Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
Économies, Sociétés,
Civilisations
Vilar Pierre. Histoire marxiste, histoire en construction. Essai de dialogue avec Althusser. In: Annales. Économies, Sociétés,
Civilisations. 28ᵉ année, N. 1, 1973. pp. 165-198;
doi : 10.3406/ahess.1973.293337
http://www.persee.fr/doc/ahess_0395-2649_1973_num_28_1_293337
Histoire marxiste,
histoire en construction
historien.
qualifier
historien
changements.
définition
rappelé
pourtant
celle
et
queexpérience,
différent
mode
de
est science
Le
Pourtant
Si
àl'on
de
faire
d'analyse
commerce
ont
nous
que
la
«que
ymarxiste.
que,
N'importe
marxiste
jamais
»,vie,
:fait
essayons
les
rien
ce
le
les
On
tout
ne
volontiers
concept
les
théoriquement
qui
rapports
marques
de
n'est
été
peut
s'enregistrent
résultats
»l'histoire
est
Car
bien
qui
n'importe
couvertes.
un
plus
àmême
d'histoire
ce
peut
compté,
la
yinstant
sociaux
passer
difficile
sont
mot
fois
du
a se
yceci
élaboré
quoi.
ajouter
tonique
dialogue
que
très
Ernest
devrait
demander
la
entre
dans
d'être
reste
de
etnouveauté
lentement.
mal
rare
commun
àla
Labrousse
les
«la
àet
impliquer
protégées.
moins
entre
marxiste
que
pratique
construire.
plus
intimidant.
hommes,
si les
d'être
avec
pour
pensée
complexe
Et
ambitieux,
exigences
aime
».le
la
de
pourquoi
N'importe
historien,
l'innovation.
et
N'importe
commerce
stricte
la
et
Louis
àlesaction,
répéter
science
qui
d'une
modalités
nous
Althusser
ne
application
soit
si
quides
qui
ce
pas
entre
pareille
: des
comme
nous
Il«n'est
peutdétergents
peut
L'histoire
constater
amatières
dethéorie
ceci
nous
se
dirons
d'être
leurs
dans
d'un
dire
dea
alors, en regardant autour de nous, que l'histoire des historiens (si nous n'y
rangeons pas M. Castelot) ressemble davantage aujourd'hui à l'histoire selon
Marx (ou selon Ibn Khaldun) qu'à l'histoire selon Raymond Aron, qui date
de Thucydide ?
J'entends par là cette évidence, rarement soulignée mais considérable, que
les vieilles objections bêtifiantes longtemps opposées à Marx ne sont plus guère
soulevées qu'aux niveaux inférieurs de la polémique, même s'il arrive qu'un
prix Nobel s'avise d'y revenir. Hasard contre nécessité, liberté contre
détermination, individu contre masses, spirituel contre économique, l'historien
d'aujourd'hui passe son temps non à opposer ces termes, mais à en manier les
combinaisons. Et il n'est pas d'instrument nouveau, de forme nouvelle
récemment proposés à son analyse, que ce soit linguistique, psychanalyse ou économie,
qui échappe à l'hypothèse fondamentale : la matière historique est structurée
et pensable, scientifiquement penetrable comme toute autre réalité.
165
DÉBATS ET COMBATS
/. Marx historien
166
P. VILAR DIALOGUE AVEC ALTHUSSER
diverses qu'elle recouvre non pas un seul, mais plusieurs types d'analyses, non
pas un seul mais plusieurs niveaux d'information et de réflexion.
Dans l'océan de ses articles d'actualité et de sa correspondance, Marx fait
sans cesse « de l'histoire » au sens quotidien du mot. Il « parle histoire » comme
il « parle politique », avec le seul souci d'établir non des certitudes, mais des
faisceaux de probabilités qui soient, comme on dit aujourd'hui, « opérationnels» .
Ce n'est pas pour le plaisir (qui selon Raymond Aron définit l'historien) de
« rendre au passé l'incertitude de l'avenir », mais au contraire dans l'espoir,
pour l'un et pour l'autre, de réduire le champ de l'incertain. Ce n'est pas encore
de la « science ». Marx ne se fait là-dessus aucune illusion. C'est un exercice de
la pensée d'une portée singulière si l'on songe que penser politiquement juste,
c'est penser juste historiquement.
Il s'agit seulement d'un exercice empirique, allant sans cesse de l'exemple
au raisonnement et du raisonnement à l'exemple, et qu'ont toujours pratiqué
(plutôt mal que bien) les politiques et les historiens. Quand ils l'ont fait avec
génie, il est arrivé aux uns d'agir efficacement, aux autres de démontrer
vigoureusement. Mais le cas est rare.
Pour Marx, dont le génie n'est pas discutable, le problème est de savoir s'il
est allé au-delà, s'il a ajouté quelque chose à cette pratique traditionnelle et
intuitive.
Dans quelle mesure sa découverte, qui se situe dans le champ de l'économie
et de la sociologie la plus générale, inspire-t-elle son interprétation et sa
prévision de Y événement — cet « événement » qui certes n'est pas le tout de l'histoire
et ne peut en fonder une « explication », mais qui demande lui-même à être
sinon « expliqué », du moins exactement replacé dans le réseau statistiquement
exprimable des faits de masse ?
D'une théorie des sociétés, d'une construction par l'esprit de la logique de
ce réseau et de la dynamique de ses modifications, comment tirer les principes
d'une observation systématisée du passé et du présent, qui ne réponde pas
seulement aux légitimes curiosités de l'historien, du sociologue spécialisés, mais
aussi à l'attente de l'homme d'action ?
Marx n'a donné là-dessus que des principes très généraux. Plutôt que de
les ressasser formulairement, il serait d'abord utile de rechercher où, quand,
comment, dans quelle mesure, il en donne des exemples d'application. Ce serait
un très beau travail, à notre connaissance jamais entrepris, que de suivre
date par date, et dans l'œuvre entière, les permanences et les rejets, les
acquisitions et les modifications dans le vocabulaire historique de Marx, dans ses
comparaisons et dans leur usage, dans les présupposés logiques de ses schémas, qu'ils
soient explicites ou sous-entendus.
Non seulement pour la « marxologie », mais pour l'épistémologie, et avant
tout pour l'histoire, il est dommage que presque toutes les éditions de Marx
isolent les œuvres, bouleversent leur chronologie, distinguent entre leurs
contenus et leurs « genres » (œuvres « économiques », « politiques », «
philosophiques », etc.) alors que la force de Marx est de traiter les problèmes non sows
tous leurs aspects, mais par tous leurs aspects mis en relations, ses leçons
ressortant précisément de ces combinaisons dans leurs acquisitions successives.
Trop souvent, au lieu de se livrer à cette recherche, on extrait d'une lettre,
d'une polémique, un jugement sur un homme, un mot sur un peuple. C'est
un procédé favori des adversaires de Marx. On ne pourrait le leur reprocher
que si les marxistes avaient soigneusement évité de faire de même, multipliant
167
DÉBATS ET COMBATS
les citations isolées, coupant les phrases de leur contexte, ou, pis encore,
s'ingéniant à pasticher ce pétillement inimitable : le style historico-politico-
polémique de Marx. Ce n'est évidemment pas dans cette voie que progressera
l'histoire marxiste.
J'oserai même demander, pourvu qu'on m'entende bien, que l'on cesse de
rechercher trop exclusivement Marx historien, comme on le fait couramment, et
surtout en France, dans Les luttes de classes en France, dans Le 18 Brumaire
et dans La guerre civile.
Ce sont bien là des textes où, plus que dans les articles journalistiques moins
médités, on peut trouver les sommets de la réflexion « marxiste ». Textes
d'analyse et de combat à la fois, où des épisodes politiques à peine achevés
trouvent leur écho, leur conclusion et leurs leçons militantes. Ils montrent dans
Marx le maître à penser révolutionnaire. Ils ont servi l'histoire et servent
l'historiographie. Ils relient à des observations aiguës sur les structures d'une société
l'actualité et l'événement. Il n'est donc pas question d'en discuter le sens
exemplaire, pour un type d'analyse que nous avons définie porteuse d'action, comme
peut et doit être porteuse d'action toute analyse scientifique. Mais, pour
pratiquer l'histoire ainsi, il faut s'appeler Lénine.
L'historien de métier, le chercheur modeste de tous les jours — après tout,
s'il n'y en avait pas, sur quoi se fonderait l'analyse ? — se casserait les dents
à des essais de ce genre, alors qu'il a beaucoup à apprendre, quant à son métier
même, de toute l'œuvre de Marx, et plus particulièrement peut-être de ses
parties pour lui les plus difficiles, les moins conformes (en apparence) aux
formules classiques de l'historien.
Prenons un exemple : ce second chapitre de la Contribution (Zur Kritik,
1859), ou s'est interrompu le premier essai rédigé de ce qui sera Le Capital.
Il s'agit de situer, entre l'exposé sur « la marchandise » et l'exposé sur « le
capital », le rôle de la monnaie, énigmatique intermédiaire. Marx vient d'énu-
mérer, dans les dernières lignes du chapitre précédent, les quatre notions qui
présentent, après l'effort ricardien, une urgence théorique : travail salarié,
capital, concurrence, rente foncière. Il n'y a pas compris la monnaie. Et il ouvre
même le chapitre monétaire en ironisant sur les innombrables élucubrations,
faussement théoriques, auxquelles la monnaie a donné lieu. Il semble donc
éviter, dans ce domaine, au point de départ, une conceptualisation rigoureuse.
Il refuse toute définition qui ne serait que tautologie (comme : « la monnaie,
c'est tout moyen de paiement »). Il sait que toute définition partielle ne
recouvrirait pas tous les rôles et toutes les formes de la monnaie, et préfère examiner
ceux-ci successivement. Il se garde du dogmatisme et ne dit pas, par exemple :
« La monnaie ne saurait être que marchandise », mais seulement : « on a
surmonté la difficulté principale de l'analyse de la monnaie dès que l'on a compris
qu'elle a son origine dans la marchandise ».
Pourtant, malgré cette référence aux origines de la monnaie, Marx rejette
l'exposé pseudo-historique , classique depuis Aristote, qui substitue au processus
réel de ces origines la simple logique des commodités de la monnaie en face du
troc. On pourrait alors s'attendre à l'exposé érudit de ce qu'est une monnaie
primitive, et du passage aux frappes métalliques. Mais Marx est très méprisant
pour l'érudition dès qu'elle risque de se donner pour explication.
Finalement, à lire les débuts du chapitre, et ceux de chacune de ses parties,
et surtout à lire le même chapitre, condensé, tel qu'il est passé dans Le Capital,
on serait tenté de penser que Marx économiste, sans se cantonner dans l'abstrac-
168
P. VILAR DIALOGUE AVEC ALTHUSSER
tion ft dans la pure logique de ses hypothèses, n'en rejette pas moins l'exposé
historique comme source de sa réflexion, et donne donc peu de leçons à
l'historien. Mais il nous a prévenus
:
Certes le procédé d'exposition doit se distinguer formellement 1 du
procédé d'investigation. Л l'investigation de faire sienne la matière dans
tous ses détails, d'en analyser les diverses formes de développement, et
de découvrir leur lien intime. Une fois cette tâche accomplie, mais
seu'ane-ut alors 2, le mouvement réel peut être exposé dans son ensemble.
Si Von y réussit, de sorte que la vie de la matière se réfléchisse dans sa
reproduction idéale, ce mirage 3 peut faire croire à une construction
a pf г or i 4.
Or. la phase d'investigation comporte à n'en pas douter un travail d'historien.
Et je m'empresse d'ajouter : non un travail superficiel, non un travail de
seconde main, mais une pénétration directe dans la matière historique. Ceci
soit dit pour les marxistes pressés, littéraires et sociologues, qui, tout en
dédaignant superbement Г « empirisme >• des travaux d'historien, fondent leur
propres analyses (longues) sur un savoir historique (court) puisé dans deux
ou trois m inuels. Л l'opposé, il arrive que Marx rédige vingt pages sans allusion
historique qui couronnent vingt ans de recherche historique vraie. Encore faut-il
s'en apercevoir. Et pour s'en apercevoir être historien.
Ainsi, Dour aborder, en 185g, les problèmes de la monnaie, Marx confronte
aussi bien les aspects monétaires de la crise de iS^y aux travaux de spécialistes
parus en 1858, et aux derniers numéros de Y Economist, que Platon à Aristote,
Xénoi >hon à Pline. Ce n'est ni journalisme ni académisme. Marx vit son temps
et vit >a culture. Mais aucun moment de la grande histoire monétaire ne le laisse
indifférent. Témoin passionné des débats parlementaires de 1844-45 autour
des « Hank Acts », il sait tout de la controverse entre « Currency Principle » et
« Banking Principle ». Lecteur de Fullarton et de Torrens, admirateur de
l'Hist 'ire ties Prix de Tooke, dévoreur d'écrits économiques bons et mauvais
(sa critique féroce ne s'exerce jamais qu'après lecture attentive), il remonte
aux origines de la querelle, à Bosnnquet, à Thornton comme à Kicardo. Il saisit
alors, et il fait saisir, l'exacte parenté des épisodes monétaires anglais de 1797-
1821 ,ivec ceux de 1688-1720 et le débat entre Locke et Lowndes lui est une
;
169
DÉBATS ET COMBATS
surtout d'ignorer ce dont ils parlent), il n'a pas omis de se renseigner sur la
comptabilité inca ou sur la monnaie de papier chinoise.
Il est vrai que cette dense matière historique n'est pas traitée pour elle-
même, h historiquement ». Elle disparaîtra, ou presque, dans le chapitre
monétaire du Capital. Et, pour l'ensemble du Capital, si l'histoire des « Theoricn
uber den Mehrwert » a été destinée à faire partie de l'œuvre, il est classique
(un peu trop ?) d'admettre, sur une indication célèbre de la « Préface que
.
les '.( faits historiques » n'y sont invoqués qu'à titre ď « illustrations >.
2. Théorie économique
Nous abordons ici un problème central : celui des relations entre savoir
historique et savoir économique, entre recherche d'histoire et rôle réservé par
l'économiste à la théorie. Ce problème ne recouvre sûrement pa^ toute la
réflexion exigée de l'historien marxiste : que le matérialisme historique n'est
pas un déterminisme économique, cela commence à se savoir, malgré les
séquelles d'une déjà séculaire incompréhension. Il reste qu'aussi bien pour un
Althusser, qui a fixé ses objectifs au niveau théorique le plus élevé (sur le seul
examen, il est vrai, du Capital), que pour les discussions des quarante dernières
années entre économistes « modernes », historiens spécialisés de l'économie,
historiens marxistes et historiens tout court, le problème posé entre histoire et
économie est toujours présent, obsédant, dirimant, et qu'on ne saurait s'en
débarrasser en disant (même si c'est vrai) qu'il s'agit au bout du compte d'un
faux problème.
Si, aux yeux de Marx, l'histoire n'eût été qu'une collection de faits, à
éliminer de l'exposé une fois utilisée leur suggestion pour la théorie, et si la
théorie fondamentale eût seulement été destinée à mieux interpréter les «
phénomènes économiques », que de marxistes nous compterions !
François Perroux voit dans les « structures >•> et les « systèmes » les outils
<
170
P. VILAR DIALOGUE AVEC ALTHUSSER
Pour en juger, il faut dégager ce qui, dans tous ces propos divers d'histoire
économique « nouvelle », constitue les prémisses épistémologiques communes,
la plupart du temps informulées.
L' « historique », pour tous, est la donnée brute. L' « économique » seul
admet théorisation. On sélectionne donc, dans l'historique global, par le choix
soit d'un type de faits, soit d'un épisode, ce qu'on définit comme économique,
et qu'on suppose soumis à des lois connues. Dans ces conditions, observons-le
aussitôt, l'examen du cas concret ne peut éclairer que le cas concret lui-même.
S'il s'écarte trop du « modèle », on invoque des facteurs « exogènes », «
historiques » (ce qui, cette fois, équivaut à « contingent »). Sans doute, en écartant
au passage des thèses où l'économique était mal analysé, l'économiste peut
servir l'histoire. Mais il ne lui arrive presque jamais de remplacer les vues
erronées, ce qui importerait davantage, ou, ce qui serait scientifiquement plus
intéressant, de remettre en cause la théorie.
On peut évoquer, il est vrai, une démarche un peu plus ancienne, et plus
ouvertement empiriste, celle de Simiand, à laquelle de récentes critiques
redonnent de l'actualité. Là, l'examen des faits devait précéder la théorie, et
leur sélection ne se bornait pas à l'économique (ou voulait fonder une sociologie).
On partait donc, en principe, sans hypothèse. Mais rien n'est plus sournois
que les hypothèses informulées. En fait une théorie des prix était présente dans
les conclusions monétaristes de Simiand. Cette fois, c'est la faiblesse théorique
qui compromettait l'entreprise.
Pratiques d'avant-hier, d'hier, d'aujourd'hui. A toutes antérieure, la
pratique de Marx est-elle analogue ou différente ? Promettait-elle — promet-elle
encore — des horizons plus vastes, des calculs aussi précis ?
L'historien se demandera d'abord — ou on lui demandera (depuis six ou
sept ans les jeunes ne s'en sont pas fait faute) — si la critique épistémologique
amorcée par Louis Althusser, et qui ne prétend à rien de moins qu'à la «
construction du concept d'histoire », l'aide ou non à régler ses comptes avec les
habitudes de son métier, avec les propositions des économistes, enfin avec
Marx.
171
DÉBATS ET COMBATS
172
P. VILAR DIALOGUE AVEC ALTHUSSER
173
DÉBATS ET COMBATS
174
P. VILAR DIALOGUE AVEC ALTHUSSER
175
DÉBATS ET COMBATS
176
P. VILAR DIALOGUE AVEC ALTHUSSER
177
DÉBATS ET COMBATS
178
P. VILAR DIALOGUE AVEC ALTHUSSER
179
DÉBATS ET COMBATS
de l'homme qui a devant lui soixante-dix ans n'est plus celui de l'homme qui
en avait trente. Pas plus que le temps du Caraïbe n'est celui de l'Esquimau.
Si l'erreur du découpage mécanique a été commise, c'est par ces économistes,
qui, pour opposer un temps « objectif » au temps des historiens, découpent leurs
séries temporelles en décennies ou en demi-siècles, sans prendre garde que,
même du simple point de vue mathématique des probabilités, ils ôtent tout sens
auxdites séries.
J'irai plus loin. C'est l'histoire traditionnelle qui a « construit » le temps.
Même les vieilles « annales », même les chronologies scolaires. Événements,
règnes, ères : c'est une construction idéologique, mais non homogène.
De plus, quand le souci chronologique s'est fait critique, que de mythes
il a démolis, que de textes il a désacralisés ! Cela aussi fait partie de Г « histoire
du savoir », de la « production des connaissances ». Quand Michel Foucault,
au contraire, se perd, en matière économique, dans sa propre chronologie et
dans la chronologie tout court, il ne fait plus ni archéologie, ni histoire, ni
science, ni epistemologie, mais littérature.
Dater pour dater n'est qu'une technique (utile) d'érudition. « Dater
finement » reste un devoir d'historien. Car la conscience des successions dans le
temps et des proportions dans les durées est le contraire d'une donnée naïve. Elle
ne se constitue pas à partir de la nature et des mythes, mais contre eux. Comment
Althusser qui conclut à l'identification du concept d'histoire avec le concept
d'un temps, n'a-t-il pas senti tout le contenu du terme chrono-logie ?
En revanche, ayant lu Hegel, il surestime celui de périodisation :
180
P. VILAR DIALOGUE AVEC ALTHUSSER
181
DÉBATS ET COMBATS
182
P.VILAR DIALOGUE AVEC ALTHUSSER
et qu'il la gardait « présente » par une recherche concrète, mais non empirique,
puisque systématisée par sa lutte pour la problématique contre le positivisme
historisant, pour le fait massif contre le fait ponctuel, pour le scrupule vrai
contre l'érudition fausse. Cette lutte rend souvent le même son que les mauvaises
humeurs de Marx.
La « vraie histoire » peut ainsi surgir d'une pratique et d'une critique, non
d'une « rigueur » affectée, mais d'une justesse manifestée par l'absence de tout
contresens. Lucien Febvre ne s'est jamais dit théoricien ni marxiste. Mais ce
n'est pas lui qui (comme Foucault, dans Les mots et les choses, le fait au passage)
eût enfermé Marx dans le xixe siècle comme dans une prison.
183
DÉBATS ET COMBATS
que j'ai reproché à Hamilton d'avoir confondu, dans le long terme, formation
de capital avec distance entre prix nominaux et salaires unitaires (ce qui ne
signifie pas que Marx ignorait la catégorie « profits d'inflation »). Un concept,
une mesure ne valent que pour un temps ; je n'admets toujours pas, malgré
Marzcewski (ou Fourastié) qu'on s'obstine à chercher l'équivalent 1970 d'un
revenu 1700. Enfin, en éliminant un mouvement pour en isoler un autre, on peut
créer un mirage statistique. Il y a aussi des pièges de la « construction ».
C'est pourquoi les plus classiques mouvements conjoncturels peuvent
être contestés, et il suffit de lire Imbert pour mesurer, devant le cycle Kondra-
tieff, notre dénuement théorique. Le temps moyen n'est pas dominé — la crise
monétaire en témoigne — alors que le capitalisme a pu, depuis l'échec de
l'empirisme d'Harvard, apprivoiser le cycle intradécennal. Certains, déjà, jetteraient
celui-ci par-dessus bord. Mais, comme temps économique d'un long stade du
mode de production, il fait partie du temps historique correspondant. L'historien
ne peut sortir du labyrinthe conjoncturel.
Pour y prendre Marx comme guide, Althusser ne nous aide pas toujours
clairement : abandonner les « variétés » pour les « variations », les «
interférences » pour les « entrelacements » reste verbal si nous n'avons pas d'exemple ;
et si, dans Le Capital, nous ne trouvons que les temps économiques, où
prendrons-nous les « temporalités différentielles » des autres « niveaux » ? On nous
prévient :
184
P. VILAR DIALOGUE AVEC ALTHUSSER
qui, sans être encore typiques du futur mode de production (comme sera le
« cycle industriel »), en participent et le préparent : i° une longue période
d'accumulation préalable de capital-argent, d'origine directement ou
indirectement coloniale, qui crée une bourgeoisie d'argent et embourgeoise une part
de la noblesse ; 2° la possibilité, dans le moyen terme, de dépressions
commerciales (crises de débouchés, dépressions des prix) qui affectent et mécontentent
un nombre croissant de fermiers, de propriétaires, d'entrepreneurs dont les
produits entrent désormais dans le circuit commercial, sont devenus «
marchandises » : autant de couches intéressées à l'égalité des droits, à la liberté du
marché, à la fin des structures féodales ; 30 l'exaspération enfin, dans le court
terme, de la « crise de l'ancien type », moins meurtrière qu'au temps des famines,
mais où la spéculation sur la rareté, moins freinée par les taxations
administratives et les redistributions ecclésiastiques, paupérise et prolétarise plus que
jamais, dressant le paysan pauvre à la fois contre le prélèvement féodal, le
prélèvement royal, et la liberté marchande.
Que cette rencontre de « temporalités spécifiques » aboutisse, en juillet-
août 89, à Г « événement » qui bouleverse la structure juridique et politique
de la société, quel plus bel exemple veut-on d'un « entrelacement de temps »
comme « processus de développement d'un mode de production », voire comme
processus de passage d'un mode à un autre ?
Je sais bien qu'Althusser, intéressé par métier aux temps de la science et
de la philosophie, l'est davantage encore, par légitime angoisse devant l'actuel,
par les mots « retards », « avances », « survivances », « sous-développement ».
Et qu'en faisant précéder ces mots, dans sa définition de la « conjoncture »,
d'un ironique « soi-disant », il a voulu souligner l'absurdité (et le danger
idéologique) d'une terminologie qui, présupposant modèles et buts, se présente,
dit-il, comme un horaire de la S.N.C.F. Que de graphiques chers aux annuaires
statistiques lui donnent raison, où, sur la ligne des dollars par tête, des taux
d'investissement, ou du nombre des revues scientifiques publiées, certains
pays semblent prendre le Mistral et d'autres le tortillard.
Cette juste critique de la jactance verbale d'économies et de classes
dominantes, et des faux miroirs que sont certains critères quantitatifs, ne doit
pourtant pas entraîner l'oubli de principes marxistes essentiels : i° le primat du
technico-économique synthétisé dans la productivité du travail, 20 la nécessité
d'une quantification pour échapper aux descriptions vagues, 30 la réalité
majeure que constituent les inégalités dans le développement matériel. Marx
a toujours gardé « présents » l'avance de l'Angleterre et les atouts des États-
Unis, et Lénine le concept de « développement inégal ». Il faut savoir sortir
du temps linéaire. Il ne suffit pas de le condamner.
Soit un décalage entre un type d'institution, un mode de pensée, une attitude
économique, une morale sociale, et le mode de production que nous supposons
en place (autant d'hypothèses théoriques). Dirons-nous : il y a « avance »,
« retard », « survivance », « rythme autonome », dans les « morales », les «
attitudes », les « pensées », etc. ? Ou ne vaut-il pas mieux dire : ce mode de
production, que nous supposons en place, dans quelle mesure fonctionne-t-il au plus
près de son models ? sur quels espaces ? dans quelle durée ? dans quels secteurs
est-il totalité efficace (Г est-il déjà, s'il est en voie de constitution, l'est-il encore,
s'il se déstructure ?)
C'est ainsi que nous entendons la « conjoncture » au sens plein du mot (non
au sens « météorologique » de Simiand). Nous y sommes servis par plusieurs
185
DÉBATS ET COMBATS
« temps spécifiques ». Dans mes recherches espagnoles, j'ai toujours décelé les
contrastes structurels à partir de la spécificité des rythmes économiques. Dans la
Catalogne, petit espace, j'ai distingué jusqu'à trois rythmes dans le processus
de modification du mode de production. Dans la crise de subsistance de 1766,
les insurgés, les prêtres, les agitateurs qui organisent les taxations sauvages
invoquent une conception du droit, de la morale, de la propriété, qui est du
xne siècle, alors que les correspondances du moindre négociant, sur la liberté
d'entreprise ou la vérité des prix, ont le vocabulaire de Samuelson. La
spécificité du temps est ici une spécificité de classe. L'observation du « cycle
industriel » n'est pas moins instructive. Il disparaît de l'économie socialiste alors
que la lenteur de transformation des techniques agricoles y maintient longtemps
le « cycle ancien ». Mais tout rétablissement du marché comme « régulateur »
y fait vite reparaître le « cycle industriel », avec l'inflation comme signe. Et
quand le même cycle, dans le capitalisme, est atténué, c'est que le capitalisme
s'écarte de son modèle. Implantation sectorielle des transformations,
implantation de classe des superstructures, implantation spatiale des « totalités » sont
révélées par autant ď « indices objectifs ».
Ce type d'analyse permet d'aller de la théorie aux « cas ». Il peut aider
— surtout pour les processus de transition — à édifier la théorie. On ne peut
lui reprocher de penser le temps hors du concept de mode de production ; il s'y
réfère sans cesse. Au contraire, si l'on cherche un « temps spécifique » à chaque
« niveau », cette référence a toute chance d'être abandonnée.
les autres sciences sociales sont assez mal informées, et leur tendance
est de méconnaître, en même temps que les travaux des historiens, un
aspect de la réalité sociale dont l'histoire est bonne servante, sinon
toujours habile vendeuse : cette durée sociale, ces temps multiples et
contradictoires de la vie des hommes [...]. Raison de plus pour signaler avec
force [...] l'importance, l'utilité de l'histoire, ou plutôt de la dialectique
de la durée telle qu'elle se dégage du métier, de Y observation répétée de
l'historien...
186
P. VILAR DIALOGUE AVEC ALTHUSSER
187
DÉBATS ET COMBATS
188
P. VILAR DIALOGUE AVEC ALTHUSSER
où tout stade productif, tout système de société a eu ses villes et ses champs,
ses palais et ses chaumières, chaque totalité historique nichant tant bien que
mal dans l'héritage d'une autre. Une « vraie histoire », dressant des bilans,
démontant des mécanismes, aiderait à construire — au sens concret cette
fois — une combinaison pensée entre passé et futur. Le socialisme, dans ce
domaine, compte quelques succès. On aimerait savoir ce qu'ils doivent, s'ils
doivent quelque chose, à la conception marxiste de cette combinaison.
3° Temps historique et luttes de groupes se combinent autrement encore.
En assimilant d'un mot histoire et lutte de classes, Marx et Engels ont créé une
longue équivoque sur leur pensée. On a cru qu'ils dédaignaient les fondements
ethniques des groupements politiques. Et cette équivoque a d'abord été utile
pour renverser un concept d'histoire idéologiquement fondé sur la puissance
des rois et les guerres des nations.
Mais dans la correspondance de Marx et Engels, et dans leurs articles
d'actualité, les mots d'Allemands, de Français, d'Anglais, de Turcs et de
Russes apparaissent aussi souvent que ceux de prolétaires et de bourgeois.
Ce n'est pas un abandon de la théorie. Les contradictions de classe sont le moteur
de l'histoire, comme la technique et l'économie sont à l'origine de ces
contradictions. Mais cette « dernière instance » s'exerce à travers bien d'autres
réalités. Toujours dans les « points à ne pas oublier » de Y Introduction de 1857,
le premier mot est : la guerre, les derniers : peuplades, races, etc. On est bien
forcé d'y revenir. Nationalités et supranationalités, nationalismes fasci-
sants et nationalismes révolutionnaires, États centralisés contre
revendications ethniques, résistance des autonomies monétaires aux liens économiques
multinationaux, tout montre un second xxe siècle au moins aussi sensible que
le premier, et peut-être davantage, à l'existence, ou à l'exigence, de formations
politiques encadrant les consciences de groupe. Or, ici encore, le marxisme
propose une théorie, décisivement formulée par Staline en 1913, fondée sur des
« temps différentiels » rapportés au concept central de mode de productino
(j'ajoute : ainsi qu'au concept de classé).
La formation politique-type correspondant au capitalisme concurrentiel est
Y État-nation-marché à classe dirigeante bourgeoise, qui se réalise à partir de
cadres féodaux trop étroits (Allemagne, Italie) , ou tend à se réaliser aux dépens
d'empires vastes et hétérogènes (Autriche, Russie, Turquie). Mais la condition
de ces réalisations est la pré-existence de « communautés stables » non pas
éternelles mais historiquement constituées, sur facteurs très divers, et sur temps
très long. A aucun degré, le marxisme ne donne ces communautés comme fins
absolues ou facteurs déterminants. Elles sont les cadres pro-posés, les
instruments offerts à une classe pour y forger son État. Le monde féodal, sous ses
formes propres, en a donné des exemples. Le stade mercantiliste des bourgeoisies
(France, Angleterre) a directement préparé l'État national.
Or cette projection vers le passé en suggère une vers l'avenir. D'autres
classes peuvent prendre comme fondement d'action une communauté stable,
en assumer l'existence. Leur succès dépend de leur capacité à créer un nouveau
mode de production. A l'inverse, comme instrument national, le capitalisme
s'use. Rosa Luxemburg anticipait trop (Lénine le lui reprocha) sur la tendance
à long terme du capitalisme à tisser des liens multinationaux et à forger des
super-États. Aujourd'hui cette tendance s'affirme, et les bourgeoisies nationales
lui résistent mal. Ce sont les peuples qui résistent, dans la mesure où la lutte de
classes crée chez eux des situations révolutionnaires. Enfin le socialisme, dans
189
DÉBATS ET COMBATS
190
P. VILAR DIALOGUE AVEC ALTHUSSER
191
DÉBATS ET COMBATS
192
P. VILAR DIALOGUE AVEC ALTHUSSER
7 193
DÉBATS ET COMBATS
194
P. VILAR DIALOGUE AVEC ALTHUSSER
Mais dire, pour exprimer tout cela, qu'une telle réduction « ferait injure
à la pensée de Marx », c'est laisser poindre un anti-humanisme qui risque de faire
injure à sa personne. Pour l'auteur du Manifeste, l'histoire n'est pas un
échiquier, la lutte de classes un jeu. Même pas une « stratégie ». C'est un combat.
195
DÉBATS ET COMBATS
quées, avec les exemples historiques à Г arrière-plan, aucune place n'est laissée
aux confusions que la formulation mathématique a inspirées à des historiens naïfs
(ou pressés). On nous dira : mais nous sommes là dans l'économie, non dans
Г « histoire ». Tout d'abord, c'est inexact ; il n'y a pas d'économique « pur », et
sans cesse monnaie et histoires de tout ordre (politique, psychologique) se
trouvent liées réciproquement. D'autre part, pourquoi ne pas appliquer la même
méthode à ces concepts ni plus ni moins théoriques, ni plus ni moins historiques
que la monnaie ? Citons ceux de classe, de nation, de guerre, ď État, autour
desquels se sont accumulés tant de récits et de discours idéologiques, et tant
,
196
P. VILAR DIALOGUE AVEC ALTHUSSER
197
DÉBATS ET COMBATS
198