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LE CHAMPIGNON
DE LA FIN DU MONDE
Sur la possibilité de vivre
dans les ruines du capitalisme
Traduit de l’anglais (États-Unis)
par Philippe Pignarre
2017
Présentation
Ce n’est pas seulement dans les pays ravagés par la guerre qu’il faut apprendre à
vivre dans les ruines. Car les ruines se rapprochent et nous enserrent de toute part, des
sites industriels aux paysages naturels dévastés. Mais l’erreur serait de croire que l’on
se contente d’y survivre.
Dans les ruines prolifèrent en effet de nouveaux mondes qu’Anna Tsing a choisi
d’explorer en suivant l’odyssée étonnante d’un mystérieux champignon qui ne pousse
que dans les forêts détruites.
Suivre les matsutakes, c’est s’intéresser aux cueilleurs de l’Oregon, ces travailleurs
précaires, vétérans des guerres américaines, immigrés sans papiers, qui vendent
chaque soir les champignons ramassés le jour et qui termineront comme des produits
de luxe sur les étals des épiceries fines japonaises. Chemin faisant, on comprend
pourquoi la « précarité » n’est pas seulement un terme décrivant la condition des
cueilleurs sans emploi stable mais un concept pour penser le monde qui nous est
imposé.
Suivre les matsutakes, c’est apporter un éclairage nouveau sur la manière dont le
capitalisme s’est inventé comme mode d’exploitation et dont il ravage aujourd’hui la
planète.
Suivre les matsutakes, c’est aussi une nouvelle manière de faire de la biologie : les
champignons sont une espèce très particulière qui bouscule les fondements des
sciences du vivant.
Les matsutakes ne sont donc pas un prétexte ou une métaphore, ils sont le support
surprenant d’une leçon d’optimisme dans un monde désespérant.
L’auteur
Anna Lowenhaupt Tsing est professeur d’anthropologie à l’université de Californie,
Santa Cruz, et à l’université Aarhus au Danemark.
Collection
Les empêcheurs de penser en rond
Copyright
Collection dirigée par Philippe Pignarre
Ouvrage initialement publié sous le titre The Mushroom at the End of the World: On
the Possibility of Life in Capitalist Ruins.
Le traducteur remercie Fleur Courtois-l’Heureux qui a corrigé et amélioré de manière
substantielle la traduction de ce livre.
Cette œuvre est protégée par le droit d’auteur et strictement réservée à l’usage privé
du client. Toute reproduction ou diffusion au profit de tiers, à titre gratuit ou onéreux, de
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1. Donna HARAWAY, Staying with the Trouble, Duke University Press, Durham, 2016, p. 100.
2. C’est dans ce livre que naît le terme quelque peu énigmatique, salvage, traduit ici par « captation ». Tsing y rappelle d’abord
(p. 31) l’expression classique « salvage frontier », issue de l’histoire de la récolte de caoutchouc dans la jungle amazonienne – une
histoire de violence, de cultures en conflits, de confrontation à une nature impitoyable, qui transforme en barbares des hommes
auparavant civilisés. Mais, aujourd’hui, cette histoire de l’« Apocalypse amazonienne » fait partie du répertoire utilisé par les
associations internationales dont le projet est de « sauver » tant l’environnement que les peuples victimes de spoliation, mais dont
les mots d’ordre globaux sont eux-mêmes vecteurs de friction et de division. Salvage, qui, en anglais, signifie notamment « sauver
de la destruction », apparaît ainsi p. 32 comme une forme de mot valise, marquant la relation trouble entre sauver et détruire.
On retrouve cette relation trouble dans l’histoire de la forêt de l’Oregon, protégée d’une exploitation commerciale sauvage par un
projet de « gestion rationnelle », la rationalité désignant la nécessité de conserver et d’améliorer la ressource. Mais cette protection
a détruit la forêt, car elle l’a séparée de l’interaction séculaire avec le peuple Klamath dont elle était issue. Les arbres « rentables »
ont été les victimes de ce qui devait assurer leur pérennité. Restent les champignons, leurs pins tordus, et leurs cueilleurs.
3. Voir S. F. GILBERT, J. SAPP et A. I. TAUBER, « A Symbiotic View of Life : We Have Never Been Individuals »,
The Quarterly Review of Biology, vol. 87, 2012, p. 325-341.
4. Ainsi il est extrêmement frustrant pour les innovateurs que soient aujourd’hui encore non viables d’autres claviers que l’Azerty,
dont la conception traduisait le risque d’emmêlement des tiges de machines à écrire mécaniques. Cette situation bloquée, que les
Anglo-Saxons appellent « entrenchment », n’a été voulue par personne, mais d’autres blocages sont liés à des stratégies plus
délibérées.
5. Voir Anna LOWENHAUPT TSING, « A Feminist Approach to the Anthropocene », conférence publique, Barnard Center for
Research on Women, Barnard College, 10 novembre 2015, <bcrw.barnard.edu/videos/anna-lowenhaupt-tsing-a-feminist-approach-
to-the-anthropocene-earth-stalked-by-man>. Voir aussi Donna HARAWAY, « Anthropocene, Capitalocene, Plantationocene,
Chthulucene : Making Kin », Environmental Humanities, vol. 6, 2015, p. 159-165.
6. Cette logique est apparentée à la « logique des quiconques » que, dans Au temps des catastrophes (Les Empêcheurs de penser
en rond/La Découverte, Paris, 2009, p. 94-95), j’ai associée aux catégories de la gestion étatique moderne.
ACTIVER LES ENCHEVÊTREMENTS
Depuis les Lumières, les philosophes occidentaux nous ont montré une
Nature magnifiée et universelle tout autant que passive et mécanique.
La nature constituait un arrière-fond et était une ressource apprivoisable et
maîtrisable par l’Homme pour la manifestation de ses intentions morales.
On a laissé aux fabulistes, y compris à ceux qui n’étaient ni occidentaux ni
civilisés, le soin de nous rappeler les activités vivantes de tous les êtres,
humains comme non humains.
Plusieurs choses sont arrivées qui ont sapé cette division du travail. En
premier lieu, cet apprivoisement et cette maîtrise ont produit un tel désordre
que l’on n’est plus très sûr de savoir si la vie sur Terre restera possible. En
second lieu, les enchevêtrements interspécifiques que l’on pensait autrefois
être le matériel de base des fables sont désormais pris en compte dans les
discussions très sérieuses entre biologistes et écologistes qui ont montré
comment la vie avait besoin des échanges réciproques entre de multiples
êtres différents. Les humains ne pourront pas survivre s’ils foulent aux
pieds tous les autres. En troisième lieu, partout dans le monde, les femmes
et les hommes ont réclamé le même statut que celui autrefois réservé à
l’Homme. Cette présence récalcitrante mine l’intentionnalité morale de la
masculinité chrétienne de l’Homme, qui avait séparé l’Homme de la
Nature.
Le temps est venu pour de nouvelles manières de raconter de vraies
histoires au-delà des premiers principes de la civilisation. Débarrassées de
l’Homme et de la Nature, toutes les créatures peuvent renaître à la vie, et les
hommes et les femmes peuvent s’exprimer sans être enfermés dans les
limites d’une rationalité imaginée étroitement. De telles histoires, parce
qu’elles ne sont plus désormais reléguées à n’être qu’un murmure dans la
nuit, ont le droit d’être en même temps vraies et de l’ordre de la fabulation.
Comment rendre compte autrement du fait que tout reste en vie dans le
désordre que nous avons créé ?
En suivant un champignon, ce livre offre de telles histoires véridiques.
À la différence de la plupart des livres universitaires, il se présente sous la
forme d’une succession de courts chapitres. J’ai voulu qu’ils soient comme
ces troupes de champignons qui surgissent après la pluie : un excès
d’abondance, un appel à explorer, un toujours trop. Ces chapitres
constituent un agencement ouvert, pas une machine logique ; ils signalent
l’immensité de tout ce qui reste à faire. Ils s’entremêlent et s’interrompent
les uns les autres – à l’image du monde morcelé que j’essaie de décrire. Les
photographies constituent un autre fil à suivre : elles racontent,
parallèlement au texte, une histoire sans en être une illustration directe.
Ce recours à des images veut témoigner de l’esprit de mon argument plutôt
que des scènes discutées.
Imaginez que la « nature première » signifie les relations écologiques (y
compris humaines) et que la « nature seconde » réfère aux transformations
capitalistes de l’environnement. Ce choix – qui n’est pas celui des textes
plus populaires – est emprunté au livre de William Cronon Nature’s
Metropolis1. Mais je propose aussi une « troisième nature » pour rendre
compte de ce qui réussit à vivre malgré le capitalisme. Pour tenter de
remarquer cette troisième nature, il nous faut échapper à l’idée que le futur
est cette direction particulière qui ouvre le chemin devant nous. Comme les
particules virtuelles dans un champ quantique, de multiples futurs
apparaissent et disparaissent du champ des possibles ; la troisième nature
émerge de cette polyphonie temporelle. Or, les histoires de progrès nous ont
rendus aveugles. Pour apprendre à connaître le monde sans avoir recours à
elles, j’esquisse des agencements ouverts de modes de vie entremêlés de
telle manière qu’ils forment des coalitions coordonnées entre des rythmes
temporels extrêmement divers. La forme et les propositions que
j’expérimente dans cette narration se co-induisent.
Ce livre est le résultat d’une expérience de terrain menée au cours de la
saison de récolte des matsutakes entre 2004 et 2011 aux États-Unis, au
Japon, au Canada, en Chine et en Finlande à partir d’entretiens avec des
chercheurs, des agents forestiers et des marchands de matsutakes, et
poursuivis ensuite au Danemark, en Suède et en Turquie. Ma propre quête
(du matsutake) n’est peut-être pas terminée : des matsutakes m’appellent
depuis des lieux aussi éloignés que le Maroc, la Corée et le Bhoutan.
J’espère que les lecteurs seront à leur tour atteints par cette « fièvre du
champignon » comme je l’ai été en écrivant les chapitres de cette aventure.
J’ai une autre dette considérable envers les nombreuses personnes qui ont
accepté de converser et de travailler avec moi dans chaque site que j’ai
arpenté au cours de mes recherches. Les cueilleurs qui arrêtaient de fouiller,
les chercheurs qui interrompaient leurs travaux, les entrepreneurs qui m’ont
consacré du temps. Je leur suis reconnaissante. Mais, pour protéger leur
intimité, la plupart des noms cités dans ce livre sont des pseudonymes, à
l’exception de ceux des personnages publics, et parmi eux les scientifiques
et tous ceux qui donnent leur point de vue dans des espaces publics. En ce
qui les concerne, l’anonymat serait un manque de respect. J’ai procédé de la
même manière pour les noms de lieux : je donne le nom des villes mais,
étant donné que ce livre n’est pas d’abord l’étude de villages précis, j’évite
de donner les noms des lieux quand je me déplace à la campagne, à chaque
fois que cela pourrait venir troubler l’intimité des personnes.
Comme ce livre s’appuie sur des sources hétéroclites, j’ai mis toutes les
références en notes plutôt que de constituer une bibliographie unifiée. Pour
les noms chinois, japonais et hmong, j’ai mis la première lettre du
patronyme en gras, comme c’est d’usage. Cela m’a permis de varier l’ordre
des noms de famille en fonction de l’endroit où les noms des auteurs
apparaissaient dans ma recherche.
Quelques-uns des chapitres de ce livre ont déjà été publiés ailleurs sous
une autre forme. Certains sont suffisamment similaires pour que cela mérite
d’être signalé : le chapitre 3 est le résumé d’un article plus long publié dans
Common Knowledge, 18, no 3, 2012, p. 505-524. Le chapitre 6 est extrait de
« Free in the forest » publié dans Zeynip GAMBETTI et Marcial GODOY-
ANATIVIA (dir.), Rhetorics of Insecurity, New York University Press, New
York, 2013, p. 20-39. Le chapitre 9 est l’objet d’un plus long
développement dans Hau, 3, no 1, 2013, p. 21-43. Le chapitre 16 comprend
des données publiées dans un article de Economic Botany, 62, no 3, 2008,
p. 244-256, et même si cela ne constitue qu’une partie de ce chapitre, cela
doit être noté car l’article avait été coécrit avec Shiho Satsuka. Le troisième
interlude existe sous une version plus longue dans Philosophy, Activism,
Nature, 10, 2013, p. 6-14.
PROLOGUE
SENTEURS D’AUTOMNE
Le spectre que beaucoup tentent de ne pas voir est une réalité simple –
le monde ne sera pas « sauvé » [...]. Si on ne croit pas dans un futur
révolutionnaire mondial, on doit vivre (comme, en fait, cela a toujours
été le cas) dans le présent2.
Quand, en 1945, Hiroshima fut détruite par une bombe atomique, il a été
rapporté que la première créature vivante à émerger dans le paysage désolé
était un champignon matsutake3.
Comprendre l’atome a été le point culminant des rêves humains obsédés
par la maîtrise de la nature. Mais ce fut tout aussi bien le début de la fin de
ce type de rêves. La bombe d’Hiroshima a tout changé. D’un seul coup, on
a pris conscience que les humains pouvaient détruire toute possibilité de
vie, de viabilité4, sur la planète, que ce soit de manière intentionnelle ou
non. Cette prise de conscience n’a fait qu’augmenter quand nous avons
appris ce qu’étaient la pollution, l’extinction des espèces et le changement
climatique. Une moitié de la précarité actuelle est le lot de la Terre : quelles
sortes de perturbations humaines pouvons-nous supporter ? En dépit de tous
les discours sur le développement durable, quelles sont nos chances de
transmettre à nos descendants, de toutes espèces, un environnement
vivable ?
La bombe d’Hiroshima a aussi ouvert la porte à l’autre moitié de la
précarité d’aujourd’hui : les surprenantes contradictions du développement
d’après-guerre. Après la guerre, les promesses de modernisation, soutenues
par les bombes américaines, semblaient éclatantes. Chacun allait en
bénéficier. La direction du futur était bien connue ; mais est-ce encore le
cas ? D’un côté, aucun endroit au monde n’est laissé indemne par cette
économie politique globale, construite à partir du dispositif de
développement mis en place après la guerre. De l’autre, alors même que les
promesses de développement continuent à servir d’appât, on semble en
avoir perdu les moyens. La modernisation devait combler le monde –
communiste comme capitaliste – d’emplois, et pas seulement de n’importe
quel type d’emplois mais d’« emplois dans la norme », avec leurs avantages
et leurs salaires stables. Ce type d’emploi est désormais assez rare ; la
plupart des gens dépendent de moyens de vie bien plus irréguliers. L’ironie
de notre époque est donc que chacun dépend du capitalisme alors que de
moins en moins de gens bénéficient de ce qu’on avait pris l’habitude
d’appeler un « emploi stable ».
Vivre dans la précarité demande bien plus que de seulement dénoncer
ceux qui nous ont amenés là (même si cela peut être aussi utile, et je ne suis
pas contre). Il faut regarder autour de nous pour saisir cet étrange nouveau
monde, et nous devons faire appel à notre imagination pour en saisir les
contours. C’est là que les champignons viennent à la rescousse. La rapidité
avec laquelle les matsutakes émergent dans des paysages ravagés nous
permet d’explorer les ruines qui sont devenues notre maison commune.
Les matsutakes sont des champignons sauvages qui vivent dans les forêts
perturbées par les humains. Comme les rats, les ratons laveurs et les
cafards, ils s’accommodent bien de certains des dégâts environnementaux
provoqués par les humains. Mais ils ne sont pas une nuisance ; ils sont un
plaisir gourmet précieux – au moins au Japon, où le prix des matsutakes
peut en faire parfois les champignons les plus chers au monde. Grâce à leur
capacité à nourrir les arbres, les matsutakes aident les forêts à prospérer
dans des endroits hostiles. Suivre les matsutakes nous guide vers des
possibilités de coexistence dans des environnements perturbés. Ce n’est pas
une excuse pour de nouveaux dommages. Mais les matsutakes nous
montrent un type de survie collaboratif.
Les matsutakes mettent aussi en lumière les craquements en cours dans
l’économie politique globale. Au cours des trente dernières années, ils sont
devenus des marchandises mondiales et ils sont recherchés dans les forêts
de tout l’hémisphère nord et expédiés frais au Japon. Bien des cueilleurs de
matsutakes appartiennent à des minorités culturelles déplacées et sans
attaches. Ainsi, dans le Nord-Ouest Pacifique des États-Unis la plupart des
cueilleurs de matsutakes sont des réfugiés du Laos et du Cambodge. Du fait
de leur prix élevé, les matsutakes contribuent de manière substantielle aux
moyens de vivre partout où on les cueille et encouragent même la
revitalisation de cultures.
Néanmoins, le commerce des matsutakes ne nous entraîne pas sur les
chemins du rêve « Progrès » qui a caractérisé le XXe siècle. La plupart des
cueilleurs avec lesquels j’ai parlé racontent des histoires terribles de
déplacements et de pertes. La cueillette commerciale est l’une des
meilleures manières d’obtenir le minimum nécessaire pour ceux qui n’ont
aucun autre choix de vie. Mais de quel type d’économie s’agit-il ? Les
cueilleurs de champignons sont à leur compte ; aucune société ne les
emploie. Ils n’ont ni salaire ni avantages sociaux ; les cueilleurs vendent
tout simplement les champignons qu’ils ont trouvés. Il y a des années sans
champignons, et les cueilleurs doivent alors se débrouiller autrement.
La cueillette des champignons sauvages à des fins commerciales est
exemplaire d’un mode de vie précaire, sans sécurité.
En suivant le commerce et l’écologie des matsutakes, ce livre aborde
l’histoire des modes de vie et des environnements précaires. À chaque fois,
je me suis retrouvée plongée au cœur d’un monde constitué de patchs5, une
mosaïque d’agencements ouverts enchevêtrant différentes manières de
vivre, chacune déployant à son tour une autre mosaïque de rythmes
temporels et d’arcs spatiaux. Je considère que seule la reconnaissance de la
précarité actuelle comme une condition répandue sur l’ensemble de la Terre
peut nous permettre de caractériser ainsi ce qu’est la situation du monde.
Aussi longtemps que les analyses qui font autorité auront comme postulat la
croissance, les experts ne percevront pas l’hétérogénéité de l’espace et du
temps, alors même qu’il s’agit d’une évidence pour les participants et les
observateurs ordinaires. Mais les théories de l’hétérogénéité sont encore
balbutiantes. Pour apprécier l’imprédictibilité morcelée associée à notre
condition actuelle, nous devons faire un effort d’imagination. L’objet de ce
livre est d’aider dans cette démarche – grâce aux champignons.
Revenons sur le commerce : le commerce contemporain fonctionne avec
les contraintes et les conditions de possibilité du capitalisme. Pourtant,
marchant sur les traces de Marx, ceux qui ont étudié le capitalisme au
XXe siècle n’ont pas pris de distance avec le progrès et n’ont vu qu’un type
d’évolution dans le temps, ignorant tout le reste. Ce livre montre comment
on peut étudier le capitalisme sans avoir besoin de cette conception
paralysante : en combinant une attention soutenue sur le monde, avec toute
sa précarité, et sur les questions concernant la manière dont la richesse est
accumulée. À quoi ressemble le capitalisme sans le progrès ? Il ressemble à
un ensemble de patchs : la concentration des richesses est possible parce
que la valeur produite dans des patchs imprévus reste appropriable par le
capital.
Revenons sur l’écologie : pour les humanistes, l’idée d’une maîtrise
humaine de plus en plus grande a encouragé une conception de la nature
comme un espace romantique antimoderne6. Déjà pour les scientifiques du
XXe siècle, le progrès formatait aussi de manière inconsciente l’étude des
paysages. Des hypothèses concernant l’expansion n’ont pas hésité à se
glisser dans le formalisme de la biologie des populations. De nouveaux
développements en matière d’écologie permettent dorénavant de penser très
différemment : notamment par l’introduction d’interactions transspécifiques
et d’histoires troubles issues d’écosystèmes perturbés. Dans cette période de
faibles espoirs, je m’intéresse aux écologies issues de la perturbation dans
lesquelles de nombreuses espèces vivent parfois ensemble sans harmonie et
sans opération de conquête.
Même si je refuse de réduire l’économie à l’écologie, ou l’inverse, il y a
une connexion entre l’économie et l’environnement qu’il me semble
important d’introduire sans attendre : l’histoire humaine de la concentration
de richesse qui fait à la fois des humains et des non-humains des ressources
dans lesquelles investir. Cette histoire a poussé les investisseurs à enrôler
dans l’aliénation aussi bien les gens que les choses, à les soumettre à cette
idée qu’il est possible de vivre isolé, indépendamment des autres, comme si
l’enchevêtrement des vies n’avait pas d’importance7. Dans le processus
d’aliénation, les personnes et les choses deviennent des ressources mobiles :
elles peuvent être déplacées du monde dans lequel elles vivaient, sur des
distances considérables, pour être échangées contre d’autres biens vivant
dans d’autres mondes, partout ailleurs8. Ce processus est sensiblement
différent de celui consistant, en toute simplicité, à considérer les
interactions comme faisant partie intégrante d’un monde vivant – par
exemple, en mangeant et en étant mangé. Dans ce dernier cas, les espaces
où cohabitent de multiples espèces restent inchangés. L’aliénation ne tient
aucun compte de l’enchevêtrement des espaces de vie. Le rêve de
l’aliénation suscite des modifications du paysage dans lesquelles seule une
ressource isolée importe ; tout le reste devient mauvaise herbe ou déchet.
Ici, prendre soin des enchevêtrements qui font un espace de vie semble
inefficace, voire archaïque. Quand une ressource particulière ne peut plus
être produite, l’espace est tout simplement abandonné. Le bois a été coupé,
il n’y a plus de pétrole, le sol ne peut plus nourrir les récoltes : la recherche
de ressources se poursuit ailleurs. Ainsi, la simplification qui accompagne
l’aliénation produit des ruines, des espaces abandonnés du seul point de vue
de la production de ressources.
Les paysages de la globalisation sont aujourd’hui jonchés de ce type de
ruines. Pourtant, ces lieux peuvent être encore vivants malgré l’annonce de
leur mort : les champs de monoculture qui sont abandonnés peuvent parfois
accueillir une nouvelle vie multispécifique et multiculturelle. Dans la
situation globale de précarité qui est la nôtre, nous n’avons pas d’autre
choix que de chercher la vie dans ces ruines.
Notre première étape sera d’éveiller notre curiosité. Débarrassés des
simplifications qui hantent les récits de progrès, les nouages et les
pulsations des différents patchs peuvent être désormais explorés. Les
matsutakes sont un lieu où commencer. J’ai beau en apprendre toujours plus
sur eux, ils continuent à me surprendre.
Ce livre ne porte pas sur le Japon mais, pour commencer, le lecteur doit
être informé d’un certain nombre de choses au sujet des matsutakes au
Japon9. Le matsutake est pour la première fois apparu dans un texte au
VIIIe siècle, dans le poème mis en exergue. Le champignon y est déjà célébré
pour son parfum qui embaume l’automne. Le champignon est devenu
commun autour de Nara et de Kyoto où on avait déforesté les montagnes à
la recherche de bois pour construire des temples et alimenter les forges.
Ce sont donc les perturbations induites par les humains qui ont permis au
Tricholoma matsutake d’émerger au Japon. Son hôte le plus commun est le
pin rouge du Japon (Pinus densiflora) qui pousse sur les sols minéraux et
ensoleillés laissés par la déforestation humaine. Quand, au Japon, les forêts
peuvent se reconstituer, sans plus de perturbations humaines, des arbres
feuillus font de l’ombre aux pins, les empêchant de pousser.
Étant donné que les pins rouges se sont répandus dans tout le Japon suite
à la déforestation, le matsutake est devenu un cadeau précieux, joliment
présenté dans une boîte de fougères. On honorait les aristocrates en leur
offrant un tel cadeau. Dans la période Edo (1603-1868), les roturiers aisés,
comme les marchands de la ville, aimaient également les matsutakes.
Le champignon participait à la célébration des quatre saisons comme figure
de l’automne. Aller à la cueillette des matsutakes en automne était
l’équivalent des sorties pour aller admirer les fleurs de cerisier au
printemps. Le matsutake est devenu un thème poétique fréquent.
La période Edo a pris fin avec la restauration Meiji mais aussi avec la
modernisation rapide du Japon. La déforestation s’est poursuivie
rapidement, favorisant les pins et les matsutakes. Dans la région de Kyoto,
matsutake s’est imposé comme un terme générique pour « champignon ».
Au début du XIXe siècle, les matsutakes étaient devenus très communs.
Néanmoins, au milieu des années 1950, la situation a commencé à changer.
On a coupé les arbres des forêts pour laisser place à des plantations d’arbres
de rapport ou au développement urbain. Ou encore les forêts ont été
abandonnées par les paysans qui s’installaient en ville. Les combustibles
fossiles ont remplacé le bois de chauffage et le charbon de bois ; les paysans
ont cessé d’utiliser les zones boisées qui restaient, et des fourrés épais
d’arbres feuillus se sont développés. Les collines, jadis couvertes de
matsutakes, étaient désormais trop ombragées pour l’écologie des pins. Les
pins affaiblis par l’ombre furent tués par un nématode envahissant. Au
milieu des années 1970, le matsutake était devenu rare dans tout le Japon.
C’était néanmoins une période de développement économique japonais
rapide et la demande de matsutakes augmentait tantôt comme cadeau
extrêmement cher, tantôt comme avantage, tantôt comme pot-de-vin. Leur
prix s’est envolé. Apprendre que les matsutakes poussaient dans d’autres
parties du monde a pris soudain une grande importance. Les voyageurs
japonais et les Japonais résidant à l’étranger ont commencé à envoyer des
matsutakes au pays. Quand des importateurs sont apparus pour s’occuper du
marché international des matsutakes, des cueilleurs non japonais sont
arrivés en masse. Des pléthores de champignons de couleurs et d’espèces
différentes semblèrent d’abord pouvoir être considérées à juste titre comme
des matsutakes, car ils en avaient l’odeur. Les noms scientifiques
proliférèrent tandis que les matsutakes, longtemps négligés, faisaient
soudain leur apparition dans les forêts de tout l’hémisphère nord. Au cours
des vingt dernières années, des appellations se sont consolidées. À travers
toute l’Europe, la plupart des matsutakes sont désormais appelés
Tricholoma matsutake13. En Amérique du Nord, il semble qu’on ne trouve
T. matsutake que dans l’Est et dans les montagnes du Mexique. Dans l’ouest
de l’Amérique du Nord, les matsutakes locaux sont considérés comme
appartenant à une autre espèce, T. magnivelare14. Néanmoins, certains
chercheurs pensent que tant que les dynamiques de spéciation ne sont pas
éclaircies le terme générique « matsutake » est le meilleur moyen pour
identifier ces champignons aromatiques15. Je me range à cet avis sauf quand
je discute des problèmes de classification.
Les Japonais ont imaginé des manières de classer les matsutakes venant
de différentes parties du monde, manières qui viennent se refléter dans le
prix. J’ai découvert pour la première fois ce type de classement quand un
importateur japonais m’a expliqué : « Les matsutakes sont comme les gens.
Les champignons américains sont blancs parce que les gens sont blancs.
Les champignons chinois sont noirs parce que les gens sont noirs. Les
Japonais et leurs champignons associés sont joliment dans l’entre-deux. »
Mais tout le monde n’est pas d’accord sur ce classement et ces valeurs qui
structurent le commerce mondial.
Pendant ce temps, au Japon, des personnes se sont inquiétées de la
disparition des zones boisées qui étaient la source de tant de beauté
saisonnière : des fleurs du printemps aux feuilles brillantes de l’automne.
À partir des années 1970, des groupes de volontaires se sont mobilisés pour
restaurer ces zones boisées. Pour que leur travail ait un sens au-delà de la
jouissance esthétique, ces groupes ont cherché une manière de les restaurer
qui soit profitable au mode de vie des humains. Le prix élevé des
matsutakes en a fait un produit idéal de la restauration des zones boisées.
Cela me permet de revenir à la précarité et à la vie qui subsistent dans ce
que nous avons dévasté. En fait, la vie semble avoir proliféré, pas seulement
avec l’esthétique et les histoires économiques japonaises, mais aussi avec
les relations internationales et les pratiques commerciales capitalistes. C’est
la substance de ces histoires que je vais développer tout au long de ce livre.
Mais, pour le moment, il semble important avant tout d’apprécier les
champignons.
Oh, matsutakes,
L’excitation avant de les trouver.
YAMAGUSHI Sodo (1642-1716)16
1. Sveta YAMIN-PASTERNAK, « How the devils went deaf : Ethnomycology, cuisine, and perception of landscape in the
Russian Far North », thèse de doctorat, université d’Alaska, Fairbanks, 2007.
2. Desert, Stac an Armin Press, 2011, p. 6, 78.
3. Des négociants chinois de matsutakes ont été les premiers à me raconter cette histoire que j’ai d’abord prise pour une légende
urbaine ; néanmoins, un scientifique formé au Japon m’a confirmé l’existence de cette histoire dans la presse japonaise des années
1990. Je ne l’ai pas encore retrouvée. Il n’en reste pas moins que la bombe qui a explosé en août correspond au début de la saison
de maturation du matsutake. Le degré de radioactivité de ces champignons reste un mystère non éclairci. Un chercheur japonais
voulait étudier la radioactivité des matsutakes d’Hiroshima, mais les pouvoirs publics lui ont demandé de laisser tomber ce sujet.
La bombe états-unienne a explosé à plus de 500 mètres au-dessus de la ville ; selon la version officielle, la radioactivité aurait été
emportée par le système des vents et il y aurait eu peu de contamination locale.
4. NdT : L’auteur emploie le terme de « livability », qui pourrait se traduire par « possibilité de vie » ou par « habitable » selon le
contexte. Nous avons donc choisi d’utiliser le terme « viabilité » ou « viable » pour la même problématique. Voir la préface
d’Isabelle Stengers.
5. NdT : J’ai préféré conserver le mot anglais « patch » (« tache/morceau/bribe ») même si son sens habituel en français est plus
restreint qu’en anglais. Il aurait fallu le traduire avec des mots différents tout le long du livre, ce qui aurait fait disparaître la
spécificité du raisonnement de l’auteure. C’est un concept utile pour parler d’un espace homogène qui diffère de ce qui l’entoure.
Ceci concerne la faune, la flore, les microbes, etc. Voir, par exemple, « Écologie du paysage », in Wikipédia.
6. Dans ce livre, j’emploie le terme « humaniste » en y incluant à la fois ceux qui ont été formés aux humanités et aux sciences
sociales. En faisant appel à ce terme en opposition aux chercheurs en sciences naturelles, je fais référence à ce que C. P. Snow a
appelé les « deux cultures ». Charles Percy SNOW, The Two Cultures, Cambridge University Press, Cambridge, 1959. Parmi les
humanistes, j’inclus aussi ceux qui se sont dénommés « posthumanistes ».
7. Marx a parlé d'« aliénation » pour parler en particulier de la séparation du travailleur du processus et des produits de la
production, mais aussi des autres travailleurs. Karl MARX, Manuscrits de 1844, Garnier-Flammarion, Paris, 1999. J’étends le sens
de ce terme pour prendre en compte la séparation des non-humains aussi bien que des humains d’avec leur processus de vie.
8. L’aliénation était aussi une condition intrinsèque des sociétés socialistes industrielles d’État au XXe siècle. Comme c’est une
question de plus en plus obsolète, je ne la discute pas ici.
9. Cette section s’inspire d’OKAMURA Toshihisa, Matsutake no bunkashi [L’Histoire culturelle du matsutake], Yama to
Keikokusha, Tokyo, 2005. Fusako Shimura a gentiment traduit ce livre pour moi. Pour d’autres interventions sur les champignons
dans la culture japonaise, voir R. Gordon WASSON, « Mushrooms and Japanese Culture », Transactions of the Asiatic Society of
Japon II, 1973, p. 5-25 ; NEDA Hitoshi, Kinoko hakubutsukan [Musée du champignon], Yasaka Shobö, Tokyo, 2003.
10. Cité dans OKAMURA Toshihisa, Matsutake no bunkashi, op. cit., p. 55.
11. Haruo SHIRANE parle de « seconde nature » ; voir Japan and the Culture of the Four Seasons : Nature, Literature, and the
Arts, Columbia University Press, New York, 2012,
12. Cité dans OKAMURA Toshihisa, Matsutake no bunkashi, op. cit., p. 98.
13. La question de savoir si les T. calgatum (qui ont l’odeur des matsutakes) du sud de l’Europe et d’Afrique du Nord font partie
de la même espèce n’a pas encore été résolue. Pour la position en faveur de statuts d’espèces séparés, voir I. KYTOVUORI,
« The Tricholoma caligatum group in Europe and North Africa », Karstenia, 28, no 2, 1988, p. 65-77. Le T. caligatum du nord-
ouest de l’Amérique est une espèce totalement différente, mais elle est aussi vendue comme matsutake. Voir Ra LIM, Alison
FISHER, Mary BERBEE et Shannon M. BERCH, « Is the booted tricholoma in British Columbia really Japanese matsutake ? »,
BC Journal of Ecosystems and Management, 3, no 1, 2003, p. 61-67.
14. Les deux spécimens de T. magnivelare viennent de l’est des États-Unis, et il reste à prouver que ce soient des T. matsutake
(David ARORA, communication personnelle, 2007). Le matsutake du nord-ouest de l’Amérique nécessitera un autre nom
scientifique.
15. Concernant les recherches récentes sur la classification : voir Hitochi MURATA, Yuko OTA, Muneyoshi YAMAGUSHI,
Akiyoshi YAMADA, Shinichiro KATAHATA, Yuichiro OTSUKA, Katsuhiko BABASAKI et Hitoshi NEDA, « Mobile DNA
distributions refine the philogeny of “matsutake” mushrooms, Tricholoma sect. Caligata », Mycorrhiza, 23, no 6, 2013, p. 447-461.
Pour d’autres points de vue scientifiques sur la diversité des matsutakes, voir le chapitre 17.
16. Cité dans OKAMURA Toshihisa, Matsutake no bunkashi, op. cit., p. 54.
Conjurer le temps,
Yunnan. Observer le jeu des
échanges.
PREMIÈRE PARTIE
QUE RESTE-T-IL ?
Alors que la soirée était encore baignée de clarté, je m’aperçus que j’étais
perdue dans une forêt inconnue, les mains vides. C’était à l’occasion de ma
première expérience, partie pour pister des matsutakes – et leurs cueilleurs
– dans les montagnes Cascade de l’Oregon. Plus tôt dans l’après-midi,
j’avais trouvé le « grand camp » du Service des forêts créé pour les
cueilleurs de champignons, mais tous alors étaient partis en expédition.
J’avais ainsi décidé de partir moi aussi en chasse le temps qu’ils reviennent.
Je n’aurais jamais pu imaginer une forêt d’apparence si peu prometteuse.
Le sol était sec et rocheux : rien ne poussait sinon de minces troncs de pins
tordus. Quasiment aucune plante, pas même de l’herbe : à tel point que,
quand j’ai tâtonné le sol, je me suis blessé les doigts avec des éclats de
pierre acérés. Tandis que l’après-midi avançait, je trouvai un ou deux
« chapeaux cuivrés » : de minables champignons assortis d’une teinte
orange et d’une odeur fadasse1. Rien d’autre. Pire encore, j’étais perdue.
Quelle que soit la direction que je prenais, la forêt offrait toujours la même
configuration. Je n’avais aucune idée de l’endroit où me diriger pour
retrouver ma voiture. En outre, pensant qu’il ne s’agissait là que d’une
courte escapade, je n’avais rien emporté avec moi et je savais que j’allais
bientôt avoir soif, faim et froid.
J’ai erré dans toutes les directions avant de me retrouver finalement sur
un chemin de terre. Mais dans quel sens fallait-il aller ? Le soleil était très
bas et je marchais péniblement. Après un bon kilomètre, un pick-up
s’arrêta. Ses occupants, un jeune homme au visage radieux et un vieil
homme ratatiné, proposèrent de m’emmener. Le jeune homme s’appelait
Kao. Comme son oncle, me dit-il, il était un descendant Mien, issu des
collines du Laos, et venu dans les années 1980 aux États-Unis depuis un
camp de réfugiés en Thaïlande. Ils étaient voisins à Sacramento en
Californie et, là, ils venaient pour cueillir ensemble des champignons.
Ils me ramenèrent dans leur campement. Le jeune homme partit chercher de
l’eau à une citerne un peu plus loin avec des récipients en plastic. Le vieil
homme ne parlait pas anglais mais, comme moi, il connaissait un peu le
mandarin chinois. Alors que nous échangions péniblement quelques mots, il
sortit une pipe à eau artisanale et enflamma son tabac.
C’était le crépuscule quand Kao revint avec l’eau. Toutefois, il m’invita à
l’accompagner chercher des champignons : il y en avait tout près. Alors que
la nuit tombait, nous dûmes escalader une colline rocheuse pas très loin du
camp. Je ne voyais rien sinon la poussière et quelques troncs de pins
squelettiques. Mais c’est là que Kao, muni de son seau et de son bâton,
alors qu’il fouillait un sol apparemment vide, dégagea un gros champignon.
Comment était-ce possible ? Aucun espoir d’en trouver à cet endroit, et
soudain il était là.
Kao me tendit le champignon. Pour la première fois, je faisais
l’expérience de son odeur. Cela n’a rien d’évident : rien à voir avec le
parfum d’une fleur ou le fumet d’un plat appétissant. C’est plutôt troublant.
Bien des gens n’apprendront jamais à l’aimer. C’est difficile à décrire.
Certains évoquent une odeur de pourri et d’autres une pure beauté –
les senteurs de l’automne. À ma première bouffée, je fus juste... étonnée.
Mais ce n’était pas seulement une question d’odeur qui me troublait.
Qu’est-ce que des membres de la tribu Mien, des champignons pour
Japonais gourmets et moi-même faisions là, dans une ancienne forêt
industrielle en ruines de l’Oregon ? Je vivais depuis longtemps aux États-
Unis et je n’avais jamais entendu parler de ce genre de chose.
Ce campement Mien me ramenait dans le passé, à mon premier terrain en
Asie du Sud-Est ; quant aux champignons, ils réveillaient mon intérêt pour
l’esthétique et la cuisine japonaise. La forêt détruite, en revanche,
ressemblait à un épisode cauchemardesque de science-fiction. Mais, grâce à
mon sens terre à terre quelque peu défectueux, j’imaginai que nous étions
tous miraculeusement hors du temps et de l’espace, comme si nous sortions
d’un conte de fées. J’étais bouche bée et intriguée : poursuivre une
recherche approfondie devint une nécessité. Ce livre est une tentative pour
vous attirer, à votre tour, dans ce labyrinthe qui m’a happée.
1. Pour les amoureux des champignons, il s’agissait de Tricoloma focale.
Conjurer le temps, préfecture de
Kyoto.
Carte des éléments vitaux pour M.
Imoto.
C’est sa montagne matsutake : une
machine temporelle faite de saisons,
d’histoires et d’espoirs multiples.
1
L’ART D’OBSERVER
Je ne suis pas en train de proposer de revenir à
l’âge de pierre. Mon projet n’est pas
réactionnaire ni même conservateur, mais
simplement subversif. Il semble que
l’imagination utopique soit piégée, comme le
capitalisme, l’industrialisme et la population
humaine, dans un futur unique où il n’est
question que de croissance. Tout ce que je tente
de faire, c’est d’essayer de faire dérailler la
machine.
Ursula K. LE GUIN, « A non-Euclidean view of
California as a cold place to be », in Dancing at
the Edge of the World, Grove Press, New York,
1989, p. 85.
En 1908 et 1909, deux entrepreneurs de chemin de fer entrèrent en
compétition pour construire une ligne le long de la rivière Deschutes
en Oregon1. Chacun voulait être le premier à créer une filière industrielle
entre l’offre d’imposants pins Ponderosa de la région est des Cascades et les
demandes venant de scieries de Portland. En 1910, l’excitation de la
compétition déboucha sur une entente de services communs. Des rondins de
pin déferlèrent depuis la région pour rejoindre de lointains marchés. Les
scieries attirèrent de nouveaux colons et, avec la multiplication des
travailleurs, des villes surgirent. Dans les années 1930, l’Oregon était
devenu le plus grand producteur de bois des États-Unis.
C’est une histoire connue. Celle des pionniers, du progrès et de la
transformation d’espaces « vides » en gisements de ressources industrielles.
En 1989, une chouette tachetée en plastic fut suspendue en guise d’effigie
à un camion de l’Oregon transportant du bois2. Les environnementalistes
voulaient montrer qu’une exploitation forestière intolérable était en train de
détruire les forêts du Nord-Ouest Pacifique. « La chouette tachetée est
comme le canari au fond d’une mine », expliquait un des militants. « Elle
est [...] le symbole d’un écosystème sur le point de s’effondrer3. » Quand un
juge fédéral décida d’interdire la coupe des arbres les plus vieux pour
sauver l’habitat des chouettes, les bûcherons furent furieux. Mais combien
restait-il vraiment encore de bûcherons à ce moment-là ? Leur nombre avait
considérablement chuté avec la mécanisation de l’exploitation du bois et
suite à la disparition des arbres de première qualité. En 1989, beaucoup de
scieries avaient déjà fermé. Les sociétés d’exploitation forestière se
déplaçaient vers d’autres régions4. La région est des Cascades, dont
l’exploitation du bois avait fait autrefois la richesse, était dorénavant
couverte de forêts rasées et parsemée de villes industrielles fantômes,
envahies par la végétation.
C’est une histoire qu’il nous faut apprendre. La transformation
industrielle s’est révélée être une bulle remplie de promesses suivie par la
destruction de modes de vie et par des paysages dévastés. Et en parler
encore dans ces termes, cela ne suffit pas. Terminer le récit par ce
délabrement général, c’est abandonner tout espoir. Ou alors, il reste la
possibilité de se tourner vers d’autres lieux pleins de promesses et de ruines
– promettre et ruiner.
Qu’est-ce qui émerge des paysages ravagés, au-delà des promesses et des
ruines industrielles ? En 1989, quelque chose de nouveau est apparu dans
les forêts déboisées : le commerce de champignons sauvages. En premier
lieu, ce fut lié à un désastre mondial : comme la catastrophe de Tchernobyl
de 1986 avait contaminé les champignons européens, des négociants prirent
l’option de s’approvisionner dans le Nord-Ouest Pacifique. Quand le Japon
commença à en importer à des prix élevés – juste au moment où des
réfugiés indochinois sans emploi s’installaient en Californie – le commerce
s’est affolé. Des milliers de personnes se ruèrent dans les forêts du Nord-
Ouest Pacifique à la recherche du nouvel « or blanc ». Sur le sujet épineux
des forêts, une bataille « emplois versus environnement » avait rallié les
esprits, mais aucune des parties prenantes ne remarqua alors la présence des
cueilleurs de champignons. Ceux qui défendaient l’emploi n’avaient
imaginé que des contrats salariaux pour hommes blancs aptes au travail.
Les cueilleurs, anciens combattants blancs handicapés, réfugiés asiatiques,
Indiens d’Amérique et Latinos sans papiers, n’étaient que de vulgaires
intrus invisibles. De l’autre côté, les défenseurs de l’environnement se
battaient pour que les forêts échappent aux perturbations causées par les
humains. L’arrivée de milliers de personnes, s’ils l’avaient seulement
remarquée, n’aurait pas été pour eux une bonne nouvelle. Mais les
cueilleurs de champignons restèrent pour l’essentiel ignorés. Tout au plus,
cette présence des Asiatiques éveilla chez les locaux la crainte d’une
invasion : les journalistes redoutaient d’éventuelles violences5.
Au cours des premières années de ce nouveau siècle, l’idée d’un
compromis entre emploi et environnement devenait de moins en moins
convaincante. D’une part, avec ou sans la conservation de la nature, il
y avait une baisse de l’« emploi », au sens pris par ce mot aux États-Unis au
cours du XXe siècle. D’autre part, il semblait de plus en plus vraisemblable
que les dommages environnementaux mèneraient à tous nous exterminer,
que l’on ait ou pas un emploi. On était désormais acculé à apprendre à vivre
avec ces désastres écologiques et économiques. Or aucun des récits portant
sur le progrès ou sur sa ruine ne nous a jamais aidés à penser la possibilité
de survivre de manière collaborative. Voilà pourquoi il est opportun de
prêter attention à ces cueilleurs de champignons. Non pas pour nous sauver,
mais pour relancer notre imagination.
1. Philip COGSWELL, « Deschutes Country Pine Logging », in Thomas VAUGHAN (dir.), High and Mighty, Oregon Historical
Society, Portland, 1981, p. 235-260, <www.wweek.com>.
2. « Spotted owl hung in effigy », Eugene Register-Guard, 3 mai 1989, p. 13.
3. Ivan Maluski, Oregon Sierra Club, cité par Taylor CLARK, « The owl and the chainsaw », Willamette Week, 9 mars 2005,
<www.wweek.com>.
4. En 1979, le prix du bois de l’Oregon a chuté, provoquant des fermetures d’entreprises et des fusions. Gai WELLS,
« Restructuring the timber economy », Oregon Historical Society, Portland, 2006, <www.ohs.org>.
5. Voir, par exemple, Michael MCRAE, « Mushrooms, guns, and money », Outside, 18, no 10, 1993, p. 64-69, 151-154 ; Peter
GILLINS, « Violence clouds Oregon gold rush for wild mushrooms », Chicago Tribune, 8 juillet 1993, p. 2 ; Eric GORSKI,
« Guns part of fungi season », Oregonian, 24 septembre 1966, p. 1, 9.
6. Donna HARAWAY – « Anthropocene, Capitalocene, Chtulucene : Staying with the trouble », présentation faite à l'« Arts of
Living on a Damaged Planet », Santa Cruz, CA, 9 mai 2014, <anthropocene.au.dk> – considère qu'« Anthropocène » constitue un
appel aux dieux du Ciel ; au lieu de cela, suggère-t-elle, honorons la « multiplicité tentaculaire » – et les enchevêtrements
interspécifiques – en appelant notre époque le Chtulucène. En fait, Anthropocène a de multiples sens, comme le débat de 2014 sur
les objectifs d’un « bon » Anthropocène le montre. Voir, par exemple, Keith KLOOR, qui considère l’Anthropocène comme un
« modernisme vert » dans « Facing up to the Anthropocène », <blogs.discovermagazine.com>.
7. Les activités fabricatrices de mondes peuvent être comprises en dialoguant avec ce que certains chercheurs entendent par
« ontologie », c’est-à-dire les philosophies de l’être. Comme ces chercheurs, mettre le sens commun en arrêt m’intéresse,
y compris les prétentions parfois inconscientes de conquête impériale (par exemple, Eduardo VIVEIROS DE CASTRO,
« Cosmological deixis an Amerindien perspectivism », Journal of the Royal Anthropological Institute, 4, no 3, 1998, p. 469-488).
Les projets de fabrique de mondes, comme les ontologies alternatives, montrent que d’autres mondes sont possibles. Mais la
question des fabriques met l’accent sur les activités pratiques plutôt que sur les ontologies. Il est donc plus facile de discuter
comment les êtres non-humains pourraient y contribuer selon leurs propres perspectives. La plupart des chercheurs font appel à
l’ontologie pour comprendre les perspectives humaines sur les non-humains ; à ma connaissance, seul Eduardo KOHN dans How
Forests Think (University of California Press, Berkeley, 2013), en faisant appel à la sémiotique de Peirce fait la proposition
radicale que d’autres êtres ont leurs propres ontologies. Chaque organisme fait son monde ; les humains n’ont pas un statut
particulier. Finalement, les projets de fabrique de mondes se chevauchent. Alors que la plupart des chercheurs utilisent l’ontologie
pour ségréguer les perspectives, une seule à la fois, penser au travers de la fabrication des mondes rend possible la superposition et
les frictions historiques qui en sont la conséquence. Cette approche a éveillé des intérêts ontologiques à l’intérieur même
d’analyses multi-scalaires que James CLIFFORD dans Returns (Harvard University Press, Cambridge, MA, 2013) n’a pas hésité à
caractériser comme une forme de « réalisme ».
8. Certains chercheurs en sciences sociales utilisent ce terme pour faire référence à quelque chose qui ressemble à une formation
discursive foucaldienne (par exemple, Aihwa ONG et Stephen COLLIER (dir.), Global Assemblages, Wiley-Blackwell, Hoboken,
NJ, 2005). De tels « agencements » s’étendent dans l’espace et conquièrent du terrain, et d’autre part ils ne sont pas constitués à
partir d’une indétermination. Comme les rencontres constitutives sont clés pour moi, mes agencements sont ce qui rassemble en
un lieu précis, quelle que soit l’échelle. D’autres « agencements » sont des réseaux, comme dans la théorie des acteurs-réseaux
(Bruno LATOUR, Changer de société, refaire de la sociologie, La Découverte, Paris, 2006). Un réseau est une chaîne
d’associations qui structure d’autres associations. Mes agencements rassemblent des modes d’existence sans qu’il y ait besoin
d’une structure d’interactions. C’est le philosophe Gilles Deleuze qui a proposé cette notion d’agencement et a été à l’origine de
tentatives variées pour ouvrir le « social » ; ma proposition rejoint cette configuration (NdT : l’auteure utilise le mot
« assemblage » mais ce faisant elle reprend la manière dont Brian Massumi a traduit le terme deleuzien « agencement »).
9. Nellie CHU, « Global supply chains of risks and desires : The crafting of migrant entrepreneurship in Guangzhou, China »,
Doctorat, Université de Californie, Santa Cruz, 2014.
10. Comme méthode, on pourrait penser qu’il s’agit ici d’une combinaison de points de vue de Donna Haraway et de Marilyn
Strathern. Strathern nous montre comment le mouvement de surprise met en arrêt le sens commun, nous permettant de noter
différents projets de fabrication du monde dans l’agencement. Haraway suit les jeux de ficelles pour attirer notre attention sur les
interactions entre projets divergents. En mettant ces deux méthodes ensemble, je suis des agencements informés par les
interruptions déconcertantes d’un type de projet par d’autres. Il peut être utile de souligner que ces chercheuses sont des ressources
essentielles pour la pensée anthropologique, respectivement pour l’ontologie (Strathern) et la fabrication du monde (Haraway).
Voir Marilyn STRATHERN, « The ethnographic effect », Property, Substance, and Effect, Atlhlone Press, Londres, 1999, p. 1-28 ;
Donna HARAWAY, Companion Species Manifesto, Prickly Paradigm Press, Chicago, 2003.
Conjurer le temps, Yunnan. Les
matsutakes brodés sur le gilet de ce
participant à un marché Yi sont une
promesse de richesse et de bien-être.
Ce gilet traduit l’ethnicité (Yi) et
l’espèce (de champignons),
traductibilité qui permet à ces
éléments d’interférer dans d’autres
histoires fluctuantes de rencontre.
2
LA CONTAMINATION COMME
COLLABORATION
Je voulais que quelqu’un me dise que les choses
allaient s’arranger, mais ce ne fut pas le cas.
Mai Neng MOUA, « Along the way to the
Mekong »
3
DE QUELQUES PROBLÈMES D’ÉCHELLE
Non, non, vous ne pensez pas. Vous êtes juste en
train d’être logique.
Le physicien Niels BOHR défendant « une étrange
action à distance »
1. NdT : j’ai gardé « scalabilité », « scalable » qui sont de plus adoptés en français pour désigner la « capacité d’un produit à
s’adapter à un changement d’ordre de grandeur ». Voir Wikipédia.
2. Une riche littérature interdisciplinaire – comprenant de l’anthropologie, de la géographie, de l’histoire de l’art, de l’agronomie
historique, entre autres domaines – a été produite autour des plantations de canne à sucre. Voir en particulier, Sidney MINTZ,
Sweeness and Power : The Place of Sugar in Modern History, Penguin, Harmondsworth, 1986 ; et IDEM, Worker in the Cane,
Yale University Press, New Heaven, CT, 1960 ; J. H. GALLOWAY, The Sugar Cane Industry, Cambridge University Press,
Cambridge, 1991 ; Jill CASID, Sowing Empire, University of Minnesota Press, Minneapolis, 2005 ; Jonathan SAUER, A
Historical Geography of Crop Plants, CRC Press, Boca Raton, FL, 1993.
3. Les plantations de canne à sucre n’ont jamais été totalement scalables comme les planteurs le souhaitaient. Les esclaves
fuyaient pour rejoindre des communautés marrons. Une moisissure importée se répandit avec la canne. La scalabilité n’est jamais
stable : au mieux, elle nécessite une immense quantité de travail.
4. Sidney MINTZ, Sweeness and Power, op. cit., p. 47.
5. Pour une introduction à la biologie et à l’écologie des matsutakes, voir Ogawa MAKOTO, Matsutake no Seibutsugaku [La
Biologie des matsutakes], Tsukiji Shokan, Tokyo, 1991 ; David HOSFORD, David PILZ, Randy MOLINA et Michael
AMARANTHUS, Ecology and Management of the Commercially Harvested American Matsutake Mushroom, USDA Forest
Service General Technical Report PNW-412, 1997.
6. Parmi les références clés, Paul HIRT, A Conspiracy of Optimism : Management of the National Forests since World War Two,
University of Nebraska Press, Lincoln, 1994 ; William ROBINS, Landscapes of Conflict : The Oregon Story, 1940-2000,
University of Washington Press, Seattle, 2004 ; Richard RAJALA, Clearcutting the Pacific Rainforest : Production, Science, and
Regulation, UBC Press, Vancouver, 1998.
7. Sur ce qui s’est mal passé, voir Nancy LANGSTON, Forest Dreams, Forests Nightmares, op. cit. (cité dans le chapitre 2, note
6). Sur les Cascades de l’Est, voir Mike ZNEROLD, « A new integrated forest ressource plan for ponderosa pine forests on the
Deschutes National Forest », communication présentée au workshop du ministère des Ressources naturelles de l’Ontario, Thunder
Day, Ontario, 18-20 avril 1989.
8. Susan ALEXANDER, David PILZ, Nacy WEBER, Ed BROWN et Victoria ROCKWELL, « Mushrooms, trees, and money :
Value estimates of commercial mushrooms and timber in the Pacific Northwest », Environmental Management, 30, no 1, 2002,
p. 129-141.
Insaisissable vie, Tokyo. Un chef
examine, hume et sert des matsutakes
grillés, présentés avec une tranche de
citron vert kabosu. L’odeur insinue la
présence d’un autre en nous-mêmes.
Difficile à décrire mais, pénétrante,
l’odeur amène à des rencontres et à
l’indétermination.
INTERLUDE : HUMER
Quelle feuille ? Quel champignon ?
Traduction d’un poème classique de Bashō par
John CAGE
Quelle est l’histoire d’une odeur ? Pas une ethnographie de l’odorat mais
bien un récit de l’odeur elle-même, titillant les narines des personnes et des
animaux, et peut-être même affectant les racines des plantes et les
membranes des bactéries du sol ? L’odeur nous retient dans les filets
enchevêtrés de la mémoire et du possible.
Le matsutake ne représente pas un guide seulement pour moi mais aussi
pour beaucoup d’autres. Dans tout l’hémisphère nord, par l’odeur alléchés,
des gens et des animaux bravent les terres sauvages où il aime se cacher.
Les cerfs ont une nette préférence pour les matsutakes par rapport à tous les
autres champignons. Les ours retournent les souches d’arbre et creusent des
trous profonds pour en trouver. Et quelques cueilleurs de champignons de
l’Oregon m’ont aussi raconté qu’un élan avait eu le mufle en sang pour
avoir déterré des matsutakes enfouis dans un sol rempli de pierres
tranchantes. L’odeur, expliquaient-ils, peut mener les élans (quitte à les
malmener) d’un endroit directement à un autre. Et qu’est-ce que l’odeur
sinon une forme particulière de sensibilité chimique ? Selon cette
interprétation, les arbres qui accueillent les matsutakes dans leurs racines
seraient aussi touchés par leur odeur. De la même manière que pour les
truffes, on peut apercevoir des insectes virevoltant au-dessus de leurs
caches souterraines. En contraste avec ces phénomènes d’entre-capture, les
limaces, d’autres espèces de champignons et de nombreuses variétés de
bactéries présentes dans le sol sont, quant à elles, repoussées par leur odeur
et se tiennent hors de leur portée.
L’odeur est insaisissable. Ses effets nous surprennent. Nous ne savons
pas très bien mettre des mots sur les odeurs, même quand nos impressions
sont pourtant claires et distinctes. Les humains respirent et sentent en une
même bouffée d’air. Ainsi, décrire une odeur semble aussi difficile que
décrire l’air. Mais l’odeur, à la différence de l’air, est le signe de la présence
d’un autre, auquel on est déjà en train de répondre. La réponse nous
entraîne toujours dans un nouvel endroit, et nous ne sommes plus alors tout
à fait nous-mêmes – ou, tout au moins, nous ne sommes plus le moi que
nous étions mais bien plutôt nous-mêmes dans la rencontre avec un autre.
Les rencontres sont, de par leur nature, indéterminées ; ce qui implique
qu’elles nous transforment toujours de manière imprévisible. L’odeur peut-
elle, grâce à son mélange confus de part insaisissable et de certitude, être un
guide utile pour saisir sur le vif l’indétermination des rencontres ?
Sur ce sujet de l’indétermination, il y a un riche héritage à percevoir dans
les manières dont les humains ont apprécié les champignons.
Le compositeur américain John Cage est l’auteur d’un ensemble de courtes
pièces de musique, appelé Indeterminacy, dont beaucoup célèbrent la
rencontre avec des champignons1. Partir en quête de champignons sauvages
requiert, selon John Cage, un type d’attention particulier : une vigilance à
l’ici et maintenant de la rencontre, avec tous ses aléas et ses surprises en
tout genre. Plus généralement, la musique de Cage est, en fait, entièrement
consacrée à ces ici et maintenant « toujours différents », qu’il opposait au
« même » qui se répète invariablement en musique classique. Il composait
pour que le public soit attentif autant aux sons ambiants qu’à la musique
composée. Dans une pièce célèbre, 4’ 33”, aucune musique n’est jouée et le
public doit se contenter d’écouter. L’attention prêtée par Cage à l’écoute des
choses qui arrivent l’ont amené à être un convaincu de l’indétermination.
La citation de Cage, que j’ai mise en exergue pour débuter cet interlude,
provient de la traduction qu’il propose d’un haïku écrit par un poète
japonais au XVIIe siècle, Matsuo Bashō. « Matsutake ya shiranu ki no ha no
hebari tsuku » avait pour coutume d’être traduit par : « Matsutake ; Et sur
lui, collée/La feuille d’un arbre inconnu2. » Selon Cage, cette interprétation
ne rendait pas assez compte de l’indétermination propre à la rencontre.
Il s’arrêta dans un premier temps sur : « Que ce qui est inconnu mette le
champignon et la feuille ensemble », formule qui exprimait joliment
l’indétermination de la rencontre. Mais, après réflexion, il estima que c’était
trop pesant. « Quelle feuille ? Quel champignon ? » avait l’avantage de
nous entraîner dans cette ouverture sans fin qui importait tant à Cage, féru
d’en savoir toujours plus sur les champignons3.
L’indétermination a été également importante dans les connaissances que
les scientifiques ont retirées des champignons. Pour le mycologue Alan
Rayner, l’indétermination de la croissance fongique est ce qui l’a, sans nul
doute, le plus excité4. Car, en vis-à-vis, le corps humain, lui, atteint très tôt
une forme déterminée. Si l’on excepte les lésions, on sait qu’on n’aura
jamais une allure très différente de celle que nous avions adolescents. Nous
ne pouvons développer de nouveaux membres et nous sommes astreints au
cerveau dont nous avons, chacun, été dotés. A contrario, les champignons
ne cessent de croître et de changer de forme tout au long de leur vie. Les
champignons sont connus pour changer de forme en fonction de leurs
rencontres et de leur environnement. Beaucoup sont « potentiellement
immortels », ce qui signifie qu’ils peuvent certes mourir de maladie, de
blessures ou d’un manque de ressources, mais jamais de vieillesse. Ce petit
détail, aussi lointain qu’il puisse nous paraître, nous incite cependant à
rester alertés sur le fait que notre connaissance et notre existence sont
déterminées par certaines formes de vie et de vieillissement. On imagine
rarement la vie sans de telles limites, sauf quand, grand bien nous fasse,
nous nous égarons dans l’univers de la magie. Avec les champignons,
Rayner nous met au défi de penser autrement. Il souligne que certains
aspects de nos vies sont assez comparables à l’indétermination fongique.
Nos habitudes quotidiennes sont répétitives, mais elles restent aussi
suffisamment ouvertes pour saisir des occasions ou pour se laisser saisir par
des rencontres. Et si le caractère indéterminé de nos vies ne tenait pas à nos
corps, dont la forme est donnée, mais aux formes de nos mouvements se
modifiant au fil du temps ? Une telle indétermination permet d’élargir notre
conception de la vie humaine, nous montrant à quel point nous sommes
transformés par les rencontres. Les humains et les champignons partagent
de pareilles transformations ici-et-maintenant au cœur même de leurs
rencontres. Parfois, la rencontre est réciproque. Comme le dit un autre
haïku du XVIIe siècle : « Matsutake/Pris par quelqu’un d’autre/Juste sous
mon nez5. » Quelle personne ? Quel champignon ?
L’odeur des matsutakes m’a transformée physiquement. La première fois
que j’en ai fait cuire, ils ont gâché un sauté de légumes, censé par ailleurs
être délicieux. L’odeur était envahissante. Non seulement je ne pouvais pas
les manger mais je n’arrivais même plus à manger les autres légumes, tant
l’odeur était prégnante. J’ai jeté l’ensemble et mangé mon riz sans
accompagnement. Après, la prudence m’a gagnée, et j’ai continué à les
récolter, mais sans les manger. Puis, un jour, j’ai apporté toute ma récolte à
une collègue japonaise qui en tomba folle amoureuse. De toute sa vie, elle
n’avait jamais vu autant de matsutakes. Elle en prépara bien évidemment
quelques-uns pour le dîner. Elle me montra d’abord comment elle faisait
pour obtenir des morceaux d’un champignon, sans le toucher avec un
couteau. Le contact avec le métal change le goût, disait-elle, et, en plus,
comme sa mère le lui avait confié, l’esprit du champignon n’aime pas cela.
Ensuite, elle faisait griller les matsutakes dans une poêle chaude, sans huile.
L’huile change le goût, précisa-t-elle, et le beurre, qui a une forte odeur, est
pire encore. Les matsutakes doivent être grillés sans gras, avec seulement
un peu de jus de citron vert. C’était merveilleux ! L’odeur avait commencé
à me ravir.
Au cours des semaines suivantes, mes sens changèrent. C’était une année
incroyable pour les matsutakes : il y en avait partout. Désormais, quand j’en
reniflais un, je me sentais heureuse. À Bornéo, où j’avais vécu plusieurs
années, il m’était arrivé une expérience semblable avec le durian, un fruit
exotique d’une extraordinaire puanteur. La première fois que l’on m’en a
fait goûter, j’ai cru que j’allais vomir. Mais c’était alors une bonne année
pour le durian et son odeur planait partout dans la ville. Assez rapidement,
je me suis sentie complètement électrisée par cette drôle de fragrance, et
j’avais beau essayer de me rappeler ce qui en elle m’avait tant rendue
malade, je n’y parvenais pas. Tout à fait ce qui m’arriva aussi avec les
matsutakes : je ne pouvais plus me souvenir de ce que j’avais trouvé au
départ si gênant. Dorénavant, ils sentaient la joie.
Je ne suis pas la seule à avoir eu ce type de réaction. Koji Ueda tient un
ravissant stand de légumes sur le marché traditionnel de Kyoto. Au cours de
la saison des matsutakes, explique-t-il, la plupart des gens qui s’approchent
de son étalage ne veulent pas en acheter (ses matsutakes sont chers) ; ils
veulent juste humer. Le simple fait de s’immerger dans les senteurs de son
étal rend les gens heureux, dit-il. C’est pourquoi il aime vendre des
matsutakes : pour le plaisir intense qu’ils procurent aux passants.
Peut-être est-ce ce facteur joie, induit par l’odeur du mastutake, qui a
poussé des fabricants à créer un parfum artificiel. Il est aujourd’hui possible
d’acheter des chips ou de la soupe miso instantanée parfumés au matsutake.
J’en ai goûté et j’ai en effet senti sur ma langue le souvenir lointain du
matsutake. Néanmoins, rien à voir avec cette ivresse que l’on ressent en
présence d’un vrai champignon. Or la plupart des Japonais ne connaissent
les matsutakes que sous cette forme appauvrie, ou alors congelée quand il
s’agit d’en ajouter quelques-uns dans du riz ou sur des pizzas. Ils se
demandent pourquoi un tel raffut autour de ce champignon et se montrent
condescendants envers ceux qui ne se lassent pas d’en faire un sujet
intarissable. Car rien, pour eux, ne peut sentir aussi bon.
Au Japon, les amoureux des champignons connaissent ce mépris et s’en
défendent avec passion. L’odeur du matsutake, disent-ils, rappelle le temps
passé que les jeunes, souvent à leur détriment, n’ont jamais connu. Ils disent
que les matsutakes respirent la vie des villages, les visites des petits-enfants
à leurs grands-parents, la chasse aux libellules. Leur odeur rappelle la
fraîcheur des bois de pins, désormais bondés et sur le point de dépérir. Bien
des souvenirs épars communient dans cette odeur. Il me vient à l’esprit, me
confiait une femme, les cloisons en papier qui servaient de portes
intérieures dans les maisons des villages. Sa grand-mère les aurait
remplacées à chaque nouvel an, car elle en avait besoin pour pouvoir
emballer les champignons de la récolte suivante. C’était une époque plus
facile, avant que la nature ne soit dégradée et empoisonnée.
La nostalgie peut être utilisée à de bonnes fins. C’est ce qu’explique plus
ou moins Makoto Ogawa, le doyen de la science du matsutake à Kyoto.
Quand je l’ai rencontré, il venait juste de prendre sa retraite. Pire encore, il
avait débarrassé son bureau, jeté les livres et les articles scientifiques. Mais
il était, à lui tout seul, une bibliothèque sur pattes, renfermant sciences et
histoires des matsutakes. Depuis qu’il jouissait de sa retraite, il lui était plus
facile de parler de ses passions. Sa science des matsutakes, expliquait-il,
avait impliqué de se faire l’avocat à la fois des gens et de la nature. Il avait
rêvé qu’en montrant aux gens comment prendre soin des forêts de
matsutakes on pourrait revitaliser les connexions entre la ville et la
campagne : les gens vivant en ville s’intéresseraient à la vie à la campagne
et les villageois auraient un produit de valeur à leur vendre. En attendant,
même si la recherche sur le matsutake trouvait des financements pour des
raisons essentiellement économiques, cela pouvait être très fructueux pour
la recherche fondamentale, en particulier en aidant à comprendre les
relations entre des espèces vivantes dans des écologies changeantes. Si la
nostalgie était l’une des raisons de ce projet, c’était pour le mieux. C’était
aussi sa nostalgie à lui. Il emmena mon équipe de recherche derrière un
vieux temple pour imaginer ce qui était autrefois une forêt de matsutakes
prospère. Maintenant, la colline ressemblait à un sinistre tableau où l’on
pouvait distinguer tour à tour des conifères plantés artificiellement,
étouffant sous des arbres à feuilles larges, et quelques pins rescapés et
mourants. On ne trouva pas de matsutakes. Jadis, se souvenait-il, cette
colline en grouillait. Comme la madeleine de Proust, le matsutake possède
cette puissance d’évoquer le temps perdu.
Le Dr Ogawa savoure la nostalgie avec beaucoup d’ironie et de rire.
Alors que nous nous tenions, sous la pluie, à côté du temple de cette forêt
stérile, il nous expliqua l’origine coréenne du goût des Japonais pour le
matsutake. Pour apprécier son histoire, il est important de garder à l’esprit
que les nationalistes japonais et les Coréens ne se tiennent pas en grande
estime. Pour le Dr Ogawa, nous rappeler que les aristocrates coréens étaient
à l’origine de la civilisation japonaise, c’était donc aussi aller à l’encontre
du for intérieur de tout bon Japonais. Par ailleurs, dans l’histoire qu’il nous
raconta, la civilisation ne jouait pas un rôle particulièrement bénéfique.
Selon lui, bien avant d’arriver au centre du Japon, les Coréens avaient déjà
fait table rase de leurs forêts pour construire des temples et approvisionner
les forges. Ils avaient dépeuplé, sur leur terre natale, les forêts au profit de
grandes allées de pins, dans lesquelles le matsutake poussait bien avant que
ce ne soit le cas au Japon. Quand, au VIIIe siècle, les Coréens envahirent le
Japon, ils en rasèrent les forêts. À la place, des rangées de pins, parsemées
de matsutakes, firent leur apparition. Pour les Coréens, l’odeur de ces
matsutakes faisait irrémédiablement penser à leur terre natale. Leur
première nostalgie était aussi leur premier amour : le matsutake. Selon le
Dr Ogawa, ce fut par un attrait, tout aussi nostalgique, pour la Corée que la
nouvelle aristocratie japonaise s’est ainsi mise à glorifier les parfums
d’automne, désormais célèbres. Pas étonnant, donc, si à l’étranger les
Japonais sont obsédés par les matsutakes, ajouta-t-il. Il termina par une
histoire amusante à propos d’un cueilleur américano-japonais qu’il avait
rencontré en Oregon et qui, dans un mélange de japonais et d’anglais, avait
salué ses recherches en disant : « Nous, les Japonais, nous devenons fous
avec les matsutakes ! »
Les histoires du Dr Ogawa m’ont touchée non seulement parce qu’elles
situent concrètement la nostalgie, mais aussi parce qu’elles permettent de
comprendre autre chose : les matsutakes ne poussent que dans des forêts
profondément bouleversées. Si les matsutakes et les pins rouges se sont
associés dans le centre du Japon, c’est parce que les deux ne poussent
qu’après une déforestation significative, provoquée par les humains. En fait,
partout dans le monde, les matsutakes se sont associés avec les types de
forêt les plus perturbés : là où des glaciers, des volcans, des dunes de sable,
ou encore l’activité humaine ont éliminé les autres arbres et même le sol
organique. Les plaines de pierre ponce que j’ai foulées en Oregon sont
d’une certaine manière typiques du genre de sol que le matsutake sait
comment habiter : un sol sur lequel une grande majorité des plantes et des
autres champignons ne peuvent pas se développer. Dans de tels paysages
appauvris, l’indétermination plane sur les rencontres. Quelle est la créature
pionnière qui a réussi à trouver ici son chemin et à s’installer ? Même les
jeunes plants les plus audacieux ont peu de chances de survivre à moins de
trouver comme partenaire un champignon tout aussi fougueux qui tirera
pour eux de la nourriture du sol rocheux. (Quelle feuille ? Quel
champignon ?) L’indétermination de la croissance du champignon compte
aussi. Rencontrera-t-il les racines d’un arbre réceptif ? Voire un changement
dans la composition de son substrat ou dans ses nutriments potentiels ?
Grâce à sa croissance indéterminée, le champignon apprend le paysage.
On ne peut pas non plus présumer des rencontres avec les humains.
Favoriseront-ils, par inadvertance, les champignons, dès lors qu’ils
couperont du bois à brûler ou récolteront de l’engrais vert ?
Ou introduiront-ils des plantations hostiles, importeront-ils des maladies
exotiques, ou fraieront-ils la voie à un développement suburbain ? Dans ce
type d’environnement, les humains ont leur importance. En outre, les
humains (comme les champignons et les arbres) sont porteurs d’histoires
qui leur permettent de relever le défi que comporte toute rencontre. Ces
histoires, à la fois humaines et non humaines, ne sont jamais des
programmes robotisés mais bien plutôt comme des condensations dans
l’indéterminé de l’ici et maintenant. Comme le philosophe Walter Benjamin
l’a noté, le passé que nous saisissons est un souvenir « tel qu’il surgit à
l’instant du danger6 ». Nous faisons l’histoire, écrivait-il, comme le « saut
du tigre dans le passé7 ». La chercheuse en histoire des sciences Helen
Verran fait appel, quant à elle, à une autre image : chez les Yolngu
d’Australie, raconte-t-elle, la somme des rêves des ancêtres est condensée
pour relever les défis du présent à l’occasion d’un rituel, au paroxysme
duquel une lance est jetée au milieu du cercle des conteurs. Ce passage en
flèche de la lance relie le passé à l’ici et maintenant8. Rien que par l’odeur,
nous connaissons tous ce jet de la lance, ce saut du tigre. Le passé que nous
ranimons lors d’une rencontre peut se condenser en un certain parfum.
Respirer la visite des petits-enfants chez leurs grands-parents condense un
grand fragment de l’histoire japonaise. Et ce fragment ne se résume pas
seulement au dynamisme de la vie rurale, en cours au milieu du XXe siècle,
mais rapatrie aussi en lui la déforestation survenue plus tôt au XIXe siècle,
qui avait dénudé le paysage, ainsi que l’urbanisation et l’abandon des forêts
qui s’en sont suivis.
Si la nostalgie est ce qui peut faire frémir les narines de certains Japonais
quand ils pénètrent aujourd’hui les forêts qu’ils ont dévastées hier, ce n’est
évidemment pas la seule émotion que l’on peut ressentir quand on s’attarde
dans des endroits sauvages de ce genre. Revenons à nouveau sur l’odeur du
matsutake. C’est l’occasion de dire que, pour la plupart des personnes
d’origine européenne, elle est insoutenable. On doit à un Norvégien le
premier nom scientifique donné à l’espèce eurasienne de matsutake,
Tricholoma nauseosum, le Trich nauséabond. (Récemment, des
taxinomistes ont fait exception à la règle et ont renommé ce champignon
Tricholoma matsutake, par égard pour les penchants des Japonais.) L’odeur
du Tricholoma magnivelare, dans le Nord-Ouest Pacifique, n’a pas plus
séduit les Américains d’ascendance européenne. « Moisi »,
« térébenthine », « bourbe », répondaient les cueilleurs d’origine blanche
quand je leur ai demandé de caractériser l’odeur. Plus d’un orientait la
conversation sur l’odeur immonde qui émane des champignons en
décomposition. Certains, même, citaient le mycologue californien David
Arora qui avait caractérisé l’odeur comme : « Un compromis provocateur
entre des “red hots” [bonbons épicés à la cannelle] et des chaussettes
sales9. » Pas vraiment quelque chose qu’on serait tenté de manger. Ainsi,
quand les cueilleurs blancs de l’Oregon préparent les champignons pour
leur consommation, ils les plongent dans de la saumure ou les fument.
Le procédé dissimule l’odeur, les rendant anonymes.
On ne doit donc pas s’étonner que, d’un côté, les chercheurs étatsuniens
ont étudié l’odeur du matsutake sous l’aspect de ses propriétés répulsives
envers des parasites (les limaces), alors que, de l’autre, les chercheurs
japonais l’ont étudiée pour comprendre ceux qu’elle attire (certains insectes
volants)10. Est-ce toujours la « même » odeur s’il est à ce point possible de
la rencontrer selon des sensibilités aussi contrastées ? Est-ce que ce
problème concerne autant les limaces et les insectes que les gens ? Qu’est-
ce qui fait que les nez – comme dans mon expérience personnelle –
changent ? Et si le champignon, lui aussi, pouvait changer en fonction des
rencontres qu’il fait ?
Dans l’Oregon, le matsutake s’associe avec de nombreux arbres hôtes.
Les cueilleurs de l’Oregon peuvent distinguer les arbres qui sont les hôtes
d’un matsutake particulier – en partie grâce à sa taille et à sa forme puis
grâce à son odeur. Le sujet est venu sur la table un jour que j’examinais,
dans un petit commerce, des matsutakes qui sentaient vraiment mauvais.
Le cueilleur a expliqué qu’il les avait trouvés sous un sapin blanc, un hôte
inhabituel pour les matsutakes. Les bûcherons, me raconta-t-il, les
surnomment les « sapins pisseux » à cause de la mauvaise odeur que le bois
émet quand il est coupé. Les champignons sentaient aussi mauvais qu’un
sapin qu’on aurait tailladé. Pour moi, ils n’avaient pas du tout l’odeur des
matsutakes. Mais cette odeur qui combinait le matsutake et le sapin pisseux,
n’était-elle pas le résultat de la rencontre ?
Culture et nature se nouent de manière intrigante au cours de telles
indéterminations. Différentes manières de sentir et différentes qualités
d’odeur sont enveloppées ensemble. Il semble impossible de décrire l’odeur
du matsutake sans raconter toutes les histoires culturelles-et-naturelles qui
se condensent dans le champignon. Toute tentative pour la saisir de manière
définitive – à la manière, peut-être, des parfums artificiels de matsutake –
risque de nous faire perdre de vue l’expérience indéterminée de la
rencontre, avec son saut du tigre dans le passé. Qu’est-ce d’autre, une
odeur ?
L’odeur du matsutake enveloppe et entrelace mémoire et histoire – et pas
seulement pour les humains. Elle assemble de nombreuses manières d’être
en un nœud chargé d’affects qui a sa propre puissance d’impact. Émergeant
de la rencontre, elle nous montre l’histoire en train de se faire. Respirez-la.
DEUXIÈME PARTIE
APRÈS LE PROGRÈS :
L’ACCUMULATION
PAR CAPTATION
J’ai entendu pour la première fois parler du matsutake grâce au
mycologue David Arora. Ce dernier avait fourni une étude sur les
campements des cueilleurs de matsutake en Oregon, entre 1993 et 1998.
Je recherchais à l’époque l’exemple d’une denrée à forte coloration
culturelle, qui fasse en même temps l’objet d’une marchandisation
globalisée. Les histoires d’Arora sur le matsutake attirèrent toute ma
curiosité. Elles m’ouvraient une porte sur le monde intriguant de ces
acheteurs qui, la nuit, plantent leurs tentes sur le bord de la route, en
attendant que des cueilleurs viennent leur vendre leurs champignons.
« Comme ils ne font rien de toute la journée, ils ont beaucoup de temps
pour parler avec vous », s’était-il hasardé à noter.
Et les acheteurs étaient bien là, mais aussi beaucoup d’autres choses en
plus ! Arrivée dans le grand campement, j’avais eu l’impression de
débarquer dans une zone rurale d’Asie du Sud-Est. Des Mien, portant le
sarong, faisaient bouillir de l’eau dans des bidons de kérosène, posés sur le
feu et maintenus par quelques grosses pierres. Là, ils faisaient sécher des
ribambelles de gibiers et de poissons, pendues au-dessus du foyer. Du nord
de la Caroline, les Hmong avaient rapporté pour les vendre des pousses de
bambou en conserve faites maison. Dans leurs tentes, les Lao vendaient des
nouilles non pas seulement avec du pho mais aussi avec le plus authentique
laap que je n’aie jamais mangé aux États-Unis : un mélange de sang, de
piments et de tripes. Le karaoké laotien beuglait à travers des haut-parleurs
alimentés par une batterie. Je fis même la rencontre d’un cueilleur Cham
que je pensais peut-être pouvoir comprendre, du fait de la proximité de sa
langue avec le malais, mais il ne la parlait pas. Se moquant de mon parler
limité, un adolescent khmer, habillé à la mode grunge, se vanta de parler
quatre langues : le khmer, le lao, l’anglais et l’ebonics. Occasionnellement,
même des natifs américains du coin faisaient leur apparition pour vendre
leurs champignons. Il y avait aussi des Blancs et des Latinos, mais la
plupart évitaient le campement officiel, préférant rester dans les bois, seuls
ou en petits groupes. Sans compter les visiteurs : un Philippin de
Sacramento accompagnait depuis maintenant un an des amis Mien, mais
tout en affirmant ne pas se sentir impliqué dans l’affaire. Un Coréen de
Portland envisageait de se joindre à tout ce monde.
Pourtant, il y avait dans cette scène un point sur lequel on ne pouvait plus
décemment parler de cosmopolitisme : un fossé scindait ces cueilleurs et
acheteurs des prix pratiqués pour la clientèle des boutiques installées au
Japon. Il était entendu que les champignons étaient destinés au Japon (à
l’exception d’une petite fraction réservée aux marchés japonais américains).
Et si chaque acheteur, ou intermédiaire, mourait d’envie de faire de la vente
directe au Japon, aucun ne savait comment s’y prendre. De fausses
conceptions au sujet du commerce des matsutakes étaient colportées et au
Japon et sur les autres sites d’approvisionnement qui avaient proliféré de
toutes parts. Les cueilleurs blancs juraient que la valeur des champignons
au Japon était liée à leurs qualités aphrodisiaques (même si les matsutakes
au Japon ont plutôt une connotation phallique et ne sont jamais consommés
comme des drogues). Certains se plaignaient de l’Armée rouge chinoise
qui, selon eux, détache des gens pour faire la cueillette et provoque une
baisse des prix au niveau mondial. (Alors qu’en Chine, comme en Oregon,
les cueilleurs sont, en fait, indépendants.) Quand quelqu’un découvrait, en
consultant Internet, que les matsutakes étaient vendus à Tokyo à des prix
exorbitants, il n’y avait personne pour relever le fait que cela concernait
plus particulièrement les matsutakes japonais. C’est un grossiste hors du
commun – il était d’origine chinoise et parlait couramment japonais – qui
me souffla nombre de ces mésinterprétations, mais c’était un outsider.
À l’exception de cet homme, le trio des cueilleurs, acheteurs et grossistes de
l’Oregon était dans le brouillard le plus total quant aux transactions
commerciales qui ont effectivement cours au Japon. L’idée qu’ils se
faisaient de la situation japonaise avait beau être fantaisiste, ils ne
disposaient d’aucun moyen pour la contredire. Ils avaient leur propre
monde matsutake : un patchwork de pratiques et de significations, isolé du
reste, qui les mettait tous dans le même sac, celui des fournisseurs de
matsutake. Cependant, rien encore dans tout cela ne donnait d’information
sur l’enchaînement concret dans lequel les champignons étaient embarqués.
C’est ce fossé entre les segments étatsunien et japonais de la chaîne des
marchandises qui a guidé ma recherche. Différentes manières de créer et de
mesurer la valeur du bien sont apparues comme propres à chaque segment
du processus. Dans le cadre de cette diversité, qu’est-ce qui caractérise cette
partie de l’économie mondiale que nous appelons capitalisme ?
Effets secondaires du capitalisme,
Oregon. Des cueilleurs font la queue
pour vendre leurs matsutakes à un
acheteur au bord de la route. Des
modes d’existence précaires naissent
aux marges de la gouvernance
capitaliste. La précarité, c’est l’ici et
maintenant dont les passés peuvent
ne pas avoir de futurs.
4
TRAVAILLER À LA MARGE
Aborder le capitalisme par le biais d’une théorie qui mette l’accent sur
des agencements éphémères et des histoires multidirectionnelles peut
sembler une tentative quelque peu extravagante. Après tout, l’économie
mondiale aura été la pièce centrale du progrès, et même les critiques
radicales n’auront pu se refuser à invoquer sa marche en avant
obsessionnelle autrement qu’à la manière d’un engrenage mondial. Tel un
bulldozer géant, le capitalisme apparaît toujours comme écrasant la Terre
sous le poids de ses seuls impératifs. Mais tout ceci ne fait encore
qu’accroître l’intérêt de poser la question : « Qu’est-ce qui est en train de se
passer d’autre ? » Non pas à la manière d’alternatives exceptionnelles,
situées dans une enclave protégée, mais plutôt partout, à la fois dedans et
dehors.
Au XIXe siècle, impressionné par l’essor des usines, Marx nous a montré
un type de capitalisme qui avait besoin de rationaliser le travail salarié et les
matières premières. La plupart des analystes y ont vu un précédent, les
incitant à imaginer un système industriel régulé par une structure de
gouvernance propre, construite en coopération avec les États-nations. Mais
aujourd’hui, comme autrefois d’ailleurs, la plus grande partie de l’économie
se développe sur des scènes radicalement différentes. Les chaînes
d’approvisionnement serpentent non seulement d’un côté à l’autre des
continents mais aussi à travers les normes. Il serait difficile d’identifier une
seule rationalité à l’œuvre tout le long de ce type de chaînes. Et pourtant,
encore et toujours des capitaux sont accumulés en vue de futurs
investissements. Comment ce système parvient-il à fonctionner ? Une
chaîne d’approvisionnement désigne un enrôlement particulier d’une filière
de matières premières en marchandises ; c’est une chaîne dans laquelle des
entreprises dominantes fixent la transformation des denrées et l’échange
commercial des marchandises1. Dans cette partie du livre, mon enquête suit
pas à pas la chaîne d’approvisionnement qui relie ceux qui cueillent les
matsutakes dans les forêts de l’Oregon à ceux qui les mangent au Japon.
Cette chaîne est surprenante et riche en contrastes culturels. Le travail en
usine à partir duquel nous identifions usuellement le capitalisme y est pour
l’essentiel absent. Mais cette chaîne illustre quelque chose d’important à
propos du capitalisme d’aujourd’hui : amasser des richesses est possible
sans devoir rationaliser le travail ni les matières premières. À la place, sont
requis des actes de traduction entre des espaces sociaux et politiques très
variés, que j’appelle des « patchs », selon l’usage qu’en font les
écologistes2. La traduction, au sens où Shiho Satsuka l’entend, est
l’opération par laquelle le processus d’un monde-en-construction se laisse
entraîner dans un autre3. Alors que le terme « traduction » attire d’ordinaire
notre attention sur le langage, il n’empêche qu’il peut aussi faire référence à
d’autres formes de mises en concordance partielle. Le capitalisme est un
système de traduction entre des sites hétérogènes les uns aux autres,
permettant aux investisseurs d’accumuler des richesses.
Comment des champignons cueillis tels des trophées de la liberté
deviennent-ils des biens capitalistes et, plus tard, des cadeaux nec plus ultra
au Japon ? Répondre à cette question implique de prêter attention
simultanément à deux choses : d’une part, aux agencements inattendus des
maillons qui ont composé la chaîne et, d’autre part, aux processus de
traduction qui ont entraîné l’ensemble des liens dans un circuit
transnational.
1. Une chaîne d’approvisionnement est n’importe quel processus qui connecte producteurs et consommateurs de marchandises
(NdT : J’ai choisi de traduire « supply chain » par « chaîne d’approvisionnement » et non pas par « chaîne logistique » qui est la
formule technique utilisée habituellement par les gestionnaires d’entreprise.) Ces chaînes d’approvisionnement sont organisées par
des entreprises dominantes qui sous-traitent. Les entreprises dominantes peuvent être des producteurs, des négociants ou des
détaillants. Voir Anna TSING, « Supply chains and the human condition », Rethinking Marxism, 21, no 2, 2009, p. 148-176.
2. NdT : On pourrait traduire patch-ecology par « écologie morcelée ». Mais nous avons préféré garder le terme patch.
3. Shiho SATSUKA, Nature in Translation, Duke University Press, Durham, NC, 2015. Satusaka joue avec les différents sens de
« traduction » dans la théorie postcoloniale et l’histoire des sciences. Pour une discussion approfondie, voir chapitre 16.
4. Le terme dérive de l'« accumulation primitive » de Marx, témoignant de la violence par laquelle des populations rurales
destinées au travail industriel étaient privées de leurs droits. Comme dans l’analyse de Marx, je ne me limite pas aux formations
industrielles pour comprendre comment le capitalisme se crée. Contrairement à l’accumulation primitive, l’accumulation par
captation n’a jamais de fin ; car elle dépend en permanence de ses captations. L’accumulation par captation est également requise
pour la production de la force de travail. Les ouvriers d’usine sont produits et reproduits au travers d’un processus vital qui n’est
jamais sous le contrôle total des capitalistes. Dans les usines, les capitalistes utilisent les compétences des ouvriers pour fabriquer
des biens, mais ils ne peuvent pas produire toutes ces compétences. Transformer les compétences des ouvriers en valeur capitaliste
nécessite encore d’en passer par la captation.
5. Je réserve le terme « non capitaliste » pour des formes de valorisation qui se maintiennent en dehors des logiques capitalistes.
« Péricapitaliste » est le terme que je propose pour désigner les sites qui sont à la fois dedans et dehors. Ce n’est pas un classement
hiérarchique mais bien plutôt un moyen d’explorer l’ambiguïté.
6. Joseph CONRAD, Au Cœur des ténèbres, Garnier-Flammarion, Paris, 2012.
7. Herman MELVILLE, Moby Dick, Garnier-Flammarion, Paris, 2012.
8. Misha PETROVIC et Gary HAMILTON, « Making global markets : Wal-Mart and its suppliers », in Nelson LICHTENSTEIN
(dir.), Wal-Mart : The Face of Twenty-First-Century Capitalism, W. W. Norton, New York, 2006, p. 107-142.
9. « Il y avait là un haut mur qui tentait de me dissuader, Un signe peint disait : Propriété Privée, Mais au revers, il n’y avait rien
d’écrit – Cette terre était faite pour vous et moi », Woody GUTHRIE, « This land », 1940, <www.woodyguthrie.org>.
10. Parmi les sources, Barbara EHRENREICH, Nickled and Dimes : On (Not) Getting by in America, Metropolitan Books, New
York, 2001 ; Nelson LICHTENSTEIN (dir.), Wal-Mart : The Face of Twenty-First-Century Capitalism, op. cit. ; Anthony
BIANCO, The Bully of Betonville : The High Cost of Wal-Mart’s Everyday Low Prices, Doubleday, New York, 2006.
11. NdT : Nom d’auteur partagé par deux géographes : Julie Graham et Katherine Gibson.
12. J. K. GIBSON-GRAHAM, A Post-Capitalist Politics, University of Minnesota Press, Minneapolis, 2006.
13. Susanne FREIDBERG, French Beans and Food Scares : Culture and Commerce in an Anxious Age, Oxford University Press,
Oxford, 2004.
14. Susanne FREIDBERG, « Supermakets and imperial knowledge », Cultural Geographies, 14, no 3, 2007, p. 321-342.
15. Michael HARDT et Antonio NEGRI, Empire, Exils, Paris, 2000.
16. L’interaction entre le Commonwealth de Hardt et Negri (Folio, Paris, 2014) et le Post-Capitalist Politics de Gibson-Graham
est particulièrement intéressante à penser. Voir aussi, J. K. GIBSON-GRAHAM, The End of Capitalism (As we Knew It) : A
Feminist Critique of Political Economy, Blackwell, Londres, 1996.
17. Jane COLLINS, Threads : Gender, Labor, and Power in the Global Apparel Industry, University of Chicago Press, Chicago,
2003.
18. Lieba FAIER présente un point de vue de la filière du matsutake au Japon assez proche du nôtre : « Fungi, trees, people,
nematodes, beetles, and weather : Ecologies and vulnerability and ecologies of negociation in matsutake commodity exchange »,
Environment and Planning A, 43, 2011, p. 1079-1097.
LIBERTÉ...
Quotidiens communautaires, Oregon.
Campement d’un cueilleur Mien. Ici,
les Mien reproduisent la vie de
village et échappent à l’enfermement
des villes californiennes.
5
« OPEN TICKET », OREGON
Au milieu de nulle part
Slogan officiel d’une ville candidate à la
production de matsutakes en Finlande
Par une froide nuit d’octobre, vers la fin des années 1990, trois cueilleurs
américains Hmong, grelottant, s’étaient blottis les uns contre les autres sous
leur tente. Pour récupérer un peu de chaleur, ils avaient eu l’idée de
déplacer leur réchaud à gaz à l’intérieur. Ils s’endormirent, le réchaud
allumé. Il s’éteignit. Le lendemain matin, on les retrouva tous morts,
asphyxiés par les émanations. Leur mort avait laissé le campement
vulnérable, désormais hanté par leurs fantômes. Les fantômes peuvent
paralyser, ôter toute capacité à bouger ou à parler. Les cueilleurs Hmong,
bientôt suivis par d’autres, décidèrent de partir.
Le Service des forêts étatsunien n’y connaissait rien aux fantômes.
Il voulut rationaliser le campement des cueilleurs en vue de le rendre
accessible à la police et aux services de secours et, d’autre part, pour
faciliter aux hôtes du camping la mise en place de règles et de frais de
séjour. Au début des années 1990, les cueilleurs d’Asie du Sud-Est
s’installaient où ils voulaient, comme n’importe quel visiteur qui souhaitait
arpenter une forêt nationale. Mais les Blancs se plaignirent du
comportement pollueur des Asiatiques, pointés du doigt pour leur fâcheuse
tendance à laisser derrière eux des tas de détritus. En guise de réponse, le
Service des forêts canalisa le flux des cueilleurs sur une unique voie
d’accès. Au moment de l’accident fatal, il s’avère que les cueilleurs étaient
justement en train de camper tout le long de cette route. Mais, peu de temps
après, le Service des forêts aménagea un immense espace bien quadrillé,
muni d’emplacements de camping numérotés et parsemé de toilettes
portatives. Il installa même, après de nombreuses réclamations, une vaste
citerne d’eau à l’entrée (assez lointaine) du camping.
Les campements ne jouissaient d’aucune infrastructure, mais les
cueilleurs – fuyant les fantômes – en bricolèrent rapidement. Reproduisant
la structure des camps de réfugiés thaïlandais dans lesquels ils étaient
nombreux à avoir passé plus d’une décennie, ils se séparèrent, de leur
propre chef, en groupes ethniques. D’un côté, les Mien et, parmi eux, ceux
des Hmong qui voulaient rester ; 500 mètres plus loin, les Lao, puis les
Khmers ; dans une cuvette isolée, bien en retrait, une poignée de Blancs.
Les Asiatiques bâtirent des structures avec de fins poteaux en pin et des
bâches. À l’intérieur, ils installèrent leurs tentes, avec parfois en sus des
poêles à bois. Comme dans une communauté rurale d’Asie du Sud-Est,
leurs affaires étaient suspendues aux poutres et une enceinte permettait de
prendre un bain en toute intimité. Au centre du campement, une grande
tente abritait un vendeur de bols chauds de pho. Lorsque je mangeais,
écoutais la musique et observais les us et coutumes du lieu, j’avais
l’impression d’être dans les montagnes d’Asie du Sud-Est et certainement
pas dans les forêts de l’Oregon.
L’idée que le Service des forêts s’était imaginée d’un accès pour les
services de secours ne fonctionna pas comme prévu. Quelques années plus
tard, quelqu’un les appela pour les alerter qu’un cueilleur était grièvement
blessé. Le règlement, destiné exclusivement au campement des cueilleurs
de champignons, obligea l’ambulance à attendre une escorte policière avant
d’entrer. Cela prit plusieurs heures. Quand la police arriva finalement sur
les lieux, l’homme était mort. L’arrivée des secours n’avait pas été freinée
par la nature sauvage du terrain mais bien par une barrière discriminatoire.
Cet homme laissait à son tour un dangereux fantôme, et plus personne ne
dormit près de l’endroit où il avait campé, à l’exception d’Oscar, un Blanc,
l’un des rares résidents locaux à chercher la compagnie des Asiatiques et
qui, de temps à autre, se saoulait sur un coup de tête. La facilité avec
laquelle Oscar se déplaçait la nuit le mena à tenter la cueillette de
champignons sur une montagne voisine, sacrée pour les Indiens et peuplée
de leurs fantômes. Au contraire de ce Blanc, les Asiatiques que je
connaissais restaient bien à l’écart de cette montagne. Les fantômes, oui, ils
en connaissaient un bout.
1. Quand un cueilleur achète un permis de cueillette auprès du service forestier, on lui donne des cartes qui montrent les lieux où
la cueillette est autorisée et ceux où elle ne l’est pas. Néanmoins, les zones ne sont délimitées que dans un espace abstrait. Les
cartes ne montrent que les principales voies mais pas la topographie, les chemins de fer, les petites routes ou la végétation. Il est
quasiment impossible, même pour le lecteur le plus attentif, de se servir de la carte sur le terrain. Par ailleurs, de nombreux
cueilleurs ne savent pas lire une carte. Un cueilleur Lao m’a montré une zone interdite à la cueillette sur sa carte en désignant un
lac. Certains cueilleurs utilisent les cartes comme papier toilette, une denrée rare dans les campements.
2. Un règlement exige que les acheteurs demandent où les matsutakes ont été cueillis ; néanmoins, je n’ai jamais entendu cette
question. Dans d’autres zones de vente, ce règlement prend la forme d’une déclaration des cueilleurs.
3. C’est une protection contre le feu, prévue dans le Healthy Forests Restoration Act de 2003, promu par l’industrie. Jacqueline
VAUGHN et Hanna CORTNER, George W. Bush’s Healthy Forests, University Press of Colorado, Boulder, 2005.
4. Au cours des quatre saisons pendant lesquelles j’ai observé les achats, j’ai vu deux acheteurs partir à mi-saison à cause d’un
désaccord avec leurs agents de terrain respectifs ; un autre s’est enfui. Personne n’a été mis hors jeu du fait de la concurrence.
5. Jerry GUIN (Matsutake Mushrooms : « White » Goldrush of the 1990s, Naturegraph Publishers, Happy Camp, CA, 1997)
propose le journal d’un cueilleur en 1993.
6. Pour un exemple, voir le récit de l’histoire de Marlboro dans Richard BARNET, Global Dreams : Imperial Corporations and
the New World Order, Touchstone, New York, 1995.
7. Pour d’autres compte rendus intéressants du travail précaire dans les forêts du Nord-Ouest Pacifique, voir Rebecca MCLAIN,
« Controlling the forest understory : Wild mushroom politics in central Oregon », thèse de doctorat, Université de Washington,
2000 ; Beverly BROWN et Agueda MARIN-HERNÁNDEZ (dir.), Voices from the Woods : Lives and Experiences of Non-Timber
Forest Workers, Jefferson Center for Education and Research, Wolf Creek, OR, 2000 ; Beverly BROWN, Diana LEAL-MARIÑO,
Kirsten MCILVEEN et Ananda LEE TAN, Contract Forest Laborers in Canada, the U.S., and Mexico, Jefferson Center for
Education and Research, Portland, OR, 2004 ; Richard HANSIS, « A political ecology of picking : Non-timber forest products in
the Pacific Northwest », Human Ecology, 26, no 1, 1998, p. 67-86 ; Rebecca RICHARDS et Susan ALEXANDER, A Social
History of Wild Hucklebbery Harvesting in the Pacific Northwest, USDA Forest Service PNW-GTR-657, 2006.
Quotidiens communautaires, Oregon.
Arpenter, le fusil en bandoulière.
Nombreux sont les cueilleurs qui
portent de terribles histoires de
rescapés. La liberté qui circule dans
les campements des cueilleurs
provient de différentes histoires de
traumatismes et de déplacements.
6
LES HISTOIRES DE LA GUERRE
En France, ils ont deux choses : la liberté et le
communisme. Aux États-Unis, ils n’en ont
qu’une : la liberté.
Un acheteur à Open Ticket, expliquant pourquoi
il est venu aux États-Unis et pas en France
1. Pour un compte rendu au jour le jour par un supporter de Vang Pao, voir Jane HAMILTON-MERRITT, Tragic Mountains, op.
cit.
2. « Deer hunter charged with murder », CBS News, 29 novembre 2004, <cbsnews.com>.
3. « The Refugee Population », A Country Study : Laos, Country Studies, Library of Congress, <lcweb2.loc.gov>.
4. Susan STAR et James GRIESEMER, « Institutional ecology, “translations” and boundary objects », Social Studies of Science,
19, no 3, 1989, p. 387-420.
Quotidiens communautaires, Oregon.
Préparation de matsutakes pour
accompagner un sukiyaki, servi
comme plat de résistance dans un
dîner d’une Église bouddhiste
américaine, fréquentée
majoritairement par des Japonais.
Pour les Américains japonais, la
cueillette des matsutakes est un
héritage culturel et un instrument
pour créer des liens communautaires
intergénérationnels.
7
QU’EST-IL ARRIVÉ À L’ÉTAT ?
DEUX SORTES D’AMÉRICAINS ASIATIQUES
Légèrement vêtus, nous avons gagné entre amis
du shigin la montagne,
Ombragée et sauvage, peuplée de pins.
Nos voitures garées, nous nous sommes faufilés
dans la montagne pour chercher des
champignons.
Soudain, un coup de sifflet est venu rompre la
désolation de la forêt.
Nous nous sommes tous précipités en criant de
joie.
Bercés par la lumière de l’automne et quelque
peu éperdus, nous avions l’impression d’être à
nouveau des enfants.
Sanou URIUDA, « Matsutake Hunting at Mt.
Rainier1 »
8
ENTRE LE DOLLAR ET LE YEN
1. Les intérêts étatsuniens dans la chasse à la baleine sont à l’origine de cette initiative ; ils ont demandé de l’aide pour leurs
baleiniers (Alan Christy, communication personnelle). Je suis ici hantée par Moby Dick.
2. Le traité Harris signé en 1858 ouvre encore plus de ports, exonère les étrangers des lois japonaises et leur confie la charge de
l’import-export. Les puissances européennes imposèrent ensuite des traités semblables.
3. Kunio YOSHIHARA, Japanese Economic Development, Oxford University Press, Oxford, 1994 ; Tessa MORRIS-SUZUKI, A
History of Japanese Economic Thought, Routlege, Londres, 1989.
4. Shiho SATSUKA, Nature in Translation, op. cit.
5. Hidemasa MORIKAWA, Zaibatsu : The rise and fall of family enterprise groups in Japan, University of Tokyo Press, Tokyo,
1992.
6. E. Herbert NORMAN, Japan’s Emergence as a Modern State, 1940, UBC Press, Vancouver, 2000, p. 49.
7. Une liste d’environ 300 zaibatsu, destinés à être démantelés, fut dressée mais seulement une dizaine furent dissous avant que le
gouvernement d’occupation ne change de position. Cependant, des règles furent édictées rendant l’intégration verticale, qui avait
cours avant la guerre, plus difficile (Alan Christy, communication personnelle, 2014).
8. Kenichi MIYASHITA et David RUSSELL, Keiretsu : Inside the hidden Japanese conglomerates, McGraw-Hill, New York,
1994 ; Michael GERLACH, Alliance Capitalism : The social organization of Japanese business, University of California Press,
Berkeley, 1992. Dans The Fable of the Keiretsu (University of Chicago Press, Chicago, 2006), Yashiro Miwa et J. Mark
RAMSEYER reprennent à leur compte l’orthodoxie néoclassique et considèrent que le keiretsu est le fruit des imaginations
marxistes japonaises et orientalistes occidentales.
9. Alexander YOUNG, The Sogo Shosha : Japan’s multinational trading companies, Westview, Boulder, CO, 1979 ; Michael
YOSHIRO et Thomas LIFSON, The Invisible Link : Japan’s sogo shosha and the organization of trade, MIT Press, Cambridge,
MA, 1986 ; Kunio Yoshihara, Japanese Economic Development, op. cit., p. 49-50, 154-155.
10. Quand les chaînes des marchandises globalisées ont attiré l’attention de sociologues américains dans les années 1980 (Gary
GERREFI et Miguel KORZENIEWICZ (dir.), Commodity Chains and Global Capitalism, Greenwood Publishing Group,
Westport, CT, 1994), ils ont été impressionnés par les nouvelles chaînes « commandées par les acheteurs » (vêtements, chaussures)
et ils les ont opposées aux anciennes chaînes « commandées par les producteurs » (ordinateurs, voitures). L’histoire économique
japonaise montre qu’il faut accorder une importance équivalente aux chaînes « commandées par les négociants ».
11. Anna TSING, Friction, Princeton University Press, Princeton, NJ, 2005 ; Peter DAUVERGNE, Shadows in the Forest : Japan
and the politics of timber in Southeast Asia, MIT Press, Cambridge, MA, 1997 ; Michael ROSS, Timber Booms and Institutional
Breakdown in Southeast Asia, Cambridge University Press, Cambridge, 2001.
12. Sur le saumon au Chili, voir Heather SWANSON, « Caught in comparisons : Japanese salmon in an uneven world », thèse de
doctorat, Université de Californie, Santa Cruz, 2013.
13. Robert COSTELY, Korea’s Economic Miracle : The crucial role of Japan, Plagrave Macmillan, New York, 1997.
14. Ibid., p. 326.
15. Ibid., p. 69.
16. Kaname AKAMATUS, « A historical pattern of economic growth in developing countries », Journal of Developing
Economies, 1, no 1, 1962, p. 3-25.
17. Le « contrôle de qualité » fait partie de ce dialogue transnational : une idée américaine qui s’est installée au Japon au cours de
la période de rationalisation de l’industrie japonaise sous direction américaine après la Seconde Guerre mondiale a été réimportée
aux États-Unis dans les années 1970 et 1980. William M. TSUITSUI, « W. Edwards Demming and the origins of quality control in
Japan », Journal of Japanese Studies, 22, no 2, 1996, p. 295-325.
18. Pour un exemple de journalisme économique étatsunien antijaponais dans cette période, voir Robert KEARNS, Zaibatsu
America : How Japonese firms are colonizing vital U.S. industries, Free Press, New York, 1992.
19. Je m’inspire de Karen HO, Liquidated, Duke University Press, Durham, NC, 2009.
20. Pour un exemple de réforme étatsunienne soutenue par un économiste japonais, voir Hirsohi YOSHIKAWA, Japan’s Lost
Decade, traduit en anglais par Charles Stewart, Long-Term Credit Bank of Japan Intl. Trust Library Selection II, International
House of Japan, Tokyo, 2002. Ce livre explique que les entreprises de petite et moyenne tailles assèchent l’économie.
21. Robert BRENNER, The Boom and the Bubble : The U.S. in the world economy, Verso, Londres, 2003.
22. Shintaro ISHIHARA, Le Japon sans complexe, Dunod, Paris, 1993.
23. Misha PETROVIC et Gary HAMILTON, « Making global markets », loc. cit., p. 121.
24. Selon Robert BRENNER (The Boom and the Bubble, op. cit.), les accords du Plaza de 1995 qui ont permis aux puissances
mondiales de stopper l’ascension du yen, ont provoqué un glissement de l’économie mondiale en tuant le secteur industriel
étatsunien et en déclenchant la crise financière asiatique.
25. NdT : virgule posée à l’envers et à l’horizontale qui sert de logo à la marque.
26. Cité par Michel KORZENIEWICZ, « Commodity chains and marketing strategies : Nike and the global athletic footwear
industry », in Gary GERREFI et Miguel KORZENIEWICZ (dir.), Commodity Chains and Global Capitalism, op. cit., p. 252.
Traduction de valeur, Oregon. Un
époux Hmong filme dans les mains de
sa femme le magot gagné sur la
journée grâce aux champignons.
Dans la tente des achats, les
champignons et l’argent qu’ils
rapportent sont des trophées de la
liberté. Ce n’est que plus tard,
lorsqu’ils seront triés, qu’ils pourront
être dissociés en tant que
marchandises proprement
capitalistes.
9
DES DONS AUX MARCHANDISES, ET VICE-
VERSA
10
RYTHMES RÉSIDUELS :
UNE ATTEINTE AU MONDE DES AFFAIRES
Un collègue qui étudie les peuples et les forêts de Bornéo m’a raconté
l’histoire suivante. La communauté avec laquelle il travaillait vivait au cœur
d’une grande forêt. Un jour, une entreprise forestière a débarqué et a coupé
les arbres. Quand il n’y eut plus aucun arbre, l’entreprise quitta les lieux, en
abandonnant un tas de machines en voie de désintégration. Les résidents ne
pouvaient plus vivre ni de la forêt ni comme travailleurs de l’entreprise.
Ils prirent les machines et vendirent le métal à des ferrailleurs1.
Cette histoire renferme pour moi l’ambivalence des pratiques de
récupération (accumulation par captation) : d’un côté, je suis pleine
d’admiration devant ces gens qui ont imaginé des solutions de rechange
pour survivre malgré la disparition de leurs forêts. D’un autre côté, je ne
peux pas m’empêcher de ressentir une certaine inquiétude quant à savoir ce
qui arrivera lorsqu’il n’y aura plus de ferraille à vendre, et de surcroît si
d’autres choses dans les ruines permettront de continuer à survivre. Et, s’il
est évident que nous sommes pour la plupart assez éloignés de cette
représentation littérale de ce que signifie vivre dans les ruines, nous avons
régulièrement à travailler avec notre propre désorientation et notre propre
détresse pour négocier la possibilité de vivre dans des environnements
définitivement endommagés par la présence humaine. J’aimerais ici sonder
sur quels rythmes se font ces pratiques de récupération, que ce soit sur le
marché de la ferraille ou dans les histoires enchevêtrées de cueillette de
champignons matsutakes. Par « rythmes », je veux parler des formes
d’ajustement temporel. Quand ce n’est plus l’unique marche du progrès qui
bat la mesure, ce qui prend alors la relève c’est la coordination irrégulière
qu’opèrent les filières de récupération.
Au cours de la plus grande partie du XXe siècle, de nombreuses
personnes, et en particulier, peut-être, les Américains, ont pensé que leurs
entreprises portaient toujours plus avant le rythme du progrès. Les
entreprises étaient toujours de plus en plus grosses. On pouvait avoir
l’impression qu’elles augmentaient la richesse du monde. Elles
reformataient effectivement le monde en fonction de leurs objectifs et de
leurs besoins, si bien que les gens pouvaient acquérir du pouvoir grâce à
l’argent et aux choses qu’ils utilisaient ou dont ils faisaient commerce.
Il semblait que tout ce que les gens avaient à faire, même pour les gens
ordinaires sans capitaux à investir, c’était d’accorder leurs propres rythmes
à la marche progressive des entreprises, et eux aussi iraient ainsi de l’avant.
La scalabilité était ce qui assurait cet ajustement : les gens et la nature
pouvaient se joindre au cortège du progrès en s’alignant comme unités
algorithmiques dans une équation en expansion. L’avancée, par nature
illimitée, les porterait en tandem.
Tout cela semble être désormais tombé en désuétude. Néanmoins, les
experts du monde des affaires semblent incapables de se passer de cette
grille de lecture dans leurs analyses théoriques. Régulièrement, le système
économique nous est présenté sous la forme d’un ensemble abstrait
impliquant une définition particulière de tous ceux qui y participent (les
investisseurs, les travailleurs, les matières premières) : ce qui nous ramène
directement à ces notions propres au XXe siècle de scalabilité et
d’expansion, synonymes de progrès. Séduits par l’élégance de ces
abstractions, rares sont ceux qui pensent qu’il serait judicieux de regarder
un peu plus attentivement le monde plutôt que le système économique qui
est supposé l’organiser. Or il ne manque pas d’ethnographes ou de
journalistes pour nous entraîner dans des récits et dans les multiples lieux
où survie, épanouissement et détresse s’entremêlent. Mais un gigantesque
fossé persiste entre ce que les experts nous disent de la croissance
économique et les histoires qui s’aventurent jusque dans les pratiques
quotidiennes et dans les manières de s’en sortir. Cela ne rend pas les choses
faciles. Aussi, si nous voulons comprendre un peu mieux l’économie, rien
de tel que de nous imprégner une nouvelle fois de cet art qu’est
l’observation attentive.
Penser avec la notion de rythmes propres aux filières de récupération
(accumulation par captation) change notre vision des choses. Le travail
industriel n’est plus ce qui décide du futur. Les conditions de vie sont
variées, bricolées les unes dans les autres et souvent temporaires. Les gens
les adoptent pour des raisons diverses, et rarement parce qu’elles offrent
tous les avantages liés à un salaire, ce qui était propre aux rêves du
XXe siècle. Aussi, comme je l’ai avancé précédemment, il existe des patchs,
ou parcelles, de modes d’existence qui se rassemblent sous forme
d’agencements. Les participants s’y impliquent avec des préoccupations
différentes, lesquelles s’imbriquent à leur tour modestement dans
l’orientation que prennent des manières de refabriquer le monde. Pour les
cueilleurs de champignons d’Open Ticket, cela comprend le fait de survivre
à un traumatisme de guerre et de négocier une relation efficace avec la
citoyenneté étatsunienne. De tels projets de vie s’incarnent dans la cueillette
commerciale, qui pousse les cueilleurs atteints de la « fièvre du
champignon » à trouver asile dans la forêt. Malgré la différence dont
témoigne chaque projet de vie, des objets limites ont été créés, voire
nommés, telle que la liberté à laquelle les cueilleurs, chacun à sa manière,
se dédient et se consacrent. Grâce à ce terrain d’entente imaginé, la
cueillette commerciale devient une scène cohérente, pendant que ce
rassemblement commun devient quant à lui un véritable événement. Grâce
à sa qualité d’émergence, des histoires multidirectionnelles deviennent
possibles. Sans une discipline qui s’impose de haut en bas ni sans la
moindre synchronisation, les patchs de ces pratiques de subsistance
contribuent à asseoir l’économie politique mondiale.
En rassemblant des biens et des personnes venus du monde entier, le
capitalisme lui-même prend les traits d’un agencement. Cependant,
le capitalisme m’apparaît comme ayant en plus les traits d’une machine,
d’une mécanique limitée à la somme de ses parties. Cette machine n’a pas
le caractère d’une institution totale à l’intérieur de laquelle nous passerions
nos vies ; elle opère plutôt des traductions à travers de multiples
arrangements de vie, en ce que cela lui permet de retourner les différents
mondes à son propre avantage, capitaliste. Néanmoins, il y a des traductions
qui restent inacceptables pour le capitalisme. Le type de rassemblement
qu’il tend à favoriser démontre une certaine inflexibilité. Une armée de
techniciens et de gestionnaires se tient sur le qui-vive pour repousser tout ce
qui est susceptible de menacer la machine, et, pour ce faire, ils peuvent
compter sur le pouvoir de la justice et des fusils. Cela ne signifie pas que la
machine soit statique. Comme je l’ai expliqué en retraçant l’histoire des
relations commerciales entre les États-Unis et le Japon, de nouvelles formes
de traduction capitaliste surgissent en permanence. Les rencontres
indéterminées jouent un rôle certain dans la manière dont le capitalisme se
déploie. Mais il ne s’agit pas d’une profusion sauvage. Certaines prises de
position doivent rester intactes, au point de recourir à la force si nécessaire.
Deux d’entre elles ont été particulièrement importantes pour mon propre
cheminement intellectuel dans ce livre. Premièrement, l’aliénation est cette
forme de désenchevêtrement que requiert la constitution de capitaux. Les
marchandises capitalistes sont extraites de leur monde pour servir ensuite
d’éléments probants à de futurs investissements. Les besoins infinis en
matières premières sont l’une des conséquences : il n’y a pas de limite
quant à la quantité de capitaux que recherchent les investisseurs. Autrement
dit, l’aliénation rend aussi possible l’accumulation, et cette création de
capitaux destinés à être investis est la seconde question qui m’intéresse.
L’accumulation est importante parce qu’elle transforme la propriété en
pouvoir. Ceux qui possèdent des capitaux ont le pouvoir de bouleverser des
communautés et des écologies entières. En même temps, du fait que le
capitalisme n’a de cesse d’opérer des équivalences, des formes de valeur
proprement capitalistes sont capables de s’épanouir même à travers des
circuits extrêmement différents. L’argent devient du capital à investir, lequel
peut à son tour produire plus d’argent. Le capitalisme est une machine de
traduction, programmée pour produire du capital à partir de toutes sortes de
modes de subsistance, humains et non humains2.
Ma capacité à penser avec les patchs et les traductions qu’ils impliquent
est fondée sur un ensemble solide d’études qui ont porté sur ce sujet, en
particulier celles qui ont émergé de l’anthropologie féministe. Des
chercheuses féministes ont montré que les formations de classes étaient
aussi des formations culturelles : là est l’origine de mes patchs3. Elles ont
aussi été pionnières dans l’étude des transactions opérées à travers des
milieux hétérogènes : à l’image de mon concept de traduction4. Si j’ai
apporté quelque chose au moulin, c’est en attirant l’attention sur des modes
de subsistance qui se pratiquent simultanément à l’intérieur et à l’extérieur
du capitalisme. Plutôt que d’orienter l’attention seulement sur l’imaginaire
capitaliste, avec ses travailleurs disciplinés et ses dirigeants expérimentés,
j’ai essayé de mettre en scène des pratiques de vie précaires qui à la fois
utilisent et refusent la gouvernance capitaliste. De tels agencements nous
montrent ce qui reste de vivant, en dépit des ravages causés par le
capitalisme.
Avant de se retrouver entre les mains des consommateurs, la plupart des
marchandises ont séjourné à l’intérieur comme à l’extérieur de régimes
capitalistes. Pensons un instant à nos téléphones cellulaires. Au plus
profond de ses circuits internes, le téléphone cellulaire renferme du coltan,
extrait par des mineurs africains, parfois des enfants, qui ont dû progresser
avec peine dans de sombres galeries, sans penser salaires et avantages
sociaux. Aucune entreprise ne les a envoyés là : s’ils sont poussés à faire ce
travail à leurs risques et périls, c’est parce qu’ils doivent affronter la guerre
civile, des déplacements de masse et la disparition des autres moyens de
subsistance, consécutive aux destructions environnementales. Leur travail a
peu de choses à voir avec ce que les experts associent à de la main-d’œuvre
en contexte capitaliste. Malgré tout, voilà que leurs produits entrent dans
votre combiné, s’infiltrent en bonne et due forme dans une marchandise de
type capitaliste5. L’accumulation par captation, avec son appareil de
traduction, convertit le minerai qu’ils extraient en biens respectables pour le
marché capitaliste. Et qu’en est-il de mon ordinateur ? Après sa courte
durée de vie (destinée sous-entendu à ce que je le remplace par un modèle
plus performant), pourquoi pas, c’est de bon ton, je pourrai penser à le
donner à une organisation non gouvernementale. Soit, mais que deviennent
vraiment ces ordinateurs obsolètes ? Il est plus que probable qu’ils seront
brûlés afin qu’en soient extraits de futurs composants ou que des enfants,
pour parler plus concrètement, les récupèrent effectivement en les branchant
sur leurs propres rythmes d’économie de vie – rythmes de captation – et les
décarcassent afin d’en prélever le cuivre et d’autres métaux6. Les
marchandises finissent souvent leur vie dans des opérations de récupération
qui leur permettent ensuite d’être recyclées et d’être à nouveau recoupées,
recaptées, par le système d’accumulation capitaliste. Si l’on veut que nos
théories sur le « système économique » aient quelque chose à voir avec les
manières de subsister pratiquement, il vaut mieux prendre bonne note de
ces rythmes de captation.
Le défi est considérable. L’accumulation par captation révèle un monde
de différences, où les manières de s’opposer politiquement ne peuvent pas
se contenter de plans utopiques de solidarité. Chaque patch témoigne d’un
mode de subsistance qui possède sa propre histoire et sa propre dynamique,
et il serait donc délicat de précipiter là une envie commune de s’opposer en
une même voix face aux scandales de l’accumulation et du pouvoir, alors
même qu’on a affaire à des points de vue émanant de patchs différents.
Comme aucun patch n’est ainsi « représentatif », aucune lutte menée par
quelque groupe particulier, pris isolément, ne renversera le capitalisme.
Mais ce n’est pas pour autant signer la fin de la politique. Les agencements,
dans leur diversité, nous montrent ce que j’appellerai plus loin des
« communs latents », c’est-à-dire des enchevêtrements qui pourraient être
mobilisés en une cause commune. Comme on ne peut pas vivre sans
collaborer, on peut tirer parti des possibilités ouvertes par ces
collaborations. Nous avons besoin d’une politique qui ait la force de la
diversité et la flexibilité de créer des alliances temporaires, et cela, pas
seulement avec les humains.
Le business du progrès dépendait de sa capacité à conquérir une nature
infiniment riche à travers l’aliénation et la scalabilité. Lorsque la nature
s’est révélée finie, voire même fragile, rien d’étonnant à ce que des
entrepreneurs sans scrupules se soient alors précipités pour s’emparer de
tout ce qu’ils pouvaient avant que les biens disponibles n’aient tous disparu,
pendant que des défenseurs de l’environnement tentaient désespérément de
sauver les restes. La partie suivante de ce livre fait la proposition d’une
politique alternative, faite d’enchevêtrements qui ne se limitent pas aux
seuls humains.
1. A la fin de l’Origine des espèces, Charles Darwin propose cette image d’un rivage luxuriant : « d’un si petit commencement,
des formes sans nombre, de plus en plus belles, de plus en plus merveilleuses, se sont développées et se développeront par une
évolution sans fin », <obvil.paris-sorbonne.fr>.
2. Pour des exemples d’introductions, voir Nicholas MONEY, Mr. Bloomfield’s Orchard, Oxford University Press, Oxford, 2004
(exposé général) ; G. C. AINSWORTH, Introduction to the History of Mycology, Cambridge University Press, Cambridge, 2009
(histoire) ; J. André FORTIN, Christian PLENCHETTE et Yves POCHÉ, Les Mycorhizes. L’essor de la nouvelle révolution verte,
Quae éditions, Paris, 2016 (agronomie) ; Jens PEDERSEN, The Kingdom of Fungi, Princeton University Press, Princeton, NJ,
2013 (photographies).
3. Lisa CURRAN, « The ecology and evolution of mast-fruiting in Bornean Dipterocarpaceae : A general ectomycorrhizal
theory », thèse de doctorat, Université de Princeton, 1994.
4. Cette histoire et bien d’autres se trouvent dans Paul STAMET, Mycelium Running, Ten Speed Press, Berkeley, 2005.
5. S. KOHLMEIER, T. H. M. SMITS, R. M. FORD, C. KEEL, H. HARMS et L. Y. WICK, « Taking the fungal highway :
Mobilization of pollutant-degrading bacteria by fungi », Environmental Science and Technology, 39, 2005, p. 4640-4646.
6. Scott GILBERT et David EPEL, Ecological Developmental Biology, Sinauer, Sunderland, MA, 2008. Dans le chapitre 10, les
auteurs détaillent certains des plus importants de ces mécanismes.
7. Margaret MCFALL-NGAI, « The development of cooperative associations between animals and bacteria : Establishing détente
among domains », American Zoologist, 38, no 4, 1998, p. 593-608.
8. Scott GILBERT et David EPEL, Ecological Developmental Biology, op. cit., p. 18. Une infection par la Wolbachia peut être
aussi la cause de problèmes pour de nombreux insectes car elle modifie la reproduction. John THOMPSON, Relentless Evolution,
University of Chicago Press, Chicago, 2013, p. 104-106, 192.
9. J. A. THOMAS, D.J. SIMCOX et R. T. CLARKE, « Successful conservation of a threatened Maculinea butterfly », Science,
203, 2009, p. 458-461. Pour des entremêlements semblables, voir John THOMPSON, Relentless Evolution, op. cit., p. 182-183 ;
Scott GILBERT et David EPEL, Ecological Developmental Biology, op. cit., chapitre 3.
10. Scott GILBERT et David EPEL, Ecological Developmental Biology, op. cit., p. 20-27.
11. Scott E. GILBERT, Emily MCDONALD, Nicole BOYLE, Nicholas BUTTINO, Lin GYI, Mark MAI, Neelekantan
PRAKASH et James ROBINSON, « Symbiosis as a source of selectable epigenetic variation : taking the heat for the big guy »,
Philosophical Transactions of the Royal Society B, 365, 2010, p. 671-678, p. 673.
12. Ilana ZILBER-ROSENBERG et Eugene ROSENBERG, « Role of microorganisms in the evolution of animals and plants :
The hologenome theory of evolution », FEMS Microbiology Reviews, 32, 2008, p. 723-735.
13. Gil SHARON, Daniel SEGAL, John RINGO, Abraham HEFETZ, Ilana ZIBER-ROSENBERG et Eugene ROSENBERG,
« Commensal bacteria play a role in mating preferences of Drosophila melanogaster », Proceedings of the National Academy of
Science, 1er novembre 2010, <pnas.org>.
14. Scott GILBERT et David EPEL, Ecological Developmental Biology, op. cit., p. 672, 673.
15. J. A. THOMAS, D.J. SIMCOX et R. T. CLARKE, « Succesful conservation of a threatened Maculinea butterfly », loc. cit.
16. Les généticiens des populations étudient les mutualismes, y compris ceux impliquant des fungis de type ectomycorhizes et des
arbres. Mais la structure de la discipline implique que la plupart des recherches voient chaque organisme comme analytiquement
autosuffisant bien plus qu’émergeant d’interactions historiques. Comme un article récent l’explique : « Les mutualismes sont
l’exploitation réciproque qui augmente néanmoins les aptitudes de chaque partenaire » (Teresa PAWLOWSKA, « Population
genetics of fungal mutualists of plants », in Jianping XU, Microbial Population Genetics, Horizon Scientific Press, Norfolk, 2010,
p. 125). L’objectif de l’étude du mutualisme est donc de mesurer les coûts et bénéfices de chaque espèce autosuffisante en portant
une attention spéciale à la « tricherie ». Les chercheurs peuvent se demander comment les variantes mutualistes d’une espèce
donnée peuvent plus ou moins en exploiter les bénéfices mais ils ne peuvent pas voir les synergies qui ont un pouvoir
transformateur.
17. Lynn MARGULIS et Dorion SAGAN, L’Univers bactériel, op. cit.
18. Masayuki HORIE, Tomoyuki HONDA, Yoshiyuki SUZUKI, Yuki KOBAYASHI, Takuji DAITO, Tatsuo OSHIDA,
Kazuyoshi IKUTA, Patric JERN, Takashi GOJOBORI, John M. COFFIN et Keizo TOMONAGA, « Endogenous non-retroviral
RNA virus elements in mammalian genomes », Nature, 463, 2010, p. 84-87.
19. Un domaine prometteur de la génétique des populations fait appel aux techniques de séquençage de l’ADN pour identifier des
variantes d’allèles dans une même population. Étudier ce type de différences implique un ensemble de marqueurs d’ADN
différents de ceux utilisés pour étudier une espèce. La spécificité de l’échelle importe alors. La théorie de la non-scalabilité
accueille avec plaisir les histoires qui peuvent être racontées à propos des différences d’allèles même s’il n’est pas facile de les
traduire en méthodes de recherche et en résultats à une autre échelle.
20. Daniel Winkler, interview, 2007.
21. R. PEABODY, D. C. PEABODY, M. TYRELL, E. EDENBURN-MACQUEEN, R. HOWDY et K. SEMELRATH, « Haploid
vegetative mycelia of Armillaria gallica show among-cell-line variation for growth and phenotypic plasticity », Mycologia, 97,
no 4, 2005, p. 777-787.
Paysages actifs, Yunnan. Les
paysages actifs restent énigmatiques,
bouleversant ce qu’on croyait savoir
de la nature. Ici, des pins, des chênes,
des chèvres, des humains : pourquoi
les matsutakes poussent-ils dans cette
circulation intense ?
TROISIÈME PARTIE
DES DÉBUTS
MOUVEMENTÉS :
UNE MISE EN FORME
INVOLONTAIRE
Quand Kato-san me présenta le travail de restauration de la forêt qu’il
était en train de réaliser pour le Service des forêts préfectoral, je fus
stupéfaite. En tant qu’Américaine classiquement sensibilisée aux régions
sauvages, il me semblait aller de soi que la meilleure chose à faire était de
laisser aux forêts le soin de se restaurer elles-mêmes. Kato-san n’était pas
du même avis : si tu veux du matsutake au Japon, expliquait-il, tu dois avoir
des pins, et si tu veux des pins, tu dois avoir des humains qui interviennent
et occasionnent des perturbations. La colline qu’il me montra était
justement, sous sa supervision, en train d’être nettoyée de ses arbres
feuillus. Même la couche de la terre arable avait été évacuée et, à mes yeux
d’Américaine, la pente escarpée me paraissait désormais spoliée et nue
comme un ver. « Qu’en est-il de l’érosion ? », lui demandai-je. « L’érosion,
c’est bien », répondit-il. Là, j’étais complètement abasourdie. L’érosion
aussi bien que la disparition de la couche arable ne sont-elles pas toujours
des signes néfastes ? Toutefois, je voulais bien entendre : les pins
poussent sur des sols minéraux, et l’érosion est ce qui permet de les mettre à
nu.
Travailler aux côtés de gestionnaires de forêts au Japon a changé ma
manière d’appréhender le rôle des différentes perturbations qui touchent les
forêts. Occasionner une perturbation délibérée dans le but de revitaliser les
forêts était quelque chose qui me surprit tout particulièrement. Kato-san
n’était pas dans la perspective d’aménager un jardin. La forêt à laquelle il
tendait devrait pousser d’elle-même. Mais il avait l’ambition d’y apporter
son aide en créant des dégâts, et pas n’importe lesquels : des dégâts qui
pourraient profiter aux pins.
Le travail de Kato-san est tout entier rivé à une cause populaire et
scientifique : restaurer les sols boisés du satoyama. Le satoyama constitue
la campagne traditionnelle des paysans, combinant, avec les zones boisées,
agriculture du riz et gestion de l’eau. Ces bois – au cœur du concept de
satoyama –, dès lors qu’ils furent perturbés, ont été entretenus dans
l’optique d’en optimiser aussi bien l’exploitation de bûches et la fabrication
de charbon que tous les autres produits forestiers, excepté les coupes de
type industriel. Aujourd’hui, les matsutakes sont les produits des bois du
satoyama les plus appréciés. Restaurer ces bois pour favoriser la présence
des matsutakes revient à encourager le développement d’autres formes de
vie : les pins, les chênes, les plantes des sous-bois, les insectes et les
oiseaux. Il faut perturber pour restaurer, mais en prenant soin d’encourager
la diversité et un fonctionnement sain des écosystèmes. Il y a des types
d’écosystèmes, affirment des défenseurs, qui ont besoin de l’activité
humaine.
Partout dans le monde, des programmes de restauration écologique font
appel à l’activité humaine pour réarranger les paysages naturels. Ce qui,
pour moi, est le trait distinctif de la revitalisation du satoyama, c’est l’idée
que les activités humaines doivent faire partie de la forêt au même titre que
celles des non-humains. Dans cette perspective, les humains, les pins, les
matsutakes et bien d’autres espèces doivent, tous ensemble, fabriquer le
paysage. Selon un chercheur japonais, les matsutakes sont le résultat d’une
« culture involontaire » : ce sont les dégâts causés par les humains qui
auraient rendu possible leur présence et non les humains eux-mêmes qui, de
leur propre chef, sont totalement incapables de cultiver le champignon en
question. En fait, on pourrait dire que les pins, les matsutakes et les
humains se cultivent tous les uns les autres de manière involontaire.
Ils rendent possibles pour chacun d’entre eux des projets de fabrication d’un
monde. Cet idiome m’a permis de m’adresser plus généralement à la
manière dont les paysages sont les produits d’une mise en forme
involontaire, c’est-à-dire d’un ensemble imbriqué d’activités qui fabriquent
un monde par de multiples agents, humains et non humains. La mise en
forme devient claire quand on observe l’écosystème du paysage qui en
découle, tout en sachant qu’aucun des agents n’aurait pu prévoir une telle
issue. Les humains se joignent aux autres en fabriquant des paysages qui
deviennent l’écho d’une mise en forme involontaire.
En tant que sites privilégiés dans les scénarios du genre Plus qu’humains,
les paysages sont des outils radicaux pour relativiser l’hubris humaine. Les
paysages ne sont pas l’arrière-fond d’actions historiques : ils sont eux-
mêmes actifs. Observer des paysages en formation montre des humains en
compagnie d’autres êtres vivants, tous s’activant à modeler des mondes.
Les matsutakes et les pins ne font pas que pousser dans les forêts : ils
fabriquent aussi les forêts. Les forêts de matsutakes résultent de réunions
qui construisent et transforment les paysages. Cette partie du livre s’ouvre
sur le phénomène des perturbations et, en tant que telles, elles marquent un
début comme quand un acte s’ouvre sur une scène : les perturbations
réalignent des possibilités de rencontres transformatrices. Des patchs de
paysage émergent de ces perturbations. Ce qui revient à dire que la précarité
se déroule dans une socialité plus qu’humaine.
Paysages actifs, préfecture de Kyoto.
La forêt de satoyama en décembre.
Parfois la vie de la forêt est d’autant
plus manifeste quand elle franchit les
obstacles censés arrêter sa course.
Les paysans ratiboisent, l’hiver
glace, mais la vie n’en démord pas.
11
LA VIE DE LA FORÊT
12
L’HISTOIRE
C’est un jour de septembre que, pour la première fois, je vis les forêts de
pins du nord de la Finlande. J’avais pris le train de nuit à Helsinki, franchi
le Cercle arctique avec ses pancartes indiquant la maison du Père Noël.
Puis, les bouleaux étaient devenus de moins en moins nombreux jusqu’à ce
que je me retrouve au milieu des pins. J’étais surprise. J’avais imaginé des
forêts naturelles qui déborderaient d’un joyeux mélange de pins de tailles,
d’espèces et d’âges différents. Ici, tous les arbres étaient juste identiques :
une espèce, un âge, le tout bien rangé et régulièrement espacé. Même le sol
était propre et déblayé, sans un accroc ou un morceau de bois tombé. Cela
ressemblait exactement à une plantation d’arbres de type industriel. « Ah,
me suis-je dit, comme les lignes ont bougé ! » C’était un exemple de
discipline moderne, à la fois naturel et artificiel. Il était mitoyen de son
pendant inverse : j’étais proche de la frontière avec la Russie et, selon les
gens, de l’autre côté, la forêt était un véritable fouillis. J’ai demandé à quoi
ce fouillis correspondait, et on m’a alors parlé d’arbres inégaux et de sol
jonché de bois mort : un endroit que personne ne prenait la peine de
débroussailler. La forêt finnoise, elle, était irréprochable. Même le lichen
avait été découpé de près par les rennes. Du côté russe, disaient les locaux,
vous aviez de grands agglomérats de lichen qui vous arrivaient jusqu’aux
genoux.
Les lignes ont bougé. Une forêt naturelle du nord de la Finlande
ressemble beaucoup à une plantation d’arbres industrielle. Les arbres sont
devenus une ressource moderne, et la manière de gérer une ressource est
d’arrêter son action historique autonome. Tant que les arbres font histoire,
ils menacent la gouvernance industrielle. Nettoyer une forêt fait partie de
l’effort soutenu pour arrêter l’histoire. Mais depuis quand les arbres font-ils
histoire ?
L’« histoire » est à la fois la pratique humaine qui consiste à raconter des
histoires et cet ensemble de résidus qui, surgissant du passé, sont
transformés en histoires. Classiquement, les historiens ont coutume de ne
prendre en compte que ce que les humains ont laissé, tel que des archives
ou des journaux, mais il n’y a aucune raison pour ne pas aussi prêter
attention aux pistes et aux traces laissées par les non-humains, en tant qu’ils
contribuent à nos paysages communs. De telles pistes et traces soutiennent
des enchevêtrements interspécifiques contingents et circonstanciels, comme
composantes du temps « historique ». Pour prendre part à un tel
enchevêtrement, il s’agit de ne pas faire histoire sur un mode unique1.
Même si d’autres organismes se mettent ou pas à « raconter des histoires »,
ils contribueront aux recoupements des pistes et des traces que nous
saisirons comme histoire2. L’histoire devient alors le compte rendu de
multiples trajectoires de fabrication du monde, humaines et non humaines.
Or la sylviculture moderne s’est attelée à réduire les arbres, en particulier
les pins, à des objets autosuffisants, équivalents et immuables3.
La sylviculture moderne gère les pins comme une ressource potentiellement
constante et invariable, source d’une production de bois durable. Son but est
d’arracher les pins de tout milieu qui serait propice aux rencontres
indéterminées et de leur ôter, par là, toute possibilité de faire histoire. Avec
la sylviculture moderne, nous oublions que les arbres sont des acteurs
historiques. Comment pourrions-nous nous débarrasser des œillères de la
gestion moderne des ressources et ressentir à nouveau le dynamisme si
essentiel à la vie des forêts ?
Dans ce qui suit, je propose deux stratégies. Dans un premier temps, à
travers de nombreuses époques et lieux, je sonde la capacité des pins à
changer la scène dans laquelle ils jouent et leur aptitude à transformer les
trajectoires des autres, c’est-à-dire à faire histoire. Pour cela, je prendrai
pour guide un livre, le type même de gros volume qui, quand il tombe avec
fracas de votre bicyclette au moment où vous tournez, peut arrêter la
circulation. Ce livre a été écrit sous la direction de David Richardson :
Ecology and Biogeography of Pinus4. Malgré son poids et son modeste
titre, c’est une histoire palpitante. Les auteurs réunis par Richardson ont
rendu de manière vivante la variété et l’agilité du Pinus, en en faisant un
sujet actif dans l’espace et le temps, un sujet historique. Ce livre
provocateur m’a convaincue qu’il fallait prendre pour thème tous les Pinus
et pas seulement un genre particulier de pin. Suivre les pins à travers les
défis qu’ils rencontrent est une manière d’écrire l’histoire.
Dans un second temps, je retournerai dans le nord de la Finlande pour
y suivre les pins dans des rencontres interspécifiques, et donc dans les
agencements dont ils sont les architectes. J’y traiterai à nouveau de la
sylviculture industrielle mais également des difficultés qu’elle rencontre et
qui réduisent ses chances d’arrêter l’histoire. Les matsutakes m’ont aidée à
construire ce récit car, sans que les forestiers aient besoin d’intervenir, ils
contribuent à la survie des pins. Les pins ne peuvent se développer que s’il
y a rencontre. La gestion moderne des forêts possède certes la capacité de
s’emparer d’un moment dans l’histoire des pins, mais elle ne peut arrêter les
indéterminations des rencontres qui se chevauchent dans le temps.
En Finlande, les humains et les pins (avec leurs alliés mycorhiziens) ont à
peu près la même ancienneté historique : dès que les glaciers se sont retirés,
il y a environ 9 000 ans, les humains et les pins ont commencé à arriver14.
D’un point de vue humain, c’était il y a très longtemps : impossible de s’en
souvenir. Mais, si on pense en termes de forêts, le temps qui nous sépare de
la fin de l’âge glaciaire est assez court. Par ce conflit de perspectives, on
s’aperçoit des contradictions de la gestion des forêts : les forestiers finnois
en sont venus à considérer les forêts comme stables, cycliques et
renouvelables, alors que ces dernières sont indéfinies et, historiquement,
fluctuantes.
Le bouleau fut le premier arbre à faire irruption après la période des
glaciers, même si les pins le suivirent de peu. Les pins, accompagnés de
leurs mycètes, savaient comment gérer les tas de rochers et de sable que les
glaciers avaient laissés derrière eux. Seul un genre de pin est venu
s’installer, le pin sylvestre, Pinus sylvestris, avec de courtes aiguilles
hérissées ainsi qu’une écorce rouge-brun. Après les bouleaux et les pins,
des feuillus tentèrent eux aussi leur chance mais aucun ne parvint à gagner
le Grand Nord. Enfin, dernier en liste, l’épicéa commun s’implanta. Pour
ceux d’entre nous qui sont habitués aux forêts tempérées ou tropicales, cela
représente franchement un tout petit nombre d’arbres. En Laponie, parmi
les arbres qui peuplent la forêt, on peut trouver une espèce de pin, une
d’épicéa et deux genres de bouleaux15. C’est tout. Un si petit nombre
d’espèces prouve que nous ne sommes pas si éloignés de l’époque des
glaciers. Les autres arbres ne sont encore tout simplement pas arrivés.
La forêt pourrait ainsi sembler prédestinée à une monoculture industrielle :
avant d’être ainsi cultivés, bien des peuplements forestiers étaient constitués
d’une seule espèce.
Or, le peuple finlandais n’a pas toujours apprécié la monotonie de la
forêt. Jusqu’au début du XXe siècle, la culture itinérante sur brûlis était une
pratique commune : c’est par ce moyen que les paysans réduisaient les
forêts en cendres au bénéfice de leurs cultures16. La culture itinérante sur
brûlis a créé des pâturages et des bosquets de feuillus d’âges très différents,
provoquant une forêt d’allure très hétérogène. Cette forêt paysanne à
l’aspect irrégulier faisait partie de ces paysages naturels et romantiques dont
pouvaient s’éprendre avec passion les artistes du XIXe siècle17.
Parallèlement, de grosses quantités de pins étaient abattues et dévolues à la
production de goudron, laquelle profitait à un capitalisme maritime qui
allait chercher ses produits partout dans le monde18. L’histoire de la
sylviculture finnoise, gérée à petite échelle, ne commence pas avec la forme
de forêt de longue durée mais avec les soucis des experts du XIXe siècle face
à une exploitation en pleine émergence. Le rapport fait en 1858 par un
forestier allemand révèle à cet égard une tonalité indéniablement
belliqueuse :
La destruction des forêts, dont les Finnois sont devenus des adeptes,
est accélérée par le laisser-aller qui règne sur le bétail et les pâturages,
les pratiques de culture itinérantes sur brûlis, sans compter les feux de
forêts destructeurs. En d’autres mots, ces trois moyens sont utilisés
dans le même but, nommément la destruction des forêts19. [...] Les
Finnois vivent dans et de la forêt, mais de manière stupide et cupide :
comme la vieille femme du conte de fées, ils tuent l’oie qui pond des
œufs en or20.
1. Aussi longtemps que l’on n’est pas prisonnier de stéréotypes, il est possible de mélanger « mythologie » et « histoire ».
L’histoire n’est pas seulement une téléologie nationale et la mythologie seulement un éternel retour. Pour s’enchevêtrer dans
l’histoire, il n’est pas nécessaire de partager une cosmologie. Renato ROSALDO (Ilongot Headhunting, Stanford University Press,
Stanford, CA, 1980) et Richard PRICE (Alabi’s World, Johns Hopkins University Press, Baltimore, MD, 1990) nous ont donné des
exemples de différentes cosmologies entrelacées et de pratiques de fabriques de mondes faisant histoire. Morten PEDERSEN (Not
Quite Shamans, Cornell University Press, 2011) revient sur les histoires dans la fabrique d’une cosmologie. De nombreux autres
auteurs soulignent au contraire l’opposition entre mythologie et histoire. En limitant la signification de l’« histoire » à cette
opposition, ils perdent la capacité de voir les hybrides, les feuilletages et les cosmologies contaminés par toute histoire en train de
se faire, et vice-versa.
2. Thom VAN DOOREN (Flight Ways, Columbia University Press, New York, 2014) explique que les oiseaux racontent des
histoires à travers les manières dont ils transforment des lieux en chez-soi. Dans ce sens d’« histoire », de nombreux organismes
racontent des histoires. Cela fait partie des traces que j’observe comme de l’« histoire ».
3. Chris MASER, The Redesigned Forest, R. & E. Miles, San Pedro, CA, 1988.
4. David RICHARDSON (dir.), Ecology and Biogeography of Pinus, Cambridge University Press, Cambridge, 1998.
5. David RICHARDSON et Steven HIGGINS, « Pines as invaders in the southern hemisphere », in David RICHARDSON (dir.),
Ecology and Biogeography of Pinus, op. cit., p. 450-474.
6. Peter BECKER, « Competition in the regeneration niche between conifers and angiosperms : Bond’s slow seedling
hypothesis », Functional Ecology, 14, no 4, 2000, p. 401-412.
7. James AGEE, « Fire and pine ecosystem », in David RICHARDSON (dir.), Ecology and Biogeography of Pinus, op. cit.,
p. 193-218.
8. David READ, « The mycorrhizal status of Pinus », in ibid., p. 324-340, 324.
9. Ronald LANNER, Made for Each Other : A symbiosis of birds and pines, Oxford University Press, Oxford, 1996.
10. Ronald LANNER, « Seed dispersal in pines », in David RICHARDSON (dir.), Ecology and Biogeography of Pinus, op. cit.,
p. 281-295.
11. Charles Lefevre, interview, 2003 ; Charles LEFEVRE, « Host associations of Tricholoma magnivelare », Thèse de doctorat,
Université de l’État de l’Oregon, 2002.
12. Ogawa Makoto, Matsutake no Seibutsugaku, op. cit.
13. Charles LEFEVRE, « Host associations of Tricholoma magnivelare », loc. cit.
14. On trouvait déjà des pins en Finlande il y a 9 000 ans (Katherine WILLIS, Keith BENNETT et John BIRKS, « The late
Quaternary dynamics of pines in Europe », in David RICHARDSON [dir.], Ecology and Biogeography of Pinus, op. cit., p. 107-
121, 113). Le premier artefact d’une présence humaine est un filet de pêche carélien datant de 8300 av. J.-C. (Vaclav SMIL,
Making the Modern World : Materials and dematerialization, John Wiley and Sons, Hoboken, NJ, 2013, p. 13).
15. Simo HANNELIUS et Kullervo KUUSELA, Finland : The country of evergreen forest, Forssan Kirkapiano Oy, Tampere,
1995. Je m’appuie aussi sur mes déplacements avec des forestiers.
16. Au Moyen Age, les fermiers encerclaient les pins et les épicéas pour créer des rotations agroforestières de feuillus (Timo
MYLLYNTAUS, Mina HARES et Jan KUNNAS, « Sustainability in danger ? Slash-and-burn cultivation in nineteenth-century
Finland and twentieth-century Southeast Asia », Environmental History, 7, no 2, 2002, p. 167-302. Pour une description vivante de
la culture sur brûlis finnoise, voir Stephen PYNE, Vestal Fire, op. cit., p. 228-234.
17. Timo MYLLYNTAUS, « Writing about the past with green ink : The emergence of Finnish environmental history », H-
Environment, www.h-net.org.
18. Au milieu du XIXe siècle, le bois a dépassé le goudron dans les exportations. Sven-Erik ÅSTROM, From Tar to Timber :
Studies in the northeast forest exploitation and foreign trade, 1160-1860, Commentationes Humanarum Litterarum, no 85, Société
finnoise des sciences et des lettres, Helsinki, 1988.
19. Edmund VON BERG, Kertomus Suomenmaan metsisistä [1859], Metsälehti Kustannus, 1995, Helsinki. La version en anglais
de ce texte est extraite de Stephen PYNE, Vestal Fire, op. cit., p. 259.
20. Ibid. Extrait de Martti Ahtisaari, « Sustainable forest management in Finland : Its development and possibilities », Unasylva,
200, 2000, p. 56-59, 57.
21. En 1913, les trois quarts des exportations en valeur de la Finlande étaient constituées de bois brut ou transformé. David
KIRBY, A Concise History of Finland, Cambridge University Press, Cambridge, 2006. Les peuplements se dispersèrent dans les
forêts au XXe siècle suivant les emplois disponibles, un schéma qui s’est poursuivi jusque dans les années 1970 quand les emplois
dans les scieries ont décliné du fait de la concurrence du bois tropical. Jarmo KORTELAINEN, « Mill closure – options for a
restart : A case study of local response in a Finnish mill community », in Cecily NEIL et Markku TYKKLÄINEN, Local
Economic Development, United Nations University Press, Tokyo, 1998.
22. Un tiers des réparations fut directement payé en produits de la forêt et en papier ; les deux autres tiers ont été réglés avec des
produits agricoles et des machines. Leur fourniture a été à l’origine de l’industrie finlandaise d’après-guerre. Max JACOBSON,
Finland in the New Europe, Greenwood Publishing, Westport, CT, 1998, p. 90.
23. Simo HANNELIUS et Kullervo KUUSELA, Finland : The country of evergreen forest, op. cit., p. 139.
24. Timo KUULUVAINEN, « Forest management and biodiversity conservation based on natural ecosystem dynamics in northern
Europe : The complexity challenge », Ambio, 38, 2009, p. 309-315.
25. Voir, par exemple, Simo HANNELIUS et Kullervo KUUSELA, Finland : The country of evergreen forest, op. cit.
26. NdT : La plupart des textes techniques en français gardent le mot anglais masting pour parler de « stratégie de reproduction
caractérisée par des fructifications massives, intermittentes et synchronisées à l’échelle d’une population d’arbres »,
<onerc.developpemen-durable.gouv.fr>.
27. Lisa Curran, « The ecology and evolution of mast-fruiting in Bornean Dipterocarpaceae : A general ectomycorrhizal theory »,
loc. cit.
28. Le climat et les conditions du sous-sol font aussi une différence quant à l’avenir des graines et l’avenir du semis. Pour la
régénération sous forme de vagues des pins sylvestres suédois, sans feu, voir Olle ZACKRISSON, Marie-Charlotte NILSSON,
Ingeborg STEIJLEN et Greger HORNBERG, « Regeneration pulses and climate-vegetation interactions in nonpyrogenic boreal
Scots pine stands », Journal of Ecology, 83, no 3, 1995, p. 469-483 ; Jon AGREN et Olle ZACKRISSON, « Age and size structure
of Pinus sylvestris populations on mires in central and northern Sweden », Journal of Ecology, 78, no 4, 1990, p. 1049-1062. Les
auteurs ne prennent pas en compte le masting. D’autres chercheurs rapportent : « Les années de masting sont relativement
fréquentes mais la limite de maturation des semis dans les forêts boréales est entravée par la courte saison de fructification ; les
années de masting arrivent assez rarement, une ou deux fois par siècle. » Csaba MATYAS, Lennart ACKZELL et C. J. A.
SAMUEL, EUFORGEN Technical Guidelines for Genetic Conservation and Use of Scots Pine (Pinus sylvestris), International
Genetic Resources Institute, Rome, 2004, p. 1.
29. Hiromi FUJITA, « Succession of higher fungi in a forest of Pinus densiflora » (en japonais), Transactions of the Mycological
Society of Japan, 30, 1989, p. 125-147.
30. L’étude de l’écologie des matsutakes dans l’Europe du Nord est à ses débuts. Pour une introduction, voir Nicolas BERGIUS et
Eric DARNELL, « The Swedish matsutake (Tricholoma nauseosum syn. T. matsutake) : Distribution, abundance, and ecology »,
Scandinavian Journal of Forest Research, 15, 2000, p. 318-325.
Paysages actifs, Yunnan. Les
cueilleurs de champignons,
représentés sur ce mur d’une
bourgade, fouillent des bois de
chênes et de pins. La peinture a le
charme désarmant d’un conte de fées.
Mais où est donc passée la puissance
inouïe de la forêt qui, même après
avoir été dévastée, toujours se
régénère ? En commémorant le
développement durable, on perd de
vue la résurgence infatigable de la
forêt.
13
RÉSURGENCE
Une des choses les plus miraculeuses au sujet des forêts est qu’elles
peuvent parfois repousser après avoir été détruites. On pourrait voir là une
forme de résilience ou de guérison écologique, et je trouve ces concepts
utiles. Mais que se passe-t-il si on pousse les choses plus loin et qu’on
essaie de penser avec la résurgence ? La résurgence est une puissance de vie
propre à la forêt, une capacité à disperser ses semences et à étendre ses
racines ou ses rejets pour réoccuper des espaces qui ont été déforestés. Les
glaciers, les volcans et les feux ont fait partie des défis auxquels les forêts
ont répondu par une résurgence. Les agressions humaines, elles aussi, ont
été suivies de résurgences. Pendant plusieurs millénaires, déforestation
humaine et résurgence des forêts se sont répondues l’une l’autre.
Aujourd’hui, notre monde contemporain a appris à bloquer les résurgences.
Mais on peut difficilement considérer qu’il s’agit là d’une raison suffisante
pour cesser de prendre acte de cette éventualité.
Plusieurs habitudes de pensée font concrètement obstruction à ce type
d’attention. Premièrement, l’aspiration au progrès : le passé semble
résolument lointain. Les terres boisées, où l’on voyait des forêts
s’accommoder des perturbations humaines, tendent à appartenir à un vague
souvenir : terres sur lesquelles les paysans qui les entretenaient, comme de
nombreux auteurs nous le racontent, se sont transformés en figures d’un
temps archaïque1. Il est devenu presque embarrassant de les évoquer, tant
nous avons maintenant l’habitude de gérer la vie en fonction de codes-
barres et de méga-données (mais existe-t-il vraiment un index qui pourrait
correspondre à la puissance d’une forêt ?) Du coup, deuxièmement, nous
imaginons, par opposition aux paysans, l’Homme moderne contrôlant la
totalité de son œuvre. Les espaces dits de nature sauvage sont encore le seul
lieu où la nature demeurerait souveraine, tandis que, dans les paysages
perturbés par les humains, on ne verrait que les effets de cette caricature
moderniste de l’Homme. Nous avons cessé de croire que la vie de la forêt
était suffisamment puissante pour qu’elle réussisse à s’imposer parmi les
humains. Peut-être la meilleure manière d’inverser la vapeur est-elle de
réhabiliter les forêts paysannes comme une figure de l’ici et du maintenant
et non pas seulement du passé ?
Pour me réapproprier cette figure, il m’a fallu visiter le Japon où les
projets de revitalisation du satoyama font des perturbations humaines une
chose positive, en permettant la résurgence continue de forêts toutes
fraîches. Le projet du satoyama recrée les perturbations paysannes pour
enseigner aux citoyens modernes à vivre dans une nature qui possède ses
propres forces actives. Ce n’est pas le seul type de forêt que je souhaiterais
voir sur Terre, mais il a toute son importance : c’est une forêt dans laquelle
les modes de vie à l’échelle domestique prospèrent. La revitalisation du
satoyama sera traitée au chapitre 18. Ici, en me contentant de suivre la vie
qui fourmille dans la forêt, je me laisserai entraîner dans une socialité plus
qu’humaine, que ce soit à l’intérieur ou en dehors du Japon. Cette piste
traverse les pins et les chênes. Là où les agriculteurs ont aménagé des
enclaves de stabilité provisoire dans le domaine des États et des empires, les
pins et les chênes (au sens large) se retrouvent souvent comme des
compagnons2. Ici, la résurgence suit la destruction : la résistance des forêts
où se mêlent pins et chênes compense les excès de la déforestation
humaine, en régénérant le paysage rural au niveau de la vie plus
qu’humaine.
Dans de nombreuses régions du monde, les chênes et les paysans
partagent de longues histoires en commun. Le chêne est utile. Au-dessus et
par-delà même sa solidité en tant que matériau de construction, le chêne (à
la différence du pin) prend du temps à se consumer : cela en fait l’un des
meilleurs bois de chauffage de même qu’il permet la production d’un
excellent charbon. Mieux encore, les chênes abattus (à la différence des
pins) ne se laissent pas mourir si facilement : ils repoussent à partir des
racines et des souches pour former de nouveaux arbres. La pratique
paysanne qui consiste à abattre un arbre avec l’idée qu’il repoussera à partir
de la souche est appelée « recépage », et les bois formés de ces cépées de
chênes sont typiques des forêts paysannes3. Les chênes taillés de cette
manière restent toujours jeunes et poussent vite même s’ils vivent depuis
déjà bien longtemps. Ils l’emportent largement sur les autres jeunes plants
et uniformisent ainsi la composition de la forêt. Comme ces cépées offrent
des espaces clairs et ouverts, ils donnent de la place pour accueillir les pins.
Les pins (avec leurs mycètes) colonisent les espaces dénudés et, par là,
prennent en charge d’autres sections du continuum qu’engendre la
perturbation paysanne. Mais, sans intervention humaine, les pins
laisseraient probablement leur place aux chênes et à d’autres feuillus. C’est
cette interaction pin-chêne-humain qui garantit à la forêt paysanne son
intégrité : comme la croissance rapide des pins, sur des flancs constamment
dépouillés par les humains, cède la place à des implantations robustes de
chênaies en taillis, les écosystèmes forestiers sont régénérés et peuvent se
développer de manière durable.
L’association des chênes et des pins définit et fonde la diversité des forêts
paysannes. La longue durée de vie des chaînées en taillis jointe à la
colonisation rapide des espaces vides par les pins créent une stabilité
provisoire qui profite à de nombreuses espèces, et pas seulement aux
humains et aux animaux domestiques mais aussi aux compagnons familiers
des paysans, comme les lapins, les oiseaux chanteurs, les faucons, les
herbes, les baies, les fourmis, les grenouilles et les champignons
comestibles4. Comme la vie en terrarium, dans lequel il y a une créature qui
produit l’oxygène nécessaire pour que les autres puissent respirer, la
diversité des paysages ruraux peut être auto-entretenue.
Mais l’histoire est toujours en marche, générant des terrariums tout en les
sapant à mesure. La stabilité qu’on a imaginé être celle des paysages ruraux
suit-elle de grands cataclysmes – telle la dévastation de ce que j’appelle les
« paysages désolés » – qui leur auraient permis d’exister ? Je pense que oui.
Les communautés paysannes se définissent par leur place subordonnée dans
les États et les empires : cela exige pouvoir et violence pour les maintenir
dans ce rang. Les agencements multispécifiques qu’elles forment sont aussi
bien des jouets vivants avec lesquels le pouvoir impérial s’amuse, en les
soumettant à différentes formes de propriété, à des impôts et des guerres.
Mais ce n’est pas une raison pour dénigrer les rythmes qui se développent
tout autour de la vie rurale. Les forêts paysannes apprivoisent des paysages
désolés et en font des sites d’une vie multispécifique, qui par ailleurs ne
gâchent en rien la rentabilité que les paysans peuvent en tirer. La vie rurale
canalise et exploite une résurgence de la forêt dont elle sait qu’elle ne tient
que partiellement les rênes. Mais elle récupère aussi ce qu’ont détruit des
projets à plus grande échelle, ravivant des paysages meurtris.
Au Japon, le mieux n’est pas de commencer par les humains mais par les
busautours à joues grises (Butastur indicus), qui sont des inconditionnels du
satoyama. Ces rapaces sont des oiseaux migrateurs : ils s’accouplent en
Sibérie, puis viennent passer le printemps et l’été au Japon pour élever leurs
petits, avant de s’envoler vers l’Asie du Sud-Est. Les mâles rapportent de la
nourriture à leur femelle pendant toute la période de couvaison.
Ils s’installent au sommet des pins d’où ils peuvent observer le paysage, à la
recherche de reptiles, d’amphibiens et d’insectes. Au mois de mai, quand
les rizières sont inondées, les rapaces y chassent des grenouilles. Dès que la
pousse du riz met fin à la chasse, les busautours se tournent alors vers les
insectes des forêts paysannes. Une étude a montré que les mâles ne
resteront pas sur un arbre donné plus de quatorze minutes si aucune
nourriture n’a été repérée5. Pour que ces oiseaux prospèrent, le paysage
rural doit être agencé à la manière d’un garde-manger, avec des grenouilles
et des insectes disposés de manière appropriée.
Les busautours à joues grises ont adapté leurs stratégies migratoires
au paysage rural japonais. En même temps, toutes leurs sources de
nourriture dépendent également de ce régime perturbé. Sans le maintien du
système d’irrigation, les populations de grenouilles régresseraient6. Et il y a
un nombre considérable d’insectes qui ont dû évoluer pour s’adapter aux
forêts paysannes ! Le chêne denté (Quercus serrata) ne nourrit pas moins
de 85 espèces de papillons, devenues de ce fait dépendantes de lui. La sève
des jeunes chênes, de ceux-là mêmes qui restent jeunes grâce aux cépées,
est indispensable à un papillon coloré nommé Sasakia charonda : en son
absence, les chênes vieillissent et les papillons déclinent7.
Pourquoi les relations écologiques au sein des forêts paysannes sont-elles
devenues l’objet de tant de recherches ? D’autant plus qu’aujourd’hui les
forêts japonaises sont en grande partie abandonnées avec le remplacement
du bois de chauffage par l’énergie fossile et que la jeune génération a rejoint
les villes ? Pour certains chercheurs, c’est clair : le développement durable
est une option qui se nourrit de relents nostalgiques. C’était au moins la
position du professeur K, un économiste de l’environnement siégeant à
Kyoto.
Le professeur K m’a raconté qu’il était devenu économiste parce qu’il
pensait qu’il aurait pu alors aider les pauvres. Mais, après dix ans d’une
brillante carrière, il avait réalisé que ses recherches n’aidaient personne.
Pire même, il observait le regard vitreux de ses étudiants. En les
interrogeant, il comprit que ce n’était pas seulement à cause de ses cours :
ses étudiants eux-mêmes étaient complètement déconnectés des questions
urgentes qu’il leur soumettait. Le professeur K a alors dressé le bilan de sa
vie. Il s’est rappelé les visites que, dans son enfance, il faisait à ses grands-
parents dans leur village : combien il s’était senti vivant quand il sillonnait
la campagne ! Plutôt que de saper l’énergie, le paysage avait cette puissance
de revigorer. Il prit ainsi la décision de réorienter son travail professionnel
vers la restauration du paysage rural japonais. Il exerça des pressions et se
battit jusqu’à ce que son université obtienne un accès à une zone de champs
et de forêts abandonnés pour y emmener ses étudiants, pas seulement pour
observer mais aussi pour étudier les savoir-faire liés à la vie paysanne.
Ensemble, ils ont appris : ils ont dégagé à nouveau les canaux d’irrigation,
planté du riz, rendu les forêts accessibles, construit un four pour fabriquer
du charbon de bois et expérimenté ce que demandait prendre soin de la forêt
avec des yeux et des oreilles de paysans. Désormais, son séminaire
débordait d’enthousiasme !
Il me montra les forêts abandonnées envahies par la végétation qui
entouraient toujours les champs récupérés. Il restait tant de travail à faire
pour qu’émerge de ces broussailles enchevêtrées une forêt paysanne
durable. Le bambou Moso est devenu sauvage ici, m’expliqua-t-il. Rapporté
de Chine, il y a environ trois siècles, à cause de la qualité de ses pousses, les
plantations avaient toujours été soigneusement entretenues autour des
maisons des paysans. Mais, comme les forêts paysannes et les champs
avaient été laissés à l’abandon, le bambou était devenu un envahisseur
agressif, s’emparant de la forêt. Il me montra comment ce bambou étouffait
les pins restants, en les laissant dépérir dans une profonde obscurité. Mais,
là encore, ses étudiants s’étaient chargés de couper les bambous et
apprenaient à les transformer en charbon de bois.
Les cépées de chênes étaient aussi menacées. On pouvait admirer les
anciennes souches qui avaient repoussé plusieurs fois sous forme d’arbres.
Mais les cépées étaient désormais cernées par d’autres plantes sauvages et,
comme elles n’avaient pas été taillées depuis de nombreuses années, les
chênes avaient perdu leurs qualités de jeunesse éternelle qui s’inscrivaient
dans l’architecture de la forêt. Il devrait, avec ses étudiants, réapprendre
l’art du traitement en taillis. C’est seulement ainsi, expliquait-il, que les
plantes et les animaux caractéristiques des paysages ruraux reviendraient :
oiseaux, arbustes et fleurs qui font qu’au Japon les quatre saisons sont
devenues de véritables sources d’inspiration, susceptibles de mille et une
richesses. Grâce au travail déjà accompli, poursuivait-il, ces formes de vie
commençaient à faire leur retour. Mais tout cela était un labeur continu
empreint d’amour. Le caractère durable de la nature, disait-il, ne vient
jamais de lui-même : il a besoin du travail humain pour ressortir et, ce
faisant, lui-même vient éveiller notre propre humanité. Selon lui, les
paysages ruraux étaient les endroits idéaux pour réinstituer des relations
durables entre humains et nature.
Le fait que les forêts paysannes fassent l’objet d’un nouvel intérêt au
Japon est assez récent. Avant les trente dernières années, les arbres
considérés comme les plus nobles, les cèdres du Japon et les cyprès,
monopolisaient toute l’attention des forestiers et des historiens des forêts.
Quand ceux-ci écrivaient au sujet des « forêts » japonaises, ils ne se
préoccupaient généralement que de ces deux variétés d’arbres8. Il y avait de
bonnes raisons à cela : c’étaient des arbres en même temps beaux et utiles.
Le sugi, désignant un « cèdre » mais qui est, en réalité, un Cryptomeria
spécifique, pousse droit et haut comme un séquoia californien et possède un
bois célèbre pour sa résistance à la décomposition, avec lequel on fait des
panneaux, des poteaux et des piliers. L’hinoki, un cyprès japonais
(Chamaecyparis obtusa), est encore plus impressionnant. Son bois est
délicatement parfumé et peut être raboté en une belle texture. Il présente
une résistance à la pourriture. C’est le bois idéal pour construire les
temples. L’hinoki comme le sugi peuvent atteindre des tailles gigantesques,
permettant de fabriquer des poteaux et des planches d’une grandeur
hallucinante. Pas étonnant, donc, que les anciens dirigeants japonais, pour
leurs palais et leurs sanctuaires, aient fait tout leur possible pour aller
couper dans les forêts un maximum de sugi et d’hinoki.
L’intérêt initial porté par les aristocrates aux sugi et hinoki a ouvert la
voie aux paysans pour réclamer un droit sur d’autres arbres et, en
particulier, sur les chênes9. Dans le courant du XIIe siècle, les paysans
profitèrent des guerres, qui avaient brisé l’unité aristocratique, pour
institutionnaliser leurs revendications sur les forêts villageoises. Les droits
iriai sont des droits sur des superficies communes, partagées entre
villageois, autorisant les ménages concernés à ramasser du bois pour se
chauffer, à faire du charbon et à profiter de tous les produits du terroir. À la
différence des droits coutumiers sur les forêts existant dans beaucoup
d’autres pays, les droits iriai au Japon furent codifiés et rendus exécutoires
par des tribunaux. Mais il était très peu probable de trouver un sugi ou un
hinoki dans les forêts japonaises prémodernes iriai : ces arbres restaient la
propriété des aristocrates, même quand ils poussaient sur des terres
villageoises. Cependant, il arrivait parfois que les paysans puissent
revendiquer des chênes alors qu’ils se trouvaient sur des terres
seigneuriales. Les iriai prenaient dans ce cas la forme d’un droit d’usage sur
des terres appartenant à d’autres. Les seigneurs ne manifestaient de toute
façon aucun intérêt pour les chênes, préoccupés qu’ils étaient déjà par
d’autres arbres10. Toutefois, il n’est pas surprenant que les élites tentèrent de
revenir avec véhémence sur les droits iriai. Après la Restauration Meiji au
XIXe siècle, de nombreuses terres qui avaient été maintenues communes
furent privatisées ou appropriées par l’État. De manière tout à fait
étonnante, en dépit de toutes ces tentatives, certains droits iriai sur les forêts
se sont solidement maintenus jusqu’à aujourd’hui. Ils ne se sont retrouvés
en porte à faux qu’à la fin du XXe siècle, par l’abandon des forêts
villageoises, qui marque le départ des populations rurales vers les villes.
Quels sont les arbres caractéristiques des forêts villageoises iriai ?
Les Japonais sont fiers d’être situés au croisement des climats tempéré et
tropical, ce qui favorise certaines plantes et animaux : le Japon a quatre
saisons mais reste vert toute l’année. Il partage avec ses voisins taïwanais
du Sud les plantes et les insectes subtropicaux ; avec le nord-est de l’Asie
continentale, une flore et une faune propres à un climat froid. Les chênes
s’étendent de chaque côté de cette ligne de division. Des chênes à feuilles
caduques, grandes et translucides, qui changent de couleur et tombent en
hiver, font partie de la flore du Nord-Est. Des chênes à feuilles persistantes,
plus petites et plus épaisses, qui restent vertes toute l’année, sont
caractéristiques du Sud-Ouest. Les deux espèces sont utilisées comme
combustible ou comme matière première pour le charbon. Mais, dans
certaines parties traditionnelles importantes du centre du Japon, une
préférence est accordée aux chênes à feuilles caduques par rapport à ceux à
feuilles persistantes. Les paysans en éliminent les jeunes pousses en même
temps que l’herbe et les broussailles, privilégiant l’espèce à feuilles
caduques. Ce choix a fait une différence dans la relation chêne-pin et, plus
globalement, dans l’architecture de la forêt : contrairement aux chênes à
feuilles persistantes, qui font de l’ombre toute l’année, les chênes à feuilles
caduques offrent des fenêtres de lumière au cours de l’hiver et du
printemps. Durant ces saisons, les pins, mais aussi les plantes herbacées
propres au climat tempéré, ont une chance de se développer. Bien plus, les
paysans ne cessent de maintenir les forêts accessibles et de les nettoyer de
fond en comble, conservant les pins et d’autres espèces propres aux zones
tempérées en compagnie des chênes11.
À l’opposé des paysans européens avant l’époque moderne, les paysans
japonais ne produisaient pas de lait ou de viande animale, et ne pouvaient
donc pas fertiliser leurs champs avec du fumier, comme cela se faisait en
Europe. Collecter des plantes et de l’humus forestier pour les réutiliser en
engrais vert occupait une place prépondérante dans la vie des paysans.
On s’accaparait tout ce qui était sur le sol de la forêt et, à force, on se
retrouvait avec la couche minérale du sol complètement mise à nu, ce qui
n’était pas sans déplaire aux pins. Certaines zones étaient spécialement
ratissées pour faciliter la pousse de l’herbe. Les piliers de cette forêt
perturbée étaient les cépées de chênes : l’espèce la plus commune était celle
du Quercus serrata, connu sous le nom de konara. Le chêne était utilisé
pour toute une série de choses, tantôt comme bois de chauffage tantôt pour
cultiver des champignons, les shiitakes. Les recépages périodiques
gardaient éternellement jeunes le tronc et les branches des chênes, ce qui
permettait à ces derniers de dominer la forêt en poussant plus vite que les
autres espèces. Dans les prés ensoleillés et sur les coteaux dénudés,
poussaient les pins rouges akamatsu, dits Pinus densiflora, avec leurs
partenaires, les matsutakes.
Le pin rouge est une créature directement issue des perturbations
paysannes. Il ne lui est pas possible de concurrencer les feuillus qui, d’une
part, lui font de l’ombre et, d’autre part, créent un humus riche et épais dont
le calcul en termes de bénéfice est unilatéral. Des paléobotanistes ont
découvert que le pollen des pins rouges avait considérablement augmenté il
y a plusieurs milliers d’années, au moment même où les humains
entamèrent la déforestation du paysage japonais, alors qu’on ne trouvait
quasiment pas trace de lui aux niveaux antérieurs12. Les pins savent profiter
des perturbations paysannes : de la lumière du soleil, qui survient grâce à
l’élagage et à la coupe en taillis, ainsi que des sols minéraux ratissés.
Le chêne détient toujours le pouvoir de faire disparaître les pins des coteaux
paysans. Mais le traitement en taillis et la collecte d’engrais vert ont créé
des espaces complémentaires pour abriter le chêne konara et le pin
akamatsu. Des matsutakes poussèrent avec les pins, les aidant à prendre
pied sur les crêtes et les flancs érodés. Dans les zones particulièrement
dénudées, à ras des pins, les matsutakes constituaient l’espèce de
champignons la plus commune de la forêt.
Aux XIXe et XXe siècles, les membres citadins de la toute nouvelle classe
moyenne japonaise ont commencé à faire des excursions campagnardes,
associées à la cueillette de matsutakes. Cela avait été jadis un privilège
d’aristocrate, mais ceux qui pouvaient désormais y participer étaient
nombreux. Les villageois surnommèrent les zones remplies de pins et de
matsutakes « montagnes à visiteurs » et, en échange d’argent, ils offraient
aux touristes citadins le privilège d’une cueillette matinale aux
champignons, suivie d’un repas sukiyaki dans l’air frais de la campagne.
Cette pratique a fini par tisser un faisceau affectif dans lequel la cueillette
des matsutakes recouvrait tous les plaisirs de la biodiversité rurale, loin des
obligations ordinaires. Comme les visites à la ferme des grands-parents
lorsqu’on était enfant, partir en excursion à la cueillette aux matsutakes a
embaumé le monde rural de nostalgie, et ce parfum n’en finit toujours pas
d’influer sur l’appréciation des paysages ruraux.
Les défenseurs contemporains de la restauration des paysages ruraux
japonais se sentent bien en veine d’esthétiser les forêts paysannes comme
résultant de savoirs traditionnels, capables de relier harmonieusement les
besoins de la nature et ceux des humains. Mais de nombreux chercheurs
considèrent que ces formes harmonieuses se sont développées à partir de
périodes de déforestations et de destructions environnementales. Kazukiko
Takeuchi, un historien de l’environnement, insiste sur l’importance de la
déforestation associée à l’industrialisation du Japon au milieu du
XIXe siècle13. Selon lui, les changements historiques ont été des moments
clés pour l’évolution des forêts paysannes, celles qui concernent la première
moitié du XXe siècle et qui peuplent actuellement l’imagination des
défenseurs contemporains. À la fin du XIXe siècle, la modernisation du
Japon a mis une terrible pression sur les forêts paysannes, entraînant des
déforestations massives dans le centre du pays. Les visiteurs pouvaient
observer un tableau de « montagnes chauves », visibles depuis la route. Au
tournant du siècle, ces coteaux dégarnis se sont recouverts de pins
akamatsu. Dans certains cas, les pins étaient plantés pour, par exemple,
gérer les ressources en eau. Mais, très vite, les graines des akamatsu se sont
largement dispersées, et les pins, avec l’aide des matsutakes, ont surgi
d’eux-mêmes. Dans la première moitié du XXe siècle, les matsutakes étaient
devenus aussi abondants et communs que les forêts de pins. Avec la
demande grandissante en bois de chauffage et en charbon, la coupe en taillis
des chênes est devenue pratique courante. Les forêts de pins-chênes,
aujourd’hui objets de nostalgie, étaient alors en plein essor.
Fumihiko Yoshimura, un mycologue et défenseur des forêts de pins,
souligne l’importance d’une déforestation ultérieure : celle qui a eu cours
avant et pendant la Seconde Guerre mondiale14. Les arbres étaient abattus
non seulement à l’usage des paysans mais aussi comme combustible et
comme matériaux de construction pour la puissance militaire. Le paysage
rural a été dénudé de manière significative. Après la guerre, ces paysages
redevinrent tout verts : les pins poussaient à travers les paysages dénudés.
Le Dr Yoshimura aimerait restaurer les forêts de pins sur la base de l’année
1955, une période excellente de repousse. Après elle, au lieu d’un
renouveau, les forêts se détériorèrent.
Je garde pour les prochains chapitres l’histoire de ces transformations
d’après 1955. Ici, il me tient à cœur de mettre en avant la manière dont de
grandes perturbations historiques deviennent des occasions qui s’offrent à
des écosystèmes relativement stables tels que ces forêts paysannes, toujours
jeunes et dégagées. Que des épisodes de déforestation aient été à l’origine
des forêts devenues l’image même de la stabilité et de la durabilité dans une
grande partie de la pensée japonaise contemporaine ne manque pas d’ironie.
Cette ironie ne rend pas la forêt paysanne moins utile ou désirable, mais elle
change l’appréciation du processus vivant qui a permis la résurgence de la
forêt : les efforts quotidiens des paysans sont souvent une réponse à des
changements historiques qui sont loin de dépendre d’eux. De petites
perturbations tourbillonnent au milieu des courants formés par les grandes
perturbations. Pour apprécier cette question, il faut tourner le dos aux
reconstructions nostalgiques qui hantent ces Japonais, s’agitant en
défenseurs ou en âmes de bonne volonté : elles ne font que nous bercer loin
des tumultes de l’histoire du fait même de leur perfection esthétique.
1. Les études universitaires sur la disparition de la paysannerie commencent avec l’histoire de la modernité (par exemple, Eugen
WEBER, La Fin des terroirs, Fayard, Paris, 1983). Dans les débats sur la vie contemporaine, on emploie ce trope pour suggérer
notre entrée dans l’ère postmoderne (par exemple, Michael KEARNEY, Reconceptualizing the Peasantry, Westview Press,
Boulder, CO, 1996 ; Michael HARDT et Antonio NEGRI, Multitude, La Découverte, Paris, 2004).
2. Comme je l’ai dit dans le chapitre 11, j’inclus Quercus, Lithocarpus et Castanopsis dans le terme « chêne ».
3. Oliver RACKHAM, Woodlands, Collins, Londres, 2006. Certains biologistes ont fait l’hypothèse que les chênes auraient
développé leur capacité à faire des taillis dans leur longue association avec les éléphants, autrefois communs dans le Nord (George
MONBIOT, Feral, Penguin, Londres, 2013). Cette hypothèse rejoint l’importance grandissante de la pensée évolutionniste
interspécifique discutée dans l’interlude « Suivre à la trace ».
4. Pour le Japon : Hideo TABATA, « The future role of satoyama woodlands in Japanese society », in Y. YASUDA, Forest and
Civilizations, Roli Books, New Delhi, 2001. Sur la coexistence de trois espèces dans le satoyama, voir T. NAKASHIZUKA et
Y. MATSUMOTO (dir.), Diversity and Interaction in a Temperate Forest Community : Ogawa Forest Reserve of Japan, op. cit.
5. Atsuki AZUMA, « Birds of prey living in yatsuda and satoyama », in K. TAKEUCHI, R. D. BROWN, I. WASHITANI, A.
TSUNEKAWA et M. YOKOHARI, Satoyama : The traditional rural landscape of Japan, op. cit., p. 102-109.
6. Ibid., p. 103-104.
7. Des formes larvaires de ce papillon se nourrissent de Celtis sinensis, l’une des espèces de cépées des bois. Les adultes se
nourrissent de Quercus acutissima, une autre variété de chênes traités en taillis par les paysans (Izumi WASHITANI, « Species
diversity in satoyama landscapes », in ibid., p. 89-93). Les cépées accueillent une grande variété de plantes aussi bien que
d’insectes : en comparaison, abandonner une zone peut permettre à quelques espèces agressives de dominer. Voir Wajirou
SUZUKI, « Forest vegetation in and around Ogawa Forest Reserve in relation to human impact », in T. NAKASHIZUKA et Y.
MATSUMOTO (dir.), Diversity and Interaction in a Temperate Forest Community : Ogawa Forest Reserve of Japan, op. cit.,
p. 27-42.
8. Suivant en cela les premiers historiens japonais, Conrad TOTMAN adopte ce point de vue dans The Green Archipelago :
Forestry in preindustrial Japan, University of California Press, Berkeley, 1989.
9. Ce paragraphe s’appuie sur Conrad TOTMAN, The Green Archipelago : Forestry in preindustrial Japan, op. cit. ; Margaret
MCKEAN, « Defining and dividing property rights in the commons : Today’s lessons from the Japanese past », International
Political Publishing Economy Working Paper, no 150, Duke University, 1991 ; Utako YAMASHITA, Kulbhushan BALOONI et
Makoto INOUE, « Effect of instituting “authorized neighborhood associations” on communal (iriai) forest ownership in Japan »,
Society and Natural Resources, 22, 2009, p. 464-473 ; Gaku MITSUMATA et Takeshi MURATA, « Overview and current status
of the iriai (commons) system in the three regions of Japan, from the Edo era to the beginning of the 21st century », article soumis
à discussion no 07-04, Multilevel Environmental Governance for Sustainable Development Project, Kyoto, 2007.
10. Oliver Rackham souligne qu’en Europe les aristocrates utilisaient le chêne pour les constructions réservées à l’élite : aussi le
chêne était un arbre qui appartenait aux seigneurs. Au Japon, les seigneurs réservaient le sugi et l’hinoki à la construction. Oliver
RACKHAM, « Trees, woodland, and archaeology », communication présentée au Yale Agrarian Sudies Colloquium, 19 octobre
2013, <www.yale.edu>.
11. Hideo TABATA, « The future role of satoyama woodlands in Japanese society », loc. cit.
12. Matsuo TSUKADA, « Japan », in B. HUNTLEY et T. WEBB III, Vegetation History, Kluwer Academic Publishers,
Dordrecht, 1988, p. 459-518.
13. Interview, 2008. La déforestation a été associée à l’exploitation du bois, au changement dans le choix des cultures, à
l’extension de l’agriculture intensive et aux nouveaux peuplements résidentiels. Voir YAMADA Asaka, HARADA Hiroshi et
OKUDA Shigetoshi, « Vegetation mapping in the early Meiji era and changes in vegetation in southern Miura peninsula » (en
japonais), Eco-Habitat, 4, no 1, 1997, p. 33-4 ; OGURA Junichi, « Forests of the Kanto region in the 1880s » (en japonais),
Journal of the Japanese Institute of Landscapes Architects, 57, no 5, 2008, p. 79-84 ; Kaoru ICHIKAWA, Tomoo OKAYASU et
Kazuhiko TAKEUCHI, « Characteristics in the distribution of woodland vegetation in the southern Kanto region since the early
20th century », Journal of Environmental Information Science, 36, no 5, 2008, p. 103-108.
14. Interview, 2008. A propos d’une forêt de Kanto bien documentée, Wajirou Suzuki souligne l’accélération dans le secteur de la
coupe de bois : « Avec le développement des industries domestiques après la Première Guerre mondiale, la demande de charbon
de bois a considérablement augmenté et, pendant la Seconde Guerre mondiale, le charbon de bois et la fabrique d’équipements
pour les chevaux militaires sont devenus la première industrie de la région », Wajirou SUZUKI, « Forest vegetation in and around
Ogawa Forest Reserve in relation to human impact », loc. cit., p. 30.
15. Comme dans le centre du Japon, les forêts du Yunnan sans perturbations humaines sont dominées par des associations de
feuillus et une absence de pins. Stanley RICHARDSON, Forestry in Communist China, Johns Hopkins University Press,
Baltimore, MD, 1966, p. 31. L’histoire des coutumes villageoises montre aussi des parallèles. Alors qu’il n’a pas écrit sur le
Yunnan, Nicholas Menzies décrit les coutumes forestières des villages de la Chine impériale qui font assez penser à la littérature
liée au satoyama : « Les forêts communales de Shanxi étaient connues collectivement comme des She Shan (montagnes
villageoises) [...]. Ces coteaux étaient inadaptés à l’agriculture, mais ils étaient importants pour leurs usagers car ils répondaient à
des besoins rituels (comme des sites pour enterrer les membres du clan) et fournissaient une source de produits forestiers. Ren
Chengtong a remarqué que les villages utilisaient le bois des forêts pour fournir en fonds et en matériaux des travaux publics au
sein de la communauté et que les villageois avaient aussi le droit de profiter des noix, des fruits, des animaux sauvages (pour la
viande), des champignons et des herbes médicinales pour leur usage privé », Nicholas MENZIES, Forest and Land Management
in Imperial China, St. Martin’s Press, Londres, 1994, p. 80-81.
16. La réforme des forêts qui a créé plusieurs types de baux, y compris des contrats d’habitation, a commencé en 1981. Pour une
analyse des changements dans les baux forestiers, voir LIU Dachang, « Tenure and management of non-state forests in China
since 1950 », Environmental History, 6, no 2, 2001, p. 239-263.
17. Le travail pionnier de Yin Shaoting sur les changements de cultures dans le Yunnan a introduit la durabilité des paysages
ruraux pour les chercheurs qui considéraient généralement les paysans comme attardés. YIN Shaoting, People and Forests,
Yunnan Education Publishing House, Kunming, 2001.
18. Liu (« Tenure and management of non-state forests in China since 1950 », loc. cit., p. 234) parle d’une « déforestation
catastrophique » au cours de cette période.
Paysages actifs, Oregon. Les
critiques parlent des forêts de l’est
des Cascades comme de « plaies
purulentes sur le dos d’un vieux chien
galeux », et même les forestiers
admettent que la gestion a été une
succession d’erreurs. Mais, pour les
cueilleurs, cette forêt est un ground
zero. Au détour hasardeux d’une
erreur, parfois, des champignons
pointent le bout de leur nez.
14
SÉRENDIPITÉ
Quand des vieux de la vieille m’ont expliqué que les Cascades de l’est de
l’Oregon étaient autrefois un centre industriel d’exploitation du bois, j’ai eu
du mal à le croire. Tout ce que je voyais, c’était une grand-route bordée
d’arbres, plutôt en mauvais état, même si des panneaux continuaient à
indiquer « Exploitation forestière ». On m’a montré les endroits où des
villes et des scieries avaient été autrefois florissantes, mais il ne restait plus
rien et tout était désormais envahi par les broussailles1. Les maisons, les
hôtels et les campements de hobos, tout cela avait disparu aujourd’hui. Les
hobos avaient bien laissé derrière eux des tas de bidons rouillés, mais les
villes ne ressemblaient plus qu’à des terrains vagues envahis par des
multitudes de pins : on était aussi loin du monde sauvage que de la
civilisation. Les gens du coin qui étaient restés tentaient de se débrouiller en
faisant l’une ou l’autre chose. Sur la grand-route, des magasins fermés
s’affaissaient, avec des fenêtres brisées. Des commerces encore actifs
fournissaient un joyeux cocktail à base d’armes et d’alcool. Des pancartes à
l’entrée signalaient que toute personne non autorisée serait fusillée. Quand
un nouveau restaurant de routiers ouvrit, me racontèrent les gens du coin,
personne ne se pointa à la réunion de recrutement du personnel parce que la
rumeur avait couru que l’on procéderait à des tests de détection de drogue et
que le personnel serait sous surveillance. « Tous ceux qui vivent ici veulent
qu’on les laisse tranquilles », m’expliqua l’un d’entre eux2.
La gestion des ressources ne permet pas toujours de récolter les effets
escomptés. Peut-être que prendre le problème par le bon bout serait
d’observer la vie présente dans la forêt à partir du type d’échec
qu’engendrent ces grands projets. Des erreurs ont été commises... mais des
champignons sont apparus.
La région est des Cascades est dévolue à la production industrielle de
pins, mais elle ne ressemble pas pour autant à la Laponie finnoise. Elle n’est
pas du tout entretenue. Du bois mort jonche le sol ou penche
dangereusement un peu partout. Des arbres ont poussé en pagaille, parfois
de manière clairsemée, parfois en paquets denses. Le faux-gui et la
pourriture des racines les affaiblissent. À la différence de la Finlande, où de
petits propriétaires gèrent en commun la plus grande partie de la forêt, les
matsutakes des Cascades poussent dans la forêt nationale, ou encore sur les
terres d’entreprises forestières. Il y a peu de petits propriétaires pour
coordonner la gestion. C’est tant mieux pour les rêves de gestion, car les
Blancs qui habitent là et les visiteurs ont tendance à refuser l’idée d’avoir
une forêt régulée par la présence symboliquement envahissante du
gouvernement fédéral. Ils tirent au fusil sur les panneaux du Service des
forêts et se vantent de ne pas respecter les règlements. Le Service des forêts
tente bien de les amadouer, mais c’est peine perdue.
Les chercheurs en sciences sociales mettent souvent l’accent sur
l’assurance bureaucratique des Services des forêts étatsuniens. Mais les
forestiers que j’ai rencontrés dans l’est des Cascades faisaient preuve de
modestie quand ils expliquaient leur manière de gérer les forêts. Leurs
programmes, disaient-ils, avaient consisté en une série d’expérimentations
dont la plupart avaient échoué. Comment, par exemple, fallait-il manœuvrer
avec des pins tordus qui revenaient sans cesse en formant des taillis de plus
en plus denses ? Ils avaient essayé la coupe rase, et c’est ce résultat de
taillis denses qu’ils avaient produit. Ils avaient tenté de sauver des arbres
semenciers et fait des coupes progressives, mais les arbres isolés tombaient,
arrachés par le vent ou sous le poids de la neige. Fallait-il tenter de sauver
les emplois de la seule scierie encore en marche, alors même que cela
impliquerait forcément de se retrouver devant les tribunaux avec les
défenseurs de l’environnement3 ? Même si les objectifs de préservation de
l’environnement avaient changé la rhétorique des Services des forêts, les
bureaux locaux continuaient à être évalués en fonction du nombre de mètres
cubes de bois produits. On ne pouvait, selon eux, pas faire grand-chose,
sinon négocier chaque dilemme à mesure qu’il se présentait. En l’absence
de bonne alternative, on se bornait à essayer au cas par cas.
Le paysage lui-même n’a pas facilité la gestion de la forêt. Comme en
Finlande, des glaciers ont occupé le Nord-Ouest Pacifique des États-Unis,
mais si l’on trouve de grandes étendues de pins sur toute la partie est des
Cascades, c’est pour une tout autre raison. Il y a environ 7 500 années, une
éruption volcanique recouvrit la région de lave, de cendres et de pierre
ponce (pierres chargées d’air, produites par les coulées de lave refroidies).
S’il y avait eu auparavant un sol organique à cet endroit, il était donc bien
enfoui. Çà et là, on peut encore voir des blocs de lave et des lits de pierre
ponce où quasiment rien ne pousse. Le seul fait que les pins, eux, puissent
pousser sur ce sol inhospitalier semble relever du miracle. Un miracle dont
les matsutakes peuvent être flattés pour leur contribution.
En Oregon, les matsutakes poussent avec de multiples arbres hôtes. Dans
la forêt humide, composée de différents types de conifères propres aux
altitudes élevées, les matsutakes se trouvent en abondance auprès des sapins
rouges Shasta, de la pruche de montagne et du pin à sucre. Sur les flancs
ouest des Cascades, on le trouve parfois en compagnie des sapins de
Douglas ; sur la côte pacifique de l’Oregon, les matsutakes poussent avec
les chênes à tan. Sur les flancs arides est des Cascades, les matsutakes
vivent avec les pins Ponderosa. Chacun de ces endroits témoigne d’une
grande diversité d’espèce de champignons. Ce n’est que dans les forêts de
pins tordus que les associations entre un arbre et un mycète tendent à
relever davantage de l’exclusivité. Lorsqu’on part à la cueillette dans ces
forêts de pins tordus, il est vraiment très rare de tomber sur un champignon
appartenant à une autre espèce. Ce n’est pourtant pas là une preuve
suffisante pour affirmer une absence de diversité souterraine : nombreux
sont les mycètes qui ne donnent que très rarement naissance à un corps
fructifère. Malgré tout, il semble évident qu’un compagnonnage
particulièrement intime s’est formé entre les matsutakes et les pins tordus
dans l’est des Cascades.
Comme dans la plupart des histoires d’amitié, celle-ci dépend de
rencontres hasardeuses et de timides essais, avant de prendre de plus en plus
d’importance au fil du temps. Le pin tordu et le matsutake ont été pendant
longtemps des acteurs négligés. S’ils dominent maintenant les informations
régionales, ils possèdent une histoire. Avec leurs propres métaphores sur les
paysages désolés, les cueilleurs appellent cette région le ground zero de la
scène américaine des matsutakes. Qu’est-ce qui a mis ensemble les mycètes
et les racines avec un succès si spectaculaire ?
Quand, au XIXe siècle, les Blancs gagnèrent l’est des Cascades, ils ne
firent pas attention aux pins tordus. Au lieu de cela, ils tombèrent en
pâmoison devant les ponderosas géants qui dominaient la forêt. Selon
l’historien William Robbins, ces forêts de pins étaient autrefois les « plus
impressionnantes et spectaculaires4 » parmi toutes celles qui gravitaient au
cœur de l’Oregon. Leurs gigantesques troncs s’élevaient à travers une
campagne ouverte et parsemée de petits sous-bois, comme si on était dans
un parc soigneusement aménagé. Le capitaine de l’armée des États-Unis
John Charles Fremont s’y rendit en 1834 : « À cette époque, la campagne
n’était qu’une forêt de pins [...]. Les arbres étaient uniformément grands,
certains pins faisant 22 pieds [7 mètres] de circonférence, et une douzaine
faisaient même 6 pieds [2 mètres] de plus5. » Au tournant du siècle, un
inspecteur de l’Institut d’études géologiques des États-Unis ajoutait :
« Le sol de la forêt est souvent si propre que l’on pourrait penser qu’il est
entretenu, et on peut s’y promener à pied ou en voiture sans rencontrer
d’obstacle6. » En 1910, un journal fit le lien : « Aucun arbre tel que lui dans
le monde ne peut être coupé avec autant de facilité7. »
Le bois des ponderosas attira l’intérêt du gouvernement et de l’industrie.
En 1893, le président Grover Cleveland créa la Réserve de la forêt des
Cascades. Très vite, alors, on construisit une ligne de chemin de fer pour
transporter le bois et, au début du XXe siècle, les exploitants se voyaient
titulaires d’immenses parcelles8. Dans les années 1930, le bois de l’Oregon
dominait l’industrie étatsunienne du bois : les ponderosas de l’est des
Cascades, vu la grande demande, étaient coupés aussi rapidement que
pouvait le faire la main-d’œuvre9. L’intrication entre espaces publics et
privés interféra sur les périodes de coupe. Avant la Seconde Guerre
mondiale, les entreprises de bois faisaient pression sur le gouvernement
pour que les forêts nationales soient fermées, ce qui permettait de maintenir
des prix élevés. À la fin de la guerre, les terres privées furent épuisées, et
les mêmes réclamèrent l’ouverture des forêts nationales. C’est seulement
ainsi, justifiaient-elles, qu’elles pourraient maintenir les scieries en activité,
empêcher le chômage et une pénurie nationale de bois. Suivant ces
arguments, les forêts nationales devinrent à mesure les cibles les plus
touchées par les coupes industrielles10.
Les effets de l’abattage se transformèrent avec les pratiques forestières
industrielles de l’après-guerre. Les forestiers, portés par l’optimisme des
nouvelles technologies aussi bien que par le boom économique, s’étaient
fait leur propre idée sur la manière de maintenir ouvertes les forêts
nationales sans épuiser la ressource en bois. Tout ce qu’ils avaient à faire
était de remplacer les anciennes forêts « décadentes », « surannées », par de
jeunes arbres vigoureux et poussant rapidement, que l’on pourrait couper au
bout d’un laps de temps prévisible de 80 à 100 ans11. On pourrait même
planter des arbres de qualité supérieure, ce qui permettrait ainsi d’obtenir
des forêts à croissance rapide et nettement plus résistantes aux parasites et
aux maladies. Avec l’apparition des nouvelles technologies, il était
désormais possible de remplacer tous les arbres et pas seulement les plus
avantageux : aussi les forestiers adoptèrent-ils la coupe à blanc12. Abattre la
totalité des arbres entraînerait un renouveau, quitte à imposer à la forêt des
unités de développement. Selon cette logique, plus vite la forêt serait
coupée, plus vite sa productivité augmenterait. Certains agents forestiers
locaux n’étaient pas convaincus, mais la force de l’opinion nationale les
balaya d’un revers de main. Dans les années 1970, l’abattage et le
replantage systématiques étaient devenus la norme. L’épandage aérien pour
se débarrasser des « mauvaises herbes » fut également utilisé dans certaines
zones13. Comme s’en souvenait un agent forestier de l’est des Cascades, le
consensus de l’époque était que « les forêts du futur seraient dominées par
une mosaïque de parcelles d’arbres, chacune entre 25 à 40 acres [entre 10 et
16 ha], avec des plants du même âge et gérés de manière équilibrée et
intensive pour pousser rapidement14 ».
Qu’est-ce qui a raté dans cette perspective d’après-guerre ? Les
ponderosas étaient de plus en plus abattus, et, en retour, ne repoussaient
plus, ou alors très lentement. Le feu leur manquait cruellement. Les grands
ponderosas, à l’époque des espaces ouverts où ils trônaient comme dans des
parcs aménagés, s’étaient implantés en même temps que le régime des feux
des Indiens d’Amérique. Les incendies fréquents des sous-bois permettaient
une meilleure circulation des chevreuils et la possibilité de cueillir des baies
sauvages à l’automne. Les feux détruisaient des espèces conifères
concurrentes tout en permettant aux ponderosas de prospérer. Mais les
Blancs chassèrent de ces lieux les Indiens au cours de toute une série de
guerres et de déplacements forcés. Quant au Service des forêts, il ne mit pas
seulement fin aux feux des Indiens mais à tous les feux. Sans ces derniers,
les espèces inflammables comme le sapin du Colorado et les pins tordus se
mirent à pousser sous les ponderosas. Quand, enfin, on abattit les
ponderosas eux-mêmes pour l’industrie du bois, les autres espèces eurent
vite fait de tout envahir. Le caractère ouvert du paysage avait disparu au
profit d’arbres de petite envergure. Les peuplements d’arbres uniquement
constitués de ponderosas devinrent monnaie rare. Le paysage ressemblait
non seulement de moins en moins à la forêt ouverte des ponderosas du
début du XXe siècle, mais aussi de moins en moins à un paysage attractif
pour l’industrie du bois.
En dépossédant les peuples natifs des terres qui étaient, grâce à eux,
devenues si désirables, la classe blanche des bûcherons, soldats et forestiers
massacra ces forêts soigneusement clairsemées qu’ils avaient tant
convoitées. Pour resituer le contexte, il faut ici se rappeler la dernière
grande phase de dépossession à l’encontre des natifs, opérée par l’adoption
d’une nouvelle résolution en 1954 : la loi de « résiliation », mettant fin à
toutes les obligations découlant du traité passé avec les tribus Klamath.
Résultat de cette résiliation, une partie de la zone où poussaient les
ponderosas est devenue une forêt nationale, prête à être exploitée par les
intérêts privés. Quelques décennies plus tard, que restait-il ? La citation qui
suit, prise sur le site Internet de la tribu, nous aide à comprendre cette
histoire15.
Dès que les traités furent résiliés, les entreprises privées et les agences
publiques se disputèrent le territoire. À la fin, ce fut le gouvernement
fédéral qui prit le dessus et qui s’empara des terres pour leur donner le
statut de forêt nationale17. En contrepartie, les membres des tribus Klamath
reçurent un dédommagement.
1. Une description intéressante des scieries et de leur travail se trouve dans P. COGSWELL, Jr., « Deschutes country pine
logging », in T. VAUGHN (dir.), Hight and Mighty : Selected sketches about the Deschutes country, Oregon Historical Society,
Portland, 1981, p. 235-259. L’une des plus étranges scieries était Hixon, « qui se déplaçait dans les comtés de Deschutes, Lake et
Klamath, changeant d’endroit au bout de quelques années pour être plus proche des opérations d’abattage de Shelvin-Hixon »,
p. 251. Avec la construction des routes forestières, les villes abritant les scieries disparurent.
2. Quand l’entreprise en question a renoncé à sa politique des drogues, de nombreuses personnes sont venues se faire embaucher.
3. Le Healthy Forests Restoration Act de 2003, qui considérait que l’abattage, l’éclaircissement et la récupération après incendie
étaient les bons moyens de garantir la santé de la forêt, a entraîné le Service des forêts dans une série de batailles incessantes avec
les conservateurs de la nature. Jacqueline VAUGHN et Hanna CORTNER, George W. Bush’s Healthy Forests, op. cit.
4. William ROBBINS, Landscapes of Promise : The Oregon Story, 1800-1940, University of Washington Press, Seattle, 1997,
p. 224.
5. Ibid. p. 223.
6. Ibid., p. 225.
7. Ibid., p. 231.
8. Cette partie de l’histoire est bien documentée par des historiens locaux. Deux points ressortent de leurs comptes rendus.
Premièrement, les premiers propriétaires privés ont empiété sur ce qui était supposé être un territoire public, créant un mélange de
possession publique et privée des forêts (voir P. COGSWELL, Jr., « Deschutes country pine logging », loc. cit.). Deuxièmement,
la course à la construction d’une ligne de chemin de fer jusqu’à la rivière Deschutes a provoqué une spéculation sur les terres et
stimulé les tentatives de s’emparer rapidement des forêts (voir, W. CARLSON, « The great railroad building race up the Deschutes
River », in Little-known Tales from Oregon History, t. IV, Sun Publishing, Bend, OR, 2001, p. 74-77).
9. En 1916, deux grands complexes de scieries, Shelvin-Hixon et Brooks-Scanlon, ont été créés le long de la rivière Deschutes
(William ROBBINS, Landscapes of Promise : The Oregon Story, 1800-1940, op. cit., p. 233). Shelvin-Hixon disparut en 1950,
alors que Brooks-Scanlon, plus gros, a poursuivi ses activités (Ibid., p. 162). Brooks-Scanlon a fusionné avec Diamond
International Corporation en 1980 (P. COGSWELL, Jr., « Deschutes country pine logging », loc. cit.).
10. ROBBINS (Landscapes of Promise : The Oregon Story, 1800-1940, op. cit., p. 152) cite le New York Times de 1948 : « De
plus en plus, les exploitants de bois se tournent vers les forêts nationales et appartenant à l’État pour mener leurs opérations. »
Dans l’est des Cascades, le fait que le bois le plus rentable fût pour l’essentiel situé dans les forêts nationales a stimulé la
consolidation des scieries en 1950. Phil BROGAN, East of the Cascades, Binford and Mort, Hillsboro, OR, 1964, p. 256.
11. Paul HIRT, A Conspiracy of Optimism : Management of the national forests since World War Two, op. cit.
12. William ROBBINS, Landscapes of Promise : The Oregon Story, 1800-1940, op. cit., p. 14.
13. À propos des ponderosas de l’Oregon et du nord de la Californie, Fiske et Tappeiner écrivent : « L’utilisation des herbicides a
commencé dans les années 1950 avec l’adaptation des techniques d’épandage aérien agricoles d’herbicides appartenant à la
famille des phénoxy. Plus tard, un usage approprié d’un plus grand nombre d’herbicides a été établi. » John FISKE et John
TAPPEINER, An Overview of Key Silvicultural Information for Ponderosa Pine, USDA Forest Service General Technical Report
PSW-GTR-198, 2005.
14. Mike ZNEROLD, « A new integrated forest ressource plan for ponderosa pine forests on the Deschutes National Forest », loc.
cit., p. 3.
15. Les différentes citations de cette section proviennent du site des tribus Klamath, <klamathtribes.org>.
16. Donald FIXICO (The Invasion of Indian Country in the Twentieth Century, University Press of Colorado, Niwot, 1998)
raconte l’histoire des Klamath dans le contexte d’autres résiliations et occupations.
17. Crown-Zellerbach, une entreprise spécialisée dans la production de pâte et papier, a pu acheter 90 000 acres (37 000 ha) de la
réserve pour en exploiter le bois, <klamathtribes.org>. En 1953, Crown-Zellerbach possédait la seconde exploitation la plus
importante de l’Ouest, après Weyerhaeuser (Harvard Business School, Baker Library, Lehman Brothers Collection,
<library.hbs.edu>).
18. Edward WOLF, Klamath Heartlands : A guide to the Klamath Reservation forest plan, Ecotrust, Portland, OR, 2004. Les
tribus Klamath font appel à des spécialistes en foresterie pour suivre de près les projets prévus sur les terres de la réserve. En
1997, les tribus ont fait appel en justice avec succès contre une vente de bois de la forêt nationale, ce qui a mené à un
mémorandum d’accord sur la gestion des forêts (Jacqueline VAUGHN et Hanna CORTNER, George W. Bush’s Healthy Forests,
op. cit., p. 98-100).
19. ROBBINS (Landscapes of Conflict, op. cit., p. 163) remarque que Brooks-Scanlon avait déjà commencé à couper des pins
tordus dans les années 1950 pour suppléer à la baisse du nombre de ponderosas.
20. Mike ZNEROLD, « A new integrated forest resource plan for ponderosa pine forests on the Deschutes National Forest », loc.
cit., p. 4.
21. Jerry FRANCKLIN et C. T. DYRNESS, Natural Vegetation of Oregon and Washington, USDA Forest Service, Pacific
Northwest Forest and Range Experiment Station, Portland, OR, 1988, p. 185.
22. Cette capacité à rapidement coloniser des terres ouvertes a impressionné le forestier novice Thornton Munger, envoyé par le
service forestier en 1908 pour étudier l’empiétement des pins tordus sur le territoire des ponderosas. Munger considérait les pins
tordus comme « une mauvaise herbe sans valeur pratique ». Il pensait également que le problème touchant les ponderosas venait
du trop grand nombre de feux qui, selon lui, les tuait et ne faisait qu’avantager les pins tordus. Il a été le promoteur de la
prévention des feux de forêt pour sauvegarder les ponderosas. C’est quasiment l’opposé de ce que les forestiers défendent
aujourd’hui. Même Munger a ensuite changé d’avis : « Ce qui m’a frappé, depuis, c’est combien il avait été audacieux ou naïf de
la part du bureau de Washington de nommer un assistant forestier sans expérience, qui n’avait même jamais vu ces deux espèces
auparavant. » Munger, cité dans Les JOSLIN, Ponderosa Promise : A history of U.S. Forest Service research in Central Oregon,
USDA Forest Service, Pacific Northwest Research Station, General Technical Report PNW-GTR-711, Portland, OR, 2007, p. 7.
23. Hiromi FUJITA, « Succession of higher fungi in a forest of Pinus densiflora », loc. cit.
24. Fumihiko Yoshimura, interview, 2008. Le Dr Yoshimura a vu des matsutakes associés à des arbres pas plus vieux que 30 ans.
25. Les corps enfouis sous terre des mycètes ont une présence plus durable que les corps fructifères. Dans l’Europe boréale, les
mycètes mycorhiziens restent dans le sol après les feux, réinfectant les plants de pins (Lena JENSSON, Anders DAHLBERG,
Marie-Charlotte NILSSON, Olle ZACKRISSON et Ola KAREN, « Ectomycorrhizal fungal communities in late-successional
Swedish boreal forests, and their composition following wildfire », Molecular Ecology, 8, 1999, p. 205-215).
26. Dès 1934, bien avant que les pins tordus ne soient considérés comme une espèce commerciale, les forestiers de l’est des
Cascades ont expérimenté la coupe des pins tordus pour accélérer la production de bois. C’est seulement après la Seconde Guerre
mondiale, quand les pins tordus sont devenus la matière première pour la pâte à papier et le papier, mais aussi pour les poteaux, les
caisses et même les charpentes, que la sylviculture est devenue une question importante aux yeux du Service des forêts de l’est des
Cascades. En 1957, une usine de pâte et papier a ouvert à côté de Chiloquin. Les JOSLIN, Ponderosa Promise : A history of U.S.
Forest Service research in Central Oregon, op. cit., p. 21, 51, 36.
Paysages actifs, préfecture de Kyoto.
Dans les années 1950 et 1960, des
plantations de sugis et d’hinokis ont
remplacé les forêts de chênes et de
pins dans tout le centre du Japon,
même si aujourd’hui elles ne sont
plus exploitées que dans certaines
régions favorisées, comme celle que
l’on voit ici. Ailleurs, les parasites et
les mauvaises herbes envahissent les
enfilades industrielles de plants. Mais
c’est justement ce déclin qui rend
possible une revitalisation du
satoyama.
15
RUINE
Parce que son objectif aura été de gérer les forêts pour le compte des
États, la sylviculture moderne s’est mise en place en relation avec les
spécificités de la Constitution des États. Au début du XXe siècle, Japon et
États-Unis possédaient des styles de Constitution étatique très contrastés.
Mais même si c’est pour des raisons différentes, dans les deux pays les
agents des forêts d’État tentaient de concilier, dans leurs manières de
travailler, les intérêts privés. Aux États-Unis, les entreprises étaient déjà
bien plus puissantes que n’importe quelle administration étatique : les
agents des Forêts n’avaient d’autre choix que de proposer des règles qui
avaient l’agrément d’au moins l’un ou l’autre baron du bois7. Au Japon, les
réformes de l’ère Meiji concédèrent plus de la moitié de la forêt à de petits
propriétaires privés. Les standards étatiques de la sylviculture étaient
relayés et négociés avec les propriétaires par le biais d’associations
forestières8. Malgré ces différences, dans les deux pays l’interdiction du feu
se retrouva comme point de connexion entre les intérêts publics et privés
ayant trait aux forêts. Il y a certes une divergence entre les histoires qui
concernent ces forêts, mais un terrain commun est apparu.
Quelques années plus tard, dans les deux pays c’est la mobilisation pour
la guerre qui a dicté la politique des administrations des forêts. Cette
coordination parallèle était le fruit de leur opposition mutuelle.
1951, centre du Japon. Une loi forestière parrainée par les forces
d’occupation étatsuniennes étend le rôle commercial des associations
forestières. Les nouvelles activités incluent dorénavant le renouvellement
des personnes physiques, qui engage les associations forestières à améliorer
la position socio-économique des propriétaires14. Les nouveaux
propriétaires entrepreneurs promus par la loi peuvent alors être formés à la
création de plantations forestières.
1. En étudiant l’environnement japonais au travers des déforestations tropicales, je suis ici Peter DAUVERGNE, Shadows in the
Forest, op. cit. (pour les réponses en termes de régulation et de conservation, voir Annie WONG, « Deforestation in the tropics »,
in The Roots of Japan’s International Environmental Policies, Garland, New York, 2001, p. 145-200). A contrario, la plupart des
recherches japonaises concernant l’environnement mettent l’accent sur la pollution industrielle (Brett WALKER, Toxic
Archipelago : A history of industrial disease in Japan, University of Washington Press, Seattle, 2010 ; Shigeto TSURU,
The Political Economy of Environment : The case of Japan, Cambridge University Press, Cambridge, 1999).
2. Je suis redevable à Mayumi et Noburu Ishikawa pour cette perspective. En tant que chercheurs à Sarawak, ils ont vu la
destruction de la forêt et ont réfléchi à la responsabilité du Japon. De retour au Japon, ils ont fait la connexion avec les ruines des
forêts industrielles domestiques. À l’opposé, les anciens historiens de l’environnement n’ont vu que l'« archipel vert » japonais.
Conrad TOTMAN, The Green Archipelago, op. cit.
3. Pour la politique forestière japonaise, je m’appuie plus particulièrement sur Yoshiya IWAI (dir.), Forestry and the Forest
Industry in Japan, UBC Press, Vancouver, 2002.
4. Michael HATHAWAY, Environmental Winds : Making the global in Southwest China, University of California Press, Berkeley,
2013.
5. Asako MIYAMATO et al., « Changes in forest resource utilization », loc. cit. Les feux de forêt avaient été la manière habituelle
pour maintenir des pâturages et créer des zones ouvertes dans la forêt, comme dans le cas des cultures tournantes (Mitsuo
Fujiwara, « Silviculture in Japan », in Yoshiya Iwai (dir.), Forestry and the Forest Industry in Japan, op. cit., p. 10-23, 12).
Actuellement, certaines associations locales ont aussi interdit les feux (Koji MATSUSHITA et Kunihiro HIRATA, « Forest
owners' associations », in ibid., p. 41-66, 42).
6. Stephen PYNE, Fire in America, University of Washington Press, Seattle, 1997, p. 328-334. Selon Pyne, les incendies de
Tillamook ont été le point de départ de l’industrialisation américaine des forêts, basée sur l’adoption de la replantation comme
pratique standard.
7. Harold STEEN, The US Forest Service, op. cit. ; William ROBBINS, American Forestry, op. cit.
8. Yoshiya IWAI (dir.), Forestry and the Forest Industry in Japan, op. cit.
9. De nombreux propriétaires de forêts possédaient moins de 5 ha. Tous devaient participer à la gestion coordonnée des forêts, qui
incluait un contrôle du bois, la reforestation et la prévention des feux. Koji MATSUSHITA et Kunihiro HIRATA, « Forest owners’
associations », loc. cit., p. 43.
10. NdT : L’ours Smokey est la mascotte du Service des forêts.
11. Cet incident est connu sous le nom de Lookout air raids (« attaque aérienne de Lookout »). En 1944 et 1945, elle fut suivie par
des tentatives japonaises de lancer des ballons incendiaires dans le jet-stream (<en.wikipedia.org>). Frida KNOBLOCK
(The Culture of Wilderness, University of North Carolina Press, Raleigh, 1996) décrit la militarisation du Service des forêts
étatsunien que cela a entraîné. Voir aussi, Jake KOSEK, Understories, Duke University Press, Durham, NC, 2006.
12. William ROBBINS, Landscapes of Conflict, op. cit., p. 176.
13. Ibid., p. 163.
14. Koji MATSUSHITA et Kunihiro HIRATA, « Forest owners’ associations », loc. cit., p. 45.
15. Scott PRUDHAM a analysé l’industrialisation des forêts de sapins de Douglas de l’Oregon depuis les années 1950 (« Taming
trees : Capital, science, and nature in Pacific slope tree improvement », Annals of the Association of American Geographers, 93,
no 3, 2003, p. 636-656). Pour la préhistoire de ce tournant industriel, voir Emily BROCK, Money Tree : Douglas fir and American
forestry, 1900-1940, Oregon State University Press, Corvallis, 2015.
16. Interviews de travailleurs de la forêt conduites par Mayumi et Noboru Ishikawa, préfecture de Wakayama, 2009.
17. Mitsuo FUJIWARA, « Silviculture in Japan », loc. cit., p. 14.
18. Ken-ichi AKAO, « Private forestry », in Yoshiya IWAI (dir.), Forestry and the Forest Industry in Japan, op. cit., p. 24-40, 35.
Akao explique aussi que, après 1957, le gouvernement réduisit ses subventions pour la conversion des forêts naturelles en
plantations de 48 %.
19. Cité par William ROBBINS, Landscapes of Conflict, op. cit., p. 147. L’industrie du bois de l’Oregon se diversifiait alors avec
le contreplaqué, les panneaux de particules et la pâte à papier. Le bois moins intéressant avait ainsi trouvé un usage, encourageant
la coupe à blanc. Gail WELLS, « The Oregon coast in modern times : Postwar prosperity », Oregon History Project, 2006,
<www.ohs.org>.
20. L’armée impériale japonaise avait confisqué ces forêts en 1939, tout en autorisant les droits d’accès traditionnels. Les forces
d’occupation étatsuniennes se sont emparées de cette zone, puis les Forces d’autodéfense japonaises les ont reprises aux
Américains. Margaret MCKEAN, « Management of traditional common lands in Japan », in Daniel BROMLEY (dir.),
Proceedings of the Conference on Common Property Resource Management April 21-26, 1985, National Academy Press,
Washington, DC, 1986, p. 574.
21. Ken-ichi AKAO, « Private forestry », loc. cit., p. 32 ; Yoshiya IWAI et Kiyoshi YUKUTAKE, « Japan’s wood trade », in
Yoshiya IWAI, Forestry, op. cit., p. 244-256, 247, 249.
22. Ken-ichi AKAO, « Private forestry », loc. cit., p. 32.
23. Ibid., p. 33.
24. William ROBBINS, Landscapes of Conflict, op. cit., p. xviii.
25. Dans les années 1980, l’Indonésie a restreint les exportations de bois brut et a mis en place une industrie locale de
contreplaqué. Les entreprises de commerce japonaises ont commencé à acheter plus de bois de Sarawak et de Papouasie-Nouvelle-
Guinée. Les cibles faciles ne durent jamais très longtemps quel que soit le lieu, mais les entreprises de commerce n’ont jamais
cessé d’occuper de nouveaux territoires. Les forêts de matsutakes que j’ai visitées au Yunnan, en Chine, ont été massacrées dans
les années 1970 par le commerce international qui prenait part au boom des importations japonaises des années 1970. Comme je
n’ai pas trouvé la Chine dans les tableaux d’importation de bois, je fais l’hypothèse qu’il est entré illégalement au Japon. Yoshiya
IWAI et Kiyoshi YUKUTAKE, « Japan’s wood trade », loc. cit., p. 248.
26. Voir Conrad TOTMAN, The Green Archipelago : Forestry in preindustrial Japan, op. cit.
27. Mitsuo FUJIWARA, « Silviculture in Japan », loc. cit., p. 20. John Knight rappelle comment les villages possédant des forêts
ont demandé de l’aide pour continuer à les entretenir. John KNIGHT, « The forest grant movement in Japan », in Arne
KALLAND et Gerard PERSOON (dir.), Environmental Movements in Asia, Nordic Institute of Asian Studies, Oslo, 1998.
... INTERSTICES ET PATCHS
Déchiffrage de forêts, préfecture de
Kyoto. Science des matsutakes sur le
terrain. Le diagramme est une carte
des relations qui se sont nouées à
travers le temps entre arbres hôtes et
matsutakes. Grâce à une
identification précise des sites et une
observation continue, la science
japonaise des matsutakes explore des
écologies issues de la rencontre. Des
scientifiques étatsuniens ont tenté de
dévaloriser cette recherche en la
renvoyant à de la simple
« description ».
16
LA SCIENCE COMME TRADUCTION
1. « Traduction » est une notion clé de la théorie de l’acteur-réseau élaborée par Bruno Latour et John Law. Elle fait référence aux
articulations entre les humains et les non-humains qui collaborent avec eux, comme les technologies. C’est avec la traduction,
selon eux, que des réseaux d’action émergent, incluant de manière égale des humains et des non-humains. Une présentation
ancienne et qui a fait date de cette position se trouve chez Michel CALLON, « Éléments pour une sociologie de la traduction.
La domestication des coquilles Saint-Jacques et des marins-pêcheurs dans la baie de Saint-Brieuc », L’Année sociologique, no 36,
1986.
2. La question de la traduction fait ici partie d’un débat universitaire plus large à propos de la « modernité ». Le sens commun
européen, que la sociologie des sciences prend trop souvent pour acquis, nous montre une modernité basée sur la pensée
occidentale, devenue universelle. À l’opposé, la théorie postcoloniale, qui a émergé en Asie à la fin du XXe siècle, a montré que la
modernité s’est formée dans des échanges tendus entre le Nord et le Sud. L’émergence de la modernité comme projet se comprend
mieux en partant d’abord de l’extérieur de l’Occident – par exemple, depuis le royaume du Siam ou de l’Inde coloniale. Dans ces
lieux, on peut prendre la mesure des jeux de pouvoir, des événements et des idées grâce auxquels des complexes organisationnels
et idéologiques se sont formés. Tchongchai WINICHATKUL, Siam Mapped : A history of the geo-body of a nation, University of
Hawaii Press, Honolulu, 1994 ; Dipesh CHAKRABARTY, Provincialiser l’Europe, Éditions Amsterdam, Paris, 2009. Cela ne
signifie pas que la modernité ne soit pas apparue en Europe et en Amérique du Nord, et avec beaucoup de différences. Mais, pour
pénétrer l’écran de fumée que dressent les rêves où l’Occident-est-tout, il faut apprendre à voir les versions occidentales comme
dérivées et exotiques. Depuis ces Autres lieux, il est facile de saisir les projets de modernité comme partiaux et contingents, plutôt
que surdéterminés par une simple logique culturelle. C’est la proposition qui est nécessaire aux science studies (ceci dit, pour
encore compliquer la situation, une nouvelle théorie postcoloniale qui a émergé en Amérique latine implique des distinctions
cosmologiques bien nettes Occident-versus-Autre ; voir, par exemple, Eduardo VIVEIROS DE CASTRO, « Economic
development and cosmological reinvolvement », in Leslie GREEN, [dir.], Contested Ecologies, HSRC Press, Cape Town, AS,
2013, p. 28-41).
3. Shiho SATSUKA, Nature in Translation, op. cit.
4. Itty ABRAHAM (Making of the Indian Atomic Bomb, Zed Books, Londres, 1998) montre comment la physique indienne
d’après-guerre a émergé dans la conjoncture politique responsable de la création de l’« Inde ».
5. Pour un exemple de la recherche coréenne, voir Chang-Duck KOO, Dong-Hee LEE, Young-Woo PARK, Young-Nam LEE,
Kang-Hyun Ka, Hyun PARK, Won-Chull BAK, « Ergosterol and water changes in Tricholoma matsutake soil colony during the
mushroom fruiting season », Mycobiology, 37, no 1, 2009, p. 10-16.
6. Pour un exemple de ce type de collaboration, voir S. OHGA, F. J YAO, N. S. CHO, Y. Kitamoto et Y. LI, « Effect of RNA-
related compounds on fructification of Tricholoma matsutake », Mycosystema, 23, 2004, p. 555-562.
7. Nicholas MENZIES et Chun LI (« One eye on the forest, one eye on the market : Multi-tiered regulation of matsutake
harvesting, conservation, and trade in north-western Yunnan province », in Sarah LAIRD, Rebecca MCLAIN et Rachel
WYNBERG (dir.), Wild Product Governance, Earthscan, Londres, 2008) passent en revue les règlementations pour montrer
comment des mises en place flexibles ont lieu à chaque niveau d’échelle.
8. OHARA Hiroyuki, « A history of trial and error in artificial production of matsutake fruitings » (en japonais), Doshisha Home
Economics, 27, 1993, p. 20-30.
9. Le shiro est une alternative d’unité au « génotype » des chercheurs non japonais pour compter les organismes « individuels »
des mycètes. Le shiro, le mycélium dense, est déterminé par observation de la morphologie. Le génotype, l’individu génétique, est
parfois considéré comme synonyme du shiro (par exemple, Jianping XU, Tao SHA, Yanchun LI, Zhi-wei ZHAO et Zhu YANG,
« Recombination and genetic differentiation among natural populations of the ectomycorrhizal mushroom Tricholoma matsutake
from southwestern China », Molecular Ecology, 17, no 5, 2008, p. 1238-1247, 1245). Mais le terme implique une homogénéité
génétique, une affirmation contredite par la recherche japonaise (Hitoshi MURATA, Akira OHTA, Akiyoshi YAMADA, Maki
NARIMATSU et Norihiro FUTAMURA, « Genetic mosaics in the massive persisting rhizosphere colony “shiro” of the
ectomycorrhizal basidiomycete Tricholoma matsutake », Mycorrhiza, 15, 2005, p. 505-512). La sophistication technique est
parfois moins productive que la prise en compte des connaissances des paysans.
10. Timothy CHOY et Shiho SATSUKA, sous le nom de Mogu-Mogu (« Miam-miam »), ont écrit sur ce tournant pris dans la
recherche du Dr Hamada, « Mycorrhizal relations : A manifesto », in MATSUTAKE WORLDS RESEARCH GROUP (dir.), « A
new form of collaboration in cultural anthropology : Matsutake worlds », American Ethnologist, 36, no 2, 2009, p. 380-403.
11. Interviews, 2005, 2006, 2008. Voir Ogawa MAKOTO, Matsutake no Seibutsugaku, op. cit.
12. Voir, par exemple, ITO Takeshi et IWASE Koji, Matsutake : Kajuen Kankaku de Fuyasu Sodateru (Matsutakes : les faire
pousser et se développer comme dans un verger), Tokyo, Nosang-yoson Bunka Kyokai, 1997.
13. Voir, par exemple, Hiroyuki OHARA et Minoru HAMADA, « Disappearance of bacteria from the zone of active mycorrhizas
in Tricholoma matsutake (S. Ito et Imai) Singer », Nature, 213, no 5075, 1967, p. 528-529.
14. ITO Takeshi et IWASE Koji, Matsutake, op. cit.
15. En 2004, l’équipe a réussi à faire pousser un mycorhize dans une racine de pin d’âge mûr (Alexis GUERIN-LAGUETTE,
Norihisa MATSUSHITA, Frédéric LAPEYRIE, Katsumi SHINDO et Kazuo SUZUKI, « Successful inoculation of mature pine
with Tricholoma matsutake », Mycorrhiza, 15, 2005, p. 301-305). Peu de temps après, le Dr Suzuki a pris sa retraite et l’équipe
s’est dispersée. Il est ensuite devenu président de l’Institut de la sylviculture et des produits de la forêt.
16. Pour une collaboration bien plus ancienne entre le Japon et les États-Unis, voir S. M. ZELLER et K. TOGASHI,
« The American and Japanese Matsutakes », Mycologia, 26, 1934, p. 544-558.
17. David HOSFORD, David PILZ, Randy MOLINA et Michael AMARANTHUS, Ecology and Management of the
Commercially Harvested American Matsutake Mushroom, op. cit.
18. Ibid., p. 50.
19. Il y a des exceptions et, si la recherche sur les matsutakes dans le Nord-Ouest Pacifique avait pu se développer, la tradition
aurait pu exploser en de nouvelles directions. La recherche ne s’est épanouie qu’entre les années 1990 et 2006. Après, des coupes
budgétaires ont mis fin à la possibilité de recherches subventionnées et les chercheurs ont choisi d’autres sujets. Une exception à
l’approche scalable sur l’exploitation du bois est le travail de Charles Lefevre à propos des associations entre matsutakes et hôtes
dans le Nord-Ouest Pacifique (cité à la note 11 du chapitre 12). C’était une analyse relationnelle, sans aucun lien avec les études
faites au Japon, mais elle en partageait certaines préoccupations. Lefevre a même développé un « test d’odeur » pour le mycélium
matsutake : comme dans la recherche japonaise, son travail faisait appel aux profanes et légitimait leur savoir. Lefevre vend
désormais des arbres inoculés pour produire des truffes.
20. David PILZ et Randy MOLINA, « Commercial harvests of edible mushrooms from the forests of the Pacific Northwest United
States : Issues, management, and monitoring for sustainability », Forest Ecology and Management, 5593, 2001, p. 1-14.
21. David PILZ et Randy MOLINA (dir.), Managing Forest Ecosystems to Conserve Fungus Diversity and Sustain Wild
Mushroom Harvests, USDA Forest Service PNW-GTR-371, 1999.
22. James WEIGAND, « Forest management for the North American pine mushroom (Tricholoma magnivelare (Peck) Redhead)
in the southern Cascade range », thèse de doctorat, Université d’État de l’Oregon, 1998.
23. Daniel LUOMA, Joyce EBERHART, Richard ABBOTT, Andrew MOORE, Michael AMARANTHUS et David PILZ,
« Effects of mushroom harvest technique on subsequent American matsutake production », Forest Ecology and Management, 236,
no 1, 2006, p. 65-75.
24. Anthony AMEND, Zhendong FANG, Cui YI et Will MCCLATCHEY, « Local perceptions of matsutake mushroom
management in NW Yunnan, China », Biological Conservation, 143, 2010, p. 165-172. Au cours de leur collaboration, les
chercheurs américains et chinois ont critiqué la recherche japonaise d’un point de vue étatsunien. La critique porte sur la
spécificité des lieux étudiés par les Japonais pour son manque de scalabilité, par exemple, l’« appui sur des lieux plutôt que sur la
réplication dans le temps [...] [car] la productivité à l’échelle du peuplement est difficile à mesurer de manière empirique », p. 167.
25. Des chercheurs chinois intéressés par les questions sociales entraînent la recherche sur les matsutakes sur d’autres pistes, en
interrogeant la manière dont la propriété de la terre fait une différence. Dans ce débat, les matsutakes restent toujours une
marchandise scalable et une source de revenu, mais ce revenu peut être distribué différemment. Certains Américains, comme
David ARORA (« The houses that matsutake built », Economic Botany, 62, no 3, 2008, p. 278-290), se montrent également
critiques.
26. Jicun Wenyan (Yoshimura Fumihiko), Songrong cufan jishu (Techniques pour favoriser l’épanouissement des matsutakes),
trad. Yang Huiling, Yunnan Science and Technology Press, Kunming : Yunnan keji chubanshe, 2008.
Déchiffrage de forêts, Yunnan.
Reconnaître un chêne à feuilles
persistantes. Les chênes développent
des kyrielles de croisements hybrides
mais, d’une manière ou d’une autre,
des différences persistent. Seuls les
noms sont capables de lever le
mystère.
17
SPORES AÉRIENNES
Tout ceci, bien sûr, n’est que spéculation.
Le mycologue Jianping XU, discutant de
l’évolution des matsutakes
1. Interview, 2005.
2. Interview, 2008.
3. Voir la taxinomie de Hennig KNUDSEN et Jan VESTERHOLT, Funga nordica, Nordsvamp, Copenhague, 2012.
4. Interview, 2009.
5. Le nom Tricholoma caligatum (ou T. caligata) est employé pour désigner des mycètes assez différents, parfois considérés
comme des matsutakes. Voir prologue, note 11.
6. Interview, 2005.
7. Voir aussi Norihisa MATSUSHITA, Kensule KIKUCHI, Yasumasa SASAKI, Alexis GUERIN-LAGUETTE, Frédéric
LAPEYRIE, Lu-Min VAARIO, Marcello INTINI et Kazuo SUZUKI, « Genetic relationship of Tricholoma matsutake et T.
nauseosum from the northern hemisphere based on analyses of ribosomal DNA spacer regions », Mycoscience, 46, 2005, p. 90-96.
8. R. PEABODY, D. C. PEABODY, M. TYRELL, E. EDENBURN-MACQUEEN, R. HOWDY et K. SEMELRATH, « Haploid
vegetative mycelia of Armillaria gallica show among- cell-line variation for growth and phenotypic plasticity », loc. cit.
9. Interview, 2009.
10. Ignatio CHAPELA et Matteo GARBELOTTO, « Phylogeography and evolution in matsutake and close allies as inferred by
analysis of ITS sequences and AFLPs », Mycologia, 94, no 4, 2004, p. 730-741.
11. Interview, 2006 ; Katsuji YAMANAKA, « The origin and speciation of the matsutake complex » (en japonais avec un résumé
en anglais), Newsletter of the Japan Mycology Association, Western Journal Branch, 14, 2005, p. 1-9.
12. Manos et alli, préoccupés de la manière dont un Lithocarpus américain pouvait exister, ont apparenté le chêne à tan à une
nouvelle espèce, le Notolithocarpus. Paul S. MANOS, Charles H. CANNON et Sang-Hun OH, « Phylogenetic relations and
taxinomic status of the paleoendemic Fagaceae of Western North America : Recognition of a new genus Noholithcarpus »,
Madrono, 55, no 3, 2008, p. 181-190.
13. Interview, 2009.
14. Jianping XU, Hong GUO et Zhu-Liang YANG, « Single nucleotide polymorphisms in the ectomycorrhizal mushroom
Tricholoma matsutake », Microbiology Research, 113, 2009, p. 541-551.
15. Anthony AMEND, Sterling KEELEY et Matteo GARBELOTTO, « Forest age correlates with fine-scale spatial structure of
matsutake mycorrhizas », Mycological Research, 113, 2009, p. 541-551.
16. Anthony AMEND, Matteo GARBELOTTO, Zhengdong FANG et Sterling KEELEY, « Isolation by landscape in populations
of a prized edible mushroom Tricholoma matsutake », Conservation Gentics, II, 2010, p. 795-802.
17. Interview, 2006.
18. Selon le Dr Murata, les matsutakes n’ont pas un système somatique d’incompatibilité qui restreindrait les croisements. Voir
Hitoshi MURATA, Akira OHTA, Akiyoshi YAMADA, Maki NARIMATSU et Norihiro FUTAMURA, « Genetic mosaics in the
massive persisting rhizosphere colony “shiro” of the ectomycorrhizal basidiomycete Tricholoma matsutake », loc. cit.
19. Les noyaux haploïdes dans les cellules du corps fongique ne pourraient pas se combiner avant la production du corps
fructifère, si elles ne produisaient pas en même temps des cellules avec deux noyaux (ou plus), chacun porteur d’une copie des
chromosomes. Le « di- » fait référence aux cellules du corps fongique possédant deux noyaux haploïdes.
20. Pour la position contraire, voir Chunlan LIAN, Maki NARIMATSU, Kazuhide NARA et Taizo HOGETSU, « Tricholoma
matsutake in a natural Pinus densiflora forest : Correspondence between above- and below-ground genets, association with
multiple host trees and alteration of existing ectomycorrhizal communities », New Phytologist, 171, no 4, 2006, p. 825-836.
Vie insaisissable, préfecture de
Kyoto. Entretenir une forêt dans
laquelle des matsutakes sont
susceptibles de prospérer, c’est
danser : il faut éclaircir, ratisser
et rester vigilant aux moindres lignes
de vie distinctes qui parcourent la
forêt. Cueillir, oui, c’est encore
danser.
INTERLUDE : DANSER
Hiro est un vieux monsieur qui réside en ville dans une communauté
d’Américains japonais. Maintenant, à plus de 80 ans, il a derrière lui une
vie d’ouvrier exemplaire.
Quand la Seconde Guerre mondiale a éclaté, Hiro était un jeune homme
qui vivait dans une ferme avec ses parents. Ils l’ont perdue quand
l’administration a décidé de les déplacer dans un parc destiné au bétail puis
dans un camp d’internement. Hiro s’est engagé dans l’armée américaine et
a servi dans le 442e Regimental Combat Team Nisei, célèbre pour les
sacrifices consentis pour voler au secours de troupes composées de Blancs.
Il a ensuite travaillé dans une forge, qui s’occupait de la fabrication
d’équipements lourds. Pour cette longue vie de travail, il touche une retraite
de 11 $ par an.
C’est avec cette histoire de discrimination et de malheur en arrière-fond
que Hiro a aidé à bâtir une communauté américaine japonaise active. Les
matsutakes en font partie : ils sont symboles à la fois de la camaraderie et
de la mémoire. Pour Hiro, un des plus grands plaisirs de la cueillette, c’est
d’offrir des matsutakes. L’année dernière, il en a offert à 64 personnes,
souvent à d’anciens compagnons qui ne pouvaient pas aller dans les
montagnes les cueillir eux-mêmes. Les matsutakes sont une source de joie
grâce au partage qu’ils permettent. En tant que tels, c’est aussi devenu un
cadeau que les personnes âgées offrent aux jeunes. Avant même que l’on se
rende dans les bois, les matsutakes activent la mémoire.
Sur le chemin qui nous emmenait jusqu’à la forêt, les souvenirs de Hiro
se faisaient de plus en plus personnels. Il pointa le doigt à travers la
fenêtre : « C’est l’endroit où Roy cherchait ses matsutakes ; un peu plus
loin, il y a l’endroit qu’Henry préférait. » Ce n’est que plus tard que j’ai
réalisé que Roy comme Henry étaient décédés. Mais ils continuaient à vivre
sur la carte de la forêt de Hiro, et il les évoquait à chaque fois que l’on
passait devant leurs anciens lieux de prédilection. Hiro apprenait aux
personnes plus jeunes comment aller à la cueillette aux champignons et,
avec le savoir-faire, les souvenirs revenaient.
Alors que nous marchions dans la forêt, la mémoire se faisait plus
précise. « C’est sous cet arbre qu’une fois j’ai trouvé 19 champignons, toute
une rangée, étirée autour d’une face de l’arbre. » « Là-bas, j’ai trouvé le
plus gros champignon que j’aie jamais cueilli, il pesait deux kilos et il
n’était pas encore mature. » Il me montra le lieu où une tempête avait
arraché un arbre hôte de bons champignons : il n’y en aura plus ici. Nous
observâmes les endroits où une inondation avait emporté la terre et où les
cueilleurs avaient détruit un buisson en creusant. C’étaient autrefois de bons
endroits pour trouver des champignons, mais là ce n’était plus le cas.
Hiro marchait à l’aide d’une canne, et j’étais bien surprise de constater
qu’il parvenait toujours à escalader des troncs d’arbres tombés, à passer au-
travers des broussailles, à monter et descendre le long de ravins glissants.
Mais son but n’était pas de parcourir de grandes distances. Il préférait se
rendre d’une zone de champignons dont il avait gardé le souvenir à une
autre. La meilleure manière de trouver des matsutakes, c’était de retourner
dans les endroits où on en avait déjà trouvé.
Évidemment, si c’est au milieu de nulle part, sous un buisson quelconque
auprès de n’importe quel arbre, il est plutôt difficile de se souvenir de
l’endroit quand les années passent. Il serait impossible de dresser la liste de
tous les endroits où quelqu’un a, un jour, trouvé un champignon. Mais,
selon Hiro, ce n’était pas nécessaire. Quand quelqu’un arrive dans un tel
lieu, les souvenirs le submergent et chaque détail du passé reprend sens :
l’angle d’un arbre qui penche, l’odeur d’un buisson résineux, le jeu de la
lumière, la texture du sol. J’ai souvent moi-même fait cette expérience qui
consiste à être submergée par les souvenirs. Je marche dans ce qui semble
être une partie inconnue de la forêt quand, soudain, je me rappelle y avoir
trouvé un champignon, là à cet endroit précis, et c’est tout mon
environnement qui se laisse baigner par ce souvenir. Alors je sais
exactement où il faut regarder, même si, comme on peut l’imaginer, cela
reste toujours aussi difficile d’en trouver.
Ce type de mémoire requiert qu’on soit en mouvement et crée une
connaissance historique intime de la forêt. Hiro se souvenait du jour où une
route fut ouverte pour la première fois au public : « Il y avait tant de
champignons sur le côté que vous n’aviez même pas besoin de pénétrer à
l’intérieur de la forêt ! » C’était surtout des bonnes années qu’il se
rappelait : « J’avais rempli trois caisses à oranges avec des champignons et
je me demandais comment j’allais les transporter jusqu’à la voiture. » Toute
cette histoire se superposait au paysage et s’entrelaçait, de manière liée ou
décousue, aux lieux dans lesquels nous guettions le moindre soupçon de vie
émergente.
Le pouvoir de cette danse de la mémoire me frappa tout particulièrement
quand on aborda les personnes qui ne pouvaient plus la pratiquer. Hiro
rapportait des champignons à ceux qui n’avaient plus la possibilité
d’arpenter la forêt. Offrir des champignons permettait de réinsérer les
malades et les esseulés dans la communauté du paysage. Néanmoins, il
arrivait parfois que la mémoire fasse défaut et, alors, pour le meilleur ou
pour le pire, c’était l’ensemble du monde qui se transformait en
champignons. Henry, l’ami de Hiro, raconta l’histoire poignante d’un vieux
Nisei qui, atteint de la maladie d’Alzheimer, avait été placé en maison
médicalisée. Quand Henry lui rendit visite, le vieil homme lui confia :
« Tu aurais dû être là la semaine dernière : cette colline était blanche de
champignons. » Il montra alors du doigt à travers la fenêtre une pelouse
bien tondue où les matsutakes ne risquaient pas de pousser. Sans une
pratique de danse ininterrompue à travers les forêts de matsutakes,
la mémoire perd ses repères.
Hiro m’emmena dans une vallée où ceux qui cueillent pour le commerce
ne prenaient pas beaucoup de soin de l’endroit. Hiro est l’une des personnes
les plus généreuses que je connaisse et il aime travailler sans tenir compte
des appartenances ethniques et culturelles. Mais au bout de quelques
heures, lassé, il répétait d’un ton découragé : « C’était un bon endroit avant
que les Cambodgiens gâchent tout. C’était un bon endroit avant que les
Cambodgiens gâchent tout ! » Il appelait Cambodgiens tous les cueilleurs
du Sud-Est asiatique. Et aucun Américain ne devrait être choqué par le
profilage ethnique au travers duquel nous construisons des stéréotypes les
uns des autres. Sans pointer du doigt ni Hiro ni les Cambodgiens, venons-en
à la performance que m’ont léguée deux cueilleuses Mien. Mon objectif
n’est pas de classifier par distinctions mais de vous entraîner dans une autre
danse.
Pour Moei Lin et Fam Tsoi, la cueillette des matsutakes est à la fois un
gagne-pain et un passe-temps. À chaque saison des matsutakes, depuis le
milieu des années 1990, elles se rendent avec leurs maris, en partant de
Redding en Californie, jusqu’au centre des Cascades. Parfois leurs enfants
et petits-enfants se joignent à eux le week-end. Quand la saison est
terminée, le mari de Moei Lin empile des caisses chez Wal-Mart ; celui de
Fam Tsoi conduit un bus scolaire. Les bonnes années, la cueillette des
matsutakes permet de mieux vivre que ces deux autres jobs. Aussi
attendent-ils l’arrivée de la nouvelle saison pour de multiples raisons,
y compris en profiter pour faire de l’exercice et prendre du bon air. Les
femmes, tout particulièrement, se sentent libérées du confinement urbain.
Les abris tissés par les liens amicaux de voisinage de leur campement Mien
sont ce qui existe de plus proche, aux États-Unis, d’un village typique des
montagnes du Laos. Les campements Mien des cueilleurs de champignons
regorgent d’une animation propre à une vie de village.
On peut aussi avoir des raisons pour vouloir oublier, comme Fam Tsoi
me le rappelait quand je l’interrogeais sur les souvenirs qu’elle avait gardés
de son pays natal. Parce que de nombreux cueilleurs Hmong m’avaient dit
que les randonnées dans les forêts de l’Oregon leur rappelaient le Laos, j’ai
voulu savoir ce qu’il en était pour les Mien. « Oui, évidemment, me dit-elle.
Mais si on se contente de penser aux champignons, on peut oublier. » C’est
à la suite de la tragédie des guerres étatsuniennes en Indochine que Moei
Lin et Fam Tsoi étaient venues aux États-Unis. Après avoir passé plusieurs
années en Thaïlande, elles avaient obtenu le statut de réfugiées et s’étaient
installées dans la région au climat tempéré et à l’agriculture prospère du
centre de la Californie. Elles ne connaissaient alors pas un mot d’anglais et
n’avaient aucune expérience du travail en ville. Elles faisaient pousser leurs
propres légumes tandis que leurs maris fabriquaient des outils traditionnels.
Quand elles apprirent que l’on pouvait gagner de l’argent en cueillant des
champignons dans la forêt, elles se joignirent à la récolte d’automne.
Pour elles, explorer de nouveaux paysages était un savoir ancien, requis
par l’agriculture itinérante des migrations. C’était une compétence utile
pour la cueillette des champignons à des fins commerciales qui, à la
différence de la cueillette traditionnelle, impliquait de couvrir de grandes
distances. Aussi, à la différence des cueilleurs traditionnels pour qui un
panier à moitié plein de champignons correspond au butin d’une bonne
journée, les cueilleurs à des fins commerciales savent qu’un demi-panier ne
permettra pas de payer la facture de gaz. Ils ne peuvent pas se contenter
d’aller voir dans les zones dont ils auraient quelque souvenir. Pour gagner
leur vie, ils doivent cueillir pendant de longues journées et dans des
écosystèmes plus divers et plus vastes.
Comparativement avec les réfugiés qui viennent de la ville, Moei Lin et
Fam Tsoi n’ont pas peur de la forêt, et il est rare qu’elles se perdent. Leur
groupe se sent si à l’aise qu’il n’y a pas besoin de rester collés les uns aux
autres. Quand je cueillais en leur compagnie, les hommes partaient de leur
côté pour aller plus vite, tandis que les femmes choisissaient leur propre
chemin, ne reprenant contact avec les hommes que bien plus tard. « Les
hommes courent à la recherche de grosses bosses, expliquait Fam Tsoi,
alors que les femmes grattent le sol. »
J’allai gratter le sol en compagnie de Fam Tsoi et de Moei Lin. Partout où
nous cueillions, d’autres cueilleurs nous avaient précédées. Mais, plutôt que
de maudire les trous qu’ils avaient laissés un peu partout, nous en faisions
l’exploration. Moei Lin se penchait et touchait avec son bâton le sol qui
avait été retourné. Aucun soulèvement ne sautait aux yeux car la surface
avait déjà été largement farfouillée. Mais il arrivait tout de même qu’on
trouve un champignon ! Nous suivions les traces des anciens récoltants, en
récupérant les miettes qu’ils avaient laissées derrière eux. Étant donné que
les matsutakes, arrimés à des arbres, repoussent toujours aux mêmes
endroits, cela se révélait une stratégie incroyablement fructueuse. Nous
nous alignions sur des cueilleurs invisibles qui étaient venus avant nous
mais qui nous avaient laissé des traces de leurs trajets d’activité.
Les cueilleurs non humains sont au moins aussi importants que les
humains dans cette stratégie. Les cerfs et les élans aiment les matsutakes,
les préférant aux autres champignons. Quand on trouve du fumier de cerfs
ou d’élans, c’est souvent le signe qu’on est sur une parcelle de matsutakes.
Les ours retournent des bûches sous lesquelles se cachent des matsutakes et
provoquent de sacrés dégâts en les déterrant. Mais les ours, comme les cerfs
et les élans d’ailleurs, ne raflent jamais tous les champignons. Trouver un
endroit récemment fouillé par un animal est un signe certain de la présence
de matsutakes. En suivant les traces de vie animale, nous enchevêtrions et
coordonnions nos mouvements : nous cherchions en les prenant pour
partenaires.
Toutes les traces ne sont pas bonnes. Combien de fois ne me suis-je pas
retrouvée face à une bosse consistante qui, une fois pressée, se révélait ne
contenir que de l’air : juste un tunnel creusé par une marmotte ou une taupe.
Et quand que je demandai à Moei Lin si elle suivait les indications données
par une canne à sucrerie, elle fronça les sourcils et me répondit « non ».
« D’autres personnes seront déjà venues », expliqua-t-elle. C’était un signe
trop évident pour les enchevêtrements subtils que nous cherchions.
De ce point de vue, les ordures ont été pour moi une révélation. Les
randonneurs blancs et le Service des forêts les détestent. Pour eux, elles
détériorent les forêts. Les cueilleurs d’Asie du Sud-Est, selon eux, en
laisseraient beaucoup trop derrière eux. On a même parlé d’interdire la forêt
aux cueilleurs à cause des ordures. Mais, quand on est sur la piste des lignes
de vie, un peu d’ordure ne se refuse pas. Pas les montagnes de boîtes de
bière que les chasseurs blancs abandonnent, mais quelques déchets épars
que l’on peut suivre à la trace dans la forêt. Un papier d’aluminium froissé,
la bouteille abandonnée d’une boisson tonique au ginseng, un paquet
détrempé de cigarettes chinoises bon marché Zhong Nan Hai : c’est à
chaque fois le signe qu’un cueilleur d’Asie du Sud-Est est passé par là.
Je reconnais cette ligne, je m’aligne sur elle : cela m’évite de me perdre,
cela me met sur la trace des champignons. Je me surprends moi-même en
train de me hâter sur les lignes au long desquelles les déchets me
conduisent.
Les immondices ne sont pas le seul cauchemar du Service des forêts. Une
autre préoccupation est le « ratissage », autrement dit le fait que le sol soit
fouillé en profondeur. Des porte-parole de l’antiratissage le décrivent
comme le méfait de gens complètement égoïstes ou ignorants. Les
ratisseurs retournent le sol avec de gros bâtons, sans se soucier des
conséquences pour les autres. Mais les femmes cueilleuses m’ont montré
quelque chose de différent. Parfois le sol perturbé, considéré comme
victime d’une fouille, est le résultat du travail de plusieurs personnes.
Quand de nombreuses personnes ont touché un endroit pour en extraire ses
propres lignes de vie, une dépression peut se former. Le ratissage est parfois
le résultat de multiples lignes de vie consécutives et entremêlées.
Le terrain où Moei Lin et Fam Tsoi faisaient leur cueillette n’avait rien à
voir avec la mousse sculptée et les tapis de lichen de la vallée particulière
de Hiro. Dans les déserts volcaniques de haute altitude de l’est des
Cascades, le sol était sec : le vent soufflait dans des arbres mal en point et
parfois isolés. Des troncs d’arbres jonchaient le sol, leurs mottes déracinées
bloquaient le passage. Des vagues d’exploitation du bois et les
« traitements » du Service des forêts avaient laissé une traînée de souches,
de chemins et de terres laminées. Il peut paraître étrange de prétendre que
les cueilleurs font partie des pires menaces pour la forêt. Mais leurs traces
gisent là. Pour Moei Lin et Fam Tsoi, c’était un avantage.
En suivant les lignes de vie et en coordonnant leurs mouvements avec
elles, Moei Lin et Fam Tsoi couvraient de grandes distances. Nous nous
levions avant l’aube et, après avoir déjeuné, nous étions dans la forêt dès les
premiers rayons du soleil. Nous pouvions rester dans la forêt pendant quatre
ou cinq heures avant d’entrer en contact par talkie-walkie avec les hommes
pour savoir où ils étaient allés. Et, même si le cadre général des collines
nous était familier, nous cherchions toujours de nouveaux endroits.
Ce n’était pas la forêt au sens des attachements familiers. Nous pistions de
nouveaux territoires en suivant les lignes de vie.
À l’heure du déjeuner, on s’asseyait sur une bûche et on sortait des
récipients en plastic remplis de riz : ce jour-là, le riz était accompagné de
petits nuggets bruns, composés de morceaux de carpe rouges et verts.
C’était terriblement goûteux et épicé, et je les questionnai sur la manière
dont c’était préparé. Fam Tsoi m’expliqua : « Tu prends un poisson.
Tu ajoutes du sel. » Elle réfléchit un instant : c’est bien ça. Je m’imaginais
moi-même dans la cuisine avec un poisson cru, salé, entre les mains.
Le langage avait encore une fois rencontré sa limite. Les trucs dont on use
en cuisine sont des gestes qui appartiennent à l’intelligence du corps, ce qui
n’est jamais aisé à mettre en mots. La même chose est vraie pour les
cueilleurs de champignons, c’est plus de la danse que de la classification. Et
c’est une danse qui ici s’associe avec de nombreuses vies dansantes.
QUATRIÈME PARTIE
1. En 1984, Brown a créé le Jefferson Center for Education and Research : le centre est entré en déclin après sa mort en 2005.
Après le travail fondateur de Brown, d’autres groupes se sont préoccupés de l’organisation des cueilleurs de champignons, en
particulier l’Institute for Culture and Ecology, le Sierra Institute for Community and Environment et l’Alliance of Forest Workers
and Harvesters. Le projet a recruté des « contrôleurs de champignons » parmi les cueilleurs. Leur travail consiste à identifier les
besoins des cueilleurs, à travailler avec leurs modes de connaissance et à aider à formuler des programmes d’empowerment.
Quand on a cessé de les rémunérer, certains ont continué à travailler comme volontaires. Ce projet a permis de réunir les efforts de
nombreuses personnes et organisations.
2. Peter KARDAS et Sarah LOOSE (dir.), The Making of a Popular Educator : The journey of Beverly A. Brown, Bridgetown
Printing, Portland, OR, 2010.
3. Beverly BROWN, In Timber Country : Working people’s stories of environmental conflict and urban flight, Temple University
Press, Philadelphie, 1995.
Découvrir des alliés, préfecture de
Kyoto. Éclaircir les racines des
arbres à feuilles persistantes du
satoyama en vue de favoriser les pins.
Des volontaires aménagent des bois
qui pourraient plaire aux matsutakes,
en espérant que ces derniers les
rejoignent.
18
EN CROISADE POUR LES MATSUTAKES,
OU EN ATTENDANT L’ACTION FONGIQUE
« Allons-nous-en. » « On ne peut pas. »
« Pourquoi ? » « On attend Godot. »
Samuel BECKETT, En attendant Godot
Les terres forestières les plus fréquemment exploitées par les villageois
d’Ishimushiro, ou ce que nous appelons le satoyama, étaient
suffisamment proches pour que l’on puisse faire quatre allers et retours
par jour à pied, deux le matin et deux l’après-midi, en transportant un
fagot de 60 kg sur le dos. Si on s’enfonçait plus loin dans la forêt, il
était trop fatigant de rapporter à la maison des fagots de bois brut, si
bien qu’il fallait les transformer en charbon de bois [...] À Ishimushiro,
on avait environ 1 000 ha de terres forestières iriai [communes] qui
couvraient la plus grande partie du paysage forestier du satoyama. Les
forêts iriai étaient exploitées de manière conjointe par 90 foyers qui
étaient membres de l’Association de la forêt commune d’Ishimushiro
[...].
À l’époque, quand il y avait peu de moyens de rentrer de l’argent
liquide, il était indispensable pour les villageois de disposer de droits
iriai afin de pouvoir s’en sortir un minimum. On devait pouvoir
compter sur les terres forestières qui entouraient le hameau pour parer
à la plupart des nécessités de la vie. Ceux qui n’avaient pas le droit de
ramasser du bois de chauffage et du petit bois comme combustibles, ou
encore le droit de récolter des fourrages sur les terres forestières iriai,
ne pouvaient survivre dans le village [...].
Pour une famille comme la nôtre, qui ne possédait qu’un tout petit
lopin de terre forestière, les forêts iriai du hameau étaient
indispensables pour aller ramasser du bois de chauffage, du petit bois
et d’autres biens vitaux. Dans les années 1950, la vague de
modernisation commença à se faire sentir à Ishimushiro, changeant de
manière précipitée le style de vie du village. Les villageois se mirent à
utiliser du kérosène et de l’électricité, à remplacer leurs toits de
chaume par des feuilles en acier galvanisé et à opter pour les tracteurs,
rendant rapidement inutiles le bois de chauffage, le petit bois, le
fourrage et les tiges de chaume. Par conséquent, nombreux furent ceux
qui cessèrent de se rendre dans le satoyama en dehors de rares
occasions. [...] La cueillette des champignons reste aujourd’hui la seule
activité économique viable. Les choses ont considérablement changé
depuis le temps où les bienfaits des forêts iriai avaient tant
d’importance pour la communauté.
Plus loin dans son récit, il parle de ses efforts, et de ceux des autres, pour
revitaliser les paysages autour du village. Il explique les efforts collectifs
qui ont été réalisés pour nettoyer les voies d’eau et dégager les forêts.
« Quand les gens disent, “les choses étaient mieux avant”, ce qu’ils ont en
tête, à mon avis, c’était la joie de faire des choses ensemble à plusieurs.
On a perdu cette joie3. »
Il n’y a plus ni pins ni paysans. Comme je l’ai décrit dans le chapitre 11,
des nématodes de pin ont tué la plupart des pins rouges dans le centre du
Japon. C’est dû en partie au stress auquel ont été soumis les pins, faisant
suite à la négligence et l’abandon du satoyama. Quand on se promène dans
des forêts du satoyama qui ont été négligées, on ne voit que des pins morts
ou en passe de l’être.
Ces pins sur le point de mourir condamnent toute récolte possible de
matsutakes : sans leur arbre hôte, ceux-ci ne peuvent pas survivre. C’est
même le souvenir du déclin des matsutakes qui rend le plus évident la perte
des forêts de pins au Japon. Dans la première partie du XXe siècle, on
trouvait beaucoup de matsutakes dans les forêts du satoyama. Les gens de la
campagne pensaient que cela allait de soi : les matsutakes faisaient partie de
tous ces biens comestibles saisonniers et qui, ramassés en automne,
venaient en complément des récoltes de produits sauvages au printemps.
Le scandale est venu plus tard, dans les années 1970, quand les
champignons se raréfièrent et coûtèrent de plus en plus cher.
La dégringolade a été rapide et brutale. Les pins étaient en train de
complètement dépérir. Dans les années 1980, alors que l’économie
japonaise était toujours en plein essor, les matsutakes étaient devenus des
biens rares et donc extrêmement bien cotés.
Les matsutakes d’importation ont submergé le marché et, dans les années
1990, même ces derniers atteignaient des prix effarants. Ce sont les
personnes à l’âge de la maturité entre les années 1970 et 1990 qui se
rappellent l’arôme subtil qu’une fine lamelle, payée une fortune, était
capable de diffuser dans une soupe et qui réagissent tout aussi bien avec
joie et stupéfaction aux rêves d’abondance.
Les matsutakes aident au maintien des forêts paysannes dans le paysage
en transformation. Avec ses prix élevés, les ventes du champignon
permettent à elles seules de payer les impôts sur la terre et le travail
d’entretien. Dans les zones où les droits iriai existent encore, les villages
profitent des bénéfices que peut engendrer l’exploitation du matsutake pour
un usage commun, en mettant aux enchères le droit de récolter (et vendre)
les champignons. Les mises aux enchères ont lieu au cours de l’été, avant
même que l’on sache si la récolte des champignons sera bonne : les
villageois organisent une fête pendant laquelle, désinhibés par la boisson, ils
appellent chacun à surenchérir. Le gagnant offre au village une somme
importante mais se rattrape plus tard avec la récolte4. Cependant, en dépit
des bénéfices financiers et communaux, le travail pour entretenir les forêts
n’est pas toujours fait, en particulier avec le vieillissement des villageois.
Dans les forêts négligées, les pins meurent et les matsutakes disparaissent.
Les mouvements pour le satoyama tentent de retrouver la socialité perdue
de la vie communale. Ils inventent des activités pour faire se rencontrer des
vieux, des jeunes et des enfants, mêlant éducation et action communautaire
avec le travail et le plaisir. C’est plus engagé que d’apporter une simple aide
aux paysans et aux pins. Selon eux, le travail associé au satoyama refaçonne
l’esprit humain.
Au cours du boom économique qui a suivi le rétablissement du Japon
après la Seconde Guerre mondiale, les paysans ont migré vers les villes à la
recherche des marchandises et des styles de vie modernes. Mais quand,
dans les années 1990, l’économie s’est ralentie, ni l’éducation ni le travail
ne semblaient un chemin évident pour aller vers le bien-être promu par le
progrès. L’économie fondée sur les spectacles et les désirs fleurissait mais
elle marquait dans le même temps un détachement des attentes qui donnent
sens à la vie. Il devenait de plus en plus difficile d’imaginer où menait la vie
et ce qui devait la combler en dehors des marchandises. Une figure
emblématique attira l’attention du public sur ce problème : le hikikomori est
une jeune personne, généralement un adolescent, qui s’enferme dans sa
chambre et refuse tout contact vivant. Le hikikomori vit seulement au
travers des médias électroniques. Il s’isole des autres en se plongeant dans
un monde d’images qui le libère de toute socialité incarnée et il finit par
s’enfermer dans une prison qu’il s’est lui-même construite. Il traduit le
cauchemar qu’est l’anomie urbaine pour beaucoup : il y a un peu de
hikikomori en chacun de nous. C’est ce cauchemar que le professeur K,
dont j’ai parlé dans le chapitre 13, aperçut dans le regard vitreux de ses
étudiants. C’est cela qui le poussa à aller à la campagne, un endroit où lui et
ses étudiants pourraient se reconstruire. Et il fut, par ailleurs, suivi par de
nombreux défenseurs de l’environnement, éducateurs et volontaires.
La revitalisation du satoyama prend en charge le problème de l’anomie
en ce qu’elle encourage les relations sociales avec d’autres êtres. Les
humains deviennent là un acteur parmi tant d’autres dans le tissage d’une
viabilité. Les participants attendent que les arbres et les mycètes s’associent
avec eux. Ils entretiennent les paysages qui ont besoin de l’action humaine
mais ne se limitent pas à ce besoin. Au tournant du siècle, plusieurs milliers
de groupes de revitalisation du satoyama ont surgi à travers tout le Japon.
Tantôt ils mettent l’accent sur la gestion de l’eau, l’éducation à la nature,
tantôt sur l’environnement nécessaire à une fleur particulière, voire aux
champignons matsutakes. Tous sont engagés dans une reconstruction des
humains comme des paysages.
Pour se reconstruire, les groupes citoyens mixent science et savoir
paysan. Ce sont des scientifiques qui prennent la direction des opérations de
revitalisation du satoyama. Mais l’idée est d’incorporer les savoirs
populaires : à cet effet, les professionnels citadins et les chercheurs
consultent de vieux paysans pour bénéficier de leurs conseils. Certains
volontaires vont travailler auprès des paysans ou interrogent les aînés au
sujet des modes de vie disparus. Leur objectif est de restaurer la présence de
paysages entretenus et, pour cela, ils ont besoin de savoirs pratiques qui ont
acquis l’expérience et l’intelligence de ce type de travail.
L’apprentissage mutuel est aussi une visée importante. Les groupes sont
très ouverts à propos des erreurs faites et des leçons qu’ils en ont tirées. Un
compte rendu au sujet du travail réalisé par un groupe de volontaires sur le
terrain explique tous les problèmes rencontrés et erreurs commises. Sans
coordination, ils avaient coupé trop d’arbres. Certains zones qu’ils avaient
nettoyées avaient repoussé encore plus épaisses et infestées d’espèces
indésirables. Pour terminer, les auteurs du compte rendu concluaient que le
groupe avait réussi à développer un principe du « faire, penser, observer et
recommencer », élevant le processus collectif d’essai-erreur à l’égal d’un
art. Étant donné qu’un de leurs objectifs était l’apprentissage participatif, la
possibilité qu’ils avaient de faire des erreurs et d’en prendre bonne note
était une partie importante du processus. Les auteurs terminaient par :
« Pour que ce soit une réussite, les volontaires doivent participer à tous les
niveaux et étapes du programme5. »
Les groupes comme les Croisés Matsutakes de Kyoto tirent profit de
l’attrait que revêtent les champignons pour en faire le symbole de leur
détermination à renouveler les relations de travail entre les forêts et les
gens. Si les matsutakes réapparaissent, comme cela a été le cas sur une
colline bien travaillée par les Croisés au cours de l’automne 2008, cela
constitue une source d’excitation pour les volontaires. Rien n’est plus
palpitant que cette entrée en scène imprévisible d’autres alliés dans
l’enchevêtrement de la fabrication de la forêt. Pins, humains et mycètes sont
renouvelés dans un moment d’existence cospécifique.
Personne ne pense que les matsutakes ramèneront le Japon à sa gloire
d’antan. Plutôt qu’une rédemption, la revitalisation des forêts de matsutakes
se fraie un chemin à travers un amas d’aliénations. Au cours de ce
processus, les volontaires acquièrent la patience qu’il faut pour se mêler aux
autres espèces multiples sans savoir à l’avance où ce monde en devenir les
emmènera.
1. Ce souci de protéger les versants de l’érosion, qui est l’option du Dr Yoshimura, s’oppose aux tentatives de Kato-san d’exposer
les sols minéraux à l’érosion, comme je l’ai remarqué dans l’ouverture de la troisième partie.
2. Kokki GOTO, « “Iriai forests have sustained the livehood and autonomy of villager’s” : Experience of commons in Ishimushiro
hamlet in Northeastern Japan », édité, annoté et préfacé par Motoko Shimagami, article préparatoire, no 30, Afrasian Center for
Peace and Development Studies, Ryukoku University, 2007, p. 2-4.
3. Ibid., p. 16.
4. Haruo Saito, interview ; Haruo SAITO et Gaku MITSUMATA, « Bidding customs and habitat improvement for matsutake
(Tricholoma matsutake), in Japan », Economic Botany, 62, no 3, 2008, p. 257-268.
5. Noboru KURAMOTO et Yoshimi ASOU, « Coppice woodland maintenance by volunteers », in K. Takeushi et al., Satoyama,
op. cit., p. 129.
Découvrir des alliés, Yunnan.
Bavarder au marché. La privatisation
ne peut pas anéantir les communs
latents parce qu’elle dépend d’eux.
19
ACTIFS ORDINAIRES
1. Comme me l’a rappelé Michael Hathaway (communication personnelle, 2014), parfois la privatisation dans le Yunnan ravive
des relations féodales précommunistes. La brutalité du changement, plus que leur absolue nouveauté, attire l’attention sur les
relations constitutives de la propriété.
2. Pour la discussion de ces statuts, voir LIU Dachang, « Tenure and management of non-state forests in China since 1950 », loc.
cit. ; Nicholas MENZIES, Our Forest, Your Ecosystem, Their Timber : Communities, Conservation, and the State in Community-
Based Forest Management, Columbia University Press, New York, 2007. Après que la politique décidée en 1981 eut produit ses
effets, la plupart des forêts furent divisées en trois catégories : celles qui étaient propriété de l’État, celles qui étaient propriété
collective et celles qui étaient placées sous la responsabilité d’une famille individuelle. Dans la deuxième catégorie, les forêts
étaient aussi divisées en fonction de contrats passés avec les familles individuelles. Les droits sur les arbres et les droits d’accès
ont été de plus en plus séparés : en 1998, une interdiction sur l’abattage du bois a été décidée dans le Yunnan. Les choses se sont
passées différemment dans les différentes régions du Yunnan. Le site de Chuxiong que j’ai étudié avec Michael Hathaway est
devenu connu pour ses procédures d’accès individuel. Néanmoins, nous avons trouvé que les paysans que nous interrogions
étaient souvent désorientés ou ne croyaient pas aux bienfaits de ces catégories.
3. Selon le FMI et la Banque mondiale, la privatisation évite la « tragédie des communs » au cours de laquelle les ressources
partagées sont détruites. Garrett HARDIN, « The tragedy of the commons », Science, 162, no 3859, 1986, p. 1243-1248.
4. Pour des références en langue anglaise, voir Jianchu XU et Jesse RIBOT, « Decentralisation and accountability in forest
management : A case for Yunnan, Southwest China », European Journal of Development Research, 16, no 1, 2004, p. 153-173 ; X.
YANG, A. WILKES, Y. YANG, C. S. GESLANI, X. YANG, F. GAO, J. YANG et B. ROBINSON, « Common and privatized :
Conditions for wise management of matsutake mushrooms in northwest Yunnan province, China », Ecology and Society, 14, no 2,
2009, p. 30 ; Xuefei YANG, Jun HE, Chun LI, Jianzhong MA, Yongping YANG et Jianchu XU, « Management of matsutake in
NW-Yunnan and key issues for its sustainable utilization », in Christoph KLEINN, Yongping YAN, Horst WEYERHAEUSER et
Marco STARK, Sino-German Symposium on the Sustainable Harvest of Non-Timber Forest Products in China, World
Agroforestry Centre, Göttingen, 2006 ; Jun HE, « Globalized forest-products : Commodification of the matsutake mushroom in
Tibetan villages, Yunnan, Southwest China », International Forestry Review, 12, no 1, 2010, p. 27-37 ; Jianchu XU et David R.
MELICK, « Rethinking the effectiveness of public protected areas in Southwestern China », Conservation Biology, 21, no 2, 2007,
p. 318-328.
5. SU Kai-mei, Yunnan Academy of Agricultural Sciences, interview, 2009. Voir aussi YANG Yu-hua, SHI Ting-you, BAI Yong-
shun, SU Kai-mei, BAI Hong-fen, MU Li-qiong, YU Yan, DUAN Xing-zhou, LIU Zheng-jun, ZHANG Chun-de, « Discussion on
management model of contracting mountain and forest about bio-resource utilization under natural forest in Chuxiong Prefecture »
(en chinois), Forest Inventory and Planning 3, 2007, p. 87-89 ; LI Shu-hong, CHAI Hong Mei, Su Kai-me, ZHING Ming-hui et
ZHAO Yong-chang, « Resources investigation and sustainable suggestions on the wild mushrooms in Jianchuan » (en chinois),
Edible Fungi of China, 5, 2010.
6. Voir X. YANG et al., « Common and privatized », loc. cit., et Y. YANG et al., « Discussion on management model », loc. cit.
Des modes de gouvernance très différents de la récolte des champignons, avec un contrôle communal beaucoup plus important,
caractérisent la zone du Diqing tibétain du Yunnan où gravitent la plupart des chercheurs étrangers. Nicholas MENZIES, Our
Forest, Your Ecosystem, Their Timber, op. cit. ; Emily YEH, « Forest claims, conflict, and commodification : The political ecology
of Tibetan mushroom-harvesting villages in Yunnan province, China », China Quarterly, 161, 2000, p. 212-226.
7. D’autres chercheurs dans cette région ont décrit de manière utile la disjonction entre les politiques de gestion et les pratiques
locales comme étant un problème résultant des différents niveaux de gouvernance. LIU Dachang, « Tenure and management of
non-state forests in China since 1950 », loc. cit. ; Nicholas MENZIES et Chun LI, « One eye on the forest, one eye on the market :
Multi-tiered regulation of matsutake harvesting, conservation, and trade in Northwestern Yunnan province », loc. cit. ; Nicholas
MENZIES et Nancy LEE PELUSO, « Tenure and management of non-state forests in China since 1950 », loc. cit. ; Nicholas
MENZIES et Chun LI, « Rights of access to upland forest resources in Southwest China », Journal of World Forest Resource
Management, 6, 1191, p. 1-20.
8. Je n’ai pas pu faire moi-même ce voyage. Je dois à Michael Hathaway une description précise de ce qui s’y passait.
9. David ARORA (« The houses that matsutake built », loc. cit.) a vu les matsutakes changer huit fois de main en deux heures sur
un marché de champignons dans le Yunnan. Mon expérience sur les marchés spécialisés est la même : les échanges étaient
permanents.
10. Le contraste entre cette scène d’achat et les marchés locaux beaucoup plus compétitifs, observés par Michael Hathaway dans
la zone tibétaine du Yunnan, est instructif. Là, les cueilleurs tibétains vendent à des marchands chinois Han : la scène est dès le
début le lieu d’une concurrence acharnée. Dans la zone que je décris, les patrons comme les cueilleurs sont de nationalité Yi. Des
liens d’appartenance et de résidence nouent aussi ensemble les cueilleurs et les acheteurs.
11. Le compte rendu de Brian Robinson sur la « tragédie des communs » en rapport avec les matsutakes du Yunnan reconnaît que
cueillir des champignons dans les communs peut ne pas détruire les mycètes. Il souligne plutôt le problème de la réduction des
revenus. Brian ROBINSON, « Mushrooms and economic returns under different management regimes », in Anthony
CUNNINGHAM et Xuefei YANG (dir.), Mushrooms in Forests and Woodlands, Routledge, New York, 2011.
12. Je dois au sens aiguisé de l’observation de Michael Hathaway d’avoir remarqué cette plaque.
Découvrir des alliés, Yunnan.
Xiaomei admire un gros champignon
(pas un matsutake).
20
POUR NE PAS FINIR : À PROPOS
DE QUELQUES
PERSONNES QUE J’AI CROISÉES
EN CHEMIN
En 2007, j’ai rendu visite à Matsiman qui vivait avec sa compagne dans
une petite maison au sommet d’une colline, au milieu de ses nombreux
chats (« Matsi » signifie matsutake en argot américain). Je voulais voir les
matsutakes pousser dans les forêts de chênes à tan de la zone côtière de
l’Oregon, et il me montra quelques-uns de ses lieux à lui, où les souches des
sapins de Douglas, autrefois porteurs d’avenir et depuis abandonnés par les
bûcherons, fournissaient des habitats prometteurs. Les feuilles des chênes à
tan couvraient le sol comme un tapis : il semblait impossible qu’un
champignon puisse surgir à travers cette couche épaisse. Mais il me montra
comment me mettre à terre pour tâtonner les feuilles avec les mains jusqu’à
ce que je rencontre la texture promise, une bosse. C’était seulement avec
l’aide du toucher que l’on cherchait des champignons : une nouvelle
manière pour moi d’appréhender la forêt.
Cette méthode n’est efficace que si vous connaissez les endroits où les
matsutakes sont susceptibles de surgir. Il faut connaître les plantes et les
mycètes dans leur particularité et pas seulement les types génériques. Cette
combinaison de connaissance intime et de sentir à travers l’humus m’a
amenée à penser l’ici et maintenant, le milieu des choses. Nous faisons trop
confiance à nos yeux. J’observais le sol et me disais : « Il n’y a rien ici. »
Mais c’était faux, comme Matsiman me le prouva avec ses mains. Se
débrouiller sans le progrès requiert d’avoir énormément de tact au niveau
même des mains.
C’est dans cet esprit que j’ai laissé ce chapitre vagabonder à nouveau
entre mes différents sites de recherche, revenant sur des moments où j’ai
entrevu ces sortes de brouillages qui marquent les contours de l’aliénation
et aussi, qui sait, les communs latents. S’en tirer tant bien que mal avec
d’autres, c’est toujours être au milieu des choses : cela ne permet pas de
conclure proprement. Revenant sur certains points clés, j’espère que sera
perceptible le parfum d’une aventure qui n’en a pas encore fini.
1. <matsiman.com>.
2. Lu-Min VAARIO, Alexis GUERIN-LAGUETTE, Norihisha MATSUHITA, Kazuo SUZUKI et Frédéric LAPEYRIE,
« Saprobic potential of Tricholoma matsutake : Growth over pine bark treated with surfactants », Mycorrhiza, 12, 2000, p. 1-5.
3. Pour des recherches relatives au sujet, voir Lui-Min VAARIO, Taina PENNAMEN, Tytti SARJALA, Eira-Maija SAVONEN et
Jussi HEINONSALO, « Ectomycorrhization of Tricholoma matsutake and two major conifers in Finland – an assessment of in
vitro mycorrhiza formation », Mycorrhiza, 20, no 7, 2010, p. 511-518.
4. NdT : organisme vivant dans un milieu putride.
5. Heikki JUSSILA et Jari JARVILUOMA discutent de la question du tourisme dans la Laponie contemporaine en récession :
« Extracting local resources : The tourism route to development in Kolari, Lapland, Finland », in Cecily NEIL et Markku
TYKKLÄINEN (dir.), Local Economic Development, United Nations University Press, Tokyo, 1998.
6. Un autre monde est, en fait, en cours de formation. Grâce aux activités de recrutement des femmes mariées thaï dans la Finlande
rurale en pleine dépression, un réseau de cueilleurs thaï s’est créé et cueille dans la forêt des baies et des champignons. Les
cueilleurs viennent indépendamment, en usant de leurs propres fonds. Comme ceux de l’Oregon, ils vendent leur récolte et paient
leurs propres frais. Ils investissent des écoles abandonnées dans des villages en plein déclin de la campagne finnoise ; ils
conservent leurs propres modes de vie, emportant parfois avec eux leur matériel de cuisine et même certains aliments. À la
différence des recruteurs, les cueilleurs ne sont pas originaires de Bangkok mais de régions appauvries du nord-est de la Thaïlande
où l’on parle lao. Ce sont peut-être des cousins lointains des cueilleurs Lao vivant aux États-Unis. Leur ressemblance fait que
certains se demandent : comment les forestiers finnois et les responsables communautaires peuvent-ils parler à ces nouveaux
cueilleurs ? Leur expérience et leur expertise entreront-elles en dialogue ?
Vie insaisissable, Oregon. En
souvenir de Leke Nakashimura.
Il œuvra pour garder vivante la
mémoire matsutake en incitant les
vieux et les jeunes à le suivre dans la
forêt à la recherche de champignons.
1. Ursula LE GUIN, « The carrier bag theory of fiction », in Dancing at the Edge of the World, Grove Press, New York, 1989,
p. 167-168.