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LA MÉTHODOLOGIE JURIDIQUE EN QUÊTE D'IDENTITÉ

Michelle Cumyn, Mélanie Samson

Université Saint-Louis - Bruxelles | « Revue interdisciplinaire d'études juridiques »

2013/2 Volume 71 | pages 1 à 42


ISSN 0770-2310
DOI 10.3917/riej.071.0001
Article disponible en ligne à l'adresse :
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juridiques-2013-2-page-1.htm
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R.I.E.J., 2013.71

ETUDE

La méthodologie juridique en quête d’identité

Michelle CUMYN

Professeure titulaire à la Faculté de droit de l’Université Laval,


Québec, Canada

Mélanie SAMSON

Professeure adjointe à la Faculté de droit de l’Université Laval,


Québec, Canada

Dans les milieux professionnels, les juristes sont réputés pour leur
rigueur. Suivant une opinion assez largement répandue, les études en droit
procurent une excellente formation intellectuelle : on dit que « le droit mène
à tout ». Curieusement, dans les milieux universitaires, c’est au contraire
l’absence d’une méthode rigoureuse qui est souvent reprochée aux juristes.
Le droit est perçu comme une filière professionnelle dont la culture de
recherche est peu développée.
Les cours de méthodologie du droit ont un contenu différent au
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premier cycle et aux cycles supérieurs, du moins dans les facultés de droit
québécoises. Au premier cycle, la formation prépare surtout les étudiants à
faire carrière dans l’une des professions juridiques. Aux deuxième et
troisième cycles, il s’agit plutôt de les former à la recherche. Les cours aux
cycles supérieurs empruntent souvent à la méthodologie des autres
sciences sociales, ce qui tend à conforter l’impression suivant laquelle le
droit n’aurait pas de méthode de recherche qui lui soit propre.
Y aurait-il disjonction entre la pratique du droit, qui aurait développé
une certaine méthode, d’une part, et la recherche en droit ou sur le droit, qui
en serait dépourvue, d’autre part ? Nous ne le croyons pas. La recherche en
1
droit ou sur le droit n’est pas en quête de méthodes, mais elle est en quête
d’identité quant à ses méthodes.

1
Nous verrons que l’adoption du modèle herméneutique, que nous préconisons, remet en
question l’existence d’une cloison étanche entre la recherche en droit (perspective interne) et la

1
R.I.E.J., 2013.71 La méthodologie juridique en quête d’identité

Nous prenons comme point de départ un article marquant du


philosophe canadien Charles Taylor publié pour la première fois en 1971,
2
« L’interprétation et les sciences de l’homme » . Cet article oppose deux
modèles méthodologiques qui ont cours dans les recherches en sciences
humaines et sociales. Le modèle empirique-logique emprunte au positivisme
scientifique issu des sciences de la nature. Plusieurs sciences sociales ont
développé des méthodes de recherche inspirées de ce modèle : la
sociologie, la psychologie, l’économie et la science politique, par exemple.
Taylor entendait remettre en question la pertinence du modèle empirique-
logique, qui semblait en voie de dominer les sciences humaines. Il se portait
à la défense des approches fondées sur un deuxième modèle,
l’herméneutique, ce qui, dans une conception large, englobe les courants
interprétativiste et constructiviste qui se sont développés dans plusieurs
3
domaines des sciences humaines , dont le droit.
L’application des deux modèles dégagés par Taylor à la recherche en
droit et sur le droit permet de rendre compte des différentes facettes de la
recherche juridique et des choix méthodologiques qui s’offrent à elle. Elle
permet aussi de mieux comprendre l’ambivalence des juristes et la
perplexité des chercheurs des autres disciplines à l’égard du positivisme
juridique. Nous croyons que la recherche en droit (perspective interne) doit
s’émanciper complètement de l’influence du modèle empirique-logique issu
du positivisme scientifique et véhiculé par le positivisme juridique, influence
que nous jugeons néfaste et que nous critiquons. Nous reconnaissons
toutefois un rôle important au positivisme scientifique dans la recherche sur
le droit (perspective externe ou interdisciplinaire), car le modèle empirique-
logique s’avère très efficace pour observer et critiquer le droit.
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Dans la première partie du présent article, nous arguons que
l’empirisme logique est un leurre pour la recherche en droit, et que cette

recherche sur le droit (perspective externe), même si cette distinction demeure pertinente et
utile. En ce sens, notre position se rapproche de celle de Fr. OST et M. VAN DE KERCHOVE, qui
considèrent que les théoriciens du droit étudient celui-ci d’un « point de vue externe modéré » :
« De la scène au balcon. D'où vient la science du droit ? », in Normes juridiques et régulation
sociale, F. Chazel et J. Commaille (dir.), Paris, LGDJ, 1991, p. 67-80. Voy. aussi J.-Y. CHÉROT,
« La question du point de vue interne dans la science du droit », Revue interdisciplinaire
d’études juridiques, vol. 59, 2007, p. 17-34.
2
C. TAYLOR, « L’interprétation et les sciences de l’homme », in La liberté des modernes, Paris,
PUF, 1987, c. 5. Voy. aussi T.S. KUHN, « The Natural and the Human Sciences », in The Road
Since Structure. Philosophical Essays, Chicago, Chicago University Press, 2000, c. 10, où
Kuhn commente l’article de Taylor et suggère que son propos est valable non seulement pour
les sciences humaines, mais aussi, dans une certaine mesure, pour les sciences de la nature.
3
Voy. notamment M. GIROD-SÉVILLE et V. PERRET, « Fondements épistémologiques de la
recherche », in Méthodes de recherche en management, R.-A. Thiétart et al., 3e éd., Paris,
Dunod, 2007, p. 13-33.

2
Michelle Cumyn & Mélanie Samson R.I.E.J., 2013.71

dernière doit se tourner résolument vers l’herméneutique (I). Dans la


seconde partie, nous présentons de manière plus concrète les implications
d’un tel virage pour l’enseignement des principaux volets de la méthodologie
juridique (II). Nous soutenons qu’en plus de son influence – déjà connue –
sur les théories de l’interprétation des textes normatifs, le modèle
herméneutique oblige à repenser la théorie des sources du droit et à
concevoir différemment les catégories juridiques de même que le processus
de qualification en droit.

I. Deux modèles pour la méthodologie juridique : l’empirisme logique


et l’herméneutique

Dans les sciences humaines et sociales, il existe une opposition


parfois vive entre les chercheurs qui adhèrent au modèle empirique-logique
(A) et ceux qui se réclament plutôt de l’herméneutique (B). Les positions
sont moins campées en droit : nous chercherons à bien dégager ces deux
modèles et leurs implications.
A. L’empirisme logique
Le modèle empirique-logique est issu du positivisme scientifique. Son
influence sur la méthodologie du droit est en partie due au positivisme
juridique, dont les rapports avec le positivisme scientifique s’avèrent
ambigus. Aussi, nous présenterons d’abord le positivisme scientifique (1)
avant d’aborder le positivisme juridique (2).
1) Le positivisme scientifique
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Le développement fulgurant des connaissances scientifiques à partir
e
du 17 siècle a eu une influence marquante sur les sciences humaines. La
rencontre du rationalisme issu du continent européen et de l’empirisme qui
s’était d’abord développé en Grande-Bretagne a permis l’éclosion d’une
multitude de méthodes de recherche alliant de différentes manières ces
deux modes de pensée. Comme le précise Charles Taylor, leur but commun
est d’atteindre un très haut degré de certitude et d’objectivité dans
l’élaboration de la connaissance, ce qui implique la « rupture » du cercle
4
herméneutique .
Le positivisme scientifique postule que les seules connaissances
valides sont celles qui ont été acquises suivant le modèle empirique-logique.
Dans sa dimension empirique, ce modèle exige que les connaissances se
fondent sur une observation objective du réel. Le chercheur qui observe est

4
C. TAYLOR, supra note 2, p. 142.

3
R.I.E.J., 2013.71 La méthodologie juridique en quête d’identité

neutre, effacé. L’objet étudié existe indépendamment de lui et l’observation,


si elle est valide, ne diffère pas de celle qui aurait été effectuée par d’autres.
L’expérimentation rend possible l’observation indirecte de phénomènes qui
ne peuvent pas être perçus directement par les sens : par exemple, elle
permet de mesurer la vitesse de la lumière. L’expérimentation permet aussi
de découvrir et de vérifier l’existence de corrélations entre divers
phénomènes. Toute connaissance du réel est ainsi construite à partir de
données brutes, où la donnée brute peut être définie comme « une unité
d’information qui n’est pas l’effectuation d’un jugement, qui ne contient par
définition aucun élément de lecture ou d’interprétation », et « dont la validité
ne peut être mise en question en proposant une autre lecture ou une autre
5
interprétation » . Ainsi, « l’ambition suprême serait de construire notre
connaissance à partir de ces éléments constituants, avec des jugements qui
pourraient s’ancrer dans une certitude indépendante de l’intuition
6
subjective » .
Dans sa dimension logique, le positivisme scientifique veut que
l’élaboration des connaissances à partir des données brutes se fasse
conformément aux exigences de la logique formelle, dont le raisonnement
mathématique constitue la manifestation la plus aboutie : « à l’arsenal de
l’empirisme traditionnel, qui s’appuyait beaucoup sur la méthode de
l’induction, les empiristes logiques ajoutèrent tout le domaine de l’inférence
logique et mathématique, essentiel pour la position rationaliste (…) et qui
7
offrait une autre sorte de certitude irréfutable » . L’utilisation des
mathématiques permet aussi de développer certaines connaissances de
manière purement abstraite (sans apport empirique), grâce notamment à la
modélisation.
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Dans les dernières décennies, l’informatique a donné un nouvel essor
au développement des méthodes scientifiques. Non seulement, l’ordinateur
permet-il d’obtenir des mesures plus exactes et d’effectuer des opérations
plus compliquées ; la possibilité de le substituer au chercheur pour la
collecte et le traitement des données garantit la scientificité de la démarche :
« Le critère de la machine nous prémunit contre l’appel à l’intuition ou aux
interprétations, car celles-ci ne peuvent être comprises dans le cadre de
procédures complètement formalisées appliquées à des données brutes –
8
les inputs » .

5
Ibidem, p. 142-143.
6
Ibidem, p. 142.
7
Ibidem, p. 143.
8
Ibidem, p. 144.

4
Michelle Cumyn & Mélanie Samson R.I.E.J., 2013.71

La méthodologie du droit a subi l’attraction du modèle empirique-


logique à plusieurs niveaux. Le droit a d’abord eu recours de plus en plus
souvent à l’expertise scientifique pour prouver les faits sur lesquels se base
9
la décision juridique . Les règles de droit ont à leur tour été présentées
comme des données brutes, au sens où les définit Taylor. Les travaux des
théoriciens du droit positivistes ont été déterminants à cet égard. La
pyramide des normes de Kelsen, la rule of recognition de Hart, la théorie
des sources du droit dans la tradition civiliste et la règle du précédent dans
la tradition anglaise ont toutes pour objet d’identifier les règles du droit dit
« positif », celui qui existe dans un lieu donné et à un moment donné, à
l’aide de critères objectifs qui laissent le moins de place possible à
l’interprétation.
Les juristes ont également tenté de discipliner le raisonnement
juridique afin qu’il se conforme aux canons de la logique formelle. Le
raisonnement inductif permet d’étendre par généralisation une règle qu’on
aura établie dans quelques cas seulement. Le raisonnement déductif (ou
syllogisme) permet de passer de la règle générale à son application dans un
cas particulier. Les logiciens ont défini les conditions très strictes dans
lesquelles ces formes de raisonnement peuvent être considérées comme
imparables. Cependant, il est rare qu’elles puissent être utilisées dans les
conditions parfaites qui en garantissent la validité, particulièrement en droit.
Il en va de même du raisonnement par analogie et du raisonnement par
10
l’absurde . L’utilisation de ces procédés est fréquente dans l’argumentation
juridique, mais leur efficacité dépend bien davantage de l’acceptation des
arguments de fond qui sont avancés que du respect de la logique formelle,
11
puisque cette dernière n’est jamais tout à fait respectée .
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Figure 1: Le modèle empirique-logique appliqué au droit

9
Voy. L. LOEVINGER, « Law and Science as Rival Systems », Jurimetrics, vol. 8, 1966, p. 63-82;
É. VERGÈS, « Les liens entre la connaissance scientifique et la responsabilité civile : preuve et
conditions de la responsabilité civile », in Preuve scientifique, preuve juridique : la preuve à
l’épreuve, È. Truilhé-Marengo (dir.), Paris, Larcier, 2011, p. 129-160.
10
A. VIRIEUX-REYMOND, La logique formelle, Paris, PUF, 1962, p. 10-14.
11
À première vue, le recours à la logique déontique nous semble participer de la même
démarche – tentative de formalisation du raisonnement juridique – et s’exposer aux mêmes
critiques : ce n’est pas ainsi que les juristes raisonnent, et ce n’est pas en fonction de ce
modèle qu’il convient d’apprécier la rigueur de leur raisonnement. Voy. G. KALINOWSKI, La
logique déductive, Paris, PUF, 1996, c. 5.

5
R.I.E.J., 2013.71 La méthodologie juridique en quête d’identité

Certains juristes ont cru qu’en s’efforçant d’atteindre une plus grande
rigueur empirique dans le traitement des faits et des sources du droit, et une
plus grande rigueur logique dans le raisonnement, la méthodologie juridique
en sortirait renforcée, parce que plus proche de l’idéal scientifique qu’ils
12 13
s’étaient fixé . Cette idée demeure très puissante aujourd’hui et elle
influence la manière dont la méthodologie est enseignée aux étudiants en
droit, puisque cet enseignement fait encore une large place à la théorie
positiviste des sources du droit et à l’application de la logique formelle dans
le raisonnement juridique. Le modèle empirique-logique demeure pour
plusieurs la seule référence que nous ayons pour évaluer la rigueur d’une
recherche en droit et à partir de laquelle nous pourrions définir sa
14
méthodologie propre .
Pourtant, il nous apparaît évident que les juristes, en particulier les
professeurs de droit, ne pratiquent pas la méthode qu’ils professent. Les
étudiants n’ont d’autre choix que d’apprendre, en imitant leurs professeurs et
maîtres de stage, la véritable méthode du droit qui n’est pas celle qui leur a
été enseignée dans leurs cours de méthodologie. Comme nous le verrons,
la méthodologie juridique telle que pratiquée par les juristes se rapproche
bien davantage du modèle herméneutique.

12
Par exemple N. BOBBIO, « The Science of Law and the Analysis of Language », in Law and
Language. The Italian Analytical School, A. Pintore et M. Jori (dir.), Liverpool, Deborah Charles,
1997, p. 21-50. Cet auteur décrit éloquemment le « complexe d’infériorité » dont souffrent les
juristes en raison de la faiblesse de leurs méthodes au regard du modèle empirique-logique (p.
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22). Il conclut que les juristes doivent revoir leurs méthodes pour les rendre plus scientifiques.
13
Sur les tentatives récentes de développer l’intelligence artificielle dans le domaine juridique,
voy. D. BOURCIER, P. HASSETT et C. ROQUILLY, Droit et intelligence artificielle. Une révolution de
la connaissance juridique, Paris, Romillat, 2000; P.N. GRAY, Artificial Legal Intelligence,
Dartmouth, Aldershot, 1997.
14
Certains auteurs proposent par exemple de concevoir la recherche en droit comme de la
recherche qualitative du type documentaire. La recherche procède en deux grandes étapes :
1) repérer les sources primaires et secondaires pertinentes en employant les critères
appropriés (recherche empirique); 2) analyser et synthétiser les résultats de recherche de
manière neutre (induction). Cette méthode « relies on key resources to ensure that all possible
relevant documents are discovered. The research is not done on the basis of proving a point but
by applying a systematic approach which can be documented and duplicated. The social
science model cannot be wholly applied to legal research because the source documents are
derived in a different way. But the discipline of a thorough unbiased and reproducible
methodology can be applied » (I. DOBINSON et F. JOHNS, « Qualitative Legal Research », in
Research Methods for Law, M. McConville et W.H. Chui (dir.), Édimbourg, Edinburg University
Press, 2007, p. 16-68, p. 32). Voy. aussi : M. VAN HOECKE, « Legal Doctrine: Which Method(s)
for What Kind of Discipline? » et Jaap HAGE, « The Method of a Truly Normative Legal
Science », in Methodologies of Legal Research. Which Kind of Method for What Kind of
Discipline? M. Van Hoecke (dir.), Oxford, Hart, 2013, p 1-18 et p. 19-44.

6
Michelle Cumyn & Mélanie Samson R.I.E.J., 2013.71

Soulignons néanmoins que d’autres sciences sociales ont intégré


avec plus de succès le modèle empirique-logique. Différentes disciplines en
ont dérivé des méthodes qui leur sont propres, et qui souvent les
caractérisent. Certaines de ces disciplines et méthodes ont été employées
pour étudier le droit de l’extérieur, avec des résultats très intéressants.
Ironiquement d’ailleurs, ces recherches ont montré que le droit n’est pas une
science au sens positiviste du terme. Du point de vue du modèle empirique-
15
logique, le droit est incertain, le résultat de l’analyse juridique indéterminé .
Ce constat a mené au désenchantement de plusieurs universitaires dans les
facultés de droit, surtout aux États-Unis, dont certains en sont venus à
penser que le droit n’est qu’une imposture, un écran de fumée. Ainsi, nous
croyons que les tentatives d’adhérer au modèle empirique-logique n’ont pas
permis d’introduire plus de rigueur dans le droit ; elles ont plutôt conduit à
discréditer la méthodologie juridique, qui doit se définir autrement. Pour cela,
elle doit aussi se détacher du positivisme juridique.
2) Le positivisme juridique
Le positivisme juridique comporte trois principaux aspects. Tout
d’abord, en tant que théorie du droit, le positivisme postule qu’il n’existe pas
de rapports nécessaires entre le droit et la morale ou entre le droit tel qu’il
16
est et le droit tel qu’il devrait être . Plus précisément, la validité d’une règle
de droit ne dépend pas de sa compatibilité avec la morale ou la religion,
mais uniquement de sa conformité aux règles qui désignent les sources
17
formelles du droit dans un système juridique donné . La théorie du
18
positivisme juridique s’oppose ainsi à l’École du droit naturel .
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15
Des chercheurs américains behavioristes ont conçu des modèles expérimentaux permettant
de prédire l’issue de décisions judiciaires à partir de variables juridiques ou politiques. Voici
comment H. GILLMAN décrit les résultats de ces recherches « Other scholars followed this
practice of evaluating the legal model in terms of predictable outcomes from clear rules, and in
some studies some limited effects were identified. But despite some positive results,
behavioralists across the board consistently found it easier to correlate judicial voting behavior
with measures of the political ideologies of judges than with measures of legal variables. Segal
and Spaeth were sufficiently confident about the weight of the accumulated evidence that they
were willing to assert that Supreme Court decision making reflected the personal policy
preferences of the justices and almost nothing else. » (« What's Law Got to Do with It? Judicial
Behavioralists Test the “Legal Model” of Judicial Decision Making », Law & Social Inquiry, vol.
26, 2001, p. 465-504, p 473-474).
16
U. SCARPELLI, Qu’est-ce que le positivisme juridique? Paris, LGDJ / Bruylant, 1996, p. 13.
17
Selon John GARDNER, la thèse centrale du positivisme juridique peut être formulée comme
ceci: « In any legal system, whether a given norm is legally valid, and hence whether it forms
part of the law of that system, depends on its sources, not its merits. » (J. GARDNER, Law as a
Leap of Faith. Essays on Law in General, Oxford, OUP, 2012, p. 19).
18
H.L.A. HART, The Concept of Law, Oxford, Clarendon Press, 1961, c. 8 et 9; J. RAZ, The
Authority of Law: Essays on Law and Morality, Oxford, OUP, 1979.

7
R.I.E.J., 2013.71 La méthodologie juridique en quête d’identité

Sous un deuxième aspect, le positivisme juridique représente une


période dans l’histoire du droit occidental pendant laquelle l’État moderne
est parvenu à centraliser la production du droit et l’administration de la
justice comme jamais auparavant. Durant cette période, le droit est devenu
territorial, chaque pays possédant son système juridique propre. Les États
occidentaux ont démontré une capacité remarquable à façonner des droits
19
complexes et relativement efficaces . Le projet positiviste est né de cette
conjoncture historique : il s’agissait de bâtir une théorie qui rendrait compte
20
des rapports étroits unissant le droit à l’État . Ce n’est donc pas un hasard
si les principales sources formelles évoquées par les théoriciens positivistes
sont des sources étatiques : la loi et la jurisprudence. Or, depuis quelques
décennies, l’État se départit peu à peu de son monopole, et d’autres acteurs
prennent de plus en plus de place dans l’élaboration du droit, comme l’ont
21
bien montré les auteurs dits « pluralistes » . Cette évolution pose un défi de
taille aux théoriciens du droit positivistes, qui s’efforcent de définir le
22
système juridique sans référence nécessaire à l’État .
Le troisième aspect du positivisme juridique que nous voulons tout
particulièrement mettre en lumière dans le présent texte concerne ses liens
avec le positivisme scientifique, des liens qui s’avèrent à la fois compliqués
23
et controversés . Pour plusieurs auteurs en effet, le positivisme juridique est
autonome du positivisme scientifique : ce serait même une erreur de les
confondre ou de les rapprocher. Les lois de la nature auxquelles s’intéresse
le positivisme scientifique n’ont rien à voir avec les règles de droit qu’étudie
le positivisme juridique. Les premières décrivent des relations constantes
entre des phénomènes, tandis que les secondes désignent des normes de
conduite qui sont le fruit de la volonté humaine et dont le respect dépend de
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cette même volonté, ce qui exclut tout déterminisme. Les sciences positives
sont descriptives, mais les théories du droit positivistes sont à la recherche
d’une autre sorte de vérité : celle qui permet de vérifier la validité d’une
24
norme ou d’une décision juridique . Enfin, les théoriciens du droit
positivistes ne se conforment pas au modèle empirique-logique dans leurs

19
H.P. GLENN, Legal Traditions of the World, 4e éd., Oxford, OUP, 2010, p. 160-161, p. 262-
269.
20
H. KELSEN, Théorie pure du droit, trad. par C. EISENMANN, Paris, Dalloz, 1962, c. 6.
21
S. ENGLE MERRY, « Legal Pluralism », Law & Society Review, vol. 22, 1988, p. 869-896;
Jean-Guy BELLEY (dir.), Le droit soluble. Contributions québécoises à l'étude de
l'internormativité, Paris, LGDJ, 1996.
22
Voy. J. GARDNER, supra note 17 et c. 11.
23
P. AMSELEK, « Propos introductif », in Théorie du droit et science, Paris, PUF, 1994, p. 7-12,
p. 10-12.
24
H. KELSEN, supra note 20, c. 1; H.L.A. HART, supra note 18, c. 4.

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travaux : ils ne figurent donc pas parmi les positivistes au sens scientifique
25
du terme .
Même s’ils ne recourent pas eux-mêmes au modèle empirique-
logique dans leurs recherches sur le droit, les théoriciens positivistes
adhèrent à ce modèle dans la mesure où ils conçoivent le système juridique
comme « un système logique fermé dans lequel des décisions correctes
peuvent être logiquement déduites des normes qui préexistent sans qu’il soit
fait référence à des buts sociaux, des intentions politiques ou des buts
26
moraux » . Ce faisant, ils prescrivent ce modèle méthodologique aux
27
auteurs de doctrine et aux praticiens qui font de la recherche en droit .
Certes, les théoriciens positivistes admettent qu’il n’est pas toujours
possible de résoudre une question juridique particulière par le traitement
logique du droit positif et des faits de l’espèce. Ils reconnaissent qu’il
subsiste toujours des zones d’incertitude que même la formulation la plus
habile des règles juridiques ne permettrait pas d’éviter. Cela ne contredit pas
pour autant notre thèse, puisque les théoriciens positivistes proposent
d’utiliser le modèle empirique-logique lorsque l’application du droit peut se
faire sans difficulté et d’en déférer aux autorités compétentes lorsque
l’application du droit est source d’incertitude et qu’une interprétation
créatrice de la norme s’avère nécessaire. Hart et Gardner expriment
clairement cette idée :
« Whichever device, precedent or legislation, is chosen for the
communication of standards of behaviour, these, however smoothly they
work over the great mass of ordinary cases, will, at some point where their
application is in question, prove indeterminate; they will have what has been
28
termed an open texture . »
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Lorsque le droit s’avère incertain, le juge doit recourir à d’autres
ressources que celles du droit positif :
« The assembled ranks of source-based norms took the judge so far,
but at a certain point, they left the meaning of the [legal norm] unclear, to be
settled on the merits. At that point, settling the meaning of the [legal norm]

25
Voy. : M. ST-HILAIRE, La lutte pour la reconnaissance des droits ancestraux. Problématique
juridique et enquête philosophique, thèse, Université Laval, 2013, c. 3 [manuscrit non publié]; J.
GARDNER, supra note 17, c. 11.
26
U. SCARPELLI, supra note 16, p. 13. Voy. aussi le chapitre 5 de l’ouvrage.
27
J. GARDNER, supra note 17, p. 23: « If someone happens to acquire a duty to determine what
the law of Indiana says on some subject on some occasion, then the truth of [the sources
thesis] affects how she should proceed. According to [the sources thesis], she should look for
sources of Indiana law, not ask herself what it would be most meritorious for people in Indiana
to do. » Voy. aussi H.L.A. HART, supra note 18, p. 59.
28
H.L.A. HART, supra note 18, p. 124.

9
R.I.E.J., 2013.71 La méthodologie juridique en quête d’identité

means giving it a meaning. It necessarily goes beyond norm-application to


29
norm-alteration . »
La distinction entre l’application et la modification de la norme est
fondamentale pour les théoriciens positivistes, puisque c’est de cette
distinction que dépend la question de savoir qui est habilité à rendre une
décision valide en droit. Tous peuvent appliquer la norme, y compris les
justiciables. En effet, lorsque l’application mécanique de la norme aux faits
conduit à une solution certaine, la validité de la décision découle directement
30
de la validité de la norme. L’autorité du décideur n’y est pour rien . En
revanche, seules les autorités compétentes peuvent modifier la norme. La
validité de la solution retenue dépend dans ce cas de l’autorité du décideur.
Les justiciables, les auteurs de doctrine et les praticiens n’ont généralement
pas cette autorité. Ils peuvent plaider en faveur d’une solution ou d’une
31
autre, mais ils ne peuvent pas en décider . Pour Kelsen, « [l]’interprétation
scientifique ne peut rien faire d’autre ni de plus que dégager les
significations possibles des normes juridiques. En tant que connaissance de
son objet, elle ne peut pas opter et décider entre les possibilités qu’elle a fait
apparaître; elle doit abandonner le choix et la décision à l’organe juridique
32
(…) compétent » .
Ainsi, la distinction que font les théoriciens positivistes entre
l’application et la modification de la norme repose implicitement sur une
distinction d’ordre méthodologique. Tandis que l’application de la norme fait
appel au modèle empirique-logique, l’argumentation déployée au soutien
33
d’une modification de la norme emprunte un chemin différent . Si la théorie

29
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J. GARDNER, supra note 17, p. 46.
30
H.L.A. HART, supra note 18, p. 127: « In fact all systems, in different ways, compromise
between two social needs : the need for certain rules which can, over great areas of conduct,
safely be applied by private individuals to themselves without fresh official guidance or weighing
up of social issues, and the need to leave open, for later settlement by an informed, official
choice, issues which can only be properly appreciated and settled when they arise in a concrete
case. »
31
J. RAZ, Between Authority and Interpretation: On the Theory of Law and Practical Reason,
Oxford, OUP, 2009, p. 353; J. GARDNER, supra note 17, p. 190.
32
H. KELSEN, supra note 20, c. 1 p. 462.
33
J. RAZ, supra note 18, p. 49-50: « It is primarily in deciding cases regarding which the law is
unsettled (as well as in distinguishing and reversing settled law) that judges are thought to
develop the law using moral, social, and other non-legal arguments. It is when deciding cases
where the law is settled that the judges are thought of as using their legal skills in applying the
law. The sources thesis explains and systematizes these distinctions. According to it, the law on
a question is settled when legally binding sources provide its solution. In such cases judges are
typically said to apply the law, and since it is source-based, its application involves technical,
legal skills in reasoning from those sources and does not call for moral acumen. If a legal
question is not answered by standards deriving from legal sources then it lacks a legal answer –
the law on the question is unsettled. In deciding such cases courts inevitably break new (legal)

10
Michelle Cumyn & Mélanie Samson R.I.E.J., 2013.71

positiviste donne des indications claires sur la manière dont il faut procéder
34
pour appliquer le droit , elle ne précise pas comment il faut s’y prendre dès
lors que le raisonnement du plaideur ou du juge s’oriente vers sa
modification. La théorie positiviste n’a plus rien à offrir quant à la méthode
qu’il convient alors d’adopter, puisque la validité de l’interprétation retenue
35
dépend de l’autorité du décideur et non de la valeur de son raisonnement .
Ainsi, le positivisme ne permet pas d’expliquer la contrainte que continuent
d’exercer les formulations antérieures de la norme sur le décideur qui
36
modifie celle-ci à travers la nouvelle interprétation qu’il en donne .
D’après notre expérience en tant que juristes, il n’est pas possible de
distinguer nettement l’application du droit et son interprétation créatrice.
Contrairement à ce que présument les théoriciens positivistes, il n’y a pas de
37
différence dans la méthode employée qui permettrait de les caractériser .
La proposition voulant que la modification de la norme à travers son
interprétation créatrice soit la prérogative des tribunaux, à l’exclusion de la
doctrine et de la pratique, n’est pas non plus conforme à la réalité. Le
justiciable, le praticien, l’auteur de doctrine et le juge n’appliquent jamais le
droit de façon mécanique : ils font toujours œuvre d’interprétation. Ce
faisant, ils participent tous à l’élaboration du droit, ce dont le modèle
herméneutique permet de rendre compte.

ground and their decision develops the law (at least in precedent-based legal systems).
Naturally, their decisions in such cases rely at least partly on moral and other extra-legal
considerations. »
34
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H.L.A. HART, supra note 18, c. 7 renvoie au formalisme et J. GARDNER supra note 17, p. 76 et
186 évoque le syllogisme : ce sont des références claires au modèle empirique-logique tel que
nous l’avons représenté à la figure 1.
35
Voy. J. GARDNER, ibidem, p. 47.
36
Voy. infra, la partie II C.
37
J. RAZ, supra note 31, p. 359, distingue « a conserving interpretation that merely states the
law as it is and an innovatory one that develops and changes it » Pour Gardner également,
l’interprétation chevauche l’application et la modification de la norme, parce que certaines
règles d’interprétation font partie du droit positif, ce qui permet de régler un certain nombre de
problèmes d’interprétation, tandis que d’autres difficultés ne peuvent être résolues que par le
juge en ayant recours à des considérations non-juridiques: J. GARDNER, supra note 17, p. 46-
47. Nous reconnaissons que la réponse à une question juridique est ressentie comme évidente
dans certains cas (l’interprétation et l’application de la norme semblent aller de soi) et
discutable ou controversée dans d’autres (la norme a besoin d’être réinterprétée). Cependant,
ces hypothèses ne peuvent pas être nettement dissociées, puisqu’il s’agit d’un continuum. Plus
encore, ce n’est pas la possibilité de raisonner uniquement à partir des sources formelles qui
confère à certaines solutions un caractère évident. C’est plutôt la convergence des divers
éléments qui entrent dans l’interprétation et l’application de la norme, à savoir les formulations
et explications qu’en ont donné différentes sources (y compris des sources non formelles), le
contexte entourant l’élaboration de la norme et le contexte de son application.

11
R.I.E.J., 2013.71 La méthodologie juridique en quête d’identité

B. L’herméneutique
De manière classique, l’herméneutique se définit comme « l’art
38
d’interpréter correctement les textes » . Cet art, dont les origines remontent
à l’Antiquité, s’est principalement développé dans les disciplines qui se
fondent sur l’interprétation des textes sacrés ou canoniques : la théologie, le
droit et la philologie.
Après avoir exposé la conception moderne de l’herméneutique et
montré en quoi elle se distingue du modèle empirique-logique (1), nous
verrons que le droit possède toutes les caractéristiques d’une science
herméneutique telle que définie par Charles Taylor (2).
1) L’émergence de l’herméneutique moderne
e
Au début du 19 siècle, le théologien Friedrich Schleiermacher est le
premier à proposer une théorie de l’herméneutique générale qui affirme
l’utilité de ce modèle en dehors de ses champs d’application traditionnels,
39
essentiellement biblique et juridique . D’une part, Schleiermacher
considère que l’herméneutique est valable pour tous les types de textes.
D’autre part, il suggère que « [l]’herméneutique ne doit pas être simplement
limitée aux productions littéraires » mais doit aussi s’appliquer à tous les
40
phénomènes de compréhension . Selon cette conception plus large,
l’herméneutique enseigne comment interpréter les textes écrits mais aussi
les gestes, les situations et les symboles sociaux, qui sont considérés
41
comme « analogues à des textes » . En réalité, « [t]out peut dorénavant
42
devenir objet d’herméneutique » .
Les travaux de Schleiermacher sont, par ailleurs, à l’origine de la
43
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notion de cercle herméneutique . Cette métaphore exprime l’idée que le
texte ou l’analogue d’un texte doit être compris à la lumière de son contexte.
Pour Schleiermacher, chaque texte se situe dans une relation tout-partie : «
un texte ne se comprend que par recours à l’ensemble des textes et

38
J. GRONDIN, L’herméneutique, 3e éd., Paris, PUF, 2011, p. 5.
39
O. JOUANJAN et F. MÜLLER, « Présentation », in Avant dire droit, Québec, Presses de
l’Université Laval, 2007, p. 9-22, p. 12, n. 11.
40
F. SCHLEIERMACHER, Herméneutique, trad. par Ch. BERNER, Paris, Cerf, 1989, p. 159. Voy.
aussi : J. GRONDIN, supra note 38, p. 20.
41
C. TAYLOR, supra note 2, p. 137. Voy. aussi P. RICŒUR, « L’herméneutique et la méthode des
sciences sociales », in P. Amselek (dir.), supra note 23, p. 15-25, p. 19 et s.
42
J. GRONDIN, supra note 38, p. 20.
43
C’est DILTHEY qui utilisera plus tard cette expression pour décrire la pensée de
Schleiermacher.

12
Michelle Cumyn & Mélanie Samson R.I.E.J., 2013.71

l’ensemble des textes ne se comprend que par la compréhension de


44
chacun » .
Enfin, Schleiermacher insiste tout particulièrement sur la dimension
psychologique de l’herméneutique. Selon lui, le sens d’un texte correspond
45
à l’intention germinale de son auteur , ce qui exige de l’interprète « d’aller
46
au-delà du donné visible, immédiat, pour atteindre le vrai sens, invisible. »
L’herméneutique vise à « comprendre l’auteur mieux qu’il ne s’est lui-même
47
compris » .
e
Dans la seconde moitié du 19 siècle, un questionnement s’amorce
au sujet de la méthodologie propre aux sciences humaines. C’est dans ce
contexte que Wilhelm Dilthey propose l’herméneutique « comme canon
48
méthodologique des sciences de l’esprit » . Alors que Schleiermacher avait
fait ressortir la dimension psychologique de l’herméneutique à travers la
recherche de l’intention de l’auteur, Dilthey insiste davantage sur son
caractère historique : « les textes éclairent l’histoire qui, à son tour, permet
49
d’interpréter les textes » . Dilthey reprend l’image du cercle herméneutique
pour décrire les dimensions historiques et culturelles de l’interprétation. À
50
ses yeux, c’est le monde qui l’entoure qui donne son sens au texte .

44
J. MOLINO, « Pour une histoire de l’interprétation : les étapes de l’herméneutique »,
Philosophiques, vol. 12, 1985, p. 73-103, p. 96. F. Schleiermacher (supra note 40, p. 173) écrira
plus précisément : « le tout n’est compris qu’à partir du détail, de même le détail ne peut être
compris qu’à partir du tout ».
45
J. GRONDIN, supra note 38, p. 19.
46
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J. QUILLIEN, « Pour une autre scansion de l’histoire de l’herméneutique : les principes de
l’herméneutique de W. von Humboldt », in La naissance du paradigme herméneutique : De
Kant et Schleiermacher à Dilthey, A. Laks et A. Neschke (dir.), 2e éd., Villeneuve-d’Ascq,
Presses universitaires du Septentrion, 2008, p. 71-105, p. 73.
47
F. SCHLEIERMACHER, supra note 40, p. 34. Voy. aussi : H.-G. GADAMER, Vérité et méthode :
les grandes lignes d'une herméneutique philosophique, Paris, Seuil, 1996, p. 211.
48
O. JOUANJAN et F. MÜLLER, supra note 39, p. 11-12.
49
J. MOLINO, supra note 44, p. 95. De façon générale, Dilthey considère que « la
compréhension d’une partie du cours de l’histoire n’atteint sa perfection que grâce à la relation
de la partie au tout, et la vision historico-universelle de la totalité présuppose la compréhension
des parties qui y sont réunies. Ainsi se manifeste la dépendance réciproque qui relie dans les
sciences de l’esprit l’appréhension de chaque fait singulier relevant de ces sciences au sein du
tout historique et collectif dont il fait partie, et la représentation conceptuelle de ce tout. » (W.
DILTHEY, L’édification du monde historique dans les sciences de l’esprit, trad. par S. MESURE,
Paris, Éditions du Cerf, 1988, p. 105).
50
J. MOLINO, « Pour une histoire de l’interprétation : les étapes de l’herméneutique (suite) »,
Philosophiques, vol. 12, 1985, p. 281-314, p. 293. À propos des dimensions historique et
culturelle de l’interprétation, voy. aussi J. WEBBER, « Culture, Legal Culture, and Legal
Reasoning : A Comment on Nelken », Australian Journal of Legal Philosophy, vol. 29, 2004, p.
27-36.

13
R.I.E.J., 2013.71 La méthodologie juridique en quête d’identité

Bien qu’il ait cherché à écarter le positivisme scientifique, Dilthey


51
aspire à une certaine objectivité des sciences humaines . Ses travaux
témoignent cependant de la difficulté d’évacuer la subjectivité inhérente au
travail de l’interprète. Puisque le sens des textes se forge avec l’histoire,
l’interprète ne saurait rechercher uniquement l’intention de leur auteur. Force
est d’admettre qu’il lui faut déchiffrer « un sens qui n’a pas été déposé
52
intentionnellement dans le texte même » . Or, cet exercice peut
difficilement prétendre à l’objectivité puisque l’interprète est lui-même le
reflet de sa propre histoire. En effet, « [s]i le texte tient, par toutes ses
racines, au monde qui l’entoure et lui donne son sens », l’interprète est tout
53
aussi « lié à son temps par ses ‘’préjugés’’, par sa conception du monde » .
Autrement dit, « [l]’interprète apporte avec [lui] un ensemble de pré-
54
conceptions (…) qui interviennent nécessairement dans son analyse » .
Après que Dilthey ait cherché une façon de les exclure du processus
herméneutique, d’autres auteurs tels que Gadamer contribueront à faire
reconnaître le rôle inéluctable, voire nécessaire, des « préjugés » de
55
l’interprète . Ainsi, au cercle herméneutique qui relie le texte à son auteur, il
convient de juxtaposer un deuxième cercle décrivant la relation entre le texte
et son interprète. Le processus herméneutique se déploie donc sous une
56
forme hélicoïdale tournant autour du texte :
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Figure 2: Le modèle herméneutique

51
S. MESURE, « Présentation », in W. DILTHEY, supra note 49, p. 19-20.
52
J. QUILLIEN, supra note 46, p. 73.
53
J. MOLINO, supra note 50, p. 293; L.B. TREMBLAY, « L’interprétation téléologique des droits
constitutionnels », Revue juridique Thémis, vol. 29, 1995, p. 459-526, p. 486 : « Une personne
ne peut jamais se détacher de sa propre situation historique, linguistique ou culturelle et
consulter, observer ou connaître la réalité extérieure telle qu'elle “est en elle-même” » (renvoi
omis).
54
J. MOLINO, ibidem.
55
H.-G. GADAMER, supra note 47, p. 298 et s.
56
Le schéma est inspiré de celui que propose K. MATSUZAWA dans le texte suivant : « Réflexion
herméneutique sur la dualité du texte », [en ligne : www.gcoe.lit.nagoya-
u.ac.jp/eng/result/pdf/01_Matsuzawa.pdf] (page consultée le 15 octobre 2012).

14
Michelle Cumyn & Mélanie Samson R.I.E.J., 2013.71

Pendant longtemps, l’herméneutique a « aspiré à une certitude de


l’interprétation, à l’obtention d’un sens fixe de l’objet d’interprétation (texte,
57
action) » . Progressivement, cependant, il est apparu qu’une telle certitude
n’était pas possible. L’image des deux cercles, assortis de flèches, qui
gravitent autour du texte fait clairement voir l’impossibilité d’une
58 59
interprétation univoque . Un texte n’a pas un seul sens, objectif et fixe . La
signification du texte apparaît plutôt comme « le résultat des relations
complexes qui existent entre le producteur [l’auteur], le texte et le récepteur
60
[le lecteur] » . Ces rapports prennent la forme d’un dialogue. D’une part, le
sens du texte dépend du contexte et de la façon dont l’auteur et le lecteur du
texte interprètent ce contexte. D’autre part, ce contexte est lui-même
influencé par l’existence du texte et l’interprétation qui lui est donnée. Ainsi,
pour paraphraser Ricœur, le texte ou l’élément analogue à un texte s’inscrit
61
dans le tissu historique et social, où il met sa marque et laisse une trace .
2) L’herméneutique et le droit
Dans la foulée des travaux de Dilthey, plusieurs auteurs, dont
62 63 64
Gadamer , Ricœur et Habermas , ont contribué à développer l’idée «
qu’il y a inévitablement une dimension herméneutique dans les sciences de
65
l’homme » . Le texte de Charles Taylor s’inscrit dans cette même ligne de
pensée. Il débute en nous rappelant qu’« il y a trois traits typiques de l’objet
d’une science interprétative : il doit avoir un sens ou une cohérence, ce sens
66
doit être distinguable de son expression, et il doit être pour un sujet » .
Nous verrons que le droit possède chacune de ces caractéristiques.
Pour qu’une science puisse être qualifiée d’herméneutique, il faut
d’abord pouvoir la rattacher à un objet susceptible d’interprétation.
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57
V. PETEV, « Herméneutique juridique et herméneutique philosophique », in Aux confins du
droit : essais en l'honneur du Professeur Charles-Albert Morand, A. Auer (dir.), Bâle, Helbing &
Lichtenhahn, 2001, p. 401- 410, p. 404.
58
J. MOLINO, supra note 50, p. 294.
59
P. RICŒUR, supra note 41, p. 19 : « la pluralité des interprétations, voire le conflit, ne constitue
pas un défaut, un vice, mais un apanage de la compréhension en tant que telle au cœur de
l’interprétation ».
60
J. MOLINO, supra note 50, p. 297.
61
P. RICŒUR, supra note 41, p. 24.
62
H.-G. GADAMER, supra note 47, cité par C. TAYLOR, supra note 2, p. 137.
63
P. RICŒUR, De l’interprétation, Paris, Le Seuil, 1965, cité par C. TAYLOR, ibidem ; P. RICŒUR,
supra note 41.
64
J. HABERMAS, Connaissance et intérêt, Paris, Gallimard, 1979, cité par C. TAYLOR, ibidem.
65
C. TAYLOR, ibidem, p. 137.
66
Ibidem, p. 149.

15
R.I.E.J., 2013.71 La méthodologie juridique en quête d’identité

L’interprétation aura pour but de « rendre clair » cet objet, « de lui donner un
67
sens » . Il peut s’agir d’un texte ou d’un élément analogue à un texte.
Il est courant de définir l’interprétation juridique comme une opération
intellectuelle qui vise à « élaborer le contenu de sens » « des textes écrits »
et autres « énoncés langagiers » dans lesquels sont fixées les normes
68
juridiques . À première vue, l’objet du droit, en tant que science
69
herméneutique, paraît donc se rapporter à ses sources dites « formelles » .
À notre avis, cependant, cet objet est beaucoup plus large.
Certes, au départ, la tâche du juriste consiste essentiellement à
interpréter, puis à appliquer les textes ou les éléments analogues à des
textes qui constituent les sources premières du droit. L’interprétation de ces
sources ne peut toutefois « être appréhendée que dans le cadre plus vaste
70
du processus de connaissance de la réalité sociale » . Autrement dit, il est
nécessaire pour le juriste « de comprendre le sens non seulement des
textes écrits [ou autres énoncés langagiers en lien avec le droit], mais aussi
71
des actes, des gestes et des symboles sociaux » qui leur sont associés .
Pour tout dire, la compréhension des seconds est essentielle à la
compréhension des premiers. Les contextes d’élaboration et d’application
des sources du droit ne sont « pas seulement un cadre de l’interprétation
72
juridique » ; ils sont eux-mêmes objet d’interprétation .
Cela dit, l’objet de la recherche juridique, en tant que science
herméneutique, est plus large encore. Comme le souligne Taylor, l’homme
73
est « un animal qui s’interprète lui-même » . C’est ainsi que le travail de
classification, d’interprétation et d’application des textes juridiques devient à
son tour objet d’une interprétation, elle aussi conditionnée par la réalité
sociale dans laquelle elle s’imbrique. Autrement dit, en observant, d’un point
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de vue externe, le travail des juristes sur les sources du droit et, de façon
beaucoup plus large, la façon dont les différents acteurs sociaux
interagissent avec ces sources, le théoricien du droit adopte une démarche
herméneutique similaire à celle du juriste. Dans une perspective

67
Ibidem, p. 137.
68
V. PETEV, supra note 31, p. 402. Voy. aussi : P.-A. CÔTÉ, S. BEAULAC et M. DEVINAT,
e
Interprétation des lois, 4 éd., Montréal, Thémis, 2009, p. 285.
69
La question de l’identification des « sources formelles » du droit demeure au centre d’une
controverse. Nous y reviendrons dans la deuxième partie du texte.
70
V. PETEV, supra note 31, p. 407.
71
Ibidem, p. 402.
72
Ibidem, p. 405.
73
C. TAYLOR, supra note 2, p. 152; C. TAYLOR, Human Agency and Language. Philosophical
Papers 1, Cambridge, Cambridge University Press, 1985, c. 2.

16
Michelle Cumyn & Mélanie Samson R.I.E.J., 2013.71

herméneutique, la recherche sur le droit apparaît donc comme la continuité,


74
le prolongement de la recherche en droit .
Pour qu’une science soit herméneutique, son objet doit, par ailleurs,
avoir un sens ou une cohérence, l’objectif de l’interprétation étant,
précisément, de « mettre au jour [cette] cohérence ou [ce] sens cachés
75
» . Le droit possède cette caractéristique.
L’idée de cohérence est très présente dans le droit, souvent décrit
76
comme un système . Au-delà des différences entre les traditions juridiques
et les écoles de pensée, « [c]e qui, fondamentalement, polarise
l’interprétation [des sources du droit], c’est le souci de maintenir, ou de
restaurer, l’harmonie, la cohérence, la complétude, bref la rationalité du
77
système juridique dans son ensemble » . La cohérence est recherchée à la
fois entre toutes les sources du droit successivement édictées dans le cours
du temps (cohérence narrative) et entre toutes les sources du droit qui
composent un système juridique à un moment donné du temps (cohérence
78
normative) .
Certains auteurs soutiennent que la recherche de cohérence dans le
79
droit relève d’un choix individuel ou collectif de ses interprètes . Nous
partageons leur opinion selon laquelle la cohérence n’est pas une
caractéristique inhérente au droit. En d’autres termes, nous ne prétendons
pas qu’il existe dans le droit une cohérence intrinsèque, ou naturelle, que le
juriste aurait pour tâche de découvrir. Cependant, nous soutenons que la
recherche de cohérence s’impose en partie à l’interprète, de par la nature

74
J.-Ph. PIERRON, « Une herméneutique en contexte : le droit », Methodos [en ligne :
methodos.revues.org/3040] (page consultée le 14 mai 2013), no 24 : « La question de
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l’interprétation revêt (…) une dimension interne au droit – la vie du droit comme exercice en
acte de l’interprétation – mais également externe dans le cadre d’une herméneutique des
cultures, précisant ce qu’elles cherchent à vivre et faire vivre dans la médiation juridique. »
75
Ibidem, no 138.
76
La notion de système juridique est susceptible de plusieurs acceptions. À ce sujet, voy.
notamment la partie II B. du présent texte.
77
Fr. OST, « L’interprétation logique et systématique et le postulat de la rationalité du législateur
», in L’interprétation en droit – Approche pluridisciplinaire, M. van de Kerchove (dir.), Bruxelles,
Facultés universitaires St-Louis, 1978, p. 97-184, p. 100.
78
Fr. OST, Le temps du droit, Paris, O. Jacob, 1999, p. 78.
79
Voy. notamment : P. NERHOT, « L’interprétation en sciences juridiques. La notion de
cohérence narrative », Revue de synthèse, vol. 111, 1990, p. 299-329, p. 324 : « Considérer le
monde du droit comme doué de cohérence, c’est un choix de l’organe d’application, non un
caractère intrinsèque du discours juridique. Ce choix s’impose, avec la période contemporaine,
dans des mondes juridiques à structure codifiée (comme notre droit continental) ou non
(comme dans la common law). » De même, selon M. MIAILLE, « Désordre, droit et science », in
AMSELEK, supra note 23, p. 87-103, p. 88 et 90, « la notion de désordre est, en quelque sorte,
interne au droit » et « l’image » du droit consistant en « une technique savamment cohérente »
« dépend d’un imaginaire social particulier à l’Occident ».

17
R.I.E.J., 2013.71 La méthodologie juridique en quête d’identité

80
argumentative du droit , puisque l’interprétation cohérente tend à susciter
81
l’adhésion .
Comme l’illustrent les deux cercles herméneutiques, la signification
d’une source du droit dépendra à la fois du contexte de son élaboration et
du contexte de son interprétation. L’interprétation retenue sera celle qui
s’imbriquera le plus harmonieusement dans ces deux contextes. Ainsi, la
recherche de cohérence apparaît bien comme une contrainte du processus
82
herméneutique en droit .
La seconde condition d’existence de toute science herméneutique
consiste en une distinction entre le sens dégagé par l’interprète et son
incarnation, c’est-à-dire son support, son véhicule. En d’autres termes, il doit
83
nécessairement y avoir distinction entre la signification et son expression ,
ce qui n’empêche pas qu’il y a une « dépendance mutuelle » entre ces deux
84
éléments .
La distinction entre l’objet interprété et sa signification est présente
dans le droit. S’il est vrai que la théorie de l’interprétation issue du
positivisme juridique cherche à les assimiler l’un à l’autre, plusieurs écoles
modernes d’interprétation des textes normatifs établissent une distinction
85
très nette entre ces textes et les normes qu’ils véhiculent . C’est

80
L.B. TREMBLAY, L’évolution du concept de droit depuis trente ans : de l’empire du fait au
discours normatif sur le juste et le bien, Sherbrooke, Université́ de Sherbrooke, GGC éditions,
2003, p. 14 :
« Pour les herméneutes, le droit n’est pas un fait empirique extérieur à nous, constitué de
règles formellement valides. C’est une pratique sociale discursive de type argumentatif dans
lequel les juristes et les citoyens sont toujours immergés. » Ch. PERELMAN a aussi fait ressortir
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dans ses travaux la dimension rhétorique du travail du juriste, qui doit retenir une interprétation
dont le caractère « raisonnable » la rend « acceptable », et ce, parce que « le droit, pour
fonctionner efficacement, doit être accepté, et pas seulement imposé par la contrainte »
(Logique juridique : nouvelle rhétorique, 2e éd., Paris, Dalloz, 1999, p. 173-175).
81
En ce sens, voy. B. MELKEVIK, « Discours d’application des normes en droit : méthodologie
juridique et considérations de philosophie du droit », in La vie des normes et l’esprit des lois,
L.K. Sosoe (dir.), Montréal, L’Harmattan, 1998, p. 73-90, p. 78. Voy. aussi : L.B. TREMBLAY,
ibidem,
p. 14-18.
82
Voy. notamment : Fr. OST, « Retour sur l’interprétation », in A. Auer (dir.), supra note 57, p.
111; Fr. OST et M. VAN DE KERCHOVE, Entre la lettre et l’esprit : Les directives d’interprétation
des lois, Bruxelles, Bruylant, 1999, p. 13.
83
C. TAYLOR, supra note 2, p. 138.
84
Ibidem, p. 162.
85
F. MÜLLER, Discours de la méthode juridique, Paris, PUF, 1996, p. 168. Sur cette distinction,
voy. également : F. MÜLLER, « Travail de textes, travail de droit », in O. Jouanjan et F. Müller
(dir.), supra note 39, p. 23-41, p. 25; P.-A. CÔTÉ, S. BEAULAC et M. DEVINAT, supra note 68, p.
287; R. GUASTINI, « Interprétation et description de normes », in Interprétation et droit, P.
Amselek (dir.), Bruxelles, Bruylant, 1995, p. 89-101, p. 94; B. JEAND’HEUR, « Science du
langage et science du droit : problèmes communs du point de vue de la théorie structurante du

18
Michelle Cumyn & Mélanie Samson R.I.E.J., 2013.71

précisément le rôle de l’interprétation que de permettre le passage de l’un à


86
l’autre , la norme correspondant à la signification dégagée du texte
87 88
normatif . Le texte apparaît ainsi comme un « énoncé linguistique »
servant de point de départ à l’élaboration de la norme. Bien
qu’interdépendants, le texte et la norme sont donc « des choses tout à fait
89
dissociées » .
Enfin, pour qu’une science soit qualifiée d’herméneutique, son objet
doit « avoir une signification distinguable de son expression, par et pour un
90
sujet » . L’interprétation d’un texte implique la prise de décisions qui
seraient totalement arbitraires si la signification ainsi dégagée ne se référait
pas à un sujet.
Dans son sens le plus large, l’interprétation juridique se définit comme
« l’ensemble des opérations mentales nécessaires à la solution des cas
91
d’espèce à l’aide des données juridiques faisant autorité » . Cette définition
laisse clairement voir que l’interprétation d’un texte normatif, en vue de la
construction d’une norme, ne s’opère pas dans l’abstrait ni sans raison.
Toute norme est construite pour résoudre des cas particuliers. Elle permet à
son interprète de s’y soumettre, de l’appliquer, de l’enseigner ou encore, de
la critiquer. L’interprète des sources du droit, juriste ou non, apparaît ainsi
92
comme « le sujet et le responsable de la réalisation du droit » . C’est par lui
et pour lui que les textes sont interprétés et les normes ainsi créées.
C. Conclusion
Admettre que le raisonnement juridique correspond au modèle
herméneutique plutôt qu’au modèle empirique-logique, c’est admettre qu’il y
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droit », Droits, vol. 28, 1999, p. 143-153 , p. 148 et 149; P. MOOR, « Du texte à la norme : le
pouvoir des lecteurs », in Les herméneutiques au seuil du XXIème siècle : évolution et débat
actuel, A. Neschke-Hentschke, F. Gregorio et C. König-Pralong (dir.), Louvain, Peeters, 2004,
p. 283-310, p. 292; P. MOOR, « Norme et texte : logique textuelle et État de droit », in A. Auer
(dir.), supra note 57, p. 377-399; C.M. STAMATIS, Argumenter en droit : une théorie critique de
l’argumentation juridique, Paris, Publisud, 1995, p. 276.
J.-Ph. PIERRON, supra note 74, n 15.
86 o
87
R. GUASTINI, supra note 85, p. 95 : « Donc, l’interprétation est une opération qui porte sur un
texte normatif – qui a pour objet un texte normatif – et qui tire, de ce texte, une signification : et
cette signification est précisément la norme. »
88
F. MÜLLER, Discours de la méthode juridique, supra note 85, p. 168.
89
R. GUASTINI, supra note 85, p. 95.
90
C. TAYLOR, supra note 2, p. 139.
91
Fr. OST et M. VAN DE KERCHOVE, « Interprétation », Archives de philosophie du droit, vol. 35,
1990, p. 165-190, p. 170.
92
O. JOUANJAN, « D’un retour de l’acteur dans la théorie juridique », in O. JOUANJAN et F.
MÜLLER, supra note 39, p. 77-88, p. 82. Voy. aussi : P. MOOR, supra note 85, p. 303, pour qui «
le juge est en même temps le cerveau et la bouche de la loi. »

19
R.I.E.J., 2013.71 La méthodologie juridique en quête d’identité

a une manipulation et une appropriation de la norme par chacun de ses


interprètes, qui la conçoit d’une certaine façon dans un certain contexte. Une
partie du droit échappe alors systématiquement à la définition qu’en donnent
les théoriciens positivistes. Centré sur la recherche d’une définition objective
du droit comme un ensemble de règles données ou posées suivant les
critères qu’il énonce, le positivisme juridique ne peut faire autrement que
d’adhérer au modèle empirique-logique, s’agissant de la manière dont il
considère que les justiciables ou les juristes non habilités à faire du droit
doivent appliquer celui-ci. Or, il n’est plus possible de « poser » le droit, si le
modèle herméneutique est retenu, car ce droit ne peut plus être confiné
dans un ensemble de textes ou de pratiques objectivement définis.
Sous la double influence du positivisme scientifique et du positivisme
juridique, la doctrine et les praticiens du droit ont largement adhéré au
modèle empirique-logique. On décrit d’ailleurs souvent ces juristes comme
des « positivistes », et leurs recherches comme ayant pour objet le « droit
positif ». Ces expressions seraient à proscrire. En effet, nous avons vu que
la méthode scientifique n’est pas véritablement mise en pratique par les
juristes dits « positivistes ». Sans le dire et peut-être même parfois sans le
savoir, ils recourent en réalité à l’herméneutique.
Les critiques du modèle empirique-logique formulées par Charles
Taylor ainsi que son plaidoyer en faveur de l’herméneutique trouvent un
terreau fertile dans le domaine juridique. C’est l’herméneutique qui devrait
dorénavant fournir aux juristes les repères d’une recherche et d’un
raisonnement rigoureux. Dans la pratique, ce sont d’ailleurs ses qualités
d’interprète qui permettent au juriste de se distinguer. Le bon juriste est celui
capable de proposer une interprétation fidèle au texte, sensible à son
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histoire et conforme à son objet, qui permette en même temps d’apporter
une solution raisonnable au cas d’espèce, tout en tenant compte du
contexte de son application. De fait, c’est de ce juriste capable de trouver
une interprétation harmonieuse, qui intègre toutes les considérations
93
pertinentes, que l’on dira qu’il est rigoureux .
La recherche sur le droit se situe dans le prolongement de la
recherche en droit et adopte elle aussi des méthodes fondées sur
l’interprétation. Ainsi, nous sommes d’avis que la méthodologie juridique est
essentiellement une méthodologie du type herméneutique. Pourtant, nous
n’endossons pas entièrement la critique formulée par Charles Taylor quant à
l’utilisation du modèle empirique-logique dans les sciences sociales, car

93
Lorsque l’interprète est aux prises avec des considérations conflictuelles ou incompatibles,
l’interprétation harmonieuse consiste à les hiérarchiser, en expliquant pourquoi certaines
doivent avoir préséance sur d’autres.

20
Michelle Cumyn & Mélanie Samson R.I.E.J., 2013.71

nous croyons que ce modèle peut jouer un rôle utile dans la recherche sur le
droit. Comme Taylor, nous estimons que l’herméneutique demeure le
modèle le plus pertinent pour comprendre la société. Comme lui, nous
rejetons le postulat voulant que la seule connaissance digne de ce nom soit
celle issue du modèle empirique-logique. Cependant, nous avons constaté
que la méthode scientifique recèle un potentiel critique que nous jugeons
94
salutaire pour le droit . Les recherches interdisciplinaires menées sur le
droit suivant ce modèle permettent de remettre en cause les interprétations
courantes des phénomènes juridiques, alors que l’herméneutique tend à
reproduire et à légitimer les opinions véhiculées par la communauté des
95
interprètes au sein de laquelle ces interprétations sont reçues . C’est
pourquoi, nous estimons que la recherche sur le droit qui emprunte au
modèle empirique-logique a toute sa place, et qu’elle devrait être abordée
dans les cours de méthodologie des cycles supérieurs. Cette recherche
permet de mettre en lumière, par exemple, la persistance d’inégalités de
traitement au sein du système juridique, le décalage du droit par rapport aux
valeurs de la société et l’effectivité limitée de certaines règles ou institutions
juridiques.
Les conclusions auxquelles nous parvenons au terme de cette
première partie peuvent être résumées sous forme de tableau.
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94
Comme l’affirme H. GILLMAN, supra note 15, p. 494, « careful behavioral work provide[s] an
ongoing check against becoming too attached to an insider's perspective. Behavioralists also
provide extremely useful descriptive data for anyone interested in patterns of decisional
outcomes, and this is essential for analyzing the political implications of having different sorts of
judges on the bench. » Voy. aussi : R.J. COOMBE, « “Same As It Ever Was”: Rethinking the
Politics of Legal Interpretation », Revue de droit de McGill, vol. 34, 1989, p. 603-652. Taylor
critique surtout cette recherche dans la mesure où elle exclut une dimension importante de la
société humaine, qu’elle rend invisible, à savoir « ses significations intersubjectives et
communes » (C. TAYLOR, supra note 2, p. 173).
95
Voy. C. TAYLOR, ibidem, p. 140-141; O.M. FISS, « Objectivity and Interpretation », Stanford
Law Review, vol. 34, 1981-1982, p. 739-763, p. 745-750.

21
R.I.E.J., 2013.71 La méthodologie juridique en quête d’identité

Recherche en droit Recherche sur le droit


• Perspective interne • Perspective externe ou
• Acteurs et chercheurs en droit : interdisciplinaire
législateur, juges, professeurs ou auteurs • Chercheurs sur le
de doctrine, praticiens et justiciables. droit : théoriciens du
• L’auteur ou l’interprète d’un texte juridique droit, sociologues,
révèle ce que dit ou veut dire le droit. économistes,
psychologues, etc.
• Le chercheur révèle ce
que dit, mais aussi ce
que fait le droit et ce
que font ses acteurs.
L’application du modèle
empirique-logique a permis
d’obtenir des éclairages
divers, intéressants et
Modèle pertinents, quoique toujours
partiels. Aucun n’a pu être
empirique-
généralisé avec succès
logique pour rendre compte du
phénomène juridique dans
Constat d’échec son ensemble.
(positivisme dd’échecd’échec Ex. étude empirique,
analyse statistique,
scientifique) expérimentation,
modélisation.
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La méthodologie du droit est fondée sur Dans une perspective
l’interprétation. critique, l’herméneutique a
tout intérêt à intégrer les
Modèle apports de la recherche
En réalité, la méthode des juristes dits empirique-logique sur le
herméneutique « positivistes » se rapproche davantage de droit.
l’herméneutique que du modèle empirique- Absence de cloison
logique, malgré l’attraction exercée par ce étanche entre la recherche
dernier. en droit et la recherche sur
le droit, l’une s’inscrivant
dans la continuité de l’autre.
Ex. analyse féministe, droit
comparé, histoire du droit.

Figure 3: Les modèles empirique-logique et herméneutique appliqués à


la recherche en droit et sur le droit

22
Michelle Cumyn & Mélanie Samson R.I.E.J., 2013.71

II. Vers un enseignement herméneutique de la méthodologique


juridique

L’idée de substituer le modèle herméneutique à celui de l’empirisme


logique n’est pas nouvelle en droit. Pour que s’opère un tel changement, il
faudra, cependant, repenser l’enseignement de la méthodologie juridique au
premier cycle et aux cycles supérieurs. Pour l’heure, nous limitons notre
réflexion à l’enseignement de la méthodologie au premier cycle et nous
centrons notre attention sur la méthodologie de la recherche en droit, en
laissant de côté la recherche sur le droit.
La consultation de plusieurs ouvrages consacrés à la méthodologie
de la recherche en droit révèle que l’enseignement de cette matière
s’articule principalement autour des éléments suivants : la théorie des
sources du droit, l’appréhension des faits par le droit, les catégories et la
qualification juridiques, les procédés d’interprétation des textes normatifs et
96
les modes de raisonnement et d’argumentation en droit . Bien que le virage
herméneutique puisse avoir des répercussions sur chacun de ces volets de
la méthodologie juridique, nous avons choisi d’étudier ses implications pour
l’enseignement des sources du droit (A), des catégories juridiques et de la
qualification (B) et des procédés d’interprétation des textes normatifs (C).
Nous verrons que le modèle empirique-logique véhiculé par le positivisme
juridique offre une vision tronquée de chacune de ces trois dimensions de la
recherche en droit, ce que l’avènement du modèle herméneutique
permettrait de corriger.
A. La théorie des sources du droit
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La notion de « sources du droit » est d’origine ancienne, mais
97
demeure pourtant ambiguë . Cela tient d’abord au caractère équivoque de

96
J.-L. BERGEL, Méthodologie juridique, Paris, PUF, 2001; A. ÉMOND et L. LAUZIÈRE,
Introduction à l’étude du droit, Montréal, Wilson & Lafleur, 2005; M. FABRE-MAGNAN,
Introduction au droit, Paris, PUF, 2010; G. TREMBLAY, Une grille d’analyse pour le droit du
Québec, 4e éd. par D. LE MAY, Montréal, Wilson & Lafleur, 2009 ; M. PARQUET, Introduction
e
générale au droit, 3 éd., Rosny-sous-Bois, Bréal, 2005; B. PETIT, Introduction générale au droit,
e
7 éd., Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 2008; G. SAMUEL, Epistemology and
Method in Law, Aldershot, Ashgate, 2003; M. TANCELIN, Des institutions, branches et sources
du droit, Montréal, Adage, 1991; S. WADDAMS, Introduction to the Study of Law, Toronto,
Thomson Carswell, 2004.
97
Au sujet des différentes significations de la notion de « sources du droit », voy. notamment :
P. AMSELEK, « Brèves réflexions sur la notion de “sources du droit” », Archives de philosophie
du droit, vol. 27, 1982, p. 251-258; Ph. JESTAZ, « Source délicieuse... (Remarques en cascades
sur les sources du droit) », Revue trimestrielle de droit civil, vol. 92, 1993, p. 73-85; Fr. OST, «
Conclusions générales », in Les sources du droit revisitées, vol. 4, Bruxelles, Coédition
Anthemis – FUSL, 2013, p. 865.

23
R.I.E.J., 2013.71 La méthodologie juridique en quête d’identité

l’expression, qui peut servir à désigner tant les origines historiques du droit
lui-même que l’origine des différentes règles juridiques. Dans sa deuxième
acception, la notion de sources du droit peut, par ailleurs, viser aussi bien
les éléments qui ont influencé le contenu des règles juridiques que ceux qui
leur confèrent valeur ou validité. Elle est aussi utilisée pour désigner les
différents modes de création de ces règles.
C’est Cicéron qui, le premier, a eu recours à la métaphore des
98 99
sources du droit pour désigner « les bases du droit » , « l’origine du droit
100
même » , consistant en une loi naturelle universelle, intemporelle et
101
immuable, supérieure aux lois humaines et pouvant être découverte par le
102
recours à la raison . C’est cette même conception des sources du droit
que Portalis a d’abord voulu consacrer dans le Code Napoléon, en édictant
qu’« [i]l existe un droit universel et immuable, source de toutes les lois
positives ; il n’est que la raison naturelle, en tant qu’elle gouverne tous les
103
hommes » . Cette disposition ayant été retranchée du projet de Code civil,
c’est toutefois une conception plus étatiste et plus formaliste qui prévaudra à
partir de 1804 ; désormais, seules les lois adoptées par l’État, expressions
104
de la volonté du peuple, sont reconnues comme des sources du droit .
Ces lois sont présumées constituer l’expression « parfaite et complète » du
105
droit et suffire, en elles-mêmes, à répondre « à toutes les exigences de la
106
vie juridique » .
En réaction à cette vision monolithique, François Gény développe à la
e
fin du 19 siècle ce que l’on désigne encore aujourd’hui comme la « théorie
des sources du droit ». Cette théorie a pour objet la conceptualisation des
107
sources du droit, de leur agencement et de leurs interactions . Sans
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98
CICÉRON, Traité des lois, trad. par G. DE PLINVAL, Paris, Les Belles Lettres, 1959, p. 9.
99
Ibidem, p. 10.
100
Ibidem, p. 11.
101
CICÉRON, De Republica, liv. III, 6, cité par D. GILLES, Introduction aux fondements
philosophiques du droit : Thémis et Dikè, Cowansville, Yvon Blais, 2012, p. 53-54.
102
CICÉRON, supra note 98, p. 11-13. Voy. aussi : P. AMSELEK, supra note 97, p. 253.
103
Cette disposition apparaissait dans le Livre préliminaire du projet de Code civil, dit Projet de
l’an VIII. À ce sujet, voy. J.-L. SOURIOUX, « “Sources du droit” en droit privé », Archives de
philosophie du droit, vol. 27, p. 33-41, p. 34.
104
Sur cette question, voy. notamment : R. KOLB, Interprétation et création du droit international
- Esquisses d'une herméneutique juridique moderne pour le droit international, Bruxelles,
Bruylant, 2006, p. 33; Ch. PERELMAN, supra note 80, p. 23 et s.; H. RABAULT, « Le problème de
l’interprétation de la loi : », Le Portique [en ligne : leportique.revues.org/document587.html]
er
(page consultée le 1 novembre 2012).
105
F. GÉNY, Méthode d’interprétation et sources en droit privé positif : essai critique, 2e éd., t. 1,
Paris, LGDJ, 1954, p. 256.
106
Ibidem, p. 25.
107
M. LEHOT, « Propositions pour une rénovation de la théorie générale des sources du droit »,
o
Revue de recherche juridique, droit prospectif, vol. 28, 2003, n 4, p. 2335-2365, p. 2338. Voy.

24
Michelle Cumyn & Mélanie Samson R.I.E.J., 2013.71

108
contester la primauté de la loi , Gény soumet que celle-ci « ne peut en
aucun cas être la source unique du droit, tant elle est incapable d’embrasser
109
la complexité du monde social » . Selon lui, d’autres sources doivent
nécessairement venir « suppléer aux défaillances inévitables, à la
lenteur, au manque de souplesse et de plasticité de l’action purement
110
législative » .
Gény établit une distinction entre les sources formelles et les sources
matérielles du droit. Les sources formelles s’imposent au juge, supprimant
ou restreignant sa liberté. Il s’agit essentiellement de la loi et de la
111
coutume . Quant aux sources matérielles, elles n’exercent qu’un «
112
ascendant moral et pratique » sur le juge . Outre la jurisprudence et la
doctrine, Gény inclut dans cette catégorie la « libre recherche scientifique ».
Cette expression désigne l’activité à laquelle le juriste doit se livrer pour
113
trancher un litige lorsqu’il se trouve privé de tout appui formel .
Essentiellement, sa tâche consiste alors, d’une part, à interroger sa raison et
114
sa conscience pour découvrir les bases mêmes de la justice et, d’autre
part, à faire appel aux sciences sociales pour cerner les exigences de la
115
nature des choses et tendre à les réaliser .
116
Bien que Gény dénonce « le fétichisme de la loi écrite et codifiée » ,
la théorie des sources qu’il propose s’inscrit nettement dans une logique
117
légaliste . D’une part, c’est uniquement en cas de silence ou d’insuffisance
des sources formelles du droit que le juriste sera justifié de recourir à ses
sources non formelles, dont la libre recherche scientifique. Les sources non
118
formelles du droit n’ont donc qu’un rôle subsidiaire . D’autre part, même
lorsque le recours à la libre recherche scientifique est autorisé, celle-ci ne
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aussi : C. THIBIERGE, « Sources du droit, sources de droit : une cartographie », in Libres propos
sur les sources du droit : mélanges en l'honneur de Philippe Jestaz, Paris, Dalloz, 2006, p. 519-
546, p. 522.
108
F. GÉNY, supra note 105, p. 71.
109
J.-P. CHAZAL, « Léon Duguit et François Gény, Controverse sur la rénovation de la science
juridique », Revue interdisciplinaire d’études juridiques, vol. 65, 2010, p. 85-134, p. 93.
110
F. GÉNY, supra note 105, p. 105.
111
Ibidem, p. 221 et 238.
112 e
F. GÉNY, Méthode d’interprétation et sources en droit privé positif : essai critique, 2 éd., t. 2,
Paris, LGDJ, 1954, p. 49.
113
Ibidem, p. 75.
114
Ibidem, p. 92.
115
Ibidem, p. 137.
116
Ibidem., p. 70.
117
Ph. JESTAZ, supra note 97, p. 85.
118
F. GÉNY, supra note 112, p. 89.

25
R.I.E.J., 2013.71 La méthodologie juridique en quête d’identité

saurait, dans ses conclusions, « aller à l’encontre des sources formelles du


119
droit, et notamment de la loi » .
L’idée d’une hiérarchie parmi les sources formelles du droit sera plus
tard au cœur des travaux de Kelsen, qui propose de voir le système des
120
sources du droit comme une pyramide au sommet de laquelle trône la
Constitution, suivie de la législation et de la coutume et, enfin, des normes
individuelles (jugements, actes administratifs et actes juridiques privés).
Kelsen envisage les sources du droit « sous le seul angle de leur position de
121
subordination des unes par rapport aux autres » , la règle de niveau
inférieur devant nécessairement être conforme à celle qui lui est supérieure
122
pour être valide . Le rapport entre les diverses sources du droit est linéaire
et à sens unique; les relations entre les différents niveaux hiérarchiques
123
excluent « toute forme d’inversion ou de rétroaction entre eux » .
Encore aujourd’hui, la conception dominante des sources du droit
demeure fortement inspirée des travaux de Gény et de Kelsen, d’où la
primauté accordée à la loi par rapport aux autres sources du droit, exception
124
faite de la Constitution , une hésitation à considérer la jurisprudence
125
comme une source du droit dans les systèmes de droit civil et, de façon
générale, une « réticence à la reconnaissance des sources du droit non
126
étatiques » . Cette conception légicentriste, hiérarchisée et hermétique des
sources du droit participe nettement d’une vision positiviste. Ainsi conçue, la
doctrine des sources du droit traduit en réalité « une volonté consciente ou
non de ne voir dans le droit que ses manifestations, de l’expliquer par lui-
127
même et par conséquent, de raisonner en dogmaticien » . Contrairement à
la pensée initiale de Cicéron, les « sources du droit » ne sont plus
simplement considérées comme étant à l’origine ou à la base du droit; elles
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128
sont envisagées comme étant « le droit lui-même » .

119
J.-P. CHAZAL, supra note 109, p. 85 et s.
120
H. KELSEN, supra note 20, p. 299.
121
M. LEHOT, supra note 107, p. 2360.
122
H. KELSEN, supra note 20, p. 299.
123
Fr. OST et M. VAN DE KERCHOVE, De la pyramide au réseau? Pour une théorie dialectique du
droit, Bruxelles, Publications des Facultés universitaires Saint-Louis, 2002, p. 44.
124
D. MOCKLE, « Crise et transformation du modèle légicentrique », in L’amour des lois : la crise
de la loi moderne dans les sociétés démocratiques, J. Boulad-Ayoub, B. Melkevik et P. Robert
(dir.), Les Presses de l’Université Laval, 1996, p. 17- 52, p. 39.
125 e o
J.-L. BERGEL, Théorie générale du droit, 5 éd., Paris, Dalloz, 2012, n 61; Ph. JESTAZ, Les
sources du droit, Paris, Dalloz, 2005, p. 3; C. THIBIERGE, supra note 107, p. 523.
126
P. DEUMIER et Th. REVET, « Sources du droit (problématique générale) », in Dictionnaire de
la culture juridique, D. Alland et S. Rials (dir.), Paris, Lamy, 2003, p. 1430-1434, p. 1432.
127
Ph. JESTAZ, supra note 125, p. 2.
128
Ibidem, p. 1.

26
Michelle Cumyn & Mélanie Samson R.I.E.J., 2013.71

Depuis quelques décennies, cependant, la conception positiviste des


sources du droit est mise à mal par la multiplication des sources de droit
infra-étatiques et supra-étatiques, attribuable, notamment, à la
129
déréglementation, à la privatisation et à la mondialisation . Ce phénomène
soulève des difficultés, non seulement en ce qui concerne l’identification et
la classification des sources du droit, mais aussi quant à la façon
d’envisager leurs interactions. Le tri grossier qu’opère la théorie positiviste
des sources du droit doit être remplacé par une analyse beaucoup plus fine
et nuancée.
Dans son « volet descriptif et statique », la théorie des sources du
droit a pour but d’« inventorier les sources » et de « les ordonner par le jeu
130
de la classification » . Dans une conception positiviste qui assimile le droit
à ses sources, les sources reconnues sont relativement peu nombreuses.
S’il est admis que toutes les sources du droit n’ont pas à émaner de l’État −
pensons à la coutume −, il demeure impensable, pour plusieurs, que des
avis, des recommandations, des circulaires, des directives et d’autres
manifestations du droit souple soient considérées comme étant du droit.
L’on admettra tout au plus que ces éléments soient des sources matérielles
du droit, en ce sens qu’ils peuvent servir d’inspiration ou d’explication aux «
véritables » sources du droit, dites formelles. Il ne saurait toutefois être
question de reconnaître que les sources matérielles puissent être
131
« directement performantes dans l’ordre juridique » .
Le virage herméneutique autorise un élargissement de la notion de
sources du droit et un décloisonnement de ses manifestations. Dans ce
modèle, les sources du droit apparaissent comme un « point de départ »
132
pour le travail du juriste ; elles servent à circonscrire le champ à l’intérieur
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133
duquel il construira la norme applicable à un cas donné . Ainsi, le droit
134
n’est pas dans mais bien après la source . En considérant les sources du
droit comme des éléments qui entrent dans l’élaboration du droit – et non
pas comme étant le droit lui-même –, l’on conçoit évidemment plus aisément
que les manifestations du droit souple, aussi bien que des considérations

129
C. THIBIERGE, supra note 107, p. 519-520.
130
Ibidem, p. 522.
131
P. DEUMIER et Th. REVET, supra note 126, p. 1433.
132
C.M. STAMATIS, supra note 85, p. 290.
133
F. MÜLLER, Discours de la méthode juridique, supra note 85, p. 222.
134
P. MOOR, supra note 85, p. 303. Dans le même sens, voy. A. BAILLEUX, « À la recherche des
formes du droit : de la pyramide au réseau ! », Revue interdisciplinaire d’études juridiques, vol.
55, 2005, p. 91-116, p. 102-103.

27
R.I.E.J., 2013.71 La méthodologie juridique en quête d’identité

135
économiques, sociales, politiques, psychologiques ou philosophiques ,
puissent être reconnues comme des sources du droit. Pour tout dire,
l’herméneutique attribue le statut de « sources du droit » à l’ensemble des
données qui sont à l’origine du droit, qui contribuent à sa construction. Il ne
s’agit pas nécessairement de gommer la distinction entre les sources
juridiques et non juridiques, mais de reconnaître le rôle et l’apport de
chacune d’elles.
Dans son « volet dynamique », la théorie des sources du droit
136
s’intéresse aux interactions entre les sources et à leur agencement . Selon
le modèle herméneutique, les sources interagissent et s’influencent
réciproquement, dans un processus dialectique continu dont émergent
137
ultimement les normes juridiques . Le regard du juriste se déplace d’une
source à une autre, dans un processus d’ajustement mutuel parfois décrit
138
comme la recherche d’un « équilibre réfléchi » .
En somme, l’herméneutique commande d’envisager toutes les
sources du droit dans une relation de collaboration plutôt que dans un strict
rapport de subordination des sources inférieures aux sources supérieures.
Cela n’exclut pas, cependant, que certaines sources puissent se voir
reconnaître une autorité supérieure aux autres. Selon le modèle positiviste,
l’autorité d’une source lui est conférée par son auteur; selon le modèle
139
herméneutique, elle lui est aussi reconnue par son interprète . Il appartient
à ce dernier d’établir une hiérarchie parmi les différentes sources du droit
pertinentes à la résolution de la question juridique dont il est saisi, en tenant

135
V. LASSERRE-KIESOW, « L’ordre des sources ou le renouvellement des sources du droit »,
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Recueil Dalloz, 2006, p. 2279-2287, p. 2284, citant G. CORNU, Introduction, Les personnes, Les
e o
biens, 12 éd., Montchrestien, 2005, n 72 : « Le terme “source du droit” désigne “l’ensemble
des données économiques, sociales, politiques, psychologiques qui déterminent l’évolution du
droit ; l’ensemble des facteurs de tous ordres (besoins, aspirations, mouvements d’opinion,
situations nouvelles, événements, etc.) que le législateur prend en considération pour édicter
une règle de droit.” »
136
C. THIBIERGE, supra note 107, p. 522.
137
M. LEHOT, supra note 107, p. 2362. Voy. aussi : Fr. OST, supra note 97, p. 970 : « Aucune
source n’existe par elle-même et n’opère sans le concours des autres. Le rang, la force et le
sens de chacune sont fonction de la distribution de l’ensemble du système normatif et se
modifient, se renforcent, se détournent ou s’affaiblissent au gré des transformations qui
globalement affectent ce système. ».
138
L.B. TREMBLAY, supra note 53, p. 489. Le professeur Tremblay note que cette expression a
été utilisée par plusieurs auteurs, dont J. RAWLS, A Theory of Justice, Cambridge, Belknap
Press, 1971, p. 47-51, p. 577-587 et R. DWORKIN, Taking Rights Seriously, Cambridge, Harvard
University Press, 1985, p. 160-168.
139
Selon Fr. OST, il appartient aux acteurs du droit de sélectionner les sources et de confirmer
leur rang et leur force normative. Ce faisant, ils s’adonnent à une forme de « jeu juridique »
comportant « une part non négligeable de manœuvres argumentatives ». (Fr. OST, supra note
97, p. 985).

28
Michelle Cumyn & Mélanie Samson R.I.E.J., 2013.71

compte d’un ensemble de considérations qui influent sur leur force


140
persuasive : l’autorité de leur auteur certes, mais aussi leur cohérence
avec les autres composantes du système juridique, leur résonnance avec
les valeurs sociales sous-jacentes et leur adéquation aux faits.
Enfin, l’interprète doit inévitablement tenir compte de la qualité des
sources qu’il utilise : ce texte est-il le fruit d’une réflexion approfondie ? Est-il
bien documenté ? Est-il bien écrit ? Une loi, un règlement ou un jugement
bâclés n’ont pas le même poids que s’ils ont été soigneusement élaborés ?
La nature de l’acte n’étant pas déterminante quant à sa force, il pourra
arriver en certaines circonstances qu’un règlement, voire une manifestation
141
du droit souple, se voient accorder une importance plus grande qu’une loi .
L’interprète doit savoir, d’une part, combler les lacunes des textes normatifs
mal conçus et, d’autre part, identifier ceux qui, de par l’autorité de leur
auteur et la qualité de leur rédaction, commandent une plus grande
déférence.
Dans un contexte où les sources accessibles aux juristes ont explosé,
l’un des principaux défis que pose l’enseignement de la méthodologie du
droit consiste à développer chez les étudiants la capacité d’apprécier la
valeur intrinsèque de ces différentes sources et de déterminer l’autorité qu’il
convient de reconnaître à chacune d’elles. Avant l’ère numérique, les
institutions étatiques et les éditeurs juridiques opéraient une sélection parmi
les sources officielles qu’ils étaient chargés de rendre publiques. Il était alors
sans doute possible d’entretenir l’illusion que l’autorité de ces sources était
uniquement tributaire de la hiérarchie des normes et des tribunaux. De nos
jours, c’est le chercheur en droit qui doit discriminer entre les sources de
plus en plus nombreuses qui sont mises à sa disposition. Les sources dites
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140
Selon F. ZENATI-CASTAING, le droit est intrinsèquement « autoritatif » et c’est par la force de
la raison, plutôt que par la contrainte, que les sources du droit se sont d’abord imposées,
jusqu’à ce que le positivisme juridique devienne le modèle dominant. À notre avis, l’adoption du
modèle herméneutique permettrait le retour à une conception selon laquelle l’autorité des
sources du droit dans une situation donnée dépend entre autres de leur force persuasive et de
leur pertinence : F. ZENATI-CASTAING, « Non ratione imperii, sed imperio rationis », in Le droit
hors d'État? L'avenir de la discipline, Centre Crépeau de droit privé et comparé et la Faculté
de droit de l’Université McGill, Montréal, 29 septembre 2012 [conférence].
141
Fr. OST (supra note 97, p. 950) note que « la force normative n’est pas nécessairement
inhérente à la norme et qu’elle n’est pas homogène pour un même instrument. Elle peut varier
selon ses dispositions et ses destinataires […], et elle peut revêtir une pluralité de degrés, de
l’obligatoire au proclamatoire, voire à l’inspiratoire – la nature de l’acte n’étant décidément pas
un critère fiable de sa force. Une loi peut contenir des dispositions estimées faiblement
normatives, alors qu’une recommandation peut inclure des dispositions impératives ; il peut
même arriver que des actes disposant de la plus faible force normative sur le plan juridique
(incitations, modèles d’actes, guides formulaires) s’avèrent les plus efficaces pour guider les
décisions des acteurs. » (notes omises).

29
R.I.E.J., 2013.71 La méthodologie juridique en quête d’identité

formelles entrent fréquemment en conflit, et quoiqu’on en dise, elles sont de


qualité inégale. Nous croyons que l’enseignement de la méthodologie du
droit ne peut plus faire abstraction de cette réalité.
Le décloisonnement des sources du droit que nous préconisons ici
n’est pas synonyme de désordre. Le droit est structuré par ses catégories
juridiques, et ces dernières constituent le point de départ de toute recherche
en droit. La classification des catégories juridiques à des fins
d’enseignement et de recherche procure au juriste les repères dont il a
besoin pour identifier les sources pertinentes. Elle favorise le rapprochement
et la mise en cohérence des sources du droit, ce qui est fondamental dans
la démarche herméneutique.
B. Les catégories juridiques et la qualification
La théorie positiviste appréhende le droit comme un système de
règles. La définition des contours et de la structure de ce système repose
sur l’articulation des sources formelles du droit. Malheureusement, cette
conception du système juridique en a éclipsé une autre, qui est plutôt celle
des juristes : le droit est aussi structuré par ses branches, ses domaines,
ses matières et les divisions de celles-ci, c’est-à-dire par les catégories
142
juridiques .
Les catégories juridiques s’avèrent très importantes pour la
143
méthodologie de la recherche en droit . Les juristes y ont constamment
recours afin de s’orienter et d’identifier les sources dont ils pourraient avoir
besoin pour résoudre les questions dont ils sont saisis. D’abord, à chaque
catégorie correspond un régime juridique constitué de principes, de notions
et de règles. Ensuite, le nom de la catégorie donne accès, à travers les
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systèmes de classification et d’indexation de la documentation juridique et
scientifique, à la doctrine, à la jurisprudence ainsi qu’à une littérature plus
vaste. Par ailleurs, mentionnons que la mémoire de chaque individu est
structurée par des concepts organisés en hiérarchies ou en réseaux, et que
cette structure est essentielle au traitement et au rappel des

142
R. SÈVE, « Système et Code », Archives de philosophie du droit, vol. 31, 1986, p. 77-84, p.
81 : « Il nous semble (…) que l’idée de système s’est longtemps identifiée, moins à cette totalité
abstraite qu’est le système juridique de la théorie du droit contemporaine, qu’à ce système,
certes particulier, mais bien plus tangible, si l’on ose dire, qu’est un code. La pensée du
système des juristes modernes a été à l’origine, et pour des raisons historiques évidentes, celle
du code. » Voy. aussi : M. CUMYN, « Les catégories, la classification et la qualification juridiques
: réflexions sur la systématicité du droit » Les Cahiers de droit, vol. 52, 2011, p. 351-378.
143
P. ORIANNE, Introduction au système juridique, Bruxelles, Bruylant, 1982, c. 3.

30
Michelle Cumyn & Mélanie Samson R.I.E.J., 2013.71

144
connaissances . Soulignons enfin que les catégories juridiques sont
généralement plus stables et plus durables que les règles qu’elles
contiennent. Pour toutes ces raisons, la formation juridique tend à mettre
l’accent sur les catégories et leur classification, plutôt que sur le détail des
règles du droit existant. Or, les catégories juridiques et la qualification sont
l’objet d’une certaine confusion. Il convient donc de préciser d’abord ces
notions avant de montrer comment l’influence du positivisme en a produit
une image faussée, qu’il faudra corriger.
La catégorie juridique regroupe deux ensembles qui se superposent,
et qu’elle met en relation : un ensemble de situations factuelles d’une part, et
un ensemble de principes, de notions et de règles qui forment un régime
145
juridique, d’autre part . La catégorie juridique est l’interface entre ces deux
146
ensembles qui la constituent . Elle est considérée par les juristes, tantôt
dans sa dimension factuelle (le type de chose, de personne, d’événement
ou d’acte dont il s’agit), tantôt dans sa dimension juridique (le régime
juridique applicable). La qualification consiste à rapprocher une situation
147
factuelle d’une catégorie afin de lui appliquer le régime correspondant .
Voici un exemple : Marguerite a acheté une maison dont les fondations sont
fissurées (situation factuelle). Il s’agit d’une vente (qualification juridique).
Nous appliquons donc le régime juridique de la vente pour déterminer si
Marguerite dispose d’un recours contre son vendeur. La vente est l’une des
catégories juridiques pertinentes pour résoudre le problème de Marguerite.
Elle est liée à d’autres catégories de l’ordre juridique qui en complètent

144
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A.M. COLLINS et M.R. QUILLIAN, « Retrieval time from semantic memory », Journal of verbal
learning and verbal behavior, vol. 8, 1969, p. 240-247; E.E. SMITH, E.J. SHOBEN et L.J. RIPS,
« Structure and process in semantic memory: A Featural Model for Semantic Decisions »,
Psychological Review, vol. 81, 1974, no 3, p. 214-241; Organization of Memory, E. Tulving et W.
Donaldson (dir.), New York, Academic Press, 1972.
145 o e
Voy. J.-L. BERGEL, supra note 125, n 180; R. CABRILLAC, Introduction générale au droit, 2
éd., Paris, Dalloz, 1997, no 31; F. GÉNY, Science et technique en droit privé positif, t. 3, Paris,
Sirey, 1921, no 213; J. CARBONNIER, Droit civil. Introduction, Paris, PUF, 2004, nos 4 et 23; G.
SAMUEL, supra note 96, p. 125 et 173; J. FARRAR, Introduction to Legal Method, London, Sweet
& Maxwell, 1977, p. 42-44.
146
Voy. P. NEHROT, « Le fait du droit », Archives de philosophie du droit, vol. 31, 1986, p. 261-
279, p. 267 et s.
147 e
Pour J. GHESTIN, Ch. JAMIN et M. BILLIAU, Traité de droit civil. Les effets du contrat, 3 éd.,
o
Paris, LGDJ, 2001, n 56, la qualification consiste à « rattacher un cas concret à un concept
juridique abstrait reconnu par une autorité normative afin de lui appliquer son régime. » Voy.
aussi : J.-L. BERGEL, supra note 125, nos 181 et 189; G. CORNU, Vocabulaire juridique, Paris,
PUF, 2003, « qualification »; P. ROUBIER, Théorie générale du droit. Histoire des doctrines
juridiques et philosophie des valeurs sociales, 2e éd., Paris, Sirey, 1951, p. 15-17; Ph. JESTAZ,
« La qualification en droit civil », Droits, vol. 18, 1993, p. 45-53; M. FABRE-MAGNAN, Introduction
générale au droit, Paris, PUF, 2011, p. 41.

31
R.I.E.J., 2013.71 La méthodologie juridique en quête d’identité

l’application : la garantie contre les vices cachés et les recours pour


inexécution du contrat, par exemple.
La qualification est une étape nécessaire dans toute décision
juridique. Elle revêt la même importance en droit que le diagnostic en
148
médecine . La qualification juridique et le diagnostic médical font appel à
un processus que les chercheurs des sciences cognitives nomment
« catégorisation ». La catégorisation se fait le plus souvent de manière
149
intuitive et spontanée , mais elle soulève des doutes dans certains cas.
Lorsque la qualification paraît aller de soi, tout se passe comme si les faits
étaient entrés directement en contact avec les règles qui leur sont
applicables. Suivant le modèle positiviste, la qualification s’intègre alors au
150
syllogisme, dans le raisonnement déductif du droit civil , ou à la
combinaison de faits qui appelle l’application du précédent, dans le
151
raisonnement inductif de la common law .
Dans les cas où la qualification pose problème, les juristes ont
généralement recours aux critères juridiques qui définissent la catégorie : les
152
critères formels d’appartenance . Souvent, ils sont énoncés sous forme de
règle au sein même du régime juridique qu’il convient d’appliquer : il peut
s’agir des éléments constitutifs d’une infraction criminelle ou des conditions
de formation du contrat, par exemple. Le modèle positiviste attribue un rôle
déterminant, voire exclusif, aux critères formels d’appartenance, ce qui
constitue une référence à la théorie dite « classique » des catégories dans
les sciences. D’après celle-ci, une démarche scientifique rigoureuse
suppose qu’on définisse les concepts utilisés en énumérant les attributs à la
fois nécessaires et suffisants que doivent posséder tous les objets qui
153
relèvent des concepts en question . Pour qualifier une situation factuelle
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au regard d’une catégorie juridique, il faudrait donc vérifier si elle possède
bien tous les attributs requis, avant de lui appliquer le régime juridique
correspondant.

148
Voy. M. WALINE, « Empirisme et conceptualisme dans la méthode juridique : faut-il tuer les
catégories juridiques ? », in Mélanges Jean Dabin, Paris, Sirey, 1963, p. 359- 371, p. 370.
149
En droit, on parle alors parfois de qualification a priori ou de pré-qualification.
150
J. GHESTIN, G. GOUBEAUX et M. FABRE-MAGNAN, Traité de droit civil. Introduction générale,
4e éd., Paris, LGDJ, 1994, no 52; Th. JANVILLE, La qualification juridique des faits, Aix-en-
os
Provence, Presses universitaires d’Aix-Marseille, 2004, t. 1, n 108-113.
151
R.A. POSNER, « The Jurisprudence of Skepticism », Michigan Law Review, vol. 86, 1988, p.
827-891, p. 830-835.
152
Voy. J.-L. BERGEL, supra note 125, nos 179 et 182.
153
Pour une présentation critique de la théorie classique des catégories, voy. G. LAKOFF,
Women, Fire and Dangerous Things. What Categories Reveal about the Mind, Chicago,
Chicago University Press, 1987, c. 11; G.L. MURPHY, The Big Book of Concepts, Cambridge
(Mass.), MIT Press, 2004, c. 2.

32
Michelle Cumyn & Mélanie Samson R.I.E.J., 2013.71

La qualification dite « fonctionnelle », qui consiste à choisir la


catégorie applicable en fonction du résultat recherché, serait bien sûr à
154
proscrire suivant ce modèle . Pourtant, la qualification fonctionnelle est
inévitable dans une certaine mesure, puisque c’est la question posée,
l’enjeu de la consultation ou du litige, qui dirige le juriste vers la catégorie
pertinente, alors qu’une même situation factuelle est généralement
susceptible de plusieurs qualifications différentes qui ne s’excluent pas
155
mutuellement . Par ailleurs, lorsque l’hésitation est permise entre deux
qualifications qui s’excluent mutuellement, il est difficile de nier l’influence du
résultat sur le choix de celle qui sera retenue. Les auteurs en méthodologie
du droit le reconnaissent, et ils admettent également que certaines situations
sont difficiles à qualifier, que les contours des catégories ne peuvent pas
toujours être définis avec précision, et que leur contenu évolue au fil du
156
temps . Pourtant, les présentations courantes de la qualification juridique
157
ne permettent pas de concilier ces aspects .
Or, la théorie classique des catégories à laquelle renvoie
implicitement la littérature juridique a été invalidée par des recherches
intéressantes menées dans le domaine des sciences cognitives. Il revient
d’abord au philosophe Wittgenstein d’avoir montré que la signification de la
plupart des noms communs ne peut pas être fixée au moyen d’une
définition, ni par l’énumération de toutes leurs représentations possibles, ni
même en indiquant tout simplement l’objet ou les objets auxquels ils se
rapportent. En donnant l’exemple des « jeux », Wittgenstein établit que le
sens d’un nom est constitué d’un « réseau complexe de ressemblances qui
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154
Voy. Th. JANVILLE, supra note 150, nos 341-343; M. WALINE, supra note 148, p. 367.
155
G. SAMUEL, supra note 96, p. 219, p. 251 et s.; Ch. EISENMANN, « Quelques problèmes de
méthodologie des définitions et des classifications en science juridique », Archives de
philosophie du droit, vol. 11, 1966, p. 27-43, p. 38.
156
Dans l’espoir que cela permette d’investir la méthode juridique d’une plus grande rigueur
scientifique, certains auteurs se tournent vers la théorie des sous-ensembles flous (fuzzy set
theory) pour tenter de rendre compte de la qualification en droit. Voy. Th. JANVILLE, supra note
os
150, n 124-144.
157
S. WADDAMS, Dimensions of Private Law. Categories and Concepts in Anglo-American Legal
Reasoning, Cambridge, Cambridge University Press, 2003, c. 1 et 11; O. CAYLA, « Ouverture :
la qualification, ou la vérité du droit », Droits, vol. 18, 1993, p. 3-18. Voy. toutefois pour des
réflexions plus prometteuses : J.M. FEINMAN, « The Jurisprudence of Classification », Stanford
Law Review, vol. 41, 1989, p. 661-717; A.A. LEFF, « Contract as Thing », American University
Law Review, vol. 19, 1970, p. 131-157; J. RIVERO, « Apologie pour les “faiseurs de systèmes” »,
Recueil Dalloz, 1951, p. 99-102 ; G. SAMUEL, « Classification of obligations and the impact of
constructivist epistemologies », Legal Studies, vol. 17, 1997, p. 448-482; A. PAPAUX, Essai
philosophique sur la qualification juridique : de la subsomption à l’abduction. L’exemple du droit
international privé, Genève, Schulthess, 2003.

33
R.I.E.J., 2013.71 La méthodologie juridique en quête d’identité

158
se chevauchent et s’entrecroisent », ce qu’il appelle un « air de famille » .
Ainsi, il n’existerait le plus souvent aucun attribut ou ensemble d’attributs qui
soit présent dans toutes les représentations possibles d’un même nom. La
définition du dictionnaire, qui s’appuie sur l’existence de tels attributs,
s’avère généralement fausse pour plusieurs d’entre elles. Pourtant, les
différentes représentations d’un même nom possèdent chacune certains de
ces attributs, tout comme les membres d’une même famille se ressemblent
sans tous partager exactement les mêmes traits. Qui plus est, les mots sont
dotés d’une structure dynamique, si bien qu’un locuteur peut employer un
nom d’une nouvelle façon et être parfaitement compris de son interlocuteur,
si cette nouvelle représentation possède toujours certains des traits de
famille des représentations précédemment admises. Ainsi, Wittgenstein a
été le premier à remettre en question la possibilité même de définir les noms
courants, et même, la plupart des concepts scientifiques, de manière à en
159
fixer précisément le contenu .
Dans les années 1970, la psychologue Eleanor Rosch a voulu donner
suite aux observations de Wittgenstein en étudiant, grâce à la méthode
expérimentale, l’utilisation des catégories pour désigner divers objets ou
événements de la vie quotidienne. Des linguistes se sont à leur tour inspirés
de ces travaux pour analyser la structure des catégories à travers le
160
langage . Ainsi, Rosch a montré que parmi les différents exemplaires
d’une catégorie, certains sont considérés plus typiques que d’autres. Qui
plus est, il existe un fort degré de consensus, parmi les participants aux
expériences sur la typicalité, quant à savoir quels exemplaires sont les plus
typiques et lesquels sont les moins typiques de la catégorie. La variation
dans la typicalité se traduit par une différence dans le temps de réponse des
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participants à une tâche expérimentale qui consiste à vérifier l’appartenance
161
de différents exemplaires à une catégorie donnée . Ces recherches ont
contribué à invalider la théorie classique des catégories, qui ne permet pas
d’expliquer qu’il existe des variations dans la typicalité d’exemplaires
possédant les mêmes attributs parmi ceux qui servent à définir la catégorie.

158
L. WITTGENSTEIN, Recherches philosophiques, Paris, Gallimard, 2004, nos 66 et 67 [œuvre
posthume publiée pour la première fois en 1953].
159
L. WITTGENSTEIN poursuit sa démonstration en prenant pour exemple le concept de
« nombre » : ibidem.
160
Voy. G. LAKOFF, supra note 153.
161
E. ROSCH, « Principles of Categorization », in Cognition and Categorization, E. ROSCH et
B.B. Lloyd (dir.), Hillsdale, Erlbaum, 1978, p. 27-48, p. 36.

34
Michelle Cumyn & Mélanie Samson R.I.E.J., 2013.71

C’est donc dire que la structure de la catégorie n’est pas déterminée


162
uniquement par les critères formels d’appartenance .
L’adoption du modèle herméneutique permettrait de mettre à l’avant
une description plus juste de la qualification juridique comme étant la
recherche de la meilleure adéquation possible entre une situation factuelle
et le régime juridique qu’il convient de lui appliquer. La qualification implique
une relecture de la situation factuelle à travers la catégorie et, dans certains
cas tout au moins, un recadrage de la catégorie à la lumière des faits
163
auxquels on s’apprête à l’appliquer . Le juriste qui qualifie tient compte des
définitions qui ont été données de la catégorie, tout en étant conscient des
limites de cette approche. Il tient compte également des situations factuelles
qui y figurent déjà et du régime juridique applicable. Souvent, il anticipe la
164
solution sur laquelle débouchera la qualification retenue . Pour juger du
caractère approprié d’une qualification, il s’interroge également sur les
fondements ou les valeurs qui sous-tendent la catégorie et sur leur
165
résonance avec la situation factuelle analysée . Enfin, le cadre législatif et

162
S’inspirant de Wittgenstein et de Rosch, G. LAKOFF, supra note 153 a analysé la structure
sémantique de plusieurs concepts pour conclure qu’il existe différentes sortes de catégories,
qui possèdent toutes la caractéristique observée par Rosch, à savoir une variation de la
typicalité, mais pas pour les mêmes raisons. Il existe d’abord des catégories aux contours bien
définis mais dont certains exemplaires sont plus typiques que d’autres, comme celle d’ « oiseau
». En droit, il existe aussi de telles catégories, par exemple « société par actions » ou « loi en
vigueur ». Certains types de sociétés par actions et certains textes de loi pourraient soulever
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une hésitation momentanée quant à leur appartenance à la catégorie, dans la mesure où il
s’agirait d’exemplaires moins typiques (une société par actions à but non lucratif; un texte de loi
dénué de sanctions). Cependant, l’existence d’une définition formelle devrait permettre de lever
l’incertitude dans presque tous les cas. Il existe d’autre part des catégories aux contours non
définis, mais qui sont susceptibles de plus et de moins, comme celle de « grand homme »; les
exemplaires qui s’y trouvent peuvent seulement être identifiés par leur degré d’appartenance à
la catégorie : aucun n’est tout à fait à l’intérieur ni tout à fait à l’extérieur. En droit, la catégorie
de « lésion » ou « d’intérêt pour agir » pourrait être de cet ordre. D’autres catégories, et c’est le
cas de celles évoquées par Wittgenstein, ont été formées par extensions successives à partir
d’une représentation primitive et sont susceptibles de connaître de nouvelles extensions.
D’après Lakoff, ces extensions peuvent être de type métaphorique ou métonymique. Dans ces
cas, les représentations primitives de la catégorie sont souvent considérées plus typiques que
les représentations dérivées, pas nécessairement parce qu’elles possèdent davantage
d’attributs de la catégorie, mais plutôt parce qu’elles en sont l’origine. Pensons à la notion de «
propriété » et à son extension, pour inclure la « propriété intellectuelle », ainsi qu’à la notion de
« personne », et à son extension, pour inclure la « personne morale ».
163
E.H. LEVI, An Introduction to Legal Reasoning, Chicago, University of Chicago Press, 1948,
p. 3: « the classification changes as the classification is made ».
164
J.L. BERGEL, supra note 125, no 195.
165 o
Ibidem, n 196.

35
R.I.E.J., 2013.71 La méthodologie juridique en quête d’identité

166
la tradition juridique de référence ont aussi une influence . Tout comme
l’interprétation des textes, la qualification est un processus qui n’est pas
linéaire, et qui n’est pas neutre.
Le modèle herméneutique nous oriente aussi vers une conception
beaucoup plus riche des catégories juridiques. La définition de ces concepts
ne saurait se réduire à la recherche de leurs critères formels
d’appartenance. Elle renvoie également à la multitude des situations
auxquelles ces concepts ont pu s’appliquer par le passé, aux effets
juridiques qui leur sont associés et à l’ensemble des connaissances plus
vastes dont elles font l’objet, ce qui inclut par exemple des éclairages
philosophiques, historiques, sociologiques, économiques ou
psychologiques. La richesse sémantique des catégories de contrat ou de
crime, de vente ou de meurtre, n’est pas à démontrer. Elle influe
nécessairement, consciemment ou non, sur la qualification juridique et sur
l’interprétation du droit.
Ainsi, nous croyons que la méthodologie juridique doit délaisser la
théorie classique des catégories et cesser de déplorer l’imprécision du
langage juridique pour chercher à en comprendre, au contraire, toute la
potentialité. Les catégories permettent au droit de se renouveler et de se
réinventer, d’une manière généralement prévisible, pour qui en comprend
l’évolution, sans rupture brutale avec le passé. L’extraordinaire fécondité des
catégories juridiques romaines en témoigne, tout comme le développement
167
des fictions juridiques . Les études en psychologie cognitive sur la
typicalité confirment que la qualification fait consensus dans un grand
nombre de cas. C’est donc qu’une certaine rigueur est permise, et qu’il ne
s’agit pas de sombrer dans la subjectivité. Au-delà de leur définition par des
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critères formels d’appartenance, c’est la structure complexe des catégories
juridiques qu’il faudrait apprendre à connaître, afin d’en dégager les
principes méthodologiques d’une bonne et juste qualification.
C. Les procédés d’interprétation des textes normatifs
Parmi les sources du droit, les textes constitutionnels, législatifs et
réglementaires en sont venus à occuper une place de premier plan dans les
systèmes juridiques occidentaux. Cela s’explique par l’autorité qui leur est
conférée dans les régimes politiques sous lesquels nous vivons. Aussi, les

166
Pour une belle illustration, voy. Y. EMERICH, « La nature juridique des sûretés réelles en droit
civil et en common law : une question de tradition juridique ? », Revue juridique Thémis, vol. 44,
2010, p. 95-140.
167
P. BIRKS, « Fictions Ancient and Modern », in The Legal Mind. Essays for Tony Honoré, N.
MacCormick et P. Birks (dir.), Oxford, Clarendon Press, 1986, p. 83-101.

36
Michelle Cumyn & Mélanie Samson R.I.E.J., 2013.71

juristes ont-ils élaboré, à propos de ces textes normatifs, des théories


sophistiquées pour en guider l’interprétation.
Dans sa conception la plus largement admise et la plus souvent
168
enseignée , l’interprétation des lois se décrit comme « une opération
intellectuelle qui vise la mise au jour du sens véritable des textes législatifs
169
» . Ainsi, l’on considère généralement que le travail de l’interprète de la loi
consiste à extraire de celle-ci une signification préexistante, qui y aurait été
consignée par le législateur. En d’autres termes, sa tâche se résume à
découvrir l’intention du législateur. Pour ce faire, il peut recourir à une
panoplie de procédés d’interprétation, couramment enseignés dans les
cours de méthodologie.
Ainsi envisagée, l’interprétation de la loi apparaît comme une activité
purement déclarative de sens, un exercice de compréhension de texte au
cours duquel aucun apport créateur n’est attendu de l’interprète. De fait,
« l’interprétation “déclarative” n’ajoute et ne retranche rien au texte, elle se
170
borne à en dire le sens, (…) son “véritable” sens » . Le législateur crée le
171
droit ; le juge l’applique, de façon mécanique . Le juge n’est donc rien de
172
plus que la « bouche qui prononce les paroles de la loi » .
Cette conception traditionnelle du travail d’interprétation des lois « est
173
fortement marquée par le positivisme juridique » . Elle participe nettement
d’une tentative de prêter une méthode scientifique au droit. C’est pourquoi,
l’intention du législateur est présentée comme une réalité objective,
identifiable empiriquement, unique, homogène et figée dans le temps au
174
moment de l’adoption de la loi .
Bien qu’elle soit encore largement répandue, la conception positiviste
de l’interprétation des lois fait l’objet de vives critiques. On lui reproche de
175
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nier le pouvoir créateur de l’interprète en présentant, à tort, l’exercice
d’interprétation des lois comme un processus purement technique, dépourvu
de toute subjectivité. On lui fait grief également de nier l’influence de

168
J.-Ph. PIERRON, supra note 74, no 20.
169
P.-A. CÔTÉ, S. BEAULAC et M. DEVINAT, supra note 68, p. 285.
170
Fr. OST, supra note 82, p. 111-112.
171
R. KOLB, supra note 104, p. 17; S. BERNATCHEZ, « De la représentativité du pouvoir législatif
à la recherche de l’intention du législateur : les fondements et les limites de la démocratie
représentative », Les Cahiers de droit, vol. 48, 2007, p. 449-476, p. 451 : « la théorie positiviste
du droit reconnaît au législateur le monopole de la production du droit, ce qui limite ainsi le
pouvoir judiciaire à l’application mécanique du texte législatif et, lorsqu’il y a lieu d’interpréter la
loi en raison de son ambiguïté, à la recherche de l’intention du législateur. »
172
Ch. DE SECONDAT, baron de MONTESQUIEU, De l'esprit des lois: les grands thèmes, éd. par
J.P. MAYER et A.P. KEN, Paris, Gallimard, 1970, p. 178.
173
P.-A. CÔTÉ, S. BEAULAC et M. DEVINAT, supra note 68, p. 285.
174
Fr. OST, supra note 82, p. 111-112.
175
P.-A. CÔTÉ, S. BEAULAC et M. DEVINAT, supra note 68, p. 17.

37
R.I.E.J., 2013.71 La méthodologie juridique en quête d’identité

176
considérations pratiques sur l’interprétation de la loi . C’est en réaction à
ces faiblesses du modèle positiviste que les théories de l’interprétation des
lois ont connu un virage herméneutique, d’abord interprétativiste puis
constructiviste.
La conception interprétativiste se distingue de l’approche classique en
ce qu’elle reconnaît que le résultat de l’interprétation d’une loi n’est pas
entièrement prédéterminé par son texte et le contexte de son énonciation.
La tâche de l’interprète consiste, certes encore, à rechercher l’intention du
législateur, mais celle-ci doit être envisagée dans une perspective évolutive.
L’interprétation qui s’impose est celle qui permet à la loi de réaliser
pleinement son objet dans le contexte où elle est interprétée. L’approche
177 178
interprétativiste est à la fois téléologique et contextuelle .
La conception interprétativiste diffère, par ailleurs, de ce que certains
désignent comme la « théorie officielle » de l’interprétation des lois en ce
qu’elle reconnaît que le résultat de l’interprétation n’est pas étranger à la
personne de l’interprète. Si l’interprétation d’une loi dépend du contexte
historique, social, politique, économique et philosophique, elle dépend aussi
forcément de la façon dont l’interprète perçoit ces contextes. Autrement dit,
le résultat de l’interprétation dépend nécessairement « de la vision du
179
monde de l’interprète » .
L’interprétation n’est pas pour autant envisagée comme « un acte de
pure création » par lequel le juge choisirait « soit arbitrairement, soit en
180
fonction de ses préférences personnelles », le sens à donner à la loi .
Dworkin compare l’activité interprétative à l’écriture d’un roman par plusieurs
romanciers qui travailleraient à la chaîne, l’écriture de chacun des chapitres
181
de l’œuvre étant confiée à un auteur différent . En comparaison du travail,
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plus mécanique, consistant à traduire un texte, le romancier à la chaîne
dispose d’une certaine liberté de création. Par contre, sa liberté est moindre
que celle du romancier qui commence à écrire lui-même un nouveau roman.
Parce que le romancier à la chaîne doit s’assurer de la compatibilité de ses
182
écrits avec l’ensemble de l’œuvre, son travail comporte une contrainte . De
la même façon, la tâche de l’interprète de la loi consiste en un exercice de «

176
Ibidem, p. 18.
177
À propos de cette méthode d’interprétation, voy. notamment : L.B. TREMBLAY, supra note 53.
178
Au sujet de cette méthode d’interprétation, voy. notamment : D. PINARD, « La “méthode
contextuelle” », Revue du Barreau canadien, vol. 81, 2002, p. 323-368.
179
L.B. TREMBLAY, supra note 53, p. 271-272.
180
Ibidem, p. 270.
181
R. DWORKIN, L’Empire du droit, trad. par É. SOUBRENIE, Paris, PUF, 1994, p. 251.
182
Ibidem, p. 257.

38
Michelle Cumyn & Mélanie Samson R.I.E.J., 2013.71

183
création sujette à des contraintes » . L’une de ces contraintes est le
184
respect de l’intention du législateur , qui se voit en quelque sorte
reconnaître le statut de premier auteur. D’autres contraintes, dont l’intensité,
varie selon les circonstances, émanent de la lettre du texte interprété, de
son historique, de son objectif, de la jurisprudence pertinente, de la tradition
dans son ensemble et, pour tout dire, de « l’ensemble des propositions et
croyances que l’interprète juge vraies ou valables à un moment donné et
185
qui, selon lui, ont quelque chose à dire de pertinent » sur le texte
interprété. Contrairement à ce qu’on pourrait croire, la prise en considération
de tous ces éléments rend généralement le résultat de l’analyse plus sûr et
plus prévisible que si l’interprétation ne portait que sur un texte de loi dénué
de son contexte. Même lorsque la prise en compte du contexte fait
apparaître plusieurs interprétations possibles, l’incertitude s’en trouve
réduite et balisée, grâce à une meilleure connaissance des raisons et des
enjeux.
Les théories constructivistes se démarquent davantage de la théorie
officielle de l’interprétation des lois en ce qu’elles ne prétendent pas que la
mission première de l’interprète soit de rechercher l’intention du
186
législateur , mais bien de construire une norme permettant de résoudre un
187
litige donné . L’approche constructiviste est pragmatique en ce sens que
l’interprétation retenue doit être celle qui est la mieux adaptée aux
circonstances. Dans une conception pragmatique de l’interprétation, « la loi
n’est qu’un instrument pour résoudre les problèmes juridiques. Ce qui prime,
188
pour l’interprète, c’est la satisfaction des besoins » du moment .
L’interprète a pour mandat de trancher de façon raisonnable le conflit qui
donne lieu à l’interprétation de la loi. La question posée n’est pas « Qu’est-
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189
ce que le texte signifie ? », mais bien « Quelle est l’issue appropriée ? » .
Les théories constructivistes font bien plus qu’admettre l’apport
subjectif de l’interprète dans le processus d’interprétation de la loi ; elles
190
reconnaissent qu’il est l’auteur du droit . Puisque la norme « n’est pas
donnée à l’avance (…) mais qu’elle est seulement produite par le juriste à

183
P.-A. CÔTÉ, S. BEAULAC et M. DEVINAT, supra note 68, p. 22.
184
R. DWORKIN, supra note 181, p. 346 et p. 372.
185
L.B. TREMBLAY, supra note 53, p. 489.
186
L’intention du législateur est considérée comme un concept « stérile » (C.M. STAMATIS, supra
note 85, p. 214) ou une « métaphore superflue » (F. MÜLLER, supra note 85, p. 212).
187
F. MÜLLER, Discours de la méthode juridique, supra note 85, p. 222; O. JOUANJAN,
« Nommer/Normer » in O. JOUANJAN ET F. MÜLLER, supra note 39, p. 43-59, p. 57.
188
H. RABAULT, supra note 104.
189
R. SULLIVAN, « Statutory Interpretation in the Supreme Court of Canada », Revue de droit
d’Ottawa, vol. 30, 1999, p. 175-227, p. 186.
190
F. MÜLLER., supra note 187, p. 212.

39
R.I.E.J., 2013.71 La méthodologie juridique en quête d’identité

l’occasion du cas d’espèce pour être ensuite individualisée en une norme-


décision, c’est lui, le juriste, qui est proprement le sujet et le responsable de
191
la réalisation du droit » . Le juriste, qu’il s’agisse d’un juge ou d’un autre
acteur du droit, ne peut plus se cacher derrière le paravent de l’intention du
législateur ; il doit assumer l’entièrement responsabilité de la norme
192 193
construite et exposer clairement les motifs qui la sous-tendent .
Cela dit, les théories constructivistes reconnaissent pour la plupart
que l’activité de l’interprète n’est pas entièrement libre. En effet, reconnaître
que l’interprète de la loi est le véritable auteur de la norme ne le libère pas
de l’obligation de justifier l’interprétation retenue; cela le contraint plutôt à le
faire sans prendre appui sur une prétendue intention du législateur. C’est
ainsi que toutes les considérations traditionnellement mobilisées par
l’interprète en vue de découvrir l’intention du législateur demeurent utiles
pour construire une norme qui suscitera l’adhésion des différents auditoires
194
à qui elle s’adresse . La formulation linguistique du texte interprété
conserve son importance puisqu’elle fait office de point d’attache pour
195
l’activité de l’interprète . Bien que de façon indirecte, le législateur exerce
une influence sur la construction de la norme en circonscrivant l’éventail des
196
interprétations possibles .
En somme, l’avènement du modèle herméneutique ne diminue en rien
l’importance accordée à l’enseignement des divers procédés d’interprétation
des textes normatifs. Il implique cependant de revoir la fonction qu’on leur
attribue. Les méthodes, les principes, les règles et les présomptions
d’interprétation ne sont pas simplement des instruments nécessaires à la
mise au jour d’une signification préexistante. Ce sont plutôt des outils utiles
à la construction de cette signification par les juristes. Pour tout dire, c’est le
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rôle de ces derniers, en tant que véritables coauteurs du droit, qui doit être
repensé.
D. Conclusion
L’idée de revoir la théorie des sources du droit ainsi que les
catégories et la qualification juridiques à la lumière du modèle
herméneutique est relativement nouvelle. Nous sommes conscientes que

191
O. JOUANJAN, supra note 92, p. 82.
192
F. MÜLLER., supra note 85, p. 227-229; O. JOUANJAN, « Faillible droit », in O. JOUANJAN et F.
MÜLLER, supra note 39, p. 61-76, p. 74; O. JOUANJAN, supra note 187, p. 57; R. SULLIVAN,
Statutory Interpretation, Toronto, Irwin Law, 2007, p. 39.
193
R. SULLIVAN, supra note 189, p. 186, p. 222 et 226.
194
À propos de la notion d’« auditoire », voy. : Ch. PERELMAN, supra note 80, p. 107 et s.
195
C.M. STAMATIS, supra note 85, p. 290.
196
Ibidem, p. 316.

40
Michelle Cumyn & Mélanie Samson R.I.E.J., 2013.71

notre démarche en ce sens soulève pour l’instant davantage de questions


qu’elle n’apporte de réponses.
Déjà, en matière d’interprétation des textes normatifs, le modèle
herméneutique moderne se substitue avantageusement au modèle
empirique-logique. De fait, il est généralement admis que l’interprétation
juridique ne se réduit pas à la recherche d’un sens préexistant, objectif et
entièrement déterminé par l’auteur du texte. L’interprète se voit plutôt investi
d’une mission consistant à attribuer au texte la signification qui, tout en
respectant certaines contraintes, paraît la mieux à même de résoudre de
manière raisonnable le litige qui justifie son intervention. Le juriste ne
découvre pas la solution au litige dans le texte; il la construit à partir de ce
197
texte .
Bien qu’il s’effectue lentement, le virage herméneutique que
connaissent les théories de l’interprétation juridique ne rencontre pas de
véritable résistance. Loin de dénaturer l’activité du juriste, il permet au
contraire d’en rendre compte de façon plus réaliste et favorise une plus
grande transparence dans le droit. De la même façon, le développement
d’une conception herméneutique des sources du droit et des catégories
juridiques contribuera à dresser un portrait plus fidèle de l’approche
méthodologique propre au droit.
e
À partir du 19 siècle, les juristes ont cru bon légitimer et valoriser
leurs activités en les modelant sur les sciences de la nature, dont ils ont
voulu reprendre le jargon et les méthodes. Cette démarche était vouée à
l’échec parce qu’elle est incompatible avec la nature même du droit. La
validité d’une proposition en droit ne peut être appréciée à la lumière de
critères objectifs et neutres. Elle dépend plutôt de l’adhésion que cette
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198
proposition suscite – ou non – chez ceux à qui elle s’adresse . Par
ailleurs, cette proposition n’est pas le résultat d’un traitement purement
logique de données brutes. Elle est plutôt le fruit d’innombrables
interprétations.
Pour s’émanciper du positivisme juridique, qui semble bien avoir
conduit l’enseignement de la méthodologie du droit dans une impasse,
plusieurs prônent le recours à une approche interdisciplinaire, d’où
l’importance qu’on tend maintenant à lui accorder dans l’enseignement aux

197
En ce sens, voy. : V. FORRAY, « La jurisprudence, entre crise des sources du droit et crise du
savoir des juristes », Revue trimestrielle de droit civil, 2009, no 3, p. 463-480, p. 479.
198
Pour reprendre les termes de B. MELKEVIK, supra note 81, p. 86, « l’irréductible socialité du
droit conditionne sa validité ».

41
R.I.E.J., 2013.71 La méthodologie juridique en quête d’identité

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cycles supérieurs et même, au baccalauréat . Loin de nous l’idée de nier la
pertinence d’une approche interdisciplinaire pour observer et critiquer le
droit, ou pour aborder dans leur globalité des problématiques complexes qui
ont un aspect juridique, mais aussi, des dimensions sociale, économique,
politique et philosophique. Cependant, l’approche interdisciplinaire ne peut
combler le besoin d’une méthodologie de recherche qui soit propre au
200
droit . Heureusement, cette méthodologie existe déjà. Elle accompagne le
droit depuis ses origines. Il nous faut simplement apprendre à l’articuler plus
clairement, ce qui suppose d’adhérer résolument au modèle méthodologique
qui sied au droit : le modèle herméneutique.
© Université Saint-Louis - Bruxelles | Téléchargé le 25/11/2021 sur www.cairn.info (IP: 41.249.6.42)

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V. LEMAY et B. PRUD’HOMME, « Former l’apprenti juriste à une approche du droit réflexive,
critique et sereinement positiviste : l’heureuse expérience d’une revisite du cours “Fondements
du droit” à l’Université de Montréal », Les Cahiers de droit, vol. 52, 2011, p. 581-617.
200
Y.-M. MORISSETTE, « Épistémologie juridique. L’impact des disciplines exogènes au droit sur
le métier des praticiens », Revue juridique Thémis, vol. 43, 2009, p. 455-465.

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