Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
Le Sentiment D'appartenance
Le Sentiment D'appartenance
« post-intégration »
39
Il nous faut élaborer une approche et un discours « post-intégration » qui revisitent la façon
dont on se représente, dont on s’étudie et qui, en cela, prennent acte des transformations des
sociétés européennes. Cela veut dire revoir nos programmes officiels d’histoire et y proposer
une démarche inclusive. Nous avons besoin d’une Histoire nationale et européenne officielle
qui intègre les mémoires plurielles des nouveaux citoyens qui la composent : il s’agit d’en
parler, de mettre en évidence les richesses culturelles et intellectuelles et de donner de la
valeur à cette contribution et à cette présence. Il ne peut y avoir de sentiment d’appartenance à
un corps social si celui-ci ne reconnaît pas officiellement la valeur et la contribution
(historique et actuelle) de ses membres, de tous ses membres. Il ne s’agit pas de produire un
discours culpabilisant sur les colonisations du passé, mais un discours positif et confiant qui
sait reconnaître les erreurs, évaluer les richesses et les apports, parler de l’expérience
douloureuse de l’exil et également de la participation des premières générations, mères et
pères des nouveaux citoyens, à la construction des pays européens.
Avec la politique liée aux programmes scolaires dont nous parlions plus haut, il importe de
lancer des projets sur le plan local qui réunissent les citoyens autour de valeurs communes et
qui cessent de les classer comme « nationaux », « intégrés » ou « à intégrer » (ou «
autochtones » ou « allochtones » comme aux Pays-Bas). Il importe de prendre acte qu’ils sont
citoyens et de les engager dans des actions sociales de proximité qui reconnaissent leur
présence, promeuvent leur richesse et mobilisent leur énergie. J’ai été associé, durant les deux
dernières années, avec la municipalité de Rotterdam et sous l’impulsion initiale d’un élu du
parti écologiste (Orhan Kaya), à un projet pilote extrêmement intéressant et novateur. Il s’agit,
autour du thème générique « Citoyenneté, identité et sentiment d’appartenance », de
développer des ponts dans différents domaines : éducation, marché de l’emploi, medias,
relations entre les communautés religieuses, projets sociaux, etc. C’est au niveau local que
l’on peut faire naître un véritable sentiment d’appartenance, des liens de respect mutuel et de
confiance, et des initiatives novatrices et plurielles. Après un premier cycle de rencontres de
terrain, j’ai publié un premier rapport d’étape sur l’éducation et le processus se poursuit
autour des questions du marché de l’emploi et des medias . À l’image de ces projets qui
insistent sur la proximité, le sentiment commun d’appartenance et la créativité citoyenne – au
nom d’une approche qui est clairement de nature « post-intégration » –, nous avons besoin de
politiques nationales d’initiatives locales. Au demeurant, on s’aperçoit, au niveau local, que
les tensions et les débats passionnés qui polarisent les acteurs au niveau national, ne sont pas
des réalités au niveau local. On aurait tort de se laisser tromper par les débats des capitales,
des propos de certains politiciens très visibles ou de certains medias nationaux qui ne rendent
pas compte des dynamiques très constructives qui opèrent partout au niveau des villes et des
quartiers.
Les intellectuels, les leaders, les cadres associatifs et de nombreux savants musulmans
déploient des efforts considérables pour mener à bien cette transition et, comme je l’ai dit, les
choses évoluent vite. Il faut encore néanmoins du temps pour que les musulmans développent
une vision globale cohérente et déterminent les formes et les étapes des engagements
multidimensionnels dont ils ont besoin. Les défis sont multiples et les enjeux conséquents :
outre les questions strictement religieuses, il y a bien sûr des considérations économiques et
culturelles dont il faut tenir compte dans les processus de représentations et de perceptions de
soi et de l’environnement. À cela, il faut ajouter l’enjeu politique : au niveau national, de
nombreux partis politiques affirment qu’il faut distinguer l’appartenance religieuse et
l’appartenance citoyenne : toutefois, au niveau local, on s’aperçoit que les pratiques sont tout
autres et que les autorités et les élus tiennent non seulement compte des appartenances
religieuses mais qu’ils s’appuient sur ce sentiment pour drainer des voix et attirer des
électeurs. Le phénomène est visible partout : les musulmans et leur nombre sont ou vont
devenir des enjeux importants dans les élections, et les partis politiques, souvent déconnectés
de ces nouveaux citoyens, ne parviennent souvent à les atteindre que par des discours «
communautaires », en leur promettant de tenir compte de leurs demandes « religieuses ».
Nous sommes ici en complète contradiction avec les principes politiques affichés distinguant
le religieux du politique. Pour les leaders et les citoyens de confession musulmane, le défi est
de taille : ils peuvent jouer sur le rapport de force, et la force du nombre, pour influer sur les
politiques locales et, en même temps, renforcer le sentiment communautaire. Ils peuvent, au
contraire, s’engager à développer une éthique citoyenne qui consiste à exiger de la cohérence,
des politiques sociales justes et un traitement égalitaire. Cela veut dire exiger de l’intégrité
politique, de la compétence et l’évaluation civique des politiques locales plutôt que
d’emmener les citoyens de confession musulmane vers des logiques politiciennes
communautaires et fermées, dans l’impasse desquelles des politiciens – obsédés par les
élections – les emmènent étrangement et dangereusement.