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April 7, 2016
Alvina Ruprecht*
Cependant, il faut savoir aller plus loin et « l’édition plurilingue du répertoire théâtral de
l’espace caribéen relève ce défi », car elle a une fonction « englobante, qui met l’accent
sur une nouvelle manière de penser le monde ». Martial affirme qu’à l’heure de la
mondialisation, « il est plus que jamais question de l’affirmation de soi en y intégrant
collectivement la grandeur humaine » (préface au premier volume du Répertoire, « Un
projet d’édition plurilingue du répertoire théâtral de l’espace caribéen »,Ton beau
capitaine de Simone Schwarz-Bart, Paris, Éditions de l’Amandier, 2013, p.5-7). Il souhaite
« pulvériser les cloisonnements », dépasser les réseaux culturels inhérents aux systèmes
d’éducation hérités de France, d’Espagne, de Grande-Bretagne ou de Hollande. La
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motivation d’une telle aventure pourrait être plus forte encore dans les îles francophones-
créolophones, étant donné le statut politique qui les relie toujours à la France. Par
conséquent, les rapports entre toutes ces aires linguistiques ne se sont jamais
développés comme ils auraient pu l’être, compte tenu de leur proximité géographique, et
les artistes ont bien compris que le théâtre offre l’opportunité de devenir le catalyseur de
nouvelles relations, de formes nouvelles pour une étroite collaboration entre l’ensemble
des créateurs de la scène caribéenne.
Le premier volume du projet devrait comporter toutes les fiches analytiques de chaque
œuvre sélectionnée. Par la suite, les pièces paraîtront individuellement, accompagnées
d’une traduction dans les cinq langues (soit l’anglais, le français, l’espagnol, le
néerlandais et le créole), d’une fiche analytique, d’un mot du metteur en scène
responsable de la création de l’œuvre et d’une bibliographie sélective des œuvres
critiques les plus importantes. Le résultat offrira un outil susceptible d’intéresser des
chercheurs en littérature comparée, des linguistes, des traducteurs, des spécialistes du
théâtre, des chercheurs en études culturelles, des historiens de théâtre et tous ceux qui
s’intéressent aux questions associées aux études postcoloniales.
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Cet événement culminant a eu lieu à l’auditorium du Petit Palais avec interprétation
simultanée, projections, discussions, communications et lectures multilingues des extraits
de la première œuvre publiée : Ton beau capitaine de Simone Schwarz-Bart. En
présence de comédiens, de metteurs en scènes, de spécialistes, de personnages
politiques et du grand public, chacun des vingt invités a présenté une des œuvres
sélectionnées, en inscrivant la pièce dans une mise en scène, en en lisant des extraits,
en retraçant la vie de l’auteur ou les conditions de création de ces textes.
Le souvenir le plus émouvant restera l’exposé à la fois érudit, brillant et d’une grande
originalité de Jean Métellus (Haïti). Il a expliqué l’arrière-plan de son œuvre Anacaona –
nom de la reine amérindienne du peuple Taïno –, poète, artiste et femme cultivée,
devenue le symbole de la résistance anticoloniale avec une mort atroce, brûlée vive par
les conquérants espagnols dans les premières années de la colonisation. L’intervention
de Métellus revêt une signification spéciale puisqu’il s’est éteint à Paris au mois de
janvier 2014, peu après que nous ayons pu rendre hommage à son chef-d’œuvre. Le
choix d’Anacaona, qui fut mise en scène au Théâtre National Populaire par Antoine Vitez
en 1988, offrait un caractère hautement symbolique, car cette grande scène parisienne
avait ouvert l’espace d’une dialectique troublante, pour que fusionnent une forme de
théâtre français d’inspiration néoclassique et la mémoire d’une femme déterminée dans
son refus de la domination culturelle des Européens jusqu’à en mourir. En effet, après sa
revanche sur ceux qui l’ont tuée, en occupant la scène du Théâtre de Chaillot en 1988
grâce à Métellus et à Antoine Vitez, Anacaona prenait finalement une ultime revanche
dans l’espace du Petit Palais en 2013. Et cela, au sein d’un édifice culturel érigé par la
France lors de l’Exposition universelle de 1900, à la faveur d’un hommage rendu à son
auteur haïtien peu avant sa disparition, et cette fois-ci, grâce à Jean-Michel Martial. Tout
le sens du symposium s’affirmait par cette dernière rencontre avec Métellus.
Critères de sélection
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fallait créer des catégories dramaturgiques qui traceraient une hiérarchie des
conventions, des formes ou des thèmes récurrents dans l’ensemble du groupe.
Si les difficultés se sont présentées rapidement, les solutions nous ont propulsés dans
une aventure fascinante, nous obligeant à reconnaître un croisement des conventions de
la scène qui s’alimentaient les unes les autres. Choisir un texte de chaque île s’avérait
impossible puisque souvent les manuscrits (publiés ou à l’état de tapuscrit) étaient
introuvables. La conservation méthodique des manuscrits n’existait pas dans certains
pays et le manque d’archives locales gênait la recherche dans d’autres. Parfois, nous
n’avons pu localiser les auteurs, même par l’entremise de hauts commissariats de
certaines îles à l’étranger. En revanche, les critiques anglophones bien établis dans
d’autres pays, ainsi que les Archives du théâtre et du cinéma de l’Université de Puerto
Rico (El Ateneo) sous la direction de Roberto Ramos Perea, le CIDIHCA (Centre
international de documentation et d’information haïtienne, caribéenne et afro-canadienne)
situé à Montréal et à Port-au-Prince, les chercheurs et archivistes de la Casa de las
Americas (Cuba), et Icil Philips de la Barbarde, nous ont tous fourni des listes d’auteurs
et d’œuvres susceptibles de nous intéresser. Grâce aux stages d’archivage organisés par
le Professeur Lucie Pradel de l’Université des Antilles et de la Guyane, grâce à l’appui de
la DRAC-Guadeloupe, grâce à l’Association Textes en Paroles, sous la direction de Joël
Jovignot (disparu en 2006) et de Michèle Montantin, nous avons pu repérer les œuvres
francophones les plus importantes. Jean-Michel Martial, Ghislaine Gadjard, la
Médiathèque de Basse-Terre et le Fonds Saint-Jacques en Martinique, Rodney Saint-Éloi
et Franz Voltaire (directeur du CIDIHCA) ont également été d’une aide cruciale. En
Martinique, il faut mentionner Daniel Séguin Cadiche, Marius Gottin (disparu il y a peu),
l’auteur et metteur-en-scène Annick Justin-Joseph et les archives du S.E.R.M.A.C
(Service Municipal d’Action Culturelle de la Martinique), les archives du Théâtre de la Soif
nouvelle – théâtre fondé par Aimé Césaire –, ainsi que Marcelle Pennont du Centre
martiniquais d’action culturelle (C.M.A.C), qui tous nous ont apporté un soutien important
pendant ces nombreuses années de travail.
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s’inscrit d’une manière ou d’une
autre dans les textes, preuve que
tous ces systèmes en pleine
mutation entraînent les « genres »
vers une grande instabilité. Par
ailleurs, un même texte peut
comporter des éléments de farce, de
burlesque, de vaudeville ou de
sketchs comiques, inspirés des jeux
du Carnaval où les glissements
d’identité sexuelle, les personnages
issus des traditions populaires
remontent à fort loin dans le
spectacle populaire de la région. Des Répétition de Maria Antonia au Théâtre City Hall,
catégories de choix commencent à Habana Cuba, avec Monse Duany (Maria Antonia),
Gilbert Laumord (el Santero), Eugenio Hernandez
se dessiner.
Espinosa (auteur et metteur en scène).
La présence du conteur a beaucoup
marqué ces théâtres puisqu’il impose un style de récit qui interrompt la structure
dramatique et transforme la convention européenne du monologue en poésie en
incantations du diseur, en jeux de sonorités, en récit historique, en dialogue ludique ou
didactique avec un public de toutes les origines qui est tenu de répondre à celui qui
profère la parole. Le spectacle quasi naturaliste côtoie le réalisme magique, le rêve ou le
texte poétique. Les voix parlées peuvent dialoguer avec des chanteurs, tambourineurs ou
corps dansants. Il existe également un théâtre inspiré d’actes ritualisés traditionnels qui
évacuent souvent le texte. Et que dire des œuvres où les présences scéniques s’inspirent
du panthéon des religions syncrétiques d’origine afro-caribéenne ? Maria Antonia,
d’Eugenio Hernandez Espinosa, a croisé Carmen et les divinités de la Santeria cubaine,
les traditions Yoruba profondément ancrées dans le monde cubain, alors que le
personnage central, la femme désirée par tous les hommes « assume pleinement
l’impulsion de la décolonisation de la révolution cubaine et le renouvellement par
l’assimilation de la culture afro-cubaine ».[2]
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Daniel Boukman, auteur de théâtre martiniquais, Photo: Alvina Ruprecht, 30
septembre, 2005.
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Surtout, nous avons compris que les conventions textuelles et scéniques autant que les
langues étaient en pleine mutation, constamment réinventées à partir des outils culturels
environnants. Nous devions nous y adapter et suivre la pente des auteurs, en restant à
l’écoute des rapports entre les langues de l’élite, héritées des présences colonisatrices,
et des langues de la rue qui évoluaient librement, par de multiples contacts avec une
grande variété de sources.
Par ailleurs, nous avons cherché des textes qui représentaient des moments
emblématiques de l’histoire sociopolitique de la Caraïbe, en y apportant de nouvelles
lectures des questions déjà traitées. Par exemple, Honor Ford-Smith, cofondatrice du
collectif Sistren Theatre, a créé Bellywoman Bangarang(1978), un texte inspiré des récits
d’un groupe de femmes jamaïcaines qui racontaient les difficultés de leur vie quotidienne.
Cette forme de ce qu’il est convenu d’appelerverbatim theatre est à la fois une enquête
sociologique, une pratique thérapeutique pour ces jeunes femmes, autant qu’une
manière de donner une légitimité à la langue du peuple et opérer une transformation de
l’image de la femme, objet fréquent de ridicule et de mauvais traitements. Dans An tan
Revolisyon, Maryse Condé fête le bicentenaire de la Révolution française (1989) en y
exposant un fait historique que l’État français avait occulté pendant de longues années :
le rétablissement de l’esclavage par Napoléon Bonaparte en 1802, après que la
Révolution avait aboli l’esclavage dans les colonies en 1794. L’arrivée de l’armée de
Bonaparte avait bouleversé toute la région, provoqué des tragédies en Guadeloupe
surtout, où le mouvement de libération n’a pas réussi, poussant au suicide collectif
Delgrès et ses fidèles à Matouba. L’événement a marqué profondément l’histoire du
territoire, pourtant cette pièce de Condé est l’unique œuvre écrite pour la scène et osant
aborder le sujet. Julius Amédée Laou (Une Autre Histoire, 1992) raconte l’histoire de la
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Martinique, en donnant une valeur historique aux monologues situés dans trois
espaces/temps/perspectives narratifs différents. Celui du jeune Caraïbe présent sur la
plage au moment du premier contact ; celui du jeune Marrane expulsé d’Espagne à
l’arrivée des rois Catholiques et qui part vers le nouveau monde pour éviter l’Inquisition ;
celui d’une esclave d’habitation et témoin de la rage du maître qui découvre que son fils
est métissé. Présentés dans le désordre pour déstabiliser l’historiographie officielle, les
personnages de Laou racontent les événements du point de vue des exclus, des blessés
et des dépossédés. Mantecad’Alberto Pedro Torriente pose un regard à la fois satirique
et pénétrant sur la révolution cubaine et ses rapports récents avec l’Union Soviétique : un
sujet politiquement délicat qui tourne autour de la vie d’un cochon ! Le risque était grand,
mais l’humour triomphe autant que le fond plus sérieux s’impose. Des œuvres telles que
The Ruler (1976) par Alwin Bully de la Dominique, Couvade (la première version date de
1972) par Michael Gilkes de Guyana, An Echo in the Bone (1974), par Denis Scott de la
Jamaïque, abordent la question de l’évolution de ces sociétés avec l’avènement des
changements politiques des années 1960. Leur perspective est très différente de celle
des écrits francophones puisque la Martinique et la Guadeloupe sont toujours des
départements français. Pour cela, leurs œuvres scéniques sur l’indépendance s’orientent
souvent vers un ailleurs, celui par exemple de l’histoire haïtienne, seul pays esclavagiste
francophone qui a réalisé son indépendance. Ce phénomène est patent dans la
dramaturgie francophone et mériterait une longue étude.
Une exception exemplaire est l’œuvre d’Aimé Césaire, Une Saison au Congo (1966), qui
retrace la fin tragique de Patrice Lumumba au moment de la décolonisation du Congo
Belge. La structure épisodique de son œuvre permet à Césaire d’intégrer les multiples
voix d’authentiques personnages politiques et organismes internationaux, qui sont
intervenus au moment du départ des Belges pour se disputer le pouvoir dans le pays
nouvellement libéré. Cette pièce qui a fait l’objet de scénarios de cinéma, mais est
rarement jouée, mérite une place dans cet ensemble d’œuvres sélectionnées. Elle cerne
de près les luttes idéologiques à l’échelle mondiale, devant la montée d’une des grandes
figures de la décolonisation africaine qui fut éliminée avec la collaboration de forces
mondiales non progressistes.
Quant aux anglophones, Alwin Bully (La Dominique) examine la montée d’une figure
corrompue de la politique locale. Ce Ruler (1976) illustre les principes de Fanon qui
prévoit l’émergence postindépendance d’une bourgeoisie corrompue par sa collaboration
trop étroite avec le pouvoir colonial. Le portrait méticuleux d’un tyran en puissance est
basé sur le roman The Ruler in Hiroona (1972) de G.C.H. Thomas. Michael Gilkes (La
Couvade, la première version date de 1972) examine le rêve d’un Guyana libéré, le
modèle d’une nouvelle Caraïbe multiraciale. Tandis que l’œuvre de Denis Scott (An Echo
in the Bone, 1974) examine le fondement africain de la culture locale, les douleurs d’un
passé qui hante le temps présent et les rapports complexes avec les ancêtres. La
structure temporelle de multiples retours en arrière interrompt la vision linéaire du récit
pour nous plonger dans le passé et toutes les horreurs de l’esclavage. L’œuvre de Scott
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a eu des répercussions extrêmement importantes sur la dramaturgie de l’ensemble de la
Caraïbe anglophone, mais demeure presque inconnue dans les autres aires
linguistiques, manquement que le Répertoire espère rectifier.
Théodora (1977) de l’auteur haïtien Syto Cavé a su cerner une ambiance d’oppression et
de trauma psycho-social, provoquée par la violence du régime Duvalier, resituée dans un
jeu théâtralisé tantôt poétique, tantôt métathéâtral. Le jeu, ritualisé surtout, est hautement
exacerbé par la paranoïa, voire la terreur qui dominaient Haïti à l’époque. Dans le monde
de Théodora, relations de pouvoir et réflexions identitaires sont mises en abyme dans
des structures qui caractérisent le théâtre de Jean Genet. Dans cette œuvre remarquable
où le rituel catholique rencontre les forces invisibles, des divinités afro-haïtiennes
enfoncent leurs griffes impitoyables dans des femmes victimes d’une société devenue
invivable ; des couches de signification s’accumulent pour produire un texte d’une très
grande complexité dramaturgique.
Une ambiance psychique aussi précise que troublante se retrouve dans Foukifoura
(2000). Le monologue métathéâtral de Frankétienne, dont le langage théâtral est centré
davantage sur l’acteur/auteur et ses capacités à jouer, est mis en abyme afin de montrer
les cauchemars d’un poète aux prises avec un dictateur qui assassine les artistes. Pour
engager le public et viser les tueurs directement sans les nommer, l’auteur a construit son
propre tribunal de vérité et réconciliation, en dénonçant les horreurs du passé. À la fois
acteur, conteur, voix de la conscience de tous les assassins, Frankétienne, dont l’œuvre
scénique existe en français et en créole, a laissé des repères inoubliables sur le théâtre
haïtien.
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Ina Césaire, dans son texteRosanie Soleil, semble avoir renouvelé le rôle du conteur
traditionnel par l’écriture théâtrale. L’auteur, ethnologue de formation, s’inspire des
conversations enregistrées qui illustrent les mouvements de la mémoire et de l’histoire
afin d’attirer le lecteur/auditeur dans le récit d’un réseau de relations familiales
mystérieuses. Encore une œuvre qui transgresse la temporalité aristotélicienne et plonge
les personnages dans un monde de transes visionnaires, hommage aux femmes du
peuple et « reformulation du grand récit fondateur de la Révolution haïtienne ».
(Makward, inédit)[4]
Il reste beaucoup à dire sur l’ensemble des auteurs sélectionnés (une trentaine en tout),
mais l’essentiel a été accompli. Le symposium et la publication de ces textes auront
ouvert des réseaux de relations qui permettront que les pièces circulent, qu’elles soient
lues, montées, jouées et enseignées. Le résultat forgera la reconstitution d’un patrimoine
théâtral régional qui transcende l’héritage de la géographie coloniale et la fragmentation
identitaire de tous les peuples de la région. Nous aurons alors la mise en place d’un
grand corpus de théâtre, marqué par la volonté de prendre définitivement des distances
avec les structures coloniales qui ont, en partie, alimenté ses débuts.
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Notes de fin
[1] Toutes les citations qui précèdent sont de Daniel Maragnès, « L’effraction scandaleuse
», La véritable histoire de Mary Prince. Esclave antillaise, traduit de l’anglais par Monique
Baile, Coll. Histoire à deux voix, Paris, Albin Michel 2000, p.118.
[2] Vivian Martinez (2013), Fiche analytique de Maria Antonia, pour le Répertoire Caraïbe.
Inédite.
Martinez (2013), Fiche analytique de Medea en el espejo pour le Répertoire
[3] Vivian
Caraïbe, Inédite.
[4] Christiane Makward (2013) Fiche analytique de Rosanie Soleil pour le Répertoire
Caraïbe. Inédite.
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