieux ».
Les pièces de lbsat se présentent sous forme de farces courtes et amusantes
connues sous le nom de waqia14 que nous pouvons traduire par « événe-
ment », dont le but premier est la distraction et l’édification.
Comme les comédiens de lbsat dénoncent souvent dans leurs pièces les
faits et gestes de personnalités connues et assez influentes, ils recourent à
un langage symbolique plein de métaphores, de jeux de langue et de mots à
double sens. Quant au vocabulaire utilisé, il est très populaire, voire vulgaire,
mais il plaît au peuple et amuse les rois. Néanmoins, les comédiens de lbsat
ne faisaient pas que dénoncer les injustices et critiquer les notables du pays,
ils savaient aussi rendre hommage à des personnalités dont ils appréciaient
les qualités morales pour inciter les gens à suivre leur exemple. Leurs pièces
étaient appréciées par les souverains alaouites car leur critique à portée
sociale, savait aussi être constructive et modérée.
L’originalité de lbsat tient également aux décors qui se composaient d’édi-
cules en carton découpé, montés sur de légers châssis de bois et éclairés à
l’intérieur : « un chef-d’œuvre de complication et d’ingéniosité laissant loin
derrière eux nos pacotilles vénitiennes »15 en dira Wattier. Adam Halima
note que : « Ce décor de «petite maison» en bois qui forme un fond au
spectacle du Al-b’sat est très proche de celui utilisé dans les spectacles du
Moyen Âge notamment les "mansions". »16
Nous pouvons citer aussi un extrait d’un document très intéressant, « Le
bilan du service des arts indigènes » dressé par son directeur Prosper Ricard,
où est décrit, sans le nommer expressément, lbsat en tant que « théâtre popu-
laire ». L’intérêt de ce texte provient du fait que c’est l’une des rares fois où
nous trouvons un rapport fondé sur une étude de terrain dans lequel l’au-
teur décrit des manifestations spectaculaires qui lui sont contemporaines et
auxquelles il a assisté :

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Le théâtre populaire marocain, une tradition séculaire.

Les recherches auxquelles ont donné lieu le chant, la musique et la danse ont encore
fait découvrir l’existence d’un vrai théâtre populaire dont les thèmes, développés dans
une langue savoureuse et pittoresque, fourmillent de traits d’esprit et témoignent d’une
fine observation d’un sens critique aigu […] pour la grande joie de tous, la critique
se donne libre cours, et cette critique ne s’applique pas uniquement à des types musul-
mans. Vivement frappés par certains types étrangers, les acteurs se plaisent à les imiter.
On peut assister soit à un spectacle burlesque, où figure un certain nombre de person-
nages populaires, fellahs paresseux, tricheurs, propriétaires irascibles, juges facétieux,
ou bien à des scènes de créations récentes, qui mettent en scène le chanteur espagnol ou
français, la femme européenne et son chien, les agents du fisc. Ces saynètes se déroulent
au bruit assourdissant de tambourins et de hautbois, mêlé d’éclats de rire d’une foule
amusée, à la lueur fantastique des torches et des flambeaux, et en présence d’architec-
tures à ossature de bois, recouvertes de parois à jour et éclairées de l’intérieur : ouvrage
ingénieux, compliqué et fragile.
Quelques titres du répertoire de ce théâtre populaire nous suggèrent la matière qu’il ren-
ferme, sans toutefois nous donner une idée du sens de l’observation, tantôt bon enfant,
tantôt caustique, parfois volontairement grotesque, dont les acteurs font preuve. […]
Le jeu des acteurs est si expressif qu’il suffit souvent à la compréhension, bien que le
langage joue un très grand rôle. C’est pourquoi les étrangers s’intéressent autant au
spectacle que les Marocains, attentifs au moindre geste, à chaque mot, applaudissant
et riant aux éclats.17
Lbsat disparaît à partir des années 1930, quand il tombe dans un excès de
vulgarité qui amènera une délégation composée de notables fassis à s’adresser
au roi Mohamed V pour lui demander d’interdire ce genre de théâtre.
Mohamed Chafik, quant à lui, affirme que ce sont les autorités coloniales qui
ont interdit lbsat pour couper tout contact entre le peuple et son roi.
Malheureusement, nous ne disposons aujourd’hui d’aucune pièce écrite
appartenant au répertoire de lbsat. Il y a plusieurs explications à cela : selon
Tayeb Al-Alj, lbsat était animé par des comédiens qui étaient la plupart du
temps analphabètes et en l’occurrence ne pouvaient pas transcrire leur texte.
Quant à l’élite intellectuelle que formaient les lettrés-théologiens, elle voyait
dans ce genre de manifestation une débauche et une pratique qui ne méri-
taient aucune attention particulière. D’autres chercheurs expliquent cette
inexistence de textes théâtraux écrits de lbsat par l’improvisation qui caracté-
risait ce théâtre. Car les comédiens, à l’image des comédiens de la commedia
dell’arte ou de ceux du happening, ne se basaient que sur une sorte de canevas
qui fournissait le thème général de la pièce pour donner libre cours à leur
imagination et à leur grande capacité d’improvisation.

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Des théâtres populaires : Afrique, Amérique, Asie, Europe

Depuis quelques années, le dramaturge marocain Tayeb Saddiki a redonné


vie à cette forme théâtrale, qu’il considère comme « un début possible du
théâtre marocain », en créant et mettant en scène des pièces inspirées de la
tradition de lbsat. Des pièces qu’il présente d’ailleurs comme « bsat divertis-
sant ». Voici au demeurant ce que ce dramaturge marocain déclare lui-même :
« Lbsat représente la forme la plus évoluée d’un théâtre possible tradi-
tionnel […] c’est un théâtre populaire qu’on a un peu perdu et qui était
vivant jusqu’aux années 1930 […] nous essayons non pas de le faire revivre
tel qu’il était, parce que c’était un théâtre très simple et très populaire, avec ses
forces et ses faiblesses […] il n’y a aucune raison pour qu’on gomme de notre
mémoire un théâtre qui a existé et qu’on fait revivre. Nous donnons auto-
matiquement au théâtre marocain trois siècles d’activité… c’est-à-dire que le
théâtre marocain ne date pas uniquement de quarante ans, comme beaucoup
le prétendent, mais il y a bel et bien trois siècles. »18
Enfin, nous dirons que lbsat est l’une des formes théâtrales marocaines
traditionnelles les plus populaires que certains chercheurs, en fonction de son
caractère satirique et dénonciateur, ont qualifiée de « drame de l’injustice »19.
La halqa ou le théâtre de rue20
« La halqa est le berceau du théâtre marocain »21 écrit Hassan Mniaï.
Si cette déclaration de la part du pionnier de la critique théâtrale marocaine
sert à démontrer quelque chose, c’est que cette forme de théâtre populaire
occupe une place de choix dans toutes les études et les recherches qui ont eu
pour objet le théâtre marocain. La halqa constitue même un sujet de polé-
mique qui a fait couler et fait encore couler beaucoup d’encre. Car certains
en font une forme théâtrale typiquement marocaine ; d’autres la considèrent
comme une simple forme de spectacle ou « une forme avortée » de théâtre
pour reprendre l’expression de Mohamed Aziza22. Il y a enfin ceux qui voient
dans cette forme de représentation un « début possible » du théâtre maro-
cain. Bref, les avis sont différents et contradictoires.
Selon leur contenu, leur rôle et leur but, Hassan Bahraoui23 classe les
halqa, en plusieurs catégories :
- La halqa dont l’animateur tente de faire renaître les traditions et coutumes
bucoliques en relation avec le milieu rural ;
- La halqa dont l’animateur est spécialisé dans la narration des histoires
populaires se référant au vécu des Marocains, des légendes arabes et des
contes anciens ;

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Le théâtre populaire marocain, une tradition séculaire.

Conteur évoluant dans une halqa

Ouled hmada Moussa, une halqa d’acrobates

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Des théâtres populaires : Afrique, Amérique, Asie, Europe

- La halqa lyrique dans laquelle l’animateur, qui est un musicien, donne des
spectacles musicaux à base de chants et de danses puisés dans le répertoire
marocain (Taktouka, Ayta…) ;
- La halqa totale dont l’animateur, sorte de comédien acrobate doublé
d’un musicien danseur, est un artiste complet capable de tenir son public en
haleine en recourant à presque toutes les formes artistiques possibles.
D’après cette énumération, nous remarquons bien qu’il existe plusieurs
formes de halqa qui, hormis le fait qu’elles se déroulent toutes dans une
enceinte circulaire, diffèrent énormément les unes des autres.
Le dramaturge marocain Tayeb Saddiki, quant à lui, prend comme point de
départ l’animateur pour répertorier les différentes formes de la halqa. Il n’hé-
site pas alors à citer, en plus du conteur poète (animateur de la halqa lyrique),
le conteur comique (animateur de la halqa rurale ou totale), les conteurs
mystiques et les conteurs mejdoubines. Ainsi les conteurs mejdoubines « sont
en général des conteurs charlatans. Ils se fabriquent, en parfaits comédiens, la
tête de l’emploi : chevelure longue, et derbala (robe bigarrée)… Ils évoquent
les saints et prétendent connaître l’avenir ; leurs histoires sont toujours
courtes et moralisantes – le bien triomphe toujours du mal –. Ils évoquent
leur longue expérience de la vie en parfaits mythomanes, parlent de pays
lointain qu’ils auraient visités »24. Quant aux conteurs mystiques, « ce sont
les «Meddahs» qui relatent la vie exemplaire des Prophètes : Sidna Moussa
«Kalimou Alk-Lah» (Moïse) ; Sidna Aissa et Maryam El Aadra ( Jésus et la
Vierge Marie) ; la sagesse de Loqman et le Déluge (Noé) ; et surtout les faits
et les gestes du sceau des Prophètes : Sidna Mohammed »25.
Pour que ce tour d’horizon soit complet, citons Tayeb Saddiki où il est ques-
tion, en plus de quelques formes citées plus haut, d’autres genres de halqa :
« Plusieurs halqas se forment pendant la seconde moitié de l’après-midi.
Voici la halqa du conteur aveugle qui se juxtapose à celle des danseurs et
musiciens berbères. Plus loin : les Oulad Sidi Hmad ou Moussa, acrobates du
Souss, se livrent à des figures dignes des plus grands cirques. Les Gnaouas,
musiciens nègres, ne sont pas loin. Ici l’art de la « causerie », du mime, de
la bouffonnerie […]. D’autres halqas, plus modestes, abritent des géoman-
ciens, des prestidigitateurs, des herboristes, des musiciens solistes, luthistes
notamment… »26
Pour résumer, nous dirons qu’il existe trois genres de halqa : des halqas qui
ne recèlent aucun élément dramatique ou spectaculaire, des halqas qui sont
plutôt des manifestations spectaculaires, à caractère rituel et ludique et enfin

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Le théâtre populaire marocain, une tradition séculaire.

des halqas que nous qualifierons de théâtre populaire et qui constitueront


l’objet de notre étude.
Hassan Mniaï définit la halqa comme :
Un théâtre populaire dont les représentations sont assurées par quelques personnes
spécialisées dans l’art de conter, de mimer, d’exécuter des jeux acrobatiques (de clown).
L’acteur qui peut être meddah ou bakchich ou un personnage amusant, présente ses
créations dans les souks, dans les places des grandes villes […] le répertoire tradi-
tionnel basé sur les histoires et les mythes, attire les passants qui forment un cercle
autour des acteurs, des acrobates et des musiciens, ou autour des conteurs dont Henri
Duquaire disait dans son anthologie « qu’ils ont une fantaisie échevelée, qu’ils laissent
libre cours à leur imagination, inventent sur l’heure des faits, se jettent dans les imbro-
glios qu’ils dénouent avec facilité, ils font faire n’importe quoi à leurs héros, c’est-à-dire
de l’inattendu ». Le public participe souvent à l’événement représenté quand l’anima-
teur de la halqa désigne une personne du public pour lui donner un accessoire qui fait
partie de la pièce, ou pour qu’elle devienne d’une façon définitive un médiateur ou un
instrument dans la scène jouée.27
Le terme halqa fut souvent associé au conteur, comme s’il était l’unique
animateur de ce genre théâtral, alors que beaucoup de témoignages attestent
qu’une représentation de halqa peut être donnée par plusieurs acteurs ou
même parfois par toute une troupe de comédiens :
« La troupe est formée d’habitude de quatre à sept personnes parmi
lesquels aucun élément féminin. Ce sont les hommes qui jouent les rôles
des femmes. Ils se déguisent en mettant du maquillage marocain. Ce sont
ces mêmes acteurs qui font du bruit et jouent de la musique pour annoncer
leur présence, certains ont pu imiter des types comiques locaux… »28 précise
Hassan Mniaï.
Certains chercheurs considèrent que la halqa constitue l’origine des
« sketchs marocains ». Car il existe des halqas qui sont animées par des duos
comiques dont le grand succès va permettre à certains d’entre eux d’atteindre
les plateaux de la télévision marocaine.
Les halqas que nous qualifions de formes théâtrales populaires ou tradi-
tionnelles sont celles où un comédien ou des comédiens tiennent en haleine
le public en usant de toutes les techniques et utilisant toutes les expressions
artistiques possibles. C’est pourquoi il est quasi indispensable que le comé-
dien qui anime à lui seul une halqa soit un artiste complet : un bon conteur,
un musicien, un danseur, un chanteur, un acrobate et parfois un magicien ;
il faut surtout qu’il ait le sens de la repartie et l’art de tenir son public tout le
temps en haleine.

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Des théâtres populaires : Afrique, Amérique, Asie, Europe

Les comédiens des halqas doivent surmonter l’inconvénient que peut


représenter la forme circulaire de l’espace scénique, car à un moment ou à
un autre, les acteurs se trouvent contraints de tourner le dos à une partie du
public. Étant conscients de cette contrainte, les acteurs de la halqa inventent
des mises en scène qui ne laissent rien au hasard et font en sorte que, grâce
à une mobilité et une vivacité incroyables, le public ne rate aucun de leurs
faits et gestes, quitte à répéter ou à refaire plusieurs fois, en faisant le tour de
l’assistance, une phrase ou une posture. Ces acteurs virtuoses et talentueux
tournent même à leur avantage l’architecture originale de leur lieu scénique
en en faisant un espace dynamique où on peut donner libre court à toute
sorte d’inventions artistiques sans être limité par une scène à l’italienne où le
mouvement est bien circonscrit.
Les comédiens de la halqa font souvent participer le public qui assiste à
leurs spectacles. Pour cela ils possèdent différentes techniques comme par
exemple celle de solliciter une personne de l’assistance pour tenir un acces-
soire ou pour jouer un petit rôle dans une scène, ou le fait de demander à l’as-
sistance de bénir le nom du prophète ou celui d’un saint connu dans la région
où ils donnent leur spectacle. Il faut dire que le public joue un rôle essentiel
dans le déroulement et l’élaboration même de la halqa, car, à la fin, la récom-
pense de l’animateur ou des comédiens dépendra du degré de plaisir qu’ils
auront procuré à leur public. Si ce dernier est satisfait, il est généreux, et s’il ne
l’est pas, il ne donne rien ou même part avant la fin du spectacle puisque rien
ne l’empêche de le faire. Toutefois les hlayqiya29 ont quelques astuces pour ne
pas laisser partir les spectateurs sans qu’ils aient payé leur « ticket ». Parmi
ces astuces, la plus utilisée est celle qui consiste à interrompre la représenta-
tion juste avant l’un de ses moments les plus importants et les plus attendus,
pour demander au public de se montrer généreux et donner quelques pièces
d’argent.
Malheureusement, cette forme de théâtre populaire n’a pas échappé à la
vindicte de l’élite intellectuelle marocaine, qui était avant la fin du XIXe siècle
formée essentiellement de théologiens et de docteurs de la foi ; cette élite n’a
laissé passer aucune occasion pour condamner la halqa. Pour illustrer cette
position hostile, nous pouvons donner l’exemple du texte d’un faqih maro-
cain qui décrit la halqa en des termes sans équivoque : « La ville de Marrakech
est devenue célèbre grâce à ce qu’ils y ont inventé à l’occasion d’Achoura.
Des choses qu’ils ont appelées spectacles (afrija) où les hommes imitent
les femmes et où les hommes imitent les juifs et les chrétiens, où ils imitent

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Le théâtre populaire marocain, une tradition séculaire.

[…] où ils utilisent des photos, jouent d’instruments de divertissement :


flûtes et autres… »30 Bref, selon ce faqih, cette « chose inventée » qu’est la
halqa comprend tout ce qu’un bon Marocain musulman doit condamner s’il
ne veut pas porter atteinte aux principes déontologiques de l’islam et de la
société traditionnelle marocaine.
Ces attaques et ce genre de propos visant l’interdiction, ou du moins l’arrêt
de la propagation d’une forme théâtrale populaire, vont avoir raison de la
halqa qui a disparu un temps pour ne réapparaître que vers la fin des années
1950.
Pour notre part, nous dirons donc que la halqa, celle qui est animée par de
vrais comédiens, est un théâtre populaire et traditionnel total qui fait appel à
toutes les techniques de la représentation,
imitation, jeu, mime, acrobatie, expres-
sion corporelle, chant. Elle est aussi un
spectacle dans lequel on trouve quelques
éléments scénographiques qui furent
utilisés par des hommes de théâtre avant-
gardistes, révolutionneront le théâtre
occidental et participeront à sa moderni-
sation. Parmi ces éléments, nous pensons
à la fameuse distanciation brechtienne
que le hlayqi utilisait naturellement
puisqu’il ignorait le quatrième mur, ou
le happening qui met en avant l’instant
présent et la valeur immédiate et aléa-
toire de l’événement théâtral que le hlayqi
Abderahim El Maqori, un des derniers vrais
reproduisait tous les jours en élaborant animateurs de halqa. Extrait du film docu-
son spectacle avec le public. Et enfin, nous mentaire Al-Halqa, dans le cercle du conteur
pensons au lieu de représentation qu’est (2010), du réalisateur allemand
Thomas Ladenburger
la scène ouverte dont l’utilisation dans la
dramaturgie moderne révolutionnera la conception classique de la scène
théâtrale, cette scène, le hlayqi l’a pratiquée et domptée malgré ses limites.
Comme on le voit, la halqa se rapproche essentiellement de ce que, dans un
autre espace culturel, on appellerait « théâtre avant-gardiste ».
Il existe, en plus du théâtre de la halqa et de lbsat, d’autres formes théâtrales
traditionnelles dont les plus importantes sont : Sid Al-Ketfi, un théâtre issu
de lbsat, né au moment où s’élaborèrent les métiers artisanaux au Maroc, qui

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Des théâtres populaires : Afrique, Amérique, Asie, Europe

fut, bien sûr, pratiqué par les artisans et Soltan Tolba, sorte de carnaval, une
autre forme que certains qualifient de « premier théâtre marocain à texte »,
puisqu’elle était animée essentiellement par les étudiants de l’université
Quarawiyin.
Malheureusement, tous ces théâtres ont disparu, à l’exception de la halqa.
Nous croyons que, dans son évolution naturelle, avec la forme populaire
traditionnelle, le théâtre marocain atteint sa dernière mutation, car à partir du
début du XXe siècle, le Maroc entrera dans une autre phase de son histoire,
celle du colonialisme européen pendant laquelle la population locale décou-
vrira le théâtre moderne dans sa forme occidentale.
À partir des années 1970, les dramaturges marocains, conscients de l’ori-
ginalité de cette forme théâtrale et désireux de créer un théâtre marocain
authentique, autre que celui introduit par le colonialiste, vont se réapproprier
la halqa en mettant en scène des pièces où les techniques, les personnages, les
histoires, et le mode de représentation sont reproduits et réactualisés pour
le plus grand bonheur des spectateurs marocains. Le personnage du conteur
populaire ou de l’animateur de la halqa devient même l’un des personnages
théâtraux les plus présents dans le théâtre marocain moderne.

***

En guise de conclusion, nous dirons que le Maroc a connu ses propres


formes théâtrales populaires, fruit d’une vieille tradition rituelle et spectacu-
laire perpétuée par les populations locales, qu’elles soient berbères, juives ou
arabes. Ces formes théâtrales sont doublement populaires d’une part parce
qu’elles furent pratiquées par les couches prolétariennes les plus défavorisées
de la société marocaine et d’autre part parce qu’elles furent très répandues
auprès d’une grande frange des Marocains, majoritairement analphabètes.
Ces derniers appréciaient ces divertissements puisqu’ils étaient proposés
dans un dialecte qu’ils comprenaient et qu’ils exploraient et mettaient en
scène à la fois un monde fictionnel et un monde réel qui leur étaient proches,
correspondant à leur imaginaire et à leur vécu. C’est pour cette raison
qu’avant les années 1920, on ne trouve aucune trace du théâtre marocain
dans la littérature écrite puisque l’élite autocratique et conservatrice n’appré-
ciait guère ce genre de divertissement qu’elle considérait comme vulgaire et
dépravant. Combien de fois, cette même élite a-t-elle présenté des requêtes et
des doléances au sultan pour que ce théâtre soit interdit ! Mais les acteurs de

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Le théâtre populaire marocain, une tradition séculaire.

cette scène traditionnelle ont continué à pratiquer leur art, même s’ils furent
contraints de le pratiquer en marge des enceintes des médinas, villes arabes
traditionnelles, devant les différentes portes d’entrée, et ont ainsi perpétué
leur savoir faire et leur métier de conteur et d’acteur.
Aujourd’hui, la situation est un peu paradoxale car même si, depuis les
années 1960, pour des raisons idéologiques et identitaires, ces formes ont été
réhabilitées et ont par conséquent retrouvé une place de choix dans le paysage
culturel marocain en tant que patrimoine artistique original et authentique31,
notamment par le biais des multiples initiatives lancées par les autorités
marocaines32 et même par certaines chaînes de télévision33 pour réconcilier
les Marocains avec l’art de la halqa, cette manifestation tend à disparaître en
tant que forme théâtrale pour n’exister qu’en tant que manifestation folklo-
rique vidée de sa substance dramaturgique originelle, tout juste destinée à
attirer les touristes.
Dans son film Al-Halqa, dans le cercle du conteur (2010), le réalisateur alle-
mand Thomas Ladenburger a suivi pendant quatre ans Abderahim El Maqori,
un des derniers vrais animateurs de halqa. Ce dernier affirme qu’il a déserté
la place Jama al Fna à cause des bruits générés par les musiciens et acrobates,
artistes occasionnels parasites qu’affectionnent les touristes occidentaux et à
cause de la démultiplication des restaurants qui envahissent de plus en plus
l’espace dédié aux artistes. Le conteur affirme ne plus avoir d’espace pour
exercer son art de conteur. Le nombre des conteurs diminue comme peau
de chagrin comme l’indiquent les statistiques : de 18 conteurs en 1970 on est
passé à 7 conteurs 2010. Preuve que cette forme théâtrale est malheureuse-
ment en train de vivre ses dernières heures.

Notes :

1. Tayeb Saddiki, Dîner de Gala, Éditions Eddif, Casablanca, 1990.


2. La troupe du théâtre marocain dirigée par André Voisin, participa au festival des
nations à Paris avec deux pièces, Les fourberies de Joha (adaptation des Fourberies
de Scapin) et Achattaba (Les Balayeurs), création originale, qui eurent un certain
succès auprès du public parisien et des critiques français. Voir notre article, « Le
théâtre marocain de la traduction à l’écriture », in L’Entredire francophone, Pessac,
Presses universitaires de Bordeaux, 2004 ou « Théâtre, monde associatif et franco-
phonie au Maroc », in Les Associations dans la francophonie, Maison des Sciences de
l’Homme Aquitaine, Pessac, 2006.
3. André Voisin, « Expériences de théâtre populaire au Maroc » in Denis Bablet et
Jean Jacquot, Le lieu théâtral dans la société moderne, Éditions CNRS, 1988.

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Des théâtres populaires : Afrique, Amérique, Asie, Europe

4. André Voisin in « Entretien avec Jean Duvignaud », Souad Rezok, Le Théâtre


au Maroc dans les années cinquante. L’expérience d’André Voisin, Thèse de 3e cycle,
Paris 3, 1994.
5. Patrice Pavis, Le Théâtre au croisement des cultures, Coti, Paris, 1990, p. 15.
6. Le mot lbsat peut être écrit de différentes manières bsat, al-bsat. La racine est
« bsat » à laquelle nous pouvons ajouter l’article défini « al », en arabe classique
(al-bsat). Cet article défini « al » devient « l » en arabe dialectal puisqu’on ne le
prononce pas entièrement (lbsat). Nous avons opté pour la dernière graphie pour
rester fidèle à la prononciation marocaine du mot.
7. Dans son article « Noms et cérémonies des feux de joie chez les Berbères du haut
et de l’anti-Atlas », Hespéris, t. 1, 1921, Émile Laoust parle de « carnaval berbère ».
8. Abdellah Chekroun, À la recherche du théâtre au Maroc, Rabat, Imprimerie Najah,
1997, p. 38.
9. Ali Raii, Al-msrah fi al alm al arabi , (le théâtre dans le monde arabe), Alam al marifa,
1980. (Notre traduction).
10. Hassan Mniaï, Abhat fil masrah al-maghribi, (Recherches sur le théâtre marocain),
Manchourat al-Zaman, Rabat, 2000. (Notre traduction).
11. Mohamed Chafik, Recherches sur l’identité du théâtre marocain, Thèse d’État,
Lettres, Paris 8. p. 113.
12. Ibid., p. 113.
13. Ahmed Tayeb Al-Alj, « Al Bsat masrah al maghariba al kodama », (Lbsat, théâtre
des anciens Marocains), revue sawt achab, n° 2, février 1960. (Notre traduction).
14. Hassan Mniaï souligne la ressemblance graphique et sémantique entre le terme
waqia, qui signifie événement, et le mot happening qui renvoie à un genre théâtral
américain ayant beaucoup de points en communs avec le théâtre lbsat.
15. Wattier, « Le Carnaval de Marrakech », Revue France-Maroc, n° 7, juillet 1919.
16. Halima Adam, Le Théâtre marocain et Tayeb Saddiki, Thèse de troisième cycle,
Bordeaux, Université Michel de Montaigne Bordeaux-3, 1998.
17. Prosper Ricard, « Les Arts marocains et leur rénovation » extrait de la Revue
d’Afrique, n° 6 et 7, 1930.
18. Tayeb Saddiki, entretien daté de 1998, cité dans Abderrahmane Dib, L’Activité
théâtrale au Maroc au XXe siècle, op. cit.
19. Mohamed Chafik, Recherches sur l’identité du théâtre marocain, op. cit.
20. Nous empruntons cette expression à Tayeb Saddiki.
21. Hassan Mniaï, Al-Masrah maratan okhra, (Le théâtre encore une fois), série Chiraa,
n° 49, Tanger, 1999. (Notre traduction).
22. Mohamed,Aziza Le Théâtre et l’islam, Alger, SNED, 1970.
23. Hassan Behraoui, Al-Masrah Al-Maghribi, Baht fil Usul Al-sousyou thaqafia, (Le
Théâtre marocain recherche dans les origines socio-culturelles), Institut culturel arabe,
Casablanca, 1994.
24. Tayeb Saddiki, Les Sept grains de beauté, Éditions Eddif, Casablanca, p. 11.
25. Ibid., p. 10.
26. Tayeb Saddiki, « Djamaâ El Fna », Maroc-Tourisme, décembre 1986.
27. Hassan Mniaï, Abhat fil masrah al-maghribi, (Recherches sur le théâtre marocain), op.
cit., p. 20. (Notre traduction).

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Le théâtre populaire marocain, une tradition séculaire.

28. Hassan Behraoui, Al-Masrah al-maghribi, baht fil Usul al-susyu taqafia, (Le théâtre
marocain recherche dans les origines socio-culturelles), op. cit., p. 28. (Notre traduc-
tion).
29. Ce terme dérivé du mot halqa (cercle en arabe) sert à désigner les animateurs et les
comédiens créateurs de ce genre de spectacle.
30. Cité dans Hassan Behraoui, Al-Masrah al-maghribi, baht fil Usul al-susyu taqafia
(Le théâtre marocain recherche dans les origines socio-culturelles), op. cit., p. 28.
31. La place Jamaâ El Fna, l’un des hauts lieux de ces formes de théâtre populaire a
été inscrite par l’UNESCO en 2001 en tant que patrimoine culturel immatériel
de l’humanité.
32. Parmi ces initiatives citons les festivals de la halqa de Fès et celui de Sidi Bennour
ou le moussem des conteurs, qui a lieu chaque année au mois de mars à Jamaâ El
Fna.
33. En 2011, la chaîne marocaine Medi1 a programmé une émission dédiée à la halqa,
sorte de concours pour remporter le prix du meilleur hlayqi ou animateur de halqa.

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