Vous êtes sur la page 1sur 12

Anne Paupert - Introduction à la littérature médiévale : naissance de la littérature française

Pour faciliter la lecture, plusieurs des documents de la brochure, commentés dans la conférence, ont
été intégrés au fil du texte. D'autres documents de la brochure feront l'objet d'une lecture personnelle
(avec des renvois dans le texte des conférences).
Les noms ou les notions importantes (à retenir) ont été mises en caractères gras, parfois mises en
valeur par une flèche.

Conférence 1 : Naissance d’une langue et d’une littérature


Présentation : il s’agira de retracer brièvement les débuts de la littérature en langue française, depuis
les tout premiers textes jusqu’au développement des premiers genres littéraires “en langue vulgaire”
aux XIe et XIIe siècles, ainsi que d’évoquer les conditions d’élaboration et de transmission des œuvres.

PLAN :
Prologue : “Pour en finir avec le Moyen Âge”
Introduction : les débuts.
1. Origines. L’oral et l’écrit.
2. Écrire au Moyen Âge : l’auteur, l’œuvre ; l'espace du manuscrit.
3. Naissance d'une littérature profane en "langue vulgaire" : la chanson de geste et la poésie
des troubadours.

En guise de prologue, je voudrais vous inviter à vous débarrasser en commençant de quelques


clichés et idées fausses sur le Moyen Âge, souvent considéré comme une époque d’obscurantisme et
de ténèbres, et de déclin de la culture (en témoigne l'expression souvent entendue de nos jours,
toujours dans un sens négatif : « on se croirait au Moyen Âge"....)
Ce sont des idées fausses contre lesquelles s’insurgent les historiens contemporains ; voir
deux ouvrages aux titres significatifs :
. Jacques LE GOFF, Pour un autre Moyen Âge (18 essais, Paris, Gallimard, 1977).
. Régine PERNOUD, Pour en finir avec le Moyen Âge (Paris, Seuil, 1977 ; petit livre polémique et
stimulant). Il ne s’agit pas d’en finir avec le Moyen Âge, bien sûr, mais d'en finir avec toutes ces
idées fausses, qui commencent à régresser quelque peu (le Moyen Âge étant à la mode, en tous cas
en ce qui concerne l’histoire), mais qui ont la vie dure, et qui nous viennent tout droit des humanistes
de la Renaissance. On cite souvent un célèbre passage de la « Lettre de Gargantua à Pantagruel » dans
le Pantagruel de Rabelais, où le père fait référence à sa propre éducation à la fin du Moyen Âge, et
souligne la chance qu'a son fils de vivre en des temps meilleurs :
« Le temps était encore ténébreux et sentant l’infélicité et calamité des Goths, qui avaient mis a
destruction toute bonne littérature. Mais par la bonté divine, la lumière et dignité a été de mon âge
rendue es lettres... »
De la part de Rabelais, c'était certes une réaction légitime et salutaire contre une certaine sclérose
intellectuelle dans les milieux universitaires de la fin du XVe siècle, et Rabelais lui-même est tout
imprégné de culture médiévale, mais il a contribué à entretenir ces idées fausses.
[NB vous trouverez un passage plus long de cette lettre dans la brochure qui accompagne une des
conférences sur le XVIe siècle, p. 50, et mon collègue R. Cappellen a pris soin de remettre en
perspective cette citation de Rabelais, dans un chapitre intitulé "Les "ténèbres gothiques" et la
"renaissance des lettres" : mythes et réalités"]
La littérature française n’est pas née brusquement au XVIe siècle en s’enracinant directement
dans l’Antiquité classique. « Faire l’impasse » sur les débuts de notre littérature conduit à une
perspective fausse et condamne à ignorer des œuvres aussi importantes et remarquables que le sont
dans le domaine de l’architecture les églises romanes ou les cathédrales gothiques . La période qui a
vu l’éclosion des toutes premières œuvres en langue française, parmi lesquelles, dès le début, des
"chefs d’œuvre", n’est pas une période de « destruction » (Rabelais), mais au contraire de création
foisonnante, et c'est ce que je voudrais évoquer ici.
Il est vrai que "Moyen Âge" est une expression gênante ; elle date du début du XVIIe siècle,
adaptée du latin media aetas ou medium aevum, expressions forgées vers 1500 par des humanistes.
Traditionnellement, elle désigne l'époque intermédiaire entre la chute de l’empire romain (476) et la
« renaissance des lettres » dont les humanistes français étaient si fiers - au XVIe s. pour la France.
Mais on parle de plus en plus, dans les travaux récents, de premiers humanistes dès le XVe siècle ;
en fait les différents courants qui ont constitué la « Renaissance » se développent à partir du milieu
du XVe siècle, parfois même avant.
Il y a bien eu, entre le déclin de la culture romaine et le renouveau de l’empire carolingien, du
Ve au IXe siècle, une période « sombre » pour la civilisation et la culture, période de chaos, de guerres
et d'invasions destructrices. L’ Église, seule structure à résister à l’effondrement général, a assuré
pendant toute cette période la survie et la transmission de la culture latine (sacrée, surtout, mais aussi
profane) - d’où le quasi-monopole qu’elle conservera pendant tout le MOYEN ÂGE dans le domaine
de la transmission du savoir.
Mais un premier « renouveau » se produit à l’époque de Charlemagne - et une véritable
«renaissance » au XIIe siècle, avec un important essor démographique et économique, de brillants
développements dans le domaine des arts et de la culture... Georges Duby le définit comme « le siècle
du grand progrès.... fermentation de toutes choses, bourgeonnement un peu désordonné, audace
créatrice... » [phrase citée dans la brochure en tête de la 2e partie].
En témoigne encore de nos jours l’extraordinaire floraison architecturale qui a couvert la France à
cette époque - elle a son équivalent dans le domaine de la littérature. C'est en ce siècle que naissent
et s’épanouissent les chansons de geste, les romans de Chrétien de Troyes et d’autres, la poésie des
troubadours et des trouvères... Je vais m'attarder sur ce XIIe siècle, mais j'évoquerai aussi en
commençant les débuts - depuis les premiers témoins du IXe et surtout du Xe siècle.

Repères historiques Textes (littérature française) - quelques jalons

IXe siècle
- 800 : sacre de Charlemagne - v. 880 : Séquence (ou Cantilène) de Sainte Eulalie.
- 813 Concile de Tours (reconnaissance de la lingua gallica)
- 842 : les “Serments de Strasbourg” (entre Charles le Chauve - premiers textes littéraires :
et Louis le Germanique, . milieu du XIe siècle (vers 1040) : Vie de Saint Alexis
petits-fils de Charlemagne) : premiers écrits en “langue romane”. (langue d’oïl).
- 843 : partage de l'empire carolingien
- 987 : avènement d'Hugues Capet.
Il s'agira surtout de donner quelques points de repère, des jalons pour mieux situer des textes que
vous pourrez avoir à lire, et aussi vous donner des envies de lectures et de découvertes ; un certain
nombre d'éléments seront approfondis par la suite (par exemple, en L2 S3, le théâtre et la poésie), et
je ne les aborderai pas (ou très peu) dans ces conférences.

Introduction
J'ai reproduit ci-dessus le début de la chronologie (brochure p. 29) où figurent les quelques
dates qui marquent les premières traces écrites de la langue et de la littérature médiévales. Pour ce
qui est de la langue, je ne fais que signaler ici les principaux jalons, puisque vous aurez l'occasion
dans d'autres cours d'aborder l'histoire de la langue française. Comme vous le savez sans doute, la
langue que nous appelons "l'ancien français" s'est formée peu à peu à partir du latin parlé qui s'était
implanté en Gaule après la conquête (Jules César, 51 av. J-C.), la langue des colons, des marchands,
des soldats, assez différente de la langue écrite (celle de l'administration, des textes savants). Ce latin
parlé va se modifier très profondément au cours des siècles selon les habitudes de prononciation des
différents occupants de la Gaule en subissant de façon plus ou moins forte l'influence de leurs langues
d'origine (celtiques pour les premiers occupants, germaniques des autres populations qui vont s'y
implanter dans les premiers siècles de notre ère, dont les Francs, qui donneront leur nom au pays et
plus tard, à la langue). Il en ira de même dans les autres pays dont les langues appartiennent à la
famille des "langues romanes". Le latin va s'imposer peu à peu et effacer presque toute trace des
parlers celtiques. Leur usage n'a sans doute pas dépassé le IIIe siècle (le breton actuel provient d'un
dialecte brittonique réintroduit sur le continent au Ve siècle). La langue parlée évolue rapidement
(prononciation, syntaxe, morphologie).
L'écart entre le latin et ces langues parlées va se creuser peu à peu, jusqu'au point où la langue
parlée est reconnue comme une autre langue. Les deux premiers documents écrits qui témoignent de
cette rupture datent du IXe siècle (voir la chronologie) :
. un canon (règle, décret ecclésiastique) du concile de Tours en 813 qui recommande aux prêtres de
prêcher "in linguam rusticam gallicam aut theotiscam", dans la langue des paysans, "gauloise" ou
"tudesque" (allemande), lorsque les fidèles ne comprennent pas le latin. C'est la reconnaissance de
l'existence à côté du latin, dans les deux empires, de langues différentes.
On parle de la langue "vulgaire" ( = langue du peuple, parlée par les rustici , les paysans) ; on dit
aussi "la langue romane", ou le "roman".
. trente ans plus tard, en 842, on trouve la première attestation écrite de ces deux langues : les
"Serments de Strasbourg". Ce sont des serments d'alliance échangés entre deux des trois fils de
Louis le Pieux, fils de Charlemagne, Louis le Germanique et Charles le Chauve (qui se liguent contre
leur frère Lothaire). Dans une chronique latine d'un certain Nithard, le texte des serments eux-mêmes
a été traduit dans les deux langues pour qu'il puisse être compris par les soldats des deux armées . Ce
court fragment est écrit dans une langue étrange, qui n'est pas encore de l'"ancien français" (ou du
"moyen haut allemand", pour le deuxième), mais qui n'est déjà plus du latin :
Pro deo amur et pro christian poblo et nostro commun saluament d’ist di en auant, in quant Deus sauir
et podir me dunat, si saluarai eo cist meon fradre Karlo, et in aiudha et in cadhuna cosa, si cum om per dreit
son fradra saluar dift, in o quid il mi altresi fazet, et ab Ludher nul plaid nunquam prindrai qui meon uol cist
meon fradre Karle in damno sit.
Si Lodhuuigs sagrament, que son fradre Karlo iurat, conseruat, et Karlus meos sendra de suo part
non lo suon tanit, si io returnar non l’int pois, ne io ne neüls cui eo returnar int pois, in nulla aiudha contra
Lodhuuig non li iu er.
Pour l’amour de Dieu et pour le salut commun du peuple chrétien et le nôtre, à partir de ce jour, autant
que Dieu m’en donne le savoir et le pouvoir, je soutiendrai mon frère Charles de mon aide en toute chose,
comme on doit justement soutenir son frère, à condition qu’il m’en fasse autant, et je ne prendrai jamais aucun
arrangement avec Lothaire, qui, à ma volonté, soit au détriment de mondit frère Charles.
Si Louis tient le serment qu’il a juré à son frère Charles, et que Charles, mon seigneur, de son côté,
n’observe pas le sien, au cas où je ne l’en pourrais détourner, je ne lui prêterai en cela aucun appui, ni moi ni
nul que j’en pourrais détourner.

En fait il n'existe pas une "langue vulgaire" par opposition au latin, mais une pluralité de
dialectes, que l’on peut classer en deux grandes familles : langue d’oïl, au Nord de la Loire, ou plus
précisément, d'une ligne allant du Poitou au sud de la Bourgogne ; et langue d’oc, au Sud (oïl et oc
étant les deux façons de dire oui dans ces deux langues) A ces deux familles de dialectes, lorsque les
premiers textes seront écrits, correspondront deux langues littéraires (qui ne sont pas des
transcriptions de langues parlées, mais chacune est une sorte de '"langue commune" avec des
variations dialectales plus ou moins importantes selon les textes).
Mais il fallait encore que cette langue acquière le statut de « langue littéraire », ce qui n’allait
pas de soi dans une société où le latin continuait d’être la langue de culture, parlée et surtout écrite
par les « clercs », « gens d ’Église » ; comme il n’existait d’écoles que dans le cadre de l’Église, le
terme de « clerc » désignait aussi les « intellectuels », rattachés à l’Église mais pas toujours « hommes
d’Église » au sens moderne (prêtres ou moines). Selon le grand historien Jacques Le Goff, les clercs
sont "les intellectuels du Moyen Âge".
C'est pourquoi les premiers textes conservés en ancien français sont en rapport étroit avec la liturgie
(voir la colonne de droite du petit tableau chronologique ci-dessus), comme le plus ancien, la
Séquence de Ste Eulalie (881-82).
[Bref poème de 29 vers en l’honneur de la sainte, destiné à être chanté ; c'est un poème liturgique.
Copié au monastère de St Amand (Nord) ; il fait suite à un poème d'une 50e de vers en francique
(langue germanique), un "Ludwigslied" composé pour célébrer la victoire d'un souverain carolingien,
Louis III, sur les Normands ; 2 textes dans les deux langues non latines, composés dans la zone
frontière - une "séquence" composée par et pour des moines , d'après des versions latines chantées
pour célébrer la fête de la sainte.]

Tous les poèmes romans conservés de la fin du IXe à la fin du XIe siècle sont des poèmes religieux
(comme une Vie de St Léger et un récit de la passion au Xe s., ou la Chanson de Sainte Foy d’Agen
en langue d'oc, ou ancien occitan, fin Xe- début XIe siècle) ; mais ils se dégagent peu à peu de la
liturgie. On n'a conservé aucune trace écrite de poésie profane en langue vernaculaire (alors qu’il en
existe en latin).
Le premier texte littéraire de quelque ampleur est la Vie de St Alexis (milieu du XIe siècle?),
un long texte de 625 vers, avec une technique littéraire élaborée ; 125 strophes de 5 décasyllabes
assonancés, récit savamment composé... Il y aura ensuite, durant tout le Moyen Âge, de nombreux
textes appartenant à la littérature religieuse en langue vulgaire (vies de saints, récits de miracles...).
Ils sont encore liés à leurs sources latines, même s'ils en donnent une adaptation assez lointaine. Une
transformation beaucoup plus importante se produit à l’extrême fin du XIe - début du XIIe siècle,
avec le brusque surgissement de textes profanes de formes tout à fait nouvelles, qui représentent une
rupture par rapport aux traditions latines ; on assiste aussi à l'émergence d'une culture laïque, alors
qu'auparavant la culture était presque exclusivement cléricale.

1. Origines. L’oral et l’écrit.


Deux formes littéraires très différentes apparaissent presque simultanément dans le Nord et
dans le Sud :
. au Nord, en langue d’oïl, apparaissent à la fin du XIe siècle les premières « chansons de
geste»
. au Sud, en langue d’oc, les premiers troubadours.
Pendant bien longtemps les érudits se sont interrogés - et disputés - sur la question des origines de
ces formes littéraires et de ces textes. C'est en effet un paradoxe : les plus anciens textes conservés ne
ressemblent en rien à des balbutiements maladroits. Ce sont des chefs-d’œuvre, des formes littéraires
complexes et élaborées. Nous avons vu pour les premiers textes religieux qu'il y a une certaine
continuité avec la littérature latine ; la littérature française médiévale, si « nouvelle » soit-elle, ne
représente pas la première accession à l’écrit d’une civilisation à ses débuts. Mais les chansons de
geste ou les poèmes des troubadours ne doivent que très peu à la littérature latine. Il a peut-être existé
d’autres textes plus anciens ; on est certains aussi de l’existence de toute une « littérature orale »,
et également d’une très importante circulation orale des textes, qui va continuer. Les textes nous
ont été conservés dans des manuscrits souvent beaucoup plus tardifs - ainsi les plus anciens
«chansonniers » contenant des chansons de troubadours datent du XIIIe siècle, plus d’un siècle après
leur date probable de composition, pour les plus anciens d’entre eux. Cela soulève des questions très
complexes, que l'on se contentera de signaler simplement ici ; ainsi, le problème des sources se pose
pour la poésie des troubadours (on s'est interrogé sur ses liens avec la poésie arabe, ou avec les
développements de la musique liturgique à la même époque et dans la même région, ou avec certaines
formes de poésie latine...). Diverses hypothèses s’opposent parfois, ou se complètent - on ne peut que
conjecturer un jeu d’influences très complexe. On verra qu'il en va de même pour l'une des plus
anciennes chansons de geste conservées, la Chanson de Roland.
Pendant toute la période médiévale, la circulation orale des textes reste très importante ;
voici ce qu'écrit Paul Zumthor sur l’ "oralité " de la littérature médiévale [brochure doct 1]:
"L’ensemble des textes à nous légués par les Xe, XIe et XIIe siècles, et dans une mesure peut-être moindre XIIIe et XIVe,
a transité par la voix, non pas de facon aléatoire, mais en vertu d’une situation historique faisant de ce transit vocal le seul
mode possible de réalisation et de socialisation de ces textes...".
(Paul Zumthor, La Lettre et la Voix. De la « littérature » médiévale, Paris, Seuil, 1987, p. 22)

Il souligne que l'œuvre n’existe que par sa « performance ». Les poèmes des troubadours (poètes
et compositeurs de langue d'oc) et trouvères (poètes et compositeurs de langue d'oïl) sont
indissociables de la musique et étaient toujours chantés. Les chansons de geste étaient également
«chantées » - nous dirions plutôt sans doute psalmodiées, avec un accompagnement musical. Quand
les premiers textes ont été notés, cela a été très vraisemblablement d’abord pour servir d’aide-
mémoire - peut-être aussi avec le désir de conserver une version particulièrement réussie. Aux XIIe
et XIIIe siècles , les textes étaient lus à voix haute (c’est le cas des romans, par exemple), et cela
reste vrai ensuite dans une grande mesure, étant donné la rareté et le coût des manuscrits.
--> Cette performance était le plus souvent réalisée par des jongleurs - c'est-à-dire des
interprètes itinérants, acrobates et jongleurs au sens moderne, mais aussi mimes, musiciens,
danseurs, chanteurs... (à ne pas confondre avec les troubadours ou trouvères, même si certains ont
pu être les deux). Ces jongleurs ont joué un rôle considérable dans la diffusion des chansons de geste
tout comme de la poésie lyrique - peut-être même, pour les premières, dans leur élaboration.
L’écriture n’en est pas moins importante dans une culture qui est aussi une culture de
l’écrit ; en latin ou en langue vulgaire, la littérature est le plus souvent l’œuvre de clercs, mais dans
des conditions bien différentes de celles que nous connaissons depuis le XVIIIe s. environ.

2. Écrire au Moyen Âge : l'auteur, l'œuvre ; l'espace du manuscrit.

a) Pour la période la plus ancienne, les notions d’œuvre et d’auteur au sens moderne
n’existent pas. Les différents manuscrits d’une même œuvre, effectués par des copistes, présentent
des variantes parfois très importantes. La « variance » ou la « mouvance » est une des
caractéristiques propres à la littérature médiévale, avant l’invention de l’imprimerie (voir le titre d'un
livre de Bernard Cerquiglini, Éloge de la variante). Les œuvres sont souvent anonymes, et lorsqu’un
nom d’auteur apparaît, il pose souvent problème. Ainsi, le « Turoldus » qui signe la Chanson de
Roland : le dernier vers du texte (v. 4002) est Ci falt la geste que Turoldus declinet (une traduction
possible : « ici se termine le récit que Turold achève »). Suivant le sens précis que l’on donne à geste
et à declinet, "Turoldus" désigne-t-il l’auteur ? ou le scribe ? ou l’auteur d’une version plus ancienne,
ayant servi de modèle ? Qui sont Chrétien de Troyes ou Marie de France, qui sont de nos jours les
plus connus des auteurs du XIIe siècle, et dont on ne connaît pratiquement que les noms ? Quant aux
troubadours, les vidas ("vies", en langue d'oc) qui accompagnent leurs poèmes dans les manuscrits.
ont été rédigés bien après et s’inspirent souvent des poèmes eux-mêmes.
Dans les prologues ou les épilogues des textes, l'auteur se présente lui-même comme un
traducteur ou un continuateur plutôt que comme un « créateur » (conception de l’auteur développée
par les romantiques). Il semble avoir été fréquemment un clerc au service d’un prince ou d’un
seigneur. Le mécénat a joué un rôle très important dans le développement de la littérature en langue
vulgaire, comme on le verra pour le roman. Cela restera vrai jusqu'à la fin du Moyen Âge, et au-delà.
Mais dans la seconde partie du Moyen Âge littéraire, aux XIVe-XVe siècles (où la langue n’est
d’ailleurs plus tout à fait de « l’ancien français », on parle du « moyen français »), la représentation
de l’auteur change : tandis que la culture écrite et le livre prennent une importance croissante,
apparaissent des figures d’écrivains beaucoup plus individualisées et mieux connues

Cependant, dans l'ouvrage déjà cité, Paul Zumthor écrit aussi, dans son dernier chapitre qui porte sur
le roman, intitulé : « Et la littérature ? » :
"...l’idée moderne d’auteur et les pratiques qu’elle commande, la relation qui en découle entre l’homme et son texte :
e
tout commence à prendre forme, sporadiquement, au XII siècle..." (P. Zumthor, La Lettre et la Voix, op. cit. p. 310)

--> Un exemple de figure d'auteur du XIIe siècle : Marie de France [brochure, doc. 2 p. 31]
Cette représentation figure dans un manuscrit du XIIIe siècle des Fables de Marie de France, œuvre
composée aux environs de 1180 (ce n'est donc pas du tout un "portrait"). On ne connaît presque rien
d'elle ; on lui attribue trois œuvres : les Lais (vers 1170-1180), les Fables, et L'Espurgatoire saint
Patrice (vers 1190).

Elle se nomme, "Marie", dans chacune de ses œuvres. Sa « signature » apparaît sous sa forme la plus
complète dans l'épilogue de ses Fables [brochure, document 5]:
À la fin de cet écrit, Al finement de cest escrit
Que j'ai composé et présenté en français, Que en romanz ai treité e dit,
Je me nommerai pour mémoire : Me numerai pur remembrance :
Je porte le nom de Marie, et je suis de France. Marie ai nom, si sui de France.

A partir de cette indication, un auteur du XVIe siècle a forgé le nom de Marie de France, qui lui est
resté. Elle nomme par ailleurs dans cet épilogue un certain "comte Guillaume", son commanditaire.
Son Espurgatoire est traduit d'un texte latin d'un moine cistercien du XIIe siècle, Henri de Saltrey.
Cette indication et quelques autres permettent de dater approximativement ses textes. Le "noble roi"
à qui elle dédie ses Lais serait Henri II Plantagenêt (roi d'Angleterre de 1154 à 1189, voir la
chronologie, brochure p. 29). Mais sa véritable identité reste inconnue, même si on a proposé
quelques hypothèses. Cependant elle se met en scène comme auteur, notamment dans le prologue de
ses Lais [brochure, document 4 p. 32]
b) Quelques mots sur les conditions matérielles de l'écriture ; les manuscrits.
Si l'invention de l'imprimerie par Gutenberg date des environs de 1450, c'est en 1470 que paraît le
premier livre imprimé en France, et en 1476, le premier livre imprimé "en langue vernaculaire", c'est-
à-dire en français. Il faudra attendre encore une vingtaine d'années pour que le livre imprimé l'emporte
définitivement sur le livre manuscrit (à la fin du XVe, siècle, une période qui relève encore du Moyen
Âge au sens strict).
. Intérêt de l'étude des manuscrits : il ne s'agit pas seulement de questions matérielles ou d'ordre
technique. De plus en plus on prend en compte l'étude des manuscrits pour mieux comprendre la
réception des textes.
. La plupart du temps, ils sont faits de parchemin1 (on appelle "vélin" les plus belles peaux, pour les
manuscrits de luxe). Le papier ne pénètre en France qu'à partir du 2e quart du XIIIe s., il est rare
jusqu'au milieu du XIVe siècle. La forme est le codex (un cahier formé de pages manuscrites reliées
ensemble en forme de livre - l'ancêtre du livre moderne) ; le rouleau est plus rare (on en voit parfois
dans des miniatures représentant des poètes ; il est lié à la performance orale - poésie, théâtre - ou
utilisé pour certains documents ; on en a conservé très peu).2
. Pour le codex : l'unité de base est le cahier ou le livret = un cahier ou un groupe de cahiers ; ensuite,
ils sont illustrés et reliés à la demande. Il en est de très divers : ainsi, le manuscrit d'Oxford (voir plus
loin, l'image illustrant la Chanson de Roland) est un manuscrit dit "de jongleur" (peu ornementé, usé,
il a pu servir à un "jongleur", interprète). Tout différents sont les manuscrits d'où sont tirées les belles
enluminures qui illustreront la conférence suivante [voir brochure p. 40-41] : de très beaux manuscrits
enluminés destinés à orner les bibliothèques de grands personnages, et qui regroupent généralement
plusieurs ouvres. Il est intéressant de prendre en compte la composition des manuscrits pour affiner
notre connaissance de la réception des œuvres, et des habitudes de lecture.
. au début de la période médiévale, les livres étaient copiés dans des monastères, dans le scriptorium
de l'abbaye ; à partir du XIIe siècle, on trouvera des copistes aussi dans les villes : dans les écoles,
puis de plus en plus, des copistes indépendants qui travaillent à la demande. A partir du XIIIe siècle,
on en trouvera dans les universités. A partir du XIVe siècle, le public se diversifie - des bourgeois,
mais aussi, à la fin du Moyen Âge, des "simples gens", qui laissent parfois leur signature dans les
livres qu'ils ont lus (G. Hasenohr, op. cit. p. 157).

1
Peau d'un animal à laquelle on a fait subir un traitement approprié pour la rendre apte à recevoir l'écriture (le plus
souvent, mouton, chèvre ou veau) ; < pergaminum : traditionnellement attribuée à un roi de Pergame, qui aurait
développé et amélioré ce procédé.
2
Pour celles et ceux qui voudraient en savoir plus, voir le très bon chapitre de G. Hasenohr, "Le livre manuscrit", dans
le ch. 3, "Le livre de part et d'autre de Gutenberg", dans l'ouvrage cité dans la bibliographie, Histoire de la France
littéraire, PUF 2006.
. Si l'on regarde à nouveau l'image censée représenter Marie (de France), une femme en train d'écrire,
on peut distinguer les instruments qu'elle utilise : dans sa main droite, un calame (un roseau taillé) ou
plume d'oie (?), dans sa main gauche, un petit couteau ou canivet - une sorte de grattoir pour effacer
une erreur ou pour lisser le parchemin au cours de l'écriture.
c) Un auteur au travail
--> A LIRE : le prologue des Lais de Marie de France [brochure, document 4 p. 32]
Vous noterez les réflexions qu'elle y fait sur son activité d'écriture : après le début en forme de
proverbe qui justifie que l'auteur développe son talent , puis la référence aux Anciens et à leur
interprétation, c'est surtout dans la 2e partie de l'extrait (à partir de "Voilà pourquoi...") qu'elle
explique le choix de son sujet (mettre par écrit des "lais bretons") et qu'elle insiste sur son travail, tout
en présentant ses "lais" à un noble roi (qui est sans doute Henri II d'Angleterre, voir plus haut) :

J’en ai donc fait des compositions en vers,


qui m’ont demandé bien des heures de veille.
En votre honneur, noble roi,
vous qui êtes si preux et courtois,
vous que salue toute joie,
vous dont le cœur donne naissance à toutes les vertus,
j’ai entrepris de rassembler ces lais
et de les raconter en vers, sire,
avec le désir de vous les offrir.
S’il vous plaît de les accepter,

3. Naissance d'une littérature profane "en langue vulgaire" : la chanson de geste et la poésie
des troubadours.

a) La Chanson de Roland
--> une définition à retenir : les chansons de geste sont les épopées médiévales (ou la forme
médiévale de l'épopée) ; de longs poèmes narratifs chantés (ou sans doute plutôt psalmodiés) qui
traitent des hauts faits (geste < gesta, hauts faits, exploits) accomplis par des héros, des chevaliers
français pour la plupart, devenus des personnages de légende. En effet, les héros sont des personnages
ayant vécu - ou supposés avoir vécu - à l'époque carolingienne alors que les plus anciennes chansons
de geste - dont celle dont nous parlons ici, la Chanson de Roland - ont été composées vers 1100.
Le sujet est bien connu ; il y a un point de départ historique, la défaite de Roncevaux , le 15 août 778.
Mais la question de l'origine du texte reste obscure : qu’y a-t-il eu entre l’évènement de Roncevaux
en 778 (un revers subi par l’armée de Charlemagne, mais dans les premières sources le nom de Roland
n’apparaît pas) et le récit épique, amplifié et transformé de la Chanson de Roland trois siècles plus
tard ? Des légendes élaborées dans des sanctuaires sur la route du pèlerinage de Compostelle? Le
texte que nous connaissons est-il une création d’un écrivain génial, ou l’un des états d’une production
poétique ininterrompue? On ne peut que formuler des hypothèses, qui de toutes façons ne rendent pas
totalement compte de la nouveauté de ces créations3.

Premier folio du « manuscrit d’Oxford » (copié vers 1150, ou 1180?)

La première "laisse" (ou strophe) de la Chanson de Roland, texte sur cette page du manuscrit :

Carles li reis, nostre emper[er]e magnes Charles le roi, notre grand empereur,
Set anz tuz pleins ad estet en Espaigne: sept ans tout pleins est resté en Espagne.
Tresqu'en la mer cunquist la tere altaigne. Jusqu'à la mer il a conquis les hautes terres ; i
N'i ad castel ki devant lui remaigne; l n'est château qui devant lui résiste,
Mur ne citet n'i est remes a fraindre, mur ni cité qui restent à forcer,
Fors Sarraguce, ki est en une muntaigne. hors Saragosse qui est sur une montagne.
Li reis Marsilie la tient, ki Deu nen aimet; Le roi Marsile la tient, qui n'aime pas Dieu ;
Mahumet sert e Apollin recleimet: il sert Mahomet et invoque Apollin :
Nes poet guarder que mals ne l'i ateignet. AOI. il ne peut empêcher le malheur de l'atteindre.

NB le manuscrit a été copié un peu plus tard, mais le texte est daté par les spécialistes des environs
de 1100 (comme c'est presque toujours le cas les textes en langue vulgaire avant le XIVe siècle, pas
de date dans le manuscrit).

3
Actuellement, entre la thèse dite "traditonnaliste" et la thèse "individualiste", on a tendance à supposer plutôt une
synthèse des deux, en soulignant à la fois l'importance de la transmission orale, et l'existence probable de versions
antérieures à celle dite d'"Oxford" (du nom du manuscrit), la plus ancienne qui nous soit parvenue.
--> en regardant cette laisse et le plus long extrait donné dans la brochure, p. 35-36, A LIRE (la
mort de Roland), on peut remarquer la forme : laisses assonancées (dans les chansons de geste plus
tardives, elles seront rimées), de longueur variable, décasyllabes. On observera aussi quelques
caractéristiques stylistiques liées à la récitation orale et devenues la marque d'une écriture
particulière : effets de répétition, reprise de motifs traditionnels, variés à l'infini, style dit
"formulaire" ...
On peut souligner aussi le rapport entre le développement de ces récits liés à Charlemagne et
le contexte féodal de la fin du XIe - XIIe s. Les chansons de geste sont marquées par les
préoccupations politiques propres aux XIIe et XIIIe siècles, et tendront à disparaître après 1280
(même si on en compose encore jusqu'à fin du Moyen Âge, mais très peu - on en fait des "mises en
prose" et elles se rapprochent de la forme romanesque). Pour La Chanson de Roland, le contexte est
celui de l'époque des Croisades et de la Reconquista espagnole. Dans toutes les chansons de geste, on
peut lire une réflexion sur la fonction royale. Les thèmes politiques sont très importants. Elles visent
tout particulièrement la classe aristocratique : Roland et ses compagnons sont des modèles héroïques
proposés aux chevaliers des croisades. Elles exaltent la force guerrière de la classe chevaleresque qui
est en train de se constituer et tend de plus en plus à se confondre avec l'aristocratie.
Mais elles visent aussi un public plus large, un public varié, amateur de récits extraordinaires ;
châteaux et places publiques, pèlerins et hommes simples - tous rassemblés dans une célébration
collective de valeurs qui fondent la communauté.

Tout différents sont la thématique et les visées de la poésie lyrique (que je ne ferai que mentionner,
puisqu'elle sera abordée l'an prochain) et du roman. La canzo (ou "chanson courtoise") de
Guillaume de Poitiers, IXe duc d'Aquitaine (1071-1127), est l'un des plus anciens poèmes en
langue d'oc qui nous soit parvenu [brochure, document 6 p. 33 ; le texte sera reproduit dans le cours
suivant]. C'est l'autre genre littéraire profane né au tournant des XIe et XIIe s., mais en langue d'oc.
Son auteur est le premier troubadour connu, et c'est un personnage historique, bien connu par
ailleurs. La "canzo" est la plus ancienne forme de poésie "en langue vulgaire", non seulement en
France, mais aussi en Europe : les troubadours de langue d'oc seront des modèles pour les poètes
d'autres langues, italiens et allemands notamment - Dante et le dolce stil nuovo, les Minnesänger
allemands... C'est là aussi que naît et s'épanouit un nouveau discours amoureux, ce que l'on a appelé
la fin'amor, en lien avec l'idéologie courtoise qui se développe dans les cours du Sud, puis du Nord
de la France. Ce sera le sujet de la prochaine conférence.

Vous aimerez peut-être aussi