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ÉTOILES D'UN CIEL ÉTRANGER : ROGER CAILLOIS ET L'AMÉRIQUE

LATINE

Annick Louis

Armand Colin | « Littérature »

2013/2 n°170 | pages 71 à 81


ISSN 0047-4800
ISBN 9782200928551
DOI 10.3917/litt.170.0071
Article disponible en ligne à l'adresse :
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ANNICK LOUIS, UNIVERSITÉ DE REIMS/CRIMEL,


CRAL/CNRS-EHESS

Étoiles d’un ciel étranger :


Roger Caillois
et l’Amérique Latine

À mon père qui, né sous le ciel du Nord,


m’a appris à aimer les étoiles du Sud.

Roger Caillois arrive en Argentine en juillet 1939, invité par Victoria


Ocampo à prononcer une série de conférences1 . Au départ, il fait partie de
ces voyageurs-conférenciers encadrés par Sur2 , la revue fondée et dirigée par
Victoria en 1931 ; mais son voyage prend un nouveau sens lorsque la guerre
éclate. Ne pouvant rentrer en France, pour des raisons pratiques pendant la
drôle de guerre, puis parce qu’il prend position contre le régime de Vichy,
Caillois reste en Argentine jusqu’au début de l’année 19453 . Pendant cette
période, il apporte sa contribution à la vie intellectuelle du pays, alors que,
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simultanément, l’expérience bouleverse sa conception de la littérature et le
rapport qu’il entretient avec elle.
Grâce au soutien de Victoria Ocampo, après avoir prononcé les confé-
rences prévues, Caillois déploie une série d’activités, qui combinent des
tâches destinées à survivre (comme les cours de français et de langues clas-
siques) et ses projets intellectuels. Déterminé à poursuivre le travail entamé
en France avant la guerre, en particulier au sein du Collège de sociologie4 ,
malgré les différends qui s’annoncent déjà entre les fondateurs, il crée l’Ins-
titut français d’études supérieures de Buenos Aires en 1942, avec Roberto

1. Concernant le séjour de Caillois en Argentine et ses rapports avec Victoria Ocampo, voir
Odile Felgine, Roger Caillois, Paris, Stock, 1994, et Odile Felgine, Laura Ayerza de Castilho,
Victoria Ocampo, Paris, Criterion, 1991.
2. La revue Sur a fait l’objet de nombreuses études, parmi lesquelles : María Teresa Gramuglio,
« Sur : constitución del grupo y proyecto cultural », Punto de vista, 6e année, n° 17, avril-juillet
1983, p. 7-9 ; John King, Sur. A Study of the Argentine Literary Journal and its Role in the
Development of a Culture. 1931-1970, Cambridge University Press, 1986 ; Judith Podlubne,
Escritores de Sur. Los inicions literarios de José Bianco y Silvina Ocampo, Rosario, Beatriz
Viterbo, 2012.
3. Gonzalo Aguilar et Mariano Siskind ont étudié les voyageurs culturels en Argentine dans
« Viajeros culturales en la Argentina (1928-1942) », dans María Teresa Gramugio (dir.), Historia 71
crítica de la literatura argentina. El imperio realista, Buenos Aires, Emecé, 2002, p. 367-391.
4. Voir Le Collège de sociologie (1937-1939), Présenté par Denis Hollier, Paris, Gallimard, coll.
« Folio/Essais », 1995 ; Denis Hollier, Les Dépossédés : Bataille, Caillois, Leiris, Malraux, LITTÉRATURE
Sartre, Paris, Minuit, 1993. N°170 – J UIN 2013

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ROGER CAILLOIS

Weibel-Richard (d’après le modèle de l’École libre des hautes études fran-


çaises de New York), qui est un des centres les plus actifs de diffusion de la
culture française pendant les années de guerre5 . Cependant, ses réalisations
les plus importantes pendant son séjour en Argentine sont sans doute la
revue Lettres françaises, destinée aux Français et aux francophiles désireux
d’échapper à l’idéologie du régime de Vichy, et la collection d’ouvrages
« La Porte Étroite6 », publiée à partir de 1944, financée par des person-
nalités du milieu français ou francophile, dont les bénéfices sont destinés
au Comité Français de Secours aux Victimes de la Guerre. De retour en
France, Caillois conçoit un projet éditorial qui semble être dans la continuité
de Lettres françaises : la collection « La Croix du Sud », qui paraît chez
Gallimard entre 1951 et 1970.
Les deux entreprises semblent répondre à des objectifs similaires – ou
plutôt symétriques, puisque l’une cherche à diffuser la culture française en
Amérique Latine, et, l’autre la culture hispano-américaine en France. La
critique (Sylvia Molloy, Odile Felgine, Claude Fell) semble avoir consi-
déré les activités entreprises par Caillois comme la tâche d’un passeur, lui
octroyant ainsi un rôle spécifique dans la culture française, qui semble ne
pas se différentier de celui qu’il eut dans la culture hispano-américaine. Or
cette conception a favorisé une vision homogéinisante de ses activités, et
a ôté une partie de leur autonomie aux espaces éditoriaux qu’il a créés en
Amérique Latine puis en France.
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ALLER VERS LE SUD

Les vingt numéros de la revue Lettres françaises sont publiés à Buenos


Aires entre juillet 1941 et juin 19477 . Sous le titre, on pouvait lire la préci-
sion suivante : « Cahiers trimestriels de littérature française, édités par les

5. Espace d’échange, cette entreprise propose des débats autour de sujets polémiques. Elle
se heurte toutefois rapidement aux limites imposées à la communication par les traditions et
les appartenances nationales, ainsi que par la difficulté de trouver un contexte de discussion
réellement commun, au-delà de l’intérêt pour le rôle social de l’intellectuel. Les polémiques
sont publiées dans Sur, sous le titre « Débats sur des sujets sociologiques ». Quatre réunions ont
lieu entre 1941 et 1942. Parmi les participants, au moins la moitié sont des étrangers qui vivent
dans le pays ou qui sont de passage. Les thématiques sont liées au conflit armé : la responsabilité
de l’intellectuel, la réflexion sur les systèmes politiques les plus adéquats pour sortir de la crise.
Sur le sujet voir Gonzalo Aguilar, « La piedra de la Medusa », Episodios cosmopolitas en la
cultura argentina, Buenos Aires, Santiago Arcos Editor, coll. « Parabellum », 2009, p. 185-210.
6. La collection est composée de dix titres, tous édités à Buenos Aires sous l’égide de Lettres
Françaises : De l’esprit de conquête de Benjamin Constant (1944) ; Desdichado de Grévières,
(1944) ; Un poète inconnu de Paul Valéry (1944) ; La Belle au bois de Jules Supervielle (1944) ;
Les Impostures de la poésie de Roger Caillois (1944) ; Journaux intimes de Charles Baudelaire
72 (1944) ; Poèmes (1941-1944) de Saint-John Perse (1944) ; Sylvie suivi des Chimères de Gérard
de Nerval (1945) ; Le Vert Paradis de Victoria Ocampo (1945) ; Des conspirations et de la
justice politique de François Guizot (1945).
LITTÉRATURE 7. Le dernier numéro de la revue, 17-20, paru en juin 1947, est publié après le départ de Roger
N°170 – J UIN 2013 Caillois, et porte sur le thème « La littérature française depuis la Libération ».

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ÉTOILES D’UN CIEL ÉTRANGER : ROGER CAILLOIS ET L’ AMÉRIQUE LATINE

soins de la revue SUR avec la collaboration des écrivains français résidant


en France et à l’étranger ». Dotée d’une couverture blanche, ornée d’une
flèche désignant le sud, qui renvoie à la revue Sur8 , financée par Victoria
Ocampo, et conçue au début comme un supplément de celle-ci, puis éditée
de façon autonome, mais bénéficiant toujours de l’infrastructure de Sur,
la revue répond à une série d’objectifs, explicités dans « Devoirs et privi-
lèges des écrivains français à l’étranger », le texte de Caillois qui fait figure
d’éditorial et qui paraît dans le numéro 2 en octobre 1941.
L’idée de départ est d’ouvrir un espace de publication qui réunisse une
communauté éclatée en raison des aléas historiques et de la géographie –
Français désireux d’échapper au contrôle imposé sur le territoire français
ou obligés de s’exiler, et élites hispano-américaines qui souhaitent rester
en contact avec la culture française. Caillois conçoit cette tâche comme un
devoir qui doit être assumé par les écrivains qui se trouvent en dehors du
territoire, et qui jouissent d’une certaine liberté de parole. En effet, Lettres
Françaises atteint un lectorat varié, puisqu’elle est diffusée en Amérique
du Nord et du Sud, mais aussi, sous forme plus limitée et clandestine, dans
certains pays d’Europe.
Les débuts de Sur sont marqués par une hésitation quant au public
auquel s’adresse la revue, ce qui l’avait mis en péril ; Borges rappelle dans
L’Herne que le premier numéro de Sur9 montre la difficulté de déterminer à
quel public Victoria souhaitait s’adresser : public européen, formé en partie
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par ses collaborateurs étrangers à qui on essaie de montrer la culture argen-
tine, ou public formé d’une caste intellectuelle argentine un peu désuète
que l’on cherche à moderniser et à mettre au courant des nouveautés euro-
péennes10 . On peut ainsi considérer Lettres françaises comme un projet
complémentaire à celui de Sur, qui ouvre la possibilité de s’adresser effecti-
vement aux intellectuels européens, puisque la revue est en langue française.
Le partage des langues met en évidence l’existence d’un public commun à
l’Amérique et à l’Europe, mais il définit également des territoires exclusifs
qui indiquent bien l’hétérogénéité du public visé : les hispanophones qui
ne lisent pas le français peuvent trouver dans Sur des traces de Lettres fran-
çaises, et les francophones qui ignorent l’espagnol retrouvent des fragments
de Sur dans Lettres françaises11 . Les deux revues peuvent donc donner lieu

8. L’adresse administrative fournie est celle de Sur, 689 de San Martín ; le prix est de de 2 pesos
de l’époque, pour le numéro 1, et de 1,30 pour le numéro 2 ; mais la revue est essentiellement
financée par des souscriptions.
9. Cahiers de l’Herne, « Jorge Luis Borges », Textes réunis et présentés par Dominique de
Roux et Jean de Milleret, Paris, 1964, p. 376-377.
10. À propos de Sur et de Lettres Françaises, je renvoie à Annick Louis, Borges face au fascisme. 73
Les causes du présent, Montreuil, Aux lieux d’être, 2007, p. 211-240.
11. La liste des souscripteurs de Lettres Françaises (qu’on trouve par exemple dans le numéro 2
en octobre 1941) montre qu’il s’agit essentiellement des élites cultivées argentines et d’intellec- LITTÉRATURE
tuels attachés à l’Europe, ainsi que de quelques institutions. N°170 – J UIN 2013

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ROGER CAILLOIS

à un rapprochement culturel entre la France et l’Amérique du Sud, qui fait


évoluer les rapports entre les deux cultures.
La structure de Lettres françaises met en évidence un projet et un
objectif clairement définis, limités par une série de circonstances – langue,
objectif, durée, public –, qui déterminent sa brève vie tout comme son
succès, alors que Sur se projette sur plusieurs décennies. Ce que Victoria
Ocampo désigne comme l’esprit de « petit français illustré » de Caillois,
contribue à expliquer également le caractère stable et figé de la structure
de la revue. Quant à son programme – éditer des textes qui représentent
« l’autre France », c’est-à-dire la France libre, et garder le contact avec
son « esprit éternel » dans l’exil –, sa structure le traduit clairement. Dans
une première partie qui n’a pas de titre, paraissent des essais, des récits,
des poèmes, en général d’auteurs contemporains. Suit la section « Textes à
relire », qui propose des écrits non contemporains, choisis parce que leur
problématique se projette sur l’actualité, comme une sorte d’explication
implicite, sociologiques la plupart du temps, du présent, suivant la stratégie
qui consiste à se reporter au passé pour évoquer le présent12 . Cette section
est remplacée dans les numéros 6 et 11 par la section « Documents » et
dans les numéros 7-8, 12 et 14 par la section « Chronique », qui sont,
quant à elles, directement liées aux lettres contemporaines. Puis on trouve
« L’actualité littéraire », qui comprend parfois une sous-section, « Revue
des revues », parfois deux, « Revue des revues » et « Revue des livres ».
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Les numéros 2 et 3 comportent une « Bibliographie », dans laquelle les
publications de Vichy sont consignées de manière critique et ironique. La
section « L’actualité littéraire » se présente comme une chronique du devenir
des lettres françaises et de ses acteurs dans la période présente, relatant les
événements marquants ainsi que de petites anecdotes. On trouve ainsi dans
le numéro 1, ces deux annonces :
PARIS. Réapparition de la Nouvelle Revue française. Jean Paulhan, dont le
dernier article, en juin 1940, avait froissé les susceptibilités allemandes, est
exclu de la direction. M. Otto Abetz le remplace par Pierre Drieu La Rochelle.
PARIS. Une librairie du Quartier Latin organise une vitrine avec les portraits
de MM. Hitler et Mussolini, et, au milieu, des exemplaires des Misérables
de Victor Hugo. Après deux mois, les autorités d’occupation, jugeant le
rapprochement tendancieux, procèdent à la fermeture de la librairie13 .
Non sans humour, apparaît ici clairement la résistance culturelle à
l’Occupation qui anime la revue.

74 12. Pour quelques exemples, voir F. M. Dostoïevski, « La barbarie en Europe », n° 1, 1er juillet
1941, p. 40-45 ; Benjamin Constant, « De l’esprit de conquête », n° 3, 1er janvier 1942, p. 54-
63 ; Chateaubriand, « Non-intervention », n° 13, 1er juillet 1944, p. 37-42 ; ou encore Guizot,
LITTÉRATURE « Des conspirations et de la justice politique », n° 15, 1er janvier 1945, p. 46-53.
N°170 – J UIN 2013 13. Lettres Françaises, n° 1, 1er juillet 1941, p. 46.

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ÉTOILES D’UN CIEL ÉTRANGER : ROGER CAILLOIS ET L’ AMÉRIQUE LATINE

HÉRITAGES ET TOURNANTS

Dans « Manifeste pour une littérature édifiante », Caillois définit la


politique de la revue :
Je l’avouerai sans ambages : en général, je n’ai de goût que pour la littérature
édifiante. C’est la seule qui me semble atteindre la grandeur. Le reste demeure
divertissement ; on ne fait que s’en distraire. Mais il s’agit de littérature et
l’édification propre aux Lettres réside dans le style14 .
En effet, le jeune Caillois a exprimé sa méfiance vis-à-vis de la poésie
et de la fiction, et s’est ouvertement prononcé en faveur du genre de l’essai
(tout comme Victoria, d’ailleurs). Outre la prise de distance vis-à-vis des
conceptions sociologiques développées dans le cadre du Collège de sociolo-
gie, deux rencontres, faites pendant son séjour en Argentine, dans le cadre
de ses activités éditoriales, déterminent toutefois un tournant : la poésie de
Saint-John Perse et les récits fictionnels de Jorge Luis Borges.
Peu présente au départ, la poésie gagne progressivement du terrain
dans Lettres françaises, une ouverture qui se réalise sous différentes formes.
Le premier numéro propose l’essai « Sur une définition de la poésie » d’An-
dré Gide, « Pour une esthétique sévère » de Roger Caillois et des poèmes de
Jules Supervielle ; quant au deuxième, il propose pour la première fois une
petite anthologie de la nouvelle poésie française ; six autres sont publiées
ultérieurement dans la revue. D’autres poètes de langue française, contempo-
rains pour la plupart, ont droit à une publication individuelle : Victor Serge,
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Saint-John Perse, Louis Aragon, Henri Michaux, Max Jacob ; mais on y
trouve également Victor Hugo. Un numéro double, le 7-8, daté du 1er février
1943, est presque entièrement consacré à la poésie. De nombreux textes de
Roger Caillois font état de sa conception de la poésie (« Situation de la poé-
sie », « L’héritage de la Pythie », « Poètes d’Amérique »), mais on trouve
aussi de nombreuses contributions d’autres auteurs, par exemple « Pour
une esthétique sévère » d’Émilie Noulet, « Vie et mort d’un poète » de
Maurice-Edgar Coindreau, « Supervielle et le sens de la Nuit » d’Étiemble,
« Thèmes et variations » de Néstor Ibarra, et « Introduction au galet » de
Francis Ponge. La présence de poèmes de Gabriela Mistral traduits en fran-
çais atteste de l’intérêt naissant de Caillois pour la poésie du sous-continent,
qui est développé par la suite en France, puisqu’il s’agit d’un de rares poètes
publiés dans « La Croix du Sud ».
Le rappel de ces publications permet d’appréhender l’orientation esthé-
tique de la revue, que tout porte à identifier à celle de Caillois ; décrite
comme « classique » par certains contemporains, parmi lesquels Philippe
75
14. Roger Caillois, « Manifeste pour une littérature édifiante », Lettres Françaises, n° 13, LITTÉRATURE
1er juillet 1944, p. 2. N°170 – J UIN 2013

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ROGER CAILLOIS

Soupault15 . Dans une lettre à Jean Paulhan, Jules Supervielle remarque la


réduction opérée par les choix de Caillois dans le domaine poétique :
Ses Lettres françaises que tu dois connaître ont toujours une belle tenue. Au
point de vue critique, une chose m’inquiète un peu en lui. À force d’être en
réaction contre le surréalisme (dont il est sorti), il finit par en vouloir aussi à la
poésie, du moins dans ses grandes ambitions. Il voudrait en réduire beaucoup
trop le domaine, à mon avis16 .
En effet, la rupture avec le surréalisme, puis le contexte, semblent
avoir contribué à radicaliser les positions de Caillois telles qu’on peut les
lire dans Les Impostures de la poésie (1944)17 . Exposée en partie dans
Lettres françaises, sa conception de la langue poétique semble tributaire de
l’idée de transparence du langage, tandis que les surréalistes apparaissent
comme les fossoyeurs de ce qu’il considère comme les fonctions les plus
élevées de la poésie (dire l’expérience humaine, en exalter la grandeur).
Même si l’objectif de Caillois reste de défendre une poésie humaniste18 ,
sa proximité encore toute récente avec des contemporains tels que Bataille
rend ses positions surprenantes, en raison, d’une part, de leur caractère
conservateur, et, d’autre part, de l’écho qu’elles trouvent dans les arguments
utilisés par les régimes totalitaires pour condamner l’art moderne.
Concernant la fiction, Lettres françaises semblent faire preuve d’en-
core plus de résistance – tout comme Sur d’ailleurs, puisque Victoria s’en
méfie également ; c’est José Bianco qui, nommé chef de rédaction de la
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revue en 1938, milite pour l’ouverture d’un espace consacré au récit fiction-
nel, et en particulier aux nouvelles de Borges, pour qui la cohabitation de
l’essai et de la fiction dans la revue permet des explorations inédites et fasci-
nantes19 . Lettres françaises publient moins de récits que Sur à cette époque,
et ceux qui sont publiés convoquent des expériences historiques récentes
ou relèvent du roman historique. Il s’agit de « La fosse à tanks » et de « La
Prison » d’André Malraux, d’« Aïne et cadet » de Jules Romains (un extrait
du tome XXII des Hommes de bonne volonté), d’« El Desdichado » attri-
bué à X dans la revue, puis publié sous le nom de Grévières (pseudonyme
de François Vernet) dans la collection « La Porte Étroite », de « La Visite
au Musée » par V. Sirine, pseudonyme de Vladimir Nabokov. Les « Assy-
riennes : “La loterie de Babylone” et “La bibliothèque de Babel” » de Jorge

15. Lettre inédite, fonds Roger Caillois, citée par Odile Felgine, Roger Caillois, op. cit., p. 227.
16. Archives Paulhan, citées par Odile Felgine, ibid., p. 271.
17. Sur le parcours de Caillois, voir, entre autres, Henri Behar, Henry Bouillier, Roland Caillois...
[et al.], dans Laurent Jenny (dir.), Roger Caillois, la pensée aventurée, Paris, Belin, 1992 ;
Raúl Antelo, « La acefalidad latinoamericana », Revista Casa de las Américas, n° 241, 2005,
76 p. 122-131.
18. María Teresa Gramuglio, « Roger Caillois en Sur », Río de la Plata, n° 13-14,
C.E.L.C.I.R.P., coll. « Archivos », 1992, p. 149-169.
LITTÉRATURE 19. L’écrivain argentin José Bianco (1908-1986) est un des rares à manifester de l’enthousiasme
N°170 – J UIN 2013 pour les récits de Borges à l’époque.

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ÉTOILES D’UN CIEL ÉTRANGER : ROGER CAILLOIS ET L’ AMÉRIQUE LATINE

Luis Borges, traduits et présentés par Néstor Ibarra, font exception. Contrai-
rement à la poésie, le genre ne constitue pas un espace de réflexion dans la
revue, et l’arrivée tardive de la fiction borgésienne en octobre 1944 peut être
le signe d’une découverte et d’une reconnaissance également tardives de la
part de Caillois. En effet, les deux hommes ne se lient pas d’amitié pendant
le séjour du Français en Argentine, loin de là : leurs rapports sont marqués
par l’hostilité et le mépris, ce dont attestent deux épisodes de la période20 .
Dès son arrivée en Argentine, Caillois raconte à Paulhan qu’il fréquente les
mêmes milieux que Borges, mais il souligne le fait qu’il n’approuve pas
les « choses comme celle que Mesures a publiée », faisant référence par-là
à « L’approche du caché21 », récit qui brouille les frontières entre l’essai et
la fiction – une opinion qui frappe par sa ressemblance avec la perception
de Victoria Ocampo. La réaction de Caillois à la publication d’Anthologie
de la littérature fantastique, compilée par Borges, Bioy Casares et Silvina
Ocampo en 1940, est aussi négative22 . Mais la polémique éclate seulement
en 1942, autour du récit policier, mettant en évidence l’écart qui existe entre
leurs conceptions du genre23 .
Ces épisodes portent à croire que c’est moins un genre précis qui est
en jeu que le récit fictionnel en général ; mais, si Caillois réagit à propos
des deux genres que sont le roman policier et le récit fantatistque, c’est
parce que sa période argentine constitue le moment où s’affirme également
l’intérêt qu’il leur porte, probablement sous l’influence du contexte culturel
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argentin de l’époque, où ils commencent à être valorisés par le public cultivé
et où la production locale commence à acquérir une originalité certaine24 .
Son expérience en tant qu’éditeur de la collection « La Croix du Sud »
consacrée à la littérature hispano-américaine, essentiellement narrative, est
ultérieurement l’occasion d’accorder plus d’importance à la fiction.

20. À propos des rapports entre Caillois et Borges, voir Annick Louis, « Caillois-Borges, ou
qu’est-ce qui s’est passé ? », Diagonales sur Roger Caillois, Syntaxe du monde, paradoxe de
la poésie, Textes réunis et présentés par Jean-Patrice Courtois et Isabelle Krzywkowski, Paris,
L’Improviste, 2002, p. 81-101, et « Borges Mode d’emploi français », Borges face au fascisme
II. Les fictions du contemporain, op. cit., p. 307-323.
21. Lettre du 26 juillet 1939, Correspondance Jean Paulhan-Roger Caillois (1934-1967),
édition établie et annotée par Odile Felgine et Claude-Pierre Perez, préface de Laurent Jenny,
« Cahiers Jean Paulhan », Paris, Gallimard, 1991, p. 118. « L’approche du caché » est publié
dans la revue Mesures en avril 1939.
22. Roger Caillois, Victoria Ocampo, Correspondance (1939-1978), Lettres rassemblées et
présentées par Odile Felgine, Paris, Stock, 1997, p. 114-115.
23. Je rappelle rapidement les événements : en septembre 1941, Caillois publie la plaquette Le
roman policier dans la collection des amis des Lettres Françaises ; dans le numéro 91 de Sur,
en avril 1942, paraît une note bibliographique de Borges sur cet ouvrage et la « Rectification
à une note de J. L. Borges » de Caillois (p. 71-72) ; pour finir, Borges done dans le numéro
suivant un nouveau texte intitulé « Polémique : Observation finale » (p. 72-73).
24. Sur la conception borgésienne du fantastique et la diffusion de celle-ci dans la culture
77
argentine, voir Annick Louis, « Definiendo un género. La Antología de la literatura fantástica
de Silvina Ocampo, Adolfo Bioy Casares y Jorge Luis Borges », Nueva Revista de Filología LITTÉRATURE
Hispánica, t. 49, n° 2, décembre 2001, p. 409-437. N°170 – J UIN 2013

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ROGER CAILLOIS

RETOUR VERS LE NORD

Grâce à la revue Lettres Françaises, qui connaît un succès important


auprès des intellectuels français25 , Caillois conserve des liens avec la com-
munauté restée sur le territoire tout comme avec celle éparpillée dans le
monde. Or, la publication contribue moins à préserver la place qu’il avait
avant son départ qu’à en construire une autre.
Caillois quitte Buenos Aires le 25 janvier 1945, et rentre en France
avec la mission Pasteur Valéry-Radot, en passant par Santiago du Chili,
Lima, Quito, New York, et Londres. Les premiers moments de ce retour
sont difficiles. D’une part, il prend la mesure de tout ce qui le sépare des
idées à la mode en France ; d’autre part, il se heurte aux limites imposées
par son expérience argentine : les milieux qu’il a fréquentés correspondaient
aux réseaux de Victoria Ocampo, il ne s’était que peu engagé en dehors de
la communauté francophone, sa maîtrise de l’espagnol restait insuffisante.
Caillois a du mal à trouver une place en accord avec ses intérêts. Il retrouve
ses collègues, demande à Victoria d’user de ses relations pour lui obtenir
un poste dans la diplomatie ou dans la gestion culturelle, de préférence
en Argentine, collabore à plusieurs revues françaises, reprend contact avec
Gallimard, son éditeur ; il se voit finalement proposer un poste d’un an au
CNRS (qu’il refuse), et un contrat à l’UNESCO, institution dont il devient
fonctionnaire en 1948.
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Peu après son retour, Caillois a l’idée de créer une collection d’ou-
vrages hispano-américains chez Gallimard. Il s’en ouvre à Victoria Ocampo
dans une lettre datée du 25 août 1945 : « Quels argentins pourrait-on
mettre ? (à part toi et Borges)26 ». Si la question montre que sa connaissance
du sous-continent n’est pas à la hauteur de ses ambitions, une nouvelle
expérience modifie la situation et permet à Caillois de se familiariser avec
d’autres zones du sous-continent, avec ses intellectuels et ses écrivains au-
delà des cercles argentins de Victoria. En 1946, c’est-à-dire entre le moment
de son retour et la date où paraît le premier volume de la collection « La
Croix du Sud », Fictions de Borges, publié en 1951, Caillois est engagé par le
ministère des Affaires étrangères pour une mission qui le mène aux Antilles,
au Mexique, au Guatemala, en Colombie, puis aux États-Unis. Cette tournée
lui ouvre les portes du monde diplomatique français en Amérique Latine et
elle lui permet de faire des rencontres essentielles, comme celle de l’écrivain
Miguel Angel Asturias, ainsi que d’élargir ses connaissances et ses réseaux.
La constellation qui donne son titre à la collection reste associée, dans
les esprits argentins de l’époque, à un événement particulier : « La Croix du
Sud » est en effet le nom de l’hydravion de l’Aéropostale à bord duquel Jean
78 Mermoz et ses compagnons avaient disparu en pleine mer, le 7 décembre
LITTÉRATURE
N°170 – J UIN 2013 25. De plus, alors que Victoria rencontre des difficultés financières avec Sur, l’entreprise de
Caillois est un succès financier (témoignage de Mme Billod-Cottier, cité par Odile Felgine,
Roger Caillois, op. cit., p. 240).
26. Ibid., p. 226.

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ÉTOILES D’UN CIEL ÉTRANGER : ROGER CAILLOIS ET L’ AMÉRIQUE LATINE

1936. Image de la capacité à tracer des liens entre deux mondes, puisque
c’était Mermoz qui avait établi la première liaison aérienne entre la France
et l’Amérique du Sud, cette première collection entièrement consacrée à la
littérature hispano-américaine a le mérite de présenter au public français
une production qui lui est pratiquement inconnue, même si elle adopte une
démarche unificatrice qui rend mal compte de la diversité des textes litté-
raires publiés sur le continent. Composée de 42 deux volumes publiés sur 19
ans, la collection privilégie le récit de fiction, ce qui constitue donc une orien-
tation nouvelle par rapport au parcours de Caillois et aux Lettres françaises.
De plus, elle confirme le déplacement réalisé par Caillois en Argentine, de la
sociologie à la littérature, bien que, comme on le verra, cette forme d’art soit
appréhendée par lui davantage comme la manifestation d’une culture que
comme une réalité esthétique autonome. Parallèlement, l’UNESCO lance
une série ibéro-américaine, avec des traductions en français et en anglais,
dans sa « Collection d’œuvre représentatives », dont le premier tome paraît
en 1952, également dirigée par Roger Caillois. D’orientation plutôt patri-
moniale et historique, cette collection publie essentiellement les classiques
ibéro-américains qui n’ont pas encore été traduits en français ; elle com-
prend des œuvres comme Enriquillo du dominicain Manuel de Jesús Galván,
et elle compte à son catalogue des auteurs tels que Domingo F. Sarmiento,
Jorge Isaacs ou José Martí. Deux anthologies poétiques paraissent égale-
ment : la première, consacrée à la poésie mexicaine, en 1952, est l’œuvre
d’Octavio Paz ; la seconde, de 1956, qui comprend toute la poésie hispano-
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américaine, est de Federico de Onís.
Ces projets qui voient le jour simultanément connaissent des destins
différents. « La Croix du Sud » s’adresse à un public large, son objectif
étant d’attirer le lecteur cultivé moyen, et d’initier le lecteur français à la
culture hispano-américaine, ce qui explique les quelques ouvrages non nar-
ratifs. Entre 1951 et 1965, sont publiés des auteurs comme Ciro Alegría,
Enrique Amorim, José María Arguedas, Miguel Angel Asturias, Jorge Luis
Borges, Lydia Cabrera, Guillermo Cabrera Infante, Alejo Carpentier, Gabriel
Casaccia, Rosario Castellanos, Julio Cortázar, Rómulo Gallegos, Ricardo
Güiraldes, Martín Luis Guzmán, Eduardo Mallea, H. A. Murena, Adalberto
Ortiz, Juan Rulfo, Ernesto Sábato, ainsi que des écrivains brésiliens. Cette
liste d’auteurs rappelle la difficulté d’appréhender un projet esthétique der-
rière les choix réalisés. Pour certains critiques, le goût personnel de Caillois
le dispute au désir de faire une collection représentative ; on signale éga-
lement les concessions faites au lecteur, par exemple, dans le choix des
Chroniques australes de l’Argentin Braun Menéndez, ouvrage à la valeur
esthétique relative mais qui sollicite l’imaginaire des lecteurs français27 ;
d’autres soulignent la prééminence des écrivains du Río de la Plata, consé-
79
quence des liens tissés par Caillois en Argentine, et de l’influence de Victoria
LITTÉRATURE
N°170 – J UIN 2013

27. Silvia Molloy, La Diffusion de la littérature hispano-américaine en France au XXe siècle,


Paris, PUF, 1972, p. 181-182.

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ROGER CAILLOIS

Ocampo28 . Les déclarations de Caillois laissent penser que son intention


est de donner à lire une « essence » du continent, et que cette conception
impose des limites à la collection, déterminant l’exclusion par exemple des
œuvres de Silvina Ocampo, de Bioy Casares ou encore de Marelle de Julio
Cortázar, qui auraient été, aux yeux de Caillois, trop peu représentatives de
la culture argentine.
Or les enjeux du choix se projettent au-delà de ces considérations. Si
la France est redevable à Caillois de lui avoir ouvert des portes auparavant
réservées à des groupes réduits, d’avoir rendu familiers les noms d’écrivains
comme Borges ou Carpentier, d’avoir sorti la littérature hispano-américaine
des tirages et de la diffusion modestes que connaissaient souvent les col-
lections consacrées à la littérature étrangère, surtout dans leurs débuts, on
ne peut nier que cette incorporation aux lettres françaises se fait sous le
signe de l’exotisme, et d’une conception de la littérature du sous-continent
comme réalisation sociale et culturelle. Force est de constater que la fic-
tion est appréhendée dans la collection comme une occasion privilégiée de
connaissance d’une culture, de sorte que malgré la variété des auteurs et
des genres, la fiction s’effrite pour faire place à une approche sociale et
culturelle, voire historique.
Il n’est pas étonnant qu’un sociologue tel que Roger Bastide ait été
parmi les premiers à remarquer que les choix opérés par Caillois mettent en
relief l’aspect documentaire et peuvent constituer la preuve que le sociologue
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a intérêt désormais à chercher dans la poésie et dans la fiction contempo-
raines, devenues de nouvelles méthodes de connaissance, des voies inédites
pour aborder l’étude des collectivités29 . Les œuvres choisies le sont, d’après
lui, en fonction de la réalisation d’un dévoilement, ce qui explique la fasci-
nation pour les romans qui se déroulent en milieu rural. Dans « Aux seuils
d’une collection », Villegas, pour sa part, souligne le rôle joué par les qua-
trièmes de couverture, et les prières d’insérer, la prééminence du registre
de l’exotisme, l’évocation d’un monde étranger et hostile, marqué par la
violence ; on y retrouve un schéma similaire : à une présentation des lieux
et d’un personnage, vient s’ajouter un exposé de l’intrigue, puis une phrase
finale évaluant le style et servant à l’affirmation de l’originalité du livre,
parfois même quelques indications sur la biographie de l’auteur30 .

80 28. Claude Fell, « La collection “La Croix du Sud”, tremplin de la littérature latino-américaine
en France », Río de la Plata, op. cit., p. 173-189.
29. Roger Bastide, « Sous “La Croix du Sud” : l’Amérique latine dans le miroir de sa littéra-
LITTÉRATURE ture », Annales, 13e année, n° 1, 1958, p. 30-46.
N°170 – J UIN 2013 30. Jean-Claude Villegas, « Aux seuils d’une collection », Río de la Plata, op. cit., p. 191-205.

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ÉTOILES D’UN CIEL ÉTRANGER : ROGER CAILLOIS ET L’ AMÉRIQUE LATINE

ÉNIGMES ET ENJEUX D’UNE RÉCEPTION

Il convient de mettre en cause la continuité des deux projets de Lettres


françaises et de « La Croix du Sud ». Ce qui à première vue semble être un
geste symétrique doté d’un fil conducteur apparaît en fait comme deux entre-
prises culturelles opposées : alors que la revue a pour but la conservation
d’une culture et la mise en avant de sa continuité menacée par le présent,
la collection répond à une tentative de création et de positionnement de la
culture hispano-américaine dans la culture française. La fiction, qui est peu
présente dans Lettres françaises, devient l’enjeu principal de la collection
« La Croix du Sud ». Une approche de la littérature en tant que réalisation
culturelle a-t-elle suffi à compenser les réticences de Caillois vis-à-vis de la
fiction ? Son engagement porte à le croire. La mise en avant d’une dimension
exemplaire du récit fictionnel, soulignée au niveau du paratexte et même de
la traduction, semble en effet avoir permis une exploitation des textes dans
ce sens, et contribuer au succès de la collection.
Du point de vue de l’histoire littéraire, les années pendant lesquelles
Caillois édite la collection « La Croix du Sud » correspondent au « boom »
de la littérature hispano-américaine, c’est-à-dire à la période pendant
laquelle le statut continental et international de celle-ci se modifie31 . Le
mouvement commence vers la fin des années 1950 et s’étend jusqu’à 1970 :
mal connue, peu et mal traduite avant cette période, la littérature du sous-
continent se développe, acquiert rapidement une renommée internationale,
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et passionne le grand public français et européen. Dans ce contexte, la col-
lection de Caillois commence à être perçue comme un ghetto, un espace qui
marginalise les œuvres, niant leur valeur universelle, alors que les écrivains
hispano-americains aspirent à une reconnaissance esthétique et non plus
à susciter un intérêt en tant que producteurs de documents culturels. Dès
les années 1960, un certain nombre d’auteurs publiés auparavant dans « La
Croix du Sud », comme Carlos Fuentes32 ou Vargas Llosa, demandent à
être intégrés dans des collections qui ne sont pas spécifiquement consacrées
à cette aire culturelle, en particulier « Du monde entier », toujours chez
Gallimard. Mais si ces auteurs sont en mesure d’obtenir gain de cause, c’est
en partie grâce à la visibilité acquise par la littérature hispano-américaine en
France à travers la collection de Caillois. Ce qui prouve que, comme dirait
Borges, lorsqu’il s’agit de littérature, une réception orientée vaut mieux que
l’absence de toute réception. L’œuvre reste, ouverte à de futurs usages et
interprétations.

31. Angel Rama, Más allá del boom : literatura y mercado, Buenos Aires, Folios, 1984 ; John 81
King, « The Boom of the Latin American novel », dans Efraín Kristal (éd.), The Cambridge
Companion to The Latin American Novel, Cambridge University Press, 2005, p. 59-80.
32. « Situación del escritor en América Latina », dialogue entre Carlos Fuentes et Emir Rodrí- LITTÉRATURE
guez Monegal, Mundo Nuevo, n° 1, juillet 1966, p. 21. N°170 – J UIN 2013

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