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ETUDE
Michelle CUMYN
Mélanie SAMSON
Dans les milieux professionnels, les juristes sont réputés pour leur
rigueur. Suivant une opinion assez largement répandue, les études en droit
procurent une excellente formation intellectuelle : on dit que « le droit mène
à tout ». Curieusement, dans les milieux universitaires, c’est au contraire
l’absence d’une méthode rigoureuse qui est souvent reprochée aux juristes.
Le droit est perçu comme une filière professionnelle dont la culture de
recherche est peu développée.
Les cours de méthodologie du droit ont un contenu différent au
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Nous verrons que l’adoption du modèle herméneutique, que nous préconisons, remet en
question l’existence d’une cloison étanche entre la recherche en droit (perspective interne) et la
1
R.I.E.J., 2013.71 La méthodologie juridique en quête d’identité
recherche sur le droit (perspective externe), même si cette distinction demeure pertinente et
utile. En ce sens, notre position se rapproche de celle de Fr. OST et M. VAN DE KERCHOVE, qui
considèrent que les théoriciens du droit étudient celui-ci d’un « point de vue externe modéré » :
« De la scène au balcon. D'où vient la science du droit ? », in Normes juridiques et régulation
sociale, F. Chazel et J. Commaille (dir.), Paris, LGDJ, 1991, p. 67-80. Voy. aussi J.-Y. CHÉROT,
« La question du point de vue interne dans la science du droit », Revue interdisciplinaire
d’études juridiques, vol. 59, 2007, p. 17-34.
2
C. TAYLOR, « L’interprétation et les sciences de l’homme », in La liberté des modernes, Paris,
PUF, 1987, c. 5. Voy. aussi T.S. KUHN, « The Natural and the Human Sciences », in The Road
Since Structure. Philosophical Essays, Chicago, Chicago University Press, 2000, c. 10, où
Kuhn commente l’article de Taylor et suggère que son propos est valable non seulement pour
les sciences humaines, mais aussi, dans une certaine mesure, pour les sciences de la nature.
3
Voy. notamment M. GIROD-SÉVILLE et V. PERRET, « Fondements épistémologiques de la
recherche », in Méthodes de recherche en management, R.-A. Thiétart et al., 3e éd., Paris,
Dunod, 2007, p. 13-33.
2
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4
C. TAYLOR, supra note 2, p. 142.
3
R.I.E.J., 2013.71 La méthodologie juridique en quête d’identité
5
Ibidem, p. 142-143.
6
Ibidem, p. 142.
7
Ibidem, p. 143.
8
Ibidem, p. 144.
4
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9
Voy. L. LOEVINGER, « Law and Science as Rival Systems », Jurimetrics, vol. 8, 1966, p. 63-82;
É. VERGÈS, « Les liens entre la connaissance scientifique et la responsabilité civile : preuve et
conditions de la responsabilité civile », in Preuve scientifique, preuve juridique : la preuve à
l’épreuve, È. Truilhé-Marengo (dir.), Paris, Larcier, 2011, p. 129-160.
10
A. VIRIEUX-REYMOND, La logique formelle, Paris, PUF, 1962, p. 10-14.
11
À première vue, le recours à la logique déontique nous semble participer de la même
démarche – tentative de formalisation du raisonnement juridique – et s’exposer aux mêmes
critiques : ce n’est pas ainsi que les juristes raisonnent, et ce n’est pas en fonction de ce
modèle qu’il convient d’apprécier la rigueur de leur raisonnement. Voy. G. KALINOWSKI, La
logique déductive, Paris, PUF, 1996, c. 5.
5
R.I.E.J., 2013.71 La méthodologie juridique en quête d’identité
Certains juristes ont cru qu’en s’efforçant d’atteindre une plus grande
rigueur empirique dans le traitement des faits et des sources du droit, et une
plus grande rigueur logique dans le raisonnement, la méthodologie juridique
en sortirait renforcée, parce que plus proche de l’idéal scientifique qu’ils
12 13
s’étaient fixé . Cette idée demeure très puissante aujourd’hui et elle
influence la manière dont la méthodologie est enseignée aux étudiants en
droit, puisque cet enseignement fait encore une large place à la théorie
positiviste des sources du droit et à l’application de la logique formelle dans
le raisonnement juridique. Le modèle empirique-logique demeure pour
plusieurs la seule référence que nous ayons pour évaluer la rigueur d’une
recherche en droit et à partir de laquelle nous pourrions définir sa
14
méthodologie propre .
Pourtant, il nous apparaît évident que les juristes, en particulier les
professeurs de droit, ne pratiquent pas la méthode qu’ils professent. Les
étudiants n’ont d’autre choix que d’apprendre, en imitant leurs professeurs et
maîtres de stage, la véritable méthode du droit qui n’est pas celle qui leur a
été enseignée dans leurs cours de méthodologie. Comme nous le verrons,
la méthodologie juridique telle que pratiquée par les juristes se rapproche
bien davantage du modèle herméneutique.
12
Par exemple N. BOBBIO, « The Science of Law and the Analysis of Language », in Law and
Language. The Italian Analytical School, A. Pintore et M. Jori (dir.), Liverpool, Deborah Charles,
1997, p. 21-50. Cet auteur décrit éloquemment le « complexe d’infériorité » dont souffrent les
juristes en raison de la faiblesse de leurs méthodes au regard du modèle empirique-logique (p.
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19
H.P. GLENN, Legal Traditions of the World, 4e éd., Oxford, OUP, 2010, p. 160-161, p. 262-
269.
20
H. KELSEN, Théorie pure du droit, trad. par C. EISENMANN, Paris, Dalloz, 1962, c. 6.
21
S. ENGLE MERRY, « Legal Pluralism », Law & Society Review, vol. 22, 1988, p. 869-896;
Jean-Guy BELLEY (dir.), Le droit soluble. Contributions québécoises à l'étude de
l'internormativité, Paris, LGDJ, 1996.
22
Voy. J. GARDNER, supra note 17 et c. 11.
23
P. AMSELEK, « Propos introductif », in Théorie du droit et science, Paris, PUF, 1994, p. 7-12,
p. 10-12.
24
H. KELSEN, supra note 20, c. 1; H.L.A. HART, supra note 18, c. 4.
8
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travaux : ils ne figurent donc pas parmi les positivistes au sens scientifique
25
du terme .
Même s’ils ne recourent pas eux-mêmes au modèle empirique-
logique dans leurs recherches sur le droit, les théoriciens positivistes
adhèrent à ce modèle dans la mesure où ils conçoivent le système juridique
comme « un système logique fermé dans lequel des décisions correctes
peuvent être logiquement déduites des normes qui préexistent sans qu’il soit
fait référence à des buts sociaux, des intentions politiques ou des buts
26
moraux » . Ce faisant, ils prescrivent ce modèle méthodologique aux
27
auteurs de doctrine et aux praticiens qui font de la recherche en droit .
Certes, les théoriciens positivistes admettent qu’il n’est pas toujours
possible de résoudre une question juridique particulière par le traitement
logique du droit positif et des faits de l’espèce. Ils reconnaissent qu’il
subsiste toujours des zones d’incertitude que même la formulation la plus
habile des règles juridiques ne permettrait pas d’éviter. Cela ne contredit pas
pour autant notre thèse, puisque les théoriciens positivistes proposent
d’utiliser le modèle empirique-logique lorsque l’application du droit peut se
faire sans difficulté et d’en déférer aux autorités compétentes lorsque
l’application du droit est source d’incertitude et qu’une interprétation
créatrice de la norme s’avère nécessaire. Hart et Gardner expriment
clairement cette idée :
« Whichever device, precedent or legislation, is chosen for the
communication of standards of behaviour, these, however smoothly they
work over the great mass of ordinary cases, will, at some point where their
application is in question, prove indeterminate; they will have what has been
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termed an open texture . »
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25
Voy. : M. ST-HILAIRE, La lutte pour la reconnaissance des droits ancestraux. Problématique
juridique et enquête philosophique, thèse, Université Laval, 2013, c. 3 [manuscrit non publié]; J.
GARDNER, supra note 17, c. 11.
26
U. SCARPELLI, supra note 16, p. 13. Voy. aussi le chapitre 5 de l’ouvrage.
27
J. GARDNER, supra note 17, p. 23: « If someone happens to acquire a duty to determine what
the law of Indiana says on some subject on some occasion, then the truth of [the sources
thesis] affects how she should proceed. According to [the sources thesis], she should look for
sources of Indiana law, not ask herself what it would be most meritorious for people in Indiana
to do. » Voy. aussi H.L.A. HART, supra note 18, p. 59.
28
H.L.A. HART, supra note 18, p. 124.
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positiviste donne des indications claires sur la manière dont il faut procéder
34
pour appliquer le droit , elle ne précise pas comment il faut s’y prendre dès
lors que le raisonnement du plaideur ou du juge s’oriente vers sa
modification. La théorie positiviste n’a plus rien à offrir quant à la méthode
qu’il convient alors d’adopter, puisque la validité de l’interprétation retenue
35
dépend de l’autorité du décideur et non de la valeur de son raisonnement .
Ainsi, le positivisme ne permet pas d’expliquer la contrainte que continuent
d’exercer les formulations antérieures de la norme sur le décideur qui
36
modifie celle-ci à travers la nouvelle interprétation qu’il en donne .
D’après notre expérience en tant que juristes, il n’est pas possible de
distinguer nettement l’application du droit et son interprétation créatrice.
Contrairement à ce que présument les théoriciens positivistes, il n’y a pas de
37
différence dans la méthode employée qui permettrait de les caractériser .
La proposition voulant que la modification de la norme à travers son
interprétation créatrice soit la prérogative des tribunaux, à l’exclusion de la
doctrine et de la pratique, n’est pas non plus conforme à la réalité. Le
justiciable, le praticien, l’auteur de doctrine et le juge n’appliquent jamais le
droit de façon mécanique : ils font toujours œuvre d’interprétation. Ce
faisant, ils participent tous à l’élaboration du droit, ce dont le modèle
herméneutique permet de rendre compte.
ground and their decision develops the law (at least in precedent-based legal systems).
Naturally, their decisions in such cases rely at least partly on moral and other extra-legal
considerations. »
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B. L’herméneutique
De manière classique, l’herméneutique se définit comme « l’art
38
d’interpréter correctement les textes » . Cet art, dont les origines remontent
à l’Antiquité, s’est principalement développé dans les disciplines qui se
fondent sur l’interprétation des textes sacrés ou canoniques : la théologie, le
droit et la philologie.
Après avoir exposé la conception moderne de l’herméneutique et
montré en quoi elle se distingue du modèle empirique-logique (1), nous
verrons que le droit possède toutes les caractéristiques d’une science
herméneutique telle que définie par Charles Taylor (2).
1) L’émergence de l’herméneutique moderne
e
Au début du 19 siècle, le théologien Friedrich Schleiermacher est le
premier à proposer une théorie de l’herméneutique générale qui affirme
l’utilité de ce modèle en dehors de ses champs d’application traditionnels,
39
essentiellement biblique et juridique . D’une part, Schleiermacher
considère que l’herméneutique est valable pour tous les types de textes.
D’autre part, il suggère que « [l]’herméneutique ne doit pas être simplement
limitée aux productions littéraires » mais doit aussi s’appliquer à tous les
40
phénomènes de compréhension . Selon cette conception plus large,
l’herméneutique enseigne comment interpréter les textes écrits mais aussi
les gestes, les situations et les symboles sociaux, qui sont considérés
41
comme « analogues à des textes » . En réalité, « [t]out peut dorénavant
42
devenir objet d’herméneutique » .
Les travaux de Schleiermacher sont, par ailleurs, à l’origine de la
43
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38
J. GRONDIN, L’herméneutique, 3e éd., Paris, PUF, 2011, p. 5.
39
O. JOUANJAN et F. MÜLLER, « Présentation », in Avant dire droit, Québec, Presses de
l’Université Laval, 2007, p. 9-22, p. 12, n. 11.
40
F. SCHLEIERMACHER, Herméneutique, trad. par Ch. BERNER, Paris, Cerf, 1989, p. 159. Voy.
aussi : J. GRONDIN, supra note 38, p. 20.
41
C. TAYLOR, supra note 2, p. 137. Voy. aussi P. RICŒUR, « L’herméneutique et la méthode des
sciences sociales », in P. Amselek (dir.), supra note 23, p. 15-25, p. 19 et s.
42
J. GRONDIN, supra note 38, p. 20.
43
C’est DILTHEY qui utilisera plus tard cette expression pour décrire la pensée de
Schleiermacher.
12
Michelle Cumyn & Mélanie Samson R.I.E.J., 2013.71
44
J. MOLINO, « Pour une histoire de l’interprétation : les étapes de l’herméneutique »,
Philosophiques, vol. 12, 1985, p. 73-103, p. 96. F. Schleiermacher (supra note 40, p. 173) écrira
plus précisément : « le tout n’est compris qu’à partir du détail, de même le détail ne peut être
compris qu’à partir du tout ».
45
J. GRONDIN, supra note 38, p. 19.
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13
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51
S. MESURE, « Présentation », in W. DILTHEY, supra note 49, p. 19-20.
52
J. QUILLIEN, supra note 46, p. 73.
53
J. MOLINO, supra note 50, p. 293; L.B. TREMBLAY, « L’interprétation téléologique des droits
constitutionnels », Revue juridique Thémis, vol. 29, 1995, p. 459-526, p. 486 : « Une personne
ne peut jamais se détacher de sa propre situation historique, linguistique ou culturelle et
consulter, observer ou connaître la réalité extérieure telle qu'elle “est en elle-même” » (renvoi
omis).
54
J. MOLINO, ibidem.
55
H.-G. GADAMER, supra note 47, p. 298 et s.
56
Le schéma est inspiré de celui que propose K. MATSUZAWA dans le texte suivant : « Réflexion
herméneutique sur la dualité du texte », [en ligne : www.gcoe.lit.nagoya-
u.ac.jp/eng/result/pdf/01_Matsuzawa.pdf] (page consultée le 15 octobre 2012).
14
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L’interprétation aura pour but de « rendre clair » cet objet, « de lui donner un
67
sens » . Il peut s’agir d’un texte ou d’un élément analogue à un texte.
Il est courant de définir l’interprétation juridique comme une opération
intellectuelle qui vise à « élaborer le contenu de sens » « des textes écrits »
et autres « énoncés langagiers » dans lesquels sont fixées les normes
68
juridiques . À première vue, l’objet du droit, en tant que science
69
herméneutique, paraît donc se rapporter à ses sources dites « formelles » .
À notre avis, cependant, cet objet est beaucoup plus large.
Certes, au départ, la tâche du juriste consiste essentiellement à
interpréter, puis à appliquer les textes ou les éléments analogues à des
textes qui constituent les sources premières du droit. L’interprétation de ces
sources ne peut toutefois « être appréhendée que dans le cadre plus vaste
70
du processus de connaissance de la réalité sociale » . Autrement dit, il est
nécessaire pour le juriste « de comprendre le sens non seulement des
textes écrits [ou autres énoncés langagiers en lien avec le droit], mais aussi
71
des actes, des gestes et des symboles sociaux » qui leur sont associés .
Pour tout dire, la compréhension des seconds est essentielle à la
compréhension des premiers. Les contextes d’élaboration et d’application
des sources du droit ne sont « pas seulement un cadre de l’interprétation
72
juridique » ; ils sont eux-mêmes objet d’interprétation .
Cela dit, l’objet de la recherche juridique, en tant que science
herméneutique, est plus large encore. Comme le souligne Taylor, l’homme
73
est « un animal qui s’interprète lui-même » . C’est ainsi que le travail de
classification, d’interprétation et d’application des textes juridiques devient à
son tour objet d’une interprétation, elle aussi conditionnée par la réalité
sociale dans laquelle elle s’imbrique. Autrement dit, en observant, d’un point
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67
Ibidem, p. 137.
68
V. PETEV, supra note 31, p. 402. Voy. aussi : P.-A. CÔTÉ, S. BEAULAC et M. DEVINAT,
e
Interprétation des lois, 4 éd., Montréal, Thémis, 2009, p. 285.
69
La question de l’identification des « sources formelles » du droit demeure au centre d’une
controverse. Nous y reviendrons dans la deuxième partie du texte.
70
V. PETEV, supra note 31, p. 407.
71
Ibidem, p. 402.
72
Ibidem, p. 405.
73
C. TAYLOR, supra note 2, p. 152; C. TAYLOR, Human Agency and Language. Philosophical
Papers 1, Cambridge, Cambridge University Press, 1985, c. 2.
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74
J.-Ph. PIERRON, « Une herméneutique en contexte : le droit », Methodos [en ligne :
methodos.revues.org/3040] (page consultée le 14 mai 2013), no 24 : « La question de
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R.I.E.J., 2013.71 La méthodologie juridique en quête d’identité
80
argumentative du droit , puisque l’interprétation cohérente tend à susciter
81
l’adhésion .
Comme l’illustrent les deux cercles herméneutiques, la signification
d’une source du droit dépendra à la fois du contexte de son élaboration et
du contexte de son interprétation. L’interprétation retenue sera celle qui
s’imbriquera le plus harmonieusement dans ces deux contextes. Ainsi, la
recherche de cohérence apparaît bien comme une contrainte du processus
82
herméneutique en droit .
La seconde condition d’existence de toute science herméneutique
consiste en une distinction entre le sens dégagé par l’interprète et son
incarnation, c’est-à-dire son support, son véhicule. En d’autres termes, il doit
83
nécessairement y avoir distinction entre la signification et son expression ,
ce qui n’empêche pas qu’il y a une « dépendance mutuelle » entre ces deux
84
éléments .
La distinction entre l’objet interprété et sa signification est présente
dans le droit. S’il est vrai que la théorie de l’interprétation issue du
positivisme juridique cherche à les assimiler l’un à l’autre, plusieurs écoles
modernes d’interprétation des textes normatifs établissent une distinction
85
très nette entre ces textes et les normes qu’ils véhiculent . C’est
80
L.B. TREMBLAY, L’évolution du concept de droit depuis trente ans : de l’empire du fait au
discours normatif sur le juste et le bien, Sherbrooke, Université́ de Sherbrooke, GGC éditions,
2003, p. 14 :
« Pour les herméneutes, le droit n’est pas un fait empirique extérieur à nous, constitué de
règles formellement valides. C’est une pratique sociale discursive de type argumentatif dans
lequel les juristes et les citoyens sont toujours immergés. » Ch. PERELMAN a aussi fait ressortir
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R.I.E.J., 2013.71 La méthodologie juridique en quête d’identité
93
Lorsque l’interprète est aux prises avec des considérations conflictuelles ou incompatibles,
l’interprétation harmonieuse consiste à les hiérarchiser, en expliquant pourquoi certaines
doivent avoir préséance sur d’autres.
20
Michelle Cumyn & Mélanie Samson R.I.E.J., 2013.71
nous croyons que ce modèle peut jouer un rôle utile dans la recherche sur le
droit. Comme Taylor, nous estimons que l’herméneutique demeure le
modèle le plus pertinent pour comprendre la société. Comme lui, nous
rejetons le postulat voulant que la seule connaissance digne de ce nom soit
celle issue du modèle empirique-logique. Cependant, nous avons constaté
que la méthode scientifique recèle un potentiel critique que nous jugeons
94
salutaire pour le droit . Les recherches interdisciplinaires menées sur le
droit suivant ce modèle permettent de remettre en cause les interprétations
courantes des phénomènes juridiques, alors que l’herméneutique tend à
reproduire et à légitimer les opinions véhiculées par la communauté des
95
interprètes au sein de laquelle ces interprétations sont reçues . C’est
pourquoi, nous estimons que la recherche sur le droit qui emprunte au
modèle empirique-logique a toute sa place, et qu’elle devrait être abordée
dans les cours de méthodologie des cycles supérieurs. Cette recherche
permet de mettre en lumière, par exemple, la persistance d’inégalités de
traitement au sein du système juridique, le décalage du droit par rapport aux
valeurs de la société et l’effectivité limitée de certaines règles ou institutions
juridiques.
Les conclusions auxquelles nous parvenons au terme de cette
première partie peuvent être résumées sous forme de tableau.
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96
J.-L. BERGEL, Méthodologie juridique, Paris, PUF, 2001; A. ÉMOND et L. LAUZIÈRE,
Introduction à l’étude du droit, Montréal, Wilson & Lafleur, 2005; M. FABRE-MAGNAN,
Introduction au droit, Paris, PUF, 2010; G. TREMBLAY, Une grille d’analyse pour le droit du
Québec, 4e éd. par D. LE MAY, Montréal, Wilson & Lafleur, 2009 ; M. PARQUET, Introduction
e
générale au droit, 3 éd., Rosny-sous-Bois, Bréal, 2005; B. PETIT, Introduction générale au droit,
e
7 éd., Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 2008; G. SAMUEL, Epistemology and
Method in Law, Aldershot, Ashgate, 2003; M. TANCELIN, Des institutions, branches et sources
du droit, Montréal, Adage, 1991; S. WADDAMS, Introduction to the Study of Law, Toronto,
Thomson Carswell, 2004.
97
Au sujet des différentes significations de la notion de « sources du droit », voy. notamment :
P. AMSELEK, « Brèves réflexions sur la notion de “sources du droit” », Archives de philosophie
du droit, vol. 27, 1982, p. 251-258; Ph. JESTAZ, « Source délicieuse... (Remarques en cascades
sur les sources du droit) », Revue trimestrielle de droit civil, vol. 92, 1993, p. 73-85; Fr. OST, «
Conclusions générales », in Les sources du droit revisitées, vol. 4, Bruxelles, Coédition
Anthemis – FUSL, 2013, p. 865.
23
R.I.E.J., 2013.71 La méthodologie juridique en quête d’identité
l’expression, qui peut servir à désigner tant les origines historiques du droit
lui-même que l’origine des différentes règles juridiques. Dans sa deuxième
acception, la notion de sources du droit peut, par ailleurs, viser aussi bien
les éléments qui ont influencé le contenu des règles juridiques que ceux qui
leur confèrent valeur ou validité. Elle est aussi utilisée pour désigner les
différents modes de création de ces règles.
C’est Cicéron qui, le premier, a eu recours à la métaphore des
98 99
sources du droit pour désigner « les bases du droit » , « l’origine du droit
100
même » , consistant en une loi naturelle universelle, intemporelle et
101
immuable, supérieure aux lois humaines et pouvant être découverte par le
102
recours à la raison . C’est cette même conception des sources du droit
que Portalis a d’abord voulu consacrer dans le Code Napoléon, en édictant
qu’« [i]l existe un droit universel et immuable, source de toutes les lois
positives ; il n’est que la raison naturelle, en tant qu’elle gouverne tous les
103
hommes » . Cette disposition ayant été retranchée du projet de Code civil,
c’est toutefois une conception plus étatiste et plus formaliste qui prévaudra à
partir de 1804 ; désormais, seules les lois adoptées par l’État, expressions
104
de la volonté du peuple, sont reconnues comme des sources du droit .
Ces lois sont présumées constituer l’expression « parfaite et complète » du
105
droit et suffire, en elles-mêmes, à répondre « à toutes les exigences de la
106
vie juridique » .
En réaction à cette vision monolithique, François Gény développe à la
e
fin du 19 siècle ce que l’on désigne encore aujourd’hui comme la « théorie
des sources du droit ». Cette théorie a pour objet la conceptualisation des
107
sources du droit, de leur agencement et de leurs interactions . Sans
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108
contester la primauté de la loi , Gény soumet que celle-ci « ne peut en
aucun cas être la source unique du droit, tant elle est incapable d’embrasser
109
la complexité du monde social » . Selon lui, d’autres sources doivent
nécessairement venir « suppléer aux défaillances inévitables, à la
lenteur, au manque de souplesse et de plasticité de l’action purement
110
législative » .
Gény établit une distinction entre les sources formelles et les sources
matérielles du droit. Les sources formelles s’imposent au juge, supprimant
ou restreignant sa liberté. Il s’agit essentiellement de la loi et de la
111
coutume . Quant aux sources matérielles, elles n’exercent qu’un «
112
ascendant moral et pratique » sur le juge . Outre la jurisprudence et la
doctrine, Gény inclut dans cette catégorie la « libre recherche scientifique ».
Cette expression désigne l’activité à laquelle le juriste doit se livrer pour
113
trancher un litige lorsqu’il se trouve privé de tout appui formel .
Essentiellement, sa tâche consiste alors, d’une part, à interroger sa raison et
114
sa conscience pour découvrir les bases mêmes de la justice et, d’autre
part, à faire appel aux sciences sociales pour cerner les exigences de la
115
nature des choses et tendre à les réaliser .
116
Bien que Gény dénonce « le fétichisme de la loi écrite et codifiée » ,
la théorie des sources qu’il propose s’inscrit nettement dans une logique
117
légaliste . D’une part, c’est uniquement en cas de silence ou d’insuffisance
des sources formelles du droit que le juriste sera justifié de recourir à ses
sources non formelles, dont la libre recherche scientifique. Les sources non
118
formelles du droit n’ont donc qu’un rôle subsidiaire . D’autre part, même
lorsque le recours à la libre recherche scientifique est autorisé, celle-ci ne
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25
R.I.E.J., 2013.71 La méthodologie juridique en quête d’identité
119
J.-P. CHAZAL, supra note 109, p. 85 et s.
120
H. KELSEN, supra note 20, p. 299.
121
M. LEHOT, supra note 107, p. 2360.
122
H. KELSEN, supra note 20, p. 299.
123
Fr. OST et M. VAN DE KERCHOVE, De la pyramide au réseau? Pour une théorie dialectique du
droit, Bruxelles, Publications des Facultés universitaires Saint-Louis, 2002, p. 44.
124
D. MOCKLE, « Crise et transformation du modèle légicentrique », in L’amour des lois : la crise
de la loi moderne dans les sociétés démocratiques, J. Boulad-Ayoub, B. Melkevik et P. Robert
(dir.), Les Presses de l’Université Laval, 1996, p. 17- 52, p. 39.
125 e o
J.-L. BERGEL, Théorie générale du droit, 5 éd., Paris, Dalloz, 2012, n 61; Ph. JESTAZ, Les
sources du droit, Paris, Dalloz, 2005, p. 3; C. THIBIERGE, supra note 107, p. 523.
126
P. DEUMIER et Th. REVET, « Sources du droit (problématique générale) », in Dictionnaire de
la culture juridique, D. Alland et S. Rials (dir.), Paris, Lamy, 2003, p. 1430-1434, p. 1432.
127
Ph. JESTAZ, supra note 125, p. 2.
128
Ibidem, p. 1.
26
Michelle Cumyn & Mélanie Samson R.I.E.J., 2013.71
129
C. THIBIERGE, supra note 107, p. 519-520.
130
Ibidem, p. 522.
131
P. DEUMIER et Th. REVET, supra note 126, p. 1433.
132
C.M. STAMATIS, supra note 85, p. 290.
133
F. MÜLLER, Discours de la méthode juridique, supra note 85, p. 222.
134
P. MOOR, supra note 85, p. 303. Dans le même sens, voy. A. BAILLEUX, « À la recherche des
formes du droit : de la pyramide au réseau ! », Revue interdisciplinaire d’études juridiques, vol.
55, 2005, p. 91-116, p. 102-103.
27
R.I.E.J., 2013.71 La méthodologie juridique en quête d’identité
135
économiques, sociales, politiques, psychologiques ou philosophiques ,
puissent être reconnues comme des sources du droit. Pour tout dire,
l’herméneutique attribue le statut de « sources du droit » à l’ensemble des
données qui sont à l’origine du droit, qui contribuent à sa construction. Il ne
s’agit pas nécessairement de gommer la distinction entre les sources
juridiques et non juridiques, mais de reconnaître le rôle et l’apport de
chacune d’elles.
Dans son « volet dynamique », la théorie des sources du droit
136
s’intéresse aux interactions entre les sources et à leur agencement . Selon
le modèle herméneutique, les sources interagissent et s’influencent
réciproquement, dans un processus dialectique continu dont émergent
137
ultimement les normes juridiques . Le regard du juriste se déplace d’une
source à une autre, dans un processus d’ajustement mutuel parfois décrit
138
comme la recherche d’un « équilibre réfléchi » .
En somme, l’herméneutique commande d’envisager toutes les
sources du droit dans une relation de collaboration plutôt que dans un strict
rapport de subordination des sources inférieures aux sources supérieures.
Cela n’exclut pas, cependant, que certaines sources puissent se voir
reconnaître une autorité supérieure aux autres. Selon le modèle positiviste,
l’autorité d’une source lui est conférée par son auteur; selon le modèle
139
herméneutique, elle lui est aussi reconnue par son interprète . Il appartient
à ce dernier d’établir une hiérarchie parmi les différentes sources du droit
pertinentes à la résolution de la question juridique dont il est saisi, en tenant
135
V. LASSERRE-KIESOW, « L’ordre des sources ou le renouvellement des sources du droit »,
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29
R.I.E.J., 2013.71 La méthodologie juridique en quête d’identité
142
R. SÈVE, « Système et Code », Archives de philosophie du droit, vol. 31, 1986, p. 77-84, p.
81 : « Il nous semble (…) que l’idée de système s’est longtemps identifiée, moins à cette totalité
abstraite qu’est le système juridique de la théorie du droit contemporaine, qu’à ce système,
certes particulier, mais bien plus tangible, si l’on ose dire, qu’est un code. La pensée du
système des juristes modernes a été à l’origine, et pour des raisons historiques évidentes, celle
du code. » Voy. aussi : M. CUMYN, « Les catégories, la classification et la qualification juridiques
: réflexions sur la systématicité du droit » Les Cahiers de droit, vol. 52, 2011, p. 351-378.
143
P. ORIANNE, Introduction au système juridique, Bruxelles, Bruylant, 1982, c. 3.
30
Michelle Cumyn & Mélanie Samson R.I.E.J., 2013.71
144
connaissances . Soulignons enfin que les catégories juridiques sont
généralement plus stables et plus durables que les règles qu’elles
contiennent. Pour toutes ces raisons, la formation juridique tend à mettre
l’accent sur les catégories et leur classification, plutôt que sur le détail des
règles du droit existant. Or, les catégories juridiques et la qualification sont
l’objet d’une certaine confusion. Il convient donc de préciser d’abord ces
notions avant de montrer comment l’influence du positivisme en a produit
une image faussée, qu’il faudra corriger.
La catégorie juridique regroupe deux ensembles qui se superposent,
et qu’elle met en relation : un ensemble de situations factuelles d’une part, et
un ensemble de principes, de notions et de règles qui forment un régime
145
juridique, d’autre part . La catégorie juridique est l’interface entre ces deux
146
ensembles qui la constituent . Elle est considérée par les juristes, tantôt
dans sa dimension factuelle (le type de chose, de personne, d’événement
ou d’acte dont il s’agit), tantôt dans sa dimension juridique (le régime
juridique applicable). La qualification consiste à rapprocher une situation
147
factuelle d’une catégorie afin de lui appliquer le régime correspondant .
Voici un exemple : Marguerite a acheté une maison dont les fondations sont
fissurées (situation factuelle). Il s’agit d’une vente (qualification juridique).
Nous appliquons donc le régime juridique de la vente pour déterminer si
Marguerite dispose d’un recours contre son vendeur. La vente est l’une des
catégories juridiques pertinentes pour résoudre le problème de Marguerite.
Elle est liée à d’autres catégories de l’ordre juridique qui en complètent
144
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31
R.I.E.J., 2013.71 La méthodologie juridique en quête d’identité
148
Voy. M. WALINE, « Empirisme et conceptualisme dans la méthode juridique : faut-il tuer les
catégories juridiques ? », in Mélanges Jean Dabin, Paris, Sirey, 1963, p. 359- 371, p. 370.
149
En droit, on parle alors parfois de qualification a priori ou de pré-qualification.
150
J. GHESTIN, G. GOUBEAUX et M. FABRE-MAGNAN, Traité de droit civil. Introduction générale,
4e éd., Paris, LGDJ, 1994, no 52; Th. JANVILLE, La qualification juridique des faits, Aix-en-
os
Provence, Presses universitaires d’Aix-Marseille, 2004, t. 1, n 108-113.
151
R.A. POSNER, « The Jurisprudence of Skepticism », Michigan Law Review, vol. 86, 1988, p.
827-891, p. 830-835.
152
Voy. J.-L. BERGEL, supra note 125, nos 179 et 182.
153
Pour une présentation critique de la théorie classique des catégories, voy. G. LAKOFF,
Women, Fire and Dangerous Things. What Categories Reveal about the Mind, Chicago,
Chicago University Press, 1987, c. 11; G.L. MURPHY, The Big Book of Concepts, Cambridge
(Mass.), MIT Press, 2004, c. 2.
32
Michelle Cumyn & Mélanie Samson R.I.E.J., 2013.71
33
R.I.E.J., 2013.71 La méthodologie juridique en quête d’identité
158
se chevauchent et s’entrecroisent », ce qu’il appelle un « air de famille » .
Ainsi, il n’existerait le plus souvent aucun attribut ou ensemble d’attributs qui
soit présent dans toutes les représentations possibles d’un même nom. La
définition du dictionnaire, qui s’appuie sur l’existence de tels attributs,
s’avère généralement fausse pour plusieurs d’entre elles. Pourtant, les
différentes représentations d’un même nom possèdent chacune certains de
ces attributs, tout comme les membres d’une même famille se ressemblent
sans tous partager exactement les mêmes traits. Qui plus est, les mots sont
dotés d’une structure dynamique, si bien qu’un locuteur peut employer un
nom d’une nouvelle façon et être parfaitement compris de son interlocuteur,
si cette nouvelle représentation possède toujours certains des traits de
famille des représentations précédemment admises. Ainsi, Wittgenstein a
été le premier à remettre en question la possibilité même de définir les noms
courants, et même, la plupart des concepts scientifiques, de manière à en
159
fixer précisément le contenu .
Dans les années 1970, la psychologue Eleanor Rosch a voulu donner
suite aux observations de Wittgenstein en étudiant, grâce à la méthode
expérimentale, l’utilisation des catégories pour désigner divers objets ou
événements de la vie quotidienne. Des linguistes se sont à leur tour inspirés
de ces travaux pour analyser la structure des catégories à travers le
160
langage . Ainsi, Rosch a montré que parmi les différents exemplaires
d’une catégorie, certains sont considérés plus typiques que d’autres. Qui
plus est, il existe un fort degré de consensus, parmi les participants aux
expériences sur la typicalité, quant à savoir quels exemplaires sont les plus
typiques et lesquels sont les moins typiques de la catégorie. La variation
dans la typicalité se traduit par une différence dans le temps de réponse des
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158
L. WITTGENSTEIN, Recherches philosophiques, Paris, Gallimard, 2004, nos 66 et 67 [œuvre
posthume publiée pour la première fois en 1953].
159
L. WITTGENSTEIN poursuit sa démonstration en prenant pour exemple le concept de
« nombre » : ibidem.
160
Voy. G. LAKOFF, supra note 153.
161
E. ROSCH, « Principles of Categorization », in Cognition and Categorization, E. ROSCH et
B.B. Lloyd (dir.), Hillsdale, Erlbaum, 1978, p. 27-48, p. 36.
34
Michelle Cumyn & Mélanie Samson R.I.E.J., 2013.71
162
S’inspirant de Wittgenstein et de Rosch, G. LAKOFF, supra note 153 a analysé la structure
sémantique de plusieurs concepts pour conclure qu’il existe différentes sortes de catégories,
qui possèdent toutes la caractéristique observée par Rosch, à savoir une variation de la
typicalité, mais pas pour les mêmes raisons. Il existe d’abord des catégories aux contours bien
définis mais dont certains exemplaires sont plus typiques que d’autres, comme celle d’ « oiseau
». En droit, il existe aussi de telles catégories, par exemple « société par actions » ou « loi en
vigueur ». Certains types de sociétés par actions et certains textes de loi pourraient soulever
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35
R.I.E.J., 2013.71 La méthodologie juridique en quête d’identité
166
la tradition juridique de référence ont aussi une influence . Tout comme
l’interprétation des textes, la qualification est un processus qui n’est pas
linéaire, et qui n’est pas neutre.
Le modèle herméneutique nous oriente aussi vers une conception
beaucoup plus riche des catégories juridiques. La définition de ces concepts
ne saurait se réduire à la recherche de leurs critères formels
d’appartenance. Elle renvoie également à la multitude des situations
auxquelles ces concepts ont pu s’appliquer par le passé, aux effets
juridiques qui leur sont associés et à l’ensemble des connaissances plus
vastes dont elles font l’objet, ce qui inclut par exemple des éclairages
philosophiques, historiques, sociologiques, économiques ou
psychologiques. La richesse sémantique des catégories de contrat ou de
crime, de vente ou de meurtre, n’est pas à démontrer. Elle influe
nécessairement, consciemment ou non, sur la qualification juridique et sur
l’interprétation du droit.
Ainsi, nous croyons que la méthodologie juridique doit délaisser la
théorie classique des catégories et cesser de déplorer l’imprécision du
langage juridique pour chercher à en comprendre, au contraire, toute la
potentialité. Les catégories permettent au droit de se renouveler et de se
réinventer, d’une manière généralement prévisible, pour qui en comprend
l’évolution, sans rupture brutale avec le passé. L’extraordinaire fécondité des
catégories juridiques romaines en témoigne, tout comme le développement
167
des fictions juridiques . Les études en psychologie cognitive sur la
typicalité confirment que la qualification fait consensus dans un grand
nombre de cas. C’est donc qu’une certaine rigueur est permise, et qu’il ne
s’agit pas de sombrer dans la subjectivité. Au-delà de leur définition par des
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166
Pour une belle illustration, voy. Y. EMERICH, « La nature juridique des sûretés réelles en droit
civil et en common law : une question de tradition juridique ? », Revue juridique Thémis, vol. 44,
2010, p. 95-140.
167
P. BIRKS, « Fictions Ancient and Modern », in The Legal Mind. Essays for Tony Honoré, N.
MacCormick et P. Birks (dir.), Oxford, Clarendon Press, 1986, p. 83-101.
36
Michelle Cumyn & Mélanie Samson R.I.E.J., 2013.71
168
J.-Ph. PIERRON, supra note 74, no 20.
169
P.-A. CÔTÉ, S. BEAULAC et M. DEVINAT, supra note 68, p. 285.
170
Fr. OST, supra note 82, p. 111-112.
171
R. KOLB, supra note 104, p. 17; S. BERNATCHEZ, « De la représentativité du pouvoir législatif
à la recherche de l’intention du législateur : les fondements et les limites de la démocratie
représentative », Les Cahiers de droit, vol. 48, 2007, p. 449-476, p. 451 : « la théorie positiviste
du droit reconnaît au législateur le monopole de la production du droit, ce qui limite ainsi le
pouvoir judiciaire à l’application mécanique du texte législatif et, lorsqu’il y a lieu d’interpréter la
loi en raison de son ambiguïté, à la recherche de l’intention du législateur. »
172
Ch. DE SECONDAT, baron de MONTESQUIEU, De l'esprit des lois: les grands thèmes, éd. par
J.P. MAYER et A.P. KEN, Paris, Gallimard, 1970, p. 178.
173
P.-A. CÔTÉ, S. BEAULAC et M. DEVINAT, supra note 68, p. 285.
174
Fr. OST, supra note 82, p. 111-112.
175
P.-A. CÔTÉ, S. BEAULAC et M. DEVINAT, supra note 68, p. 17.
37
R.I.E.J., 2013.71 La méthodologie juridique en quête d’identité
176
considérations pratiques sur l’interprétation de la loi . C’est en réaction à
ces faiblesses du modèle positiviste que les théories de l’interprétation des
lois ont connu un virage herméneutique, d’abord interprétativiste puis
constructiviste.
La conception interprétativiste se distingue de l’approche classique en
ce qu’elle reconnaît que le résultat de l’interprétation d’une loi n’est pas
entièrement prédéterminé par son texte et le contexte de son énonciation.
La tâche de l’interprète consiste, certes encore, à rechercher l’intention du
législateur, mais celle-ci doit être envisagée dans une perspective évolutive.
L’interprétation qui s’impose est celle qui permet à la loi de réaliser
pleinement son objet dans le contexte où elle est interprétée. L’approche
177 178
interprétativiste est à la fois téléologique et contextuelle .
La conception interprétativiste diffère, par ailleurs, de ce que certains
désignent comme la « théorie officielle » de l’interprétation des lois en ce
qu’elle reconnaît que le résultat de l’interprétation n’est pas étranger à la
personne de l’interprète. Si l’interprétation d’une loi dépend du contexte
historique, social, politique, économique et philosophique, elle dépend aussi
forcément de la façon dont l’interprète perçoit ces contextes. Autrement dit,
le résultat de l’interprétation dépend nécessairement « de la vision du
179
monde de l’interprète » .
L’interprétation n’est pas pour autant envisagée comme « un acte de
pure création » par lequel le juge choisirait « soit arbitrairement, soit en
180
fonction de ses préférences personnelles », le sens à donner à la loi .
Dworkin compare l’activité interprétative à l’écriture d’un roman par plusieurs
romanciers qui travailleraient à la chaîne, l’écriture de chacun des chapitres
181
de l’œuvre étant confiée à un auteur différent . En comparaison du travail,
© Université Saint-Louis - Bruxelles | Téléchargé le 25/11/2021 sur www.cairn.info (IP: 41.249.6.42)
176
Ibidem, p. 18.
177
À propos de cette méthode d’interprétation, voy. notamment : L.B. TREMBLAY, supra note 53.
178
Au sujet de cette méthode d’interprétation, voy. notamment : D. PINARD, « La “méthode
contextuelle” », Revue du Barreau canadien, vol. 81, 2002, p. 323-368.
179
L.B. TREMBLAY, supra note 53, p. 271-272.
180
Ibidem, p. 270.
181
R. DWORKIN, L’Empire du droit, trad. par É. SOUBRENIE, Paris, PUF, 1994, p. 251.
182
Ibidem, p. 257.
38
Michelle Cumyn & Mélanie Samson R.I.E.J., 2013.71
183
création sujette à des contraintes » . L’une de ces contraintes est le
184
respect de l’intention du législateur , qui se voit en quelque sorte
reconnaître le statut de premier auteur. D’autres contraintes, dont l’intensité,
varie selon les circonstances, émanent de la lettre du texte interprété, de
son historique, de son objectif, de la jurisprudence pertinente, de la tradition
dans son ensemble et, pour tout dire, de « l’ensemble des propositions et
croyances que l’interprète juge vraies ou valables à un moment donné et
185
qui, selon lui, ont quelque chose à dire de pertinent » sur le texte
interprété. Contrairement à ce qu’on pourrait croire, la prise en considération
de tous ces éléments rend généralement le résultat de l’analyse plus sûr et
plus prévisible que si l’interprétation ne portait que sur un texte de loi dénué
de son contexte. Même lorsque la prise en compte du contexte fait
apparaître plusieurs interprétations possibles, l’incertitude s’en trouve
réduite et balisée, grâce à une meilleure connaissance des raisons et des
enjeux.
Les théories constructivistes se démarquent davantage de la théorie
officielle de l’interprétation des lois en ce qu’elles ne prétendent pas que la
mission première de l’interprète soit de rechercher l’intention du
186
législateur , mais bien de construire une norme permettant de résoudre un
187
litige donné . L’approche constructiviste est pragmatique en ce sens que
l’interprétation retenue doit être celle qui est la mieux adaptée aux
circonstances. Dans une conception pragmatique de l’interprétation, « la loi
n’est qu’un instrument pour résoudre les problèmes juridiques. Ce qui prime,
188
pour l’interprète, c’est la satisfaction des besoins » du moment .
L’interprète a pour mandat de trancher de façon raisonnable le conflit qui
donne lieu à l’interprétation de la loi. La question posée n’est pas « Qu’est-
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183
P.-A. CÔTÉ, S. BEAULAC et M. DEVINAT, supra note 68, p. 22.
184
R. DWORKIN, supra note 181, p. 346 et p. 372.
185
L.B. TREMBLAY, supra note 53, p. 489.
186
L’intention du législateur est considérée comme un concept « stérile » (C.M. STAMATIS, supra
note 85, p. 214) ou une « métaphore superflue » (F. MÜLLER, supra note 85, p. 212).
187
F. MÜLLER, Discours de la méthode juridique, supra note 85, p. 222; O. JOUANJAN,
« Nommer/Normer » in O. JOUANJAN ET F. MÜLLER, supra note 39, p. 43-59, p. 57.
188
H. RABAULT, supra note 104.
189
R. SULLIVAN, « Statutory Interpretation in the Supreme Court of Canada », Revue de droit
d’Ottawa, vol. 30, 1999, p. 175-227, p. 186.
190
F. MÜLLER., supra note 187, p. 212.
39
R.I.E.J., 2013.71 La méthodologie juridique en quête d’identité
191
O. JOUANJAN, supra note 92, p. 82.
192
F. MÜLLER., supra note 85, p. 227-229; O. JOUANJAN, « Faillible droit », in O. JOUANJAN et F.
MÜLLER, supra note 39, p. 61-76, p. 74; O. JOUANJAN, supra note 187, p. 57; R. SULLIVAN,
Statutory Interpretation, Toronto, Irwin Law, 2007, p. 39.
193
R. SULLIVAN, supra note 189, p. 186, p. 222 et 226.
194
À propos de la notion d’« auditoire », voy. : Ch. PERELMAN, supra note 80, p. 107 et s.
195
C.M. STAMATIS, supra note 85, p. 290.
196
Ibidem, p. 316.
40
Michelle Cumyn & Mélanie Samson R.I.E.J., 2013.71
197
En ce sens, voy. : V. FORRAY, « La jurisprudence, entre crise des sources du droit et crise du
savoir des juristes », Revue trimestrielle de droit civil, 2009, no 3, p. 463-480, p. 479.
198
Pour reprendre les termes de B. MELKEVIK, supra note 81, p. 86, « l’irréductible socialité du
droit conditionne sa validité ».
41
R.I.E.J., 2013.71 La méthodologie juridique en quête d’identité
199
cycles supérieurs et même, au baccalauréat . Loin de nous l’idée de nier la
pertinence d’une approche interdisciplinaire pour observer et critiquer le
droit, ou pour aborder dans leur globalité des problématiques complexes qui
ont un aspect juridique, mais aussi, des dimensions sociale, économique,
politique et philosophique. Cependant, l’approche interdisciplinaire ne peut
combler le besoin d’une méthodologie de recherche qui soit propre au
200
droit . Heureusement, cette méthodologie existe déjà. Elle accompagne le
droit depuis ses origines. Il nous faut simplement apprendre à l’articuler plus
clairement, ce qui suppose d’adhérer résolument au modèle méthodologique
qui sied au droit : le modèle herméneutique.
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199
V. LEMAY et B. PRUD’HOMME, « Former l’apprenti juriste à une approche du droit réflexive,
critique et sereinement positiviste : l’heureuse expérience d’une revisite du cours “Fondements
du droit” à l’Université de Montréal », Les Cahiers de droit, vol. 52, 2011, p. 581-617.
200
Y.-M. MORISSETTE, « Épistémologie juridique. L’impact des disciplines exogènes au droit sur
le métier des praticiens », Revue juridique Thémis, vol. 43, 2009, p. 455-465.
42