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vagues

une anthologie de la nouvelle muséologie

textes choisis et présentés par andré desvallées

volume 1
;(~ cZ'i3 _
t1iiSttl DE AkQUEOLOGI~ EETNOLOI:IA
Ulil';~ ~Idauc Ile ~ao raulo
1C1I0lICA
cet ouvrage est publié avec le concours
du ministère de la culture,
direction des musées de france.

collection museologia
directrices de publication :
marie-odile de bary,
françoise wasserman.

À la mémoire de John Kinard (1936-1989),


titres parus : notre ami, le défricheur.
nouvelles muséologies, sous /a direction de a/ain nico/as (épuisé)
- l'art contemporain: diffusion, animation, formation (épuisé)
tables rondes du le< salon de la muséologie
- scénographier l'an contemporain
- museologica, contradictions et logique du musée,
par bernard de/ache
- musées et culture, le financement à l'américaine,
par jean-miche/ lobe/em
- l'initiative communautaire, recherche et expérimentation,
par hugues de varine

à paraître prochainement :
- vagues, vol. 2

MAE-Museu Arqueol. e Etnologia

~III
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éditions W, 3, rue bauderon de sennecé, 71000 mâcon


M.N.E.S. , 7, allée du forez , 77176 savigny-le-temple

© éditions W, M.N.E .S., mai 1992


l.S.S .N. 1147-4459
I.S.B.N. 2-86887-027-9 (éditions W)
l.S.B.N. 2-906045-05-5 (M.N.E.S.)
SOMMAIRE

Avertissement ............. . ................................. 11

Avant-propos, par Françoise Wasserman et Marie-Odile de Bary. . . . .. 13

Présentation, par André Desvallées . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 15

En guise de préambule, Alexandre Vialatte: l'Anti-musée ou le musée


des musées (1952) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. 41

Introduction, Hugues de Varine : Le musée au service de l'homme


et du développement (1969) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 49

PREMIÈRE PARTIE - FONDEMENTS ... ...... .................... . 69

Chapitre 1. Réflexion et théorie .. ........... . ................. . 71


Duncan F. Cameron: Le musée: temple ou forum (1971) ...... . 77
Fernand Léger: Sur la peinture (1971) ....... . .. . ............ . 86
John Kinard : Intermédiaires entre musée et communauté (1971) . 99 ,/
John Kinard: Le musée de voisinage, catalyseur de l'évolution
sociale (1985) ................................... .. ....... . 109
Stanislas Spero K. Adotevi : Le musée inversion de la vie (Le musée
dans les systèmes éducatifs et culturels contemporains) (1971) .... 119
Élie Faure: Rodin (1912) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. 123
Jean Clair: La fin des musées (1971) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. 139
Pierre Gaudibert, Pontus Hulten, Michael Kustow, Jean Leymarie,
François Mathey, Georges Henri Rivière, Harald Szeemann,
Eduard de Wilde: Problèmes du musée d'art contemporain
en Occident (1972) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. 144
Daniel Buren: Exposition d'une exposition (1972) ............. 150
W.}.H.B. Sandberg : Sandberg« designe »Ie Stedelijk (1945-1963) 180
A.E.Parr : Civilisation et environnement: tout un prograrnrne pour
les musées (1963) ...... .. . . . ... . . .... ....... .............. 186
Paulo Fretre : L'éducation, pratique de la liberté (1971) .. ..... . . 195 "/
Jorge Henn'que Hardoy : Progrès ou croissance? (1974) .. 213
Résolutions adoptées par la Table ronde de Santiago
du Chili (1972) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 223

Chapitre 2. Expériences et pratiques. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. 233


John Kinard : Pour satisfaire les besoins du public (1971) . ....... 238 /"
Freeman Tilden : L'interprétation de notre patrimoine (1957) 243

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SOMMAIRE

Duncan F. Cameron: Un point de vue : le musée considéré comme


système de communication et les implications de ce système pour les
programmes éducatifs muséaux (1968) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. 259
Duncan F. Cameron: Problème de langage en interprétation
muséale (1971) ............... . ................... ..... .. . 271
Élie Faure: Lettre sur l'administration des musées (1930) ........ 276
Élie Faure: Réflexions sur l'accrochage: Delacroix - Courbet -
Pissa"o (1930) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 289
Élie Faure: La National Gallery et la peinture sous ve"e (1935) 294
Georges Henri Rivière: Rôle du musée d'art et du musée
de sciences humaines et sociales (1973) ................ ..... .. 297
Georges Henri Rivière : Processus du programme et du projet
pour la construction d'un musée (1974). . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. 317 Avertissement
Stuart Silver : Anatomie d'une exposition (1964) ....... . .... . .. 321
Jean Gabus : Principes esthétiques et préparation
des expositions didactiques (1965) ........................... 337 Cette anthologie a pris comme parti de présenter des textes déjà
Detlef Hoffmann: Problèmes d'une conception didactique publiés, pour la plupart devenus dtffictles à trouver, cela à une
du musée (1978) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 387 ou deux exceptions près de textes prononcés lors de conférences
Daniel T. Gallagher: Des expositions en forme de panoramas: publiques et restés inédits. Nous avons cru bon en outre de présenter
l'exemple du musée d'Histoire moderne de Colombie britannique, en traduction française les textes dont l'original était en langue
li Victorla (1979) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. 405
étrangère. Mais tl va de soi que, pour ces derniers comme pour
Titty Hasselrot : Les expositions pour la liberté d'expression (L'activité ceux que nous ne produisons pas intégralement et pour ceux qui
consultante du Centre national suédois des expositions itinérantes) 410
comprenaient de l'tllustratùm, le recours à l'original reste toujours
Pierre Gaudibert : La présence animatrice de l'artiste
dans le musée d'art moderne (1972). . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. 419 souhaitable.
Peter F. A1thaus : Le musée ouvert, une expérience pilote (1971) . 424 S'agissant d'un livre qui parle de choses à voir, nous devons par
'-.. Jean Clair: Les origines de la notion d'écomusée (1976) ......... 433 at/leurs regretter de ne pas avoir pu offrir un florilège d'images
........... Georges Henri Rivière: L'écomusée, un modèle évolutIf comparable à notre florilège de textes. Nous voulions un livre dont
(1971 -1980) ................ . . . ........... .. .......... .... 440 le prix soit accessible au plus grand nombre. Les deux objectifs
--.. Hugues de Varine : L'écomusée (1978) ......... . ...... . . . .... 446 ftaient hélas z·nconciliables.
' - Marcel Évrard: L'écomusée: saisie de la durée, expression Nous tenons à remercier tous ceux qui ont aidé à la collecte des
transitoire de l'identité (1972-1983) .......................... 488 textes et particulièrement le Centre de Documentation de l'Icom.
Patrick Le Nouenne : « Un écomusée ce n'est pas un musée
comme les autres:> (1978) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. 494 Mais les remerciements majeurs doivent aller à René Rivard,
'-- Jean Clair: Du marteau-pilon à l'écomusée (1974) ............. 516
consezller en muséologie, lequel, depuis le Québec, non seulement
Antoni TaPiès : Le jeu de savoir regarder (1974) . . . . . . . . . . . . . . .. 517
nous a permis de retrouver certains textes nord-américains, mais
"ous a traduit la plupart des textes qui n'avaient pas encore été
Fernand Léger: Sur la peinture (1971). . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. 520
/JUbliés en français.
Les contraintes de l'impression nous ont conduit à publier ce
/rvre en deux volumes. Il n'en reste pas moins un unique ouvrage.
AVANT-PROPOS

Après Museologica de Bernard Deloche, Musées et Culture, le


financement fi l'américaine de Jean-Michel Tobelem, L'initiative
communautaire, recherche et exPén'mentation de Hugues de Varine,
voici « Vagues », une anthologie de la nouvelle muséologie, le
quatrième ouvrage de notre collection « Museologia ».
« Vagues» : titre étrange, diront certains, pour cette anthologie
des textes fondateurs de la nouvelle muséologie ?
Ridules à la surface de la mer, les vagues se forment, se gonflent,
s'amplifient puis déferlent, elles anéantissent parfois, laminant tout
sur leur passage, elles emportent, érodant ou détruisant, tout en
participant d'un mouvement perpétuel qui donne naissance à
d'autres vagues ... 1
«Qui sommes-nous? » s'interrogeait Évelyne Lehalle dans le
premier éditorial du bulletin de la M.N.E.S. : «les héritiers de
pionniers qui, s'ils ne purent pas toujours matérialiser leur concep-
tion radicalement innovante de la muséologie, ont cependant
largement contribué à lui redonner la dimension sociale et politique
qui lui est essentielle: citons Hugues de Varine, Stanislas Adotevi,
Dominique Taddéi ... D'autres ont, dans des domaines différents,
provoqué des questions, dérangé les routines, construit contre les
pesanteurs et cultivé nos imaginations: Georges Henri Rivière et
André Desvallées, Pierre Gaudibert, Duncan Cameron ... »
Lorsque nous avons créé la M.N.E.S. en 1982 nous voulions être
les relais de ces créateurs de la nouvelle muséologie auprès des
jeunes et des moins jeunes, auprès des élus à qui nous proposions
de nouveaux modèles de musées, auprès des membres des autres
professions à vocation culturelle.

1. Voir ci-après, p. l10, la citation de Richard Grove.

13
VAGUES

Le temps était venu de regrouper, de commenter, de donner à PRÉSENTATION


lire , nous qui« donnons si souvent à voir », ces textes fondamentaux,
« morceaux-choisis » d'une muséologie toujours actuelle ou du
moins dont les leçons à tirer sont pertinentes. André Desvallées
Où commencer, où s'arrêter, à qui en attribuer la primeur?
Quand emploie-t-on pour la première fois le concept de « nouvelle
muséologie. ? Qui parmi ces « pionniers », ces « maîtres» (au sens
le plus socratien), devait-on choisir? Dilemme, interrogations, tâche
complexe que nous avons confiée à André Desvallées et dont il
s'acquitte avec brio non seulement dans la présentation de l'ouvrage
mais aussi dans la présentation et l'analyse des textes que nous
vous offrons ici. Bientôt dix ans que s'est fait connaître de mantere
Ce premier volume rassemble tous les textes des « fondateurs» collective le mouvement de la nouvelle muséologie. Non
de ce mouvement présent aujourd'hui dans le monde entier. Il sera
pas le concept, certes, mais son officialisation. Non pas
suivi d'un second tome regroupant les prolongements puis les
dépassements . Ces textes sont « illustrés» par des encarts parfois non plus son institutionnalisation car heureusement si
littéraires, poétiques ou plus anecdotiques, clins d' œil tendant à certaines de ses revendications ont été récupérées par les
prouver que la muséologie n'est pas toujours l'apanage des seuls institutions, pour l'essentiel elle est restée la mouche du
muséologues. coche de la muséologie officielle.
Non seulement la nouvelle muséologie est restée une
Marie-Odile de Bary école vivante de contestation mais, du moins en France,
Françoise Wasserman,
elle est aussi devenue, par nécessité, un mouvement de
directrices de pu blication résistance contre de véritables détournements de sens de
ce que peuvent être la muséologie et la muséographie.

Il est toujours difficile de déterminer le point de départ


d'un mouvement de pensée et sans doute tout autant de
dénombrer ceux qui s'y rattachent.
La nouvelle muséologie est-elle née seulement en France,
entre le 26 février 1982, où une Assemblée générale
agitée de l'Association générale des conservateurs français
provoquait une réaction d'écœurement des J'lus progressis-
tes d'entre eux, et ce jour d'août 1982 où Evelyne Lehalle,
avec Chantal Lombard, Alain Nicolas et William Saadé,
déposa à Marseille les statuts d'une association, « Muséolo-
gie nouvelle et expérimentation sociale» (M.N.E.S.), dont
la doctrine prenait appui sur l'article de synthèse que
j'avais publié deux ans plus tôt dans le supplément de
l'Encyclopedia Universalis ?

15
VAGUES PRÉSENTATION

Doit-on prendre comme point de départ le colloque sur Son véritable point dt. départ international ne se situe-
« Musée et environnement », qui s'est tenu en France en t-il pas entre Paris, Dijon et Grenoble, en août-septembre
septembre 1972, ou la célèbre table ronde, qui s'était 1971, lors de la neuvième Conférence générale de l'Icom,
tenue la même année, en mai-juin, à Santiago-du-Chili, dont le thème était « le Musée au service des Hommes,
organisée par l'Unesco sur le «Rôle du Musée dans aujourd'hui et demain» ? Dijon et, le 3 septembre, le
l'Amérique latine» ? Ou doit-on remonter aux journées premier énoncé public du terme écomusée par Robert
de Lurs, en 1966, générant, dans les années suivantes, la Poujade, maire de la ville et le premier ministre, en
création des premiers musées in situ de parcs naturels et France, a avoir été chargé de l'environnement. Grenoble
la gestation du concept d'écomusée, d'abord confus, puis surtout, avec la participation tout à fait officielle d'une
de plus en plus précis dans l'esprit de Georges Henri brochette de muséologues dont les interventions allaient
Rivière et de Hugues de Varine ? bouleverser le monde des musées. Duncan F. Cameron -
Pour les États-Unis, peut-on la faire remonter à novembre alors surtout connu en Amérique du Nord - , sur le
1969 et au séminaire sur le «musée de voisinage» langage de la communication du musée; John Kinard,
(neighborhood museum) et le « rôle du musée dans la avec un exposé sur ce musée communautaire qu'il avait
collectivité », qui s'était tenu au MUSE, le Bedford Lincoln créé à Washington; et, surtout, Stanislas Adotevi, repré-
Neighborhood Museum de Brooklyn, séminaire auquel sentant du Dahomey qui remit en cause tous les fonde-
participaient notamment Emily Dennis-Harvey, alors ani- ments du musée, non seulement au nom des peuples du
matrice du Brooklyn Children's Museum et John Kinard, Tiers et du Quart Monde pour lesquels le musée ne signifie
fondateur en 1967 du Neighborhood Museum dans le rien, mais aussi au nom de tous ceux des pays industrialisés
quartier déshérité d'Anacostia, à Washington? Doit-on qui n'en passent pas la porte. Certes, les déclarations de
remonter trois ans plus tôt, en 1966, avec la réunion d' Aspen ce dernier ont dû plus déranger que la phrase de Jean
(Colorado) au cours de laquelle Sidney Dillon Ripley, alors Chatelain, alors Directeur des Musées de France - et
secrétaire de la Smithsonian Institution, lança l'idée d'un Président du Comité français de l'Icom - , selon laquelle
musée de voisinage expérimental, et décidait de donner à « au Louvre, nous n'avons pas besoin d'animation, nous
John Kinard les moyens de développer son projet d'Anacos- avons la Joconde et la Vénus de Milo ». Constatation
tia ? Ou doit-on faire un saut jusqu'à 1957, avec la parution « taillée dans le roc » et qui reste de la plus pure évidence,
du livre de Freeman Tilden sur l'interprétation du patri- vingt ans plus tard, lorsqu'on voit les foules se précipiter
moine, qui a permis un premier renouvellement de la muséo- sous la pyramide de la Cour Napoléon.
graphie des centres d'interprétation ?
Cameron, pour sa part, s'il remettait en cause le système
N'est-elle pas en fait déjà sous-jacente dans toute l'action de communication, le langage du musée, son caractère
et dans tous les écrits de Georges Henri Rivière et surtout élitiste, n'en contestait cependant ni le contenu ni la
d'Hugues de Varine l, tour à tour directeurs de l'Icom, le forme. Sauf de souhaiter qu'il soit aussi le lieu de la
premier à partir de 1946, le second à partir de 1962 ? contestation, le « forum» - encore se demandait-il si le
« musée de voisinage» d' Anacostia dont allait parler son
1. Lequel a, dès 1978, sans doute plus consciemment que moi-même
deux ans plus tard, utilisé pour la première fois l'expression « nouvelle collègue américain méritait bien encore le titre de musée !
muséologie » . Cf. p . 456. ous l'angle muséographique l'objet restait l'objet et le

16 17
VAGUES PRÉSENTATION

public restait le public, même si la grande question, d'animer le musée et de l'ouvrir sur l'extérieur que celle
depuis 68 en France, et plus tôt en Amérique du Nord, de le transporter hors de ses murs ; aussi bien l'extension
était que le musée conquiert les quartiers oubliés et les matérielle et technique du musée conduisant à une
populations, voire les ethnies, auxquels il restait étranger. véritable muration, par sa transformation en banque de
Dans une conférence faite à l'Unesco en 1969, dans le donnée audiovisuelle que la métamorphose du concept
cadre d'un colloque sur «les musées dans le monde lui-même et son extension spatiale et sociale, avec l'émer-
d'aujourd'hui », Duncan F. Cameron avait rappelé que gence du concept d'écomusée.
« en tant qu'institution, le musée est par déftnition un Le seul objectif vraiment commun qu'on pourrait trouver
produit de l'évolution sociale» et les discussions de la à ceux qui se sont retrouvés derrière le drapeau de la
Conférence générale de 1971 tournèrent autour de ce nouvelle muséologie pourrait se concrétiser dans « l'escalier
thème, avant même que l'Icom n'adopte, en 1974, une monumental du musée» qu'ils se proposaient de détruire.
nouvelle déftnition allant dans le même sens. Abolir la distance entre le public et le contenu du musée,
le lui restituer en le lui rendant perceptible pour les uns,
Depuis lors les années ont passé, plus de dix années au le laisser à sa portée en ne le privant pas de sa jouissance
cours desquelles ces énoncés sont restés lettre morte. C'est pour les autres.
ce qui a justifté les réactions, en France et un peu partout
dans le monde. Il ne sera donc pas question ici de boom des musées,
Il est tout autant difficile de déterminer avec certitude ni de rénovations architecturales, ni de ces bâtiments de
l'appartenance de tel ou tel au mouvement. Certains y prestige qui emplissent les pages des magazines et revues
adhèrent depuis la première heure de son existence d'art et ajoutent quelques lignes au cum'culum vitae de
structurée. D'autres ont été les premiers à en partager les tel ou tel grand architecte, mais qui enrichissent rarement
idées sans s'être pour autant intégrés au mouvement (je la muséographie. Il y sera question de choses beaucoup
pense par exemple à Sidney Dillon Ripley, déjà cité, ou à plus simples : le public et comment on s'adresse à lui.
Mario Vasquez, l'initiateur de la« Casa del Museo »). De Enrichissement non pas par les queues qui s'allongent,
là à s'interroger sur ce qui peut constituer le credo d'une faisant ronfler des statistiques qui veulent se comparer à
doctrine «néo-muséologique»! Quels peuvent être en celles des cinémas, mais par les simples proftts intellectuels,
effet les points communs entre les affirmations ou les affectifs, voire sociaux que chaque individu peut retirer
contestations d'un Cameron ou celles d'un Kinard ? Entre de ses rapports avec l'objet. Dans le cas des petits musées,
celles d'un Gaudibert ou celles d'un Deloche ? des musées locaux, tout autant que des grands musées,
Lorsque j'ai publié, en 1981, ce qui est devenu par la des musées de statut national ou de vocation internationale.
suite une sorte de manifeste, je ne faisais que recenser Préoccupation essentiellement sociale, mais ne rejoint-elle
une partie de ce qui était apparu comme novateur pendant pas celle de Lenoir lorsque, ouvrant en 1795 le Musée des
les années soixante et soixante-dix. Et ces soi-disant Monuments français, il voulait que son musée apprenne
novations reflétaient aussi bien l'exigence de trouver un aux citoyens à être des Français. Pour le cas africain, et
langage approprié à un public non averti qu'un langage tout autant pour les cas brésiliens, par exemple, nous
tout simplement spéciftque au musée ; aussi bien l'exigence sommes loin du complexe de la rentabilité et du tournant

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VAGUES PRÉSENTATION

économique que l'on fait souvent prendre, même aux social et il s'est agi en fait d'une véritable révolution
écomusées, en Europe occidentale. épistémologique - donc muséologique.
Cette ambition qui voulait projeter le contenu du musée Faut-il rappeler comment nous nous SItuons à la fois
vers le public s'est manifestée par deux voies, disons plutôt par rapport à la théorie muséologique et à la pratique
à deux niveaux différents : la voie médiatique et la voie muséographique ? Outre la modification fondamentale de
communautaire. Et, il est vrai, non seulement les moyens la notion de public et de ses rapports avec le patrimoine,
mais la nature des problèmes semblent bien différents la nouvelle muséologie s'est souciée de faire revenir au
entre ceux, muséographiques, qui touchent à la qualité concept global de patrimoine. Plus de collections d'histoire
de l'exposition, ceux, profondément sociologiques, qui naturelle, d'objets d'art, d'objets scientifiques ou d'objets
conduisent à l'éclatement du musée dans les quartiers, techniques pour eux-mêmes, mais un environnement
pour ce qui concerne le monde industrialisé, et à la naturel et culturel à percevoir comme un tout qu'on reçoit
recherche de formules toutes nouvelles, adaptées aux en héritage, que l'on s'approprie, que l'on conserve et
Tiers et Quart Monde, ou ceux, épistémologiques, qui que l'on transmet en restant conscient des transformations
concernent le contenu même que propose le musée. que lui font connaître les créations - et les destructions
- de l' homme, et dont on ne relève de témoins que
Mais, le musée étant un établissement inscrit dans la
pour expliquer la nature et l'histoire de cet héritage. Sur
société, qui a pour compétence le rapport spécifique de
le plan théorique, il n'est aucune difficulté à inscrire cette
l'homme à la réalité sociale tout autant que naturelle, la
démarche dans une définition globalisante du musée et
pratique et la théorie se rejoignent dans une même de la muséologie : le concept « musée » couvre l'univers
conception à la fois sociale et culturelle de sa fonction. entier et tout est donc muséalisable, le musée étant le
Est-il besoin de le redire? Notre conception privilégie lieu spécifique où l'on peut étudier les relations de
la communication avec le public, la médiation, dans tous l'homme à la réalité de l'univers dans sa totalité, et la
les sens du terme. Elle ne met au premier plan ni la muséologie étant la science des relations de l'homme à la
conservation des objets pour eux-mêmes, ni le plaisir du réalité de l'univers.
conservateur pour lui-même, ni la mise en espace pour Sur le plan pratique, cette position conduit tout naturel-
elle-même. Dans la mesure où sa raison d'être est de lement à des musées interdisciplinaires - à défaut pluridis-
traduire la relation à la réalité, elle se doit de chercher le ciplinaires - et, pour ce qui est des activités scientifiques,
meilleur langage d'appréhension de cette réalité et de a des méthodes de travail également interdisciplinaires.
communication de ce qui a été appréhendé. Afin de bien
servir le public, il est nécessaire de servir au mieux le
Pour beaucoup cette large vision muséale est apparue
sujet, qu'il soit objet à montrer ou propos à traduire.
comme une révélation, et de parler de « nouveaux con-
« Public premier servi », ce principe de Georges Henri cepts » et de « nouveaux patrimoines », là où il n'y avait
Rivière s'est traduit socialement par toutes les mutations que remise en lumière des concepts originels et reprise
structurelles du musée et sa fusion en de nouvelles formes d'une pratique négligée pendant près de deux siècles.
d'établissements culturels communautaires, et notamment Tout n'était pas abouti, il est vrai, mais tout était déjà
dans l'écomusée. Mais le changement n'a pas été que formulé. Dans les discours et les réalisations les plus

20 21
VAGUES PRÉSENTATION

contradictoires, certes, de Quatremère de Quincy à Alexan- la muséologie avait vieilli. Le mouvement que nous avons
dre Lenoir : ce dernier, non seulement créa le premier Initié n'a pas tellement donné naissance à une révolution
musée d'identité nationale, mais aussi, pour la France, un lUlturelle (comme par exemple la« Révolution surréaliste»
des premiers musées de plein air; et Quatremère pourfen- ou la révolution qu'ont connue les arts plastiques à partir
dit cette initiative, et le principe même du musée en tant des années cinquante), il s'est plutôt voulu un retour aux
que lieu artificiel de rassemblement de collections, avec sources (comme la Renaissance n'était qu'un retour à
des jugements aussi durs que celui-ci: « Déplacer tous les l'esthétique et aux Humanités antiques) et les principes
monuments, en recueillir ainsi les fragments décomposés, qu'elle met en avant n'ont rien de révolutionnaire. Ils
en classer méthodiquement les débris, et faire d'une telle sont simplement la muséologie. Jusqu'au XVIIIe siècle, les
réunion un cours pratique de chronologie moderne ; c'est cabinets de curiosités et autres cabinets de merveilles n'ont
de son vivant assister à ses funérailles; c'est tuer l'Art pas tous été que des lieux de thésaurisation et certains
pour en faire l' histoire, ce n'est point en faire l' histoire, avaient été conçus pour être des lieux de démonstration
mais l'épitaphe 1. » Et le même considéra non seulement Ct d'enseignement en vue du progrès des connaissances
que tout doit rester où il se trouve, notamment les vestiges dans les secteurs qu'ils couvraient. Et lorsqu'ils devinrent
romains dans le site de Rome, mais que ces vestiges des musées publics, la mise à disposition du public le
doivent conserver leur environnement d'origine, avec tout plus large des biens artistiques, techniques, scientifiques,
ce qui leur donne sens, sans qu'on en prélève des éléments historiques, ainsi que des connaissances qu'ils peuvent
pour en faire des musées : « Aussi le véritable amour de générer, devint le souci premier - du moins pour les
l'antiquité vous dit de séparer, le moins qu'il est possible, modèles de musée établis par la Révolution française.
ses vénérables débris, des lieux, des circonstances et de
Notre muséologie n'a-t-elle pas ses modèles chez tous
l'ensemble d'accessoires avec lesquels ils sont en rapport 2. »
les muséologues et muséographes dynamiques depuis que
Non seulement c'était prêcher contre l'arrachement des
le musée existe? N'a-t-elle pas toujours existé et n'est-
objets à leur milieu et pour leur maintien in situ, mais,
elle pas la seule bonne muséologie ? Trève de modestie :
venant d'un homme qui privilégiait les œuvres d'art, c'était
la nouvelle muséologie n'est-elle pas en fait que la
prendre nettement position en faveur d'une indivision du
première, la plus ancienne, la seule, celle qui aurait
patrimoine.
toujours dû être parce que la seule fidèle au modèle de
Je ne me lasserai donc pas de le répéter: notre musée originel - au moins dans sa conception républicaine
muséologie n'est apparue nouvelle que dans la mesure où française - , celle qui mettait le musée au service de tous
et non pas seulement au service des seuls amateurs éclairés ?
1. Quatremère de Quincy, Antoine Considérations morales sur la Des points de vue différents, et qui parfois s'opposèrent,
destination des ouvrages de l'Art. Paris, Crapelet, 1815 : 113 (pp. 57-
58).
se sont manifestés à partir de cette affirmation. Des
2. Op. cit. (p. 87). La théorie de Quatremère selon laquelle Rome contradictions, il y en eut également entre 1792 et 1795 :
dans sa plénitude est un musée en soi qu'il ne faut pas dépecer est le le Musée des Monuments français ne s'est-il pas construit
sujet des Lettres à Miranda sur le Déplacement des Monuments de en opposition avec le Musée du Louvre ? Et les textes
l'Art de l'Italie (1796) qui viennent d'être rééditées, avec une riche
introduction et des notes d'Édouard Pommier (France. Mayenne, définissant les missions alors attribuées au Muséum central
éditions Macula, 1989 : 153). des Arts, au Palais du Louvre, étaient loin de s'appliquer

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VAGUES PRÉSENTATION

au Muséum d'Histoire naturelle ou au Conservatoire des blés récemment par Peter Virgo 1, pour lesquels la rénova-
Arts et métiers, lieu de recherche et lieu de formation lion muséologique se situe surtout dans le rhabillage
professionnelle. cl' anciens musées ou la construction de nouveaux. Les
anglophones nous ont accoutumé à faire très fort dans le
De même des différences de degré dans l'intérêt pour mépris de ce qui ne se fait pas dans leur langue ou n'est
l'objet et dans l'intérêt pour le sujet se manifestent selon pas lié à leurs traditions. Notre chauvinisme républicain
qu'on a affaire à un conservateur d'art classique, pour leur rend parfois la pareille, il faut l'avouer, mais pas au
lequel l'original est l'essentiel, qu'il s'agit de bien « donner point de méconnaître une certaine vérité historique.
à voir », à un conservateur d'art contemporain (comme Car ignorer les changements profonds qu'a connus la
Pierre Gaudibert), pour lequel l'art et ses processus
de création comptent plus que l'œuvre finie, à un 1. The New Museology. Londres, Reaktion Books, 1989, 230 p. Ce
anthropologue (comme Jacques Hainard), pour lequel titre relèverait de l'escroquerie s'il n'était dû simplement à une inculture
l'objet ne peut de toute façon signifier que ce qu'on veut uu à une étroitesse d'esprit inimaginables dans la plupart des autres
pays. On peut y noter tout d'abord qu'aucun des auteurs, à notre
lui faire dire, à un responsable de musée scientifique, lOnnaissance, ne s'est fait remarquer à ce jour pour avoir participé, de
pour lequel l'objet ne laisse entrevoir qu'une toute petite par le monde, à la réflexion muséologique collective et pas davantage
au sein d'organismes internationaux, comme l'Icom, que des divers
partie de ce qu'il a à exprimer, ou à tel autre (comme groupes qui se retrouvent dans le Minom (Mouvement international
Bernard Deloche, s'opposant tout à fait à Duncan F. pour une nouvelle muséologie). Mais après tout, pourquoi pas ? Il
Cameron ou à Georges Henri Rivière), pour lequel le n'est pas interdit de donner un point de vue extérieur et même
d'examiner les choses depuis Sirius. Par contre, il est plus inattendu de
médium est indifférent. Si l'on doit trouver une unité de devoir attendre la page 4 de l'introduction, par Peter Virgo, pour
vue entre tous ces muséologues, c'est sans doute celle-ci: découvrir que cet ouvrage est écrit « essentiellement selon un point de
seuls comptent pour eux le message et la cible, c'est-à- vue britannique ». L'Angleterre est une île, comme l'enseignait André
Siegfried il y a cinquante ans. Toujours une île ! (Et seuls semblent en
dire les hommes concernés par l'acte de muséalùation au sortir Patrick Boylan, qui est curieux de nouveautés, et Kenneth
sens le plus large. Et ils pourraient reprendre à leur Iludson, qui est partout, qui connaît tout.) De là à ignorer tout ce qui
a pu se faire ou s'écrire sur le sujet depuis dix ans en d'autres pays ou
compte, en l'étendant aux musées de toutes disciplines, l'n d'autres langues que l'anglais! Les seuls auteurs français cités sont
la destination que Claude Lévi-Strauss fixait dès 1954 aux Roland Barthes et Pierre Bourdieu, dont le célèbre Amour de l'Art;
musées d'anthropologie: « Il ne saurait s'agir exclusive- kr musées euroPéens et leur public est paru ... en 1966. Et pourtant
I('s Américains écrivent bien en un certain anglais, que l'on sache!
ment de recueillir des objets, mais aussi et surtout de Cela n'empêche pas les textes de Cameron et de Kinard d'être ignorés
comprendre des hommes 1. » ('( la seule allusion, tout à fait indirecte, à certaines recherches et
pratiques nouvelles passe par un renvoi, en même p. 4 au Museum
lime Machine de Robert Lumley (1988).
En tout cas la « nouvelle muséologie» n'est pas cette Comme le rappelle Peter Virgo : « Ex Mrica semper aliquid novi ,..
« new museology »qu'ont cru découvrir les auteurs rassem- En effet! Mais mieux vaut ne pas le savoir et rechercher seul sa
solution. Dommage. Car les auteurs auraient peut-être appris qu'il est
d'autres voies possibles que celles qu'ils ont pu pressentir pour sauver
(crtains musées britanniques de leur « désolation ». Pour être tout à
lait justes, ajoutons que cet ouvrage fourmille quand même d'informa-
1. Lévi-Strauss, Claude (1954) «Place de l'anthropologie dans les tions et de réflexions intéressantes sur les musées britanniques ... Et
sciences sociales ~, repris dans: Anthropologie structurale, Paris, 1958 : que Peter Virgo y découvre (pp. 48-59) nombre de vérités déjà exposées,
413. Il y a plus de vingt ans, dans les textes que nous republions ici même!

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VAGUES PRÉSENTATION

muséologie depuis plus de vingt ans, même ceux qui se IIcment, à Bordeaux, Istres et Lourmarin, du 25 au
sont produits aux États-Unis , est témoigner d'une inculture 30 septembre 1972. Après la consécration publique du
inqualifiable (quelques allusions tout à fait indirectes, par néologisme écomusée par Robert Poujade, le 1er septembre
renvoi à Neils Cossons, à Kenneth Hudson et à Robert 1971 , la naissante Maison de l'Homme et de l'Industrie,
Lumley.. . et c'est tout !). En outre, n'existe-t-il pas , réée au Creusot la même année, en prendra le titre et en
aussi en Grande-Bretagne des idées novatrices et des deviendra pour ainsi dire le prototype. Il ne s'agissait plus
établissements novateurs! La bataille d'Hastings, décidé- désormais seulement d'animer le musée ou de l'ouvrir à
ment, n'est pas terminée ... uo public élargi, il s'agissait fondamentalement de faire
<': 0 sorte que ce même public se l'approprie, qu'il prenne

Lorsqu'on se trouve aux Indes ou en pleine Afrique les l'initiative des actions et, au-delà même, de faire de tout
discussions muséologiques peuvent paraître complètement son patrimoine le fond du musée.
déconnectées de la réalité. Celles posées par la muséologie Même si les détails varient en fonction des pays ou de
traditionnelle le sont certainement et on peut se demander l'âge de ceux qui y sont impliqués, les méthodes restent
quel intérêt peut avoir un musée pour des populations les mêmes : insertion dans le milieu par des animateurs-
affamées et en pleine déculturation. Ces questions ne sont missionnaires, collaboration intime avec le dispositif et
pas plus, ni pas moins déplacées qu'elles ne le sont pour le personnel scolaires, responsabilisation des intéressés,
les populations de nos grandes métropoles, tout autant abolition des tabous muséographiques, etc. Je n'en dis
déculturées - ou qui, sinon, expriment d'autres cultures, pas plus sur les musées communautaires: c'est un sujet
les leurs propres, celles de minorités et même, le plus largement traité 1. En dehors du détournement de sens
souvent, ce qu'on appelle des anti-cultures . Le musée peut- que j'évoquerai plus loin, on peut simplement remarquer,
il aider à résoudre certains des problèmes des populations - pour la France, combien la sclérose de son système éducatif
des pays - en voie de développement? Peut-être s'il les a entraîné un décalage avec ce qui se passe dans de
aborde avec un esprit sans œillères d'aucune sorte. C'est nombreux pays développés ou en voie de développement,
en tout cas notre point de vue et, pour ce faire, il est pour décharger des enseignants de leurs premières obliga-
certain que la formule des musées communautaires est lions et les autoriser à utiliser les méthodes concrètes et
mieux adaptée que celle des musées traditionnels. actives du musée.
Des musées communautaires étaient déjà apparus, Par contre, les mêmes pays en voie de développement
notamment outre-Atlantique, avec à Washington, depuis posent d'autres problèmes aigus qui ont rarement été
1967, l'Anacostia neighborhood museum, déjà évoqué. résolus. Ce sont, par exemple, les problèmes touchant à
Au Mexique, à partir du Musée national d'Anthropologie, la muséalisation des objets liés au sacré, qu'avait déjà
Mario Vasquez lançait dans les faubourgs de Mexico la soulevés sans détour Stanislas Adotevi en 1971 et qui
première Casa del Museo. En France, naissaient dans les
parcs naturels de l'Armorique (Finistère) et de la Grande 1. Notamment, en dehors des anicles de la présente publication , par
Lande (Landes) des musées de plein air qui allaient devenir lIugues de Varine, dont les principaux textes viennent d 'être réédités ,
dans la même collection , sous le titre: L'initiative communautaire,
les premiers écomusées, à Ouessant dès 1968 et à Marquèze recherche et expén'mentation , Mâcon , Éditions W et M.N.E.S., 1991,
dès 1969, avant même la réunion de l'Unesco sur l'Environ- 269 p.

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VAGUES PRÉSENTATION

continuent à être posés, en Afrique et ailleurs. Certains cntre sensibilisation au patrimoine et sensibilisation à la
anthropologues et muséologues nord-américains y ont déjà uéation artistique. Cette marche parallèle se poursuit
sérieusement réfléchi et ont déjà mis certaines solutions d'ailleurs en certains lieux comme, en France, à l'écomusée
en pratique, à partir de textes législatifs votés par le de Fresnes.
Congrès des États-Unis en 1975 sur l'autodétermination C'est pourquoi nous ne pouvons que considérer avec
des amérindiens. D'autres estiment que ce sont de faux .lgacement le mépris que jettent désormais de nombreux
problèmes, soulevés pour se donner bonne conscience, et zélateurs de l'art contemporain sur les musées et les objets
qu'il vaut mieux passer outre sous peine de voir renforcé qui sortent du champ classique, pourfendant ce qui n'est
l'isolement des populations ressortissant à ces cultures. À pas création gratuite et qui ne prétend pas refléter la
laquelle de ces théories se rattache la remise en question (ulture, voire la nature, en passant obligatoirement par le
du Musée d'Anthropologie de Mexico? filtre de la recréation. De ce côté là, c'est plutôt « le coup
Les lieux où les choses ont le plus changé sont donc les cie pied de l'âne» si l'on veut bien se souvenir que ce
musées d'ethnologie. Mais c'est aussi par les musées d'art sont justement les «culturalistes », ces ethnologues, ces
contemporain que les bouleversements sont apparus. Dans archéologues du banal, ces historiens du social qui leur
les seconds on a retourné l'enveloppe, le contenu prenant ont mis le pied à l'étrier et qui ont permis aux divers
la place du contenant; l'ethnologie, quant à. elle, a tOmmanditaires de comprendre qu'il pouvait y avoir autre
carrément délocalisé le musée en situant partout, dans le l hose à regarder, et éventuellement à mettre dans les
cadre de l'écomusée, l'intérêt pour ce qui était l'objet musées, que les seules peintures, sculptures et objets d'art
traditionnel. dassiques reconnus.
De ce fait, il est intéressant de se souvenir comment, Les muséographes-décorateurs, d'une part, qu'ils travail-
parallèlement aux objectifs des écomusées, il s'agissait pour lent sur l'art contemporain ou sur l'histoire des techniques,
les musées d'art contemporain de repenser complètement ct les muséographes de l'anthropologie, d'autre part,
leur rapport à la fois avec les artistes et avec le public: utilisent les uns et les autres les objets comme en puisant
non seulement pour rapprocher les uns des autres et de dans un garde-meuble ou un magasin d'accessoires. La
leurs œuvres, mais pour les faire participer, les faire devenir différence est que les premiers n'en prennent souvent que
acteurs du musée. Dans la même logique, les murs du les formes pour évoquer une ambiance (pensons à Stark
musée devaient exploser aftn que les œuvres soient intégrées ct à l'exposition du centre Georges Pompidou sur « les
à l'espace de la ville - ou de la campagne - , pendant Années 50 ») ou provoquer des sensations nouvelles, alors
que l'écomusée intégrait à son patrimoine celui de toute que les seconds essayent de faire dialoguer chaque expôt
la population qu'il englobait. Ce n'est peut-être pas par avec son ou ses voisins, aftn que, de ce dialogue, sortent
hasard si l'écomusée du Creusot est devenu un modèle : des idées nouvelles.
c'est qu'il portait en son sein le Cracap, qui était un Il peut suffire à un bon muséographe d'une boîte de
centre d'art contemporain. Alors même que la plupart des fromage pour évoquer notre civilisation de consommation
centres d'art contemporain sont nés, en dehors des musées ct d'un morceau de P.V.c. pour évoquer d'autres aspects
d'art moderne, d'une dissociation entre patrimoine artisti- de notre vie contemporaine. Mais, du point de vue
que et art vivant, le rapprochement se faisait sur le terrain dominant - « dominateur» - si leur mise en exposition

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VAGUES PRÉSENTATION

et leur rapprochement éventuel n'ont pas été sublimés par apôtres de la nouvelle muséologie n'ont pas cessé d'être
le nom d'un artiste, si possible consacré, on considère actifs dans certains comités de l'Icom, y compris après que
qu'ils ne sont rien - contrairement à ce que pensent, et le Minom lui-même eut été reconnu comme l'une de ses
écrivaient il y a vingt ans et plus, Pierre Gaudibert ou organisations associées.
Jean Clair. Et pourtant, quelle différence pour le spectateur Mais si l'Icom peut paraître globalement comme un lieu
entre bon nombre d'œuvres contemporaines et de bonnes ouvert, du fait d'une présence, majoritaire dans ses organes
muséographies, de minéralogie, de botanique, d'objets lOnsultatifs, de membres issus de pays qui recherchent des
techniques, .d' objets de la vie quotidienne ... ? modèles de musées pouvant convenir chez eux, si les
Une bonne muséographie ou une bonne scénographie conceptions « néo-muséologiques » peuvent sembler globa-
ne valent-elles pas mieux qu'une mauvaise œuvre d'art ? lement acceptées, il n'en est pas de même lorsqu'on en
Défendant mieux que les musées traditionnels la spécificité ;lrrive à regarder de près ce qui se pratique dans la
de l'objet muséal, dont ils ne sont pourtant pas des plupart des pays. On fait semblant d'approuver les bonnes
adorateurs exclusifs, les muséologues avertis acceptent des Intentions. On peut même aller jusqu'à reconnaître les
muséographies qui sont à plusieurs degrés et offrent plus formes d'action proposées, du moins dans leur dénomina-
de complexité que certaines œuvres présumées d'art: au 1ion, mais dans la réalité on ne fait pas grand-chose pour

premier degré, par la représentation purement physique; que ces formes se développent vraiment et on détourne le
au second degré par l'évocation de leur contexte; au sens des mots.
troisième degré par le rapprochement d' expôts de gisements C'est par exemple, comme on pouvait s'y attendre, ce
différents de lieu ou / et d'époque; enftn, eux aussi qui est arrivé en France avec les écomusées, dont les
peuvent revêtir une signification symbolique également institutions ont fait l'impossible pour les fossiliser en
polysémique. Jouant sur la racine « éco» et les réduire à de simples
musées de plein air, quand ce n'est pas en « centres de
Véritable syndicat international pour les gens de musée, loisirs» à ftnalités d'abord commerciales.
l'Icom est un creuset et s'y retrouvent aussi bien les Non pas qu'on n'ait rien fait. J'y reviendrai plus loin:
contestataires de la tradition que ceux qui la défendent et on a certes fait des efforts dans les domaines des relations
qui, surtout, détiennent le pouvoir dans le monde des publiques, de l'action culturelle, voire pédagogique. Mais
musées. On a pu ainsi voir élire comme président de (CS efforts ont beaucoup plus visé le quantitatif que le

l'Icom aussi bien un responsable de grand musée américain CI ualita tif.


traditionnel ou même le directeur administratif de tous Un mot sur le qualitatif: Duncan F. Cameron a écrit
les musées d'un grand pays européen, que le responsable plusieurs articles entre 1968 et 1971 pour expliquer qu'il
d'un musée d'avant-garde d'un pays de l'Est ou que, pour IlC servait à rien de montrer des objets si l'on n'en donnait
le mandat actuel, l'initiateur d'une forme expérimentale de pas en même temps le code de lecture. Les expositions
muséographie dans un pays d'Afrique. Et, sans méconnaî- de Beaux-Arts, comme les expositions scientifiques sont
tre aucunement le rôle de premier plan qu'ont joué dans toujours aussi ésotériques - sans doute même davantage,
ce mouvement ceux qui ne furent pas moins que les deux (ar les secondes ont trouvé leur solution dans le bavardage.
premiers directeurs de l'Icom, on peut remarquer que les Qu'a-t-on fait pour améliorer cette situation? Ne l'a-t-on

30 31

saDI MAE /uSP


VAGUES PRÉSENTATION

pas davantage aggravée en compliquant la présentation au ou l'exposition« Cité Ciné ». Et, faut-il le rappeler, chaque
lieu de la simplifier ? fois qu'on a voulu faire du neuf, depuis le centre Pompidou
Jusqu'à la cité des Sciences et de l'Industrie et au Grand
Le luxueux rhabillage qu'ont connu nombre de musées
Louvre, on l'a fait en créant des structures administratives
depuis une douzaine d'années constitue-t-il un change-
nouvelles et spécifiques, et contre les structures officielles,
ment? Nécessaire, certes, était la toilette, mais n'a-t-on
(' n dépit d'elles 1.
pas le plus souvent enfilé des tuniques neuves et brodées
par-dessus des corps malades? A-t-on vraiment remis en L'histoire se répète, ou du moins se poursuit pleine de
question, dans l'administration, chez les politiques comme 1 ·dites . C'est pourquoi il est plutôt triste de relire vingt

chez les professionnels, les vraies finalités du musée, le ans après les textes où Duncan F. Cameron rappelait aux
sens de la conservation et des expositions, de ses rapports anglophones nord-américains (mais cela visait aussi tous
profonds avec la société dont ils sont un des instruments k s membres de l'Icom, dont la France est, rappelons-le,
culturels - et dont ils prétendent être le reflet - , de sa un des membres fondateurs) à propos des réformes qu'il
façon de communiquer avec le public, du contenu de son y a «des décennies qu'elles sont suggérées et ont fait
discours tout autant que de la clarté de son langage ? l'objet depuis la Deuxième Guerre mondiale, de tant de
lextes et de discours ». Et nous-mêmes de remarquer que
Le même Cameron parlait aussi en 1969 de la difficile
k s décennies font à présent un bon demi-siècle! Et lorsque
polyvalence du conservateur et de sa nécessaire formation
notre lecture s'arrête sur la description que le même
aux fonctions nouvelles qu'on exige de lui. En faisant de lui,
Jameron faisait, en 1971, de la gestation, des conditions
en France par la nouvelle École nationale du Patrimoine, un
d 'ouverture et du fonctionnement du centre de Science
administrateur polyvalent, là où il était d'abord le spécialiste
de l' Ontario, à Toronto, nous ne pouvons pas ne pas
d'une discipline, lui donne-t-on pour autant les moyens de
p 'nser immédiatement à l'histoire telle qu'elle s'est faite
s'interroger sur le sens de sa profession, les moyens de
;t La Villette. Comme dans les exemples évoqués par
répondre à ces fonctions nouvelles où l'on attend qu'il
Cameron il y a vingt ans, pour les cas nord-américains,
excelle, et notamment à celles de la médiation par l' expo-
les personnels recrutés dans les structures ad hoc françaises
sition ?
En France peu a été fait pour qu'un changement se 1. Il ne faut pas avoir honte de rappeler le nombre d'innovations (si
fasse dans le sens préconisé depuis des années . Ni dans les l'on peut dire, car elles n 'avaient en soi rien de révolutionnaires)
musées nationaux. Ni dans les dispositions administratives, proposées pour le musée national des Ans et traditions populaires et
,u (eptées de mauvais gré, ou simplement récusées, depuis la climatisa-
officielles. Chez nous l'initiative et l'innovation ont tou- lion ou la création d'auditoriums, qui ne furent acceptés que grâce au
jours eu une origine marginale, que ce soit à Paris ou en pouvoir régalien d'André Malraux, depuis les audiovisuels qu'aucune
région: du musée d'Art moderne de la Ville de Paris, où ligne budgétaire ne permettait de financer, jusqu'à l'informatisation
dcs collections bien avant que le ministère de la Culture dans
est né l'ARc de Pierre Gaudibert, aux musées de la Ville \on ensemble ne disposât du moindre ordinateur, jusqu'au contrôle
de Marseille, au sein desquels est né le musée des Enfants .Illlomatique des entrées, ou au téléguidage dans la Galerie culturelle,
de Danièle Giraudy, à la fin des années soixante; du qui n'ont jamais pu être installés, et à l'impossibilité de faire fonctionner
1111 véritable centre culturel. Quant aux doctrines muséologiques et
musée national des Arts et traditions populaires au musée lIluséographiques de Georges Henri Rivière, aujourd'hui comme hier
Dauphinois à Grenoble, au début des années soixante- 1 ofltestées par les plus rétrogrades , n'est-il pas naturel de constater que

dix ; plus près de nous, encore à Paris, le Musée en herbe ,(' sont justement ses disciples qui restent à la pointe de l'innovation?

32 33
VAGUES PRÉSENTATION

n' o III pas forcément eu toutes les qualités requises ; elles Ille sage Van Gogh qui l'emportent - du mOlllS a11TIe-
on t au moins pour elles l'absence de préjugés et un regard 1 on s'en persuader.
neuf ~ur les problèmes à résoudre. Pauvres conservateurs,
Les rares influences majeures qu'ont bien voulu accepter
t roI' souvent conservateurs par essence, si nous avons les
les musées traditionnels ont surtout concerné les rapports
qualités de nos défauts, nous avons aussi trop souvent les
directs avec le public - essentiellement le démarchage et
défaul de nos qualités! Et de ce fait, malheureusement,
l' ,lccueil ainsi que ce qu'on a appelé l'action culturelle.
dans les musées les avancées n'ont toujours pu se faire
1..1 « récupération» de l'action culturelle n'est certes pas
que par viols successifs.
flt'gligeable. Mais, malgré le dévouement - pour ne pas
A côté de ces évolutions forcées, nous pouvons seulement dlfC l'acharnement - de certains qui ont une foi à toute
regretter que n'aient pas davantage été suivis, dans un e preuve dans leur action, n'a-t-elle pas été le plus souvent
contexte administratif il est vrai différent, celui du minis- ,ol1sidérée comme la part du feu : un secteur dont on ne
tère de l'Environnement, tous ceux qui, dans les parcs, .lurait plus se passer, mais qui reste marginal par rapport
délaissaient l'animation fourre-tout, panacée des années .1 l'évolution réelle des musées - à preuve le fait qu'on
soixante-dix en France , et s'inspiraient des exemples ( I l charge rarement de véritables conservateurs et le fait

nord-américains d 'interprétation, théorisés notamment par q li ces derniers la considèrent souvent comme secondaire ,
Freeman Tilden, multipliaient à leur tour les expériences lorsqu'ils n'en méprisent pas les acteurs . Globalement,
et faisaient toujours passer au premier plan de leurs loin d'œuvrer à la responsabilisation de ce même public
préoccupations leur rapport avec le public et la forme 011 continue à le considérer comme une marchandise à

donnée aux messages qu'ils voulaient lui délivrer. ' ,11 1er. Par contre ce qui touche à la nature du musée et
,1 son expression muséographique (la communication) a
Et pourtant, vient d'arriver une jeune génération de , onnu les pires détournements.
conservateurs pleins de dynamisme. Heureusement pour
elle, la régionalisation décidée politiquement en 1982 va En effet les plus grandes confusions se sont souvent
lui permettre de continuer à faire évoluer les musées, Llites à l'autre bout de la démarche médiatique du musée
espérons-le, dans le bon sens. De nombreuses expériences .Ivec l'exposition et son langage de communication. C'est
ont déjà été faites avec le public, de nombreuses expositions pou rquoi c'est surtout sur ces aspects muséographiques de
ont innové en ne se contentant plus d'étaler mais en L, nouvelle muséologie que je vais insister pour terminer. En
cherchant à dire . Il n'y a plus qu'à continuer ... dlet, concernant la muséographie, et plus particulièrement
l'aménagement de l'espace et la mise en exposition, le
Ce qui, du moins pour un temps, a sauvé l'institution viti laissé par les gens de musée, et notablement par les
muséale des accusations qu'elle a connues à la fin des ,ol\servateurs, a profité essentiellement à des praticiens
années soixante et pendant les années soixante-dix, c'est dont la problématique n'a rien à voir avec celle de la
la valeur médiatique - plus exactement « médiatisée» - 1l11lséographie et cela nous a conduits à de véritables
des chefs-d'œuvre détenus par les musées de Beaux-Arts. ,.lt:tslrophes. Au nom de la légitimité que leur donnait leur
Contrairement à ce qu'affirme Mac Luhan, dans ce cas IOll1pétence dans l'aménagement, architectes, architectes
particulier: le médium n'a pas caché le message. Peu d ' ultérieur, décorateurs ou scénographes se sont appropriés
importe l'emballage, c'est le message Vermeer ou le le .\ musées et en ont fait leur chose. Comme ce qu'ils

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VAGUES PRÉSENTATION

faisaient ne pouvaient passer inaperçu, à l'opposé d'une 'est ainsi que, concernant les musées de civilisation,
bonne muséographie, ils se sont fait remarquer par les notamment ceux d'histoire et d'ethnologie, nous avons
maître d'œuvre et, très vite, se sont trouvés placés \ouligné l'intérêt que présentait l'usage de substituts
en une oncurrence que l'on pourrait presque appeler c l de scénographies de substitution pour traduire des
déloyale . phénomènes ou exprimer des idées que les seuls objets ne
Cette situation pourrait être considérée comme une pouvaient suffue à traduire et à exprimer. À partir de
simple concurrence professionnelle à l'égard des rares mais lelte suggestion et de l'abandon de la simple mise en
véritables muséographes, et passée ici sous silence, si en exposition de l'objet original, étalé avec plus ou moins de
réalité elle ne mettait en cause les fondements mêmes de \ubtilité pour livrer un message, on s'est mis à rechercher
la muséographie telle que nous la concevons, et, qui plus d · mises en espace qui exprimaient ce qu'on avait à dire
est, notre propre conception de la muséologie. En effet, à ,ans rester esclave de l'objet original et on a innové en
partir du moment où nous privilégions non plus seulement 1I1lroduisant des éléments exogènes, qui restaient malgré
la forme mais le message, nous ne pouvons accepter que lOut signifiants et ne pouvaient être pris pour des éléments
le message soit subordonné à l'aménagement de l'espace. d · décor 1. À partir de cette nouvelle muséographie, on a
Pour nous c'est bien le message qui est mis en espace - lommencé à rencontrer des mises en scène mélangeant
même si dans le message il y a des objets et même l' ratuitement le vrai et le faux, pour le simple plaisir de
de l'espace, dans le cas des expositions esthétiques, et la décoration. Peut-être la contamination s'est-elle faite à
notablement d'art contemporain. Une véritable escroquerie partir de la mise en espace de l'art contemporain, non
a eu lieu, à notre corps défendant, qui a consisté à \culement du fait des «installations» conçues par les
détourner l'ouverture formelle que nous avions donnée .tnistes eux-mêmes, mais ·aussi du fait d'une recherche
à l'expression pour en faire autre chose, qui n'a plus rien fréquente de lieux singuliers qui ajoutaient encore au
à voir avec notre propos . Cela n'est certes pas affaire facile discours sous-tendu par les objets faisant œuvre.
car la différence entre une vraie et une fausse muséographie
Si l'on veut essayer d'en ramasser les propos en quelques
se joue parfois dans la nuance. Le musée des Civilisations
mots, la nouvelle muséographie:
d'Ottawa reprend la formule muséographique des « scènes
de rue », mise au point en Colombie britannique par
Daniel T. Gallacher pendant les années soixante, mais 1. Et, au-delà de la nécessité d ' exprimer convenablement le message,
sans avoir la même honnêteté de distinguer l'authentique un meilleur service du public a pu conduire aux mêmes choix de
du substitut. Et bien malin qui peut discerner si le musée \ubstitution . Serait-ce faire à notre tour de la récupération que de nous
Irférer à ce qui s'est fait dans les centres d 'interprétation des parcs,
de la Civilisation de Québec conçoit toujours ses expositions .d>outissant aux mêmes choix: « La route de l'interprétation [ ... ] a
dans le droit fil du mouvement de rénovation muséographi- lI1ené les concepteurs d 'exposition à une scénarisation où l'objet a vu
que qu'ont connu le Québec et tout le Canada, notamment \c assises premières modifiées . La conception de présentation a parfois
plIS des allures très contemporaines et l'artefact, selon le besoin du
dans le cadre des établissements de Parc Canada, pendant I('(il muséal, a trouvé une place quelquefois contemplative, d'autres
les deux décennies précédant son ouverture, rénovation lois démonstrative. Préoccupés par une plus grande participation du
que nous pouvons implicitement inscrire dans la ligne public, nous avons souvent opté pour la reproduction, laissant l'original
dans les réserves , là où il est entouré des conditions idéales de
d'une nouvelle muséographie - fut-elle inconsciente lOnservation . '" (Annette Viel, « Quand le lieu devient objet :0 , in Paire
ou s'il ne nous offre pas parfois des contrefaçons. Voir, Paire Savoir, Québec, musée de la Civilisation, 1989, p . 76).

36 37
VAGUES PRÉSENTATION

tend à faire disparaître le fossé qu'avait mis le XIX' Illi en cause. La rési tance doit donc continuer, non
siècle entre le spectateur et l'objet muséalisé ; \{' ulement contre les récupérations-détournements mais
,1 Llssi contre les attaques frontales.
- en même temps, elle sait garder une certaine distance
pour l'objet obsolète ou exotique muséalisé et l'utilise De toute façon, ne nous étonnons pas s'il arrive que la
comme élément de base de son langage ; Ilouvelle muséologie disparaisse: c'est qu'elle se sera
fondue dans la muséologie officielle, car elle n'est pas
- elle a créé un langage mettant en conversation l'objet
Llile pour vieillir, puisque nous avons souligné qu'elle
déjà distancié et l'objet d'usage courant ;
Il 'avait pas d'âge. Elle doit se fondre, tout autant que les
- de ce fait elle a créé un genre nouveau qui n'est ,Illions des écomusées sont destinées à être récupérées
plus seulement expression d'une réalité scientifique mais p àf d'autres structures et qu'elles-mêmes sont vouées à
création, au même titre qu'une œuvre d'artiste. Et c'est disparaître, comme le remarquait Georges Henri Rivière.
cela, et sans doute cela seul en langage d'exposition, Mais, avant ce moment, il reste encore beaucoup à faire .
auquel on peut appliquer le terme de « scénographie ».

Pour ce qui concerne de façon plus générale le mouve-


ment de la nouvelle muséologie, il n'a, certes, peut-être
pas gardé son unité initiale et ses adeptes se sont parfois
divisés, phénomène qui n'est après tout que naturel. Mais
le mouvement qui a été lancé il y a une dizaine d'années,
en faisant des petits, montre bien qu'il n'est pas mort. Et
h.e ureusement! Car, contrairement à ce que pourraient
penser certains, le combat est loin d'être terminé!
Il nous faut fourbir de nouvelles armes car les affaires
se gâtent avec un retour en force de certains intégristes
des Beaux-Arts contre tout ce que nous défendons. Est-ce
baroud d'honneur? Ne nous abusons pas, car, lorsque dans
un récent article Édouard Pommier accuse les archéologues
d'avoir fait entrer la société au musée « dont elle est le
pire ennemi et qu'elle s'efforce depuis de coloniser» 1 ,
c'est bien, par un semblant de retour aux sources, tout ce
que nous affirmons être aussi l'essence du musée qui est

1. Pommier, Édouard (1991) «Prolifération du m}lsée» Le Débat,


65, mai-août 1991 : 144-149 (p . 147) .... Et pourtant Edouard Pommier
a beaucoup apporté, ces dernières années , à la connaissance historique
des origines des musées en France, entre la fm du XVIII' siècle et le
début du XIX' !

38
EN GUISE DE PRÉAMBULE

L'anti-musée ou le musée des musées


(1949)
Alexandre Vialatte

Le Musée du Néant. - Musée de l'Idée de Musée. -


Serpents à barbe et bicyclettes fleuries. - L'Anti-Musée.
- Philosophie du verre à vitre. - Un précurseur. -
L'Homo Simplex. - Généralisation du procédé de Marsac.

On avait eu des musées de tout: de médazlles, de


sculpture, de l'homme, du chapeau mou en fer forgé,
du tableau en boutons de culotte, des musées de
père mort, de crapauds, de vipères, d'os de vaches et
de maréchaux en timbres-poste. Il ne manquait qu'un
musée d'objets qui ne fussent pas des objets de
musée, le musée de l'Objet Quelconque. Les demoi-
selles Comte, de Marsac, deux sœurs, ont comblé
cette lacune.
C'était une Grande Idée. Elles l'ont réalisée en
léguant à leur mort leur mobilier mis sous vitrines,
dans une salle du premier étage de leur maison, ce
qui fait un très joli musée «du mobzlier de son
voisin» ou de « fille d'armurier auvergnat du xx' siè-
cle ». Tout le monde peut le voir, zl n'en coûte que

41
VAGUES EN GUISE DE PRÉAMBUIE

III 1:. On entre par la cuwne, on monte l'escalier règne de la nature. On croit d'abord que ce sont
IIU/I . et/suite on regarde et on reste rêveur. Je garantis des masques nègres, ensuite des portemanteaux,
qlf '()It en revient lourd de pensées. finalement, à l'analyse, on devine des têtes de chèvres,
Qu 'a-t-on vu... ? Mais que n 'a-t-on pas vu... ? Un mais si enfantinement peintes et modelées qu'on les
à ras du sol. Un vrai bdlet de cinq francs, sous
l't'Vi! prendrait pour des têtes de serpents, verdâtres, ocel-
globe, et les monnaies les plus récentes, tout ce qu'on lées, avec les yeux que j'ai dit. On dirait deux pythons
a soi-même dans sa poche, mais encadré, serti, soclé, à barbe avec des cornes de chamois. C'est saisissant.
couché sur velours ouatiné, étiqueté en bâtarde et en Il y a d'azlleurs aussi une tête de vraie chèvre carrossée
ronde. Des diplômes, mentions honorables pour en portemanteaux. Elle a le pazl si mal pez'gné, l'air
l'élevage des oiseaux de basse-cour. Un deuxième prix si vivant qu'on a peur qu'elle vous broute votre
de chats de gouttière, un premier accessit de canards chapeau sur la tête. Enfin, dans une petite salle à
de Barbarie. Deux faïences d'hygiène parallèles, blan- part, dans un sanctuaire plus intime, des œufs
ches à fond bleu, sujets fleurs et feuzllages, avec une d'oiseaux, quelques chasubles, et les œuvres d'Henri
chaumière romantique. Un dieu Mars très ressem- Pourrat. Rien ne vous baratte mieux la cervelle
blant, en faux bronze artistique, « article soigné pour par l'inattendu du spectacle et le «gratuit» du
cadeau de fête », portant une étiquette attachée à merveilleux.
son cou comme une boîte de focteur : « À notre chère
Marraine, ses trois filleuls reconnaissants. » Un lapin Les demoiselles étaient deux magnifiques personnes
empazllé extrêmement instructzl Un sabot de bois, qui ressemblaient, sij'ai bonne mémoire, à Louis XI
des soldats de plomb de l'entre-deux-guerres. Un et à François 1" (un Louis Xl plus étoffé, avec un
buste récent de Thémistocle. Un livreur en fer blanc côté père de fomzlle qui manquait à l'on'ginal).
avec son tn'porteur et la clefpour le remonter, acheté Leur vie fut simple, unie, réglée, semée de menus
à la Saman'taine. Des fuszls (quelques-uns très beaux) triomphes locaux, mais sans tapage: premier pnx
et une « canne-ocan'na» sur laquelle (l'étiquette le d'angora fnsé, et mentions hors-concours dans les
rappelle discrètement) un soldat belge en 1918 joua compétitions de « bicyclettes fleun'es ». À la suite de
l'air de la Brabançonne. Une autre, « sculptée à ces récompenses, les bicyclettes de lys et de roses, les
l'époque », par le « pauvre Papa» de ces demoiselles, guidons de coquelicots, les Pédales d'« aimez-moi »,
et que Ramuz a beaucoup admirée. Toutes sortes de restaient exposés une semaine sur le bzllard de la
canards venus de l'étang voisin. Une tête de dindon grande salle, car M. Comte, le père, avait tenu un
empazllé, traitée en portemanteaux, légèrement pré- commerce de cafetier-armun'er,' « bocks - revolvers -
tentieuse, avec un cou trop granuleux qui dégoûte sandwiches ». De temps en temps une promenade
comme une maladie. Des fouines. Un paon. Le tounstique au mausolée d'Hector Granet qui conser-
portrait de Vercingétonx (époque gauloise), et celui vait son père exposé dans l'alcool comme une vz'père
d'Amédée (très Napoléon III). Aux poutres, enfin, de pharmacie (mais je raconterai cela une autre fois).
deux fétiches folklon'ques qui vous glacent et vous Ce fut sans doute là qu'elles appn'rent tout le parti
intn'guent par le mystère inhumain de leurs yeux en artistique qu'on peut tirer des choses et notamment
cocarde et qui semblent appartenir à un quatn'ème des vieux meubles de fomzlle, à condition de les

42 43
VAGUES EN GUISE DE PRÉAMBULE

très beau ». (Quelle justification du cadre 1 quelle


mettre sous verre. Et vozlà tout. Enfin, une mort humiliation pour l'esprit 1) On lui communique par
affreuse, tandis que sa sœur agonisait, l'autre, affolée, là, la dignité, le sérieux, le caractère décoratzf et le
criait « Au feu» par la fenêtre. Il faut se déPêcher prestige Pédagogique de la chose devenue intoucha-
de rire de l'homme. Dès qu'on commence à le ble, la solennité du tabou. Ainsi, l'Allemand moyen
regarder avec le cœur, c'est un spectacle difficile à devant sa bibliothèque. Il y a mis Goethe, Schzller,
supporter. vingt autres qu'il prendra soin de ne lire jamais. Mais
zl passe en saluant.' ne sont-zls pas sous verre ?
Quand on revient du musée de Marsac, on se sent
Vozlà la civilisation 1 Goethe y accordait une énorme
gêné dans sa philosophie. On se demande - tic de
importance. Cette valeur du respect, on l'enseigne
logicien - ce qu'on a vu .' un musée de quoi ?...
pour elle-même dans sa Province pédagogique. Et
On s'aperçoit au bout du compte qu'zl s'agissait d'un
c'est aussi la leçon des Japonais qui ne prennent rùn
Musée de musée. Le Musée du musée en soi. Le
qu'avec cérémonie, servent le thé avec religion, saluent
Musée de « l'idée de musée ».
les arbres, et font la révérence aux choses; peut-être
Et ça, c'était une grande idée. Car ce n'est même aussi l'attitude des Chinois qui prient pour le poisson
pas le Musée du Banal, l'antimusée, celui des choses qu 'zls mangent. L'Anglais accuezlle la vie et la nature
qui, contrairement à celles des autres établissements, avec le sérieux biblique et l'humour insulaire, le
seraient toutes également non remarquables (il con- Français avec frivolité, le Mikado, Goethe et les
tient par hasard des choses à demi curieuses). C'est demoiselles Comte avec rites et génuflexions. Au
beaucoup mieux. L'antimusée est un musée comme mzlieu de porte-plume souvenir, et de ronds de
les autres, zl n'en diffère que par l'objet.' c'est un serviettes en coquzllages. Les demoiselles Comte ont
musée d'objets antimusée, zl présuppose un choix vécu dans le sacré.
comme tout vrai musée. Ici c'est tout le contraire, le
choix n'existe pas, - la limite serait l'univers sous Tout dans leurs doigts devient bicyclettes fleun·es.
vitrine -, de sorte qu'en ne le cherchant pas le Et toute force vient au monde de l'optique du musée
musée de Marsac a réussi à être le comble même du de Marsac. Je parlais de l'Anglais.' zl a mis sous
musée non-musée, et par là le Musée des musées vitn'ne son roi, quelques vieux textes et une queue
puisqu 'zl n'expose pas autre chose que ce qui est de perruque, il ne s'interroge jamais sur eux, c'est
commun à tout musée.' la transfiguration de l'objet par là qu 'zl est invincible. Création de la Foi, le
par la vitrine. C'est le musée de l'optique sPéciale à musée des demoiselles Comte est le musée de la Force
la vitrine, et c'est par là qu'zl plonge dans la et de la Foi. Sa vitre confire aux objets l'optique
phzlosophie. mystique de la relique et foit d'eux une religion.
C'est elle qui maintient dans les foyers ruraux le
Car je ne cherche pas à me tricher (le musée de prestige du « Certificat », de la couronne de man'ée
Marsac humzlie les superbes) .' j'y ai pris un plaisir et de la Médazlle des Assurances. Elle décale la réalité,
extrême. Et c'est à cause des étiquettes, des socles et
elle fait des choses leur mirage irisé, elle prouve que
du velours grenat.
l'exotisme est purement subjectzf et le musée une
C'est donc une Grande Idée que de prendre une simple attitude de l'espn't .' c'est ce qu'avaient si bien
chose, de la mettre sous verre et de dire «c'est

44 45
VAGUES EN GUISE DE PRÉAMBULE

compris les demoiselles Comte. Le musée n'est pas


Ce qui prouve que quatre barreaux suffisent pour
dans la vitrine, mais dans la tête du visiteur. créer du mystère et un vitrage, de la célébn·té.
Prenez une cigarette gauloise, couchez-la sur velours
ouaté, couvrez d'un verre, vozlà votre cigarette loin- Le procédé des demoiselles Comte a été trouvé si
taine et glorieuse. Vous avez créé un mystère. Avec parfait qu 'zl a été repris par tout le monde. C'est à
un nimbe. Vos visiteurs trouveront tout de suite à lui que nous devons ces magnifiques manchettes qui
votre gauloise une histoire naturelle, une légende, un nous apprennent sur six colonnes qu'au sommet du
folklore. Ils la découvriront. Mieux, ils l'inventeront. col de l'Aubisque, LaPébie* a dit « zl fait chaud », la
Il en naîtra des distiques instructifs et des vapeurs de photo du boxeur Chaussette prenant un bain dans une
cassolettes. Vous avez créé une poésie. Vous inspirerez baignoire parezlle à toutes avec des yeux écarqutflés par
une épopée. L'épicier l'a fort bien compris qui vous le magnésium, et l'image de cet homme qui a dit au
vend maintenant les lentzlles dans une enveloppe de commissaire où logeait le bijoutier qui avait vu
cellophane. Ce n'est plus de la vulgaire lentzlle, c'est l'assassin le jour même de sa naissance. C'est à lui
de l'aliment « comgé» .' vous avez l'impression que que nous devons ces images qui montrent si clairement
vous mangez de la science. qu 'zl n 'y a n'en à montrer, et ces discours qui prouvent
Malgré leur génie créateur, tf fout reconnaître que qu 'zl n 'y avait n'en à dire. C'est grâce à lui que
les demoiselles Comte avaient eu un prédécesseur nous apprenons si copieusement que la RéPublique
dans l'idée grandiose d'exposer pour l'édification des marchera désormais dans les voies de la démocratie.
foules ce qu'on voit partout beaucoup mieux, plus Nous ne trouvons partout que marchands de verres.
aisément, plus longuement, et moins coûteusement Si bien qu'on se demande à la fin ce qui n'est pas
que sous un verre. C'était ce directeur du Zoo qui, musée de Marsac, musée gratuit, musée de musée,
selon Garnett, s'avisa un beau jour qu 'tflui manquait chèvre empazllée, btflet de cinq francs, buste de
une espèce animale, et la plus belle.' l'homme, Thémistocle, ou faïence hygiénique à sujets fleurs
l'homme moyen, l'homme de la rue. Il fit donc et fruits compliqués de chaumière romantique ...
mettre dans une cage un calicot en pantalon de Sezgneur, ayez pitié de nous 1...
flanelle, attablé dem'ère un bureau, et pour que nul
n'en zgnorât, un écriteau le présentait en ces termes .'
L'Époque, 1949 .. repris dans Les Cahiers d'Alexandre Vialatte,
« Homo Simplex ». Le résultat fut prodigieux, la foule nO 1,1974.
immense, les réflexions inattendues. Un enfant, dans
sa naïveté, déclara.' « On dirait un homme 1 ». Une
petite fille fut giflée vertement parce qu'elle trouva
étourdiment qu'« tf ressemblait à l'oncle Eugène »,
ce qui lui appn't à ne pas comparer un membre
éminent de sa famzlle à un être inidentifiable qui se
gratte dem'ère des barreaux. Divination prodigieuse
de l'enfance. La réaction moyenne de l'adulte évolué
fut.' « Qu'est-ce que c'est ?... » et zl partit songeur.
· Coureur cycliste (A.D.).

46
IN l'RODUCTION

Ll' musée au service de l'homme et


du développement (1969)

11ligues de Varine

La signification historique de l'institution appelée


musée» est en voie de disparition. La conservation de
lïtnitage culturel de l'homme ne se justifie plus par le
dillple goût (ou le snobisme) du passé, ni par la recherche
1" al uite menée par des intellectuels pour des intellectuels.
1 ( musée est donc théoriquement appelé à disparaître en
111< me temps que l'âge, le monde, la classe sociale qui
l' Dot créé: âge pré-industriel, monde européen, classe
hllurgeoise « cultivée ».
Le fait qu'il existe des musées vivants, ouverts au monde
1 1au progrès, qui ont dépassé la conception historique
Il.IClitionnelle, ne change rien à la menace qui pèse sur
l' Illstitution : ou bien leur caractère de musée est contesté
",Il la majorité, ou bien ils cherchent eux-mêmes à
N',.ffranchir de l'appellation de musée.
La justification du musée traditionnel est en effet
dl/u ble: l'objet dé-fonctionnalisé doit être conservé et
Ijlprécié pour sa valeur secondaire ou extérieure (esthéti-
que, historique, sentimentale), ce même objet est sacralisé
(1 devient un point d'appui nécessaire pour les structures

49
r

VAGUES INTRODUCTION

mentales de la société. Une telle doctrine a pour corollaire, Croyez-vous que ce soit indispensable? demanda
dans la réalité, un certain nombre de déviations intellectuel- "roria à Edward. Des objets étiquetés et placés sous
les graves et parfois dangereuses : une certaine obsession IIIIIICS, ça ne signifie rien. Je suis allée une fois au British
du passé dont la connaissance idéalisée sert de substitut à ~11ISl'lIm. Ce que j'ai pu m'y ennuyer!
une civilisation que l'on n'a plus la force de créer,
« Le passé est toujours ennuyeux, déclara Edward.
une identification de la culture avec l'art, source de l ' ,1 venir est autrement intéressant). »
malentendus, d'incompréhensions, d'exclusives, mais aussi
essai de remplacer une spiritualité plus haute et plus vaste lJne simple réforme de l'institution ne résoudrait rien.
dans son rôle de contrepoids nécessaire à la matérialisation ( Ilc'nher à attirer au musée, par les moyens d'animation,
de la vie quotidienne ; une monopolisation du culturel dl publicité et de propagande modernes, ou par l'améliora-
111111 de la présentation, de plus larges couches de la
par l'élite « instruite» issue d'un nombre restreint de pays.
population, alors que le contenu et la conception du
Le musée ainsi conçu est condamné, à brève échéance. IIlllsee resteraient les mêmes, n'aboutirait qu'à supprimer
Il sécrète un « esprit-musée» qui stérilise la création, stoppe 1111 c nsem ble de connaissances (et de préjugés) à une
l'évolution culturelle. En offrant un système arbitraire de t ,dlure de base souvent rudimentaire et en tout cas non

références et de comparaisons, il oblige la majorité des l"Iparée. C'est le phénomène que l'on peut observer dans
individus à se définir par rapport à lui en abdiquant leur LIli ifOp grand nombre de pays du Tiers Monde, notamment
personnalité, tandis qu'une minorité le refuse purement t fI Afrique. Sous l'impulsion d'experts européens ou
et simplement par une réaction instinctive de rejet, attitude IlIlericains, les musées adoptent systématiquement des
également absurde. Le musée a ainsi tendance à faire de IOllcepts étrangers à l'Afrique et enseignent la culture
l'objet un bien de consommation, lequel est accessible en If" aine, non pas comme les Africains la vivent, mais
principe à tous et en fait à un club restreint. 1 OJl1me les spécialistes européens la voient, c'est-à-dire de
l'extérieur. Il ne faut pas hésiter à parler ici de viol spirituel
Pour ceux qui ne sont pas membres de ce club, le q III ne peut qu'entraîner à la longue des frustrations
musée est et reste un endroit sombre, poussiéreux, p'Ylhologiques graves dues à l'aliénation de la culture.
ennuyeux. Cette opinion se reflète dans la conversation
onsidéré individuellement ou sous l'angle national, le
ordinaire, dans la littérature populaire: qu'il s'agisse des
III usée actuel est donc l'équivalent exact de ce que l'on
bandes dessinées pour enfants ou des romans policiers, le
'ppelle à l'université le « cours magistral », portant sur
«conservateur de musée» est devenu un personnage
tics sujets isolés de leur contexte humain. Mais, à la
« classique », vieux, barbu, obsédé par les vieilles choses.
d,fférence de l'université, le musée s'adresse à des person-
De même le musée est essentiellement un bâtiment II('S d'âge et de niveau d'éducation très inégaux, alors que
austère, au charme fané, auquel on assimile et compare l't'Ilseignement donné est uniforme. Il est normal que
les vieilles maisons, les salons des douairières, en général l' II1stitution soit contestée et même rejetée globalement,
tous les endroits où le souvenir et la nostalgie règnent en qu'elle soit considérée comme un instrument de propa-
maîtres. Dans un roman d'Agatha Christie, un couple
visite les ruines de Babylone et se voit conseiller par le
1. Agatha Christie, Rendez-vous à Bagdad, Librairie des Champs-
guide de visiter le musée : 1'. lysées, Trad. Michel Le Houbie, Paris, 1952, p. 150.

50 51
INTRODUCTION
VAGUES

gande et d'oppression au service d'une caste qui posséderait Il' ('manent pas du public et la mission qui leur est confiée
la vérité, que celle-ci soit idéologique, esthétique, morale lit· tient pas toujours compte de ce public. Vivant en
l\large de la société, dans un ghetto physique et moral,
ou autre.
pl ivés des contacts humains et interdisciplinaires qui sont
Considéré du point de vue des relations inter~ati~na~es, ,lIsés dans d'autres institutions, victimes de la désaffection
le musée est facilement considéré comme une mstltutlon (1 de l'indifférence qui s'attachent au musée en raison
universelle conservant le «patrimoine de l'humanité », IIlC:me de l'inutilité de celui-ci, ils ne peuvent généralement
notion éminemment dangereuse même si elle est glorieuse ( vol uer aussi vite que le monde où ils vivent, ni s'adapter
et spectaculaire. L'internationalisation de la culture, ainsi ,lUX besoins réels de la communauté qu'ils servent. Quel-
exprimée, est purement factice: il est un gro~pe. de ques exceptions sensationnelles marquent bien, par opposi-
personnes, généralement au sein des grande~ ?rgamsatlons lion, la véracité de ce tableau: les musées de Mexico,
comme l'Unesco ou dans les sphères dmgeantes des ( d ui de Niamey, certaines institutions puissantes aux États-
pays riches, qui cherchent à établir cette «civilisation lJnis, d'autres en Inde ou en Scandinavie ont atteint un
universelle» dont touS les critères, toutes les valeurs degré d'intégration sociale exceptionnel. Le plus souvent,
reconnues, toutes les expressions sont élaborées en fonction Il s'agit de l' œuvre de personnalités de premier plan,
de ce groupe qui ne représente en fait q~e la cul~u:e des possédant une expérience très vaste, acquise hors des
pays industrialisés, culture de consommatlon. !nsere ?ans III usées, passionnés pour le « service public» au sens le
ce système, le musée défend, consciemment ou.mc~n.sciem­ plus noble du terme, vivant en symbiose dans la commu-
ment, la suprématie de ce modèle culturel lOfallhble et nauté qui les entoure. C'est dans l'analyse de ces cas
de la puissance économique, technologique, ~d.éologique d'espèce qu'il faudrait chercher à la fois les conditions
qui l'accompagne. Tout élément culturel ongmal. passe d'une résurrection du musée et les causes de l'échec de
alors par le musée pour y être vidé de sa substance Vivante l'institution partout ailleurs.
et pour être conditionné, étiqueté, présenté comme~ le Dans ce domaine, comme dans beaucoup d'autres, les
serait un papillon éclatant pour ses couleurs, sa « beaute ». flotions de pays développé et de pays sous-développé
Le tourisme enfin s'empare de l'institution comme il doivent être comprises dans l'éclairage qui convient.
l'a fait pour les monuments ou les paysages, et le public, !,'inadaptation du musée aux besoins culturels de l'homme
le vrai, celui qui est l'émanation de la communauté ("st la même partout, à quelques exceptions près, nous
« immédiate », ne se sent plus à l'aise dans le musée, l'avons vu. La différence ne peut être faite qu'entre les
considère comme étrangères les choses mêmes qui apparte- pays qui imposent leur domination culturelle afin de
naient aux profondeurs de sa tradition, car ces choses ont lIlieux asseoir leur domination économique et les pays qui
perdu leur vitalité, leur signification profonde, pour ne subissent cette double domination. Ceux-ci pourraient,
garder que leur apparence, ou plutôt l'apparence qu'elles ~'jls le voulaient, rétablir leur indépendance culturelle.
doivent avoir aux yeux de visiteurs étrangers amateurs de Ceux-là ne peuvent malheureusement plus échapper au
pittoresque et d'exotisme. piege de ce que les sociologues dénomment pudiquement
Certes, les responsables des musées sont rarement co.ns- 'ivilisation des loisirs» qui n'est en fait que la « civilisa-
cients de cet état de choses. Souvent leurs études scolaues lion de consommation », car le temps soustrait au travail
et universitaires les ont séparés de leur culture propre : ils est gagné pour la consommation.

52 53
VAGUES INTRODUCTION

Le musée doit-il donc disparaître? Doit-on le remplacer d IS mots mais par des choses. C'est dans le contact
par une nouvelle institution, mieux adaptée au monde ( ll soriel entre l'homme et l'objet que le musée trouve sa
moderne et portant un autre nom, moins dévalué? Les l' ''lification et, de plus en plus, sa nécessité.
essais dans ce sens n'ont jusqu'ici guère été probants: les
Maisons de la Culture, en France, n'ont pas remplacé les I.e monde entier vit à l'ère du développement. Les
musées tout en leur retirant une bonne part de leurs moyens ".'ys riches veulent devenir plus riches encore, créer une
d'action et de leur public, accélérant leur décadence. Un , Ivdisation du bonheur et de l'abondance, passer de
journal britannique a récemment demandé à ses lecteurs l' Industrialisation à la post-industrialisation. Les pays pau-
un nouveau mot pour remplacer « musée ». Les résultats VICS veulent rattraper les pays riches, mais s'ils sont poussés
de ce concours ne sont guère concluants. ".11 ces derniers à devenir des consommateurs dociles, ils
Accepterons-nous la transformation du musée en un 11 111 en même temps freinés dans leurs tentatives pour
haut lieu touristique réservé au public des hôtels et des .( transformer de clients en concurrents. Chacun parle
restaurants? Les musées, comme c'est déjà le cas pour ,l' cvolution, de révolution, de mutation. Certains pays,
certains d'entre eux, seront alors visités, en France par des 1" nantis, auraient un devoir d'assistance; les autres
Italiens, en Italie par des Français, en Afrique par des IllIàient droit à l'assistance. Dans tout cela, il y a une
Américains, etc. En d'autres termes, l'héritage spirituel et 1.11 gc part de sentimentalisme et de romantisme utopique
culturel de l'homme deviendra-t-il un nouveau bien de '1"1 a mené les « bien-pensants» à lancer successivement
consommation que ne consommera plus celui qui en est 11 11 simultanément la décennie du développement, la
l'héritier mais celui qui « a les moyens» ? 1 .lInpagne mondiale d'alphabétisation, la campagne mon-

Au contraire, le musée sera-t-il un centre de recherches di ale contre la faim. Des théories sont nées qui toutes, ou
parmi tant d'autres, des archives poussiéreuses, une collec- I,r l'sque , ont échoué. Qu'ils prennent garde, ces nantis,
tion privée constituée avec des fonds publics ? d{ justifier le jugement terrible porté par François Perroux
Toutes ces solutions sont théoriquement envisageables. III le « sous-développement mental de l'homme blanc ».

Certains pays, certains directeurs de musée ont déjà adopté Car malheureusement, la nature de l'homme, capitaliste
l'une ou l'autre. Le musée a toujours perdu, dans ces ' HI ocialiste, riche ou pauvre, ne change pas, ou du moins
expériences, son caractère spécifique et donc son âme. p .iS aussi vite.
C'est pourquoi nous rejetons en bloc toutes ces déviations,
en nous contentant d'affirmer: le musée est une institution Le génie de l'homme lui permet de transformer la
qui peut et doit être adaptée aux besoins réels du monde Illatière et non de la créer; l'esprit de l'homme doit
moderne, c'est-à-dire de l'homme moderne. ',ldapter et non être coulé dans un moule imposé. C'est
Car enfin qu'est-ce qu'un musée? C'est l'institution pllu rquoi le développement d'un individu ou d'une
1 II rn munauté ne peut se faire que de l'intérieur et à partir
qui fait connaître à l'homme les objets qui représentent
son environnement, ses traditions, sa vie, son existence «l' (Iéments existants. Certes, quelques-uns de ces éléments,
spirituelle et morale. Le musée est la carte d'identité " m out ceux de nature technologique, peuvent venir de
de l'être social, en tant qu'individu, membre d'une l'extérieur mais, avant d'être utilisables, ils doivent être
communauté, citoyen. Il expnme cette identité non par .Issimilés. C'est comme intermédiaire entre le passé et le

54 55
VAGUES INTRODUCTION

futur, entre la tradition et le mouvement, que la culture ,"mbinaison (on serait tenté de dire l'alliage) des influences
prend sa valeur. , ('(cées par le milieu sur l'individu et par l'individu sur
C'est donc de la culture que doit venir le développement, Il milieu, le tout replacé dans une continuité à la fois
11I~lorique et géographique où la communauté actuelle
c'est elle qui doit créer les conditions nécessaires au
développement. Cela n'est pratiquement jamais reconnu, '1IIscrit dans une évolution «généalogique» ainsi que
car la culture est généralement comprise au sens étroit, clills une série homothétique de communautés de plus en
intellectuel, d'ensemble de faits et de comportements pills larges, régionale, nationale, internationale.
artistiques, religieux, philosophiques. On pourrait même En termes d'application, la Révolutz'o n culturelle rejettera
dire que cette notion de culture est étrangère à celle du Il ~ notions de culture dominante et de culture universelle,
développement, avec deux conséquences graves. Dans les '.11 il n'existe pas de réponse unique aux problèmes qui
pays « développés », le culturel s'applique essentiellement 1 posent à chaque groupe humain. Elle refusera les
aux loisirs de toute espèce; à ce titre, il vise au dépayse- oppositions entre cultures, les impérialismes culturels, le
ment, donc au culte soit d'un passé sacralisé, soit d'un III( pris des traditions ou l'apologie du primitivisme. Elle

modernisme gratuit. Dans les pays « sous-développés », le ,,1o/Jtera par contre le principe de la fusion des éléments
culturel s'applique soit au passé, et comme tel est 1Llditionnels et des éléments nouveaux externes dans des
rejeté comme un obstacle au développement, soit aux 1 1I \l'mbles culturels originaux en évolution constante. Le

phénomènes dit culturels venus de l'étranger et donc 111('oricien le plus connu, et l'un des plus récents, de la
réservés à une très faible minorité d'individus isolés de H, voJution culturelle, Mao Tsé Toung, exprime ainsi la
leur communauté traditionnelle de par leur formation clll,c1ité des éléments dont la fusion constituera la nouvelle
également étrangère. 'ldlUre nécessaire au développement: « Mettre le passé au
, 1 1VI e du présent, ce qui est étranger au service de ce qui
Si c'est cela la culture, dans son approche la plus
1 ,1 national. Que cent fleurs s'épanouissent, que le
commune, alors il faut faire la Révolution culturelle,
révolution dans le concept de culture et dans son applica- IIl1tlVeau émerge de l'ancien 1. » La même idée, semble-t-
tion. Au stade du concept, il faut abandonner l'idée il , 111 pirait Lénine lorsqu'il écrivait les dernières lignes de
1111 article sur la Coopération, le 6 janvier 1923. Après
étroite de culture «intellectuelle et bourgeoise », pour
tout dire «humaniste », qui fait l'objet des soins des Ivoir expliqué que le développement économique des
11I1t' rurales en URSS reposait sur le succès de la politique
«ministères des Affaires culturelles» dans un nombre
croissant de pays, ou de départements spéciaux dans les ,l" coopératives agricoles, Lénine écrit notamment:
grandes organisations internationales : les arts essentielle- . cette organisation généralisée dans les coopératives est
1111]>0 sible sans une véritable révolution culturelle 2 ».
ment, un peu la littérature, parfois ce qui reste de religion
traditionnelle, etc. Il faut ensuite promouvoir l'idée large ()ne troisième citation, cette fois d'un chrétien, écono-
et fructueuse de « culture humaine », constituée de l'en- 1111 \ ((' et spécialiste du développement «harmonisé »,
semble des solutions spirituelles, morales, scientifiques et
technologiques apportées par l'homme aux problèmes de 1 jtarion relevée sur l'enveloppe d'un disque distribué aux passagers
sa vie intellectuelle et matérielle. La culture devient alors, Il .llIgcrs de l'aéropon de Pékin en 1967.
au sein d'une communauté humaine déterminée, la 1 V. Lénine, Œuvres, Éditions sociales , Paris, 1963, T. 33, p . 488 .

56 57
VAGUES INTRODUCTION

résumera mieux encore et de façon plus salSlssante cette I! VISiteur potentiel doit être libéré de ses inhibitions
primauté de la culture: «Ce n'est que dans la pleine d IlIlellectuellement sous-développé. Le responsable de
possession de sa culture qu'un peuple peut se vouloir /l 11'e doit être un technicien du développement.
responsable de son développement. Le développement ne ( .Ir le musée dont nous parlons ici n'est plus d'art,
peut être défini concrètement pour un peuple que par ce " Ilistoire, d'archéologie, d'ethnologie, de sciences. Il n'a
peuple, dans le langage de sa culture 1. » 1'111\ de limites si ce ne sont les limites mêmes de l'homme.
À toute fusion, il faut un creuset et le musée en est l, musée présente tout en fonction de l'homme: son

un, ce qui en fait un des facteurs essentiels du succès de IIVllOnnement, ses croyances, ses activités, de la plus
la Révolution culturelle. Le musée offre en effet à l'homme, Il Illcntaire à la plus complexe. Le point focal du musée
d'une façon directement utilisable, les éléments essentiels 1\ ' "t plus 1'« artefact» mais l'Homme dans sa plénitude.

de sa culture propre, aussi bien ceux qui marquent 1 l ,II1 S cette perspective, les notions de passé et d'avenir

seulement les étapes de son histoire que ceux qui font dl ' paraissent, tout se passe au présent, dans une communi-
tellement partie de son être spirituel qu'il s'aliénerait en Illon entre l'Individu et l'Homme, par l'intermédiaire
les abandonnant. Toutes les valeurs fondamentales qui d. l' Objet. Toute recherche, devenue multiforme et
font de l'individu un maillon dans sa «communauté 1.!lIlIdisciplinaire, toute mesure de conservation, toute
généalogique », qui lui donnent son existence propre, se III( \c:ntation, toute animation deviennent des moyens
trouvent au musée, de même que toutes les réponses qui ,1 III t égration culturelle. Ainsi la notion statique de connais-
ont été trouvées par son groupe humain aux problèmes Ill( {' gratuite et se suffisant à elle-même est remplacée
successivement ou simultanément posés. Mais aussi, on 1'.11 la notion dynamique d'enrichissement permanent,

peut et on doit rencontrer au musée ces valeurs et ces 01,111(' de développement.

réponses reçues de l'extérieur qui sont utiles et nécessaires


(,omment donc atteindre ces objectifs et réaliser le
au développement, mais qui ne seront efficaces qu'une
fois parfaitement digérées, fondues dans la masse des IUluveau musée» de façon concrète? Il y a là matière à
d' Illnombrables réflexions individuelles et collectives, non
valeurs et des réponses traditionnelles. Si le musée joue
pleinement son rôle, il montrera tout cela de la façon la Iidement de la part des responsables des musées mais
lI1\si de tous ceux qui ont intérêt à ce que le musée
plus claire, visuelle, parfois même audio-visuelle ou tactile,
sans exiger du visiteur des connaissances particulières. .1. vienne un instrument de développement au service de
L'adhésion «culturelle» au développement, la mise en l' 111<1 ividu et de la communauté, dans les perspectives
1 voquées plus haut. Ces réflexions peuvent certes trouver
condition de l'être social, peuvent ainsi être obtenues
,l, , éléments de valeur dans des expériences déjà faites et
avant même l'alphabétisation, cette première insertion
1. lI ~s i es, totalement ou partiellement (au Mexique, en
dans les mécanismes de la société de consommation.
IlIde , au Niger, dans certaines communautés urbaines des
Mais tout cela suppose, en premier lieu, la révolution 1 t.lt s- Unis, dans plusieurs pays socialistes européens), mais
au musée. Le musée doit être décolonisé culturellement. Il danger serait de vouloir s'en inspirer trop littéralement.
Il fil' s'agit pas en effet de donner un « modèle» pour
1. Roland Colin, Signification du développement, in. Développement • II.lque musée, mais bien d'établir une « méthodologie»
et CivIlisations, na 34, juin 1968, p . 11. '1"1 permette de repenser chaque musée en fonction des

58 59

SBD/ MAE /USP


VAGUES INTRODUCTION

conditions particulières. D'ores et déjà, on peut sans doute 1 III1CS ; membres actifs de la masse sans distinction de
suggérer plusieurs principes : ,I, ~(' . Cette association doit partir de l'élaboration des
1 - Intégration de l'institution dans la communauté : l ""gr.lmmes pour aboutir à une évaluation permanente
physiquement par son insertion dans l'urbanisme (bâtiment .l, l'dIicacité et de la rentabilité du musée, d'où la notion
central) et dans les plans d'aménagement (éclatement des df flexibzJité non seulement architecturale, mais aussi
activités hors du cadre architectural étroit) ; moralement par ,1111 ('ptuelle, aboutissant au schéma idéal suivant qui

son association avec les autres institutions communautaires 1 l'lt'I1d les diverses phases de la naissance et de la vie
(écoles, universités, centres culturels, ... ) ,1 ' 1111 musée:

2 - Transformation psychologique du «muséologue» l'I ude du problème en fonction des besoins de la

qui doit devenir un professionnel ayant acquis et assimilé '1IIIIllunauté;


une triple formation: scientifique, technique et de « déve- programme muséologique ;
loppement ». Nous y reviendrons plus loin. projets (notamment d'architecture et d'équipement) ;
3 - Abandon, au niveau des activités d'animation 1ralisationmatérielle ;
culturelles, dans les galeries d'exposition permanente ou
,lnimation ;
temporaire, et même hors du musée, du caractère unidisci-
plinaire du musée, lié étroitement à une discipline de t'valuation - correction ;
base dont la définition relève d'un académisme centenaire. II( •

4 - Adoption résolue d'une perspective multidisciplinaire 7 Orientation systématique du musée, tant pour la
intégrant l'ensemble des sciences de l'homme, des sciences l ,Il('rche que pour l'animation, vers l'actuel et le futur:
de la nature et des techniques, ceci quelle que soit ,,11l1'rammes scolaires, plans de développement, d'urba-
l'appartenance disciplinaire réelle de la collection qui III 1I1t', d'aménagement du territoire, grands problèmes
constitue l'essentiel du «fonds scientifique» du musée !II l,lUX et économiques, évolution technologique, le tout

considéré. IIl'l.lté dans une continuité enracinée dans le passé.


5 - Adaptation des activités, des méthodes de présenta- IIII( objectivité parfaite dans la présentation n'étant pas
tion et d'animation, aux besoins du public « naturel », 11I111I.linement possible, il vaut mieux lui préférer les
c'est-à-dire les membres de la communauté desservie, tout Id)Jcctivités parallèles» ou « simultanées », c'est-à-dire
en respectant les besoins respectifs de la recherche, de d.. llller aux divers groupes représentatifs de la communauté
11111' (hance de s'exprimer, de contester, tout en maintenant
l'éducation, de la délectation (le plus souvent la variété
des publics n'est qu'un prétexte à l'exclusion d'une partie Ir Ill:lximum de rigueur scientifique.
de la communauté, par manque d'imagination ou de
1k même que la distinction, entre les musées, basée
bonne volonté réelle).
III I.l nature des collections, la hiérarchisation de type
6 - Association au musée des représentants de la ld,,"nistratif, selon le statut, toujours plus ou moins
communauté : responsables politico-administratifs ; porte- 1" 101 ique, de tel ou tel musée, doit disparaître pour faire
parole des diverses catégories sociales et socio-professionnel- l'I.u (' a la notion de vocation territoriale, respectant le rôle
les et des diverses classes d'âge, particulièrement des , III11munautaire » du musée. Le musée « national », ou

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VAGUES INTRODUCTION

mieux « central», devra ainsi desservir l'ensemble de la 1I111111ational. Le milieu naturel, les faits culturels, qu'ils
communauté nationale et non plus seulement la capitale 1111111 d'ordre spirituel (religieux ou artistique), matériel
ou la métropole dans laquelle il est souvent implanté. Cette l'II lechnologique en constitueront l'essentiel. L'objectif

définition pourra s'appliquer à des musées d'importance • 1 1 t'O effet non pas de faire revivre le passé, mais de

restreinte ou de spécialisation poussée du point de vue de 1. Illontrer la continuité. Pour cela des références constantes
leurs collections. Cette responsabilité nationale entraînera l, 'Iont être faites au présent, faisant valoir l'évolution
la décentralisation des activités, la coopération horizontale 1 Il ks différences, la permanence par les ressemblances:
avec les autres musées centraux, verticale avec les musées dl, ancienne et ville actuelle, techniques antiques et
de compétence territoriale plus restreinte, et des devoirs III. Idernes, modifications économiques, transformation des
d'assistance technique. Le musée « régional», institution 1!lIons humaines, sociales, commerciales... Outre ses
unique ou regroupement d'institutions complémentaires, l'II ~t"ntations permanentes, modifiées fréquemment en
jouera le même rôle au plan de la région, avec les avantages 1 11111 ion de l'accroissement des connaissances scientifiques,
que comporte le contact plus rapproché et direct avec une Il IIlllsée aura des activités « temporaires ». Celles-ci seront
communauté relativement restreinte et homogène. Le Il IIllIdlement en partie de caractère historique, complétant
musée « local» sera pour sa part un centre culturel ouvert 1 lollections propres du musée, étendant la perspective
sur des activités très variées. À chaque échelon, le musée Iii IlInque à des périodes non représentées dans ces collec-
aura sa double fonction communautaire: renforcement de III lm Elles seront aussi parfois appliquées à des domaines
la cohésion culturelle, ouverture sur l'extérieur afin de ! 1cl IlIfelS ou scientifiques complètement différents: scien-
permettre l'assimilation de nouveaux éléments civilisateurs Il , techniques modernes, art ... Les formes en seront très
tout en luttant contre le nationalisme étroit ou l'esprit de dlvllses et dépendront de l'existence ou de l'absence
clocher. cl ' Il JI res centres culturels sur place. Elles mettront le musée
Juridiquement, administrativement, financièrement, le 1.1 portée de chacun, hors des murs mêmes de l'institution,
musée moderne, pour être flexible et pour servir sa 1va nt telle école ou telle zone rurale écartée, pénétrant
communauté, doit être doté de l'autonomie la plus large d IIIS les foyers par la télévision, etc. Par le biais de ces
possible, dans la mesure compatible avec les exigences IIllvilés d'animation, le musée sera reflet de toutes les
d'une bonne gestion. Que lui soient épargnées les paralysies 1"1 occupations culturelles de la communauté, ouverture sur
dues à l'appartenance à une collectivité locale plus limitée l, Illonde, révélation de la tradition, lieu de connaissance
que la communauté desservie, au contrôle financier préala- 1 1 d'échanges intellectuels, auxiliaire pédagogique, sans
ble, à l'intervention tâtillonne d'une administration centra- IIllhllcr son rôle purement scientifique.
lisée et éloignée, aux influences politiques. A plus long terme, et au fur et à mesure de l'accroisse-
Du point de vue du public, des secteurs du musée 1111 III ct de la diversification de ses collections, grâce à la
accessibles aux membres de la communauté, de son 1IIIIpération des musées centraux, notre musée provincial
rayonnement culturel, la tram;formation sera plus accentuée 1'1 Itlra son caractère essentiellement historique pour devenir
encore. L'archéologie disparaîtra presque totalement pour 1I1~ljtution au service du développement global de sa
laisser la place à l'histoire. L'homme sera montré dans son 1llIlIrnunauté, avec les moyens qui lui donnent sa spécifi-
contexte régional (naturel et culturel), national, parfois 1 Il 1 : le langage de l'objet, le retour au réel, la possibilité

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VAGUES INTRODUCTION

de connaître, d'assimiler l'héritage visible de l'homme et ) - L'étude de la methodologie :


les promesses de l'avenir. du travail multidisciplinaire,
Il ne faut pas se dissimuler que le musée de demain ne des communications de masse,
naîtra pas d'un simple raisonnement, si parfait soit-il. La de la pédagogie,
révolution du musée sera avant tout le fait d'une nouvelle des enquêtes d'évaluation.
génération d'hommes, génération que l'on commence à
\ - L'élaboration de techniques de développement
voir apparaître dès maintenant. Ces hommes devront
,d.IPlées au caractère spécifique du musée:
constituer une profession homogène, consciente de son
rôle et de ses devoirs. Déjà se fait jour, dans de nombreux 1ravail coopératif avec les organismes spécialisés dans
pays, l'idée de la nécessité, au préalable, d'une formation l, ,It'veloppement et avec les autres centres culturels ;
muséologique à la fois théorique et appliquée, venant nouvelles méthodes de présentation, d'animation, de
s'ajouter aux qualifications scientifiques dont il n'est pas If 1.11 ions publiques, de diffusion.
question de nier le caractère indispensable. Des centres, Ainsi préparé, l'homme de musée devra évidemment
des instituts universitaires sont créés, un peu partout, l' 1 l'voir un statut digne du nouveau rôle qui sera le sien.
qui enseignent cette discipline nouvelle qui s'appelle 11111 gré dans sa communauté, responsable d'une institution
muséologie: philosophie du musée, définition de son 1If 111 reconnue d'utilité publique, il se verra investi d'une
rôle, de ses missions, de ses techniques, de ses moyens 1I11\\IOn sociale essentielle.
d'expression et d'animation.
Mais, pour atteindre le résultat souhaité, pour ouvrir le Il pourra paraître étonnant que, dans tout ce qui
ghetto des musées sur l'avenir de l'homme, il faut y l'I((t'de, peu d'allusions aient été faites aux missions de
Il' herche et de conservation qui, jusqu'à maintenant,
ajouter une initiation aux problèmes du développement
et à ses techniques. Pour le personnel déjà en place dans l'" naient souvent la première place dans les préoccupations
les musées, cette initiation doit faire l'objet de sessions ,III Illusée. La raison en est simple: le but du musée n'est
périodiques de recyclage. l' " dc faire de la recherche ou de conserver, mais le musée
III peut atteindre son but, servir l'homme, que s'il est
L'enseignement du «développement» déborde large-
pli IIH:ment une institution scientifique et s'il conserve les
ment les limites étroites d'une discipline scientifique
".11« lions dont il a la charge.
comme celles de la muséologie dans son sens traditionnel.
Il englobe trois domaines principaux: 1)ans ces domaines également, le mot de révolution du
IIl1hlC prend tout son sens, car les idées reçues, les

1- L'acquisition de connaissance générales en : l, II HI udes prises doivent être reconsidérées et complètement


1'"I1I('versées pour s'adapter à un monde qui a évolué
- anthropologie culturelle l, .III(OUP plus vite. Le temps n'est plus où un musée
appliquées aux
& sociale IIIII/Ltit sa réputation sur le classement systématique des
problèmes nationaux
- sociologie "tlln tions et sur l'importance quantitative de celles-ci. Le
et locaux du
- psychologie l' IIlp~ n'est plus où le conservateur pouvait, en toute
développement
- économie , (III!' Lude, consacrer sa vie à une œuvre exhaustive sur telle

64 65
VAGUES INTRODUCTION

variété animale, sur telle forme stylistique, dans le silence 111\1 Il ution au service du développement, doit d'abord
de son cabinet, en évitant soigneusement le contact d'un l'.IIII( iper à l'étude de ces problèmes, à l'élaboration de
public ignorant. Le temps n'est plus aux mesquines '1 mlutions et enfin à leur présentation, selon ses moyens
jalousies qui opposaient les « connaisseurs» de l'objet aux l'Illpres. De nombreux exemples pourraient être donnés,
« spéculatifs» surtout universitaires. Sans le musée, il n'est "" Il'en retiendra qu'un seul.
guère de recherche scientifique possible dans les sciences
1JIl musée d'ethnographie décide d'entreprendre une
humaines et naturelles. Sans la coopération des spécialistes
l" herche complète sur une société donnée, afin d'en
de toutes provenances, il n'est pas de musée sérieux. Le
d'lllminer les traditions, les transformations, les traits
musée doit devenir un laboratoire parmi tant d'autres,
, lIlt mels permanents. Il est évident que la société en
aussi avancé par ses techniques, son équipement et ses
'l'I< ~Iion est en train d'évoluer, que des problèmes naissent
méthodes, aussi ouvert.
1 qu'il est urgent de leur trouver des solutions. D'autres
Quelques esprits originaux étudient même actuellement III 1 itutions se penchent sur elle, tentent de l'étudier, de
la possibilité de transporter l'université au musée: il le olldre les contradictions dues à l'évolution, d'atténuer
s'agirait tout simplement de remplacer, au moins en l, 1isques de changements trop brusques. Mais le musée
partie, l'étude basée sur le « livre» (document secondaire) , ,,1 possédera, à la fin de son enquête, la documentation
par l'étude de « l'objet» (document primaire). L'étudiant ,'HI! rète, les éléments humains, scientifiquement et objecti-
recevrait l'enseignement dans le musée de professeurs , IIlcnt rassemblés, de toute solution. Il faudra donc qu'il
venus de l'université conventionnelle, mais il acquerrait sa .111 collaboration, que les spécialistes du musée, au
formation en travaillant sur les collections: recherche 1" \lin, orientent leurs recherches non plus seulement vers
de terrain, classement, entretien, inventaire, publication, Il leconstitution d'un état passé mais vers la dynamique
exposition ... Le livre, dans cette optique, reprendrait sa dl! développement, intégrant facteurs traditionnels et
place naturelle de document complémentaire, avec la r III eurs de renouveau. En ce faisant, le musée aidera à
photographie, le diagramme, le film. Quelles perspectives l'I! parer l'avenir dans le respect de l'Homme, qui exige
sont ainsi ouvertes au musée, à une époque où les Il (ontinuité. Le musée pourra aussi par son langage
universités du monde entier cherchent un renouvellement r .llIpre qui est celui de la présentation visuelle faire
de leurs méthodes, où les étudiants demandent une 1'.111 iciper effectivement la société intéressée à sa propre
formation moins humaniste mais plus humaine ! Il.IlIsformation.
En outre, le musée, s'appuyant sur l'objet pour servir (>ui dit recherche, en matière de musée, dit nécessaire-
le développement de l'homme, ne peut se contenter III< III collection et toute collection nécessite des soins de
de la recherche scientifique gratuite. Il doit s'engager "Hlscrvation. La conservation est une condition indispensa-
résolument dans la voie de la recherche appliquée. Tout l,le du travail du musée mais elle apparaît souvent comme
d'abord, pour le visiteur, l'objet n'est compréhensible que • \ ( Iltiellement passive : il s'agit de résister aux altérations
s'il se justifie par rapport à lui, par sa signification dlvu es qui mettent en danger le « patrimoine », éventuel-
culturelle, esthétique, fonctionnelle, historique. Ensuite l, IIlcnt d'y remédier. Cette notion restrictive de la conserva-
parce que le développement exige la découverte de 111111 est très dangereuse car une fraction infime du
solutions concrètes à des problèmes concrets: le musée, It.lllimoine se trouve dans les musées. Le musée moderne

66 67
VAGUES

doit aller plus loin et prendre une part active dans IIHEMIÈRE PARTIE
la conservation de l'environnement et de l'héritage de
l'homme . Nous avons vu que le développement nécessitait
l'intégration de la tradition et du mouvement ; encore
faut-il que les éléments les plus représentatifs de la
tradition ne soient pas détruits par le mouvement : d'où
les idées de conservation de la nature et des ensembles
immobiliers , de recherche d'urgence ou de sauvetage dans
les domaines des sciences naturelles , de l'ethnologie et de
l'archéologie , idées que le musée se doit de promouvoir H)NDEMENTS
et de concrétiser. De nouvelles formes d'action doivent
ainsi naître ou se généraliser, à l'extrême limite de la
définition du musée: réserves animales ou botaniques,
parcs naturels, musées de plein air, monuments musées.
Car le musée n'est pas et ne peut pas être une institution
fermée. Ancré dans le «réel », ouvert à un «public »,
répondant aux aspirations essentielles de l' « homme
moderne », facteur de la participation de chacun au
développement de tous, il est, s'il accepte sa révolution,
susceptible d'un essor indéfini.
Pour certains, un tel musée ne sera plus un musée:
inquiétude sans objet, car il vaut mieux disparaître en
s'adaptant que s'enfermer avec une orgueilleuse intransi-
geance dans le plus splendide des mausolées.

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