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THÉSÉE,

SA VIE NOUVELLE
ÉDITIONS VERDIER
11220 LAGRASSE
DU MÊME AUTEUR
L'Inquiétude d'être au monde, « chaoïd », Verdier, 2012

Herzl
Une histoire européenne
avec Alexander Pavlenko (illustrations), Denoël Graphic, 2018
Le Livre de la faim et de la soif, Gallimard, 2017
Les Potentiels du temps
avec Aliocha Imhoff et Kantuta Quiros, Manuella éditions, 2016
Oublier, trahir, puis disparaître
« La librairie du XXI siècle », Seuil, 2014
Vies pøtentielles
« La librairie du XXI siècle », Seuil, 2011
Le Hêtre et le Bouleau
Essai sur la tristesse européenne
« La librairie du XXI siècle », Seuil, 2009
Visiter le Flurkistan, PUF, 2008
Vies et mort d'un terroriste américain, Verticales, 2007
L'Inversion de Hieronymus Bosch, Verticales, 2005
Camille de Toledo
Thésée, sa vie nouvelle
VERDIER
www.editions-verdier.fr
©
Éditions Verdier, 2020.
ISBN : 978-2-37856-096-6

l

« Les pères ont mangé des raisins verts,
et les dents des enfants en ont été agacées ? »
Livre d'Ézéchiel, chapitre 18
9
toi, mon frère, dis-moi…
qui commet le meurtre d'un homme qui se tue ?
tu es né le vingt-six janvier
mille neuf cent soixante-treize
quelques mois après ta naissance
ce fut le premier choc pétrolier
qui annonçait la fin d'un monde
de l'énergie infinie
après plus de trente ans d'une crise du capitalisme
tu as rendu ta vie
et je suis, depuis ce jour, ton survivant
celui qui porte sur son dos l'énigme
de ta mort
une énigme qui traverse les âges
et les frontières
une perte et un manque auxquels se nouent d'autres
histoires venues du passé qui laissent apparaître
un fil fragile
et lorsque je le tire, ce fil, voici ce qu'il révèle :
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que nous sommes
un continuum de désastres
et d'effondrements
et cette enveloppe que nous appelons Corps
que nous revêtons, soignons et vénérons, n'est rien qu'une
cristallisation de liens qui peuvent
dans l'exil, la vieillesse ou l'accident
se dissoudre
un frère, une mère, un père, une langue
l'empreinte d'une ville où nous avons appris à aimer
le souvenir des forêts autour
d'un village, enfant
quand nous perdons nos liens, mon frère,
nous tombons
et moi, après ta mort, je suis tombé
j'ai été battu et traversé par d'étranges forces
venues du passé
il n'y avait plus de jours, pour moi,
plus de lumière
j'ai dû retrouver vos visages
revisiter l'histoire dont nous sommes nés
j'ai été, en suivant ces forces, contraint
de replonger dans ce temps absurde
et amnésique
des Trente Glorieuses
puis j'ai dû retraverser la guerre, jusqu'aux tranchées
de l'autre siècle
plonger dans les eaux du temps
éclairer les mensonges
dont nous sommes les enfants
tu vois, mon frère,
pour ne pas mourir, j'ai dû entreprendre un voyage
au cœur de la nuit, dans les plis du corps
dans les strates du temps
afin de comprendre ce qui t'a pris
et répondre à cette mauvaise question
qui finit par renverser tout ce à quoi
je croyais, moi, le moderne
l'enfant de la prospérité
qui commet le meurtre d'un homme qui se tue ?
car avec cette question s'ouvre le récit archaïque
qui coupe entre les âges et ricoche
de vie en vie, du passé vers l'avenir
l'avenir
premier mars deux mille cinq
Paris
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un père dénoue seul la corde à laquelle son fils s'est pendu, je
suis dans un taxi qui traverse le fleuve, j'ignore tout de ce qui
est en cours, mais le message sur mon répondeur dit de me
dépêcher, et c'est une voix de terreur, celle du père ; à peine
sorti du taxi, je cours, je tape un code, ne me souviens plus ;
la pendaison est un acte archaïque, ce n'est pas un saut par la
fenêtre, la corde vient du passé, je devrai y revenir ; mais pour
l'heure, je m'engouffre dans l'escalier, les marches sont usées,
au deuxième la porte est ouverte, je vois le père assis ; dans
l'angle, le frère allongé
maintenant tout tombe et la vie est maudite
l'intuition que j'ai depuis l'enfance trouve enfin ses raisons ; je
le crois, du moins j'ai le sentiment que tout ce qui s'accomplit,
le frère, le père assis, tout obéit à une loi, une équation ; le frère
gisant, je m'approche de lui ; à cet instant, il y a ce cri qui sort
de moi pour l'arracher à la mort, à ceux qui ont laissé leurs
peines et les secrets courir de corps en corps, d'année en année ;
et il y a ce qui sort en même temps que le cri : la mémoire de
l'enfance, mais le frère reste là sur les tomettes rouges ; rien ne
le réveille, rien n'est réparable ; c'est une ligne qui coupe entre
le frère mort et le père, la mère, le frère vivants ; et il manque
une image, je la chercherai longtemps ; celle du frère pendu
maintenant tout tombe et la vie est maudite
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et l'image qu'il laisse, qui hantera celles et ceux qui restent
dans leur effort pour revivre, est une entaille qui happe ; puis
les pompiers arrivent, puis la mère, le père l'a prévenue ; son
visage quand elle entre, on ne s'en souvient pas ; son visage
quand ils emportent le corps, on ne le regarde pas ; on ne
regarde rien ; on est avec le père et le frère qui reste ; et c'est ici
que se noue le bloc de sensations pour la vie d'après ; dans le
cœur, quelque chose se fige, ça passe à travers la peau, dans le
sang ; c'est une chimie de peurs dont il faudra comprendre les
effets pour que l'avenir soit tissé d'autre chose que de ruines ;
mais là, il reste le père, la mère, et entre eux une faille où
respire le frère vivant ; le corps du frère mort sur les épaules
duquel pesait le poids du temps est emporté ; à cet instant, le
père, la mère ne se parlent pas ; il y a le silence et ce qu'on y
entend ; car tout, quand il y a un mort, devient un enchevêtre-
ment de fautes et de remords que chacun cherche à fuir
maintenant tout tombe et la vie est maudite
je comprends que l'existence à partir de là sera coupée en deux ;
et peut-être le savais-je depuis le commencement ? peut-être y
a-t-il une cohérence de tout ce qui a lieu ? il va falloir tenir, à
la suite de l'aîné, porter ça, cette scène ; le frère qui n'est plus ;
désormais, être le seul restant ; et les jours passent ; les visites
de la famille, des amis s'organisent ; on vient saluer la mère ;
certains, gênés, arrivent à la prendre dans leurs bras; mais,
dans l'ensemble, c'est une mort qui sépare ; on sent que rien ne
sera réparé ; déjà des paroles, loin du père et de la mère, tentent
de fixer un récit pour éviter que le corps dérange ; il n'allait pas
bien depuis des années, il était malade, voilà ce qui se raconte,
ce que l'on veut croire ; la famille cherche un récit pour éviter
que le suicidé contamine la vie ; elle fait de cette histoire une
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tragédie personnelle, « un choix libre » ; ce mythe endurant
qui se dresse tel un mur autour de ce qui tremble pour que
l'ordre demeure ; car la corde qui lie les âges et les mémoires,
le passé et l'avenir, nul ne veut la laisser remonter jusqu'à soi ;
le récit – il était malade, ça faisait des années qu'il n'allait pas
bien – est ce par quoi on tranche entre soi et ça
un frère qui se pend
on dit sa compassion ; et des tristesses, des chagrins, il y en a,
car il était aimé ; sa fragilité avait fini par percer les valeurs de
force qui sont l'autre nom du pouvoir dans cette famille ; en
partageant ses douleurs, le frère qui voulait mourir – il m'ar-
rive de penser qu'il le devait et tout est là, dans ce devoir, tout
ce que je cherche à comprendre – avait fini par émouvoir ; il
laisse chacun orphelin d'un espoir, celui de le sauver ; mais qui
aurait pu lui venir en aide si toutes les bouches se taisent, si nul
ne fait face aux choses tues
;
on ne veut pas que la mort écla-
bousse, alors on fixe un récit ; et ce récit arrive aux oreilles de
la mère ; ce qu'elle ressent, elle ne peut le partager ; elle ne peut
plus fuir comme elle a fait toute sa vie ; le suicide de son fils
l'oblige à observer ce qu'elle a repoussé ; et maintenant, c'est
trop tard, le fils est parti et elle dit
je voudrais mourir
elle le dit au frère qui reste ; le soir, quand je la laisse, la mère
cherche des raisons : qui commet le meurtre d'un homme qui se
tue ? elle se demande en s'enfermant dans un sommeil forcé où
elle s'efface ; elle vit encore d'une puissante colère : un coupable,
il lui en faut un pour ne pas trop se condamner ; la haine la
prend, des flots qu'elle transmet aux vivants ; la mère est un
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poing fermé qui ne voit plus le jour ; elle fait mine de vivre, de
manger, cependant qu'à travers ces fausses présences, je vois
ce qui chute ; la mère est une falaise que la terreur érode ; je
passe chez elle, tente de l'aider ; je suis un trait d'union entre
deux mondes qui s'écartent : le continent des vivants et celui
des morts ; et je porte un espoir intact, mais la vie est sombre ;
dans les mois qui suivent la mort du frère, je deviens le père
des miens, le père de la mère et le père du père
maintenant tout tombe et la vie est maudite
il y a un été où des oiseaux, dans un jardin du Sud, voltigent ;
l'un d'eux se pose sur l'épaule de la mère ; je dis, pour la conso-
lation, parce que je cherche à prouver que la vie continue, que
l'oiseau est le frère ; la mère veut y croire, elle joue avec l'oiseau ;
puis viennent les jours d'automne, elle reprend son travail, du
moins elle essaie ; septembre, octobre passent ; les ciels lourds
de la ville de l'Ouest, le gris des toitures, les couleurs pâles,
des mois où rien ne se répare, tout s'aggrave, l'image manque,
celle du fils qui se pend
où étiez-vous ? que faisiez-vous ?
et il y a les heures où l'on cherche à fuir en reprenant une
routine ; mais c'est un oubli qui ne vient pas pour un instant
inoubliable : le corps du fils et l'image manquante où il s'attache
le cou, où il peine à respirer, où le sang se fige ; et novembre
passe ; « le frère m'a volé ma lumière, il a pris mon soleil », ce
sont des pensées qui occupent le frère vivant quand il voit que
ses forces et ses joies servent à tenir les autres, en particulier
la mère ; et justement, la tête de la mère, elle se penche ; sur
mes épaules, elle cherche un appui ; je me fige pour la tenir et
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décembre s'achève, puis janvier ; elle s'en remet à moi, à ce que
je semble savoir : je devrai de cette mort transformer l'expérience,
sans quoi rien ne sert à rien ; et la mère sent qu'il y a cette quête
en moi, mais elle veut que le procès du suicide ait lieu
qui commet le meurtre d'un homme qui se tue ?
puis tout va vers le pire et furieusement s'accélère ; la mère
lègue à l'avenir ce qui en elle exige une vengeance ; il me
faudra des années pour comprendre ce qui coule d'un corps
à l'autre, d'une vie à l'autre, dans les mois qui suivent la mort
du frère ; et le mois de janvier, donc, mène à l'anniversaire du
disparu ; c'est un jour que l'on ne célèbre pas ; on se verra à
déjeuner avec la mère pour évoquer la vie qui va ; on parlera du
monde, de ses guerres, de celui qui est mort en mars dernier ;
la mère revient d'un voyage ; elle a trouvé cette force : quitter
la ville de l'Ouest, l'automne, les toitures trop grises, le vent
dans les rues agitées ; prendre l'avion, dormir, s'assommer de
pilules puis m'appeler
tu veux déjeuner ?
on mange place de la Bourse, à Paris, un jour gris ordinaire ;
et c'est le vingt-six janvier, jour de naissance du fils mort ; mais
le rituel de l'anniversaire a perdu son sens ; on fait semblant
de parler, on se quitte sur le trottoir ; puis en fin d'après-midi,
juste quelques heures plus tard, la mère est retrouvée dans un
bus au terminus, endormie pour l'éternité ; jour de naissance
du fils, jour de mort de la mère trente-trois ans plus tard ; un
vingt-six janvier ; et il y en aura d'autres, de ces dates qui se
recoupent, de ces « synchronies », puisque c'est ainsi qu'on les
nomme ; des coïncidences, diront celles et ceux qui ne veulent
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pas comprendre ; mais moi je dis : « les lapsus du temps », là
où le passé se mêle à l'avenir, où le contour assuré des corps
se trouble devant tout ce qui relie les noms entre les âges ; et
la mère maintenant est morte ; le fils survivant, lui, dit un soir
en pleurant
bientôt, je serai le dernier
mais il ne sait plus à qui adresser sa prière et son père déjà
décline ; pendant les mois entre la mort du frère et la mort
de la mère, le père est revenu, s'est occupé comme il a pu des
affaires de famille ; il a participé au choix du matériau pour les
cercueils, a tenté de m'apaiser en partageant sa foi : j'ai parlé
à ton frère, il m'a dit, il ne souffre plus, et maintenant que la
mère est morte, il ajoute : elle est en paix, crois-moi, elle est
avec son fils… et face à son chagrin, que puis-je opposer ? de
la raison ? quelle raison ? le frère qui reste laisse son père à sa
croyance, et s'il parle aux fantômes, aux spectres… que chacun
se défende et fasse comme il peut ; car, il faut dire adieu à
la mère maintenant, et encore, encore, appeler la famille, les
amis, les connaissances ; le frère qui reste accueille, organise ;
il a vécu jusque-là protégé derrière les siens ; désormais, c'est à
lui de tenir, être un fils qui reçoit ; le père l'aide, mais il faiblit,
quelque chose l'emporte ; il ne peut s'opposer à celles et ceux
qui fixent le récit pour la mort de la mère ; elle était dévorée par
la culpabilité, dit-on, la disparition de son fils l'avait anéantie,
elle voulait mourir ; et puis il y a ceux qui donnent leur avis :
elle aurait mieux fait de laisser respirer ses enfants ; et ceux qui
prudemment se taisent ; après, je le vois, la famille et les amis
reprennent leur vie ; ils éprouvent de la tristesse, mais il faut
bien vivre et nos temps, à la fin, détestent le tragique ; c'est
ainsi que le père et le frère qui reste se retrouvent seuls ; passent
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les mois, quatre années ; le fils survivant s'occupe de son père
malade, de ces cellules qui ne veulent plus mourir ; il finit par
devoir le laver, le nourrir
ne t'inquiète pas, dit le père, je vais guérir
les esprits vont m'opérer
et le frère qui reste ne s'oppose pas aux espoirs de son père ; il
ne s'oppose à rien d'ailleurs, même si la raison – cette raison
dont il lui faudra modifier les contours – le porte à douter des
croyances, de la foi ; il se tait et endure, accepte, accompagne ;
ce sont des années où les deux hommes hésitent : que faut-il
célébrer? des naissances, des morts? les deux premières, ils
mettent un mot dans le journal, puis le déclin du père s'accé-
lère ; la vie du frère qui reste est un fil tendu entre le jour et la
nuit
;
le dernier hiver, il donne des bains à son père en s'age-
nouillant à ses côtés pour l'aider ; deux silhouettes endeuillées
qui luttent et que la maladie bientôt aura séparées
ne t'inquiète pas, répète le père, je vais guérir,
les esprits vont m'opérer
mais le frère qui reste cherche à se protéger, il continue à lire
ce qui s'accomplit comme une nécessité dont il ne comprend
pas la source, mais dont il sent l'appel et le commandement ;
puis, au début de l'été, le père meurt et, à partir de là, tout
n'est qu'un compte à rebours pour fuir la ville de l'Ouest
et reprendre dès que possible le cours de l'existence; il y a
une cérémonie, une troisième; la famille, des amis; mais,
cette fois, il n'y a plus de récit ; que peut-on ajouter ? le père
n'est plus, il n'en reste qu'un seul et celui-là dérange; les
survivants cherchent pourquoi alors qu'on aimerait qu'ils se
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taisent, qu'ils s'en tiennent au récit que les gens élaborent;
mais ils ne peuvent faire autrement ; ils vivent, leur présence
inquiète; que vont-ils dire? le frère qui reste pour l'heure
cherche surtout à s'évader parce qu'il redoute, s'il demeure
dans cette ville, d'être emporté; il veut quitter le pays de
sa mère et, s'il y parvient, le pays de sa langue ; il y a cette
phrase en lui
ne plus entendre parler de… ne plus entendre parler d'eux…
et comment ces trois corps, celui du frère, de la mère, du
père, se sont liés en mourant ? il ne veut pas le savoir ; il croit

c'est son espoir – qu'il va réussir à relancer une existence
libérée du passé, qu'à partir de ces ruines, en récompense
des jours qu'il a donnés aux siens, il va pouvoir reprendre
possession de sa vie ; il faut des mois, une année, puis une
autre ; le nœud de colère, de secrets, il croit qu'il va pouvoir
le laisser comme une valise en partant; sa foi en une vie
nouvelle est entière ; il veut croire au départ, à la ville de l'Est
vers laquelle il embarque; le frère qui reste se dit qu'il est
désormais orphelin et c'est à partir de cet orphelignage qu'il
espère inventer ce qu'il nomme sa revivance ; mais j'oublie de
préciser qu'en montant dans le train il emporte des archives,
trois cartons remplis du souvenir des siens : des lettres, des
courriels, des manuscrits, des photographies de son enfance ;
et ces cartons pleins, il les fourre dans le wagon où il prend
place ; le fugueur, il pense pour l'heure à sa fuite ; un peu à la
colère aussi qu'il ressent contre eux, ses morts ; mais ce qu'il
veut, ce qu'il cherche à tout prix, c'est l'oubli et une table rase
pour relancer la vie…
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et la ville de l'Ouest, à cet instant, n'est plus habitable
il quitte son pays avec ses trois enfants
derrière lui, Paris est une nécropole
l
24
il aimerait échapper – c'est son espoir – à ce cycle des morts
il sent que les siens l'ont chargé
de colères…
de devoirs…
de secrets…
l
25
dans le train qui l'emporte…
le dernier train de nuit vers l'Est
il sent que les peurs de plusieurs générations
le poursuivent…
l
26
il pense qu'il ira, lui, plus vite
que ses peurs…
plus vite
que tout le passé
qui le hante
27
il enferme sa tristesse comme les preuves de son enfance dans
trois cartons, un pour chacun des siens, et le train va, croit-il,
vers la joie retrouvée ; un temps pionnier et libre dans une ville
sans mémoire ; il y a, en lui – il l'ignore, l'innocent – un corps
brûlé qu'il enfonce dans les profondeurs de sa peau ; il y met
presque sans le savoir sa rage, sa culpabilité de survivant, les
voix et gestes de ses fantômes, la masse amère et triste de la
mère, la foi, l'espoir de rédemption déçus du père, les procès
du frère ; et l'enfance est détruite, il ne se souviendra de rien
puisqu'il sait comment tout s'achève ; il va vers l'Est qui est,
croit-il, une nouvelle frontière, celle qui dans son enfance était
interdite, au-delà de laquelle un monde commençait…
frères, vers le soleil, vers la liberté
frères vers la lumière
le train l'emporte vers ce qu'il perçoit comme une aventure,
là où il trouvera, pour ses enfants et pour lui, une autre nais-
sance ; ce qu'il quitte, ce sont d'anciens gouvernements, celui
de la mère, du père, du frère, de la famille, de ses loyautés, de
ses peurs, de leurs accusations ; car il est accusé, puisqu'il a
survécu, puisque chacun sent qu'il est celui qui brisera, un
jour, l'ordre du secret ; et ce départ est une tentative d'évasion ;
il est jeune encore, trente-cinq ans quand il fuit, trois enfants,
et même s'il sent bien que ces morts pèsent sur lui, il s'en
affranchira; il enfonce tout dans les profondeurs du corps;
c'est un feu qu'il cherche à éteindre en délaissant des pans de
sa vie intérieure ; il fuit ce qui est en lui, une terre brûlée où
l'attendront plus tard les foyers délaissés de ses peines ; des
feux qui – il le découvrira en tombant – auront eu le temps de
gagner du terrain ; alors, de ce qu'il a été aux yeux des autres,
un jeune homme moderne, il ne restera rien ; à force de courir,
il se sera détruit ; et son existence se sera repliée dans un écrin
de pudeur qu'il ne pourra plus partager ; à l'Est, il n'aura pas
retrouvé sa vie, seulement les brumes de l'hiver et les bribes de
ce qu'il nommera plus tard : la lignée des hommes qui meurent…
la lignée des hommes
qui meurent
1937-1939
31
car depuis avant la Guerre, un manuscrit enfoui était lu en
secret et toujours en silence dans sa lignée ; le texte d'un aïeul
dont la signature montrait qu'il avait été achevé le deux mars

ça a son importance – 1937 ; le texte sera une clef pour aider le
frère qui reste, Thésée, à éclaircir l'énigme de ses morts ; mais,
pour l'heure, il ne veut rien savoir ; il ne souhaite ni déchiffrer
cette graphie du passé qui le rappellerait, s'il y prêtait attention,
à celle de sa mère, ni entendre ce que la voix de cet ancêtre
pourrait lui apprendre ; il s'entête en moderne à viser l'avenir, à
fuir le passé ; à ne rien entendre de ce que cette voix chercha à
transmettre : le souvenir d'un fils aimé, l'histoire d'un deuil et
d'une piété paternelle en un temps où les hommes peinaient à
dire leurs émotions ; c'était en 1937, donc, deux ans avant une
nouvelle guerre allemande…
… et dans son train vers l'Est, plus de soixante-dix ans après, le
frère qui reste – la quatrième génération en partant de cet aïeul –
fuit le souvenir des siens, du frère, de la mère, du père ; il veut
croire à l'avenir, se dit qu'il pourra s'éviter de lire ce que le vieux
a souhaité léguer à ses descendants ; il a trouvé le manuscrit un
été, en vacances, dans le grenier de la maison de sa grand-mère,
mais il a toujours refusé de l'ouvrir ; le texte attendra, il se dit, et
l
32
dans le train, les mots du vieux sont enfouis au fond des cartons
avec les lettres de son père, les carnets de sa mère, les e-mails de
son frère, les photographies de l'enfance ; il part, je l'ai dit, pour
oublier ; comment pourrait-il souffrir de lire le témoignage d'un
deuil si lointain ? comment accepterait-il, lui qui a senti dès son
plus jeune âge qu'il serait le restant, les sentences d'un vieux
manuscrit ? à l'heure de s'en aller, Thésée rejette le labyrinthe
de sa généalogie
;
il estime que le fils évoqué par son arrière-
grand-père ne peut avoir de lien avec le suicide de son frère ; les
fantômes, ça n'existe pas, il pense ; il tient à ce que chaque corps
ait sa vie, et chaque vie, sa frontière ; car il suppose qu'il pourra
ainsi reprendre la sienne ; reprendre sa vie, c'est pour ça qu'il
cavale, l'orgueilleux ; et même s'il n'ignore pas que le présent est
un livre palimpseste, un texte apparemment inédit sur un lit de
joies et de douleurs déjà vécues, il s'entête…
je ne me retournerai pas
il pense
je ne lirai pas ce vieux texte errant
« J'écris ces courtes notes, désirant recueillir, rassembler,
conserver
les traits d'une courte existence ; ces menus détails, ces mots,
l
33
ces gestes qui évoquent une figure enfantine. Je voudrais que
son souvenir garde les couleurs de la vie. L'infirmité d'une
mémoire humaine, même celle d'un père – sinon d'une mère –,
peut autrement les laisser s'effacer…
ainsi commence le texte de son ancêtre
« Aussi, par ces souvenirs que je veux saisir avant qu'ils ne me
quittent, je souhaite que les sœurs et les frères d'Oved – le
nom du fils perdu de l'arrière-grand-père – et plus tard leurs
enfants et petits-enfants conservent ce monument familial et
s'y reportent parfois.
« Oved, écrit le vieux, est né le trois mai 1926. Séparé de son
frère Séguev par trois ans, il fut suivi quatorze mois après par sa
sœur, dernière de la famille. Le choix de son prénom, comme
il arrive souvent, fut l'objet de longues hésitations. Nous étions
partagés entre Elal et Oved. Ma femme préférait Elal et moi,
Oved. Dans le doute, je proposai de lui donner les deux noms

ce qui fut fait – et d'attendre qu'il pût choisir. On commença
par l'appeler Elal, mais l'usage s'établit, je ne sais comment, en
faveur d'Oved. Depuis, nous avons tous aimé l'harmonie de ces
syllabes. Comme ses frères et sœurs, il avait les yeux noirs et les
cheveux sombres. Né dans une famille nombreuse, n'ayant fixé
notre attention par aucun incident au cours de sa prime enfance,
c'est à l'âge de deux ans qu'il apparaît dans mon souvenir. L'été
1928, nous passons nos vacances le long du lac de Garde. Nous
l
34
y recevons la visite d'amis auprès desquels l'enfant jouit d'une
triomphale popularité. Ce sont eux qui le photographient et
même si ces images ont disparu, j'espère que ce témoignage
d'un père contribuera à garder ces moments vivaces. On voit
Oved sur la branche d'un arbre ou jouant au croquet avec un
maillet plus grand que lui. Mais il change, note l'aïeul, et le voici
déjà tout autre à la fin des années vingt ; rieur, malicieux sous
la mousse de ses cheveux frisés, l'année où un sculpteur, ami de
la famille, taille son buste dans une pierre. Le sculpteur devina
son modèle plus qu'il ne le copia, car ce fut quelques mois après
qu'Oved se mit à se ressembler. On dit que son visage rappelait
le mien ; mais il avait son style, plus allongé, ses yeux étaient
plus vifs ; ses traits intenses. Son corps presque fluet faisait de
lui un garçon plus frêle que ses camarades. Ses gestes étaient
brusques et anguleux. J'ai remarqué à sa sixième année que sa
physionomie commençait à se stabiliser. Elle ne fit alors que
se préciser et ce, jusqu'à ce qu'elle se fige. Sur son lit de mort,
comme il était élégant, et soudain, comme il me parut grand,
note l'ancêtre. Regardons l'ovale de son visage, la courbe de sa
narine, le sourire qui paraît flotter sur ses lèvres…
»
l'arrière-grand-père rédigea cet hommage à son fils dans
l'année qui suivit son décès ; à lire ces quelques lignes qui anti-
l
35
cipent sa fin – sur les narines fines et le sourire aux lèvres –,
ce serait tout le sens de ce texte errant et enfoui qui pourrait
apparaître; un texte flottant comme le sourire sur les lèvres
d'Oved; mais le lointain descendant de cette douleur s'en
va
;
Thésée emporte ses enfants vers une ville habitable, croit-
il, loin de ces vieilles mémoires ; il ne veut rien entendre des
liens qui se tissent dans les profondeurs du temps ; les flux qui
traversent les corps et nouent les os ; les attaches de la vie à la
mort lui sont invisibles ; et peut-être que ce flot corporel par où
les vies s'imbriquent le heurte ; ce ne sera que plus tard, quand
les pièces du puzzle s'ajointeront, qu'il devra l'accepter…
je pourrai consulter ce manuscrit dans l'avenir, il pense
comme les trois cartons remplis d'images pleins
du souvenir des miens
je les regarderai plus tard ou jamais
… alors que le train file, que ses enfants cherchent leur sommeil
sur les lits superposés, il aspire à une autre espèce d'avenir ; il
voudrait tout effacer, repartir, et s'éloigner de ses morts comme
on s'abrite d'un danger ; sa vie est une course pour rompre les
liens, pour que s'épanouissent des traces à partir de rien ; ce rien
qui est, il le veut, son foyer ; il se lance dans cette existence vers
l'Est avec pour seule force l'oubli et il se jure de rester, malgré
tout, un moderne, même si ses fondations ont été ébranlées
la ville où je m'installerai sera pour moi le futur
là-bas, ils ne viendront pas me chercher
et ce ils désignent ses morts, le frère, la mère, le père, l'écrin
de leurs angoisses, la manière que le père eut d'être présent en
36
se détournant, en s'éloignant, en photographiant leur jeunesse,
la vie d'avant, celle qu'il est en train d'enfouir en lui si loin
qu'elle ne pourra plus, il l'espère, être excavée
en m'éloignant, il pense
je réussirai à les oublier
;
là-bas je vivrai dans une autre langue
je n'entendrai plus parler d'eux
et un jour, dans cet avenir, la sonorité de la nouvelle langue
ou la noirceur de la nuit se refermeront sur lui ; mais il n'en
est qu'au début : et l'autre langue, il veut le croire, la langue de
l'Est l'aidera à se réinventer
je n'aurai pas à reprendre pour mes enfants
les berceuses que ma mère me chantait
« papa est en haut, qui fait des gâteaux, maman est en bas… »
je n'aurai pas à prolonger
les mensonges qui m'ont servi de foyer
et d'ailleurs, même si Thésée cherchait à se relier au passé, il
ne le pourrait pas ; car chaque événement qui le rappelle aux
siens est une aiguille dont il fuit la piqûre ; il doit tout relancer,
la vie, la langue, laisser ses enfants inventer ; et ne rien répéter,
ne pas ouvrir la boîte noire du temps ; il y a en lui une coupure,
une distance, qui lui laissent espérer que la lignée des hommes
qui meurent ne le poursuivra pas
je passerai les premiers hivers dans la ville de l'Est
on me demandera ce que je suis venu faire
37
je ne saurai pas quoi répondre
« warum ? warum bist du hier hergezogen

ce que j'ai fui, ça, je serai capable de le dire
mais ce que je suis venu chercher…
« Sa curiosité, écrit l'aïeul dans le manuscrit caché, était
tournée d'une façon très particulière du côté de l'histoire ; il
avait pour cette tranche de connaissances un don singulier,
que M Rézard sut exploiter et développer. Il fut confié aux
soins de cette femme qui assuma à la maison la charge de
son éducation. Elle conçut pour lui une affection profonde.
Oved capturait son attention et elle s'attachait à développer
sa personnalité. Il l'adorait. Il avait pour elle des mouve-
ments de câlinerie charmante. Comment n'aurait-elle pas
eu pour lui en retour une tendresse singulière ? J'ai puisé de
nombreux détails, précise l'ancêtre, grâce à une note écrite
qu'elle rédigea à ma demande. Elle y raconte que notre fils
se distinguait par la vivacité dans le désir d'apprendre et sa
constante avidité. Cela se traduisait parfois par la brusquerie
de ses gestes, son impatience, et un débit précipité de la
parole, quand ses mots se bousculaient, comme s'il n'avait
pas le temps de tout dire. Avide de connaissance, Oved fut
ardent au travail. Sa professeure n'eut jamais en quatre ans
à lui reprocher d'avoir négligé un devoir. Je me souviens que
cette curiosité, cet appétit pour le savoir se manifestaient
l
38
surtout par l'intensité de son attention. À table, il suivait
avec passion les discussions que j'entretenais avec ses grands
frères. Et, dès l'âge de sept ans, il se glissa entre eux et moi ;
si mes autres enfants riaient, il les faisait taire. Il était si
curieux, et c'est un fait à souligner pour un enfant si doué,
il éprouva de fortes difficultés à lire et à écrire. À dix ans, il
ne lisait toujours pas avec aisance. Mais à l'oral, il excellait.
Oved retenait facilement ce qu'on lui racontait. Il aimait la
lecture à voix haute que lui faisait souvent l'institutrice. Et,
plus que tout, il appréciait l'Histoire. Je me rappelle, en 1930,
un ami agrégé lui offrit un jeu des sept familles. Les cartes
montraient des rois, des reines appartenant aux différentes
dynasties d'Europe : celle des Louis, de Napoléon, la lignée
des Habsbourg… Ce jeu eut du succès et Oved s'y montra
le plus acharné. Il y prit l'idée de démarrer une collection et
je fus chargé à sa demande de rechercher des cartes repro-
duisant les princes de divers royaumes. Il les classa puis les
colla dans un album en ménageant des places pour les pièces
manquantes... »
… des années plus tard, en lisant le manuscrit de son ancêtre,
le frère qui reste notera cette passion d'Oved pour les lignées,
la généalogie et les pièces manquantes ; mais, pour l'heure, dans
le train qui le mène loin de la ville de l'Ouest et du souvenir
des siens, il refuse de se mettre à l'écoute de tout ça ; je crois
que ce refus en lui est constitutif de ce qu'il a pris jusque-là
pour sa force : l'esquive ; il croit naïvement, l'idiot, que laisser
l
39
son pays et quitter sa langue suffiront ; il croit naïvement qu'en
moderne, il est possible de s'affranchir, de couper…
pour ne plus voir le frère pendu quand il ferme les yeux
pour que les procès et la violence de sa mère
n'empiètent pas sur l'avenir
pour que les haines traversées ne l'empêchent pas d'aimer
car il sait aussi que dans certaines cultures, on change les
noms des enfants pour empêcher la mort de les trouver ; et il
a cette croyance, en partant ; il pense qu'il sèmera les siens en
effaçant ses traces, en changeant de nom ; et peut-être aussi,
dans son train, en fuyant la parole de son aïeul, redoute-t-il ce
que l'histoire d'Oved lui apprendra : le paradoxe de cette soif,
de cette quête de continuité pour celui qui en est la blessure…
une histoire de l'impossible attache
une généalogie fendue où le fragile se cache sous
l'histoire de la force
Thésée descend de cette lignée d'omissions et de morts, mais
il veut être libre ; il se perçoit, l'idiot, à l'image de ceux qui
partent vers d'autres terres pour changer de vie ; dans le train,
il cherche à imaginer ce qui l'attend ; comment ça sera, demain,
au pays de l'autre langue ; je sais que, plus tard, il comprendra
ce qu'il est venu chercher dans la ville de l'Est; mais, pour
l'heure, je le laisse à ses illusions ; il fuit le labyrinthe, observe
les éclairs de lumière qui frappent aux vitres du train en cisail-
lant la nuit…
40
cette ville, il pense, c'est le lieu que j'ai choisi
pour relancer la vie
pour dévier la lignée des hommes qui meurent
pour leur échapper
mais il s'y prend si mal, le pauvre ; il croit que la mémoire peut
être effacée ; à l'inverse des lignées qui impressionnaient Oved,
il s'obstine à penser qu'un orphelinat est un lieu habitable ;
et ce sera une découverte que celle du texte errant, quand il
tombera, quand tout en lui s'effondrera ; quand il prendra
conscience qu'Oved, l'enfant chéri, était obsédé par les dynas-
ties
;
ce sera un choc pour lui, le restant : sentir dans l'effon-
drement de ses os, dans ses reins, ses dents, qu'il est ça : un
frère attaché au frère, relié à une histoire de la peine et de la
perte ; et ce train, même s'il sait où il va, s'il croit le savoir, ne
le porte-t-il pas, au fond, vers le passé plutôt que vers l'avenir ?
l
41
« Il connaissait tous ces personnages, écrit l'ancêtre de son fils,
Oved, comme on connaît des vivants ; il savait comment ils
étaient faits, comment ils s'habillaient, quelles étaient leurs
relations de famille. Feuilletant un jour avec moi un livre
qui reproduit des œuvres de primitifs français, il identifia
sans erreur et sans hésitation – bien qu'il n'y eût aucun texte
visible – les portraits royaux ; que ce fût celui de François I, de
Charles VII ou de Jean le Bon. Oved savait que les Capétiens
et les Valois s'étaient éteints. Il ne s'embrouillait pas parmi les
filles de Louis XV ni parmi les frères de Napoléon ni parmi les
descendants de Louis-Philippe. Il savait dessiner toutes sortes
de tableaux dynastiques ; des tableaux que nous avons retrouvés
dans ses papiers. Un jour, pour satisfaire sa curiosité, un ami
lui offrit un arbre généalogique des Habsbourg. Oved l'apprit
par cœur. Il savait les dates, les noms, les lieux des batailles.
Je m'amusais parfois à exposer ses talents. Cela m'arriva avec
un professeur de géographie, historien à ses heures ; un certain
Zimmerman qui se joignit à moi pour l'interroger. Je fis réciter
à Oved la série des empereurs autrichiens. Très bien, lui dit
Zimmerman, mais connais-tu les rois de France et leurs dates ?
Non, répondit le petit, je suis en train de les apprendre. Moi,
je les connais, se vanta Zimmerman et il se mit à réciter. Il
arriva à Philippe I et hésita
:
1060-1105… C'est 1108
!
inter-
vint Oved. Zimmerman éclata de rire, puis il approuva. Oved,
écrit l'ancêtre, avant de savoir lire, feuilletait le dictionnaire et
savait retrouver les pages où il y avait des portraits de rois ou
des reproductions de scènes historiques. Le livre ouvert sur le
tapis, ce jeu pouvait l'occuper des heures. Plus tard, il puisa
de nouvelles sources dans ma bibliothèque. Il aimait en parti-
culier un manuel : Histoire méthodique et comparée de l'Europe
avec tableaux synoptiques et gravures. Cet ouvrage qui datait de
la Restauration – mon édition est une réimpression tardive,
42
précise l'ancêtre – servit à l'éducation du duc de Bordeaux, des
princes de Naples et de Toscane. C'est un livre où l'histoire est
découpée par règne. Chaque tableau est orné d'une gravure et
accompagné d'une liste d'événements – lois, inventions, grands
travaux. Que de choses pour plaire à notre Oved ! En 1933, on
lui offrit aussi une Histoire de France illustrée, et un livre sur les
champs de bataille, plus quelques autres cadeaux de ma jeunesse
que je n'avais jamais lus. Oved les ouvrait le matin sur son lit
pour lire passionnément. Sa collection comprenait aussi des
volumes pour la jeunesse consacrés à César, Henri IV, Richard
Cœur de Lion. Ce qu'il y avait de remarquable dans cette jeune
vie, c'était la précision de ses connaissances. Quand Oved savait,
il ne doutait devant personne. Combien de fois me suis-je amusé
à le contredire. Mais papa, il me répondait, j'en suis sûr… »
… au cours des années qui suivirent la mort de son aîné, puis
dans le temps qu'il lui fallut pour s'habituer à l'Est – et comme
je serais tenté de le dire, de l'exil, faire son nid –, le frère survivant,
Thésée, ne lut pas le texte de son ancêtre ; il était trop occupé
par ses propres deuils ou, plus justement, occupé à les effacer ;
il avait cet espoir, tout recommencer, et l'espoir vivait en lui ; il
voulait triompher, faire comme tant d'autres qui lui étaient des
modèles : celles et ceux qui réussirent à s'établir dans une autre
l
43
langue ; des gagnants de la coupure, de la rupture généalogique ;
certains soirs, au printemps, sur le balcon de son appartement,
il lui arriverait de ressentir de la joie ; il se dirait : moi aussi, j'ai
réussi ; et au soleil, il regarderait ses enfants jouer dans le parc
devant chez lui en se laissant bercer par la douceur de l'oubli
je serai libéré de cette famille, de cette histoire
il pense
après les morts, après les mensonges
je bâtirai un autre foyer
c'était l'espoir qu'il nourrissait ; et dans ces instants de bonheur

car la noirceur s'entête – il se rappellerait une phrase qui
toujours lui parut formidablement fausse, que tout est pour
le mieux dans le meilleur des mondes ; Thésée ne peut être sûr
dans son avenir à l'Est que ses plaies cicatriseront, mais ce qui
l'aide à se battre, ce sont ses enfants ; car en partant, il pense,
je les éloigne de la malédiction et de la ville de l'Ouest, de ses
toits gris et ses intrigues mondaines ; et, tandis que dans le
train, ses enfants finissent par s'endormir, il se dit qu'il aura au
moins réussi ça, à les éloigner du passé…
je devrai apprendre à vivre, à respirer
dans la langue de l'Est
et si je n'y arrive pas, je pourrai toujours m'accrocher
à la vue de mes enfants s'élançant dans le temps
et il pense
44
non, je ne lirai pas le manuscrit errant
« J'ai déjà dit son goût pour les tableaux synoptiques, écrit l'aïeul,
avec force colonnes et accolades. Il en confectionnait de toutes
sortes pour son travail et pour son plaisir. Il classait ses papiers
avec la satisfaction du précoce archiviste. Le rangement de son
bureau était une grande joie. Un jour, il devait avoir neuf ans. Je
lui montre une lithographie du duc d'Aumale. Je lui demande
s'il le reconnaît. C'est l'avant-dernier fils de Louis-Philippe,
répond Oved. Et qu'a-t-il fait ? je demande. Il a participé à la
campagne pour coloniser l'Algérie. C'est ça, dis-je. Mais je crois
que tu t'es trompé, le duc d'Aumale n'est pas l'avant-dernier,
mais le dernier fils de Louis-Philippe. Non, papa, insiste Oved,
le dernier fils, c'est le duc de Montpensier. Et il avait raison. Puis
un autre jour, je me souviens, il scrutait un buste dans l'office.
Je propose de le lui offrir : Si ça te fait plaisir, je te le donne, c'est
Napoléon, dis-je. Oved me répond : Papa, ce n'est pas Napoléon,
c'est Bonaparte ! Napoléon ne s'habillait pas comme ça… Tel
était ce curieux don du fils pour les lignées et les généalogies,
commente l'ancêtre, puis… Oved avait beaucoup d'ordre dans
l'énoncé des choses. Il ne supportait pas que ses tiroirs soient
mal rangés. Son rêve était d'avoir une chambre pour lui, car il
souffrait du désordre pourtant bien relatif de son frère. Il avait
pris l'habitude de lui sortir ses habits le matin pour éviter le
dérangement du placard qu'ils avaient en commun. Oved eut
l
45
du mal à lire, à écrire, je l'ai dit, mais il était fort en géographie.
Il se plaisait à dessiner des cartes, avait un goût prononcé pour
le calcul qu'il considérait comme un jeu. Si on paraissait surpris
de le voir rapidement trouver un résultat, il riait : j'ai un truc,
il disait, mais je ne veux pas le révéler. Sa virtuosité à compter
avait été précoce, elle s'était manifestée dès ses cinq ans. Je me
rappelle, écrit l'ancêtre, l'aisance avec laquelle il sautait de sept en
sept en allant jusqu'à cent, ou sa capacité à résoudre ce problème
casse-tête pour tant d'autres : combien fait un million moins un ?
Il est vrai qu'il travaillait lentement. En sixième, ses résultats
furent désastreux. En français, 22. En calcul, 15 sur 28. En latin,
13 sur 29. En anglais, 26. Mais en histoire, il termina premier…
L'ancêtre cite une lettre d'Oved
Vous leur diré que je ne peux pas leur aicrire
à tous s'éparemment parce que ça useré
tou mon papier à lettre mais en atendant
leur souhètes une bonne semène
puis il commente
« J'ai vu des enfants qui avaient des difficultés orthographiques,
mais ils n'avaient pas cette mémoire extraordinaire. Est-ce
parce qu'il eut tant de difficultés pour apprendre à lire ou parce
qu'il avait une intelligence orale ? Oved était, quoi qu'il en soit,
dans tout ce qu'il entreprenait, passionné. Son goût pour l'His-
toire n'était pas seulement le fruit de sa curiosité ou un jeu de
l'esprit ou une soif d'érudition, poursuit l'aïeul, sauvant dans
son texte tout ce qui était singulier, différent dans le tempérament
de son fils. Il suffit pour sentir l'intensité d'Oved, de citer ses
mots d'enfant qui nous ont frappés. Un jour, en septembre 1933,
46
il avait six ans, et l'une de ses sœurs lui posa par jeu une ques-
tion idiote : Qui aimes-tu le mieux, papa ou maman ? Avec
une certaine passion, il répondit : Papa ! Puis, une autre fois,
sa répétitrice lui demanda : Quand vous aurez dix-huit ans, il
faudra demander à votre père de vous emmener en voyage. Oh,
quelle belle idée, s'exclama Oved. Et où voudriez-vous aller ?
demanda la femme. Voudriez-vous faire un tour du monde ?
Quasiment offusqué, il répondit : Le monde ne m'intéresse
pas. Je veux connaître la France ! C'était touchant, commente
l'arrière-grand-père de Thésée, de voir dans ce fils si délicat un
tel attachement au pays qui nous a accueillis. Oved, ajoute-t-il,
nourrissait un culte pour l'histoire de France. Il s'émerveillait
de la figure des princes, mais il appréciait tout autant la révo-
lution. Je lui lisais le soir des passages de Jules Michelet et la
continuité de l'Ancien Régime et de la République exaltait son
imagination. Je me souviens que ça avait été une douloureuse
révélation pour lui d'apprendre qu'il ne pourrait jamais être
roi ; car Oved, dès son plus jeune âge, n'envisagea rien d'autre
que de régner et de gouverner la France… »
l
47
… à l'heure où Thésée s'en va vers l'Est, la lecture du texte de
son ancêtre aurait sûrement pu l'éclairer ; je me dis aujourd'hui
qu'il aurait pu y trouver des clefs pour comprendre le tour
qu'avait pris son existence : cette histoire de rupture avec son
pays, sa famille et tout son passé qui semblait aller à rebours de
la trace laissée par le petit fantôme : il aurait pu en lisant ce texte
errant tisser des liens tels qu'il s'en noue à travers des miroirs
entre le reflet et celui qui s'y mire : l'inversion qui s'accomplit
où la gauche devient une droite, et la droite une gauche, où le
visage identique apparaît mais retourné; son départ, sa cavale,
son entêtement à effacer lui seraient peut-être apparus comme
un négatif de la passion d'Oved pour les fables de la continuité
française ; sa quête pour rompre, pour troubler la généalogie, et
l'impossibilité qu'il ressent d'être français, est-ce l'écho de ce
désir de l'enfant mort il y a longtemps qui aurait aimé être roi ?
que puis-je attendre, moi, de ma lignée ?
n'ai-je pas perdu ma famille ?
Thésée peut-il chercher autre chose
qu'à oublier les siens ?
je n'ai jamais appartenu
il pense
je ne suis pas le fils des miens
je naîtrai un jour à venir
… en partant pour l'Est, Thésée aurait pu éclairer l'énigme de
la mort de son frère ; si seulement il avait lu le manuscrit ; mais
48
il devra attendre avant que la lumière se fasse entre les âges ;
demain, au pied de son immeuble, il y aura un marchand de
glaces et, de l'autre côté de la rue, sous les tilleuls, un parc ;
et une langue qu'il voudra apprendre et qui le rejettera ; je
ne saurais dire quand les choses commenceront à changer, si
ce sera au quatrième ou au cinquième automne ; quoi qu'il
en soit, pour l'heure, il s'élance avec ses enfants dans un
train qui l'emporte vers ce qu'il croit être une réinvention ;
il a fourré ces trois cartons et ce manuscrit errant sous les
couchettes du bas : un carton pour le frère, un pour la mère,
un pour le père ; et tout attendra, il ne relira rien, ne se reliera
à rien ; des années plus tard, quand tout se mettra à tomber,
il devra pourtant se mettre à l'écoute de ce qui se trame sous
la peau, dans les os, là où sont enfouis les mémoires avec le
frère, les rires avec le père, les moments de tendresse avec la
mère ; mais pour l'heure, rien, il ne veut rien entendre et voilà
comment il faut se figurer cet idiot filant vers la ville de l'Est :
le temps de l'enfance croupit en lui, il fait mine de vivre, et il
va triomphant au-devant du temps…
« Nous avions souvent parlé de le mener à Paris, écrit l'aïeul de
son fils dans le manuscrit que Thésée refuse encore de lire, mais
ce projet fut remis à l'été, à l'occasion de l'Exposition de 1937.
l
49
Que de regrets aujourd'hui de ne pas lui avoir donné cette joie.
Car il s'était préparé à ce voyage. Il savait tout ce qu'il voulait
voir à Paris
;
les grands monuments de notre histoire
:
Notre-
Dame, le Louvre, la Conciergerie, le tombeau des Invalides,
celui de l'Arc de Triomphe. Son désir perce dans une lettre
écrite au mois d'octobre à son frère qui venait de le laisser seul
pour partir en pension.
l'ancêtre cite…
Tu as bien de la veine, mon frère, de conêtre Paris.
Quand tu me répondras, tu me diras se
que tu fais et comment tu as trouvé la ville,
s'il te plait, répons-moi !
« Oved, il poursuit, fut un enfant effarant dans sa manière d'écrire,
mais prodigieux dans son don à se souvenir. Et comment
oublierai-je ce geste, quand au cours de la dernière nuit, alors
qu'il ne parlait déjà plus, que l'infirmière le veillait au pied de
son lit, il se dressa brusquement pour prier ? Mais mon pauvre
fils, il ne connaissait pas les paroles. Il voulait prier, mais les
mots manquaient. Les mots de la prière avaient disparu. Et
j'ai pensé, écrit l'ancêtre, est-ce la conséquence de notre assi-
milation à la vie française ? Hélas, nous ne savons plus, nous
avons oublié comment prier. Oved, dans les derniers instants,
cherchait, mais il n'y avait plus aucun mot à cet endroit. Il
connaissait les rois de toutes les dynasties d'Europe, les dates
de tous les princes français, mais il ne savait plus les mots de
la prière. Nous nous étions si vite intégrés. Et là, au cœur des
mots, au cœur de cette France dont il rêvait d'être roi – un
roi juif en France ! souligne l'ancêtre – il n'y avait plus qu'un
blanc au lieu de Dieu ; rien pour implorer, rien pour saluer ou
50
trouver refuge ; et moi aussi, dit l'ancêtre, à ma grande honte,
je fus incapable de l'aider. Les laïcs, commente-t-il, croient que
l'on peut vivre sans les prières qui nous ont reliés pendant des
siècles à plus grand que nous ; mais de quoi dispose l'enfant de
onze ans quand il meurt ? Que lui reste-t-il si on exige qu'il
soit juste un Français ? C'est étrange, commente l'ancêtre, mais
alors que remontent en moi les souvenirs de ces instants si
douloureux, il me vient à l'esprit une tout autre ardeur ; celle
qu'Oved portait au jeu. L'intensité qu'il voulut donner à sa
prière, cette prière sans mot, note l'ancêtre, peut-être que
c'était celle que je lui avais vu mettre enfant dans ses jeux. Je
me souviens qu'Oved adorait la bicyclette. Je le revois tour-
nant et tournant dans le jardin de notre maison. Était-ce déjà
ça, une prière ? La joie de l'enfance, l'ardeur à jouer ? Il aimait
plus encore la natation qu'il avait apprise dans un petit bassin.
Je le revois trépignant puis sautant dans l'eau d'une brusque
détente. Puis il se mit à jouer avec impétuosité au football et
il rêvait d'apprendre à faire du ski. Il s'y était essayé lors d'un
séjour à la montagne au cours de ce qui devait être son dernier
hiver. Dans son ultime lettre, il réclame un peu d'argent pour
pouvoir prendre “le monte-pante”…
Papa, cite l'aïeul, envoiller moi un peu dargent
pour le monte-pante.
« Je ne voudrais pas tracer d'Oved un portrait trop poli. C'était
un enfant tendre, mais il pouvait aussi être violent. En colère,
il usait de ses poings, et ses accès de nervosité étaient explosifs.
Il était souvent jaloux et détestait voir d'autres que lui sur mes
genoux. Comme il disait à ses frères et sœurs :
Je ne veux pas que vous embrassiez papa.
51
« Oved se plut beaucoup au cours des premiers mois de classe
quand il entra en sixième. À la fin de novembre, nous le trou-
vions pâle, nous décidâmes de lui offrir des vacances un peu
rallongées. Le treize décembre, il partit pour une maison
d'enfants dirigée par une infirmière en montagne. De notre
côté, nous avions arrangé un séjour dans la vallée d'Aoste avec
des amis. Nous n'avions pas voulu emmener Oved, craignant
qu'entraîné par les grands il ne se fatiguât. Il exprima des
regrets de ne pas nous accompagner, mais il parut heureux
les premiers jours et ses lettres ne nous apportèrent que des
échos joyeux. Nous rentrâmes le jeudi matin, le trente et un
décembre. Oved devait revenir le même jour afin d'être avec
nous pour le souper du premier janvier. Peu de temps après
notre arrivée, nous reçûmes un appel de la maison d'enfants
où il séjournait. La directrice demandait d'envoyer une
voiture. Nous apprîmes que le petit, deux jours plus tôt, avait
eu une crise de fièvre. La femme précisa qu'il avait été vu par
un médecin et que tout allait bien. Elle ajouta que c'était par
prudence qu'elle recommandait de le reconduire en voiture
plutôt que par un train tardif.
Talmaï, l'aïeul, entame alors les dernières pages
de son texte d'hommage
il avance vers les ultimes heures de la vie d'Oved
l'enfant qui voulait être le Premier Roi juif
de France
« La journée se passe, écrit-il, encore chaude de la gaieté de
nos vacances si bien réussies. Des amis emmenés lors de
52
cette virée nous recevons en cette veille de l'année 1938 une
avalanche de bonbons. Nous parlons un peu de l'Allemagne
et de ce qui s'y passe. Quelle bonne idée, dis-je, d'être venu
en France! Quelle souffrance ça doit être de vivre sous les
cris de ce chancelier qui remet en cause, pièce après pièce,
le fragile équilibre de paix qui tient l'Europe ensemble !
Puis, à huit heures, Oved arrive et soudain, tout n'est qu'un
cri. L'enfant nous est rendu, mais hébété. C'est à peine s'il
parle et tient debout. On le monte, on l'assoit sur son lit. Ses
frères et sœurs l'entourent, mais il ne répond pas. Sa mère
le déshabille : Éloignez-vous ! lance-t-elle. Le corps d'Oved,
note l'aïeul, est couvert d'éruptions, sa gorge est tachetée
de blanc. On prend sa température: quarante degrés. Le
médecin est appelé. Après avoir ausculté le malade, il dit:
aucun signe inquiétant, tout ira bien. Il nous quitte en
annonçant sa visite pour le deux janvier et dans un calme
effaré, les soins s'organisent. On veille à isoler l'enfant ; il ne
faut pas entrer dans sa chambre sans revêtir une blouse; et
c'est ainsi que jusqu'au moment où, le lendemain, j'eus l'idée
d'enfiler mon peignoir, je me privai de passer près de lui les
dernières heures, les plus sombres.
Talmaï, à cet instant, bascule son récit au présent
comme si tout le temps se mettait à trembler
« La nuit n'est pas mauvaise, écrit-il. Oved se remet de la fatigue
du voyage, de ce trajet qui l'a ramené de la montagne. Il parle
peu ; sa mère qui ménage ses forces l'interroge à peine. Ce ne
sont que de brèves indications qu'elle récolte. Deux jours plus
tôt, dans la maison de jeunesse où nous l'avions envoyé pour
se reposer – quelle atroce pensée que ce “repos”, note l'arrière-
grand-père de Thésée –, il a été isolé ; il a passé la nuit seul. Il
53
raconte que le matin même, ce jeudi, il a patiné, il a eu froid,
si froid. Le soir, après avoir dormi, il me tend sa petite main,
puis se tourne vers moi…
Papa, on ne peut s'en aller quand on veut
il dit et aussi
qu'est-ce qui va m'arriver
si je ne connais pas les prières ?
et l'ancêtre répond
tu ne vas pas mourir, Oved
tu es un Roi et les Rois ne meurent pas
et Oved répète
Papa, on ne peut s'en aller quand on veut
puis
« Au matin du premier janvier, écrit l'arrière-grand-père que
l'on sent plus tremblant que jamais, nous allons chercher une
garde-malade ; j'ai la chance de ramener une amie qui a déjà
soigné plusieurs des nôtres. Il me semble qu'avec sa douceur et
sa fermeté, elle nous apporte la certitude du succès. Pourtant,
à peine a-t-elle approché le malade qu'un mot d'elle m'inquiète
nous nous battrons
54
« À midi, l'état de l'enfant est stationnaire. La fièvre est forte.
Dans l'après-midi, j'emmène les frères et sœurs pour quelques
visites. À mon retour, vers seize ou dix-sept heures, le cœur
faiblit. On fait appeler le docteur en urgence. Après avoir vu
Oved, il tombe d'accord avec nous. Il demandera une autre
consultation. On essaie de joindre le collègue, on y parvient.
Il sera auprès du malade pour vingt heures. Le soir, les deux
médecins organisent la lutte. Il y a des bains, des piqûres. Je les
raccompagne à leur voiture et quand je reviens, l'infirmière est
désemparée. Voici que commencent les heures de cette seule
nuit, si courte et atrocement longue, où sans avoir eu le temps
de lutter, il faut comprendre que tout est perdu. Nous devons
accepter et en même temps résister.
Talmaï écrit ces mots qui se présentent
tels des cris adressés à un ciel désespérément vide
La volonté de Dieu
!
L'ordre du monde !
Nous sommes si impuissants !
« Vers quatre heures du matin, le docteur revient. Il ne sait
plus quoi tenter, mais il pense qu'Oved peut y arriver. Je vais
réveiller ses frères et ses sœurs en espérant qu'ensemble, nous
pourrons l'aider. Mais il meurt à huit heures, le deux janvier.
Le vieux a cette phrase
il est maintenant une âme parfaite
comme si la perfection pouvait à elle seule
remplacer l'enfant mort
55
« Et il est aussi là, poursuit-il, sur son lit. Ses traits si troublés
ont retrouvé le calme. Son sourire est revenu errer sur ses lèvres.
Qu'il est joli l'enfant que Dieu a pris
ajoute-t-il en trouvant encore ces mots qui voudraient consoler
et qui, pour le frère qui reste, seront ceux d'une colère
qu'il faudra enfin s'obliger à entendre
« Je demeure à ses côtés, écrit l'ancêtre. Et tout ce qu'il a été,
avec son élégance, sa finesse, sa vivacité, son ardeur, m'em-
porte. Tout ce qu'il était pour moi, tout ce que je devinais qu'il
serait ; tout cela n'a plus que la réalité d'un rêve. Et j'aimerais
tant que ce rêve dure. La mort d'un enfant, c'est la détresse à
l'état pur. Mais cette détresse, il ne faut pas qu'elle soit perdue.
Il faut qu'après cette mort, nous ne soyons pas les mêmes et
qu'Oved, à son tour, nous guide ; que sa mort tresse autour de
nous un lien plus fort. J'ai voulu, confie-t-il, qu'il repose dans
notre maison pour ses dernières nuits. Et je sais bien qu'un
jour viendra où l'on y rira et dansera. Ce jour-là, son ombre
planera au-dessus de nous
puis les dernières lignes de l'aïeul, Talmaï,
comme une invitation à revivre, ce deux mars 1938
où son manuscrit se termine
des mots que le vieux offre à ses descendants
comme un élan
« Nous nous devons à nos tâches, écrit-il, et l'histoire ne doit
pas s'arrêter. Mes enfants, frères et sœurs de notre Oved, je
56
vous le promets, je ne m'enfermerai pas avec lui dans un
caveau. Je veux vous voir grandir. Allons, mes petits, prenons-
le dans nos bras, portons-le ensemble dans les bons et mauvais
jours tout au long du chemin qui reste à parcourir et, en son
nom, disons les mots oubliés de la prière pour que son âme
nous éclaire ; tournons-nous vers le pays céleste qui est notre
recours dans le chagrin ; prenons tout ce qu'il nous a donné
pour en faire une force et marchons vers le devant. »
… ainsi s'achève le texte errant qui passa de main en main,
de génération en génération, secrètement, silencieusement,
pour arriver entre celles de Thésée soixante-dix ans plus
tard ; un manuscrit à la mémoire d'Oved, l'enfant qui rêvait
d'être le premier roi juif de France ; et Thésée, tombant dans
la ville de l'Est, lisant enfin les phrases secrètes, soulignera
ces mots
frères et sœurs de notre Oved, je vous le promets
je ne m'enfermerai pas avec lui dans un caveau
je veux vous voir grandir
allons, mes petits,
prenons-le dans nos bras, portons-le ensemble dans les bons et
mauvais jours tout au long du chemin qui reste à parcourir…
l
57
Thésée y verra un long kaddish offert à celles et ceux de l'avenir
ainsi qu'il est dit
qu'il y ait une grande paix venant du Ciel
et une vie nouvelle et le réconfort et la délivrance
dans le monde qui sera renouvelé…
mais dans le temps où il en prendra connaissance, des mois,
des années après cette cavale dans le train qui l'emporte vers
l'Est, il ne pourra s'empêcher de le lire, ce manuscrit errant, ce
kaddish de l'espoir et du chagrin, à la lumière de tout ce qui a
eu lieu : la mort de son frère, de sa mère, de son père, et ce qu'il
aura appris de la fin de son arrière-grand-père…
car le trente novembre 1939
quelques mois après la déclaration de guerre
ayant perdu tout espoir de voir la paix revenir en Europe
voyant ses fils, les aînés d'Oved,
partir au combat comme il avait vu, lui,
partir son frère, quelques années plus tôt,
lors d'une autre guerre
le vieux Talmaï, « celui qui se cache », s'enferme
dans son bureau
et empoignant son pistolet de service
se tire une balle dans le crâne
58
et les paroles de revivance, l'élan de vie qu'il s'était employé
à consigner resteront lettre morte ; lui qui imaginait que la
famille, après le deuil, « rirait », « danserait », recouvrit tout
cet espoir du voile inavouable de son suicide ; le coup de
pistolet fut caché et enfoui dans le chaos de la mobilisation ; le
corps de Talmaï tomba, puis fut recouvert par tous les autres
morts de la guerre, les disparus, les déportés, les exterminés ;
mais est-ce le chagrin d'un père après la disparition de son fils,
ou les souvenirs des combats de la Grande Guerre ou cette
prière juive trop oubliée et la ruine annoncée d'un amour pour
la France qui le portèrent à se donner la mort ? est-ce la peur de
perdre ses autres enfants dans les combats à venir ?
dans son train, Thésée pourrait, s'il avait lu, d'ores et déjà
comprendre que c'est à partir de là, de ce geste de désespoir
que se déploie la lignée des hommes qui meurent ; s'il n'avait
pas si peur des échos du passé qui ricochent d'âge en âge au
cœur de la matière, il aurait pu regarder vers l'arrière ; mais lui,
parce qu'il est un moderne, parce qu'il espère rompre avec ce
cycle des morts, et quitter le vingtième siècle, se tourne obsti-
nément vers l'avenir ; et dans la vitre du train, il voit les reflets
de ses enfants endormis ; il se dit qu'en partant, il les arrache
à une mécanique obscure et les lumières du dehors sont des
éclairs sur leurs visages…
je ne ferai pas comme Talmaï, il se promet, je ne ferai
pas comme mon frère, Jérôme, je n'abandonnerai pas ; je
l
couperai avec cette lignée ; je ne serai pas Roi, j'oublierai
jusqu' à mon propre nom et j'oublierai ma langue ; je ne
ferai pas comme eux, je ne me suiciderai pas ; je ne laisserai
pas le passé hanter l'avenir ; pas plus que je ne laisserai la
mort contaminer la vie ; je me donnerai à la nouveauté
de la ville de l'Est, à l' élan de mes enfants dans le temps ;
et d'ailleurs, quel lien ai-je avec ces hommes qui se tuent
et que peut sur moi la douleur ? rien ne peut m'atteindre,
je suis jeune, je ne veux pas mourir ; je pars vers le cœur
de l'ancien charnier bâtir une autre vie ; je laisse derrière
moi la ville de l'Ouest que mon frère voulait quitter pour
aller vers les lacs, les montagnes, les sommets enneigés ; je
vais vers le souffle et l' énergie nouvelle ; je vais m'offrir
au vent qui vient du Nord, à ce creux de plaine bientôt
englouti par les eaux ; je veux voir à quoi ressemble la ville
coupée
;
voir ce qui cicatrise à l'endroit des anciennes bles-
sures ; je pars pour un pays où nul ne connaît mon nom ;
pour mettre un océan de terre entre moi et cette lignée ; je
changerai de nom, s' il le faut, je changerai de langue…
hier, j'ai rouvert des cartons
pleins d'images
Berlin, 2017
63
… mais Thésée a échoué, il n'a pas réussi à tout effacer, les
ombres des siens l'ont suivi dans la ville de l'Est ; il a eu beau
mettre une langue, des frontières et des fleuves entre lui et
sa vie d'avant, rien n'y a fait ; cinq ans se sont écoulés depuis
son départ et ce train de nuit qui était sa promesse ; cinq ans
depuis qu'il a quitté le pays adoré de l'enfant Oved : cette
vieille terre orgueilleuse au bout du continent où l'on se dit
français ; et ce qu'il compte aussi, ce sont les treize années qui
se sont écoulées depuis la mort de Jérôme, son frère, qui rêvait
de montagnes et de grands horizons ; treize ans d'efforts pour
oublier et rompre avec les siens ; et maintenant il note ces
quelques lignes pour fixer ce qui s'effondre en lui…
alors qu'un voile de nuit est tombé sur la ville où je suis
allé pour me reconstruire loin du souvenir des miens, de
cette saison des morts qui les a emportés, j'ai compris que je
n'y arriverai pas ; pendant treize années d' évitement, j'ai
voulu effacer leurs traces, mais j'ai échoué ; la pendaison
est encore là entre moi et les jours et je tombe ; la ville où
j'ai fui ne m'offre plus de répit ; c'est un cimetière à ciel
ouvert où errent les fantômes du vieux siècle ; à chaque
coin de rue, des traces m' interpellent ; sur le pavé, quand je
sors de chez moi, les Stolpersteine luisent sous la pluie de
décembre ; je lis les noms sur les petits pavés de la mémoire
et ces noms se mêlent aux noms d'Oved et de mon arrière-
grand-père ; de ceux qui les ont suivis, déportés pendant
la guerre, les fils, les oncles, les cousins
;
ceux qui tombe-
64
ront dans la seconde moitié du siècle en glissant dans leurs
douches – leurs douches – ou ceux qui, comme mon frère
se nouant le cou à une corde – à une conduite de gaz –,
mourront dans le sillon d'une histoire qui se poursuit, se
poursuit… le passé dure longtemps, il contamine à petit
feu et continue de tuer quand les causes ont disparu ; mais
qui jugera ce dommage de très longue durée ? la ville de
l'Est maintenant m'oppresse ; je suis cerné par l'Histoire
alors que je voulais la fuir ; il y a de vastes étendues de
peurs qui se réveillent en moi ; le côté gauche de mon corps

mon frère était gaucher – se fige ; mes dents s' infectent, le
dos ne tient plus
;
tout chute et je sens autour de moi l'obs-
curité dont je voudrais sortir, mais la voie que j'ai suivie
ne le permet pas ; je n'ai plus d'appui dans l'avenir et rien
dans le passé à quoi me retenir ; et je devine qu' il faudra
traverser cette nuit, tenter de voir clair dans l'obscur du
temps, relier les mémoires entre elles, et mon frère à ce
texte secret qui célèbre Oved, le fils qui voulait être Roi ;
il me faudra ajointer les vies entre les âges pour guérir les
morts et me relier à eux à rebours de ma fuite ; pour saisir
comment les fantômes s'en prennent aux vivants ; car je
dois me rendre à ce verdict : il y a quelque chose de plus
vaste que la mémoire de l'esprit ; il y a le profond souvenir
ancré dans la matière du corps
… et le frère qui reste se décide donc à ouvrir ses cartons ; il
se dit que, peut-être, le temps est venu de se retourner, il n'a
pas le choix, d'ailleurs; car les médecins qu'il rencontre pour
arrêter sa chute ne comprennent rien ; pourquoi cette douleur
dans ses tempes, l'inflammation des racines de ses dents, les
os du dos ? pourquoi son corps en feu, treize ans après la mort
du frère ? treize ans et tout s'aggrave, nul ne parvient à l'aider ;
65
il aimerait que la vie soit simple, que le deuil soit un deuil, et
le corps, un corps que les modernes soignent ; il souhaiterait
tant qu'il y ait une issue qui lui permette de laisser tout en vrac
et de continuer comme avant ; comme avant, couper, rompre,
s'entêter à maudire la généalogie, les rois et toutes les nations ;
Thésée, pour s'en sortir, serait même prêt à dire une prière si les
prières étaient entendues
qu'a donc mon bien-aimé, mon Roi, pour se dérober ?
je déverse la supplication de mes lèvres
personne ne répond
j'interroge à propos de mon rêve nocturne
personne ne m'explique
je me dis alors que je ne puis y parvenir
car la vie est scellée
… mais rien ne sert à rien et son corps le lâche ; Thésée ne sait
plus que faire ni à quoi s'accrocher ; il rêve que des pilules – des
anti-inflammatoires – le libèrent des douleurs qui le prennent
et tout serait réglé ; il pourrait continuer à être un moderne, à
aller de l'avant, à recouvrir l'histoire d'un oubli ; mais il n'y a
pas de drogue, pas de chirurgie pour son mal, pas de parcours
de soins ; les scans, les IRM ne montrent rien ; les docteurs, ces
êtres si rationnels, disent « somatisation », comme si le mal se
cachait dans les plis de son âme ; et pourtant, il le sent, il n'y
a rien de plus réel que cet effondrement
;
pour lui, c'est maté-
riel, ça le tord ; il voudrait pourtant se tenir dans les bornes
de ce qui est scientifiquement prouvé ; trouver un docteur qui
le libère de cette charge du survivant ; il refuse pour l'heure
de se tourner vers d'autres thérapies plus sauvages ; plus tard,
66
je le sais, il y aura ceux qui lui diront de retrouver Dieu ; il y
aura une guérisseuse qui lui nouera les tefillins jusqu'à son cœur
et lui parlera de ses vies antérieures
;
des chamanes, des médi-
tants ; des sages et des réflexologues chinois lui diront de taper
ses mains pour que les vibrations expulsent ses toxines ; dans
sa quête pour revivre, il y aura ceux qui lui parleront de fascias,
ceux qui l'initieront au lâcher prise, ceux qui lui apprendront
à contacter l'eau du corps pour qu'elle l'aide à nettoyer les bles-
sures ; ceux qui lui donneront à lire les ouvrages de Moreno sur
le psychodrame et la thérapie groupale ; mais, pour l'heure, il
ne comprend rien ; il sent qu'il y a en lui une peur généalogique
qui l'emporte, et aussi la menace que chaque famille fait peser
sur ceux qui pourraient révéler le secret ; ceux qui sont, souvent
à leurs dépens, les gardiens de l'ordre ; et encore, ces morts qui
forment une assemblée silencieuse, sévère, qui l'accable ; mais il
ne la voit pas, cette assemblée ; il redoute de lui faire face, tente
de contourner ce qui est arrivé ; et cette poche du déni, il la
prenait jusque-là pour sa raison d'être ; le frère qui reste refuse
mais il sent désormais qu'il n'a plus le choix ; il devra faire face
aux preuves, ouvrir les cartons qu'il a emportés avec lui ; car
il faut quelque chose à quoi tenir sans quoi la vie chute dans
un vide sans fin et peut-être que la mémoire est cette attache
qui lui manque ? c'est ce qu'il espère quand il renverse tout par
terre : le manuscrit de Talmaï, les photographies, les albums de
son enfance, toute la vie juive occultée sur un sol allemand…
Thésée note
je ne vois rien pour l' heure, tout n'est qu'une brume de
colères et de regrets ; en quittant mon pays, en montant
dans le train vers l'Est, je savais que le texte errant était là,
au fond des cartons, avec d'autres documents, des lettres de
67
ma mère, de mon frère, de mon père ; mais ce flot mémoriel
qui traverse les corps entre les vies est si opaque, si inaperçu,
que ce qui se trame entre les chocs du passé et le présent,
je n'arrive pas à le saisir ; je ne vois rien, ne comprends
rien ; il faut s'enlever de l' image – mourir, tuer le sujet –
pour approcher de ce que la matière sait ; et maintenant, je
rampe ; ce qui était enfoui dans mes cartons forme le tapis
des souvenirs sur lequel il me faut réapprendre à marcher,
mais je rampe ; et tout n'est qu'un désordre de visages
oubliés ; je me vois sur les photos, mais ce n'est pas moi ; je
vois des bouts d'une enfance, mais ce n'est pas mon enfance ;
je vois mon frère, mais il n'est plus mon frère ; cette archive
déversée pourrait être celle d'un étranger ; je ne suis pas lui,
je pense, je ne viens pas de là, je n'ai pas de lien avec eux ;
je n'appartiens pas à ce temps ; tout a été coupé ; j'ai réussi à
rompre avec la peur que l'aïeul a enfouie dans le corps des
descendants, mais…
Thésée cherche une issue hors du labyrinthe, il voudrait éviter
le monstre ; face à toutes ces images qui sont répandues là, à
ses pieds, il aimerait reprendre vie sans même les regarder ; et
s'il donne l'impression d'être encore vivant à celles et ceux qui
le croisent, il faut me croire, tout en lui est en miettes, son dos,
les racines de ses dents, tout meurt ; le frère qui reste pourrit sur
pied ; il a commis l'erreur de croire les siens au-dehors, dans les
cercueils où il les a laissés, au fond d'une tombe lointaine dans
un cimetière en pente le long d'un lac cerné par de moyennes
montagnes près de la frontière suisse, alors qu'ils sont là, dans
l'eau de son corps, dans ses os ; et c'est à ce moment que la ville
de l'Est se replie sur la nuit sans fin de l'hiver, que les trottoirs
désertés s'offrent aux rafales gelées ; il ne peut plus oublier, il
le comprend dans la peine ; il ramasse les photos une à une, il
68
y en a des centaines et c'est un travail qu'il ne peut accomplir,
il n'en a pas la force ; mais ses yeux, ses yeux parviennent à se
tourner vers les traces par terre ; ils tentent de reconnaître ceux
qui sont là, cependant, chaque fois, c'est un bloc de matière en
feu qui a refroidi, dont il cherche à s'extraire…
on dit que les survivants fuient
pour s'éloigner des souvenirs qui les hantent
mais, des années plus tard, les voilà traversés
par des pathologies mystérieuses : une aphasie, la paralysie
d'une main
une épaule qui se bloque
c'est ce qu'observe la « psychogénéalogie »
cette aphasie liée à une parole qu'on aurait voulu dire
qu'on ne réussit pas à prononcer
cette paralysie soudaine :
la trace restante d'une main aimée dans sa main
cette épaule : ce qui a métabolisé à partir d'un cri jeté
dans l'urgence :
« Porte-le sur tes épaules ! »
nous sommes tissés de mots, le corps est une enveloppe
où tout s'emmêle
:
le verbe et la chimie des eaux, des tissus,
des nerfs, des os…
mais qui connaît les circuits de cet emmêlement ?
69
matière, langage
qui a percé le secret de cette inscription
quand la chimie du corps devient langue
et la langue cherche désespérément à nommer
cette incompréhensible chimie de
la matière humaine ?
voilà ce qui lui arrive, ce que fait son corps
il ne parvient plus à porter tout ce qu'il a contenu
et Thésée heureusement a devant lui des semaines de solitude ;
ses enfants habitent le plus souvent chez leur mère ; d'ailleurs,
dans son état, comment pourrait-il s'en occuper ? le moindre
geste, la plus minuscule tâche le torturent ; il ne peut plus rien
porter, pas même son propre poids ; allongé, il contemple les
preuves déversées de son enfance, d'une famille qu'il a cherché
à effacer en allant vers l'Est ; tout ce qu'il a cru pouvoir annuler
par la distance, par le changement de nom et de langue est là :
des images qui, il l'espère, feront tomber le mur qu'il a érigé
entre lui et la totalité du passé : les mémoires de l'aïeul, les
voix de son frère, de sa mère, de son père… le spectre d'Oved,
l'enfant qui voulait être le premier roi juif de France ; au cours
des treize années de sa fuite – je suis tenté d'écrire, de sa tenta-
tive d' évasion –, il s'est répété un genre de mantra…
je veux détruire le passé
TOUT
70
effacer celles et ceux qui ont vécu dans les noms
connus, familiers…
Talmaï, l'ancêtre
Oved et Nathaniel, ses deux fils
Esther, la fille de Nathaniel et Gatsby, le surnom de mon père
des noms
mon enveloppe sonore, mon foyer
je veux pouvoir dire :
je n'ai ni frère ni mère ni père ni origine
je m'installe à l'Est
car
je veux retrouver le présent
et aller vers l'avenir
… et ce refrain de l'effacement a porté Thésée vers l'Est ; il s'est
obstiné à revivre en puisant dans la fuite une énergie nouvelle ;
mais, à force de coupures, il est devenu l'habitant d'un nulle
part ; et voilà que son corps tombe et l'oblige à se retourner, à
enquêter sur tout ce qu'il maudit : la généalogie, la lignée, le
mensonge de l'enfance, les rêves de la mère, les illusions du père,
71
les mythes et les récits entretenus par les descendants de l'aïeul
qui se tua d'un coup de pistolet sans que l'on ait le droit d'en
rien dire ; puis la glorieuse histoire de la réussite et des Trente
Glorieuses qui auraient permis de tout reconstruire… voilà où
en est Thésée quand il se rend aux forces qui le tuent ; il guette
un carré de ciel entre les murs de son labyrinthe ; les images
sur le tapis à ses pieds sont les murs entre lesquels il lui faut
réapprendre à marcher pour retrouver, il l'espère, la joie, les
souvenirs avec son frère, les senteurs de la cheminée
quand nous faisions brûler des carrés de sucre sur les braises
avant de les verser dans un bol de lait…
car telles sont les beautés de son enfance : aucune continuité,
des bribes, des éclairs, des jaillissements, quand ils allaient
ramasser les châtaignes et l'infatigable mère, Esther, avait le
temps de cueillir des fleurs, mais tout cela est si loin
et je l'ai oublié
… face aux images, je commence par noter mécaniquement ce
que je vois : des visages, des moments où ces visages s'éclairent,
en vacances au bord de la mer ou l'hiver en montagne, où des
corps s'ébattent sur des pistes enneigées ; face aux images, je
tente de ressentir comment ces scènes se relient ou ne se relient
l
72
pas à des émotions dont je pourrais dire qu'elles sont attachées
à mes souvenirs ; sur ces traces du temps, j'arrive difficilement
à reconnaître mon frère : comment être sûr que c'est lui, si je
ne parviens à m'y rapporter qu'en usant de la photographie ?
telle a été ta vie
me disent les images en couleur et en noir et blanc ; dans la
langue anglaise qui fut pour moi un recours pour sortir de la
mienne – est-ce ça, le motif de mes nombreuses fuites, quitter
les plis d'une langue pour ne plus entendre parler de…, plus
entendre parler d'eux… ? – dans la langue anglaise, les preuves
se disent evidence ; au singulier, on dit, a piece of evidence,
comme si la preuve était d'un bloc ; les cartons contiennent
cette « évidence » que je devrais être capable d'endosser d'un
bloc et que je ne parviens à voir que pièce par pièce – piece after
piece, image after image…
ceci est ton enfance
semble me dire chacune des images, comme si elles entamaient
un bras de fer avec mon propre esprit ; en les voyant, je mesure
combien je me suis séparé ; de la joie, du bonheur avec le frère ;
où sont passés nos rires ? je prends lentement conscience de ce
que j'ai jusque-là le mieux réussi dans ma cavale à l'Est : cet
acte de dissimulation par lequel j'ai nié les preuves de ma vie ;
au lieu d'une existence nouvelle, je me suis jeté dans un puits
sans issue ; en voulant effacer le souvenir de mon frère mort,
toutes les autres scènes de ma vie ont été emportées et mainte-
nant, il faut repartir de là, du frère qui s'accroche le cou
à une conduite de gaz
73
interpréter
« une conduite de gaz »
et Jérôme, mon frère, pourquoi as-tu été ainsi nommé ?
JÉRÔME
ce prénom, que sait-il, que porte-t-il ?
le corps avec lequel j'ai grandi, la voix qui m'a nommé
toi qui as vécu à l'intérieur de ce nom
qui rappelle la vie d'un saint qui eut la charge
de traduire de vieux textes hébraïques sur l'origine du monde
« Jérôme de Stridon »
celui qui fut peint par Caravage et tant d'autres géants
celui qui dut condenser des scripts divers, nombreux
venus du grec, de l'hébreu, de l'araméen
et ficeler la multiplicité des mythes en un seul héritage
l
74
Jérôme, mon frère,
nous vivons dans des histoires qui nous débordent
mais pourquoi te tuer ?
que n'as-tu pas réussi à traduire ?
et moi, ton survivant, dois-je faire de ta mort
un acte d'accusation contre l'Histoire entière ?
pour l'heure, tout est en vrac et je ne vois rien, ne comprends
pas ; je dois seulement reprendre le fil et ôter cette corde qui,
sans le dire, après t'avoir pris, s'est nouée à mon cou ; car le
frère est le frère et il suffit d'un seul lien manquant pour que
tout se mette à tomber : le sujet, la capacité à dire je, la vitalité,
la force, la possibilité d'aimer ; il suffit d'un seul lien manquant
et moi, contre ça qui m'infonde, ce lien du frère qui manque,
toi, le témoin de mes premières années, toi avec qui j'ai appris
à jouer, j'ai voulu t'effacer et me prouver que je tient tout
seul ; mais le corps dit que la cavale prend fin ; je tombe et les
troubles sont innombrables : paralysie de la partie gauche du
corps, infection des racines de mes dents, inflammation du
dos, tout le long de la dure-mère jusqu'au sacrum et aucun
docteur ne comprend ; dans ce naufrage, à l'Est, je me répète
une promesse…
ne pas faire comme toi, Jérôme
traverser les vieilles prières et les ruptures généalogiques
croire au moins à ma tâche
75
nettoyer les eaux noires du temps
sortir du labyrinthe
restaurer le nom manquant et la prière absente
ne plus jamais rêver de suturer ce gouffre
qui me sépare de ça :
ce que l'on appelle « France », ce que l'on appelle « Europe »
et aussi « Allemagne »
… et ces cartons que je viens de vider sur le sol allemand sont
pleins, justement, de ces poids inquiétants, de ces ombres du
temps ; ils sont la terreur même, la preuve que tout le récit que
je me suis fait de ma vie nouvelle, de ma cavale est faux ; en
déverser le contenu sur le sol, c'est accueillir la mémoire, le
passé, et aussi transgresser la loi d'une lignée qui n'eut de cesse
de vouloir cacher, cacher tout ce qui tremble, mais
on ne rouvre pas les fenêtres du temps
te souviens-tu de ça, Jérôme ?
ce onzième commandement qu'il me faut contredire; cette
loi imprimée dans la lignée après le suicide de Talmaï ; et le
frère qui reste, moi, en rouvrant ces cartons, j'ignore ce que je
crains ; je sens peser la menace de cette loi, mais de quoi avons-
nous peur, qui revient du passé ? de l'ordre qui se met à vaciller
ou de la matière qui a cristallisé autour du silence, qui pour-
rait sous l'impact d'un peu de vérité exploser en morceaux ?
76
regarde, Jérôme, mon frère, je suis si effrayé ; je marche sur
le tapis des photographies de notre enfance, et ne parviens
pas à nous reconnaître ; je demeure sous l'emprise de la loi,
du onzième commandement, et m'arrête au premier geste :
déverser les cartons, un sacrilège où celui qui a été soumis à
l'ordre du secret – ne pas rouvrir les fenêtres du temps – tente de
se retourner ; parce qu'il n'a pas le choix, parce que la douleur
l'y oblige, parce que ses dents s'infectent, que ses os sont un
verre fêlé qui ne le porte plus ; il y a tant d'images, mon frère,
la plupart prises par le père en un temps où la vie était facile
et ce que l'on nommait alors « famille » semblait capable de
pourvoir à la totalité de nos aspirations ; vous voir ainsi, dans
ce chaos de papier jauni, c'est regarder les visages de celles et
ceux avec qui j'ai partagé les dernières années du siècle; sans
vous, je le comprends, c'est mon existence qui est sans preuve…
mon Roi, aide-moi si tu es là, quelque part
au cœur de l'hiver de l'Est
offre-moi tes lèvres d'acquiescement
dis-moi que je peux profaner cette loi
transgresser l'ordre de ma famille
de la mère et du père
des secrets qui lient les morts et les peurs entre elles
ici le suicide d'un ancêtre, ici celui d'un frère
ici la peur de perdre un fils, ici la peur de perdre un père
donne-moi des forces, mon Roi
77
pour percer le silence et porter plus loin
ma recherche
fais que cette enquête généalogique
soit un poème de revivance
des semaines passent ; la ville de l'Est enveloppe Thésée de son
voile d'ombres : le frère qui reste lutte contre la douleur que
nul docteur n'explique ; il est seul avec une force qui le plaque ;
il s'obstine à marcher même si son état l'en empêche
:
la dure-
mère et les dents sont les lieux où s'encryptent les ruines et les
chocs des généalogies ; plus bas, au-dessus de la taille, ce que les
Chinois nomment le daï maï, le « méridien de la taille », seule
horizontale à relier ciel et terre, les élans aériens de l'esprit et la
base du corps, zone de jonction ou de disjonction de celles et
ceux qui sont à venir, les enfants, et de celles et ceux qui sont
passés, les ancêtres, est en lui comme le pied d'un verre dont
on voit la brisure
;
ça ne le porte plus et Thésée pense
maintenant, tout tombe et la vie est maudite
mais il lutte au nom de la promesse qu'il a exigée de son frère
quelques jours avant sa mort…
si tu n'arrives pas à te libérer de tes peurs, Jérôme, essaie de
laisser passer les années ; le temps peut accomplir plus que
la volonté, mon frère ; il faut t'en remettre au temps ; tout
ce que tu ne peux obtenir par la volonté, le temps pourra
te l'offrir…
et le frère qui meurt, Jérôme, ce jour-là, lui avait répondu : je ne
me tuerai pas, il lui avait donné sa parole, mais il ne la respecta
78
pas ; il luttait depuis tant d'années, Jérôme, contre des peurs
incomprises ; comme l'ancêtre, le père d'Oved, quand il avait
écrit : je ne m'enfermerai pas dans un caveau… Jérôme n'a pas
tenu parole et Thésée, pourtant, ce jour-là, l'avait empoigné :
tu me promets ? tu me promets ?
alors, pour expulser la rage et la terreur que le frère mort lui a
transmises, il se force à sortir pour promener son corps malade ;
il va dans les parcs de la ville de l'Est s'emplir d'air gelé ; il
cherche un espoir dans les bois décharnés, puis rapporte un
peu de cette force pâle des arbres pour qu'ils l'aident à tenir ;
car la marche réveille les douleurs ; et les jours passent, il ne
s'en sort pas ; il relit en rentrant ses questions notées sur une
feuille de papier posée au-dessus des images
qui commet le meurtre d'un homme qui se tue ?
puis une autre qui maintenant
l
79
l'appelle
celui qui survit, c'est pour raconter
quelle histoire ?
… il retrouve les photographies autour de son lit, ne prend plus
soin de les ranger ; tout tombe, il pense, mais la matière, elle,
patiente : les arbres savent attendre, comme les pierres, les lacs,
les rivières et les photographies ; tandis que nous, nous sommes
si pressés ; nous infligeons à nos corps la pulsation malade de
nos aspirations ; et lui, il voudrait guérir ; en moderne, comme
son frère Jérôme qui était si impatient ; il aimerait qu'il y ait
un docteur, une drogue, pour le relever ; mais la vie est une
matière qui sait, que nous aimerions déchiffrer, et à laquelle,
malgré tous nos appareils, nous ne comprenons rien ; la matière
impose ses heures, le temps des blessures, et nous, nous voudrions
que la roche parle, que la peau cicatrise ; nous sommes comme
les arbres qui tremblent sous les orages ; pour l'heure, dans sa
chute, il se dit qu'il faut accepter ce temps de la matière ; le
temps du corps qui tombe, des photographies qui rappellent
le passé ; que peut-il faire d'autre que ça, faire face aux preuves,
tenter de voir si les images relancent en lui une vie et en atten-
dant, faire semblant d'exister ?
car un homme donne l'impression de rire
quand tout l'attire vers la nuit
et c'est à ça qu'on mesure sa faille
ce pouvoir de produire une apparence
quand tout en lui est en train
de mourir
80
et peut-être que ce pouvoir d'apparaître, il pense, ce pouvoir de
donner l' impression d' être en vie, a permis à son frère, Jérôme,
de lui faire cette promesse deux jours avant de se tuer : je ne me
tuerai pas, car ce que l'on donne à l'autre, c'est ça : un serment
et un visage qui, ailleurs, loin dans les profondeurs, ont déjà
dit adieu ; et si Thésée tient, c'est aussi pour ça, pour ne pas
trahir, pour ne pas ajouter une plaie à la plaie…
ils ont confisqué la mort, il pense
je suis obligé de tenir
alors le frère qui reste, Thésée, part marcher pour tenter de
se relever, pour soulever la matière en lui, parce qu'il veut
guérir, parce qu' il faut marcher, lui disent ses docteurs, malgré
la peine et la blessure et son côté gauche gelé ; et dans les parcs,
il inspire ce que les arbres branlants lui offrent : un peu d'air
pâle et de puissance
;
puis, au retour, il piétine les photos épar-
pillées et s'allonge pour ne plus avoir mal ; depuis son lit où
il vit le reste de ses heures, il se force à se relier à ce qui jaillit
depuis les images : son enfance de joie et d'illusions ; et pour
les ektas, ce format disparu que son père appréciait, il récu-
père un lecteur ; la technique produit sur lui un effet qui le
surprend
une source de lumière que je ne trouve pas en moi, il pense
se mettrait donc à éclairer mon histoire ?
une ampoule, juste ça, une ampoule
pour illuminer la nuit et me montrer la voie ?
81
et ce sont des jours, je l'ai dit, des semaines, où tout s'obstine ;
la matière en lui cède, les os, les tissus du dos, ça s'effondre ; et
les maudits docteurs ne comprennent rien
c'est dans la tête, ils disent, on ne voit rien
sur les radios, les échographies, les
IRM
pourtant, Thésée le sait, il l'affirme, il ne crée pas ce mal ; en
lui, c'est matériel, c'est un poids, ce sont peut-être des âmes, ou
des morts, ou des membranes qui, pour le protéger, parce que
tout en lui est une chimie de peur, se sont resserrées autour de
ses os ; en tout cas, la ceinture autour du daï maï, le méridien
que les Chinois associent aux fêlures généalogiques, semble sur
le point de rompre
;
et il est seul avec ce corps illisible
il pense
nous sommes tissés de langage et le corps est cette enveloppe
où tout s'emmêle
:
le verbe et la chimie des tissus…
on dit « porter les siens sur son dos », « se briser », ou « tenir »
et lui, il se demande à quoi s'accrocher ?
comment retrouver la joie, la légèreté
et se débarrasser de ce poids qui est en lui
qui lui prend ses forces
pour l'heure, il s'allonge parmi les images qu'il a transportées
du salon jusqu'au lit, là où il vit tout le jour ; et il reprend scène
après scène les souvenirs de son enfance, retisse le fil coupé
dans l'espoir de sortir du labyrinthe ; il n'a pas vu le monstre, il
82
ne peut pas encore le voir ; mais il enquête sur des liens détruits
en bravant les interdits qui obligeaient les siens…
ne pas rouvrir les fenêtres du temps
ne pas poser de questions sur l'homme qui veut mourir
tout laisser en vrac, aller vers l'avenir
et sa mémoire, il le constate, est une zone bombardée où il peine
à revenir ; il s'oblige un peu, se force, laisse tout par terre pour
que ça l'attende quand il rentre ; mais rouvrant les archives de
ce qui a été – et les images manquantes de l'heure où son frère
se pend, où sa mère s'endort pour ne plus se réveiller, où son
père le quitte en lui parlant d'une page noire où il ne distingue
plus ni le haut ni le bas – il tombe plus encore…
il note
je fouille le passé pour retrouver des preuves de mon existence
et aussi pour guérir
mais qui tue celui qui décide de mourir ?
et celui qui survit, c'est pour raconter quelle histoire ?
ces questions ne le lâchent pas ; il voudrait les tordre pour en
faire un flambeau, pour les brandir et traverser ce tombeau
dont il ne parvient pas à mesurer la taille, pour éclairer le
chemin qu'il doit suivre contre cette nuit qui le prend ; alors,
il se soulève de son lit pour fouiller les images, se demande par
où commencer ; à cet instant, il n'a pas encore lu le manus-
crit de Talmaï, son aïeul et il ne comprend rien
;
il ne s'auto-
rise pas encore à sonder le passé ; et la médecine, c'est-à-dire
les modernes, sont dépassés ; il regarde une image, une autre ;
cherche un premier indice d'où il pourrait partir ; il y a sous
ses yeux des photos de son père, de sa mère ; mais tout cela n'a
aucun sens ; et soudain, ça apparaît : je dois repartir de là, il
pense, de cette image qu'il tient entre ses doigts où un jeune
homme et une jeune femme se marient
là, il pense, tout était encore possible
y compris cela qui semble si dément depuis l'avenir
que je ne sois jamais né, et mon frère non plus
que nous soyons restés dans les limbes
s'il avait pu, ce jour-là, souffler quelques paroles
à ses parents
ne faites pas ça, ne vous mariez pas, ou si vous vous mariez
laissez-nous en dehors de cette vie
n'enfantez rien…
l
les premières failles
1969-2005
87
tout avait pourtant bien commencé ; le père et la mère étaient
si doués, si beaux, si flamboyants, leur mariage fut un rêve,
tout le rêve d'un temps ; sur eux projeté, mais comme un décor,
l'élan d'un monde à venir ; il y a tant d'images, de films de
leur mariage ; ils étaient une promesse et Nathaniel – le père
de la mariée –, le fils de l'ancêtre qui se pensait de gauche et
menaçait les vieilles rentes de la bourgeoisie en soutenant les
élans des jeunes de 68, les conduisit sur un bateau acheté pour
l'occasion ; imaginez ça, un bateau pour leur mariage ; et la
traîne, les jolis enfants de chœur, le jardin bien tondu, le lac en
miroir qui reflète la mariée… un rêve, je disais
;
et en arrière-
plan, voilà les Trente Glorieuses, l'oubli de la guerre, 69, une
année du désir… toi, le jeune fiancé, le futur mari, mon père,
tes diplômes te destinent à une vie prodigieuse ; toi, la mère, la
fille moderne, tu es promise à une belle réussite…
n'ai-je pas négligé mes enfants
pour une vie de travail ?
ce sera l'une des questions qui te hantera après le suicide
de ton fils ; moi, je n'ai jamais senti que le père, ton jeune
fiancé, se soit posé de telles questions ; mais qu'as-tu fait, la
mère, pour que la vie s'effondre ? qu'avez-vous raté, mes chers
parents, en ne regardant que l'avenir ? voyez-vous mieux main-
tenant que vous êtes morts ? sur les photographies, en ce jour
gorgé de soleil, la mariée est un cygne, l'eau, si calme… tout
semble vous bénir : les fleurs, les montagnes… le sillon du
88
bateau est une lame qui découpe la soie de l'eau ; la mariée
sourit
;
d'un pivot des mains, elle salue ceux qui vous accom-
pagnent
;
il y a les familles, les amis, les relations de Natha-
niel, le fils de l'aïeul ; on dirait qu'il a réussi à tourner la page
comme apparemment la société tout entière ; car il faut oublier
et ne pas évoquer Talmaï, ce coup de pistolet dans le crâne et la
promesse non tenue après la mort de l'enfant qui voulait être roi,
il convient d'oublier, de continuer l'oubli, d'où l'on vient, les
prières que l'on n'apprend pas, il faut être français, une réussite
française, et Nathaniel ne parlera pas du passé ; il marie sa
fille, le reste, c'est de l'histoire ancienne ; ici, dans cette société,
en 1969, si loin du cortège des ombres, si loin de Vichy, si
loin de la lâcheté française, de l'alliance qui ne prend pas, des
citoyens assimilés que l'on déchoit de la nationalité, si loin
de la monstruosité allemande, du lac de Wannsee où iront
nager les enfants de Thésée dans la ville de l'Est, si loin des
deux guerres où l'on s'entretue, où l'Europe extermine, où le
pouvoir coupe partout entre le propre et le sale, entre la vie et
la mort, entre l'humanité et la vieille prière qu'Oved voulut
prononcer ; en 1969, donc, les yeux tournés vers l'Amérique,
vers le beat états-unien, on trace une route ascendante ; on
continue à taire les origines des uns, des autres, ces nœuds
de croyances, de langues, de mémoires, de suspicions dans
lesquels l'histoire allemande et la police française ont tranché
entre les noms ; Nathaniel ne parlera pas de son père suicidé,
il ne dira rien d'Oved et de la prière juive ; il faudra attendre
« Jérôme », le nom du frère, « Jérôme »…
car pour l'heure
on transmet le mythe des vies séparées
89
d'une tristesse de l'aïeul qui l'aurait emporté
de la vie française
du passé enseveli, du présent qui s'élance
des époques que l'on se représente
comme des bornes
le long d'une route qui irait vers l'avant
guerre, guerre
ruines et effondrement puis
reconstruction
vingt-cinq ans après l'armistice et la défaite allemande, Natha-
niel, le père de la mariée, le fils de l'ancêtre, le frère du jeune
Oved, ne pense qu'à l'avenir dont vous êtes les corps ; lui, il
sera pour vous, pour votre génération, le « patron de gauche »,
si une telle chose peut être ; mais elle ne le peut pas, bien sûr,
et ce n'est pas qu'il soit un « patron » ; c'est tout l'homme
qui est fou, toute la vie que nous menons qui est une aberra-
tion ; le moindre petit pouvoir est désormais en trop ; je le sais,
moi, depuis ce temps d'après où je vous ai vus tomber ; mais
Nathaniel, il faut le comprendre, c'est le fils du mort, orphelin
de père, l'enfant d'une fragilité que l'on tait ; et à la place du
vide, de la terreur, il met de la vie, de l'entrain, de la volonté ;
les réussites sont les réponses de la résilience à la mort, du fils
qui s'élance pour que son père l'entende jusque dans l'au-delà ;
et, à cette époque, l'énergie est celle-ci, celle de la résilience…
90
1950… 1960…
il faut tout reconstruire sur des bases nouvelles
sur le mythe du bien-être, de la prospérité française
et européenne
il faut aller vite, désirer, consommer, produire ; là, au bord du
lac, votre mariage apparaît comme le conte de cette moder-
nité
;
la réussite des orphelins de guerre, l'esprit de la Recons-
truction, Nathaniel qui orchestre, accueille et, d'un coup de
baguette industrielle, efface les vieilles blessures…
il n'y a plus de juif, plus de chrétien
on fête le melting-pot d'une France réconciliée
qui aurait dépassé ses haines
1969, voyez, les yeux se tournent vers l'Amérique, et là, au bord
du lac, vous êtes l'acte de naissance de la cool bourgeoisie ; de
ce mot cool qu'on entend dans cool jazz, cool bop ; une France
qui, à défaut de méditer sur ce qu'il y a en elle de tourbeux
et de sale, se tourne vers l'Ouest et la pop états-unienne ; la
musique est reprise de Hair, la comédie musicale ; on sent
dans les allures, l'élan des Kennedy: un rythme et un style
que je retrouve partout dans les images : vos Trente Glorieuses,
l'âge de l'abondance dans la ruine duquel nous grandirons ; et
vous, les enfants de cet âge furieux où la croissance porte à la
dévoration du monde, voyez comme on vous aime : vous êtes
un couple modèle, vous faites signe vers la réussite dans une
France qui serait, dit-on, sortie du cycle de ses hontes…
ainsi se présente votre french fiction,
mes chers petits parents…
91
1969… vous revenez d'une vie de campus en Californie ; le
pays là-bas vous a changés ; l'injustice au Vietnam… les règles
du baseball… les lois du new management… du new jour-
nalisme… tout ce nouveau… les yeux dans l'espace… les
larmes versées sur une corniche à Dallas… Reverend King…
quelques idées pour la musique qui sera jouée ce soir… 1969,
les costumes sont encore repassés, les franges brossées; mais,
je vous le demande, comment votre vibration de modernes
m'aidera-t-elle à traverser l'archaïque de la mort? à quoi
servent vos envahissantes sixties et seventies dans les ruines que
vous m'avez laissées ? et que peut le récit héroïque de votre
réussite française pour celui qui reste ? vous ne répondez pas,
mes chers petits parents, car dans cette vie prospère qui est
celle de votre jeunesse, les morts ne parlent pas ; tout en vous
n'est qu'annonce ; on vous célèbre, vous vous dites « oui », et je
devrai revenir sur ce « oui » car je vois ce qui en découle : nous,
nés de vos aspirations, de vos légendes…
« le désir de votre âge est un tombeau »
voilà ce qui me vient en vous observant
beaux, élancés, flamboyants
depuis la ruine, depuis l'effondrement
où je vous vois
et déjà, oui, c'est la fin de l'énergie infinie ; la crise sera pour
nous, vos enfants ; nous n'aurons pas le droit à cette marche
en avant : pétrole, prospérité, croissance… notre cycle est celui
92
des restes, de tout ce qui tombe après la parenthèse enchantée
et illusoire de votre jeunesse ; le temps où se rouvrent les plaies ;
mais là, sur les archives du mariage, on ne souffre pas, non, on
rit ; Nathaniel, le fils de l'aïeul, est si important pour la mère ;
il fallait pour elle qu'il fût fort, qu'il aimât le mari, mon père ;
et justement, pour elle, il a préparé ce mariage ; il en a fait
une chorégraphie de l'oubli, un instant de cover-up, un rapt
sur l'imaginaire, une image construite pour effacer l'Histoire,
pour détruire la douleur, pour célébrer la vie et, surtout, ne plus
penser à la mort ; qui en ce jour oserait évoquer Talmaï ? trente
ans se sont écoulés – 1939-1969 – et c'est une autre époque ; ici,
on invente ; la religion, la prière, la foi appartiennent au passé,
on fabrique la joie ; et tandis que je plonge dans l'album de
votre union, me reviennent les mots de mon père
il disait
c'était la grande vie !
ces mots qu'il ponctuait par d'autres qui le faisaient tant rire
ah, nous menions grand train !
en effet, mes chers parents,
vous meniez « grand train », mais je me demande si tous les
wagons étaient bien attachés…
93
car voyez, plus de cinquante ans après votre mariage, je suis
allongé dans une chambre de la ville de l'Est où j'ai choisi de vivre
pour m'éloigner de vous ; les os du dos ne me portent plus et la
lymphe est bloquée, mon système nerveux se dérègle ; il y a en moi
une espèce de corps que je peux sentir, qui m'écrase ; vos images
malades sont étalées autour de mon lit ; l'hiver est plein de pluie et
j'observe ces preuves de la vie passée ; il y en a une parmi les autres
qui m'attire ; toi le père, toi la mère, vous êtes assis au sommet
d'une roche qui semble située à une belle hauteur ; je ramasse
l'image pour, au verso, découvrir une légende de ta main, la mère,
qui indique que trois ans se sont écoulés depuis votre mariage
et je note
il faut nettoyer les eaux noires du temps, guérir les morts si
une telle chose peut être ; revenir sur ce temps où tout naît,
passer de l'autre côté de vos promesses, percer les décors dans
lesquels vous nous avez élevés ; ces décors que la mort a
troués en me laissant au milieu de vos ruines…
… et voilà donc ce que tu as écrit, la mère, pour légender
l'image
:
été 1972 ; si je me fie à la chronologie, la date de nais-
l
94
sance de votre premier fils approche – le vingt-six janvier 1973 ;
cet été est donc un temps suspendu avant que vous ne deve-
niez fatalement un père et une mère, car, maintenant, je le sais
nous ne sommes pas des corps isolés
ni des consciences séparées
la matière porte une mémoire, une intelligence plus vastes
qui nous relient
nous sommes un flux continu d'apparitions et de disparitions
traversé de mille désastres
mais en ces jours où je retrouve votre image, je ne sais rien, je
ne comprends rien ; je me rends juste compte que ce qui ne
faisait que s'annoncer sur ce rocher, le possible, l'espéré, votre
premier enfant, est désormais mort ; dans cet été 1972, mes
chers petits parents, il y a les premiers mois d'une grossesse qui
mènera au vingt-six janvier de l'an 1973 ; et comme un miroir,
parce que la vie, apparemment, est une arithmétique que nul
ne parvient à éclairer, cette date du vingt-six janvier, trente-
trois ans plus tard, sera celle où ton corps cédera, la mère ; car
tu n'es plus, je le sais, moi qui vous rends visite depuis l'avenir ;
et quel physicien de la vibration se penchera sur ces dates où
tout semble appelé à se redoubler ?
mes chers parents, qu'est-ce qui vous tracasse
sur ce rocher, à l'été 1972 ?
pressentez-vous la mécanique qui s'enclenche
avec l'enfant qui vient ?
95
y a-t-il déjà cette formidable peur qui vous prend
que vous enfouirez sous la fiction glorieuse
de votre vie française
de votre réussite parisienne ?
vous allez mettre au monde dans
CE
monde
prendre ce risque-là !
créer « Jérôme », le charger de vos silences
de tout ce à quoi vous croyez échapper :
l'Histoire, ce qui coupe dans l'Histoire
à partir de ce qui a tué
vos scripts à chacun, si pleins de la peur de perdre
qui un père, qui un enfant
des peurs que « Jérôme », le traducteur,
devra suturer
pour moi qui vous regarde, les possibles se sont refermés ; je
sais à quoi ressemble le frère sur des tomettes rouges quand
son corps dur et froid a été dépendu ; je sais qu'il est né, puis
s'est tué trente-trois ans plus tard ; et toi, la mère, que dis-tu de
cette date où ton corps lâche, le jour anniversaire de ton fils ?
faut-il y voir un aveu, une soif de le rejoindre, ou la preuve que
jamais tu ne parvins à te séparer de lui
? j'ai lu que les spécia-
listes de la psychogénéalogie nomment ça synchronie, quand le
calendrier complote pour frapper les vivants ; un fils qui naît,
une mère qui meurt et, entre ces dates, quand le frère voit le
96
jour et la mère s'endort dans un bus pour ne plus se réveiller,
tous les secrets de nos corps-mémoire…
qu'y a-t-il dans ce martèlement des dates ?
quelle fragilité sous la fiction glorieuse ?
pourquoi le frère se tue un premier mars ?
quel sens y a-t-il à tous ces chiffres ?
comment ne pas devenir fou ?
comment revivre, après tous vos camouflages,
toutes vos dépenses ?
comment parviendrai-je à nettoyer ces eaux troubles
où vous m'avez laissé ?
voici la tâche du frère restant : comprendre pourquoi Jérôme
s'est pendu, parvenir à se relever de la chute qui le prend,
éclairer ce à quoi vous étiez aveugles, se mettre à l'écoute de ce
corps qui en sait plus que nous, cerner comment les existences
s'emboîtent et pourquoi nul ne saurait dire : je m'en sortirai
seul ; et pour éclairer cette corde qui lie les âges entre eux, je
me demande…
est-ce pour cela que je suis tombé,
que le corps m'entraîne ?
y a-t-il une raison à la blessure ?
est-ce pour m'obliger, face aux images, à mener mon enquête ?
97
la blessure est-elle Dieu,
c'est-à-dire
la nécessité dans la matière humaine ?
vous, mes chers parents, qui étiez occupés à briller à Paris en nous
confiant aux bons soins d'une mère de substitution, une femme
payée par vous pour s'occuper de nous sept jours sur sept, vingt-
quatre heures sur vingt-quatre, regardez : vous avez mené à bien
vos carrières, vous avez pris toute la lumière, l'énergie ; et derrière
vous… que reste-t-il ? des discussions vaines sur le socialisme, les
dernières manœuvres de l'establishment français dont vous étiez
les flèches… X viendra dîner, Y sera avec nous demain soir…
la bonne vie d'une élite en son temps ascensionnelle et de ses
enfants à qui on enseigne des langues pour que l'ordre demeure…
est-ce pour ça que je suis tombé ?
pour ne pas reproduire vos carrières parisiennes
pour échouer ?
est-ce pour ça que je suis parti ?
pour fuir l'Ouest et ses modernités meurtrières
et chercher à l'Est
d'autres savoirs, plus archaïques, en traversant là-bas,
dans le silence,
98
l'histoire de la blessure ?
… voyez, mes chers petits parents, je suis dans la ville de l'Est
et je tombe ; je cherche à percer l'énigme de vos jours glorieux ;
je me donne au monstre, à l'opacité en nous où quelque chose
cherche à s'accomplir ; je tente de déchiffrer ce qui peut l'être
et me rends à la nuit ; je voudrais ne pas répéter, désenvoûter
l'avenir; et, pour ça, je rouvre les cartons que je pensais
détruire : j'accepte de faire face au passé pour apercevoir la
diagonale qui coupe dans l'écorce du temps ; et, si je me fie
à cette date – été 1972, quand vous êtes là, sur votre rocher
comme deux enfants –, je peux déduire que la mère est grosse
du fils qui vient : parlez-vous sous le ciel blanc de l'enfant à
naître ? vous avez l'air si grave ; toi, la mère, tu te pinces les
ongles ; je reconnais ce geste par lequel tu creusais la nacre de
ton vernis sans couleur, parce que le rouge, c'est pour les filles,
tu disais ; et je vois que, sur cette image, vos regards se fuient ;
mais ce que je devine dans ce silence, dois-je le remplir de ce
que j'ai appris ?
faut-il que l'enfant naisse ?
à six mois de la délivrance, la mère, voilà votre question :
faut-il que l'enfant naisse ? je la note afin de comprendre ce qui
tremblera en Jérôme, mon frère ; lui, le premier des garçons de
la lignée en passant par la mère, le petit-fils de Nathaniel, le
grand, Jérôme, troisième génération en partant de l'ancêtre;
voilà que la possibilité de sa vie tient à un fil ; car tu me l'as
raconté, la mère, les docteurs prédisent des complications ; il
se pourrait qu'une maladie fasse du fils un homme fragile ; et,
dans cette lignée, les hommes fragiles…
99
ils se tuent, la mère
ils meurent en se tournant vers le Ciel
en cherchant les mots d'une prière oubliée
« Baruch Atah Adonaï… »
celle que j'ai dû réapprendre pour ne pas, le jour de ma mort,
me retrouver muet
comme Oved, l'enfant qui voulait être
le Premier Roi juif de France
mais tu ne sais rien, la mère, personne ne t'a rien dit ; tu ignores
le passé ; votre vie est née de ce grand cover-up de l'après-guerre,
ces années où la France fuit tout ce qu'elle a fait et tous ceux
qu'elle a envoyés souverainement dans les camps, à l'Est, la
France qui ne se rend pas, ne se soumet pas, non, puisqu'elle
devance l'infamie et les demandes allemandes en offrant ses
enfants à la mort ; tu ne sais rien de cette histoire juive, rien
de la prière, rien de ce que l'on ne dit pas dans la famille de
ton jeune mari ; non, car tu es une baby-boomeuse qui en 69
regarde vers l'avenir ; et maintenant, tu luttes pour que ton fils
naisse : tu te dresses contre des voix d'hommes, et Nathaniel
le premier, ton père, qui suit l'avis des médecins et veut que tu
avortes
;
on est encore à l'âge où les corps des femmes appar-
tiennent aux hommes et les filles à l'autorité des pères ; mais,
sur ce rocher, tu as une décision à prendre…
faut-il que «
JÉRÔME
» naisse ?
100
faut-il suturer le récit de l'Après-Guerre
le mythe de la Reconstruction et les ombres du passé,
les morts de ta lignée ?
… je me tourne vers les tilleuls devant ma fenêtre, je pense à ce
que tu ressens, la mère ; ta solitude et cette poche d'inquiétude
en toi, où le frère prend forme ; le chœur des docteurs qui te
dit : il faut avorter, puis ton jeune mari qui ne sait quoi penser,
qui a des idées sombres ; il parle du capitalisme qui détruit la
Terre, de la guerre nucléaire qui au début des années soixante
a failli éclater ; il est déjà sensible à ce qui vient, cette alerte
permanente de l'existence après les décennies de votre abon-
dance : l'épuisement des ressources, la destruction des espèces,
la fonte du permafrost… il lui manque seulement la capacité
de voir ce qui vacille en lui ; il camoufle tout ça en nouant ses
états d'âme à de grandes catastrophes
voilà donc ce qui se tisse à l'issue de vos
Trente Glorieuses :
toi, la fille d'un secret, qui portes sans le savoir
la perte d'un enfant qui voulait être roi
Oved
le
PREMIER ROI JUIF DE FRANCE
101
et ton mari, « Gatsby », on le surnomme ainsi
lui qui est orphelin de père…
quelque chose est là, au commencement, qui entre en « Jérôme »,
une fragilité inaperçue, des peurs inexprimées
dont je porte la charge
mais Gatsby ne veut rien voir, il cache, il dissimule, c'est le
propre des hommes ; il est né à la fin de la guerre, le trente
novembre 1944, et il ignore que l'ancêtre, dans la lignée mater-
nelle, s'est tué le trente novembre de l'année 1939 ; encore une
synchronie, pourtant personne n'y prend garde ; qui lit dans
votre histoire ce que disent les jours ? le père, Gatsby, fait des
discours sur la croissance qu'il faut stopper ; la catastrophe est
pour lui un paysage où il dépose ce qui en lui est occulté ; ses
angoisses d'orphelin qu'il camoufle, il en fait une politique ; et
je te dis ça pour quoi, la mère ? parce que tout ressortira quand
ton fils, Jérôme, commencera à trembler ; et après lui… ce sera
mon tour ; une fois que vous serez partis, je serai tiré vers le sol
par des forces que je cherche à dévisager ; mais je dois pointer
un indice après l'autre pour recomposer une scène de crime :
les lettres, les photographies, ce qu'il reste de vous…
vous serez surpris, mes chers petits parents,
de ce que j'ai découvert
et si je suis en morceaux, contraint de vivre allongé,
c'est peut-être pour ça :
voir les failles dans la matière humaine
102
devenir ces yeux qui vous observent depuis l'avenir
être le domino qui tient dans la famille qui tombe
questionner avec obstination :
qui commet le meurtre d'un homme qui se tue ?
et celui qui survit, c'est pour raconter
quelle histoire ?
… si tu avais eu plus de temps, la mère, aurais-tu compris
ce qui lie les vies entre elles ? le flux dans nos mémoires qui
noue les temps entre eux et comment le passé s'écoule dans
le présent en faisant de l'avenir l'enjeu de nos énigmes ; si tu
avais vécu, mais tu es morte si jeune, à cinquante-neuf ans ;
et, dans les derniers temps, tu te mis à écrire des articles sur
la guerre ; tu cherchais à interroger des juges de Nuremberg,
des survivants des camps, des soldats de la Grande Guerre ;
tu ouvrais petit à petit les portes du passé ; tu enfreignais le
onzième commandement
ne pas rouvrir les fenêtres du temps
tu ne le savais pas, mais tu te lançais sur ce chemin, celui que
je poursuis où se dévoilent des imbrications de fantômes qui
hantent, des secrets qui suintent ; les gens vivent souvent sur
un seul plan d'existence, là où ils lisent la presse, dorment,
travaillent, partent en vacances; pourtant, il y a le plan deux,
celui où quelque chose cherche à s'accomplir dans un flot qui
traverse les corps ; et toi, ma mère, tu fouillais, mais comme
103
font les aveugles ; au lieu de regarder au cœur de la peur des
hommes ; au lieu de retracer le chemin où se lient les prières
introuvées d'Oved, les terreurs de Talmaï, la gloire de Natha-
niel, tu regardais ailleurs ; tu écrivais des articles sur les Poilus,
puis sur les Résistants; j'ai gardé tes articles, ils sont là, par
terre, avec tout le reste ; et je vois que ton regard de journaliste
se resserre vers la fin ; car tout en toi devait savoir qu'il fallait
chercher dans cette direction, vers les heures sombres où le
bruit d'une guerre déjà presque perdue avait couvert le coup
de pistolet que Talmaï tire en se faisant un petit trou au côté
droit
mais il y avait la loi, le commandement de ta famille
ne pas rouvrir les fenêtres du temps
qui s'est imprimé dans le corps des descendants au lendemain
de cette mort ; alors, au lieu de la douce parole en souvenir
d'Oved, au lieu des mots du texte errant pour danser et
revivre, au lieu des prières que l'on aurait pu réapprendre pour
s'attacher à Dieu, nous aurons droit au silence et à la comédie
de la réussite ; car la loi est la loi, et elle dit que tu ne dois pas,
la mère, regarder en arrière ; tu veux écrire sur les ombres de la
Collaboration, cet autre cortège ; tu dois sentir que c'est là qu'il
faut aller, vers les silences, mais ton fils perd pied ; il s'enfonce
dans la nuit et tu voudrais l'aider ; de tout ton cœur de mère,
tu voudrais l'aider ; mais tu obéis à la loi, tu n'as pas le droit
d'enquêter, non, ça, c'est interdit, tu ne nous liras pas l'histoire
d'Oved, l'enfant qui voulait être Roi…
pour bien faire, il aurait fallu affronter la peur des hommes
104
mais je le vois maintenant,
plutôt que de montrer ce qui tremble
les hommes préfèrent se battre ou se suicider
et moi, il me faudra traverser la mort, apprendre à dire
« je tremble, j'ai peur et je ne veux pas mourir »
mes chers petits parents, quand j'aurai déblayé la masse
informe de cette archive, je vous raconterai ; pour l'heure, je
ne sais rien, je ne comprends rien ; et toi, la mère, je peux
seulement te dire que tu ne m'as pas aidé ; tu as tant omis, tant
arrangé les choses pour entretenir la légende de ta belle famille,
de tes beaux enfants ; mais entends-moi, je ne te reproche rien ;
je sais que telle était la loi et que seule la légende pouvait être
contée…
105
mais, dis-moi, quand as-tu commencé à voir les failles du père ?
as-tu même senti cette peur qui te prend
quand Gatsby se met à vaciller
et ce qui s'enclenche, le jour où l'homme de la résilience,
le pilier de ta vie, Nathaniel, le fils de l'ancêtre,
se détourne de lui ?
… tu vois, la mère, je déblaie encore et je ne trouve pas ; je ne
vois pour l'heure que des procès qui iraient à rebours du temps,
des plaintes qui ne viendraient pas de moi, mais de vous ; je
devine qu'il y a quelque chose qui lie les âges entre eux ; je
pressens qu'il y a ce qui se noue à partir d'Oved, de l'angoisse
de l'ancêtre, de son suicide et du silence qui s'impose ; j'ai des
dates, des synchronies: vingt-six janvier, ta mort, trente-trois
ans après la naissance de ton fils ; trente novembre, le suicide
de l'ancêtre qui entre en résonance avec la naissance de celui
qui deviendra mon père, celui que l'on surnomme Gatsby;
regarde, la mère, je plonge dans le vrac des archives que j'ai
emportées, je lis le kaddish errant de Talmaï dédié à son enfant
passionné d'Histoire ; je vis au milieu de toutes ces images qui
reposent sur le sol ; je tente d'y voir clair, mais tout résiste et
la nuit est là, dans mes os qui s'enflamment, dans le dos qui
106
se casse chaque fois que je voudrais oublier ; tu ne m'as pas
aidé, la mère, mais je ne t'en veux pas ; j'aimerais juste réussir
à revivre en coupant ces liens qui me tirent vers la terre…
… et toujours allongé sur mon lit dans la ville de l'Est, fouil-
lant dans les photos étalées par terre, je suis frappé par une
autre image de votre mariage ; me voilà revenu à l'été 1969, le
jour de votre union, quand tout devient irréversible ; car c'est
à partir de là que tu t'entêtes, la mère, à donner naissance ; tu
t'entêtes contre l'avis de Nathaniel et le conseil des médecins,
contre les peurs de ton jeune mari qui suit avec attention les
publications du « Club de Rome », lequel club alerte sur les
dangers de nos modèles de production ; ton mari qui, trois ans
plus tard, quelques mois avant la naissance de ton premier fils,
Jérôme, lira le « rapport Meadows »…
« The Limits to Growth »
1972
un rapport commandé au
MIT
(laboratoire de recherche du
Massachusetts Institute of Technology)
qui simule par ordinateur les conséquences
de la croissance économique et de nos systèmes humains,
techniques, économiques, sur le Système-Terre
l
107
et sur cette photo, dans le blanc entre vous, je crois voir
Nathaniel, le fils de l'ancêtre ; si nous étions dans une famille
italienne – je pense à ces hommes d' honneur dont le cinéma
raffole pour montrer ce qu'il y a dans chaque clan – un système
de loyauté, les procès en trahison qui ne manquent jamais de
se tenir –, je dirais qu'il est le chef de votre cosa, celui qui tient
la famiglia ensemble ; et, pour l'heure, ce n'est pas faux de dire
qu'il y a de l'Italie dans ces images de votre mariage : roses à
la boutonnière, costumes trois-pièces… ta robe de mariée, la
mère, disparaît dans le blanc du jour, et Nathaniel, ton père,
plus loin, est incliné : l'action est claire : toi, le jeune mari, mon
père, sur cette autre image, tu tends ton verre en cette heure
où tu entres dans le clan ; tes yeux sont tournés vers le verre
dans lequel s'écoule, hors cadre, le champagne…
le rapport Meadows souligne la nécessité
de mettre fin à la Croissance :
sur le plan démographique, les auteurs du rapport
prônent la limitation à deux enfants par couple
et sur le plan économique, ils recommandent
de taxer l'industrie pour lutter contre la
pollution
et je devine aussi que ce toast, cet instant où vous trinquez,
se déroule après ; je ne vous imagine pas le faire avant ; si la
mariée et le marié avaient bu avant, votre union risquerait
d'être invalidée ; on pourrait s'y opposer au motif que les « oui »
auraient été obtenus dans les nuées de l'ivresse ; mais il faut, je
l'ai dit, que tout soit irréversible : votre union, puis toutes les
années qui se sont écoulées entre cette date, 1969, et le temps
108
à venir d'où je vous regarde ; et même si je voulais annuler
votre mariage et nos naissances avec le frère, et tes mensonges,
la mère, et vos arrangements – un si beau couple, une si belle
famille – et le déménagement vers Paris qui m'éloigna de la vie
parmi les forêts, loin des sophistications de la ville ; même si
je voulais effacer cette existence qui profita tant du pouvoir ;
et les peurs de mon frère et les procès qu'il vous fit, plus tard,
et la violence de la famiglia et les paroles qui se dirent dans le
dos des morts, qui tentèrent d'en faire un récit pour que rien
ne change ; même si je voulais stopper ce qui s'annonce et la
croissance et les destructions qu'elle cause ou les mythes de la
réussite dont la France se sert pour entretenir sa fiction, je ne
le pourrais pas ; car le temps est le temps et vous n'avez pas bu
avant, mais après ; et votre « oui », croyiez-vous, était libre et
éclairé
;
pourtant, quand je vois cette image, je pense…
si ce mariage, plutôt qu'un mariage
était un contrat d'affaires
un prolongement de la production par d'autres moyens
un chef-d'œuvre de l'emprise industrielle
sur la vie amoureuse et la reproduction
pour créer deux prototypes :
Jérôme et Thésée, nous, vos enfants
deux vies nées de la fiction
française
109
… lui, Nathaniel, à qui la joie et la fortune ont été données,
se tient entre vous ; il est né en 1917, l'année de la révolution
russe ; mais là, il ne pense ni au communisme, ni à Oved,
ni à l'ancêtre, son père ; en 1969, il a cinquante-deux ans, il
est dans la force de l'âge ; il accueille, reçoit, forge un début
d'empire ; il a transformé les silences en joie, les douleurs du
passé en une aventure ; il est fort, Nathaniel, joyeux, attentif ;
demain, il nourrira la France ; et on ne peut pas dire qu'il soit
révolté, mais rusé, oui ; il sent ce qui veut advenir : une réparti-
tion plus juste des fruits de la croissance, une autre manière de
concevoir le travail ; il prête l'oreille à ce qui gronde, à ce qui
veut changer ; au cours des mois précédant le mariage, il est
descendu dans la rue pour écouter les slogans des étudiants ; il
a rendu visite aux ouvriers dans ses usines ; et notons qu'à cette
date, de Gaulle a quitté le pouvoir ; c'est le premier été d'une
époque qui s'éloigne des déchirures du passé, des guerres de
décolonisation, des vieilles crispations ; ceux qui pensent que
le monde était mieux avant n'ont plus leur mot à dire, le sens de
l'avenir est contre eux ; restent ceux, maintenant, qui portent
l'idée d'une transformation; lui, Nathaniel, en fait partie;
du moins, il incarne ce que l'on se figure comme un avenir :
plus de liberté, des médias affranchis, une augmentation des
salaires, une réduction du temps de travail ; et, sur cette photo,
il verse le champagne entre Gatsby, mon père, et toi, la mère ;
si je faisais de la direction d'acteur, je dirais…
souriez car vous venez de conclure
votre « deal reproductif »
le jeune marié, toi, le surnommé Gatsby, tu es un bril-
lant jeune homme à peine sorti d'une grande école ; tu
es parti à Stanford, aux États-Unis pour parachever ta
110
formation ; tu parles anglais comme un Américain ; et vous,
ensemble, mes petits parents, vous pensez que vous êtes une
promesse, que vous joignez vos forces, que c'est ça qui vous
relie, l'amour et l' élan ; vous êtes nés bourgeois, vous ne le
cachez pas, mais vous n' êtes pas conservateurs ; vous rêvez
de ce que vous avez vu en Amérique ; vous croyez tenir de
votre court exil une idée de l'avenir ; vous avez été marqués
par la balle magique et la bombe atomique ; mais vous
essayez en ce jour de ne pas trop y penser ; vos deux familles
s'apprécient, votre union est souhaitée ; vous acceptez cette
bénédiction et peu importe ce qui a eu lieu avant ; vous
vous mariez, bien sûr, tous les deux en
CHRÉTIENS
, pour
que la tradition du secret perdure, pour que l'histoire
marrane ne s'arrête jamais, pour que nul n'aperçoive les
failles qui pourtant vous relient ; mais vous, plus aveugles
encore, vous vous mariez en « modernes »…
cependant, je ne suis pas en position de diriger qui que ce
soit, et le film a été projeté ; je l'ai dit, depuis que vous êtes
morts, je suis au mieux un documentariste qui recueille des
archives pour saisir ce qui, au moment du tournage, a été mal
conçu ; dans votre french fiction, mes chers parents, je cherche
les faux raccords, les fausses coupes, les dialogues manquants ;
où et quand le scénario parfait de votre vie française s'est mis
à dérailler; c'est une relecture, si vous voulez, d'un film trop
bien produit et un peu trafiqué ; et face aux images sur le tapis
de la ville de l'Est, je dois me convaincre que ce film est réel,
que certains y sont morts ; je dois accepter l'élan de votre
union et le château de sable de votre vie française ; ne dit-on
pas un contrat de mariage ? et quand une affaire se conclut,
n'est-il pas coutume de trinquer ? ici, vous concluez le contrat
dont nous sommes issus, mon frère et moi ; je le dis sans nier
111
l'amour qui, je le sais, vous relie, mais il y a cette nécessité que
je cherche à saisir : toi, le père, je le rappelle, tu es né un trente
novembre ; et toi, la mère, tu es séduite par un homme dont le
jour anniversaire est un écho au secret du suicide de l'ancêtre,
un trente novembre ; et entre ces deux dates, je ne voudrais
pas l'oublier, entre 1939 et 1944, il s'est passé ça : l'effacement,
la destruction du nom juif…
qu'y a-t-il de moderne là-dedans ?
et la belle histoire de la Réussite, du Progrès
le génie industriel de Nathaniel
le pari qu'il fait pour ce jeune
« Gatsby »
ce qui se noue ce jour-là entre vous
que dois-je en penser
moi qui vis dans les déchets du monde que vous avez bâti
que vous avez quitté ?
et Joan Baez, Dylan, the Beatles, Kennedy et le révérend King,
et les militants pour la paix, et les rêves du futur qui prennent
forme dans votre époque bénie, ont-ils réussi à changer ce flot
archaïque qui traverse les corps ? les baby-boomers ont occupé
l'espace pendant des décennies ; ils ont répété inlassablement
leurs refrains de la grande vie, et imposé leurs valeurs mimé-
tiques, américaines; ils ont célébré leur âge sans relâche au
112
point de confisquer jusqu'à la mort l'idée de la jeunesse ; je ne
dis pas ça pour vous, mes chers parents, je pose le contexte :
sixties, seventies… tout a été surestimé au point d'en faire le
tournant de l'Histoire : le temps où la vie urbaine, désirante,
et la révolte inventent l'ère d'après ; mais depuis l'avenir, dans
un temps où les espèces disparaissent, où les mégalopoles
dévorent la terre, où votre cool capitalism de sous-cultures n'a
plus d'autre idéal que sa propre survie, à quoi sert le narcissisme
de votre âge ? et ce changement, ce turn, que vous avez produit,
qu'a-t-il à nous offrir ? que puis-je attendre de votre modernité
quand tout ce que j'ai à connaître est affaire de survie ?
113
je contemple l'été de 1969 où tout commence, mes chers
parents, et je cherche à saisir ce qui vous emporte : la jeune
mariée et toi, son fringant husband, vous croyez au film de
votre amour ; en ce jour où on vous célèbre, on ne parle pas
des ombres, des secrets; on ne dit pas comment, à seize
ans, Gatsby, toi, le jeune fiancé, tu as perdu ton père ; on ne
dit rien de ce qui lie les hommes à partir de la peur, de la
perte, de la guerre et de la destruction… pour moi, depuis
l'avenir, votre mariage a l'air d'une promesse déçue ; je vous
regarde sur l'image que je tiens entre les mains, vous êtes sur
le ponton dans les minutes qui suivent votre « oui » ; dans
l'angle, la fille, au centre, Nathaniel, à gauche, le gendre, le
bon « Gatsby », et au cœur de votre trio, les fragilités que
l'on cache ; car l'époque se donne à l'oubli et il y eut le temps
de la rencontre, puis celui des études américaines où le jeune
homme prit forme…
the guy, Gatsby, is a success !
dans les rues, à San Francisco, tu te souviens, mon père,
de ce que tu me disais ?
« Je signais des autographes, les gens me prenaient
pour Dustin Hoffman. »
114
… la jeune fille te suit, elle ne veut pas te perdre ; c'est loin
de votre vie française, en Amérique, sur la côte Ouest, et le
pacte est scellé : vous vous fiancez là-bas, puis tout s'enchaîne ;
à votre retour, le dernier-né d'une famille sans père – Gastby

épouse la fille – Esther – de Nathaniel, le résilient, le lumi-
neux ; et pourquoi cette alliance ? je le comprendrai plus tard,
mes chers petits parents ; je regarderai, car j'y ai été forcé, dans
les angles de votre conte fêlé
;
je chercherai comment la fragi-
lité couve sous l'histoire de la force ; mais, pour l'heure, je ne
vois rien ; je rouvre mes archives, me perds ; je vous retrouve
heureux sur les images, un bonheur qui me semble, de bout
en bout, une fiction ; et je sais pourtant que, pendant dix ans,
le trio que vous formez tient bon ; Nathaniel, le père de la
mariée, rit avec Gatsby, et la fille, Esther, se réjouit de leur
amitié; de ces années insouciantes, je ne m'en souviens pas,
mais je sais par contre que l'élan décline : toi, mon père, tu
me l'as raconté : le prix du pétrole flambe, la crise surprend un
monde qui l'avait oubliée
;
il faut vendre les usines que Natha-
niel dirige – des usines de verre et de mise en bouteilles – et
on te charge de solder ce passé, Gatsby ; alors, quelque chose
change dans le regard que le résilient, Nathaniel, porte sur
toi ; il te voit fragile, affecté par cette tâche et, dans sa lignée,
la fragilité fait peur…
l
115
un homme qui tremble, ça rappelle à ce jour de violence
où on retrouve l'ancêtre…
Talmaï
avec un petit trou au côté droit
le trente novembre 1939
et ce souvenir-là est soumis à la loi
« ne pas rouvrir les fenêtres du temps »
Nathaniel le dit à ses proches :
« tout est volonté et travail »
mais sa fille, la jeune Esther, ne sait pourquoi
ce mari qui faiblit l'angoisse
elle s'en éloigne comme font les animaux
elle se demande
:
risque-t-il de ne pas tenir ?
sera-t-il à la hauteur de mon père ?
seul, effondré dans la ville de l'Est, moi, Thésée, votre dernier
fils, je ne comprends rien ; j'ai juste réussi à ouvrir des cartons
d'images, mais je me demande : qui, dans cette lignée, ose
montrer autre chose que la force ? et la fragilité de mon père,
de mon frère, d'où venait-elle ? et ces peurs qui me plaquent
au sol ? je ne sais quoi répondre alors, pour quitter vos vies
mortes, je me tourne vers la fenêtre ; sous mes yeux, la dernière
116
feuille d'un tilleul décharné chute ; j'ai la sensation un instant
de voltiger à sa place ; je suis pendant quelques secondes l'âme
de la dernière feuille du tilleul devant ma fenêtre et figurez-
vous, mes chers petits parents, que je me mets à pleurer ; car
le frère qui reste ne voit plus d'issue, il redoute de ne pas se
relever et craint de ne pas parvenir à offrir à ses enfants d'autre
vision que celle d'un corps emporté par la nuit…
je ne m'en sors pas, il pense, et je ne vais pas mieux ; je
consulte des docteurs qui ne comprennent rien ; je vois
des chamanes qui lisent dans le ciel des augures étranges ;
vais-je me rétablir ? ils me disent que quelque chose en moi
doit mourir ; que certaines existences doivent nettoyer le
temps ; je les écoute, mais je ne comprends pas et je reste
avec vos images ou le manuscrit de l'ancêtre ; quand j'ai
enfin lu le texte en souvenir d'Oved, les promesses de cet
arrière-grand-père qui, comme Zweig, décida de partir
au milieu du siècle, je me suis dit qu' il faudrait repartir
de cette écriture qui cherche à adoucir le deuil ; mais les
douleurs ne me quittent pas et rien ne se répare ; les photos
à mes pieds sont des lames et les chamanes que je consulte
en désespoir de cause, parce que la médecine ne m'offre pas
de remède, me disent que la douleur aux tempes, c'est la
balle qui a percuté le crâne de Talmaï, le père de l'enfant
qui voulait être Roi
… et malgré ce corps-mémoire, parce qu'il y a mes enfants
que je vois grandir, je m'obstine; je reprends les images, j'y
plonge mes mains comme dans les eaux du temps ; j'essaie de
reconstituer une trame, de résumer la vie ; de percer le mur
que j'ai mis entre moi et l'Histoire; je reviens aux années
après votre mariage ; je sais que l'époque se tord, que tout
117
devient plus dur, plus douloureux ; la crise de 1973 vous
prend, tout se gâte semble-t-il ; et vous, le père et la mère,
sous l'œil de Nathaniel, vous fondez un foyer ; vous avez un
enfant, puis un autre ; c'est moi, le frère qui reste, le second ;
et votre vie, de l'extérieur, semble plutôt réussie ; il y a une
maison où vos fils grandissent ; vous êtes des modernes, des
progressistes, proches de la jeune garde du parti socialiste qui
avec Mitterrand se rapproche du pouvoir ; vous avez de bons
diplômes, vous revenez d'Amérique et vous travaillez pendant
que d'autres se cament…
je serai journaliste
tu l'avais dit, Esther, dès ton enfance, j'en ai la preuve par
terre; car les journaux que tu fabriquais gisent là, de petits
cahiers de seize pages que tu rubriquais si précocement et
qui témoignent de ton entêtement ; la mère, tu savais que tu
serais journaliste depuis ton plus jeune âge ; et maintenant,
tu as des enfants, des garçons, mais tu ne lâches rien, ne
renonces à rien ; tu es embauchée à France-Soir où tu travailles
la nuit; la presse économique sera ton choix, ou faut-il dire
ton destin ; tu devrais poser des questions à ton père, Natha-
niel, « le patron de gauche », t'intéresser au secret à l'intérieur
duquel il grandit, aux peurs dont il ne dit rien ; mais au lieu
de ça, non, tu dois faire tes classes ; tu intervieweras d'autres
patrons, des centaines de patrons, mais jamais ton père ; tu
pars en reportage, commences à te forger une certaine idée
de la success story à la française ; tu es jeune, mais tu tiens ta
promesse : je ne resterai pas à la maison, je gagnerai ma liberté ;
en cela, tu es bien de ton temps, tu as le courage de défier les
vieux mâles…
118
j'ai dû me battre, tu me diras,
pour exister dans mon métier, en tant que femme,
j'ai vraiment dû me battre…
et quant au père, Gatsby, qu'est-ce que je disais ?
il perdit son père à seize ans et, sans même s'en rendre
compte tant il refoula son chagrin, il chercha protection ;
il noua une amitié avec un jeune garçon d'une famille
moins endeuillée que la sienne et cet ami s'avéra avoir une
sœur svelte et bien dessinée qu' il apprit à connaître ; Esther,
c' était son nom, s'attacha à lui ; c'est ainsi qu' il entra dans
la vie de celle qui deviendra sa femme et Nathaniel, le père,
lui proposa du travail…
… au sortir de ses études, Gatsby, après quelques tentatives
pour voler par lui-même, accepte l'offre de Nathaniel ; il se
met au service de l'entreprise et entre sans le savoir dans la
lignée des hommes qui meurent
;
au cours de ces années pion-
nières, il travaille pour un empire en construction ; on en est
encore aux verreries, à l'industrie lourde, aux usines qui sentent
l'huile et le feu ; et comme Gatsby a de solides diplômes, qu'il
a été formé aux techniques du management américain, il peut
prétendre à un poste de stratège ; il va vite, rédige des rapports,
participe comme conseiller aux décisions du chef, le résilient,
le lumineux Nathaniel ; il y a un épisode dont il se souviendra
jusqu'à son dernier souffle : 1972, la crise n'est pas encore là, le
fils Jérôme n'est pas encore né
;
le monde qui est sorti victo-
rieux de l'enfer et du feu atomique peut croire à une croissance
éternelle ; et lui, le jeune Gatsby, qui fait partie du petit pôle
des advisers, contribue à la rédaction du discours de Marseille…
119
il n'y a qu'une seule Terre
dit Nathaniel en reprenant certains mots de Gatsby
nous sommes le vingt-cinq octobre 1972
la croissance économique et l'économie de marché ont transformé,
bouleversé le niveau de vie du monde occidental,
c'est indiscutable
mais le résultat est loin d'être parfait
d'abord parce que cette Croissance n'est pas porteuse de justice
trop nombreux sont encore ceux qui se trouvent en dessous d'un
seuil acceptable de bien-être, que ce soit dans la cité
ou dans l'entreprise
il n'est pas possible d'admettre que la Croissance
abandonne derrière elle autant de laissés-pour-compte :
les vieillards, les inadaptés, les malades et surtout les travailleurs
qui sont nombreux à bénéficier insuffisamment
des fruits de la prospérité
ensuite, cette Croissance engendre des nuisances
à la fois collectives et individuelles
elle a sacrifié l'environnement et les conditions de travail
à des critères d'efficacité économique
c'est pourquoi elle est contestée et parfois rejetée comme finalité
de l'ère industrielle
120
laisser faire plus longtemps ? continuer à faire
confiance au marché ?
cela nous conduirait immanquablement à la Révolution
nous devons nous fixer des objectifs humains et sociaux.
ne pouvons-nous relever ce défi ?
… il y eut bien des échecs au cours de la vie de mon père,
Gatsby, mais ce discours de Marseille était sa fierté : il avait
contribué dans l'ombre, modestement, à l'élaboration de ce
qu'il appela jusqu'à sa mort, un capitalisme à visage humain ;
ce sont tes mots, mon père, tu t'en souviens ? et dire qu'ils ont
été si nombreux dans les syndicats, les partis, les entreprises à
prodiguer cette croyance
un capitalisme à visage humain
mais tu le sais, Gatsby, tu n'auras de cesse de le répéter dans
les ultimes années de ta vie
:
nous sommes le nom de la catas-
trophe ; au sommet, il y a celles et ceux que les pouvoirs
célèbrent; ceux qui dévorent la Terre, ceux qui accumulent
et confisquent ; il n'y a pas de capitalisme à visage humain ; le
l
121
capitalisme, désormais, c'est l'autre nom de sapiens, le nom
des fictions avec lesquelles nous gouvernons ce monde, le nom
de la ruine ; et aussi visionnaire que fût ce discours que tu
contribuas à écrire, à penser, à imposer par la voix de Natha-
niel, il n'a rien empêché ; ni l'extension du capital ni l'usage
inconsidéré du monde ; nous, mon père, nous, humains, nous
nous payons de mots : la langue et les histoires qu'elle tricote,
produisent des récits captivants ; tu as cru au discours, à ces
mots que prononce le père d'Esther, Nathaniel, le résilient, le
héros des Trente Glorieuses qui, parti de l'industrie du verre,
finit par nourrir le monde, en l'ensucrant ; Nathaniel, celui qui
incarna pour un temps la modernité française; mais n'est-ce
pas ce que nous savons faire de mieux : croire ? nous aimons
nous en remettre aux douceurs de la croyance, au plein
envoûtement de la langue ; un discours, que peut un discours ?
que vaudront ces mots, « Justice », « Terre », « Laissés-pour-
compte » quelques mois plus tard, en octobre 1973, quand les
pays producteurs de pétrole qui jusque-là bradaient le désert
pour le bien-être énergétique de quelques Blancs du Nord
augmenteront la note ?
les discours passent, mon cher petit papa, et la crise s'installe ;
quelque chose s'érode entre toi, ta jeune épouse et Nathaniel ;
il te confie la charge, je l'ai dit, de vendre les vieilles usines, car
l
122
le vent tourne ; 1973, 74, 75, 76, l'année de la grande sécheresse,
de ma naissance aussi ; et l'énergie n'est plus infinie ; il faut
oublier les engagements du discours ; toi qui suivais les recom-
mandations du « Club de Rome », qui rêvais de transformer le
vieux capitalisme, de diffuser les idéaux de la croissance zéro,
tu n'auras plus le loisir de redessiner la façon dont on doit
vivre ; Nathaniel te confie un rôle, non plus de stratège, mais
d'opérationnel ; il veut te tester à l'œuvre, voir comment tu te
comportes dans la tourmente ; tu dois trouver des acheteurs
assez naïfs pour croire à la vieille industrie ; tu leur vends des
usines vouées au déclin et à l'abandon ; tu voulais le futur, tu es
parti en Amérique pour t'éloigner de l'archaïsme ; mais te voilà
chargé de solder de vieux comptes, quelques branches mori-
bondes dont Nathaniel se sépare pour que l'empire survive ;
tu fermes, donc, tu vends ; et cette stratégie – se débarrasser
de ce qui meurt – est une tâche dont tu peines à t'acquitter ; à
l'orée des années quatre-vingt, nous en sommes à deux crises
pétrolières, j'ai quatre ans, Jérôme, mon frère, en a sept et
tu quittes l'entreprise ; la scène de votre trio commence à se
décomposer…
123
j'ai donc ça, le début d'une histoire, celle de votre désamour,
de cette union de 1969 qui se délite au fil des ans ; le chef de la
famille qui te voyait comme un successeur, presque un fils, et
voilà que tu le quittes ; Esther, toi, Nathaniel, le trio glorieux
que vous formiez en cet été solaire et désirant se défait, semble-
t-il, en écho à la crise qui s'étend, à la fin de la prospérité, à
cet effondrement des rêves que vous nourrissiez d'un capita-
lisme à visage humain, d'une nouvelle façon de concevoir la
vie, d'organiser le temps, de distribuer les richesses et d'user
de la terre…
je te quitte
dit Gatsby au père de la mariée, je ne veux plus solder les comptes
de cette vieille industrie, je ne vois aucun avenir pour moi dans ces
branches mortes de la verrerie française ; et le virage est pris, vous
transformez l'entreprise, vous allez vers ce que l'on commence
juste à nommer « l'agro-alimentaire », la prise du pouvoir de
l'industrie et du capital sur les terres, les campagnes, les fermes
et les vergers ; et moi, poursuit Thésée, de là où je vous regarde,
dans le futur, au début d'un siècle où tout est en ruine, où
les sols n'en peuvent plus de suivre les cadences infernales du
marché, où les pesticides infectent les rivières et les nappes
phréatiques, où il faudrait d'urgence arrêter de produire, de
consommer, pour sauver ce qui peut l'être, les lacs, les océans,
les glaciers, j'entends la mère qui répond en un écho…
124
moi aussi, je m'éloigne de toi, Gatsby
toi qui signais des autographes à la place de Dustin Hoffman
toi qui incarnais l'avenir et le rêve américain
je m'en vais en pensée
car le désir est un triangle, mon père, ne me demande pas
d'où je le sais, j'aurais à te répondre que ces études littéraires
qui selon toi conduisaient aux bancs oisifs de l'université puis
au chômage me l'ont appris ; voilà donc la « phase Stendhal »
de votre histoire qui commence ; te souviens-tu, la mère, de
ce tournant du désir où ton mari si prometteur s'éloigne de la
voie raisonnable que lui offrait ton père ?
Nathaniel, le résilient, le père d'Esther,
se détourne de son gendre
et Esther, aussitôt, se détourne de Gatsby qu'elle croyait aimer
tout cela est convenu
s'il n'y avait pas, au cœur de cette histoire,
la mort de
JÉRÔME
et mon effondrement
croyez bien, mes chers parents,
que je rirais
125
mais le désir a beau être un triangle et le triangle s'effon-
drer quand le point le plus saillant qui tenait toute la forme
ensemble s'éloigne, cela ne provoque pas de rupture ; non, les
parents ne s'aiment plus, mais la famille persiste ; la mère, au
lieu d'exprimer simplement ce qu'elle ressent, se met à mentir ;
elle reste pour ses garçons et on appellera ça du courage ;
tenir malgré l'amour qui décline ; ce sera le début de la fin de
votre couple, la fin des projections et la chute lente, toujours
retardée, de la promesse que vous étiez l'un pour l'autre ; le
père de la mariée, Nathaniel, laisse son gendre partir vers sa
nouvelle carrière ; mais le pacte de 1969 est rompu et le désir
alors s'arrange avec ce qu'il trouve : un banquier pour toi, la
mère – appelons-le « fanfan » –, qui te rassure parce que lui,
au moins, sait protéger les siens ; et pour toi, le père, des « fian-
cées », tu disais… des vies parallèles, cachées, qui pansent ton
ego blessé
;
la mère, tu t'étais entichée d'un homme ascen-
sionnel, le Gatsby de l'été 1969, mais le regard de ton père et
les aléas de la vie ont sapé son image ; il est bien plus fragile
que vous ne le pensiez ; et, dans cette lignée qui a si peur de
la fragilité…
n'est-ce pas, d'âge en âge, ici, que l'on camoufle ce qui tremble ?
et ces gosses, mes chers petits parents
une image soudain me revient
ces enfants qui emménagent à côté de chez nous
au cœur des années quatre-vingt où le mensonge avance
ces enfants qui nous regardent passer à vélo
126
parce que nous avons vu E.T.
de Spielberg
et que nous voulons, avec le frère, voler en pédalant très vite
ces enfants qui crient de leur fenêtre,
de leurs voix stridentes qui résonnent jusqu'à mes oreilles
« ALORS, COMME ÇA, LES JUIFS FONT DU VÉLO
!
»,
que dois-je en penser ?
les hommes jouent le scénario de la réussite, ils cachent des
chocs qui viennent du passé
;
ils auraient trop honte de témoi-
gner pour ce qui manque et ce qui vibre encore en eux ; et
le trio si prometteur que vous formiez s'abîme sous le poids
déçu de vos attentes ; j'ai grandi dans cette déception, mes
chers petits parents, dans vos silences ; je suis le descendant de
cette fiction avortée de l'amour, des camouflages et des vieux
héritages sacrés que l'on tait ; et votre fils, Jérôme, quels textes
oubliés aurait-il dû traduire ? n'est-ce pas le jour de sa mort
qu'il relance le scandale de tout ce qui n'a pas pris dans la
fiction de votre alliance française ?
j'ai pas de couilles, il me disait dans les derniers jours, à
l'hiver 2005 ; j'ai toutes ces peurs et je ne sais pas d'où elles
viennent ; j'ai pas de couilles, Thésée ; je n'arrive pas à tenir
tête à ma femme, j'ai peur et je ne sais pas de quoi ; depuis
que Nathaniel est mort – le patriarche de cette lignée est
mort en 2002 – j'ai l' impression que tout tombe ; c'est lui,
apparemment, qui tenait la famille grâce à son succès, grâce
127
à son pouvoir, et maintenant je ne comprends pas ce qui se
passe ; j'ai envie de me tuer, Thésée, j'ai des pulsions comme
ça ; je veux que ça s'arrête, les peurs ne me lâchent pas ; et
ce putain de psy que la mère m'a envoyé voir ne capte rien ;
tout ce qu' il veut savoir, c'est : prenez-vous vos pilules ? et
pourtant, je ne suis pas fou ; je sais qu' il y a quelque chose
qui ne va pas ; regarde, Thésée, regarde comment vit la
mère depuis notre naissance ; sans cesse angoissée, persuadée
qu'on va mourir en passant sous un camion, en tombant
d'un pont
;
ça vient d'où, Thésée, toute cette peur ?
ainsi va la lignée des hommes qui meurent : une fiction de
la force qui tient et puis qui lâche… mais je le redis, en ces
jours, je ne sais rien, je ne comprends rien, je suis comme le
frère, Jérôme, celui qui a pris le relais des inquiétudes et de
l'effroi pour essayer d'y voir clair et, si possible, me relever ; je
commence juste à saisir en vous regardant, mes chers parents,
en retrouvant cette vie ascendante qui vous portait le jour de
votre mariage, ce qui vient après la joie, la jeunesse et la beauté
et les promesses que vous étiez pour les temps à venir ; je me
dis que je tiens sans doute quelque chose pour débuter ; les
ans où l'amour retombe, où le mensonge s'étend, où ce dont
nous sommes le fruit, le frère et moi, cet amour qui est pour
les enfants une part de leur raison d'être, se perd dans les
légendes ; vous n'êtes plus ensemble, mais il y a une chose que
la bourgeoisie sait faire mieux que toutes les autres classes, c'est
semblant ; et puis Paris vous aide car, dans cette ville où nous
déménageons, le mensonge est un art ; vous, mes chers parents,
à cette époque, vous vous réjouissez que Mitterrand se main-
tienne ; c'est votre âge qui l'a voulu, élu, et dans son sillon,
ce sont vos amis, vos réseaux, dirait-on aujourd'hui, qui sont
appelés aux fonctions ; Gatsby est désormais loin des usines
128
que la gauche et tout le pays abandonnent ; il part travailler
dans le cinéma ; tu disais, je crois, « l'audiovisuel », pour ne
pas faire trop saltimbanque ; et voyez, rien n'arrive par hasard ;
il y a ce semblant : semblant de l'amour, semblant du couple
dans les dîners en ville, et le père se lance dans le cinéma ;
la vie n'est-elle pas bien faite ? Gatsby entre à « la Gaumont »
comme on disait alors ; on l'envoie en Italie pour y établir un
circuit de distribution ; il se heurte à la mafia, revient, repart ;
à tes yeux, la mère, c'est lui qui t'abandonne, car vous êtes
des enfants et vous arrivez à vous convaincre que c'est la faute
de l'autre ; ce serait tellement plus simple d'admettre que le
contrat de l'été 1969 a pris fin, que la peur vous saisit, que vous
avez tous deux cherché une protection et que désormais, vous
vous sentez trop seuls ; mais non, pour toi, la mère…
c'est lui qui est parti
tu me diras plus tard quand le frère et moi aurons quitté la
maison et que le père aura le courage de prendre un apparte-
ment ; c'est lui, tu me diras, sans mentionner « fanfan », ton
banquier qui, dis-tu dans tes lettres, te fait si bien l'amour;
sans m'expliquer ce que je trouve dans les doubles de tes
dossiers que j'ai sous les yeux : et pourquoi il apparaît partout
sur les photos de mon enfance avec le frère ; en promenade le
dimanche, en vacances… la silhouette de « fanfan », un ami
à vous, qui est là, toujours, et ce jusqu'après ta mort, au point
de demander à me voir pour à la fin ne rien dire, ou seulement
j'ai aimé ta mère
cette présence de « fanfan » qui, par sa seule trace sur les
images, finit de détruire le peu de foi que je peux avoir dans
129
ce que toi et le père vous appeliez un foyer ; non, tu n'en parles
pas, la mère, tu n'avoues rien de tes sentiments, de ton désa-
mour dès les premières années de notre vie de famille ; et pour-
tant, rien de la fiction que vous avez tous les deux orchestrée
« de bonne foi », j'en suis sûr, rien de ce cinéma qui te faisait
si peur, la mère, ne nous sera jamais exposé ; non, vous nous
cachez tout ça, et vous pensez sûrement que c'est pour nous
protéger ; mais ce mensonge qui protège, ce besoin si impérieux
de protéger, d'où croyez-vous qu'il venait ?
ils nous ont menti, Thésée, hurlait mon frère dans les
derniers jours de sa vie ; la mère qui jouait à la putain
de famille idéale ; et moi, comme un con, qui y ai cru ; elle
qui faisait comme Nathaniel, qui lui aussi a envoûté son
monde ; Esther qui reprochait ça à son père, alors qu'elle
faisait pareil avec son banquier ; et ça depuis quand ? tu
le sais toi, Thésée ? qu'est-ce qu'on peut faire de ça, mon
frère ? la fabrique d'un joli petit récit pour ne pas faire
mal aux enfants ; tu parles que le père est parti travailler
dans le « cinéma » ; c'est juste ce qu' ils font de mieux, tous,
nous vendre leurs histoires pour que ça ait l'air vrai alors
que ça fuit ; partout, ça fuit, Thésée ! tu te souviens du père
et ses fiancées qu' il emmène à l'opéra ? et la mère avec son
amant bien correct qui part en vacances avec nous ; merde,
à quoi on peut se raccrocher quand l'enfance s'est bâtie sur
du sable mouvant ?
je vous rends ce que j'ai reçu, mes chers petits parents ; la
violence des procès inachevés que le frère Jérôme ouvre avant
de se tuer ; je cherche la douceur, mais comment ? comment
trouver ça, de la paix, de la douceur, s'il n'y a rien, pas même
un début de terre où s'appuyer ; si tout s'effondre et chute entre
130
les images que vous avez laissées ; je le vois bien, la mère, il y
a cette conviction que tu as, que vous avez, toi et le père, que
les enfants ne peuvent rien entendre de ce qui est douloureux :
les histoires d'amour qui se terminent, l'absurdité de leur nais-
sance quand ils sont censés être le fruit d'un désir et que le
désir n'est plus ; mais le désir est un triangle, l'avez-vous jamais
su ? et il n'y a rien qu'un enfant ne puisse entendre si on sait
lui parler ; ce n'était pas nous qui ne pouvions pas entendre,
mes chers petits parents ; c'était vous, Esther et Gatsby, qui
avez toujours été incapables d'évoquer ce qui compte, le désir,
la mort, la tendresse ; au lieu de ça, vous courriez le tout-Paris
en parlant de politique, de socialisme, d'Europe, de guerre
froide et d'Amérique ; la vérité est un courage et vous avez
préféré, vous, ne pas trop vous embarrasser avec la vérité ; alors,
oui, je vous dirai que Jérôme a eu en partie raison ; mais en
partie seulement ; c'est juste qu'il vous ait jeté tout ça au visage,
toutes ces accusations…
tu n'as qu'à t'en foutre
je lui disais dans les derniers jours de sa vie
la vérité, qu'est-ce que c'est la vérité ?
et la fiction, tout n'est-il pas, à la fin,
une fiction, un entrelacs de légendes ?
tu n'as qu'à t'en foutre, je lui conseillais
tout ça, c'est du passé,
tu n'as qu'à les laisser avec leurs arrangements
et tracer, mon frère, rompre,
occupe-toi de ta vie…
fuir le visage de la mère
retrouver le frère
2017-2018
135
je ne comprends rien, toujours rien ; je vis au milieu d'un
tas de vieilles lettres et de photographies ; j'ai lu en deux
nuits le texte de Talmaï ; je me suis rappelé ce qu'un soir, de
la bouche de la mère, j'avais appris sur son suicide ; c' était
juste après l'offensive avortée de Gamelin en Sarre et la
réponse de la Première armée allemande menée par Erwin
von Witzleben, au début de la « drôle de guerre », le trente
novembre 1939 ; je sais la façon dont il s'est tué – une balle
dans le crâne – mais cette mort fut un secret ; jamais mon
frère Jérôme n'en a rien su ; maintenant, j'ai sous les yeux
des images de lui, au village, au début des années quatre-
vingt ; celles du mariage de mes parents en 1969, une jeune
fille et un jeune homme qui portent l'avenir ; mais je ne
comprends rien, je ne vois pas ce qui se noue entre les temps
et pourquoi ça frappe comme ça, à retardement ? par quelle
lumière, je me demande, toute cette archive de la ruine
pourra être éclairée ? je cherche en moi des souvenirs et les
douleurs ne me lâchent pas, rien ne se guérit, je tombe et ça
ne s'arrête pas ; c'est à en pleurer au point que je formule le
vœu que ça meure ; je me dis que tout serait plus simple si
je pouvais partir…
et c'est encore une journée sombre de l'hiver allemand ; le
frère qui reste prend une photo de sa mère entre ses doigts,
la pose sur le lutrin qu'il a fabriqué afin de l'observer comme
un musicien; il se demande s'il n'est pas parti à l'Est pour
s'obliger à traverser ces nuits comme il est dit dans les livres
136
des morts des diverses religions: passer un temps parmi les
ombres avant que tout revienne au jour ; il vient de coucher
ses enfants – ils sont chez lui cette semaine – et il tente malgré
les forces qui le quittent de ne pas les abandonner ; il s'entête à
leur préparer leurs brotbox, le matin, avant qu'ils ne partent à
l'école ; au fil des ans, bien sûr, il leur a tout raconté, sans rien
cacher : la pendaison de Jérôme, la balle de l'ancêtre, l'enfant
Oved qui cherche les mots de la prière juive ; il en profite
pour évoquer avec eux ce que l'Histoire détruit bien au-delà
des guerres
ils vivent en Allemagne, après tout,
dans ce pays où la terre est une sédimentation
des horreurs du siècle
dans une ville où les rares hauteurs sont des amas de ruines
« Trümmer-Berg = Débris-Montagne »
et ses enfants, ce soir, ont fini par s'endormir ; pour lui, ça
signifie qu'il peut enfin reprendre la seule position qui lui reste ;
il s'allonge sur son lit, les images en vrac l'encerclent ; il pense
que c'est pour ses petits qu'il doit absorber la peur, pour qu'ils
n'aient pas, eux, à nettoyer le temps ; il espère que, s'il travaille
bien, ils profiteront d'une vie plus claire, sans les envoûtements
du passé, sans les cartons pleins de vieilles omissions ; il forme
aussi le vœu qu'au début de chaque siècle, on puisse récurer le
temps, le laver à grandes eaux pour se débarrasser de ce qui a
eu lieu ; essorer le passé afin que file l'eau sale par les trous de
nos corps ; dans chaque famille, on listerait les secrets : untel
137
était juif, unetelle a tenté de camoufler sa foi, untel a été exclu du
clan, untel est mort déchiqueté par une bombe allemande, untel
a été déporté vers l'Est, vers le camp de Buchenwald, untel s'est
suicidé le trente novembre 1939 pour échapper à la peur, untel est
mort en glissant dans sa douche au début des années quatre-vingt,
untel s'est pendu à une conduite de gaz au début des années deux
mille… toutes ces ombres, on les jetterait à l'eau pour les filtrer,
pour y faire entrer la lumière ; et là où est Thésée, la rumeur
de l'Est, un étage plus bas, sur la place aux tilleuls décharnés,
s'est tue ; par la fenêtre, s'il se levait, il verrait des passants dans
une brume de décembre ; mais il regarde, lui, vers l'intérieur ;
il observe la photo de sa mère ; son visage sous un bonnet aux
motifs marins reprend par des lignes plus fines le dessin d'une
voile ; Esther se tient les doigts serrés autour d'une drisse – en
mer, on ne prononce pas ce mot, « corde », car il porte malheur ;
mais aucune légende ne lui permet de préciser où elle est ; ce
sont des vacances, ça, il en est sûr ; le père aimait naviguer avec
sa famille, la voile lui donnait la sensation de diriger – celui
qui tient le gouvernail – alors qu'une fois à terre, dans la vie
ordinaire, Esther reprenait les commandes ; et le frère qui reste,
Thésée, remarque qu'il s'est arrêté sur cette image à cause des
mains et des poignets de la mère…
mes morts, il pense, je les imagine formant une curieuse
assemblée dans le trou du temps, là où ils se rejoignent ; et
alors ? il leur lance, répondez si vous le pouvez : quand
l'enfance se met-elle à trembler ? quand sort-on des fables
qui nous ont été contées ? le père, la mère, avez-vous une
idée
? et toi, le frère, que dis-tu, que vois-tu
? et toi, l'en-
fant Oved, qui aimais les grandes lignées et les rois, quand
prend fin la fiction française ?
138
ces questions, il les note en ayant conscience qu'il ne peut pas
fuir, contrairement à ce qu'il espérait ; il imagine deux équipes
en somme, qui l'aideraient, qui œuvreraient de part et d'autre
d'un fil invisible pour l'apaiser et guérir ce qui peut l'être ; d'un
côté les vivants, de l'autre les morts travaillant main dans la
main ; c'est la croyance qui l'aide : ce plan un de l'existence où
se retrouverait tout ce qui est là, les rues de l'Est, ses enfants,
les provisions dans le réfrigérateur, les marches qu'il ira faire
demain ou après-demain dans le parc de Friedrichshain, et ce
plan deux où les choses les plus intolérables comme le suicide
d'un frère et les douleurs qui l'empêchent de vivre auraient un
sens ; il s'accroche à cette idée du sens, de ce que sait le corps – la
blessure est-elle une information encodée, est-elle ce par quoi un
corps et une âme se nouent en vue d'une action ? – car la matière
sait plus que les mots, plus que l'esprit ; en elle, des strates de
temps sédimentent ; c'est ce que Thésée devine, il a l'intuition
de ce corps-mémoire où, au-delà de la douleur, quelque chose
est à entendre ; il a cette vision des matières qui se fondent en
un seul continuum, entre les arbres, les saisons, les cycles des
astres, les maladies, les morts ; et s'il a survécu – il veut croire
à ça, le frère qui reste –, il pense que c'est pour découvrir où
ce corps-mémoire le conduit ; pour accomplir ce travail mal
rémunéré qui pourra servir à ceux qui suivront : entendre ce lien
profond des vivants avec les disparus et les effets de rétroaction
qui frappent ceux qui survivent…
l
139
alors il s'entête à sonder les images pour forcer son corps ;
l'obliger à se souvenir ; et, la mère, tes mains sont accrochées
à une drisse, ton visage tourné vers l'arrière, chargé d'appré-
hension ; il m'aide à me figurer ta vie commencée à la toute
fin de la Seconde Guerre, le vingt-quatre avril 1945 ; tu n'en
savais rien, mais Buchenwald venait d'être libéré, d'où ton
oncle reviendra; le frère de Nathaniel, d'Oved, le troisième
fils de l'ancêtre qui ne leur avait pas dit adieu ; le troisième fils
reviendra vivant, le corps décharné et silencieux, plus muet
encore sur l'art de dire les prières qu'Oved en mourant ; et ce
vingt-quatre avril également, c'était quelques jours après le
décès du président Roosevelt, en ces heures d'attente et d'es-
poir où les Soviétiques encerclent Berlin alors qu'une dernière
poussée réunit les armées de l'Ouest et de l'Est dans la vallée
de l'Elbe avant l'assaut final qui précipitera le temps d'après,
celui de la Reconstruction, puis des Trente Glorieuses, dont
tu es l'une des filles ; et sur cette image – il y en a tant que je
cherche surtout à retenir celles qui me frappent –, tes doigts
sur la drisse pointent pour moi vers le frère, vers la « corde »
avec laquelle il se tue ; ton regard m'arrête, car il est tel que je
l'ai si souvent connu, inquiet ; je retrouve dans ta torsion une
incarnation de ton corps tiraillé entre tant de loyautés ; et je
les nomme, pour qu'avec moi, Esther, tu les aperçoives : il y
a dans ta jeunesse ce nouvel ordre des femmes qui se libèrent
et, planant au-dessus, la gloire de ton père, Nathaniel, dont
tu cherches l'attention; tu voulais réussir, te faire un prénom,
et malgré tout, je t'ai vue : toute ta vie, tu as attendu que ton
père te considère ; puis il y a eu, plus tard, cette loyauté idiote
que tu croyais devoir à tes enfants – tes deux fils, Jérôme
et Thésée –, que tu laisses à la garde d'une mère par déléga-
tion
;
c'est à elle, et cela t'attristait, qu'a fini par échoir l'em-
140
preinte maternelle ; parce que, en matière d'enfance, tout est
plus animal, le ventre se lie à la main qui nourrit ; et toi, tu
travailles, tu rentres tard le soir, tu écris tes articles la nuit, tu
rédiges, mets au propre ; mais ce qui t'épuise, la mère, ce sont
les conflits qui naissent de ta libération; tu te vois comme
une femme qui avance, qui s'affirme, mais plutôt que la belle
liberté de l'épanouissement, tu t'épuises à tout contrôler ; tu
voudrais protéger les tiens – ton père, tes enfants, ton mari –
et tu ne vois pas ce qui implore en toi ; c'est qu'il y a trop
d'hommes autour de toi, la mère ; tu défends ta place dans la
presse ; et, une fois ça acquis, tu protèges tes fils que tu veux
voir réussir; et il y a aussi tes frères, qui t'énervaient dans
ton enfance, qui se moquent de ton métier en répétant que
les journalistes sont des cons ; c'est vrai qu'ils ne disent pas des
connes ; pour les femmes, ils ont des mots plus genrés comme
salopes ; tu te rappelles, la mère, la pression de ces regards
d'hommes? bien sûr, tes frères t'aiment, mais ils ne le disent
pas, car les émotions, dans cette famille, on les laisse à l'an-
cêtre, à son kaddish pour Oved dont on ne parle pas ; et puis,
c'est plus fort qu'eux, ce sont des garçons qui ne comprennent
rien à leur violence ; ils ont des remarques sur les jupes, les
maillots de bain, les silhouettes de celles qui passent devant
eux ; ils tiennent ça de l'école, ne sont pas méchants, non ; toi,
tu disais machos pour les décrire, mais ce mot est si daté ; dans
cet entrelacs de regards masculins, pré-me-too, tu es la seule
fille, ton père est trop pris par ses affaires, sa prospérité, sa
séduction, pour te protéger ; quant à ta mère, elle ne parvient
pas à voir ce qu'il y a d'important à défendre ta voix; elle
est d'un autre âge, ne saisit pas l'urgence qu'il y a à renforcer
une lignée de femmes, un pouvoir de femmes, un rapport
de femmes au monde pour contrer le règne et la lignée des
hommes qui meurent; alors que toi, au contraire, tu l'as
141
compris; tu souhaites échapper à ces rires, à ces moqueries
de frères, ces paroles d'hommes puissants qui camouflent la
peur ; tu veux te tailler une vie libre dans ce métier que tu
aimes: la presse; mais je l'ai vu, Esther, jamais hélas tu ne
t'affranchis des yeux qui te regardent parce qu'il y a aussi en
toi ce reproche mal contenu…
quoi, Esther ne s'occupe pas de ses enfants ?
elle dîne dehors plus de trois fois par semaine
ne fait jamais les courses, ne s'occupe pas elle-même
d'élever ses garçons
et soustraite tout cela à une mère
par délégation ?
c'est une culpabilité qui te poursuit, celle de laisser tes fils en
garde, de les confier à une « maman » de substitution ; alors
tu l'appelles, cette femme, tu en fais ta confidente ; Gatsby,
lui, ne s'occupe de rien, il ne sait pas faire cuire un œuf ni
changer une couche ; c'est elle, si tendre, si dévouée, que tes
fils appellent maman, qui est là pour eux, qui prépare leurs
goûters, qui va les chercher à l'école : vont-ils bien ? tu lui
demandes deux à trois fois par jour, sont-ils rentrés ? tu t'ap-
puies sur elle pour collecter par téléphone ces petits instants
de l'existence que tu manques en travaillant jour et nuit ; et
je dois te dire que ce sentiment qui grandit en toi au fil des
années d'être passée à côté de la joie du quotidien, quand les
enfants rentrent de l'école, qu'ils racontent leur journée, et
aussi du plaisir qu'on a à les voir dévorer goulûment ce qui est
142
posé sur la table, ce sentiment d'être passé à côté de tous ces
instants si précieux m'a tant marqué que j'ai fait le contraire,
ma chère petite maman
surtout, ne pas faire carrière
être un homme d'intérieur
savoir faire cuire les œufs et changer les couches
se tenir au plus près des petits détails
de l'existence
d'ailleurs, plus tard, quand tout a commencé à s'obscurcir,
n'ai-je pas été à tes côtés ? quand ton fils est mort, ne suis-je
pas resté auprès de toi en laissant tout ce qui m'occupait alors ?
et n'ai-je pas été auprès du frère, aussi, dans les jours avant
qu'il se tue ? n'ai-je pas délaissé mes projets quand le père, à la
fin, devait être baigné ? dans cette vie de l'Est, dans cette ville
où, à l'inverse de Paris, les hommes et les femmes rentrent du
travail tôt pour s'occuper de leurs petits, où jamais on ne voit
de nany au parc combler le vide de parents débordés, je suis
devenu un homme-mère ; je suis de ce côté-là du monde et je
ne peux m'empêcher de regarder tous ceux que leurs occu-
pations font courir, qui se disent « surmenés », comme des
possédés; regarde, Esther, je travaille chez moi; les semaines
où j'ai mes enfants, je ne parviens pas à les confier à un baby-
sitter, même pour sortir au théâtre ou travailler plus long-
temps ; je suis comme rivé à ce quotidien que tu as fui, et ça
me vient, je crois, de cette terreur qui me prend à l'idée qu'un
jour les enfants conçoivent un grand désir de mort, de suicide,
au lieu de l'absence
143
quand ils ne perçoivent plus de quelle envie ni de quel espoir
ils sont nés
quand nul avant eux n'a fait le travail
pour comprendre le flot informe et violent des histoires
qui nous traversent
depuis que vous êtes partis, la mère, depuis que le destin a
noué ensemble vos trois corps en les attachant au siècle que
nous avons quitté, à toute la démence de l'Europe, des nations,
des croyances que l'on tait, des noms que l'on ne prononce
plus, je veille sur mes enfants comme une vieille louve ; je ne
veux pas risquer de passer à côté de leur fragilité : la dureté de
ma fille qui se dressa contre le cycle des mauvaises nouvelles et
ne connut ni son oncle, ni toi, sa grand-mère, et les peurs de
mes fils qui arrivèrent après, quand tout de cette triste méca-
nique était déjà lancé ; tandis que toi, tu as refoulé ce travail
sur le passé, sur la vie intime, pour te vouer à l'Actualité, à
la Haute Politique; pour interviewer ces grands singes qui
croient gouverner et tirent cette désespérante croissance vers
de plus amples ruines… je pense à une phrase en me figurant
tous ces leaders politiques et économiques que tu as rencontrés
au fil de ta carrière :
« puisque ce désordre nous dépasse, feignons d'en être
les organisateurs »
voilà pour moi ce qu'ils font
ces Grands Hommes
144
que tu iras interviewer à Davos, dans les îlots
surprotégés du Pouvoir
dans les Couloirs Défraîchis de la République
et je te le demande, la mère, dirais-tu que cette Actualité à
laquelle tu t'es donnée avait besoin de toi ? et ce Pouvoir des
hommes, était-il utile de le mettre en Une, toujours en Une ?
fallait-il gâcher de l'encre, du papier, pour qu'on connaisse
mieux ce qui les anime, ce qui fait bander ces mâles en quête
d'argent et de reconnaissance
? ne trouves-tu pas que l'His-
toire s'accommode de notre désertion ? un seul article, la mère,
vaut-il la peine de rater une heure de la vie d'un enfant qui
tremble ? entends-moi bien, je ne te reproche rien, je me fous
que tu aies été auprès de nous si rarement ; j'en aurais même
pris mon parti si ta vie saturée t'avait rendue heureuse ; si
au moins, tu avais assumé d'être une working girl ; mais il y
avait cette inquiétude qui ne te lâchait pas, à laquelle cette
image me rappelle et qui t'aurait conduite, si tu y avais attaché
de l'attention, à sonder ces ombres où je vis à présent ; cette
terreur qui est là, au cœur de ta lignée, qui vient d'Oved, de
l'ancêtre et peut-être de plus loin ; mais voilà, tu as couru après
une faute que tu n'as pas commise ; et cette faute, dans les
derniers mois, te rattrape…
je n'ai pas été une bonne mère
tu dis
j'ai fait ce que j'ai pu
tu ajoutes en serrant tes deux poings
145
si tu avais lâché au moins, si tu avais dit à tes fils
:
débrouillez-
vous, j'ai ma vie à faire ; seulement, tu ne veux rien laisser, tu
désires être partout ; tu as peur et tu ignores pourquoi, tu ne
sais rien, ne veux rien savoir de ce qui a eu lieu, de la raison
pour laquelle tout tombe ; et quand bien même tu voudrais
enquêter, interroger l'histoire de la peur des hommes, tu ne
le pourrais pas ; car il y a la loi, celle qui gouverne ta famille
depuis le suicide du vieux Talmaï…
« ne pas rouvrir les fenêtres du temps »
alors tu veilles sur la vie de tes fils à partir de tes peurs ; tu
appelles ta confidente, ton amie, celle que je devrais appeler la
mère de tes enfants pour savoir s'ils ont toussé ; ton inquiétude
enveloppe ceux que tu aimes ; ton pays est une terre d'effroi où
l'on meurt d'un croche-pied, d'une branche tombée un jour
de brise légère ; tu te crées en pensée des romans où tes enfants
se fracassent le crâne sur un roseau, sont kidnappés dans une
gare, se perdent, sont oubliés en forêt, sans jamais identifier
la source de ton inquiétude ; et puis il y a cette tension qui
s'accroît entre ce que tu veux taire et ce que tu aimerais que
l'on croie: ta famille parfaite, tes enfants, ton mari parfaits;
tu ne vois pas combien cette vie cachée que tu mènes, ton
amour déclinant pour le père, ton désir inavoué pour l'autre,
le banquier, et tes peurs sont irrespirables
notre mère est toxique, me dit Jérôme dans les derniers
jours de sa vie, tu t'en rends compte ? et une fois, en criant :
putain, Thésée, tu ne vois pas que son angoisse, pour nous,
ses enfants, ça nous détruit
?
nous avons été élevés à l' inté-
rieur de ses putains de peurs…
146
tu le découvriras dans les derniers mois de la vie de Jérôme
quand il te renverra tout au visage ; alors tu t'effondreras ;
mais là, sur ce voilier, enroulée autour de la drisse – on ne
dit pas « corde » en mer –, avec ton regard déjà si tragique, tu
l'ignores ; tu tiens, voilà ce que tu as appris à faire dans ton
enfance sous la direction de ton père, le glorieux Nathaniel :
tu tiens au point de faire violence à ton corps ; et, pendant
des années, les médicaments t'y aident ; il y a ceux pour te
lever le matin, pour interviewer les puissants et définir des
angles d'articles à venir ; et il y a ceux du soir, qui t'aident à
dormir ; tu es une moderne, Esther, ou du moins le penses-tu ;
et le corps pour toi est une mécanique qui doit obéir ; alors,
tu le pousses, le presses ; et c'est ainsi que tu couvres pour tes
divers journaux, quoi ? tout, les cohabitations, les fermetures
d'usines, les conséquences de la chute du Mur, l'ouverture à
l'Est, l'espoir de la prospérité européenne, la monnaie unique,
Delors, l'Internet, la bulle numérique ; tu cours d'urgence en
urgence jusqu'à ce que ton fils se pende ; et à partir de là, la
mère, il n'y a plus de sommeil ; le frère qui reste, moi, je m'en
souviens, je passe chez toi pour savoir comment tu vas ; ton
visage s'écroule, c'est une façade fissurée que tu maquilles ; et
ce n'est plus une simple appréhension que j'y lis, mais une
faute qui creuse en toi des gouffres d'impuissance et de honte ;
car il va falloir vivre avec ce verdict
Esther, la fille de Nathaniel
tu sais, celle qui a le meilleur carnet d'adresses de Paris
la Journaliste
147
qui a interviewé Untel et Untel et Untel
et fait le portrait du ministre de l'Économie et des Finances
tu vois, Esther ?
mais si… la mère dont le fils s'est pendu
dans les semaines qui suivent ce jour gelé, ce jour maudit
où mon frère se suicide, tu répètes comme une possédée,
j'ai fait ce que j'ai pu, j'ai fait ce que j'ai pu ; pour l'heure,
tu t'obstines, je vais m'en sortir, je suis une femme qui tient,
je n'ai pas honte: tu n'as appris que ça, la volonté; mais
maintenant il y a les procès qu'une mère ne sait plus à qui
adresser; tu te rends à ton journal, à ta rédaction, mais
celles et ceux qui t'y attendent ne savent plus ni comment
t'aider ni comment te parler
; tu t'épuises, la mère, en refu-
sant de concéder aux autres l'image de ta défaite ; l'orgueil
et la pudeur en toi ne veulent rien partager ; après la mort
du fils, tu suis secrètement un espoir ; tu le dis à ton amie,
ta confidente…
je voudrais m'endormir, ne plus me réveiller
je voudrais mourir
et moi, je me souviens de notre dernier déjeuner le jour de ta
mort, tu cherches à me rassurer, je te promets, je fais attention ;
mais, Esther, ça, c'est encore un épisode de ta fiction, un
énième épisode de la working girl qui rêvait que tout tienne
ensemble, ses vies secrètes, sa carrière, son destin de mère;
pourtant, je le voyais depuis des mois, depuis ce premier
148
mars 2005 où Jérôme, mon frère, se pend ; tu ne pouvais
plus penser qu'à ce qui avait eu lieu qui était, malgré tout
ton pouvoir de mère que tu croyais infini, irréparable; et
ton vœu, je voudrais m'endormir, a été exaucé; le vingt-six
janvier, en fin d'après-midi, quand tu quittes ton journal, tu
te plains d'avoir mal à la tête ; certains collègues te regardent
partir, inquiets
; tu t'assois à l'arrière du bus 83 et là, tu t'en-
dors ; épuisée, tu plonges dans le sommeil ; c'est moi que les
services de police appellent
est-ce bien elle, ils demandent, est-ce bien votre mère ?
nous attendons les conclusions de l'autopsie
mais on pense qu'il s'agit d'une rupture d'anévrisme
oui, une rupture d'anévrisme
le jour de la naissance de ton fils, Jérôme
à l'heure exacte où il est né trente-quatre ans plus tôt
le 26 janvier 1973, au début d'une crise
qui n'en finira plus
et certaines nuits de l'hiver allemand, à l'Est, le fils qui reste
sent qu'il ne va pas y arriver ; ça ne suffira pas d'écouter ses
blessures, de suivre le méridien des ancêtres, le daï maï, la
ligne de jonction du ciel et de la terre ; ça ne marchera pas ;
il aura beau percer le voile de fiction dans lequel il a grandi,
atteindre l'autre côté, le plan deux de la vie, là où tout se
comprend et se joint en une seule histoire, où les peurs de
l'ancêtre s'imbriquent à celles de Nathaniel, lequel les reporte
149
sur sa fille, Esther, laquelle les transmet à son fils Jérôme en
enveloppant le tout de silence ; Thésée aura beau prouver ce
qu'il perçoit, faire face aux évidences – the pieces of evidence –
qui sont par terre, sur un sol allemand, ça ne suffira pas;
parce que ce qui est là, ces images déversées, cette masse
inerte du temps qui l'effondre, c'est la cause pour laquelle il
y a, pour lui, trop de passé et plus aucun avenir ; et même
s'il espère qu'il traversera cette nuit, les mois passent et tout
s'aggrave
ces cartons d'archives, il note, ont pesé sur mes os ; je sais
que, dans d'autres familles, ils reposent dans des caves
ou des greniers ; et parfois on en stocke le contenu sur des
disques durs ou dans des clouds lointains, afin que ceux de
l'avenir puissent y relier leurs noms ; on dématérialise en
croyant alléger ; et encore, dans des pays moins soucieux de
garder le passé, on détruit l'archive en faisant de l'efface-
ment la figure inversée de la matière ; mais, quelle que soit
la technique pour retenir le temps ou l'annuler, il y a cette
incontournable réalité qui me force à tomber : le poids, le
poids de tout ce qui n'est plus…
ce poids, Thésée le sent, est à l'origine de sa chute ; il voit la
façon que son corps a eue de se tendre en trouvant des expé-
dients : la fuite, les multiples formes de l'oubli ; puis comment
il a fini par se rompre; il espérait offrir à ses enfants une
terre nouvelle, mais il a échoué : le poids de la mémoire, de
ce qu'il reste des siens, de leurs lucidités absentes, de leurs
peurs informulées, ne le quitte plus
;
il comprend en retrou-
vant leurs visages qu'il n'y a pas d'autre issue que de tomber
vraiment et le pauvre frère, ce jeune garçon devenu soudain
si vieux, aimerait tellement s'occuper d'autre chose; de ses
150
enfants, de la vie comme elle va, du présent qui est en feu,
du futur qui l'appelle; il aimerait partir en Inde ou en mer
Méditerranée pour panser ce monde malade ; mais il ne peut
plus rien, le corps l'en empêche, ça le tire, ça l'oblige à rester
allongé…
il pense
le corps tombe car la blessure est le sens qui nous reste
la douleur est là pour nous relier au monde
à la matière
à ce que le corps sait que nous ne voulons voir
la douleur, c'est le réel, c'est la Terre
quand le pouvoir a fini
de l'épuiser
et maintenant son corps l'oblige à rouvrir les fenêtres du temps,
à suivre les signes qui se hissent du cœur, des poumons, de la
moelle épinière, à interroger le pouls qui lui bat les tempes, le
plexus et le diaphragme noués en lui au point de l'étouffer ; que
sait ce corps qu'il ne sait pas ? est-ce cette mémoire, cette très
longue mémoire, celle qui est comme le lit des rivières et n'a
besoin d'aucun mot ?
151
il s'entraîne à sonder ce corps-mémoire en écoutant ce qui en
lui est compressé ; et c'est pour ça qu'il apprend à méditer ;
il devient, de jour en jour, un soldat discipliné de l'écoute :
boire beaucoup, stopper toute protéine animale, marcher
même si la douleur l'en empêche, s'allonger une heure le
matin, l'après-midi et le soir pour faire l'expérience de cet
art puissant de l'écoute ; il n'y a plus rien d'autre : une sortie
d'école, de très modestes courses, un repas à préparer quand
ses enfants sont là… il ne peut plus rien porter ; et si on le
regardait marcher entre le Denn's et chez lui, on le verrait sur
la pointe des pieds tel un curieux oiseau empêché ; il a mal en
se levant, mal en se baissant ; certains jours, il doit demander
de l'aide pour lacer ses chaussures ; souvent, il les enfile
sans même y entrer le talon; c'est dur, cette vie de Thésée
à l'Est, il faut arriver à se représenter ça; un père déréglé
que ses enfants aident quand ils habitent chez lui, qui doit
apprendre à vivre avec quelques gestes: ne pas se retourner,
réduire l'amplitude du mouvement, ne presque plus sortir;
il se voit tel un Oblomov de malheur ; et il découvre le long
voyage des méditants ; il ne peut plus ni courir ni vraiment
marcher, encore moins jouer avec ses enfants; mais il se
l
152
console en explorant ce continent qu'il ne connaissait pas,
qu'il découvre en méditant
;
et sur cette voie, un ami théra-
peute le guide ; Anselme, c'est son nom, a su réunir pour ses
patients les savoirs des médecines intégratives : jeûne, écoute
active… Thésée s'en remet à sa guidance ; pendant des heures,
il voyage dans la position que les Indiens nomment savasana
– « la posture du cadavre » – sur le dos, les yeux fermés, les
bras le long du corps, paumes vers le haut ; et là, il attend,
parfois en pleurs, souvent en priant ; il fait sans trop y croire
le pari que le corps accomplira les opérations nécessaires, ce
que la science nomme l'autopoïèse…
ça prendra du temps, lui dit Anselme ; peut-être deux ou
trois ans ; le plus urgent, c'est de te libérer des médicaments ;
donc, ça tu arrêtes ; et crois-moi, si tu pratiques, ton corps
va commencer à se mobiliser ; tu verras apparaître un
corps-mémoire – c'est lui, Thésée s'en souvient, qui a usé
de cette expression le premier… – le corps-mémoire, c'est
ce que sait le corps, ce qu' il t'amène à découvrir ; et pour
mieux lui expliquer, il ajoute : tu n'as qu' à penser à une
falaise en haut de laquelle il y a des arbres ; imagine que
ta vie, c'est la surcouche des arbres au sommet, tandis que
ce qui est dans tes os, qui a sédimenté au fil des siècles, ce
sont les roches des ancêtres, toutes celles et ceux qui t'ont
précédé ; c'est ça que le corps veut que tu découvres, toute
cette pierre qui s'est forgée autour de l'eau, cette eau du
temps qui coule en toi ; c'est pour ça qu' il faut la suivre,
pour se mettre à l' écoute de ce qu'elle sait…
Anselme refuse d'écouter les reproches au père, à la mère ; dans
son cabinet, il lui lit des passages de L'Énergie humaine et du
plus tardif Le Cœur de la matière de Teilhard, de vieux traités
153
de médecine chinoise ; il lui parle de François Roustang, de La
Fin de la plainte ; il le met en garde contre ce plaisir toujours
suspect que prennent parfois celles et ceux qui se présentent
comme des êtres souffrants ; il l'accompagne en lui inculquant
les techniques de ce qu'il appelle « un voyage dans le temps » ;
c'est étrange pour le frère qui reste, si étrange de le voir navi-
guer entre ces savoirs d'initié avec une telle agilité et sans hési-
tation ; Anselme est persuadé que l'on peut, par les forces de
l'esprit, reprogrammer son eau, et donc, sa vie ; ce qui signifie-
rait pour Thésée : sortir du labyrinthe ; mais la douleur ne le
quitte pas et rien de ce qu'on lui enseigne n'est encore attesté…
molécule d'eau vue au microscope à l'instant où on diffuse
l'enregistrement du son de l'univers « Aoum »
molécule d'eau traversée par les hurlements
du chanteur de Metallica
l
154
Anselme s'empare intuitivement des résultats de Masaru
Emoto, le Japonais qui étudia les différentes structures de l'eau
et la variation des cristaux en fonction des informations qui
les traversent ; il dit que notre matière humaine, c'est de l'eau,
et qu'il importe d'entrer en relation avec elle pour en reformer
les cristaux ; même s'il ne l'exprime pas clairement, il porte
cette vision que la vie, la douleur, l'angoisse, la peur, la colère,
la haine et, avec eux, la chimie de ce que nous mangeons, que
tout informe les cristaux de nos eaux ; et si nous veillons à y
injecter des pensées d'amour, de gratitude, si nous les nour-
rissons de matières non polluées, ils retrouvent la voie d'une
plus grande vitalité et réparent les structures viciées ; et un
jour, Anselme lui montre une molécule d'eau traversée par les
hurlements du chanteur de Metallica
;
puis une autre, enve-
loppée par les prières de moines tibétains, l'eau modifiée par
« Aoum », le son de l'univers ; et il lui explique que peu importe
qu'il croie, lui, le frère qui reste, aux résultats de ces études et à
ces vues de l'eau au microscope…
« … nos pensées s'originent dans la chimie du corps
dans les tensions qui s'y impriment
nous sommes une matière qui ne cesse de se présenter
en forme de langage
et la méditation est cet art par lequel nous sortons
de l'enclos ensorcelé de la langue
nous offrons, grâce à elle, le repos à ce qui vit sans mots,
155
un repos sans lequel la matière et donc, le corps, ne peuvent
trouver la paix
et finissent par s'user, s'épuiser, en cherchant à obéir
aux mots, à ce que le mental exige
ce mauvais tyran… »
Anselme poursuit en lui apprenant que les scientifiques étudient
désormais les cerveaux des méditants pour comprendre
comment ils réagissent aux signaux qui leur sont envoyés ; il
croise les résultats de diverses recherches en neurosciences, en
cancérologie, en biologie cellulaire, en musicologie neuronale,
en anthropologie, en diététique ; il suit les travaux scientifiques
sur les effets du jeûne, sur les processus de vieillissement, sur
l'acétose qui booste l'esprit du jeûneur ; il compulse les articles
sur les liens entre environnement, nourriture et système
immunitaire ; il annonce au frère qui reste qu'il verra bientôt
ce qui se métamorphose, grâce à la pratique soutenue, suivie,
de la méditation ; il lui dit qu'il n'y a pas d'autre manière de
s'en rendre compte qu'en pratiquant, jour après jour, semaine
après semaine
;
alors Thésée s'allonge et écoute…
« l'eau, l'eau des os, l'eau des chevilles,
l'eau des genoux, des hanches
l'eau du sternum et l'eau des vertèbres
l'eau du cœur… »
156
il suit la guidance de l'ami Anselme, mais il résiste encore ; ces
savoirs sont trop éloignés de ce qu'il a appris, lui, le moderne ;
des études, il pense, il y en a tellement et si souvent contestées ;
et n'a-t-il pas vu son père, dans les derniers temps de son cancer,
s'en remettre à des guérisseurs ? pourtant, Gatsby, son père, n'a
pas été sauvé ; le cancer a poursuivi son œuvre… il y a tant de
raisons pour Thésée de ne pas croire à cette force d'autogué-
rison, l'autopoïèse nichée au cœur du vivant ; mais il accepte,
parce qu'il ne s'en sort pas, parce qu'aucun docteur ne parvient
autrement à l'aider ; il accepte au moins de s'avouer vaincu et
il apprend à abandonner ses certitudes ; notamment, celles qui
fondaient sa foi de moderne ; il se raisonne en pensant que le
vivant est une vaste énigme, que les liens entre le corps et le
monde sont infinis, qu'aucun appareil ne permet de tous les
étudier ; il peut bien s'en remettre à la méditation ; au pire, ça
ne le sauvera pas ; il regrette bien sûr le confort de la vieille
confiance en la science dans lequel il a été élevé ; cette idée si
française, si cartésienne, que le corps est une mécanique, qui
était celle de sa mère, de son père, eux qui vivaient dans le
sillage d'un dogme établi, à la Pasteur, où les agents infectieux
sont des entités que l'on peut détruire grâce à des intrants
médicamenteux adéquats ; et quand Thésée retrouve Anselme
entre les séances de méditation, l'ami rit de ses résistances…
souviens-toi, lui dit Anselme, le plus important, c'est
l'expir ; deux à trois secondes de pause ; tu vas sentir que ça
active ton système parasympathique ; c'est la part du système
nerveux qui travaille à te calmer, à régler la production de
noradrénaline; si tu médites régulièrement, ça va apaiser
les liaisons cœur-cerveau
;
puis il ajoute : quand les gens
ont peur, ils inspirent, donc ils ventilent ; chaque fois, le
157
corps comprend : accélère ; l' inspir est le signal de cette accé-
lération ; c'est ce que nous faisons aussi en buvant du café,
en visionnant des séries, en nous énervant devant un poste
de télévision ; on tire sur le système sympathique ; et souvent,
les gens qui ont une condition post-traumatique comme
toi, je veux dire, quand tu trouves ton frère par terre après
que ton père l'a décroché… ces gens-là n'arrivent plus à
redescendre ; c'est comme dans Orange mécanique quand
on écarquille les yeux du type ; tu es scotché devant un film
d' horreur et tu ne peux pas l' éteindre ; ce que ça veut dire,
c'est que ton système nerveux ne parvient plus à freiner ;
le parasympathique demeure sous l'emprise du stress, en
alerte constante ; comme quand tu me dis que chaque fois
que ton téléphone sonne, tu crois qu'on va t'annoncer la
mort d'un proche ; tu as tellement peur de ce que tu as
vu, tu redoutes tellement ce truc qui a pris ton frère que
tu n'arrives plus à redescendre ; si je regarde tes examens
EMDR
– Eye Movement Desensibilization and Reproces-
sing, une thérapie pour traiter les symptômes post-trau-
matiques à laquelle Thésée a eu recours –, je vois que tu
vis avec le même niveau d'alerte qu'un
GI
en opé…
Thésée, ignorant, moderne et vaincu, doit bien reconnaître
qu'il en est là : le passé est en lui une mine qui explose, qui
a déjà emporté son frère et qui attend un peu plus loin pour
le prendre aussi ; il a peur pour ses enfants, mais il ignore de
quoi ; c'est une alarme qui ne se débranche jamais et qui sonne
une catastrophe à venir, mais depuis le passé ; depuis les images
à ses pieds, depuis les lettres de son frère, de sa mère, depuis
ce qu'il a lu dans le manuscrit errant qui semble un sortilège ;
alors il médite, apprend à expirer ; il parle à son eau tout en
cherchant à taire les voix qui en lui s'y opposent : non, il pense,
158
cette idée du corps qui se guérit tout seul, qui trouve les voies
si on lui laisse le temps, non ; je suis en train de me faire avoir,
comme mon père dans les derniers temps, comme mon frère ;
je suis en train de reproduire les mêmes erreurs qu'eux, qui
ont cru qu'ils allaient guérir ; le père en brûlant des cierges et
en apprenant à tenir dans la position du lotus ; ou le frère en
sautant dans le vide…
le corps est une machine à voyager dans le temps, dit
Anselme, par l' écoute tu peux tenter d'entendre des infor-
mations inscrites au fond de ta matière, de tes cellules,
dans tes chromosomes ; l'eau, il lui répète souvent ça, c'est
soixante-dix pour cent de ta masse corporelle
;
quatre-
vingt-dix pour cent de ton système nerveux ; alors ce que tu
vas faire, c'est parler à toute cette eau qui circule à l' inté-
rieur de toi ; et chaque fois que tu t'allongeras, t'entraîner à
la suivre ; remonter des talons, des pieds, des orteils, écouter
l'eau dans les fémurs ; pense en même temps à ce que les
ancêtres t'ont transmis : les joies et les chocs qui ont été les
leurs ; tu n'as qu' à te dire que ce sont des disques durs du
passé qui sont stockés là ; à chaque lieu de ton corps, inter-
roge toutes ces tensions ; tu dois apprendre à y lire comme
à livre ouvert…
et ce savoir autre, profond, initié qu'il découvre lui paraît un
étrange poème organique ou une prière sans dogme, sans
rituel ; il ne sait pas où ça l'emmène, il sent des flots intérieurs
qu'il ne sait pas nommer ; il se rend compte à quel point il a
vécu dans l'ignorance de cette chose qu'on appelle « corps » ;
il se concentre sur l'expir comme Anselme le lui a enseigné ;
le muscle du cœur martèle, ses tempes tambourinent; il a
l'impression en méditant de faire connaissance avec des
159
pans entiers de ce qu'il est devenu ; une masse compacte de
mémoires traumatiques et de peurs; et pour l'heure, il prend
surtout conscience de ce qu'il a caché : des terreurs dont il ne
connaît pas la source; pendant qu'il est allongé, à l'écoute,
il essaie de ralentir le flot de ses pensées; car son esprit se
sépare, s'éloigne du corps ; le mot « peur » lui vient, il est
entraîné vers des souvenirs, des images ; ou bien c'est le mot
« colère » ou « mort » ; en méditant, il a la sensation d'habiter
des limbes, entre la langue et les choses, là où ça coupe, où
ça nous déconnecte ; il arpente le vaste labyrinthe en lui, où
sont les images qu'il redoute ; cherche à ne plus rien vouloir, à
accueillir l'absence et le vide ; il plonge dans les eaux du temps
en laissant les effrois de la matière, les nœuds de ses nerfs le
guider; et il y a ces instants où des visions l'entraînent; car
l'esprit – les méditants le savent – tend à prendre l'ascendant ;
et alors, il revoit l'image de son frère juste après que le père a
dénoué la corde ; et il saisit de plus en plus précisément, jour
après jour, que ses nerfs ont reproduit en lui la sensation du
pendu…
qu'est-ce qui arrive quand on est là
le corps de Thésée se demande
comme le frère attaché à une conduite de gaz ?
que se passe-t-il dans les derniers instants
quand la corde se resserre, quels muscles se contractent ?
que voient les yeux du frère quand le sang ne l'irrigue plus ?
que sentent les pieds lorsqu'ils pèsent dans le vide ?
160
la production d'endorphine à cet instant permet-elle de se
déconnecter du corps
comme le racontent celles et ceux qui pratiquent
les rituels de suspension ?
est-ce que l'endorphine produite permet de sortir de soi
comme le racontait « Fakir Musafar » ?
est-ce que l'endorphine permet
de trouver tout au bout de la nuit qui vient
un éclat de lumière ?
toi, mon frère, dans les derniers instants,
as-tu eu la surprise de retrouver les mots
oubliés de la prière ?
Thésée a beau chercher des forces grâce à ce curieux sommeil
du corps, paradoxal sommeil où l'esprit vagabonde, où
les nerfs ont le loisir d'accomplir leurs opérations, il perd
l
161
espoir ; il craint que ce qu'il tente d'écouter depuis la matière
ne le mène nulle part, que la vie à la fin soit juste idiote et
dépourvue de sens, que l'eau ne suive pas les vibrations de
ses émotions, que la gratitude ne change rien ; ni la bonté, ni
l'amour ; il craint d'accomplir en vain tous ces efforts, que
la foi d'Anselme dans l'autopoïèse ne soit qu'un conte; un
joli conte du souffle et de l'eau ; un mythe de la résurrection
pour les temps à venir; et il oscille ainsi, de l'espoir à la
défaite, de l'effort à l'effondrement ; il aimerait tant ne pas
avoir à replonger dans cette matière, laisser tout s'évanouir
et revenir à la vie, au présent ; mais il n'a pas le choix ; l'eau,
l'eau du corps, la mémoire qui réside dans les os… il fait
tout comme Anselme le lui a appris
;
puis il se lève en stop-
pant la voix de la guidance, en quittant savasana, la position
du cadavre ; il se relève prudemment de peur que ses maux
de dos ne le reprennent ; et il engouffre une fois encore sa
main dans le vrac des images pour mesurer, face aux souve-
nirs des siens, si les douleurs se sont apaisées ; a-t-il moins
peur de l'archive déversée sur le sol allemand maintenant
qu'il sait respirer ?
je vais m' éloigner de ton visage, dit Thésée à Esther, sa
mère, en laissant tomber sa photographie ; tenter de ne
plus penser à toi et à tes procès inachevés ; je vais essayer de
me rapprocher de ma vérité d'enfant ; traverser ces années
douloureuses, cette saison des morts ; tâcher de ne pas me
faire emporter par les émotions des derniers mois de vos
vies ; et la colère que tu dirigeais contre la femme du frère ;
elle que tu accusais de son suicide, qui selon toi, avec sa
vie si normée, ses lubies hygiénistes de jeune mère, l'avait
poussé à se tuer ; dans tes accusations, tu t'en tenais au
couple, à la femme de Jérôme, à la vie qu' il fuyait ; mais
162
je veux m' éloigner de tes procès Esther, de tes aveuglements,
et aussi de vos années glorieuses avec le père, de ces Trente
Glorieuses où vous avez tout pris ; je veux retrouver mon
frère et avec lui, mon enfance…
Anselme a beau dire à Thésée de quitter ce sillon trop plaintif
de la mère, du père, du frère – tout ce large sillage de l'analyse
qui tend à refermer les êtres sur et dans le langage, autour
du drame qu'est toute famille – et lui enseigner qu'il faut en
passer par la matière, le corps, il en est encore là ; il a besoin de
faire face aux images, il le sent ; ce ne sont pas seulement l'eau,
les liens cœur-cerveau ; il faut qu'il retrouve une demeure, un
passé, une généalogie, même s'il en a toujours détesté l'idée ;
et pour ça il cherche de la douceur, une image du passé à
laquelle il pourrait s'accrocher afin de se donner du courage ;
c'est à ce moment que surgit au milieu de toutes celles en noir
et blanc une photographie en couleur ; il la ramasse, la pose
sur le lutrin après avoir rejeté dans la pile par terre l'image de
sa mère et il l'observe d'abord avec un sentiment d'étrangeté ;
il y retrouve le visage du frère à huit ou neuf ans ; un âge où la
vie était encore joyeuse…
voilà ce qu'est ce visage, il pense
:
une trace de l'indes-
tructible enfance, quand rien encore n' était apparu des
failles qui l'emporteraient ; avant le déménagement pour
Paris qui nous arracha aux forêts ; avant que nous soyons
emportés dans les tensions noires des disputes contenues ;
avant que le frère ne se mette à prononcer ses phrases de
possédé : « j'ai pas de couilles, Thésée, j'ai peur et je ne sais
pas d'où ça vient… »
grâce à cette image, il parvient à écrire
163
j'ai eu un frère
avec cette douceur qui transparaît dans la photo prise par le
père – presque toutes le sont, signe que c'était lui qui écri-
vait la légende ; une légende heureuse, aventurière, pleine de
vacances au soleil, de séjours en voilier à caboter d'île en île
dans des archipels ; et ici, sur cette photo, c'est l'histoire du
père et du fils qui partent à l'aube pour pêcher ; il en parla,
Gatsby, dans son discours d'adieu au fils dans la chapelle
des prêtres ouvriers que le frère mort avait appris à aimer : la
chapelle des prêtres ouvriers sous la gare Montparnasse, sous
les quais bondés et bruyants, comme le verdict inaperçu de
ce qu'il condamna en se suicidant : le capital, le pouvoir, et
comment une famille, pour répondre à la peur, au tremble-
ment, se replia sous la coupe protectrice, résiliente, d'un récit
de la réussite : la chapelle des prêtres ouvriers pour « Jérôme »,
mon frère, ce nom qui comme celui de ma mère Esther, celle
qui n'avoue pas sa foi, couvrait mal la vie juive, parce qu'il
pointait vers celui qui reçut la charge d'accomplir ce rapt de
la première traduction de l'hébreu, de l'araméen, vers le latin,
vers le christianisme… et donc, le père, le jour de la messe où
l'on dit adieu à Jérôme, parla de ces parties de pêche avec son
fils ; il vient à l'esprit du frère qui reste, Thésée, que c'était là ce
que le frère mort aimait : quand il s'en allait avec Gatsby dans
des criques à l'abri des regards : le père, autrement si absent,
était à ses côtés
;
la pêche pour Jérôme était ce temps de séré-
nité, quand partout la sérénité et la paix manquaient ; car tel
était mon frère, ni fort ni puissant : c' était un garçon doux ; et
Thésée est saisi par une tristesse soudaine quand, face à cette
image, il constate qu'il arrive à dire
164
ceci est mon frère
même s'il reconnaît que Jérôme a pu prendre mille autres plis,
même si le frère mort a pu être ironique, désabusé, solitaire,
généreux, moqueur, il maintient que ces multiples formes se
sont développées plus tard ; il maintient que celui qui finit par
accuser la mère, le père, en détruisant violemment par sa mort
l'illusion de la famille heureuse, celui qui à la fin tomba dans
ses bras en pleurant, en hurlant : j'ai peur, je suis terrorisé et je
ne sais pas d'où ça vient, je ne sais d'où vient cette putain de peur,
celui-là aussi arriva après ; à l'occasion de cette partie de pêche,
ce qui apparaît de lui est vrai ; sur l'image, Thésée observe
le lac, la sombre avancée de la falaise à l'arrière-plan, le gilet
déchiré ; il reconnaît Jérôme, bien sûr, son aîné, qui fut à ses
côtés pendant toutes les années de l'enfance ; mais il note aussi
une distance, une étrangeté ; c'est le voile qu'il a posé entre lui
et son passé ; et il n'arrive pas à raccorder ce sourire, ce regard
de bonté timide, à une mémoire intérieure
;
tout reste triste-
ment sur la photo, en dehors de lui ; ça ne remonte pas depuis
l
le corps parce que, au lieu de la tendresse, du visage doux du
garçon qui pêche, il voit Jérôme dans les derniers jours, chez
lui, quand ses yeux de détresse peinaient à se fixer ; et ce café
où il lui fit promettre de ne pas se tuer, où, pour s'assurer
qu'il tiendrait parole, il l'empoigna; le froid qu'il faisait ce
jour-là, et les questions insensées que Jérôme répétait ; puis
son départ, quand il s'en alla vers l'appartement désert… et
enfin, cet après-midi où on tente de le joindre, où le frère qui
reste s'engouffre dans un taxi et reçoit un message qui dit de
venir vite, vite…
suivre le fil de la blessure
janvier 2019
169
dans la nuit de l'hiver, à l'Est, il arrive à Thésée, le frère qui
reste, d'interrompre son enquête, car il sent qu'une colère
généalogique et une haine impuissante prennent possession
de lui ; alors, il s'en va hurler dans les parcs autour de chez lui,
dans cette ville où nul ne le connaît, où au cœur des rues, il
trouve des alcôves de solitude, des friches encore sauvages…
je ne dois pas laisser la violence prendre possession de moi
il pense
et il marche dans la nuit allemande en tentant d'éclairer son
passé, en tirant le fil de la blessure ; il peut s'arrêter de regarder
les photos pendant des jours en laissant aller le flux des peurs
que les siens lui ont léguées ; aimer, il pense, aimer les miens
malgré tous les poids qu' ils m'ont transmis ; et cet espoir de paix
et d'amour retrouvé le porte – ne pas laisser prise à la haine, ne
jamais s'enrouler autour de la souffrance; mais certains jours,
l'espoir est au-dessus de ses forces et il se dit que sa vie serait
plus simple s'il se laissait aller à la guerre familiale, comme le
frère qui manque, Jérôme, lui qui les avait accusés de tous les
maux et notamment d'avoir causé son malheur; il pourrait
suivre cette voie, celle du mort, celle de ses accusations – la
faute à l'autre, mais quel autre? il pourrait traiter son père,
Gatsby, malade et vieilli, de « raté », la mère d'« angoissée
terminale », et semer partout le poison de sa blessure, de la
douleur d'être; mais à qui adresser ses plaintes? à qui écrire
170
depuis qu'ils sont partis ? ce qui hurle en lui en silence – Thésée
n'en laisse rien voir –, c'est la douleur physique – pourquoi
lui ? – et l'effroi ; pendant les treize années qui ont suivi le
suicide de son aîné, il a couvé le sentiment d'être arraché à
son existence ; cette existence qu'il n'arrive plus à retrouver, vu
que son corps ne le laisse pas en paix ; vu qu'il se débat avec le
souvenir de Jérôme, le traducteur, celui qui aurait dû suturer
tous les textes du passé et qui n'a pas respecté sa promesse ; car
il lui avait annoncé d'une phrase solennelle…
je ne me tuerai pas, Thésée, je ne me tuerai pas
ne t'inquiète pas
et surtout, ne demande pas l'
HDT

l'hospitalisation à la demande d'un tiers –
je te promets, dis-le au père, à la mère
je ne vais pas me tuer
et Jérôme, en se suicidant quatre jours après lui avoir juré ça,
je ne vais pas me tuer, lui a pris sa joie et ce qu'il avait considéré
jusque-là comme sa chance ; depuis, ses os sont de sable et le
chagrin défait la forme qu'il croyait avoir prise en détruisant,
grain par grain, ses défenses ; il se dissout dans la nuit, doute
de recouvrer un jour une vie possible ; son aîné lui a volé sa
place de second, Jérôme mort est désormais bien plus jeune
que lui ; et les peurs de sa lignée, après avoir pesé sur son frère,
se sont mises à fondre sur lui ; Thésée a la sensation d'avoir été
retranché du présent par le décès des siens ; et il leur en veut
171
d'avoir été si aveugles ; de l'avoir privé de ses plus belles années
avec ses enfants quand tout n'aurait dû être qu'élan, envie,
soif; les deuils à répétition l'ont fait vieillir et il se demande si,
en cherchant le pardon, il suit le bon chemin ; si au contraire il
leur rendait la violence accumulée, se relèverait-il ? il sent que
ses os se fendent, la région médiane de son corps le tenaille, les
racines de ses dents pourrissent ; il faudrait que Thésée accède
à ce que savent ses os, ce qui lui apparaîtra plus tard quand il
parviendra à entendre la cohérence des mémoires, des flux du
sang, des énergies retenues ; mais il est sourd à ce fil qui le relie
aux profondeurs des âges; enfant, il avait l'intuition d'une
présence quand il observait les étoiles ou se laissait pousser par
le vent
;
il conversait avec des esprits immatériels en contem-
plant les astres depuis sa fenêtre ; il se sentait un minuscule
trait d'union entre la vitesse d'expansion de l'univers et son
lit d'enfant ; mais il a passé des années depuis à recouvrir ses
intuitions de mille espèces de prévenances modernes ; et la
peur aussi les a ensevelies…
pourtant, il s'obstine
la blessure doit me conduire quelque part
il pense
elle me montre un chemin
et quand bien même il se tromperait
vu la façon dont mon corps s'effondre
je n'ai pas d'autre choix
172
et donc, malgré l'étau qui lui serre le cou – la corde du frère ? –,
malgré ce qui lui cisaille les côtes et lui compresse les poumons

le chagrin impleuré de son père ? –, malgré la pression sur ses
tempes – la balle traversant le crâne de Talmaï ? –, il s'oblige à
sortir pour marcher, pour que son esprit s'aère, pour offrir sa
peau au froid de l'hiver à l'Est, pour que ses jambes n'oublient
pas les gestes qu'elles ont appris : se jeter en avant, relancer l'es-
poir que la terre le portera et repousser plus loin le déséquilibre
de vivre, le vertige d'exister ; mais il a mal, Thésée, et même
marcher, il n'y arrive plus ; rompu, courbé, fendu quand il sort
de chez lui vers onze heures, il a l'air d'ajouter sa silhouette en
morceaux aux fantômes de la ville…
il pense
j'ai passé quarante-trois ans
sur Terre
je n'arrive plus à rien, tout mon corps s'effondre
médicalement, Thésée a perdu
quatre-vingt pour cent de ses capacités motrices
il pense
tout tombe et la vie est maudite
et les vieillards qu'il croise dans la rue, il les observe en frère, car
il sait désormais ce que c'est que de perdre, de trembler, de boiter,
de voir la mort venir ; il cherche comme eux des appuis, un banc,
173
un mur où s'appuyer ; parfois, il est obligé de prendre une canne
pour faire retomber la pression qui l'écrase ; il sent que le poids
de plusieurs vies pèse sur lui, mais il ne sait comment s'en défaire ;
il a l'impression que le passé le happe ; dans les mois de cet hiver,
plus de treize ans après la mort de son aîné, le suicide l'attire
le suicide, il pense, n'est pas un acte libre, n'est pas un fait social
c'est une solution
pour libérer les âmes mortes qui pèsent sur nos corps
une solution qui éviterait cette traversée
que je dois accomplir
et il doute maintenant de parvenir à se relever
il se demande
qui nous apprend à vider nos corps des fantômes,
ceux qui s'obstinent, à travers nous,
à vivre ?
Thésée est dans le labyrinthe, Thésée tremble entre les corps
gisants de celles et ceux qui l'y ont précédé, Thésée entend le
monstre, au loin, derrière une paroi, qui l'attend, mais il s'obstine
à avancer non par courage, mais parce que son corps ne lui en
laisse pas le choix ; il a fait promettre à son frère, il y a des années,
de ne pas se tuer, de s'en remettre au temps ; il ne voudrait pas,
lui, trahir le temps et ce que l'existence matérielle exige ; patienter
jusqu'à témoigner de ce qui en nous se transforme ; traverser la
174
peur des hommes ; et cette foi, cette espérance qu'il met dans la
matière, dans ce qu' impose le corps, l'aide à accueillir la douleur ;
pourtant, il y a des jours comme celui-ci où il veut renoncer ;
il sent le souffle de l'abandon – quel soulagement ce serait de ne
plus rien sentir – mais quelque chose en lui s'entête ; est-ce la foi
justement que la matière, c'est Dieu, ou une sorte d'intuition que
ce qui l'accable ne lui appartient pas – de vieilles âmes tourmen-
tées ? – et qu'il trouvera le moyen de s'en séparer ? Thésée, pour
ne pas fléchir, se force donc à aller marcher ; malgré la douleur,
il marche… dans l'espoir de se relever ; et en sortant de chez lui,
après avoir longé le parc où, au printemps, les enfants de tout le
quartier se retrouvent pour jouer et rire, il tourne à droite pour
rejoindre la Kollwitzplatz où une sculpture l'attend ; c'est une
figure de mère que ce pays où il croyait trouver refuge vénère :
Käthe Kollwitz, femme artiste qui perdit un enfant pendant la
Grande Guerre et se lia aux pacifistes dans une Europe fiévreuse
qui cherchait une issue à son déclin dans les voix outrancières
de jeunes fascistes ; elle, Käthe Kollwitz, la très vertueuse Käthe
Kollwitz, qui dans les années noires, au milieu de la faillite alle-
mande, au beau milieu de ce qui, dans ce pays, cherche et désire
la mort, s'occupa des orphelins…
l
175
et aujourd'hui, pendant sa promenade allemande, il entend
les cris des vies détruites qui sont ici nombreuses ; les voix des
disparus se mêlent à celles des gamins sur les Klettergerüste,
comme si son corps vibrait à la fréquence du passé ; il enjambe
les pavés dorés gravés à la mémoire des disparus qui sont le sol
de la ville de l'Est ; mais il se refuse encore à écouter les liens
qui se nouent en lui entre les âges ; Thésée est un moderne, il
s'obstine à être un moderne, et il rejette les existences invisibles
avec lesquelles il communiait enfant; il ne voit que l'échec
de sa fuite, que les forces qui l'abandonnent et la folie qui
guette
;
et il descend vers la Prenzlauerallee où filent les tram-
ways, d'où il aperçoit, derrière la masse décharnée des arbres
du Volkspark Friedrichshain, celle qu'il nomme sa Trümmer-
berg ; sa Trümmer-Berg, sa Montagne-de-ruines…
alors !
lui dit la colline gonflée des débris du siècle
comment vont tes fantômes ?
vas-tu réussir aujourd'hui à marcher jusqu'au
sommet ?
… et avant d'entamer l'ascension, Thésée s'assoit pour se
reposer ; dans ces instants, il cherche des appuis, un souffle ;
il mobilise ses forces en contactant ce qu'il a appris à identifier
comme le « centre », ce qu'au Japon on nomme hara, en Inde,
svadhistana, trait d'union entre les énergies célestes et terrestres,
point de rencontre des forces de l'esprit et de la matière, sous le
nombril, à l'endroit où justement, en lui, tout ploie et se fend ;
176
et en plus de chercher ça, ce centre de l' être dont on lui a vanté
la puissance et qu'il ne trouve pas ou si faible en lui, il implore
les bouleaux, les hêtres, les chênes qui le rappellent à l'enfance,
aux joies avec le frère au milieu des forêts ; puis il se demande
quelle espèce de prière – une prière aux vivants, aux animés et
aux inanimés, une prière matérielle – tente de s'élever en lui ?
puis il prend conscience en longeant la fontaine à l'entrée du
parc que les mois ont passé depuis son arrivée à l'Est et qu'il
s'y sent toujours aussi étranger ; cette fontaine hivernée est
connue ici sous le nom Märchenbrunnen, là où sont sculptés
des personnages des frères Grimm dont son dernier enfant
apprend les contes dans la langue de l'Est ; et il mesure en
passant cette étrangeté – peut-être qu'il s'agit surtout de peur,
une peur qu'il ne peut comprendre mais que son corps est venu
trouver, dénicher comme le monstre au cœur du labyrinthe :
l'Allemagne, la langue allemande, et ces contes, Hänsel und
Gretel, Rotkäppchen, Schneewittchen und die sieben Zwerge…
j'ai voulu détruire le français
il pense
l
177
tous les mots dans lesquels j'ai grandi
pour
ne plus entendre parler de… ne plus entendre parler d'eux
pour renaître dans une autre langue
mais à quoi Thésée, maintenant, pourrait-il s'attacher ?
comment pourrais-je me relier à ces sonorités
« Trümmerberg », « Märchenbrunnen » ?
et dans cette ville, Thésée peut-il espérer trouver autre chose
que la trace d'une prière disparue
et le souvenir d'Oved ?
il commence en tous les cas à voir que l'énergie des premiers
mois après son départ de la ville de l'Ouest l'a quitté ; et sa
solitude, ici, a fini par s'ajouter à ses deuils ; son foyer sonore,
les noms des siens, ont disparu avec la mort du frère, de la
mère, du père ; puis il a ajouté à cette destruction celle de sa
langue – le français – qui fut le pilier de sa demeure ; Thésée
s'est engagé si loin dans cette voie de l'effacement qu'il ne sait
plus à quoi se relier ; il n'a plus ni langue, ni pays, ni dogme, ni
croyance ; même plus cette pauvre foi d'être un moderne ; ce
qu'il trouve à la place des souvenirs de son enfance – la fiction
française et la success story du glorieux Nathaniel – est une
178
habitation détruite; et comment se reconstruire à partir de
fictions en lambeaux, à partir de tant de légendes, de secrets ?
c'est avec cette question qu'il se relève et se lance à l'assaut
de la Trümmerberg, la Montagne-de-Ruines, en implorant les
arbres, le ciel de neige et les rayons fragiles du soleil…
accroche-toi à cette lumière, il pense
car c'est celle d'un monde qui veut naître
puis encore
depuis combien de temps suis-je coincé dans ce combat
contre le passé qui hante ?
et aussi, ça
que suis-je venu faire là, dans la ville de l'Est, sinon
retrouver le judaïsme errant des ancêtres
et en se hissant avec peine vers le sommet, il sent que son
cœur est si serré, si froid qu'il ne parvient plus ni à rire ni à
pleurer ; son daï-maï – le méridien qui sépare le bas et le haut
du corps – lui paraît aussi friable qu'une poudre de verre ; les
muscles de ses jambes ne lui obéissent plus ; hélas, le pauvre,
il use encore des méthodes qu'on lui a transmises enfant, les
méthodes de Nathaniel, la volonté, la volonté, la volonté…
ne plus croire à l'effort
179
il pense
à toutes les valeurs mortes de ma famille
à ces récits du Pouvoir qui recouvrent la fragilité
ne plus croire à la vie française, à la reconstruction allemande
au Melting-Pot Européen et à la Croissance
accepter de tomber
car en français, ne dit-on pas « tenir », « tenir à quelqu'un »,
« tenir à quelque chose » ; et Thésée, lui, à quoi peut-il encore
tenir si ce n'est à ces arbres couverts de neige, à ces branches
qui semblent l'envelopper ; pendant sa marche, certains liens
du corps avec les mots lui apparaissent sans qu'ils puissent
atténuer la douleur ; et il comprend que la langue de l'Est l'a
fragilisé ; il s'y est senti de plus en plus seul, de plus en plus
en déséquilibre et inquiet ; quand les liens avec le kaddish de
son arrière-grand-père, le texte errant en hommage à Oved
lui seront apparus, il comprendra comment l'allemand, en lui,
creuse jusqu'au cœur de la peur, en réveillant des mémoires
englouties ; mais pour l'heure, il ne peut que sentir son inquié-
tude et il contemple, pour se redonner du courage, les arbres
nus ; je le vois, vacillant sur le chemin qui mène au sommet de
la colline, tremblant de froid, cerné par les bouleaux dont il
voudrait recueillir le conseil…
pourquoi en plus des deuils faut-il qu'il y ait la douleur ?
il demande
180
y a-t-il quelque chose à comprendre
ou est-ce juste ça
une fièvre de la mémoire qui emporte la vie ?
ce matin, sur le sentier pavé qui serpente autour de sa montagne,
sur le duvet des feuilles mortes, entre les arbres, une fine nappe
de neige s'est posée ; en avançant, il peut y imprimer sa trace et
il se retourne après quelques pas pour regarder ses empreintes
s'il y a mes pas derrière
il prie
peut-être y en aura-t-il encore devant ?
et le fracas de la ville au loin est étouffé par les ramures
des arbres ; mais toute cette énergie urbaine qu'il devine, à
laquelle il cherche à se lier, est celle, pense-t-il, d'un monde qui
existe ; la preuve qu'à l'issue de la plus longue des nuits, tout
peut se remettre à battre, à vivre ; seulement voilà, il y a cette
douleur qui ne le lâche pas et il aimerait, lui, que la vie soit
encore supportable ; à quelques mètres du sommet, il est ému
par le dessin des branches sombres d'un châtaignier sur l'aplat
neigeux du ciel ; le parfum du bois, des feuilles décomposées,
de la terre…
suis-je en train de retrouver les sensations de mon enfance
il pense
181
quand nous allions jouer avec le frère ?
suis-je venu jusque-là pour retrouver dans une autre langue
ce qui s'est détruit dans la mienne ?
toi et moi, Jérôme,
deux juifs à vélo se prenant pour les enfants d'
E.T.
allant, allant
à la vitesse de la lumière dans les forêts
pour le moment, Thésée pleure d'être séparé de cette énergie
des bois ; si loin de son enfance avec le frère, de la vérité de
son enfance quand ils allaient tous les deux courir et jouer et
pédaler en se racontant des histoires de monstres qui habi-
taient dans les feuillages, au bout des sentiers reculés ; c'était
avant que Gastby et Esther ne les arrachent à l'innocence de
cette vie, avant qu'ils ne les entraînent dans leur existence
agitée et pleine d'omissions
;
et ce que Thésée essaie d'ac-
cueillir en cheminant sur les pavés de la Trümmerberg, c'est
cette intelligence du corps, de la matière ; là où la blessure ne
serait plus un malheur mais une chance, le fil qu'il tirerait
pour saisir enfin les causes de ce qui lui arrive et le redonner
au présent…
si j'ai quelque chose à apprendre
il pense
si, malgré tout ce qu'il me faut traverser, il y a un sens
tout ne sera pas perdu
et c'est parce qu'il croit au sens, parce qu'il s'attache, lui, l'idiot,
à cette folle croyance qu'en dépit de tout le désordre, toute la
peine, il doit y avoir un sens qu'il finit par atteindre le haut de
la colline…
alors le frère se mit à parler
printemps 2019
185
c'est en mai, Thésée a quarante-trois ans, et après de longues
heures de train au travers des forêts, le long des lacs, il arrive
enfin devant la tombe de Jérôme, son frère ; c'est un jour frais
de printemps à quelques minutes de route de la frontière suisse,
sur un sol français, et il s'avance dans la partie basse d'un
cimetière en pente douce, à quelques minutes de marche de
ce qui fut pendant son enfance la maison de famille, paradis
de verdure et de roseraies, de framboisiers, de chênes et de
graviers pointus que Nathaniel avait créé pour rassembler les
siens et leur offrir la douce sensation de vivre dans un pays en
paix, prospère, éloigné à jamais de la douleur de l'Histoire ; et
là, à côté de la mairie où ses parents se marièrent en ces heures
bénies de l'été 1969 – l'un des derniers étés de l'énergie infinie
et de l'abondance française – il se rend sur la tombe où il les
enterra l'un après l'autre, son frère d'abord, sa mère ensuite,
puis comme on clôt un cycle, le père à l'issue de ce que l'on
nomma pudiquement une longue maladie ; et ce jour-là, les
cimes des montagnes de l'autre côté du lac sont aussi couvertes
de neige ; autour de lui, tout est silencieux ; il lit sur la pierre les
dates du frère, de la mère, du père, puis s'assoit en retrait sur
un rebord à côté du rosier qui dessine un arc au-dessus de la
tombe ; Thésée, puisqu'il sait désormais parler avec les morts,
ferme les yeux et inspire ; il peut maintenant entendre ce que
lui dit son frère…
quel sens ? demande Jérôme
186
quel sens as-tu trouvé à cette vie ?
et aussi
raconte-moi, qu'as-tu compris ?
je t'ai suivi, Thésée, poursuit le mort ; depuis que je suis là, enfoui,
je t'ai vu vivre selon cette croyance que la blessure nous guide et
je t'ai vu tomber ; je t'ai vu boiter comme un vieillard dans la
ville que tu as choisie pour fuir, à l'Est, et je t'ai vu pleurer ; mais
dis-moi, que crois-tu accomplir ? penses-tu qu'en te donnant à
la blessure, à l'effondrement, tu vas réussir là où j'ai échoué ?
voudrais-tu, mon frère, retrouver les prières, devenir un Roi juif
d'Allemagne ? crois-tu que la langue et les livres sont là pour
réparer ? penses-tu qu'avec tout ça, les archives, les images, les
lettres, les mots que tu cherches à poser à la place de nos voix,
de nos corps, tu vas réussir à nettoyer le temps ? dis-moi, Thésée,
qui t'a mis en tête cette idée absurde que les livres apaisent et
que le pardon existe ? crois-tu que c'est la vie juive, cachée tout
au long des siècles, qui pourra t'aider à guérir les morts
? crois-
tu vraiment que mon nom, Jérôme, fut un lapsus de nos vies
marranes, de nos peurs d'être dévisagés ? attends-tu le Messie,
Thésée, ou juste une apparition de ton dieu des forêts, des lacs,
des rivières, des océans, des glaciers ? tu crois désormais que tu
parviens à parler aux âmes, à te lier à la vie invisible, là où les os
parlent, où la matière est une et inséparée ; tu as cette idée, je le
vois, que c'est ton devoir de survivant…
mettre fin à tout ce qui dévore et relancer la vie
mais tu te prends pour qui, Thésée ? tu crois que mon suicide et
celui de l'ancêtre et la mort d'Oved et les pères qui tremblent,
187
les fils qui meurent, les hommes qui tombent, forment une
énigme que tu dois déchiffrer ? tu crois que ce passé, celui que
l'on cache à rebours des légendes de la réussite, dessine pour
toi un destin ? dis-moi, mon frère, penses-tu vraiment que l'on
peut avoir la nostalgie d'une langue que l'on n'a jamais sue ?
d'une prière que l'on n'a pas apprise ? crois-tu que les chocs des
ancêtres s'impriment dans la matière des corps ? es-tu persuadé
que les tissus et les eaux dont nous sommes faits sont comme
cette terre détruite par l'histoire du Pouvoir, de la Guerre, de
la Technique, chargée, pleine, contaminée de nos déchets et
lisible pour celles et ceux qui l'écoutent ? si tu es venu jusqu'ici
pour me voir, est-ce parce que tu as trouvé ? Thésée, dis-moi,
l'eau que tu sondes en méditant t'a-t-elle redonné vie ? crois-tu
vraiment pouvoir corriger l'histoire en puisant dans les fragi-
lités, les vacillements, la source d'une seconde naissance ?
Thésée se tourne maintenant vers les cimes des montagnes, vers
le bleu sombre du lac qui reflète le ciel ; il ouvre puis referme
les yeux et laisse entrer en lui les cris roulants des guêpiers
comme si ces vibrations reliées au monde étaient une part
entière de sa peau
;
il inspire, expire et, chaque fois, c'est l'inté-
gralité du monde qui entre en lui ; quel sens y a-t-il à rester
là, il se demande, dans ce champ de pierres du cimetière ? ne
faudrait-il pas plutôt délaisser les morts et se replonger dans le
flot de la vie ? en accueillant cette voix du frère d'outre-tombe,
il pense aux autres corps sous les pierres, à cette façon que
nous avons de rendre hommage à ceux qui ont été nos proches
en oubliant l'immensité des liaisons qui forment le tout du
vivant, en nous recroquevillant sur nos deuils humains; au
lieu que nos morts nous relient à la Terre…
il y a une intuition qui ne t'a pas trompé, mon frère
188
lui dit Jérôme
c'est cette croyance archaïque qui nous prend, qui nous possède,
alors que partout nous pensons être des existences modernes,
engagées dans le monde ; depuis la mort, je le vois ; il y a, tu
as raison, cette espèce de continuité que je ne remarquais pas
vivant ; tout le temps est réduit et comme compressé ; les noms
s'emboîtent entre les générations et j'ai même la sensation que
le crâne de l'ancêtre est avec nous dans cette tombe ; car ce flot,
entre les âges, nous déborde et rien n'est séparé
;
tout s'entre-
lace ; je vois ce que tu as pu trouver, toi, dans « la position du
cadavre », en méditant ; je vois les dates qui sont comme des
ricochets de vie en vie ; les tensions qui te prennent au lieu des
douleurs anciennes ; et tu as raison, tout semble se nouer en
une pelote unique ; je vois la génération de Talmaï, l'ancêtre,
et la mort du jeune Oved et la peur ; puis je vois cette peur qui
s'empare de la lignée ; j'entends les mots allemands, le tremble-
ment que cette langue relance en toi depuis le passé ; je vois ce
nom juif qu'il ne faut pas prononcer, la mémoire des exils, des
errances, autour de la mer et ce désir étrange de devenir fran-
çais ; je vois les prières oubliées, la modernité qui s'impose ; il y
a, dans la pelote, des secrets et une balle qui traverse un crâne ;
puis l'élan, après la guerre, après la destruction, pour se relever
du néant ; je vois ce que Nathaniel, le fils glorieux de l'ancêtre,
crée ; son Empire, son Industrie, une entreprise pour nourrir la
France ; je vois sa force et nos parents dont Esther, sa fille, qui
s'engagent pour l'avenir, pour s'éloigner des obscurités tues ;
je vois cette scène de la Croissance, des Trente Glorieuses, de
ce continent européen qui espère guérir de ses identités âcres,
de sa folle rationalité ; je vois les années cinquante et les sixties,
seventies, et ce pauvre mimétisme américain ; puis la crise qui
189
frappe – octobre 1973 – et, à partir de là, tout le récit glorieux
de la révolution sociale, de la juste répartition des richesses
porté par Nathaniel qui s'effrite
;
et cette couverture, ce monu-
mental dead-washing, comme on parle de green-washing, de
social-washing, qui disparaît ; le voile moderne qui se déchire
et les vieilles plaies qui reviennent au cœur des années quatre-
vingt ; et les passés soudain qui fondent sur nous, les derniers-
nés du siècle ; puis ce qui s'impose : le vaste retour de ce qui
fut enfoui ; je vois ça, Thésée, mon frère, alors que nous, les
modernes, nous avions les yeux rivés sur l'avenir ; mais dans
leur marche en avant, les boomers ont oublié l'archaïque : les
vieilles blessures, les peurs, les prières oubliées et ce qui, dans
la détresse, depuis le vide de la prière nous appelle ; un lien à la
vie intégrale, aux passés et aux futurs ; sous le vernis moderne,
il y a, tu as raison, une vie tremblante qui s'empare de nous,
qui se réveille ; le vingtième siècle, après tout, qu'est-ce, sinon
trois générations qui ont cru à l'avenir jusqu'à ce que la foi
dans la promesse reflue ? Thésée, c'est là que nous sommes
apparus; nous voulions, nous aussi, inventer l'avenir, mais le
tremblement nous a pris…
en sortant du cimetière après l'enterrement de Jérôme – ou
était-ce après la mort de la mère, du père ? – une vieille s'était
approchée de Thésée pour lui confier qu'après le décès de son
enfant, elle avait noué une conversation avec lui ; la vieille
lui conseilla d'en faire autant; elle ajouta, confiante, qu'elle
n'hésitait plus à demander de l'aide à son fils décédé ; on peut
faire ça, elle lui dit, ce n'est pas une honte de demander de l'aide
aux morts ; et Thésée sourit, car il était encore, à cette époque,
un moderne ; mais depuis que son corps l'a mis par terre et
faute de trouver une explication médicale raisonnable, il a dû
s'ouvrir aux savoirs improuvés ; se tourner, à sa manière, vers
190
la foi, vers le mystère ; et maintenant, alors que le soleil décline
derrière les montagnes et qu'une ombre enveloppe le haut du
cimetière, il se met à parler à Jérôme comme s'il était là…
alors, il dit, tu m'entends ?
je t'entends, répond son frère mort
je suis là, il dit, c'est moi, Thésée, ton jeune frère
je sais qui tu es
;
maintenant,
je connais ton nom
tu m'as vu me battre comme Jacob avec l'ange ?
et moi qui pensais que c'était la mort…
les douleurs, Thésée, les douleurs, voilà
ce qui nous guide ; elles forment
ensemble l'envers de ce monde qui croit
à ses richesses, à ses pouvoirs
l
191
j'ai voulu comprendre pourquoi tu t'es tué,
Jérôme ; j'ai fait ça, je suppose, pour tenter
de guérir ; parce que j'ai dû admettre que, sans toi,
sans une réponse à cette question, je ne pourrais
pas revivre…
et tu crois que c'est ça ? lui dit Jérôme,
tu penses que cette pression dans ton
crâne, c'est une trace de la balle qui
s'engouffra dans la tête de Talmaï,
l'ancêtre ? tu crois que la blessure est un
signe que l'on peut lire comme une
lettre ? et la corde avec laquelle je me
suis pendu, quel mal a-t-elle laissé en
toi, Thésée ?
j'ai fait ce que j'ai pu, dit le frère vivant, mon corps
ne me porte plus et je dois chercher un sens…
mais tu aurais pu essayer autre chose,
dit le mort, autre chose que la prière, le
sens ou l'espoir ; tu aurais pu te
raccrocher à notre enfance ; quand nous
étions juste ça, des frères ; tu aurais pu
retrouver les sensations de nos sorties à
vélo ; les Jorgondas, je me souviens de
leur nom, qui nous crachaient dessus
quand nous passions sous leurs
fenêtres ; et le son de l' injure française,
et nous qui ne savions même pas ce que
c'est d'être juif, nous qui leur jetions un
192
doigt d'honneur en retour, avant de
pédaler à toute blinde pour rejoindre la
forêt ; tu aurais pu te souvenir de ça,
mon frère, de nos énergies d'enfant, et
comment après avoir vu
E.T.
nous
rêvions, en pédalant plus fort, de nous
envoler
j'ai effacé notre enfance, répond Thésée, j'ai
annulé tout mon côté gauche
;
je l'ai condamné
à se taire le jour où je t'ai vu, toi, mon gaucher,
allongé, dur et froid dans l'appartement avec le
père prostré, assis à tes côtés ; et tu as raison,
j'aurais pu me relier à la joie de nos jeunes
années, mais il n'en restait rien ; tu as tout
emporté, nos rires, nos élans ; chaque fois que je
cherche à m'en souvenir, il y a ton corps que le
père a dénoué qui revient du passé…
et tu penses que c'est ça ? demande
Jérôme, un sens qui t'appelle, celui des
forêts, des lacs, des rivières, celui qui est
dans chaque corps, chaque cellule de la
peau, tu penses que la douleur est un
l
193
langage que l'on doit apprendre à lire et
Dieu, le flot même de la matière ?
je ne sais pas, dit Thésée, je me dis juste qu'il faut
qu'il y ait un sens
;
sais-tu quel jour on est ?
le frère mort à cet instant paraît s'absenter, laissant s'élever dans
l'air le son plein des turbines d'un hors-bord qui éclate en mille
échos sur les parois des monts autour des eaux nacrées du lac ;
Thésée lève les yeux
;
s'il n'y a pas de sacré, il pense, si la vie maté-
rielle n'est pas justement tout ce qu'il y a de sacré, alors, ce monde
n'existe pas; et Thésée s'offre au calme du cimetière tourné
comme un théâtre vers les sommets, vers les eaux pâles et glacées ;
telle est la présence, il pense, tel est le souffle qui porte le monde ;
et il en vient à espérer qu'il en sera de même, un jour, en lui…
le deux mars, dit Thésée
;
nous sommes le
deux mars ; c'est la date qui figure à la fin du
manuscrit de l'ancêtre ; et peut-être que je suis
venu ici, sur ta tombe, pour ça, Jérôme,
pour te donner ce texte à lire
:
« la vie ne
s'arrête pas là, écrivait le père d'Oved, Talmaï,
je ne veux pas m'enfermer dans un
caveau avec mon fils
;
je ne veux pas non plus
le déposer sur le bord de ma route et l'oublier ;
venez avec moi, tous, mes enfants, ses frères
et sœurs, prenons-le dans nos bras,
portons-le ensemble dans les bons et les
mauvais jours tout au long du chemin qu'il
nous reste à parcourir… » ; et sais-tu, Jérôme,
que c'est après avoir écrit ces lignes qu'il
apposa cette date du deux mars
194
moi, demande Jérôme, quel jour
suis-je mort ?
tu t'es tué un premier mars, dit Thésée
ce ne sont que des coïncidences, répond
Jérôme, premier mars, deux mars
tu es mort, dit Thésée, juste avant que ce texte arrive
jusqu'à toi
tu es fou, dit Jérôme
ce texte était écrit pour nous, les enfants d'après,
mais il ne nous est pas parvenu ; il parlait de généalogie,
de Roi, de coupure, de prière oubliée ; il parlait de deuil
et d'espoir ; il portait témoignage de la perte d'un fils ;
il cherchait à faire de la mort une vie et il a été achevé le deux
mars, tu es mort le premier
plus d'un demi-siècle après, répond
Jérôme
nous pouvons écarter les signes qui nous
dérangent, dit Thésée, nous entêter à être des
modernes
;
souvent, nous le faisons, nous déguisons
notre ignorance en disant
:
c'est un hasard ;
nous écartons ce qui s'offre à nos yeux ; mais moi, mon frère,
je n'ai pas eu le choix ; s'il n'y avait pas eu la douleur, je ne
me serais pas mis à l'écoute de ces signes ; j'aurais dit comme
tout le monde : c'est un hasard ; cependant, regarde ce que
195
nous avons appris à observer au microscope, ce que nous
avons pu entendre avec les stéthoscopes ; l'outil crée un
certain savoir qui nous aide à aller plus loin, à traduire les
mystères ; combien de choses nous sont apparues au fil du
temps que nous rejetions avant ? ce que je lis, ce que je
comprends à partir des traces que vous avez laissées,
pourquoi ne serait-ce pas ça : les signes qu'un outil à
venir parviendra à déchiffrer ?
comment nos corps enregistrent les coups de feu
les assauts des guerres, les peurs, les épidémies ?
et la roche n'a-t-elle pas enregistré
les plissements et les effondrements survenus
dans les temps reculés ?
pourquoi notre matière humaine
composée de l'eau et de toutes les molécules
qui se sont formées ici, dans ce monde,
serait-elle si différente ?
si j'avais lu le texte de l'ancêtre, reprend
Jérôme, si j'avais mieux connu ce qui
s'est passé, loin, dans l'autre siècle,
penses-tu que j'aurais vécu ?
les si ne servent pas à sauver les morts, dit Thésée,
et il n'y a pas de si pour toi ou le père ou la mère
;
je
n'enquête pas pour ça ; les si sont des recours offerts
aux vivants
;
ils aident à changer l'avenir,
à reconfigurer le passé, à reprogrammer une
généalogie pour y faire entrer la lumière et un peu
196
de vérité ; vois, Jérôme, ce qui bouge pour nous,
les vivants, quand je forme ces phrases
si tu avais su qu'Oved hantait notre lignée
si tu avais connu l'histoire de Talmaï, notre ancêtre,
et quel chagrin l'a pris
si tu avais eu accès à ce qui est réprimé dans notre histoire
en morceaux
si tu avais pu comprendre ce destin marrane
l'odyssée des secrets, des prières oubliées
si tu avais entendu les peurs des tiens et pu nommer les ombres
si tu avais compris que la gloire de Nathaniel
son entêtement à nourrir ce monde, à protéger les siens
cachaient une formidable peur
j'ai cherché, se défend Jérôme, je me suis
entêté pour comprendre d'où venait ma
peur
tu as cherché comme font les modernes, dit Thésée,
tu es resté coincé entre l'accusation du père et de
la mère, derrière ce premier voile de plaintes
je me souviens de cette fois où je suis
venu chez toi, dit Jérôme, la dernière
197
semaine avant mon suicide, nous
parlions déjà de ça, de pousser plus loin
notre enquête pour saisir d'où venait la
peur ; pour saisir ce qu'il y avait de
pourri sous le vernis de notre enfance
la fragilité, répond Thésée
;
la pitié et le sens de l'amour ;
le kaddish à Oved n'arriva pas à destination ; et toi, tu m'as
obligé à en écrire l'histoire ; tu m'as forcé à tirer le fil de la
fragilité, à percer la forteresse du Pouvoir de Nathaniel ;
c'est parce que tu es mort, et que mon corps a cédé, que j'ai
lu le texte de l'ancêtre
;
et à partir de là, j'ai pu apercevoir
la peur, celle des fils qui perdent leur père, des pères qui
perdent leur fils ; et au-delà, la somme de toutes les choses
que la légende a confinées dans le silence
crois-tu que je suis mort des guerres ?
demande Jérôme, de l'Histoire ? crois-tu
que je suis mort comme Juif ? crois-tu
que j'aurais dû entendre ce qu'il y avait
dans mon nom : « Jérôme », ce devoir
de traduire les prières, les croyances,
et les textes sacrés ?
en regardant les dates sur ta tombe, dit Thésée, je me
suis rendu compte que je suis de dix ans ton aîné
maintenant ; accepte donc que je puisse te
transmettre ce que j'ai appris ; bien sûr, il n'est pas
anodin de reprogrammer une généalogie, mais
avoue que tu l'as cherché ; je suis plus vieux que toi
désormais et je sais les prières… accepte que je
puisse te parler comme si tu étais le second, toi qui
auras toujours trente-trois ans ; j'ai appris des
choses terrestres qui ne te concernent plus ; je les ai
apprises parce que vous m'avez laissé, toi, la mère,
le père, avec ce poids de l'après
;
et tu sais,
mon frère, j'ai repoussé ce poids, j'ai espéré le
détruire en partant vers l'Est ; mais, dans ce pays de
tant de ruines, l'Allemagne, où mon corps est tombé,
j'ai entamé cette quête pour entendre ce que la matière sait
que nous ignorons ; et j'ai vu, oui, Jérôme, j'ai vu
quelques-uns de ces liens qui nous échappent, que je veux
partager avec toi…
les lettres de Nissim
1914-1918
201
les premiers mouvements de Nissim au début de la guerre sont
incompréhensibles ; on l'envoie ici ou là, au nord, et il dit dans
ses lettres que les ennemis avancent ; ils entreront à Paris, il dit,
ce sera long et dur, mais à la fin, il n'en doute pas, on triomphera ;
il écrit le premier septembre 1914 : « Mon cher frère, j'essaie de
te faire parvenir cette lettre par un ami ; j'espère que tu vas bien
et que tu as reçu mes cartes ; physiquement, je suis en forme ; je
souffre du manque complet de sommeil, mais je m'y fais ; je ne
peux te donner de détails, mais tu auras conclu que nous recu-
lons ; nous avons devant nous une cohorte de l'armée allemande
et, depuis la frontière belge, nous n'avons à lui opposer que des
territoriaux ; cependant, je suis sûr que ça va aller, notre armée
a besoin de se refaire et je conserve bon espoir »…
vois-tu, Jérôme, ces lettres qui sont arrivées jusqu'à moi
comme le manuscrit de Talmaï :
de vieux textes auxquels nos vies sont liées
que nous voudrions jeter pour aller vers l'avenir
et qui pourtant traversent les années
je voudrais te les faire entendre, ces lettres,
jusqu'à leur dénouement
pour que tu voies comment la mécanique s'enclenche
dans la lignée des hommes qui meurent
202
que tu saches ce qui tue, ce qui nous vide de nos forces
et, pour commencer, je te présente
Nissim
Nissim, en 1908, est nouvellement français ; il est né à Andrinople
dans l'Empire ottoman, il a étudié à l'Alliance israélite universelle
comme son frère Talmaï, notre arrière-grand-père, avec lequel il
est venu en France ; ils sont partis tous les deux, pour ce que j'en
sais, afin de fuir une vieille tyrannie, parce que là-bas, il n'y avait
à leurs yeux qu'un avenir vicié, condamné au ghetto des mino-
rités, alors que, pour eux, le Progrès est une lumière qui, selon
leurs calculs, se dirige vers l'Ouest, et il importe de la suivre…
sais-tu, Jérôme, ce qu'ils ont appris à « l'Alliance »
comme on dit alors,
« l'Alliance » ?
ils ont appris une langue qui, à l'époque,
revendique le droit de penser l'Univers
et sais-tu, encore, mon frère,
ce que récitent Talmaï et Nissim sur les bancs de leur école
au fin fond de l'Empire ottoman
en français ?
« ÉCOUTEZ L'APPEL, ISRAÉLITES
si dispersés sur tous les points de la Terre et mêlés aux nations
vous demeurez attachés de cœur à l'antique religion de vos pères
quelque faible que soit le lien qui vous retienne
203
si vous ne reniez pas votre foi, si vous ne cachez pas votre culte

pense, ici, à Oved, mon frère –
si vous croyez que votre religion
doit manifester sa vitalité dans la lutte de théories toujours
plus ardente des sociétés modernes

pense, ici, à moi, mon frère –
si vous croyez que la foi des ancêtres est pour chacun un
patrimoine sacré,
que le foyer, que la conscience sont inviolables
si vous croyez qu'un grand nombre de vos coreligionnaires
encore accablés par vingt siècles de misère, d'outrages et
de proscriptions, peuvent retrouver leur dignité d'hommes,
conquérir leur dignité de citoyens
si vous croyez qu'il faut moraliser ceux qui sont corrompus, et
non les condamner, éclairer ceux qui sont aveuglés, et non les
délaisser, relever ceux qui sont abattus, et non se contenter de
les plaindre ; défendre ceux qui sont calomniés, et non se taire ;
secourir partout ceux qui sont persécutés, et ne pas seulement
crier à la persécution… »
tu vois, Jérôme ?
Talmaï, Nissim, dans leur enfance, récitent les phrases d'un appel,
celui des fondateurs de « l'Alliance »
204
qui ont décidé de relever les femmes et les hommes
de la misère et de l'ignorance
et permets-moi de les nommer :
Élie-Aristide Astruc, Isidore Cahen, Jules Carvallo, Narcisse Leven
Eugène Manuel, Charles Netter
des idéalistes, des cosmopolites sans lesquels, mon frère,
je n'écrirais pas cette langue
sans lesquels Nissim et Talmaï ne seraient jamais partis
mais maintenant, après seulement six années d'une vie sécu-
lière dans les rues en paix de l'avant-guerre à poursuivre des
études de pharmacie à Paris, capitale de ce pays dont ils ont rêvé
enfants, sur les bancs de leur école utopique, ouverte au monde,
dévouée à la cause plus grande, plus générale, de la justice et
de l'égalité, les voilà séparés ; car les nations européennes ont
décidé de se battre pour déterminer laquelle sera la plus puis-
sante, la plus universelle ; laquelle aura le droit, au nom de cet
universel, d'asservir, de tuer et de coloniser ; et Talmaï, notre
aïeul, est trop jeune encore pour être mobilisé, il reste à l'ar-
rière ; tandis que Nissim, lui, part donner sa vie sur le front ; ce
sont de jeunes Dreyfus orientaux – tu peux les considérer ainsi,
mon frère, pour t'en faire une image ; je dis des Dreyfus, car
ils croient en la France ; ils ne peuvent en douter, de ce pays ;
ils croient en une modernité française, une égalité française, une
justice française comme les pères de « l'Alliance » leur ont appris
« … si vous pensez que l'influence des principes de 1789
est toute puissante
205
que la loi qui en découle est une loi de justice
que l'exemple des peuples qui jouissent de l'égalité absolue
est une force
si vous croyez toutes ces choses, venez, écoutez notre appel
nous fondons l'Alliance israélite universelle »
et donc, en cet automne 1914 de grandes manœuvres, alors
que débute la meurtrière guerre des universels et que toutes les
loyautés complexes, croisées, enchevêtrées, de millions d'êtres
composites, fruits de l'exil ou de la colonisation, du mélange
des langues et des croyances, des espoirs et des déracinements,
sont mises à l'épreuve par l'entêtement des nations à limer les
appartenances, les identités, Nissim, l'oriental, le juif, le devenu
français, le bon élève d'Andrinople, lui, si plein de toutes ces
multiples vies, aide les territoriaux dans la boue de la Marne ;
il mène au front les remplaçants des morts ; et la guerre va
vite, c'est l'heure où les taxis sont réquisitionnés pour stopper
l'avancée ennemie ; Nissim écrit, prend des notes ; on peut le
suivre jour après jour, il est à Rouen, à Arras, il dit que, si Paris
tombe, ce ne sera pas la fin, il faudra continuer…
Jérôme, quelque chose déjà devrait te frapper
dans ce revenir de l'histoire, dans cette longue mémoire des corps,
dans l'archaïque répétition des croyances oubliées
c'est
ce désir puissant d'assimilation des ancêtres
206
ou devrais-je dire d'effacement
pour
« donner sa vie à la France »
et
oublier les prières
et vois-tu, mon frère, cette ombre qui s'élance du fond des âges
quand, pour survivre ou s'intégrer, il faut renoncer
aux rituels qui nous liaient au monde ?
vois-tu le vide et l'errance qui naissent de ces liens effacés ?
mon frère, toi qui es là, dans ce cimetière
de France
commences-tu à comprendre comment les corps s'imbriquent
vie après vie
eux, Nissim et son jeune frère Talmaï, notre aïeul,
rêvent de se battre pour une nation qu'ils viennent
juste de rejoindre
tandis que toi et moi
deux frères aussi, pris dans le flot du temps
nous décidons de la fuir
toi, en te suicidant, Jérôme, et moi,
en partant vers un pays
207
l'
ALLEMAGNE
dont je commence à comprendre qu'il est pour Thésée
comme le monstre au cœur du labyrinthe
la grande épreuve de l'effroi et des peurs
généalogiques
mais Nissim, lui, est heureux de se battre pour la France, il en
oublie, dans les combats, qu'il fut enfant d'un autre lieu et lié
à la « religion de ses pères » ; il se déplace, s'inquiète de ne pas
recevoir de lettres de notre futur ancêtre, son cadet ; il se décrit
plein d'élan, satisfait d'avoir obtenu de ne plus conduire ; il dit
vouloir « faire la guerre pour de vrai » et écrit le onze septembre
de Rouen : « J'ai pu faire partie d'une expédition assez sportive
dont je suis revenu la nuit dernière ; il s'agissait de faire sauter
une ligne de chemin de fer très employée par l'ennemi : cent
cinquante kilomètres avec cent soldats à l'intérieur des lignes ;
nous sommes arrivés par des chemins jusqu'au point indiqué
sans être repérés ; pendant trois heures, nous avons miné la voie
et à huit heures du matin, nous l'avons fait sauter ; nous étions
à cinq cents mètres d'un village occupé et nous apprenons que
seul un détachement de cinquante Allemands y est demeuré, les
autres ayant poursuivi vers le front
;
en accord avec le comman-
dant, nous avons pris une dizaine d'hommes sur deux autos et
nous sommes arrivés sur la place du village ; il était dix heures
du matin et une quinzaine de boches étaient assis en train de
manger et de fumer ; nous avons ouvert le feu à bout portant… »
vois-tu, Jérôme, cette boucle qui commence à se refermer ?
208
pourquoi suis-je parti vers l'Allemagne ?
pourquoi mon corps a-t-il attendu que je sois installé là-bas
pour tomber ?
moi qui croyais, en partant, à ma liberté, à un choix
moi qui pensais aller vers l'avenir
dans une Europe affranchie
des fantômes
il n'y a pas de hasard, mon frère
les corps se jouent de nous, ils pilotent le destin
la matière dispose de nous, les vibrations oubliées
nous gouvernent
les secrets enfouis, les blessures du passé
nous requièrent
je suis parti vers l'Allemagne pour me rappeler
à cette vie éparpillée, errante
pour retrouver la fragilité
des passe-frontières
traverser la peur
et dire aux ancêtres : regardez, vous qui êtes là, gisants entre
les parois du labyrinthe
vous qui portez la mémoire de longs siècles
où il fallut prier en silence et changer nos noms
pour échapper au meurtre
209
je suis venu pour en finir avec ce tribut de l'Histoire
qui exige que l'on disparaisse pour nourrir
le monstre des Nations
je suis venu, chers morts, tuer le Minotaure
et crois-moi, mon frère
maintenant que ça revient, que ça réapparaît, je le vois :
toutes nos croyances de modernes seront démenties
toi, mon frère, comprends-tu
?
tu n'as pas choisi de te tuer
moi, je n'ai pas choisi d'aller vivre à l'Est
nous ne sommes pas libres, nous ne faisons
que croire à la liberté
car regarde Nissim, ce Dreyfus oriental, ce trompe-la-mort,
le frère de notre arrière-grand-père, qui se réjouit de se battre
pour la France qu'il connaît si peu ; il prend cette photo – on
l
210
dirait une fantasia, de celles que Delacroix peignit, une fantasia
guidant le peuple saisie par Nissim, photographe oriental,
amateur, saisissant l'Orient déboussolé dans les dunes du
Nord
;
lui, l'enfant de l'Alliance et de l'éducation juive univer-
selle est là, avec les chevaliers de l'Empire ; il a été affecté à
la tête d'une unité de goumiers parce qu'il connaît quelques
mots de leur langue ; et il écrit le vingt-trois septembre :
« C'est un spectacle extraordinaire de voir dans les villages
de ce pays de brume les cavaliers arabes dans leur tenue de
guerre; nous sommes arrivés hier à minuit à Arras et dans
chaque village nous étions arrêtés par la foule qui surgissait
de l'ombre pour nous saluer
;
j'ai fait une provision de souve-
nirs et mes quelques mots d'arabe m'ont été précieux ; puis
nous sommes partis avec quatre autos à deux heures après une
veillée d'armes ; les gandouras volaient au vent ; nous avons
été jusqu'à surprendre un escadron ; notre petite expédition
a donc parfaitement réussi ; nous sommes arrivés un tantinet
trop tard pour les abattre, mais nous avons pourchassé ces
increvables Allemands toute la matinée en les égaillant de tous
côtés ; cette guerre en automobile, je dois te dire, est un sport
épatant ; nous sommes revenus avec des lances, des sabres, des
casques » ; Nissim ajoute : « inutile que je répète ce que je t'ai
dit sur ma santé, je vais scandaleusement bien… »
Jérôme, vois-tu comment les vies se croisent ?
Nissim, le rejeton de l'Empire ottoman, se bat
aux côtés des goumiers algériens
il ne dit pas grand-chose sur sa vie d'avant
rien sur Andrinople, rien sur le judéo-espagnol
qui se parlait dans sa famille
211
rien du Dieu dont il s'éloigne car tout en lui est coupure
avancée
il croit à son avenir et peut-être qu'il rêve déjà de devenir
LE PREMIER MARÉCHAL JUIF DE FRANCE
il n'en dit rien, il dit juste
qu'il retrouve « quelques mots d'arabe »
pour défendre la France contre les Allemands
alors, Jérôme, qu'en dis-tu ?
qui est notre frère et qui est notre ennemi ?
je te lis les lettres pour que tu voies ce qui nous a précédés
ces épopées de la violence des Nations
dont tu portais le poids
et Nissim, lui, quand la guerre le surprend, a trente-huit ans,
il a vu le jour quatre ans avant Talmaï, en 1886 ; son frère,
notre aïeul, « celui qui se cache », a la santé fragile, il restera
à l'arrière ; Nissim part donc au front, et fidèle à la légende
des fleurs au fusil, il écrit de Blangy près d'Arras, le vingt-
quatre septembre : « Je mène la vie la plus intéressante qui soit ;
je suis accepté des goumiers et, depuis huit jours, je fais la
guerre ; à Orchies, le 22, nous avons trouvé les territoriaux qui
flanchent ; avec nos mitrailleuses, nous avons rejeté l'ennemi
dans les bois ; nous avions une batterie à un kilomètre derrière
nous qui fouillait le camp adverse et, en un clin d'œil, la lisière
a été nettoyée ; je suis à deux mètres des points d'éclatement et
212
des gerbes de terre jaillissent autour de moi à la hauteur d'un
premier étage ; du beau travail ; puis l'après-midi, la danse
reprend, mais sans succès pour l'ennemi ; c'est là qu'un de nos
goumiers s'est couvert de gloire en ramassant une poignée
de soldats ; seul, il en a tué onze ; mon mécanicien, un vieil
Arabe de quarante ans, en a tué trois ; j'ai eu l'occasion aussi
de faire quelques cartons ; mais nous avons perdu du monde
à ce moment, parce qu'un groupe ennemi, environ soixante
Allemands, avait piqué un pavillon blanc pour se rendre ; les
salauds, tu le crois ? ils se sont soudainement mis à tirer ; nous,
les Français, nous avons répliqué sans relâche et lorsqu'ils sont
sortis de leurs trous, les mains en l'air, nous les avons tous
nettoyés »…
Jérôme, mon frère
d'où vient que j'ai cru pouvoir fuir vers l'Allemagne ?
de quelle espèce d'ironie est-on traversé ?
je voulais m'éloigner de toi, du souvenir de ton corps dépendu
derrière la porte, dans le recoin de la cuisine, là où le père t'a
déposé après t'avoir décroché d'une conduite de gaz
« une conduite de gaz… »
n'est-ce pas, ça encore, un énième aveu
quand la matière, la matière, la matière place dans la lumière
tout ce que nous refusons de voir ?
mon frère
213
je souhaitais aller vivre à l'Est pour protéger mes enfants
pour ne plus habiter la ville où vous êtes morts
et dis-moi, pourquoi ça aussi
pourquoi suis-je tombé amoureux
d'une Algérienne
Amra, arrière-petite-fille de goumier
pourquoi, ensemble, avons-nous choisi Berlin pour élever
nos enfants ?
c'est alors que le 25 septembre 1914 : grande nouvelle, écrit
Nissim ; avec son courrier, il adresse une photographie de
Messaoud, son ordonnance, fièrement monté sur son cheval
prêté pour l'occasion : « Moi, confie-t-il à notre aïeul, moi et
mes frères du goum, tu peux être fier ! nous avons été envoyés
en mission ; nous allons vers la Belgique et pour ça, nous
l
214
avons quitté Blangy hier à cinq heures du matin ; je te dis,
nous avançons doucement, car on signale que l'ennemi est
proche, et cette marche, mein lieber Bruder, est superbe ; nous
avons trois escadrons de goumiers ; à voir ces longues théories
de burnous traverser les champs de betteraves et ces villages
fléchés d'églises transpercés par nos forces arabes, on croirait
assister à quelque invraisemblable croisade à l'envers ; mais
la vérité, mon frère, c'est que nous tous, ici, sommes prêts à
mourir pour cette France si désespérément pluvieuse: Juifs,
Arabes, notre joie est sans bornes à l'idée de combattre pour ce
que ce pays nous offre ; et je dois dire que, de toutes les choses
remarquables que je découvre, celle-là est la plus émouvante :
voir le soutien que nous recevons des cavaliers venus de l'autre
côté de la mer… »
je regarde, mon frère, la photographie de Messaoud
prise par Nissim
et je pense à l'Europe qui se barricade
je pense à celles et ceux qui se disent « souchiens »
qui s'inquiètent d'un « grand remplacement »,
d'une Croisade à l'envers
il y a, en France, en Allemagne, assez d'os et de sangs
de tous les coins du monde pour mener une action en justice afin
que tous les descendants de nos morts puissent y demeurer
et peut-être, finalement, est-ce cela que je cherche
en plus de relancer la vie
215
plonger dans le passé pour mobiliser les morts
pour qu'ils exigent que nous écrivions, en leur nom,
une autre histoire à venir
et Nissim, lui, après avoir tenté d'égaler le courage de ces
soldats du goum – « non, ils n'étaient pas là pour envahir
la France, ils étaient là pour se battre à nos côtés », écrit-il –,
reprend son récit : « ce 25 septembre, à midi, nous arrivons
à Orchies… mais Orchies, tu verrais ! Orchies n'existe plus ;
les salauds ont tout brûlé, tu vois cela ? l'église, les usines, les
maisons ; les femmes et les enfants qui n'ont pu se sauver ont
été cramés vifs ; une femme pleure au bord du trottoir, elle a
derrière elle les pans de mur de sa maison en flammes ; elle dit
que sa mère est en dessous, il ne lui reste rien ; et toute cette
petite ville est ainsi ; il y a cinq maisons sur lesquelles se voient
des inscriptions à la craie avec la mention nicht verbrennen, ne
pas brûler; c'est l'incendie organisé, méthodique, un pogrom
sur des Français ! vois Talmaï, un pogrom non pas russe mais
allemand ! ce ne sont pas des racontars, ils ont tout brûlé et
c'est inoubliable ; nous sommes obligés de débarrasser la route
des poutres tombées pour pouvoir passer et sur le porche de
l'église, le curé qui a pu s'en sortir nous donne la bénédiction
d'un geste ; je te jure, écrit-il à son jeune frère, depuis que j'ai
vu Orchies en cendres, j'ai pris une décision ; je ne ferai plus
de prisonniers »…
Jérôme, permets que je te dise où j'en suis de ma traversée
il y a tant de tensions, tant de douleurs qui s'accrochent à moi
le passé tire sur mes os, pèse sur mes vertèbres
216
je le sens, des tempes à l'arrière de mon cou,
le passé encercle mon cœur
les muscles du péricarde, les poumons, jusqu'au sternum
il y a cette colère quand je ferme les yeux
et au-dehors, dans cette ville de l'Est où je vis,
j'entends la langue de celles et ceux
que Nissim veut détruire
“O du gräbst und ich grab, und ich grab mich dir zu”
j'entends
« tu creuses et je creuse et je me creuse vers toi »
et c'est un vers de Paul Celan qui me vient en mémoire
mais alors quoi, Jérôme, que puis-je faire
de plus pour me séparer de l'Histoire
pour nettoyer le temps ?
je me donne en pâture aux souvenirs
en méditant
j'ai idée que ces vies dans les guerres se hissent de mes poumons
jusqu'à la gorge pour filtrer la colère
je les laisse agir pour que ça sorte, que ça me lâche
pour que les morts à l'usure
arrêtent de me harceler
pour te dire, Jérôme,
217
j'ai tant espéré que mes enfants vivraient dans une Europe
libérée des Nations
que je me prends à prier avec les mots du poème
“O du gräbst und ich grab”
et
Grab = Tombe
si je creuse, Seigneur, si je creuse et triomphe de leurs peurs
cela marquera-t-il aussi la fin des vieux démons
le début de la vie nouvelle ?
Nissim, lui, en octobre, ne peut que voir le front s'étendre ; la
bataille de Reims fait rage, la course à la mer commence ; il va,
il vient entre les lignes, accomplit ici et là des missions d'obser-
vation, essuie des tirs qui le manquent, mais avec ma veine,
il écrit, rien ne peut m'atteindre ; il est définitivement affecté
aux goumiers, et avec eux convoie des automitrailleuses ; il dit :
avec ces joujoux-là, c'est la guerre amusante, avec beaucoup de
kilomètres parcourus et, de temps en temps, une jolie Schlachtung,
écrit-il en allemand dans le texte, un joli massacre ; et là, il
patrouille à Magnicourt, il dort à Houdain ; il insiste pour
rassurer son frère à l'arrière : « Je me porte à merveille malgré
les nuits froides; je suis d'une saleté remarquable, voilà cinq
jours que je n'ai pas enlevé mes chaussures ; mais, sauf l'eau
d'un bain, je suis heureux ; j'arrive à ne manquer de rien »…
218
puis… « tout se poursuit, il raconte, sans que nous avancions
ou reculions; il y a beaucoup d'artillerie et elle seule a voix
au chapitre ; nous ne faisons rien, tu vois ? rien d'autre que de
recevoir de temps en temps de stupides obus allemands ; mais,
ils ne nous auront pas, ne t'inquiète pas, et ce soir d'ailleurs,
les nouvelles sont excellentes ; nous rattrapons chemin après
chemin, sentier après sentier, et nous entamons petit à petit
leur aile droite ; tu vois, ça ? ce serait un tournant : ce serait
la solution de la bataille de l'Aisne ; mais pour l'heure, nous
avons une partie de la Garde allemande devant nous ; et nous
avons fait quelques prisonniers ; malgré mes résolutions de
l'autre jour de les massacrer, tu vois, nous essayons de rester
humains ; enfin, ne sois pas triste, je viendrai bientôt te voir
et nous fêterons la vie, mon frère, la vie ! et aussi, crois-moi
quand je te dis que nous allons très bien, seuls les chevaux font
peine à voir »…
je te dis ça, Jérôme
ton corps, dans les silences, dans les plis de la mémoire
fut rempli de tout ce passé
de cette tâche non dite de traduire entre les langues
entre les secrets
entre ces maudits Français
et ces maudits Allemands
traduire…
mais comment aurais-tu pu le savoir, toi en qui
l'on voyait seulement :
219
le premier garçon d'une glorieuse lignée, le petit-fils de
NATHANIEL
toi qui, comme le père et la mère, fus élevé dans
l'illusion moderne
celle d'une coupure depuis laquelle on croit
s'élancer, vivre, exister
dans notre enfance
on ne nous donna à voir comme modèle
que la force de Nathaniel et l'Empire
qu'il avait créé
la belle histoire de l'Entrepreneur qui voulait nourrir la France
et pourquoi pas le monde
lui, le résilient, le fils de Talmaï, le fragile
le suicidé
Nathaniel, qui pour couvrir ses peurs
se changea en homme-sucre, en homme-pâtes
alors, mon frère ?
les Trente Glorieuses dont il devint un prince,
ne serait-ce que ça ?
la réponse à la peur de manquer, la peur de mourir,
la peur de la guerre
220
et à la fin, la peur d'avoir perdu son père ?
nous, Jérôme
on ne nous donna à admirer que son Pouvoir, son Succès
et
cette légende française
qui s'accordait avec le roman de la Reconstruction
Nathaniel, le Roi nourricier
qui prit le contrôle des champs, des graines,
qui offrit aux enfants une nourriture transformée
pleine de sel et de sucre
le don, si tu veux, de la Croissance à notre intoxication
et aussi
Jérôme,
tu as pensé, comme tous les hommes de ta lignée,
que tu devais l'égaler
Réussir, Réussir
ajouter ton nom à l'histoire du Succès
tu n'as pas compris à temps qu'il importait
de tout renverser
moi, maintenant, juste cent ans après la fin de la Grande Guerre,
alors que je relis les lettres de Nissim à son frère, l'ancêtre fragile,
l'ancêtre caché, j'entends à la radio les discours de commémo-
221
ration pour la paix ; cent ans depuis que le Minotaure a mangé
les enfants dans la boue des Flandres, cent ans que les Minos
de tout bord ont exigé leurs tributs, cent ans que l'Histoire ne
cesse de démentir sa fin en exigeant, qui pour la Nation, qui
pour le Pouvoir, qui pour la Race ou la Foi, d'autres tributs
humains ; et pour cet anniversaire, le croiras-tu – 1918-2018 – un
président bien peigné, un Français, embrasse ses homologues
sous l'Arc de triomphe, à Paris, pour la plus grande joie des
médias qui n'aiment rien tant que ces messes parce qu'elles font
d'assez bons scores d'audience ; et le président, le bien peigné, je
l'entends, héroïsant, glorifiant, reliant dans des phrases creuses
les combats du passé aux défis du présent ; je suis pris de nausée,
mon frère, malade d'entendre ce lyrisme feint, apparemment
profond ; ô morts, ô glorieux combattants qui avez donné votre
vie pour que dalle, pour que la bêtise persiste, pour que les noms
s'entêtent… l'Histoire, Jérôme, qu'est-ce sinon cette douloureuse
expérience de dépossession au nom de toutes ces fictions idiotes,
endurantes : « la France », « l'Allemagne », « le Progrès », « la
Victoire » ? Thésée ou moi, c'est égal, nous deux, nous écoutons
le discours du jeune Roi qui dirige la France ; et nous sommes
blessés en écoutant cette emphase d'emprunt sur la Patrie, sur
la Mémoire ; que connaît-il, lui, le bien peigné, que sait-il de la
souffrance ? sa nécropolitique, mon frère, sert-elle à autre chose
qu'à nous emporter plus loin dans cette autre guerre, plus larvée,
des hommes contre la Terre ?
nous sommes des enfants de la Croissance,
Jérôme
deux garçons nés à la fin des Trente Glorieuses
au début de ces Éternelles Piteuses que la presse cherche
à tempérer sous le nom de « Crise »
222
comme si la « Crise » n'était que passagère…
nous sommes nés, mon frère
après le « rapport Meadows » qui aurait dû nous éclairer
et nous conduire sans tarder à arrêter ce meurtre
que chacun nomme de ce mot envoûtant
« Croissance »
nous sommes nés, mon frère,
dans les ruines d'un monde auquel crut Nathaniel
et qu'il contribua à bâtir
un temps de surproduction, de consommation
qui servit à oublier la guerre, à recouvrir les traumas du passé
par des passions doucereuses
un temps que chacun nomma « modernité »
mais maintenant, tout revient
par la corde que tu noues à ton cou
par la matière
et le vingt octobre, justement, Nissim écrit que le glissement
vers le Nord se poursuit; hommes et voitures étant assez
fatigués, il dit : « On nous a envoyés vers Dunkerque nous
restaurer
;
la ville était littéralement envahie de pauvres réfu-
giés belges qui sont navrants à voir et qu'on évacue ; par un
hasard précieux, j'ai pu trouver un lit, écrit Nissim, le frère
223
du fragile Talmaï, notre aïeul, et ce séjour m'a complètement
remis
;
il est certain que je fais campagne dans des condi-
tions privilégiées, mein lieber Bruder, car notre mobilité avec
les goumiers permet d'aller trouver de temps en temps du
réconfort ; et voilà la nouvelle que je voulais t'annoncer :
notre unité a repris Laventie et les faubourgs d'Armentières ;
on m'a dit que Lille est très abîmée ; mais hier, nous avons
marché jusqu'à Dixmude et à trois kilomètres du village,
j'ai eu une occasion de tirer sur un ballon captif allemand à
bonne distance ; j'étais sur la route lorsque j'ai vu cet énorme
haricot qui dominait les arbres
; j'ai vite amené une mitrail-
leuse et je lui ai envoyé quatre cents cartouches à bonne
portée ; il y a des chances que l'observateur ait été truffé, mais
nous n'avons pas pu rester, car les obus boches ont nettoyé la
route ; le temps devient mauvais et il fait froid, dit Nissim à
son frère ; il y a beaucoup de pluie et de brouillard le matin ;
mais ne te fais pas de bile, j'ai ce qu'il me faut ; je me suis
procuré un excellent burnous dans lequel je suis bien pour
dormir… »
toi, Jérôme, je t'ai vu au fil de l'enfance
plus encore après
tu voulais participer à ce « cover-up » de la réussite française
cette croyance toujours déçue que l'Opulence, que l'Abondance
pourront revenir
tu as couru après Nathaniel,
après cette image déformée de la Gloire
car nul ne te parlait de ce que la légende cherchait à cacher
et il nous aurait fallu enquêter, mon frère
moi, si j'avais été prêt, j'aurais pu t'aider
224
j'aurais pu te dire ce que le Pouvoir recouvre
te parler de la fragilité de nos corps
mais ces chefs d'État à la radio, je me dis, ces foutus chefs
qui se congratulent en célébrant la fin de la Première Guerre ;
ces maudits chefs, qui de France, qui d'Allemagne, qui des
États-Unis, se félicitent de la paix en invoquant la bravoure
des hommes et la fin des combats que leur espèce, oui, leur
espèce – des hommes et des femmes que le pouvoir attire –
a organisé afin que les Nations triomphent en engloutissant
des millions de jeunes enfants ; des enfants, je pense, comme
Nissim qui combat, engagé sur un champ de bataille pour des
idéaux qu'on lui a mis, hélas, dans la tête dès le berceau : le
Progrès, la Liberté, l'Égalité ; vois, mon frère, les goumiers, les
Juifs, les Arabes, les derniers émigrants qui se donnent à une
Nation qui les rejettera plus tard…
la vie est sens dessus dessous
et rien ne se répare, rien ne s'efface
l
225
nous croyons contrôler nos vies par l'esprit, mais les langues
nous possèdent
elles sont tissées de toutes ces vieilles guerres
chargées de violences et de haines qu'on apprend à cacher
j'ai peur de l'Allemagne, mon frère,
et d'où ça vient ?
j'écoute ces chefs d'État qui se félicitent une fois
leurs paroles dites
ils croient, les idiots, à leur messe mémorielle
ils espèrent
que tout cet édifice de la parole tiendra le monde en paix
empêchera les Nations de se redonner à la folie
mais nos corps, j'en sais quelque chose,
tremblent de tout ce passé
des vibrations noires les possèdent
et menacent
dans les écrits du front de Nissim que notre aïeul a rassemblés,
je sens qu'il y a deux tonalités : les lettres où il donne à entendre
les victoires, où il contourne les plaintes ; il emploie alors beau-
coup d'adverbes, superbement, magnifiquement, où je remarque
son désir de rassurer son frère ; en somme, c'est Nissim qui est à
la manœuvre et qui conforte l'arrière ; il y a quelque chose d'un
peu bravache et qui garde en toutes circonstances une espèce
226
de joie ; mais je retrouve aussi, intercalés entre les lettres, les
fragments de son journal ; et là, c'est comme si on entrait dans
la guerre, « la vraie »
:
Nissim n'est plus superbement reposé ;
il prie pour avoir de la veine, il recule devant les assaillants ;
comme ici, sur la route des Flandres, aux côtés des soldats
malmenés devant Dixmude dont il voit brûler l'église
;
là, écrit-
il, c'est le désespoir : « les vaches errent, les cochons couinent, les
poules cueillies par les soldats campent dans les maisons vides ;
des arbres coupés par les obus obstruent la route ; pendant
que j'écris dans un fossé, ça éclate en avant de nous ; les éclats
tombent tout près, à deux mètres de moi ; je vois le nuage
que ça fait en retombant ; vers trois heures, d'autres éclats à
quelques mètres de ma mitrailleuse ; je vois tomber un peuplier
qui borde la route ; la veine, il répète, c'est le principal ; vingt
mètres plus ou moins à droite ou à gauche et… »
Jérôme, mon frère,
où vont se déposer les peurs des anciens
dans quel recoin de nos corps ?
est-ce cela que les épigénéticiens découvrent et éclairent
ce que la psychogénéalogie jusque-là
ne faisait que décrire ?
permets un instant que je quitte les lettres de Nissim
et la boue du Nord
je voudrais, maintenant, te présenter une expérience récente
conduite par un groupe de recherche
figure-toi un « ver », oui, je dis bien, un « ver »
227
de ceux que l'on trouve dans les cercueils, dans les charniers,
dans la tombe – Grab – d'un frère
ce « ver », vois-tu, ce « ver » dont je veux te parler
est connu des spécialistes de l'épigénétique sous un nom abrégé
« C elegans »
le 21 avril 2017
Klosin A, Casas E, Hidalgo-Carcedo C, Vavouri T, Lehner B
publient
« Transgenerational Transmission of Environmental Information
in C elegans »
où l'on apprend que
les modifications du comportement d'un gène causées par
UN SEUL TRAUMA
en l'occurrence, un « stress thermique »
peuvent s'observer pendant
l
228
QUATORZE GÉNÉRATIONS
Comprends-tu ça, la façon dont la matière encode
les chocs du passé, les traumas des guerres,
les catastrophes que partout le Pouvoir induit ?
mais Nissim, lui, le six novembre, n'a toujours rien dit sur sa
vie dans l'Empire ottoman ; rien sur la langue effacée, rien sur
la coupure et le départ vers la France ; non, il est juste question
de la bataille des Flandres où, en ces jours de boue, d'inonda-
tion, il doit changer d'affectation ; il laisse son automitrailleuse,
les consignes exigent que les engins soient désormais blindés
et la sienne ne l'est pas ; il rejoint un escadron de cavalerie, ce
qui donne lieu à ce beau passage : « J'ai touché un cheval, écrit
Nissim, mou comme un sirop d'orgeat mais résistant et adroit ;
il est pincé de l'arrière-train, levretté du ventre, une croupe
creuse et point de poitrine ; mais lorsqu'il a sur le dos tout le
barda avec ma superbe selle en maroquin rouge à haut dossier
et pommeau, et sur le nez, un bridon en cuir rouge gravé au
croissant de Mahomet, il a presque fière allure ; c'est un alezan
brûlé, mais il a si bon œil que nous sommes déjà des amis » ;
pas un mot ne lui manque, à ce jeune juif oriental, bridon, pincé
de l'arrière-train, levretté du ventre ; la langue française a pris
dans sa tête comme une graine dans une terre nouvelle ; une
langue, un amour de la République pour ce Dreyfus ottoman
maintenant éclaireur dans les dunes du Nord ; et souvent, il
le dit, il laisse sa monture ; il rampe entre Nieuport qui est à
nous et Westende aux Allemands ; et lorsqu'on a dépassé les
tranchées françaises, il écrit : « Il faut aller par bonds, de dune
en dune ; on pourrait sinon se faire canarder ; je dois te dire,
mon frère, que la marche dans le sable n'a rien d'une partie de
229
plaisir ; tout est trempé, on y voit de vilaines choses : l'autre
jour, je visais un paquet à distance ; à la lorgnette, je distingue
deux têtes, je me tiens prêt à tirer, mais rien ne bouge ; je finis
par aller voir et ce sont deux soldats calcinés… »
Jérôme, qu'en dis-tu ?
combien de générations dois-je remonter en arrière
pour apercevoir ces
TRAUMAS
ancrés dans la matière
au cœur de nos gènes ?
quelle espèce de « ver » sommes-nous ?
combien de cellules avons-nous en commun
avec « C elegans » ?
et combien de chocs dois-je lister pour saisir ce qui bat
ce qui tremble en nous, ce qui nous fait mourir ?
combien de ces chocs du passé se sont imprimés dans les corps
dans la matière humaine
et devrais-je conduire ma recherche sur
QUATORZE GÉNÉRATIONS ?
qu'y avait-il dans tes peurs, mon frère ?
et cette lettre T, à travers le temps, dans la lignée des hommes qui
meurent, charriait-elle un certain rythme d'effroi ?
T pour Talmaï, T pour Thésée
230
nos deux corps intriqués à des années d'écart
Talmaï, l'ancêtre, le frère de Nissim, qui se tire une balle
et moi, Thésée, que les tempes oppressent
se pourrait-il que la lettre, la vibration de la lettre
et des noms, soit la traduction sonore
d'encodages plus profonds ?
Nissim, lui, tient, je devrais dire, il ne meurt pas tout de suite ; il
passe l'hiver de 14 à 15, décrit Nieuport détruit par les bombar-
dements : il faut bénir le ciel quand ce n'est pas chez soi que ces
choses arrivent ; il parle des ombres de cuisiniers qui se faufilent
dans les tranchées la nuit, des tenues étranges de poilus qui
revêtent les nippes pillées dans les bourgs des Flandres, évoque
un chien volé à l'ennemi, une bête truffée d'éclats d'obus qui
ne peut plus aboyer, même sous les bombardements ; il parle
des nuits où la lune sublime l'empêche d'avancer ; il évoque ce
jour où, lors d'un djich – une mission d'éclairage –, après avoir
avancé une heure en rampant, il entend un Wer da ? qu'il laisse
en suspens, mais dont il se sert pour révéler les positions enne-
mies ; au cœur de l'année 15, il écrit : nous tenons le bon bout et à
la fin, nous gagnerons et raconte comment il a capturé une senti-
nelle ou décrit des bêtes errantes sur les champs de bataille : des
vols de pigeons, de corbeaux, et la promenade de malheureux trou-
peaux de vaches ; il parle encore de chiens que les soldats envoient
pour dénicher les djichs ; ces chiens en avant des lignes qui nous
dévorent et nous laissent en charpie ; il raconte un épisode où il
cherche à ramener une brebis prisonnière d'un trou jusqu'à ce
que ses efforts le fassent repérer ; les obus suivent et poudroient
autour de lui ; Nissim se répète : il n'y a que la veine ici, la veine
231
qui distingue les morts des vivants ; et c'est grâce à cette veine
qu'il passe l'année 15, puis l'année 16 ; il voit comme cavalier les
colonnes de civières ; dès qu'on n'est plus là où ça tire, la guerre est
une chose écœurante ; il mise sur une expédition en Syrie, espère
qu'il pourra quitter la boue des Flandres pour ouvrir un front
oriental : imagine, dit-il à notre aïeul, Talmaï, le grand destin
que ça serait : participer à une révolte contre les Turcs ; revenir
pour combattre ce vieux tyran qui s'est rangé aux côtés des Boches ;
mais en attendant que s'ouvre ce front lointain, dans la boue
envahissante, il déplore que rien ne bouge : et le gâchis d' hommes
que l'on consent, cela me met hors de moi ; il décrit les funérailles
de ses compagnons du goum ; une scène où l'un des éclaireurs,
se sachant perdu, se tourne vers La Mecque en s'offrant aux
balles, en hurlant Allah Akbar : une prière arabe, écrit Nissim,
et un mort pour la France ; et il parle du découragement dans
les tranchées, de l'héroïsme des territoriaux : ils font vraiment la
guerre, eux, crois-moi… croupir dans l' humidité et le froid… ; on
sent que ses missions entre les lignes ne lui suffisent pas ; il se
sent privilégié et bien qu'il ait failli mourir des dizaines de fois,
il veut rejoindre la bataille, la vraie…
quand avancerons-nous assez pour monter à cheval ?
il écrit
Nissim comprend vite que la guerre sera longue, trop longue ; et
il évoque le froid, insupportable, le vent violent ; quand la neige
tombe, cela nous a valu des coquillages de circonstance sur la plage :
deux Allemands et deux Français congelés ; il répète qu'il veut
partir, quitter le gris du Nord, la boue des polders, le sable des
dunes ; le bien dévoué élève de l'Alliance qui écrit le Français
comme Grevisse en personne est envoyé au repos dans les marais
232
flamands qui sont une mer de boue, et c'est là, dans une longue
lettre où on voit qu'il tente de ne pas se plaindre, qu'il médite sur
le sacrifice aberrant que les Nations exigent : quelle terrible saignée,
mon frère, la guerre actuelle prend cent vingt mille jeunes par mois
et pour quoi ? il parle de la propagande, des articles de journaux
qui vantent des avancées foudroyantes qui n'ont jamais eu lieu ;
parfois, entre les jours d'attente, à l'arrière, et les missions de nuit
où il arrive à tuer quelques boches, il évoque un moment de grâce :
tu aurais dû me voir au galop sur la plage laissant Dunkerque
derrière moi au bord d'une mer délicieuse au soleil couchant ; c'est
un de ces jours, mon frère, où je plains les morts ; mais Nissim voit
s'éloigner l'issue dont il rêve : cette guerre qu'il aimerait porter
contre le Sultan : imagine ce que ça serait, si avec le goum nous
avions pu galoper jusqu' à Jérusalem… ; puis, comprenant que la
cavalerie ne sert plus à rien, que les chevaux sont inutiles dans
cette bataille, coupable de voir chaque jour passer devant lui le
cortège des morts, il demande à rejoindre l'infanterie ; à défaut de
son front rêvé, aux côtés d'une Grande Armée arabe pour établir
là d'où nous sommes partis une puissante nation, égalitaire, où les
minorités auraient le droit de vivre, il descend dans les premiers
mois de 17 au fond des tranchées ; et là, contre toute attente, il
survit encore ; il en est le premier surpris : te rends-tu compte, je
suis toujours vivant ? à la vitesse où l'on crève, ici, c'est un exploit ; il
raconte comment dès son arrivée, vers Reims, son chef s'est pris
d'amitié pour lui ; c'est un homme qui a voyagé, il a vu la Chine,
l'Amérique, et tu ne me croiras pas, il connaît ce bout de terre où
nous avons grandi, Andrinople ; Nissim est épargné pendant les
mois trop longs de 17 ; il parle de la Russie, de la révolution qui
change l' équilibre de la guerre, maintenant les Allemands vont se
rabattre sur nous ; et c'est ici que débutent les manœuvres de 1918,
quand la Reichswehr lance une offensive pour remporter la
guerre ; au sud d'Arras en mars, entre Nieuport et Lille en avril,
233
au nord de Reims en mai et juin ; il faut mobiliser encore, il n'y a
plus personne qui puisse vraiment y échapper ; on tient, mon frère,
mais je suis heureux de te savoir à l'arrière ; s' il m'arrive quelque
chose, tu seras encore là ; figure-toi, hier, pendant la nuit, je t'ai vu
en rêve avec tes enfants, ceux que tu auras dans l'avenir ; l'un était
ton espoir et ta lumière ; c' était merveilleux de te voir ainsi, dans le
rêve… puis, en ces heures de panique où l'on cherche encore des
forces pour répondre à l'offensive allemande, Nissim écrit : je ne
vois que des morts, que des morts, et moi, je ne sais pas si c'est parce
que je pense fort à toi, mais tu ne le croirais pas, mon frère, aucune
balle ne parvient à m'atteindre ; enfin, le mois de juillet arrive et
de Nieuport jusqu'à l'extrême sud du front, le mouvement s'in-
verse, les armées alliées réussissent enfin à contrer l'offensive, la
poussée va vers l'Est ; et c'est là, deux jours après avoir célébré ce
quatorze juillet que les instituteurs de l'Alliance israélite universelle
nous ont appris à vénérer, que le tournant de la guerre est pris et
que Nissim est tué…
l
234
il faut imaginer ça, Jérôme,
la douleur de recevoir cette nouvelle
Nissim est mort sur le front
en 1918
dans l'une de ces journées qui annonçaient la fin des combats
ce que l'on espérait être alors le dernier sacrifice
avant une paix éternelle
et Talmaï, notre arrière-grand-père, le fragile, lui survit
eux qui étaient partis ensemble d'Andrinople
pour devenir français
et dont il ne reste qu'un…
DEUX FRÈRES
ET IL N'EN RESTE QU'UN
je te demande, Jérôme, à ton avis,
où se cache son chagrin et quand ressurgit-il ?
comment Talmaï, frère de Nissim,
traverse-t-il les années vingt, puis les années trente ?
de quelle espèce d'oubli recouvre-t-il le sacrifice de son frère ?
et aussi, dans cette épreuve de deuil et de séparation
que l'on nomme
EXISTENCE
qui décide où nous nous arrêtons et où nous commençons
et si nous sommes juifs, français, allemands, arabes
qu'est-ce qui nous assigne ?
le suicide de Talmaï
30 novembre 1939
239
nous sommes des vies nouées les unes aux autres, mon frère ;
c'est ce qui est arrivé à Talmaï, notre aïeul, après la mort de
Nissim, sur le front, en 1918 ; il se mit à se condamner, lui, le
survivant, le fragile ; il eut honte de rester quand Nissim, son
aîné, le courageux, fut fauché par un obus allemand ; il eut
honte de rester français, alors que c'est son frère qui l'avait
entraîné depuis l'enfance dans cette idée de partir à l'Ouest ;
alors que c'est lui, le jeune homme fragile, au souffle court,
qui aurait dû mourir ; mais Talmaï survécut à son frère et il ne
pouvait faire autrement que de penser qu'il était là, sur cette
terre, à la place de Nissim ; il avait suivi à la lettre ce que son
aîné lui avait conseillé
trouve une petite femme et fonde une famille
mais alors que dans les années vingt, son existence sembla
trouver un sens, il y avait ces questions qui creusaient en lui
une galerie profonde comme un labyrinthe…
l
240
qu'ai-je à faire ici, maintenant que mon frère n'est plus ?
quel est le sens de cette existence si nous ne faisons qu'oc-
cuper des places vides laissées par les morts ? que serais-je si
Nissim ne m'avait pas convaincu de partir ? et mes enfants,
dois-je leur raconter la légende française que mon frère a
écrite pour nous ?
sans y répondre, Talmaï traversa les années vingt; il voulut
un temps coller à la légende qu'avait écrite Nissim et il imposa
qu'il n'y eût pas de prière à la maison ; aucun nom de Dieu
n'y fut prononcé ; il lut à ses enfants toute la bibliothèque des
dieux laïques, Michelet, Victor Hugo… ; et même, il parvint
si bien à s'éloigner de ses souvenirs d'enfant – à effacer des
pans entiers de sa mémoire – qu'il ne fut pas inquiet quand, à
la suite de la crise de 1929, les slogans contre les Juifs reprirent
le contrôle des rues ; il suivait, en somme, le cours d'une vie
ordinaire et se satisfaisait d'avoir réussi à faire le deuil de son
frère ; il éleva ses enfants, se mit simplement en tête cet objectif
honorable, élever ses enfants ; mais il arriva, en 1937, que l'un
d'eux mourut et ce fut Oved, celui qui avait le mieux assi-
milé la légende de France ; et à partir de là, tout lui prit le
peu de forces qu'il avait reconstitué ; Talmaï se mit à trembler
pour les siens et vécut dans une alerte constante ; la terreur et
le chagrin se mêlaient en lui, si bien qu'il avait l'air ailleurs,
toujours ailleurs ; Talmaï après la mort de son garçon adoré
ne savait plus littéralement à quel saint se vouer ; à la place du
Dieu manquant, il charriait d'encombrantes superstitions; si
je n'allume pas cette bougie, il pensait, si je mets mon chapeau
sur le miroir, si je n'arrête pas le travail quand le soleil dispa-
raît… il obéissait à Nissim, s'efforçant d'être un moderne,
mais son cœur lui disait autre chose ; il aurait aimé croire aux
âmes, à leurs présences, à leurs actions dans le temps ; puis il
241
y eut ce jour, un peu plus de deux ans après le décès d'Oved,
quand le père, Talmaï, déboussolé, accompagna son aîné à la
gare
;
c'était au mois d'octobre 1939, et Nat, comme il l'appe-
lait, avait reçu l'ordre de mobilisation… le voilà donc, le père,
disant adieu à Nathaniel sur un quai bondé; il monte dans
le train, l'embrasse, mais il ne peut se résoudre à descendre…
j'ai peur, il pourrait dire
j'ai peur que si je te laisse partir, il t'arrivera la même
chose qu'à mon frère
j'ai peur des échos de cette phrase
:
« laisser partir »
PARCE QUE TOUTE SÉPARATION
EST UNE MORT
j'ai peur au moment de te laisser partir de ne pas avoir
fait le bon geste
de ne pas avoir prononcé les bons mots
;
j'ai peur
de ne pas avoir allumé la bougie au moment où il le fallait
peur que tout ce qui nous arrive soit
une punition de t'avoir oublié
mon Dieu
mais il ne dit rien, non, il donne juste l'impression d'un
homme dérangé; on l'observe dans le wagon, les jeunes
soldats embarqués aux côtés de son aîné seraient tentés d'en
rire ; mais non, rien, il n'y a pas de rire ; tout est triste, il fait
froid ; la fin du mois d'octobre en France, c'est un hiver avant
l'heure ; il a neigé sur le pays et, dans une nuit gelée, les soldats
242
partent pour une autre guerre ; Talmaï se tourne du côté du
quai comme s'il y cherchait le salut ; mais le salut, hélas, ne se
tient pas sur le quai d'une gare…
il faut que tu descendes, Papa, le train va partir
dit le jeune Nat, le frère d'Oved
il faut que tu me laisses aller… ne t'inquiète pas, tout ira bien
la France ne peut pas perdre la guerre
et il ajoute
va, rentre à la maison, ils ont besoin de toi là-bas
je reviendrai bientôt, tu verras
mais son père, Talmaï, ne descend pas ; les yeux vagues et
fiévreux, incapable de fixer son fils qui cherche son regard, il
est ailleurs ; et maintenant on entend les sifflements, les appels
qui annoncent le départ ; seulement Talmaï reste là, ne bouge
pas et ça crée des remous dans les rangs…
hé, l'ancêtre, il faut partir !
à moins que tu veuilles venir avec nous
ce n'est pas Nat qui parle ainsi
;
non, Nat, l'aîné, ne s'adres-
serait pas comme ça si légèrement à son père ; c'est un jeune
bravache qui se marre, qui ignore tout ce qui peut se passer
dans la peau d'un homme; et maintenant, chaque seconde
compte pour le faire sortir, mais Talmaï ne bouge pas; il
reste là au milieu des appelés qui croient, eux, comme toujours,
que la guerre est une fête ; et ils comprennent qu'il va falloir
aider le fils à sortir son père ; on en est là, on sent que ça
travaille dans la tête des soldats : Talmaï, cette curieuse pierre
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d'homme, doit partir ; il faut le pousser, on pense, on a plus
beaucoup de temps…
le train va partir dans un instant, l'Ancien !
faut descendre maintenant…
le fils essaie de lui parler, il implore, s' il te plaît, si bien que les
autres se sentent autorisés à empoigner Talmaï qui sort poussé
par de jeunes hommes ; et c'est plus fort que lui, plus fort que
lui ; ce n'est pas lui qui se retient à une sangle, à la porte du
wagon, c'est une force qui le dépasse ; et c'est un jour d'octobre,
puis il y aura les jours de novembre où quelque chose s'enlace
entre les temps ; un dimanche, le père dit Nissim au lieu de
Nathaniel en parlant de son fils ; et il craint que ce soit un
présage ; il se bat, Talmaï, contre ces idées-là, mais c'est plus
fort que lui
;
il sent qu'il voudrait se remettre à prier…
ce serait si simple de dire que j'ai besoin de Dieu, que je ne suis
pas assez fort, pas assez moderne, pour croire à la solitude
et à l'absurdité de l'existence humaine
mais il y a la promesse entre lui et son frère, Nissim, le coura-
geux, que Talmaï ne peut pas trahir ; et le souvenir de son fils
Oved dans les dernières heures qui lui demande les mots de
la prière
;
et le souvenir de cet oubli, ce vaste champ entiè-
rement vide du sacré qu'il se découvre incapable de remplir
en ces instants si cruciaux où il faudrait pouvoir, ne serait-
ce que pour l'enfant, transmettre un peu de lumière, l'idée
juste, profonde, qu'il y a un vaste lien des vies avec les vies,
des morts avec celles et ceux qui naîtront, des ancêtres avec
l'avenir, de la douleur avec la joie ; mais Talmaï reste seul,
il est seul avec sa certitude que, d'une minute à l'autre, on
viendra lui annoncer la mort de Nat ; et seul avec la peur, avec
l'effroyable peur de voir encore un lien coupé, il pense…
devancer le chagrin
devancer le désastre, hâter ce qu'on appelle une vie
accélérer
achever cette comédie du père qui tient bon
il pense
quelle libération ce serait de ne plus se forcer à tenir
de ne plus avoir peur, de ne plus faire semblant
de ne plus attendre…
Talmaï est seul dans le salon, ses enfants jouent au dehors,
nous sommes un jeudi et le temps s'est adouci ; il voit, posés
sur le bureau, quelques-uns des livres que son fils Oved aimait
lire; des histoires de Reines, de Rois, d'Empereurs, et en
somme, toute l'odyssée glorieuse de la France…
et puis il y a cette déflagration
ce coup de pistolet isolé qu'une poignée d'êtres humains entend
qui s'élance du passé, qui va vers l'avenir
et Talmaï meurt ainsi sans que personne autour de lui
ne comprenne.
247
À Elie de Toledo
ce père qui, il y a longtemps, vit ses enfants
quitter la Turquie pour l'Europe
À ces hommes que la guerre, que la maladie, que le chagrin
ont emportés
Nissim, Oved, Talmaï et leurs doubles
À mon frère, Jérôme,
sur qui portèrent tant de douleurs et d'histoires
inaperçues
l
À celles et ceux que je n'ai pas connus
mes ancêtres invisibles
qui portèrent ce nom d'expulsé, de Toledo,
Espagnols, puis Ottomans,
reconnus comme Français, dénoncés comme Juifs
emportés tout au long de ce vingtième siècle désastreux
dont nous sommes les descendants
249
post-scriptum
Qu'est-ce que je sais maintenant que j'ignorais avant d'avoir
écrit cette histoire ? Je crois que l'essentiel tourne autour de
ce que j'y ai compris du suicide, de ce que le suicide m'a
offert comme matière à penser. Je n'ignore pas que les
pensées du suicide énoncées au cours du XX siècle ont suivi
des voies divergentes : l'une, on s'en souvient, chercha à faire
de ce geste d'autodestruction un fait social, quand l'autre, au
contraire, voulut y voir une manifestation de la liberté, un
acte d'autodétermination suprême. À l'issue de ce travail, il
me semble que ces deux visions, l'une sociologique proposée
par Émile Durkheim et poursuivie par le large bataillon de la
suicidologie, l'autre inaugurée par Albert Camus, prolongée
à sa façon par Jean Améry qui avouait dans son précieux
livre, Porter la main sur soi, préférer l'expression « mort
volontaire » justement parce qu'elle mettait en avant la part
de volonté, de libre-arbitre… ces deux approches du suicide,
quels qu'en soient les mérites, les nuances, sont toutes passées,
il me semble, à côté de ce que ce livre explore dans le sillon
des études transgénérationnelles. Elles sont également, je le
crois, à réévaluer à la lumière des découvertes récentes de
l'épigénétique.
250
Je ne voudrais pas, ce disant, être mal compris. Ce livre n'in-
valide pas ce qui a été écrit sur le suicide : entre le suicide-fait
social et le suicide-acte-libre-et-volontaire, je dis seulement que
cette histoire complète le tableau de notre pulsion de mort.
Elle dévoile une dimension souvent passée inaperçue de l'exis-
tence, celle d'une vie entrelacée où les êtres et leurs fragilités,
par-delà les années, sont noués les uns aux autres par les chocs
que leurs corps ont enregistrés. Si je demande notamment :
le suicide de l'ancêtre Talmaï ou du frère Jérôme sont-ils des
actes libres ? je dois bien reconnaître que je ne le pense pas, que
j'estime la thèse de l'acte libre entièrement inadaptée. Et si, à
l'inverse, je m'interroge pour savoir si leurs suicides sont des
faits sociaux, je dois constater qu'il me vient aussi une réponse
négative. Les traumas, les tremblements dont ces deux suicides
témoignent, pointent, à mes yeux, vers une approche à la fois
plus historique et plus matérielle ; celle où, peut-être un jour,
les empreintes traumatiques observées au cœur de la matière
humaine par les épigénéticiens rejoindront les approches trans-
générationnelles de la psychologie groupale et des pratiques
dites de constellation.
Nos savoirs, je le crois, avancent bien souvent en faisant l'hy-
pothèse de liens jusque-là inaperçus. Et dans le cas qui nous
occupe, que dire ? Sur plusieurs générations, une matière
humaine modifiée, brassée par les exils, traverse des deuils
et des naissances, des guerres et des crises. Elle s'attache à
des espoirs de vie meilleure et survit grâce à des secrets, des
oublis, des camouflages. En regardant les photographies de
temps anciens, les albums de famille, nous rencontrons des
êtres séparés de nous par des décennies et nous nous deman-
dons quel lien peut bien nouer ces vies entre elles par-delà tant
de cycles de séparation
? Nos vies, pour le demander autre-
251
ment, de quel ricochet sont-elles les ondes ? Si nous acceptons
d'entrer dans la zone d'inquiétude où m'ont plongé ce livre,
et au-delà de ce livre, bien des événements de nos vies collec-
tives, nous pouvons nous poser cette question, utile je crois
aux refondations qu'il nous faut accomplir :
que sait la matière que nous ne savons pas encore,
que nous échouons à porter jusqu'au langage ?
Ce qui découle de cette question est, il me semble, un
puissant torrent capable d'emporter bien d'anciennes certi-
tudes et des cadres épuisés. Car où s'arrête la responsabilité
d'un État ou d'une entreprise si nos corps portent les traces
des violences subies sur plusieurs générations? Et si nous
sommes reliés entre les âges par des marquages si profonds
dans nos corps, que reste-t-il de l'individu, de sa liberté, de
sa volonté
? Et enfin, si le sens apparaît là où surgit la bles-
sure, la douleur, que reste-t-il des techniques qui cherchent
à les effacer et quel nom donner à ce qui nous dépasse, nous
déborde, si tout est à découvrir non pas en levant les yeux
vers le Très-Haut, en appelant ce mystère Dieu ou Sens,
mais en descendant vers le plus bas, en acceptant Dieu ou le
Sens à la place même de cette intelligence souveraine, indé-
passable de la matière ?
J'en suis là pour ma part. J'en suis à cette question. Je ne
parviens pas à la pousser beaucoup plus loin. J'ai désormais
plus ou moins accepté la mort de mon frère. Je comprends
mieux pourquoi mon corps s'est mis à se plier comme autour
d'une corde. Je vois mieux ce qu'a causé le secret et d'où est
venue la violence. Et pour le reste, je n'oublie plus de me
mettre à l'écoute de la matière. Je fais le pari qu'il y a, dans
cette écoute, une clef : ce qui devrait nous pousser à nous réat-
tacher au monde et aux vies auxquelles nous sommes liés. Et
s'il y a un sens à trouver dans nos corps-mémoire, dans ce
continuum matériel qui noue nos vies entre les âges, je nourris
l'espoir que, face à cette évidence encore à documenter, nous
accepterons de nous voir, nous, je veux dire, notre espèce, une
fois encore, comme d'humbles ignorants face à une matière
qui sait infiniment plus que nous.
ce sera alors le début d'une autre histoire
celle d'un avenir relié
réattaché
TABLE
premier mars deux mille cinq (Paris) ........................................ 13
la lignée des hommes qui meurent (1937-1939) .......................... 29
hier, j'ai rouvert des cartons pleins d'images (Berlin, 2017) ....... 61
les premières failles (1969-2005) ................................................. 85
fuir le visage de la mère, retrouver le frère (2017-2018) ............. 133
suivre le fil de la blessure (janvier 2019) ................................... 167
alors le frère se mit à parler (printemps 2019) ............................ 183
les lettres de Nissim (1914-1918) ............................................... 199
le suicide de Talmaï (30 novembre 1939) ................................... 237
post-scriptum ........................................................................ 249

l
Ce livre n'aurait pu voir le jour sans l'accompagnement précieux
de Yann Dissez et du dispositif « résidences d'auteur » de l'agence
régionale du livre CICLIC en coopération avec la Maison Max Ernst
où l'auteur a pu présenter, lors de la saison 2018, le cycle
« Écrire la légende » et l'installation « Vie suspendue ».
Les dernières étapes de ce travail, au printemps et à l'automne 2019,
ont également bénéficié d'une bourse de la Fondation Jan Michalski
pour l'écriture et la littérature. L'auteur souhaite ici adresser ses profonds
remerciements à Vera Michalski, ainsi qu'à Guillaume Dollmann
et à toute l'équipe de la fondation.
Enfin, comme il importe d'entendre la littérature, au-delà même
du livre, dans l'espace urbain et social, comme dans ses relations
avec les champs de la recherche en sciences humaines, l'auteur souhaite
exprimer toute sa gratitude aux équipes d'Arty Farty, de la Fête du livre
de Bron et de l'Ecole urbaine de Lyon pour leur soutien au cycle
« Enquêter, enquêter, mais pour élucider quel crime ? ».
Table of Contents
Table premier mars deux mille cinq (Paris)
la lignée des hommes qui meurent (1937-1939)
hier, j'ai rouvert des cartons pleins d'images (Berlin, 2017)
les premières failles (1969-2005)
fuir le visage de la mère, retrouver le frère (2017-2018)
suivre le fil de la blessure (janvier 2019)
alors le frère se mit à parler (printemps 2019)
les lettres de Nissim (1914-1918)
le suicide de Talmaï (30 novembre 1939)
post-scriptum
Table

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