Vous êtes sur la page 1sur 443

Anna Lowenhaupt Tsing

LE CHAMPIGNON
DE LA FIN DU MONDE
Sur la possibilité de vivre
dans les ruines du capitalisme
Traduit de l’anglais (États-Unis)
par Philippe Pignarre

2017
Présentation
Ce n’est pas seulement dans les pays ravagés par la guerre qu’il faut apprendre à
vivre dans les ruines. Car les ruines se rapprochent et nous enserrent de toute part, des
sites industriels aux paysages naturels dévastés. Mais l’erreur serait de croire que l’on
se contente d’y survivre.
Dans les ruines prolifèrent en effet de nouveaux mondes qu’Anna Tsing a choisi
d’explorer en suivant l’odyssée étonnante d’un mystérieux champignon qui ne pousse
que dans les forêts détruites.
Suivre les matsutakes, c’est s’intéresser aux cueilleurs de l’Oregon, ces travailleurs
précaires, vétérans des guerres américaines, immigrés sans papiers, qui vendent
chaque soir les champignons ramassés le jour et qui termineront comme des produits
de luxe sur les étals des épiceries fines japonaises. Chemin faisant, on comprend
pourquoi la « précarité » n’est pas seulement un terme décrivant la condition des
cueilleurs sans emploi stable mais un concept pour penser le monde qui nous est
imposé.
Suivre les matsutakes, c’est apporter un éclairage nouveau sur la manière dont le
capitalisme s’est inventé comme mode d’exploitation et dont il ravage aujourd’hui la
planète.
Suivre les matsutakes, c’est aussi une nouvelle manière de faire de la biologie : les
champignons sont une espèce très particulière qui bouscule les fondements des
sciences du vivant.
Les matsutakes ne sont donc pas un prétexte ou une métaphore, ils sont le support
surprenant d’une leçon d’optimisme dans un monde désespérant.

L’auteur
Anna Lowenhaupt Tsing est professeur d’anthropologie à l’université de Californie,
Santa Cruz, et à l’université Aarhus au Danemark.

Collection
Les empêcheurs de penser en rond
Copyright
Collection dirigée par Philippe Pignarre
Ouvrage initialement publié sous le titre The Mushroom at the End of the World: On
the Possibility of Life in Capitalist Ruins.
Le traducteur remercie Fleur Courtois-l’Heureux qui a corrigé et amélioré de manière
substantielle la traduction de ce livre.

© 2015, Princeton University Press.


Licensed by Princeton University Press, Princeton New Jersey, USA in conjuction
with their duly appointed agent, L’Autre Agence. All rights reserved. No part of this book
may be reproduced or transmitted in any form or by any means, electronic or
mechanical, including photocopying, recording or by any information storage and
retrieval system, without permission in writing from the Publishers.
© Éditions La Découverte, Paris, 2017, pour la traduction française.

Composition numérique Facompo (Lisieux), août 2017

ISBN numérique : 978-2-35925-139-5


ISBN papier : 978-2-35925-136-4

Photo de couverture : Matsutake mushroom © Fotolia

Cette œuvre est protégée par le droit d’auteur et strictement réservée à l’usage privé
du client. Toute reproduction ou diffusion au profit de tiers, à titre gratuit ou onéreux, de
tout ou partie de cette œuvre est strictement interdite et constitue une contrefaçon
prévue par les articles L 335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
L’éditeur se réserve le droit de poursuivre toute atteinte à ses droits de propriété
intellectuelle devant les juridictions civiles ou pénale.

S’informer
Si vous désirez être tenu régulièrement informé de nos parutions, il vous suffit de
vous abonner gratuitement à nos lettres d’information par courriel, à partir de notre site
www.editionsladecouverte.fr où vous retrouverez l’ensemble de nos catalogues.

Nous suivre sur


Table
Préface par Isabelle Stengers

Activer les enchevêtrements

Prologue senteurs d’automne

Première partie - Que reste-t-il ?


1 - L’art d’observer
2 - La contamination comme collaboration
3 - De quelques problèmes d’échelle
Interlude : Humer

Deuxième partie - Après le progrès : L’accumulation


par captation
4 - Travailler à la marge
LIBERTÉ...
5 - « Open Ticket », Oregon
6 - Les histoires de la guerre
7 - Qu’est-il arrivé à l’État ? Deux sortes d’Américains asiatiques
... En traduction
8 - Entre le dollar et le yen
9 - Des dons aux marchandises, et vice-versa
10 - Rythmes résiduels : une atteinte au monde des affaires
Interlude : Suivre à la trace

Troisième partie - Des débuts mouvementés : Une mise


en forme involontaire
11 - La vie de la forêt
Remonter au milieu des pins...
12 - L’histoire
13 - Résurgence
14 - Sérendipité
15 - Ruine
... Interstices et patchs
16 - La science comme traduction
17 - Spores aériennes
Interlude : Danser

Quatrième partie - Au milieu des choses


18 - En croisade pour les matsutakes, ou en attendant l’action fongique
19 - Actifs ordinaires
20 - Pour ne pas finir : À propos de quelques personnes que j’ai croisées
en chemin
Sur la piste des spores la suite des aventures d’un champignon
PRÉFACE
Par Isabelle Stengers

Il paraît que nous sommes entrés dans l’Âge de l’Homme,


l’Anthropocène, et le succès académico-médiatique de cette dénomination
n’a d’égal que son ambiguïté. Que certains types d’entreprise humaine
soient responsables de la dévastation en cours de la Terre, soit. Mais qu’il
s’agisse d’une nouvelle époque géologique ? Tout au plus, comme le
remarque Donna Haraway1, il s’agit d’un événement frontière, telle
l’« extinction K-T » qui marque la fin du Crétacé, il y a 66 millions
d’années. Et, dans ce cas, la question serait plutôt : comment sortir dudit
« Anthropocène » aussi vite que possible, avant que les conséquences en
cascades de ce que nous avons appelé le « développement » ne détruisent
irrémédiablement notre monde. Mais l’Âge de l’Homme, mieux nommé
Capitalocène, est aussi celui où se posera la question des « possibilités de
vie dans les ruines du capitalisme ». Et cette question se posera, que les
ruines dont il s’agit soient celles que le capitalisme nous laissera ou celles
qu’il continuera à provoquer. C’est aux ruines qu’Anna Tsing demande que
nous nous intéressions d’ores et déjà, sans nous laisser sidérer par la grande
alternative à laquelle tout semble suspendu – un monde libéré ou non de
l’emprise capitaliste.
Lorsque l’on pense ruines, on pense souvent à des bâtiments calcinés où
errent des habitants sinistrés, hébétés. Face à cet imaginaire tragique et
désespéré, la question posée par Anna Tsing peut fonctionner comme un
véritable antidote. S’intéresser aux ruines ne signifie pas contempler un
paysage désolé mais apprendre à saisir ce qui, discrètement, s’y trame.
Dans les ruines, il peut se passer bien des choses, des choses intrigantes,
surprenantes ou effrayantes mais qui, le plus souvent, échappent à
l’approche détachée de celui qui jauge et mesure une réalité offerte à ses
entreprises. Les ruines appellent un mode d’observation qui a été délaissé
par ceux qui ont exigé que la réalité se soumette à leurs propres catégories
et réponde à leurs propres questions. Elles demandent ce que Tsing appelle
l’art d’observer (art of noticing). Et elles demandent l’art du récit, qui
nourrit l’imagination et la sensibilité, par-delà ce qui pourrait être « classé
sans suite », comme réactionnaire, dérisoire ou insignifiant.
Chaque ruine raconte une histoire particulière, mais ce livre n’est pas une
collection d’histoires disparates. Les champignons qu’Anna Tsing a appris à
suivre avec l’attention qu’ils réclament voyagent et font voyager, et ces
voyages créent, comme les champignons eux-mêmes, des connexions qui
mettent au défi les classifications de nos savoirs. Suivant la piste du
matsutake, à l’arôme si particulier, ce n’est pas seulement l’écologie des
forêts où une boursouflure discrète indique sa présence au cueilleur
expérimenté, qu’elle nous fera penser et sentir, mais aussi, car elles ne sont
jamais loin, les métamorphoses contemporaines du capitalisme.
Disons-le tout de suite, les champignons matsutakes offrent une double
particularité. Ils trouvent dans les ruines la possibilité de vivre et de créer la
possibilité pour d’autres vivants, y compris humains, de vivre. Et ils sont
hautement appréciés au Japon, où ils ont pourtant quasiment disparu. En
tant que tel ce champignon traverse donc les grandes dichotomies, entre
organisme et environnement, entre nature et culture, entre objectif et
subjectif, et il pose et repose la question des ruines dans cette traversée.
Anna Tsing ne nous dira pas comment, dans les ruines, « la nature reprend
ses droits » après un ravage dont sont responsables des entreprises
humaines, mais elle ne fera pas non plus des ruines une catégorie
anthropocentrique à propos d’un paysage qui ne répond pas à nos attentes.
Les matsutakes ne respectent pas de telles oppositions. Ils demandent des
histoires qui, toutes, enchevêtrent des protagonistes aussi variés qu’actifs,
depuis les pins à qui ils permettent de pousser sur des sols effectivement
appauvris, épuisés, dévastés, jusqu’aux Japonais amoureux de leur arôme,
qui sont prêts à les acheter à des prix exorbitants.
Nul n’est passif dans ces histoires mais toute activité y est précaire, ne
persiste que sous le signe d’une interdépendance foncière. Les champignons
matsutakes pouvaient sembler appartenir à une immémoriale tradition
japonaise, mais ils ont été les victimes collatérales de l’urbanisation du
Japon – ils dépendaient de l’utilisation quotidienne des forêts par les
paysans, et celles-ci ont été laissées à l’abandon. Les cueilleurs de
matsutakes de l’Oregon qu’Anna Tsing nous fera rencontrer n’existeraient
pas sans le goût nostalgique des Japonais pour le passé, mais ils ont en
commun un attachement déterminé à une liberté qui signifie d’abord un
refus de ce qui semblait appartenir à la norme désirable de la condition
humaine, celle de citoyen productif et discipliné. Mais cette norme est elle-
même en train de basculer dans le passé. La forêt de l’Oregon n’est pas
seulement un lieu laissé à l’abandon car rendue non rentable pour
l’exploitation dite rationnelle du bois. Elle propose aussi un modèle
nouveau de rentabilité pour un capitalisme qui, aujourd’hui, ne prétend plus
assurer l’emploi, ni même la reproduction de la force de travail dont il
dépend.
Suivre à la piste les agencements dont les matsutakes sont partie
prenante, c’est suivre l’émergence d’articulations foncièrement précaires,
dont les raisons se tissent dans la contingence. Tous les protagonistes des
récits d’Anna Tsing ont leurs raisons mais aucune de ces raisons ne tient
indépendamment des circonstances historiques qui les situent. Et c’est le
cas même pour la manière dont le capitalisme s’est transformé, devenant ce
qu’elle nomme un capitalisme « de captation », qui valorise sous forme de
marchandise ce qu’il n’a pas produit mais s’est borné à capter : loin d’être
le résultat d’une « évolution naturelle » cette transformation constitue un
rebondissement inattendu – et largement méconnu en France – dans
l’histoire tourmentée des rapports entre les États-Unis et le Japon (voir le
passionnant chapitre 8). Anna Tsing est anthropologue, et elle fait partie de
ces anthropologues qui, aujourd’hui, empêchent leurs collègues de penser
en rond, qu’ils soient humanistes ou critiques, qu’ils célèbrent le
cosmopolitisme tolérant de ce monde globalisé, construit par les hommes
pour les hommes, ou qu’ils dénoncent l’emprise tout aussi globale du
capitalisme sur ce monde et ses habitants. Dans son livre précédent,
Friction: An Ethnography of Global Connection (2005), qui raconte la
destruction des forêts de Bornéo et l’action de certains peuples indigènes,
d’activistes urbains et d’associations internationales de protection de
l’environnement, Tsing entendait déjà contester les références tant à un
universel humain qu’à une emprise définie comme globale, qui évoquent
toutes deux un idéal à venir où les échanges seraient sans friction, où
chaque localité serait régie par une logique homogène à l’ensemble2. Dans
Le Champignon de la fin du monde, les frictions – tensions, contradictions,
malentendus, raccords bricolés – qui connectent des localités aux intérêts et
perspectives divergentes, laissent la place à ces localités mêmes, et à ceux
qui les peuplent.
Lorsque nous lisons les anthropologues revenus de leurs terrains en pays
lointains, nous savons qu’il serait malséant de juger à l’aune de nos
évidences les modes de pensée et les coutumes qu’ils rapportent. Mais
Anna Tsing nous force à ne pas juger là où nous sommes portés à le faire,
par exemple lorsqu’il s’agit de cette fameuse « liberté » dont les cueilleurs
de l’Oregon sont si fiers. On reconnaît trop bien, ici, le profil de ceux qui,
s’ils n’ont jamais voté, ont dû choisir Donald Trump. On reconnaît trop bien
cette volonté de ne pas savoir, de ne pas penser. La forêt de l’Oregon, loin
d’échapper à l’emprise capitaliste, abrite des vies précaires, dépendantes
d’une captation indifférente à leur passion pour l’autonomie.
Et pourtant, l’art d’observer, de faire attention, de raconter ce que lui font
comprendre celles et ceux qu’elle rencontre dans la forêt, complique le
jugement, fait émerger ce lieu dans sa consistance propre. Que la passion
des cueilleurs de champignons de l’Oregon pour la liberté soit
« idéologique », peut-être, mais que vaut l’argument s’il n’a pas le pouvoir
de les convaincre ? Ils n’ont que mépris pour la vie dépendante des
« travailleurs ». Bien sûr si le prix des matsutakes s’effondrait au Japon,
l’agencement dont ils dépendent se déferait, mais, même s’ils en prenaient
conscience, quel pouvoir ont-ils sur le cours du yen et les choix de
consommation des gourmets japonais ? Que leur apporterait ce savoir ?
La forêt ruinée, hantée par les mémoires d’autres forêts qui habitent
nombre des cueilleurs, réfugiés de guerre ou vétérans, est un lieu animé,
vivant et, en tant que tel, rebelle à tout jugement. Il y a une possibilité de
vivre dans ces ruines, une possibilité qu’Anna Tsing a su partager, et si elle
a pu le faire, c’est parce qu’elle n’a pas séparé les humains de ce qui les
anime, de ce qui donne fierté et passion à leur existence. Elle a pris au
sérieux l’agencement qui s’est créé en Oregon, ne l’a pas réduit à un produit
de la subjectivité humaine mais a appris à faire participer les champignons
aux histoires qui les concernent, à goûter la passion qu’ils suscitent.
De même, elle a pris au sérieux ce qui pourrait susciter des ricanements,
ces groupes de volontaires passionnés qui, au Japon, entreprennent de faire
revenir les matsutakes, c’est-à-dire de recréer des paysages propices à leur
retour. Il nous est facile de parler d’une nostalgie romantique pour une
socialité révolue, celle des communautés paysannes qui vivaient en
harmonie avec la forêt. Mais les croisés du matsutake ne font pas retour à la
nature, ne cherchent pas à protéger la forêt. Ils abattent des arbres,
débroussaillent, dépouillent les sols de leur humus nourricier. C’est la forêt
telle que son histoire est enchevêtrée avec son ancienne utilisation par les
paysans, que demandent les matsutakes japonais, et que, peut-être, ils
consentiront à repeupler.
Chaque fois que l’anthropologue suit la piste des matsutakes – au Japon,
aux États-Unis, en Chine, en Finlande – elle a rencontré non « le »
champignon, objet identifié par la science, mais des champignons, dont la
valeur est associée à des ambitions différentes, et même à des sciences
différentes. Et chaque fois elle a rencontré des forêts différentes, créées par
des histoires différentes, toujours connectées aux préoccupations des
humains pour qui elles comptent sur un mode toujours particulier. Pas plus
que « la » nature ou « l’ » homme, elle ne rencontre « la » forêt mais des
gens et des arbres qui ont « fait histoire » les uns avec les autres, les uns par
les autres, et jamais indépendamment de leurs connexions avec d’autres
encore. Histoires tissées de contingences, de perturbations continues ou
brutales, de ruines irréversibles mais aussi, parfois, de reprises qui ouvrent
la possibilité de faire revenir de nombreuses formes de vie, humaines et non
humaines.
À la question de la possibilité de vie dans les ruines il n’y a pas de
réponse globale. Les ruines, lieux de rencontres marquées par la
contingence, de connexions marquées par la précarité, ne donnent pas
d’assurance, et le livre de Tsing n’en donne pas non plus. S’il y a de la joie,
dans ce livre, il y a aussi de l’effroi. On ne peut qu’avoir froid dans le dos
lorsqu’Anna Tsing décrit (chapitre 19) l’extractivisme déchaîné par la
course à l’enrichissement qu’elle a observé dans le Yunnan. Mais il y a
surtout un appel à penser la question de la « viabilité », une viabilité qui ne
traduit pas l’adaptation d’un vivant particulier à « son » environnement,
mais qui émerge de la manière dont les vivants composent entre eux, sont
susceptibles de tisser les uns avec les autres des rapports qui inventent des
possibilités de vie. Elle rejoint ainsi un courant de la biologie
contemporaine qui s’émancipe des abstractions du néodarwinisme, avec sa
définition d’avantages sélectifs attribués à chaque espèce, pour une pensée
d’agencements foncièrement multispécifiques où aucun avantage n’a de
sens indépendamment des rapports d’interdépendance3. Parmi les vivants
multicellulaires, les champignons sont les champions de tels agencements,
et leurs premiers artisans, eux qui ne vivent que par association symbiotique
et ont, depuis 450 millions d’années, rendu possible la colonisation végétale
des terres émergées. « Notre » monde commence avec les champignons et
c’est d’eux que, avec tous les autres « terriens », nous dépendrons jusqu’à la
fin. Mais c’est aussi dans « notre » monde qu’a pu s’imposer comme
rationnel le rêve de monocultures idéalement hors sol, ou du moins aussi
indépendantes que possible des « caprices de la nature » : forcées à vivre et
à se reproduire telles quelles, séparées de manière maniaque de leur
capacité de faire histoire avec d’autres.
Dans les ruines laissées par ce rêve, la question « est-ce viable ? » sera
peut-être la question rationnelle par excellence, une question qui implique
l’ensemble de ceux, humains et non-humains, qui y vivent les uns grâce aux
autres, par les autres, au risque des autres. Cette question ne s’adresse pas à
une entité isolée, définissable en tant que telle, mais à des êtres en tant
qu’ils participent à des agencements, en tant qu’ils sont toujours situés,
appartenant à des lieux et à leurs histoires – à des « patchs », selon le terme
qu’Anna Tsing reprend à l’écologie contemporaine.
Posant la question de la viabilité, on pourrait dire qu’Anna Tsing pose
une question ontologique : comment caractériser les êtres qui peuplent ce
monde ? La réponse à cette question n’a rien de neutre. Des Japonais font
croisade pour recréer une forêt où reviendraient les matsutakes qu’ils
aiment tant. Les gestionnaires de l’Oregon ont raté la réponse à la question
d’une version « rationnelle » de l’ancienne forêt indienne, si rentable. Mais
que les croisés et les gestionnaires aient été animés par des intérêts
« humains » ne signifie pas que ces intérêts soient souverains. Que du
contraire, ils doivent, ou auraient dû, en passer par les rythmes, les
temporalités, les exigences d’êtres enchevêtrés, qui ne se plient pas à leur
projet. La viabilité, le « cela tient », émerge d’un agencement dont les
intérêts humains peuvent ou non être partie prenante, mais dont ils ne sont
jamais partie déterminante.
La viabilité trouble nos grandes oppositions. Elle ne privilégie pas le
« tout » (holisme) sur les « parties » (réductionnisme), ni la « nature » sur
l’« artifice ». Elle est toujours engagée dans une histoire et par une histoire,
sans principe moral, sans garantie contre une précarité qui lui est
intrinsèque – dire « cela tient » sous-entend toujours « pour le moment ».
On peut certes dire que ce qui peuple le monde fait, par là même, preuve de
viabilité, mais aucun raccourci ne pourra transmuter l’enchevêtrement de
rapports et de circonstances dont dépend cette viabilité en un mérite
intrinsèque qui en serait la raison. Un agencement viable peut émerger et il
peut également se transformer, impliquer de nouveaux partenaires, gagner
ou perdre en consistance, voire disparaître comme ont disparu au Japon les
agencements forestiers auxquels appartenaient les matsutakes – dans ce cas,
un intrus venu d’ailleurs, où il était d’ailleurs bénin, est « responsable »
mais cette responsabilité implique une vulnérabilité, qui elle-même... Ce
sont des « histoires jusqu’en bas », avec lesquelles il s’agit d’apprendre à
penser.
L’erreur serait de faire de cet apprentissage ce que les académiques
aiment à appeler un « tournant », voire une « révolution paradigmatique ».
La question est plutôt celle du parti pris des théoriciens – depuis les
biologistes néodarwiniens jusqu’aux théoriciens des évolutions sociales
humaines en passant par l’écologie ancienne des « équilibres de la nature »
– lorsqu’ils privilégient une explication qui donne une forme de
« moralité » à ce qu’ils décrivent, la moralité étant la démonstration de ce
que le principe explicatif choisi permet bel et bien de faire l’économie des
histoires. Ce parti pris les distingue, au sens de Bourdieu, les différencie du
commun des mortels. Car ce qu’ils évacuent fait, lorsqu’on n’est pas
théoricien, l’objet de préoccupations explicites.
Ainsi, la question « est-ce viable ? » est une question que doit poser un
innovateur se demandant si ce qu’il a mis au point trouvera preneur. Et, si
lui-même est tenté par l’idée que la qualité intrinsèque de ce qu’il propose
devrait être déterminante, ceux que l’on appelle les « commerciaux » savent
parfaitement qu’il ne s’agit là que de l’amorce, parfois insignifiante, de
l’histoire. Il va savoir articuler un enchevêtrement de toutes sortes de
contraintes : rendre désirable le « produit », magnifier les différences avec
les concurrents, négocier avec les réglementations, parer aux questions
éthiques, supputer le prix qu’accepteront de payer les éventuels acheteurs,
identifier les éventuelles situations de blocage4, etc. Le théoricien qui
critique « le marché » ou le célèbre comme favorisant l’innovation, la
sélection du meilleur, se réfère à un monde idéalement sans histoires. Les
histoires « amorales » que raconte Anna Tsing devraient alerter quant à la
manière dont ce genre de théorisation laisse l’intelligence des possibles à
ceux qui savent en profiter, et sépare les autres de leur capacité à « faire des
histoires ».
« Tu as beau faire des histoires, tu céderas. » « Toute résistance est
vaine. » « On n’arrête pas les horloges. » De tels énoncés revendiquent le
pouvoir de différencier ce qui aurait le pouvoir de persévérer dans l’être par
soi-même, de manière indépendante, et ce qui, anecdotique, ne peut traduire
qu’une insoumission passagère, insignifiante. Certes, les historiens
montrent qu’il s’agit d’une rhétorique qui dissimule des histoires de
résistance réelle et qui nous demande de n’en retenir que la seule défaite.
Mais ce n’est pas une rhétorique purement mensongère, plutôt un mot
d’ordre que rappelle et tente de renforcer chaque défaite.
Cette impuissance à faire des histoires pourrait désigner l’« Homme » de
l’Anthropocène, cette époque où les pouvoirs couplés des États et du
capitalisme ont assigné à notre histoire une identité stable, qui a été
nommée « progrès ». Mais le progrès désigne aussi le triomphe de
l’Homme s’émancipant des « caprices de la nature ». Anna Tsing a
récemment proposé le terme « plantationocène5 » qui nous fait remonter au
premier dispositif qui ait effectivement réalisé cette émancipation :
l’invention, à partir du XVIe siècle, des plantations de canne à sucre.
On trouvera dans ce livre la recette de ce mode de production qui précède
et semble annoncer celui des industries qui s’inventent au XIXe siècle :
plantez des cannes à sucre (qui se reproduisent par clonage, à l’identique)
sur une terre lointaine, où elles ne rencontreront nulle plante apparentée ni
insecte familier ; cette terre, vous en aurez préalablement chassé ou
exterminé les habitants et vous y mettrez au travail des esclaves, aussi
étrangers que les cannes à sucre aux mémoires du lieu où ils se trouvent
transplantés. Nul ici n’aura plus le pouvoir de « faire des caprices ».
Ce que les Portugais ont créé au Brésil est un modèle d’agriculture
industrielle, capable de tenir et de s’étendre dans les lieux les plus divers
sans perdre son identité – quasiment « hors sol » – et cela avant le
développement de la production industrielle sur le sol européen. Ce modèle,
Anna Tsing le caractérise par sa « scalabilité », terme technique désignant
une logique de fonctionnement susceptible de se maintenir à toute échelle,
et notamment celle d’un dispositif informatique qui reste opérationnel quel
que soit le nombre d’usagers connectés. Mais, avec l’exemple de la
plantation, cette logique désigne son coût : une logique scalable exige que
ce à quoi elle s’applique soit séparé de toute possibilité de faire histoire, soit
rendu amnésique et anonyme6.
Comme la viabilité, la scalabilité, dans l’usage original qu’en propose
Anna Tsing, constitue une notion transversale problématique, qui prend des
significations distinctes selon l’horizon pratique qu’elle ouvre. Elle a ouvert
l’histoire de la physique car la notion même de « masse » célèbre le
triomphe de la scalabilité : le Soleil ne régit pas la course des planètes, il
n’est qu’une masse comme elles et comme la célèbre pomme dont la chute
aurait inspiré Newton. La loi de la gravitation universelle vaut pour toutes
les masses, à toutes distances. Et l’idée de « loi », valant pour tous, fait la
grandeur de l’État de droit, étrange grandeur, d’ailleurs, si l’on se souvient
qu’elle se défend de distinguer entre misérable et puissant (telle cette
« personne » qu’est, au regard de la loi, une entreprise tel Monsanto).
Cependant, ces deux exemples traduisent, chacun à sa manière, un régime
d’exception. Lorsqu’il est question de procédés scientifiques ou industriels
en revanche, la possibilité même de renvoyer le « reste » à l’anecdotique est
le fruit d’opérations coûteuses et sophistiquées : la stabilité, la
reproductibilité doivent se gagner de manière laborieuse et toujours risquée.
Et, lorsqu’il s’agit des êtres vivants, humains et non humains, leur non-
indépendance foncière se traduit par une bataille sans cesse reconduite pour
assigner une identité stable contre ce qui les « contaminerait », les
engagerait dans d’autres histoires, les ferait participer à d’autres
agencements. Que l’on pense aux préoccupations maniaques des chercheurs
en éthologie pour éviter que leurs animaux deviennent « attachés »
aux humains, c’est-à-dire que leur comportement soit « contaminé », ne
puisse plus être attribué à l’animal indépendamment de ses histoires avec
les humains. Mais que l’on pense aussi aux travaux de Foucault : fabriquer
un humain discipliné, un citoyen ou un travailleur fiable, tout à la fois
soumis et motivé, un Homo œconomicus « rationnel », sans mémoire et
indifférent à ce qui n’est pas son intérêt immédiat n’est pas une mince
affaire.
La notion de scalabilité telle qu’Anna Tsing l’introduit ne permet pas
seulement de caractériser ce que suppose le pouvoir donné aux théories, elle
donne également de ce pouvoir une version que l’on dira « matérialiste » au
sens marxiste du terme – une version qui met l’accent sur les modes de
production de ce qui pourra être défini comme scalable en tant que la lutte
sans cesse reconduite contre ce qui lui est ou lui devient rétif, contre les
insoumissions, les contaminations, les illégalismes et autres possibilités
d’entrée dans des agencements non scalables. Elle met en rapport scalabilité
et éradication ou production de non-viabilité. Mais aussi, et peut-être
surtout, elle dramatise ce fait nouveau : aujourd’hui le capitalisme s’est,
quant à lui, libéré de l’idéal de la scalabilité qu’il partageait avec l’État et la
plupart des sciences. Oui, il existe encore des usines régies par un droit du
travail contraignant, des régimes salariaux assurant la reproduction de la
force de travail et des plantations d’huile de palme, désastre écologique
désormais présenté comme « durable ». Mais la captation permet de mettre
sur le marché des biens issus d’un travail qu’on ne peut plus dire salarié,
que ce soient la cueillette des champignons de l’Oregon ou le labeur quasi
forcé des miséreux du Sud et de leurs enfants.
Anna Tsing aime les forêts, intrinsèquement non scalables, c’est-à-dire
rendues vulnérables, voire même non viables, par les projets visant la
scalabilité, par la gestion dite rationnelle qui les réduit à un peuplement
d’arbres. Elle n’est cependant pas moraliste. Elle n’oppose pas le non-
scalable et le scalable comme le bien et le mal, le vrai et le faux ou le
naturel et l’artificiel. Certaines ruines, où se sont effondrés les projets de
scalabilité, sont terrifiantes, certaines productions de scalabilité
défendables. Si elle pose la question des possibilités de vivre dans les ruines
du capitalisme, ce n’est pas dans une perspective postcapitaliste, car les
ruines et leurs champignons sont muets à ce sujet. C’est plutôt pour
défendre cette possibilité contre la mutilation des imaginations, et en
particulier celle de ses collègues académiques dès lors qu’ils confèrent à
leurs catégories le pouvoir de définir ce qui compte et ce qui ne sera
qu’anecdotique ou parasite.
Anna Tsing voudrait entraîner dans les ruines des lecteurs curieux, à
l’imagination ouverte, mais aussi ses collègues historiennes, économistes,
féministes critiques, anthropologues, biologistes, agronomes, écologistes,
partager avec elles et eux l’art d’observer, de raconter des histoires dont les
humains ne sont pas au centre mais où ils ne jouent pas non plus forcément
le rôle d’intrus, contre lesquels « la nature » devrait être protégée.
La viabilité des anciennes forêts à matsutakes japonaises incluait les
paysans, celle des si rentables forêts de l’Oregon incluait les feux de forêts
indiens, bannis tant par les gestionnaires que par les amoureux de la nature
« sauvage ». L’histoire de leur ruine est d’autant plus intéressante qu’il ne
s’agit pas d’une déforestation massive comme celle qui a été commise à
Bornéo. La ruine été le fait de ceux qui croyaient savoir ce qu’est une forêt
et comment la conserver, comment l’exploiter en préservant la ressource. Et
l’histoire de leur possible régénération ne demande pas des humains
respectueux – aucun protagoniste de la vie d’une forêt ne respecte les autres
– mais des humains qui apprennent à situer leurs propres intérêts dans
l’enchevêtrement jamais innocent, jamais optimal, c’est-à-dire jamais hors
histoire, qui fait la viabilité d’une forêt.
Apprendre à raconter des histoires amorales parce qu’à voix multiples, à
conséquences en cascades, qui ne respectent pas la différence entre ce qui
compte et ce qui peut être négligé, c’est peut-être apprendre à cultiver un
type de savoir crucial s’il s’agit d’apprendre à vivre dans les ruines, là où
tout idéalisme, tout attachement à des abstractions justifiant le pouvoir de
« simplifier », l’économie de l’art d’observer, mènent au désastre.
Aujourd’hui, ce qui a été négligé est en train de s’imposer comme
protagoniste de plein droit, doté de la capacité d’intervenir et de faire payer
chèrement l’abstraction de nos définitions. Les ruines sont partout. Et je ne
pense pas seulement aux désastres liés à l’instabilité climatique, à la
paupérisation galopante, à la peur haineuse qui nous contamine, mais aussi
à la toxicité de l’air que nous respirons, aux conséquences peu à peu
détectées des cocktails de molécules qui circulent dans les corps humains et
animaux, à la vulnérabilité des monocultures aux épidémies, aux résistances
développées par les vecteurs de ces épidémies, etc. Le miracle du livre
d’Anna Tsing est qu’elle n’ignore rien de tout cela, qu’elle ne nous promet
rien, mais que son écriture, tout à la fois poétique et précise, peuple nos
imaginations et nous interdit le désespoir car elle rend présents les mondes
multiples et enchevêtrés que, avec ou sans nous, même dans nos ruines, les
vivants continuent à fabriquer les uns avec les autres.

1. Donna HARAWAY, Staying with the Trouble, Duke University Press, Durham, 2016, p. 100.
2. C’est dans ce livre que naît le terme quelque peu énigmatique, salvage, traduit ici par « captation ». Tsing y rappelle d’abord
(p. 31) l’expression classique « salvage frontier », issue de l’histoire de la récolte de caoutchouc dans la jungle amazonienne – une
histoire de violence, de cultures en conflits, de confrontation à une nature impitoyable, qui transforme en barbares des hommes
auparavant civilisés. Mais, aujourd’hui, cette histoire de l’« Apocalypse amazonienne » fait partie du répertoire utilisé par les
associations internationales dont le projet est de « sauver » tant l’environnement que les peuples victimes de spoliation, mais dont
les mots d’ordre globaux sont eux-mêmes vecteurs de friction et de division. Salvage, qui, en anglais, signifie notamment « sauver
de la destruction », apparaît ainsi p. 32 comme une forme de mot valise, marquant la relation trouble entre sauver et détruire.
On retrouve cette relation trouble dans l’histoire de la forêt de l’Oregon, protégée d’une exploitation commerciale sauvage par un
projet de « gestion rationnelle », la rationalité désignant la nécessité de conserver et d’améliorer la ressource. Mais cette protection
a détruit la forêt, car elle l’a séparée de l’interaction séculaire avec le peuple Klamath dont elle était issue. Les arbres « rentables »
ont été les victimes de ce qui devait assurer leur pérennité. Restent les champignons, leurs pins tordus, et leurs cueilleurs.
3. Voir S. F. GILBERT, J. SAPP et A. I. TAUBER, « A Symbiotic View of Life : We Have Never Been Individuals »,
The Quarterly Review of Biology, vol. 87, 2012, p. 325-341.
4. Ainsi il est extrêmement frustrant pour les innovateurs que soient aujourd’hui encore non viables d’autres claviers que l’Azerty,
dont la conception traduisait le risque d’emmêlement des tiges de machines à écrire mécaniques. Cette situation bloquée, que les
Anglo-Saxons appellent « entrenchment », n’a été voulue par personne, mais d’autres blocages sont liés à des stratégies plus
délibérées.
5. Voir Anna LOWENHAUPT TSING, « A Feminist Approach to the Anthropocene », conférence publique, Barnard Center for
Research on Women, Barnard College, 10 novembre 2015, <bcrw.barnard.edu/videos/anna-lowenhaupt-tsing-a-feminist-approach-
to-the-anthropocene-earth-stalked-by-man>. Voir aussi Donna HARAWAY, « Anthropocene, Capitalocene, Plantationocene,
Chthulucene : Making Kin », Environmental Humanities, vol. 6, 2015, p. 159-165.
6. Cette logique est apparentée à la « logique des quiconques » que, dans Au temps des catastrophes (Les Empêcheurs de penser
en rond/La Découverte, Paris, 2009, p. 94-95), j’ai associée aux catégories de la gestion étatique moderne.
ACTIVER LES ENCHEVÊTREMENTS

Depuis les Lumières, les philosophes occidentaux nous ont montré une
Nature magnifiée et universelle tout autant que passive et mécanique.
La nature constituait un arrière-fond et était une ressource apprivoisable et
maîtrisable par l’Homme pour la manifestation de ses intentions morales.
On a laissé aux fabulistes, y compris à ceux qui n’étaient ni occidentaux ni
civilisés, le soin de nous rappeler les activités vivantes de tous les êtres,
humains comme non humains.
Plusieurs choses sont arrivées qui ont sapé cette division du travail. En
premier lieu, cet apprivoisement et cette maîtrise ont produit un tel désordre
que l’on n’est plus très sûr de savoir si la vie sur Terre restera possible. En
second lieu, les enchevêtrements interspécifiques que l’on pensait autrefois
être le matériel de base des fables sont désormais pris en compte dans les
discussions très sérieuses entre biologistes et écologistes qui ont montré
comment la vie avait besoin des échanges réciproques entre de multiples
êtres différents. Les humains ne pourront pas survivre s’ils foulent aux
pieds tous les autres. En troisième lieu, partout dans le monde, les femmes
et les hommes ont réclamé le même statut que celui autrefois réservé à
l’Homme. Cette présence récalcitrante mine l’intentionnalité morale de la
masculinité chrétienne de l’Homme, qui avait séparé l’Homme de la
Nature.
Le temps est venu pour de nouvelles manières de raconter de vraies
histoires au-delà des premiers principes de la civilisation. Débarrassées de
l’Homme et de la Nature, toutes les créatures peuvent renaître à la vie, et les
hommes et les femmes peuvent s’exprimer sans être enfermés dans les
limites d’une rationalité imaginée étroitement. De telles histoires, parce
qu’elles ne sont plus désormais reléguées à n’être qu’un murmure dans la
nuit, ont le droit d’être en même temps vraies et de l’ordre de la fabulation.
Comment rendre compte autrement du fait que tout reste en vie dans le
désordre que nous avons créé ?
En suivant un champignon, ce livre offre de telles histoires véridiques.
À la différence de la plupart des livres universitaires, il se présente sous la
forme d’une succession de courts chapitres. J’ai voulu qu’ils soient comme
ces troupes de champignons qui surgissent après la pluie : un excès
d’abondance, un appel à explorer, un toujours trop. Ces chapitres
constituent un agencement ouvert, pas une machine logique ; ils signalent
l’immensité de tout ce qui reste à faire. Ils s’entremêlent et s’interrompent
les uns les autres – à l’image du monde morcelé que j’essaie de décrire. Les
photographies constituent un autre fil à suivre : elles racontent,
parallèlement au texte, une histoire sans en être une illustration directe.
Ce recours à des images veut témoigner de l’esprit de mon argument plutôt
que des scènes discutées.
Imaginez que la « nature première » signifie les relations écologiques (y
compris humaines) et que la « nature seconde » réfère aux transformations
capitalistes de l’environnement. Ce choix – qui n’est pas celui des textes
plus populaires – est emprunté au livre de William Cronon Nature’s
Metropolis1. Mais je propose aussi une « troisième nature » pour rendre
compte de ce qui réussit à vivre malgré le capitalisme. Pour tenter de
remarquer cette troisième nature, il nous faut échapper à l’idée que le futur
est cette direction particulière qui ouvre le chemin devant nous. Comme les
particules virtuelles dans un champ quantique, de multiples futurs
apparaissent et disparaissent du champ des possibles ; la troisième nature
émerge de cette polyphonie temporelle. Or, les histoires de progrès nous ont
rendus aveugles. Pour apprendre à connaître le monde sans avoir recours à
elles, j’esquisse des agencements ouverts de modes de vie entremêlés de
telle manière qu’ils forment des coalitions coordonnées entre des rythmes
temporels extrêmement divers. La forme et les propositions que
j’expérimente dans cette narration se co-induisent.
Ce livre est le résultat d’une expérience de terrain menée au cours de la
saison de récolte des matsutakes entre 2004 et 2011 aux États-Unis, au
Japon, au Canada, en Chine et en Finlande à partir d’entretiens avec des
chercheurs, des agents forestiers et des marchands de matsutakes, et
poursuivis ensuite au Danemark, en Suède et en Turquie. Ma propre quête
(du matsutake) n’est peut-être pas terminée : des matsutakes m’appellent
depuis des lieux aussi éloignés que le Maroc, la Corée et le Bhoutan.
J’espère que les lecteurs seront à leur tour atteints par cette « fièvre du
champignon » comme je l’ai été en écrivant les chapitres de cette aventure.

Dans l’humus de la forêt, des corps fongiques s’étendent en réseaux et en


rhizomes, reliant les racines et les sols minéraux, longtemps avant de
produire des champignons. C’est la même chose pour les livres : ils
résultent de collaborations cachées. Je ne dresserai pas la liste des
personnes concernées – ce serait hors de propos –, mais je commencerai
avec les expériences collaboratives qui ont rendu ce livre possible.
À la différence de la plupart des recherches récentes en ethnographie, la
recherche qui est à l’origine de cette enquête a été menée sous forme
d’expériences collaboratives. Bien plus, les questions qui m’ont semblé
valoir le plus la peine ont émergé d’entrelacements de discussions intenses
où je n’étais qu’une participante parmi d’autres.
Ce livre est le fruit du travail du Matsutake Worlds Research Group :
Timothy Choy, Lieba Faier, Elaine Gan, Michael Hathaway, Miyako Inoue,
Shiho Satsuka et moi-même. Dans la plus grande partie de l’histoire de
l’anthropologie, l’ethnographie réalise des performances en solo. Notre
groupe, lui, s’est réuni pour explorer une nouvelle manière de faire de
l’anthropologie dans un processus de collaboration continu. Le problème de
l’ethnographie est d’apprendre à penser une situation avec les
informateurs ; les catégories nécessaires à la recherche se développent au
cours de la recherche, pas avant. Comment peut-on avoir recours à cette
méthode quand on travaille avec d’autres chercheurs, chacun s’informant à
partir de connaissances locales différentes ? Au lieu d’une connaissance de
l’objet a priori, comme dans la « big science », notre groupe a décidé de
laisser ses objectifs de recherche émerger au cours même des processus
collaboratifs. Nous avons relevé ce défi en nous engageant dans des formes
très variées de recherche, d’analyse et d’écriture.
Ce livre initie une mini-collection de la Matsutake Worlds ; Michael
Hathaway et Shiho Satsuka écriront les prochains volumes. C’est donc à
prendre comme une aventure dont l’intrigue se dépliera d’un livre à l’autre.
Notre intérêt pour les mondes des matsutakes ne peut pas être enfermé dans
un seul volume ou n’avoir qu’une seule voix ; il faut donc prêter attention à
ce qui suivra. De plus, nos travaux font appel à différents genres qui vont de
l’essai à l’article2. Grâce au travail de l’équipe et à celui de Sara Dosa,
réalisatrice de films, Elaine Gan et moi-même avons conçu un espace
Internet pour recueillir des histoires de cueilleurs, de chercheurs, de
commerçants et de gestionnaires de forêts sur plusieurs continents :
<www.matsutakeworlds.org>. La pratique d’Elaine Gan, qui mêle art et
science, a inspiré elle aussi d’autres collaborations3. Le film de Sara Dosa
The Last Season s’y ajoute4.
La recherche sur le matsutake ne nous entraîne pas seulement au-delà des
frontières disciplinaires mais aussi dans des lieux où différentes langues,
histoires, écologies et traditions culturelles définissent le monde. Faier,
Inoue et Satsuka sont des chercheurs japonais, Choy et Hathaway sont
chinois. De mon côté, j’étais censée être la spécialiste de l’Asie du Sud-Est
du groupe, travaillant avec des cueilleurs du Laos et du Cambodge dans la
région américaine du Nord-Ouest Pacifique. Il est néanmoins apparu que
j’avais besoin d’aide. Ma collaboration avec Hjorleifur Jonsson et l’aide
apportée par Lue Vang et par David Pheng ont été essentielles dans le cadre
de ma recherche avec les personnes originaires de l’Asie du Sud-Est aux
États-Unis5. Eric Jones, Kathryn Lynch et Rebecca McLain de l’Institute for
Culture and Ecology m’ont initiée au monde des champignons et restent
pour moi des collègues exceptionnels. La rencontre avec Beverly Brown a
été une source d’inspiration. Amy Peterson m’a introduite dans la
communauté américano-japonaise matsutake et m’en a montré les ressorts.
Sue Hilton m’a accompagnée sous les pins6. Dans le Yunnan, Luo Wen-
hong a rejoint l’équipe. À Kyoto, Noboru Ishikawa s’est montré à la fois un
guide extraordinaire et un collègue. En Finlande, Eira-Maija Savonen a
finement tout organisé. Chaque voyage m’a convaincue de l’importance de
ces collaborations.
Bien d’autres sortes de collaborations ont eu lieu au cours de
l’élaboration de ce livre. Je voudrais insister sur deux aventures
intellectuelles locales mais aussi importantes l’une que l’autre. J’ai eu le
privilège de faire l’apprentissage des science studies féministes à
l’université Santa Cruz de Californie, et plus particulièrement en enseignant
auprès de Donna Haraway. Là, j’ai eu un aperçu de la manière dont la
recherche universitaire pouvait croiser les sciences naturelles et les cultural
studies, pas seulement sous le biais de la critique mais aussi pour connaître
le monde en train de se construire. Une de nos productions a été la
confection d’histoires multispécifiques. C’est la communauté scientifique
des études féministes de Santa Cruz qui a rendu et continue à rendre mon
travail possible. C’est également grâce à elle que j’ai rencontré beaucoup de
futurs compagnons. Andrew Mathews m’a généreusement reconduite dans
les forêts. Heather Swanson m’a aidée à examiner dans le détail ce que peut
une comparaison et, par-là, à affiner ma manière de penser le Japon. Kirsten
Rudestam m’a parlé de l’Oregon. J’ai beaucoup appris de mes échanges
avec Jeremy Campbell, Zachary Caple, Roseann Cohen, Rosa Ficek, Colin
Hoag, Katy Overstreet, Bettina Stoetzer et bien d’autres.
Simultanément, la force des critical studies féministes portant sur le
capitalisme, que ce soit à Santa Cruz mais aussi ailleurs, m’a amenée à
mieux connaître le capitalisme, au-delà de ses réifications héroïques. Si je
continue à m’intéresser aux catégories marxistes, malgré les relations
souvent difficiles qu’elles entretiennent avec les descriptions précises, c’est
dû à la sagacité de mes collègues féministes, en particulier Lisa Rofel et
Sylvia Yanagisako. L’Institute of Advanced Feminist Research de
l’université de Californie à Santa Cruz a été à l’origine de mes premières
tentatives pour décrire de manière structurelle les chaînes logistiques
globales, en tant que machines de traduction, comme le font des groupes de
recherche de l’université de Toronto (où j’ai été invitée par Tania Li) et de
l’université du Minnesota (où j’ai été invitée par Karen Ho). J’ai eu la
chance de bénéficier pendant une courte période, avant son décès, des
encouragements de Julie Graham. La perspective de la « diversité
économique » dont elle est à l’origine avec Kathryn Gibson n’a pas été une
aide seulement pour moi mais aussi pour de nombreux autres chercheurs.
Sur la question du pouvoir et de la différence, les échanges à Santa Cruz
avec James Clifford, Rosa Ficek, Susan Harding, Gail Hershatter, Megan
Moodie, Bregje van Eekelen et bien d’autres ont été essentiels.
Plusieurs bourses et accords institutionnels ont rendu mon travail
possible. Une aide initiale du Pacific Rim Research Program de l’université
de Californie m’a aidée à financer les premières étapes de ma recherche. Un
prix de la fondation Toyota a permis les recherches collaboratives du
Matsutake Worlds Research Group en Chine et au Japon. L’université de
Californie à Santa Cruz m’a autorisée à m’absenter pour poursuivre mes
recherches. Nils Bubandt et l’université d’Aarus m’ont permis de
commencer à conceptualiser et à rédiger ce livre dans un environnement à
la fois calme et stimulant. Un poste d’attaché à la John Simon Guggenheim
Memorial Foundation, en 2010-2011, en a rendu l’écriture possible.
Le travail final s’est recoupé avec le début de la recherche sur le projet
Anthropocène initié à l’université d’Aarhus, projet financé par la Fondation
nationale pour la recherche danoise. Je dois beaucoup à toutes ces
rencontres.
Bien des personnes m’ont aidée à titre individuel, en lisant le manuscrit,
en en discutant les problèmes et en permettant, de multiples manières, sa
mise au point finale. Nathalia Brichet, Zachary Caple, Alan Christy, Paulla
Ebron, Susan Friedman, Elaine Gan, Scott Gilbert, Donna Haraway, Susan
Harding, Frida Hastrup, Michael Hathaway, Gail Hershatter, Kregg
Hetherington, Rusten Hogness, Andrew Mathews, James Scott, Heather
Swanson et Susan Wright m’ont écoutée avec patience, relue et commentée.
Miyako Inoue a traduit les poèmes en anglais. Kathy Chetkovich a été un
guide essentiel dans ce travail de réflexion et d’écriture.
Les photographies de ce livre auraient été impossibles sans l’aide
généreuse apportée par Elaine Gan. Tout est le résultat de ma recherche,
mais j’ai pris la liberté d’utiliser plusieurs photographies faites par mon
assistant, Lue Vang, alors que nous travaillions ensemble (voir les images
précédant les chapitres 9, 10, 14 et la photo placée en haut de la page
précédant l’interlude « Suivre à la trace »). Je suis l’auteure des autres
photographies. Elaine Gan les a rendues utilisables avec l’aide de Laura
Wright. Elaine Gain est aussi l’auteure des illustrations qui séparent les
sections des différents chapitres. Elles montrent des spores fongiques, la
pluie, des mycorhizes et des champignons. Je laisse aux lecteurs le plaisir
de flâner entre elles.

J’ai une autre dette considérable envers les nombreuses personnes qui ont
accepté de converser et de travailler avec moi dans chaque site que j’ai
arpenté au cours de mes recherches. Les cueilleurs qui arrêtaient de fouiller,
les chercheurs qui interrompaient leurs travaux, les entrepreneurs qui m’ont
consacré du temps. Je leur suis reconnaissante. Mais, pour protéger leur
intimité, la plupart des noms cités dans ce livre sont des pseudonymes, à
l’exception de ceux des personnages publics, et parmi eux les scientifiques
et tous ceux qui donnent leur point de vue dans des espaces publics. En ce
qui les concerne, l’anonymat serait un manque de respect. J’ai procédé de la
même manière pour les noms de lieux : je donne le nom des villes mais,
étant donné que ce livre n’est pas d’abord l’étude de villages précis, j’évite
de donner les noms des lieux quand je me déplace à la campagne, à chaque
fois que cela pourrait venir troubler l’intimité des personnes.
Comme ce livre s’appuie sur des sources hétéroclites, j’ai mis toutes les
références en notes plutôt que de constituer une bibliographie unifiée. Pour
les noms chinois, japonais et hmong, j’ai mis la première lettre du
patronyme en gras, comme c’est d’usage. Cela m’a permis de varier l’ordre
des noms de famille en fonction de l’endroit où les noms des auteurs
apparaissaient dans ma recherche.
Quelques-uns des chapitres de ce livre ont déjà été publiés ailleurs sous
une autre forme. Certains sont suffisamment similaires pour que cela mérite
d’être signalé : le chapitre 3 est le résumé d’un article plus long publié dans
Common Knowledge, 18, no 3, 2012, p. 505-524. Le chapitre 6 est extrait de
« Free in the forest » publié dans Zeynip GAMBETTI et Marcial GODOY-
ANATIVIA (dir.), Rhetorics of Insecurity, New York University Press, New
York, 2013, p. 20-39. Le chapitre 9 est l’objet d’un plus long
développement dans Hau, 3, no 1, 2013, p. 21-43. Le chapitre 16 comprend
des données publiées dans un article de Economic Botany, 62, no 3, 2008,
p. 244-256, et même si cela ne constitue qu’une partie de ce chapitre, cela
doit être noté car l’article avait été coécrit avec Shiho Satsuka. Le troisième
interlude existe sous une version plus longue dans Philosophy, Activism,
Nature, 10, 2013, p. 6-14.

1. William CRONON, Nature’s Metropolis, W. W. Norton, New York, 1992.


2. Voir MATSUTAKE WORLDS RESEARCH GROUP, « A new form of collaboration in cultural anthropology : Matsutake
Worlds », American Ethnologist, no 36, 2009, p. 380-403 ; IDEM, « Strong collaboration as a method for multi-sited ethnography :
On mycorrhizal relations », in Mark-Anthony FALZON (dir.), Multi-sited Ethnography : Theory, Praxis, and Locality in
Contemporary Research, Ashgate, Farnham, 2009, p. 197-214 ; Anna TSING et Shiho SATSUKA, « Diverging understandings of
forest management in matsutake science », Economic Botany, 62, no 3, 2008, p. 244-256. Une édition spéciale des articles rédigés
par le groupe est en préparation.
3. Elaine GAN et Anna TSING, « Some experiments in the representation of time : Fungal clock », présenté à la réunion annuelle
de l’American Anthropological Association à San Francisco, 2012 ; IDEM, « Fungal time in the Satoyama forest », film
d’animation de Nathalie McKeever, installation vidéo, université de Sydney, 2013.
4. Sara DOSA, The Last Season, Production Filament, 2014. Le film relate les rapports entre deux cueilleurs de matsutake dans
l’Oregon : un vétéran blanc de la guerre américaine en Indochine et un réfugié cambodgien.
5. Le livre de Hjorleifur JONSSON, Slow Anthropology : Negociating Difference with the Iu Mien (Cornell University Southeast
Asia Program Publication, Ithaca, NY, 2014), est le résultat de notre stimulante collaboration – et des recherches permanentes de
Jonsson avec Iu Mien.
6. NdT : le matsutake est aussi appelé « champignon des pins ».
Vie insaisissable, Oregon.
Des chapeaux de matsutake émergent
dans les ruines d’une forêt
industrielle.

PROLOGUE

SENTEURS D’AUTOMNE

Crête de Takamato, envahie


de chapeaux en expansion,
s’étendant, prospérant –
un couronnement des
senteurs d’automne
MAN-NYO SHU, extrait d’une
anthologie de poésies
japonaises du XVIII siècle
e

Que faire quand votre monde commence à s’effondrer ? Moi, je pars me


promener et, si j’ai vraiment de la chance, je trouve des champignons. Les
champignons m’émeuvent profondément, pas seulement comme les fleurs à
cause de leurs couleurs éclatantes et de leurs parfums mais parce qu’ils
surgissent de manière inattendue, me rappelant la chance qu’il y a à se
trouver au bon moment au bon endroit. Et je sais alors qu’il y a encore des
plaisirs au sein des terreurs de l’indétermination.
Les terreurs, évidemment, sont proéminentes, et pas seulement pour moi.
Le climat du monde est détraqué, et le progrès industriel a prouvé qu’il était
bien plus mortel pour la vie sur Terre que tout ce qu’on pouvait imaginer il
y a encore un siècle. L’économie n’est désormais plus une source de
croissance ou d’optimisme ; n’importe quel emploi peut disparaître avec la
prochaine crise économique. Et je n’ai pas seulement à craindre l’irruption
de nouveaux désastres : je n’ai aucun garde-fou, pas d’histoires qui disent
où le monde va et pourquoi. La précarité a pu, un temps, sembler être le
destin des moins privilégiés. Maintenant, il semble que ce soient nos vies
mêmes qui sont devenues précaires – y compris pour ceux qui ont les
poches pleines. Alors qu’à la moitié du XXe siècle les poètes et philosophes
se plaignaient d’être enfermés dans un monde trop stable, nous sommes
maintenant nombreux, au Nord comme au Sud, à devoir faire face à un
désordre sans fin.
Ce livre témoigne de ces trajets avec des champignons qui m’ont permis
d’explorer l’indétermination et les conditions de la précarité, c’est-à-dire ce
qu’est la vie sans promesse de stabilité. Quand, en 1991, l’Union soviétique
s’est effondrée, j’ai lu que des milliers de Sibériens, soudain privés des
garanties de l’État, s’étaient rués dans les forêts cueillir des champignons1.
Si ce ne sont pas ces champignons-là dont je suis la trace, ils illustrent bien
ce que je veux dire : la vie hors de contrôle des champignons est un don – et
un guide – quand le monde que nous pensions sous contrôle a disparu.
Si je ne peux pas ici vous offrir de champignons, j’espère du moins que
vous me suivrez pour humer les « arômes d’automne » célébrés dans le
poème en exergue. C’est le parfum des matsutakes, un groupe de
champignons sauvages aromatiques particulièrement appréciés au Japon.
On y aime les matsutakes car ce sont des marqueurs de la saison automnale.
Leur parfum évoque la tristesse perceptible après un été fécond, mais il
signale aussi l’intensité aiguë et la sensibilité accrue de l’automne. De telles
sensibilités sont requises pour sonder la fin d’un été possible, d’un progrès
global qui aura semblé si manifeste : les arômes d’automne me ramènent à
une vie commune sans garantie. Ce livre n’est pas une critique des rêves de
modernisation et de progrès, qui sont à l’origine de la vision stable
colportée au XXe siècle ; il y a eu de nombreux analystes, avant moi, pour
disséquer ce type de rêves. Mon défi imaginatif est plutôt de vivre sans les
garde-fous qui, autrefois, nous rendaient capables de savoir, collectivement,
où nous étions en train d’aller. Si nous cédons à leur attractivité fongique,
les matsutakes peuvent nous obliger à faire preuve d’une curiosité qui me
semble être la première condition d’une survie collaborative dans des temps
précaires.
Voilà comment un pamphlet radical présente ce défi :

Le spectre que beaucoup tentent de ne pas voir est une réalité simple –
le monde ne sera pas « sauvé » [...]. Si on ne croit pas dans un futur
révolutionnaire mondial, on doit vivre (comme, en fait, cela a toujours
été le cas) dans le présent2.

Quand, en 1945, Hiroshima fut détruite par une bombe atomique, il a été
rapporté que la première créature vivante à émerger dans le paysage désolé
était un champignon matsutake3.
Comprendre l’atome a été le point culminant des rêves humains obsédés
par la maîtrise de la nature. Mais ce fut tout aussi bien le début de la fin de
ce type de rêves. La bombe d’Hiroshima a tout changé. D’un seul coup, on
a pris conscience que les humains pouvaient détruire toute possibilité de
vie, de viabilité4, sur la planète, que ce soit de manière intentionnelle ou
non. Cette prise de conscience n’a fait qu’augmenter quand nous avons
appris ce qu’étaient la pollution, l’extinction des espèces et le changement
climatique. Une moitié de la précarité actuelle est le lot de la Terre : quelles
sortes de perturbations humaines pouvons-nous supporter ? En dépit de tous
les discours sur le développement durable, quelles sont nos chances de
transmettre à nos descendants, de toutes espèces, un environnement
vivable ?
La bombe d’Hiroshima a aussi ouvert la porte à l’autre moitié de la
précarité d’aujourd’hui : les surprenantes contradictions du développement
d’après-guerre. Après la guerre, les promesses de modernisation, soutenues
par les bombes américaines, semblaient éclatantes. Chacun allait en
bénéficier. La direction du futur était bien connue ; mais est-ce encore le
cas ? D’un côté, aucun endroit au monde n’est laissé indemne par cette
économie politique globale, construite à partir du dispositif de
développement mis en place après la guerre. De l’autre, alors même que les
promesses de développement continuent à servir d’appât, on semble en
avoir perdu les moyens. La modernisation devait combler le monde –
communiste comme capitaliste – d’emplois, et pas seulement de n’importe
quel type d’emplois mais d’« emplois dans la norme », avec leurs avantages
et leurs salaires stables. Ce type d’emploi est désormais assez rare ; la
plupart des gens dépendent de moyens de vie bien plus irréguliers. L’ironie
de notre époque est donc que chacun dépend du capitalisme alors que de
moins en moins de gens bénéficient de ce qu’on avait pris l’habitude
d’appeler un « emploi stable ».
Vivre dans la précarité demande bien plus que de seulement dénoncer
ceux qui nous ont amenés là (même si cela peut être aussi utile, et je ne suis
pas contre). Il faut regarder autour de nous pour saisir cet étrange nouveau
monde, et nous devons faire appel à notre imagination pour en saisir les
contours. C’est là que les champignons viennent à la rescousse. La rapidité
avec laquelle les matsutakes émergent dans des paysages ravagés nous
permet d’explorer les ruines qui sont devenues notre maison commune.
Les matsutakes sont des champignons sauvages qui vivent dans les forêts
perturbées par les humains. Comme les rats, les ratons laveurs et les
cafards, ils s’accommodent bien de certains des dégâts environnementaux
provoqués par les humains. Mais ils ne sont pas une nuisance ; ils sont un
plaisir gourmet précieux – au moins au Japon, où le prix des matsutakes
peut en faire parfois les champignons les plus chers au monde. Grâce à leur
capacité à nourrir les arbres, les matsutakes aident les forêts à prospérer
dans des endroits hostiles. Suivre les matsutakes nous guide vers des
possibilités de coexistence dans des environnements perturbés. Ce n’est pas
une excuse pour de nouveaux dommages. Mais les matsutakes nous
montrent un type de survie collaboratif.
Les matsutakes mettent aussi en lumière les craquements en cours dans
l’économie politique globale. Au cours des trente dernières années, ils sont
devenus des marchandises mondiales et ils sont recherchés dans les forêts
de tout l’hémisphère nord et expédiés frais au Japon. Bien des cueilleurs de
matsutakes appartiennent à des minorités culturelles déplacées et sans
attaches. Ainsi, dans le Nord-Ouest Pacifique des États-Unis la plupart des
cueilleurs de matsutakes sont des réfugiés du Laos et du Cambodge. Du fait
de leur prix élevé, les matsutakes contribuent de manière substantielle aux
moyens de vivre partout où on les cueille et encouragent même la
revitalisation de cultures.
Néanmoins, le commerce des matsutakes ne nous entraîne pas sur les
chemins du rêve « Progrès » qui a caractérisé le XXe siècle. La plupart des
cueilleurs avec lesquels j’ai parlé racontent des histoires terribles de
déplacements et de pertes. La cueillette commerciale est l’une des
meilleures manières d’obtenir le minimum nécessaire pour ceux qui n’ont
aucun autre choix de vie. Mais de quel type d’économie s’agit-il ? Les
cueilleurs de champignons sont à leur compte ; aucune société ne les
emploie. Ils n’ont ni salaire ni avantages sociaux ; les cueilleurs vendent
tout simplement les champignons qu’ils ont trouvés. Il y a des années sans
champignons, et les cueilleurs doivent alors se débrouiller autrement.
La cueillette des champignons sauvages à des fins commerciales est
exemplaire d’un mode de vie précaire, sans sécurité.
En suivant le commerce et l’écologie des matsutakes, ce livre aborde
l’histoire des modes de vie et des environnements précaires. À chaque fois,
je me suis retrouvée plongée au cœur d’un monde constitué de patchs5, une
mosaïque d’agencements ouverts enchevêtrant différentes manières de
vivre, chacune déployant à son tour une autre mosaïque de rythmes
temporels et d’arcs spatiaux. Je considère que seule la reconnaissance de la
précarité actuelle comme une condition répandue sur l’ensemble de la Terre
peut nous permettre de caractériser ainsi ce qu’est la situation du monde.
Aussi longtemps que les analyses qui font autorité auront comme postulat la
croissance, les experts ne percevront pas l’hétérogénéité de l’espace et du
temps, alors même qu’il s’agit d’une évidence pour les participants et les
observateurs ordinaires. Mais les théories de l’hétérogénéité sont encore
balbutiantes. Pour apprécier l’imprédictibilité morcelée associée à notre
condition actuelle, nous devons faire un effort d’imagination. L’objet de ce
livre est d’aider dans cette démarche – grâce aux champignons.
Revenons sur le commerce : le commerce contemporain fonctionne avec
les contraintes et les conditions de possibilité du capitalisme. Pourtant,
marchant sur les traces de Marx, ceux qui ont étudié le capitalisme au
XXe siècle n’ont pas pris de distance avec le progrès et n’ont vu qu’un type
d’évolution dans le temps, ignorant tout le reste. Ce livre montre comment
on peut étudier le capitalisme sans avoir besoin de cette conception
paralysante : en combinant une attention soutenue sur le monde, avec toute
sa précarité, et sur les questions concernant la manière dont la richesse est
accumulée. À quoi ressemble le capitalisme sans le progrès ? Il ressemble à
un ensemble de patchs : la concentration des richesses est possible parce
que la valeur produite dans des patchs imprévus reste appropriable par le
capital.
Revenons sur l’écologie : pour les humanistes, l’idée d’une maîtrise
humaine de plus en plus grande a encouragé une conception de la nature
comme un espace romantique antimoderne6. Déjà pour les scientifiques du
XXe siècle, le progrès formatait aussi de manière inconsciente l’étude des
paysages. Des hypothèses concernant l’expansion n’ont pas hésité à se
glisser dans le formalisme de la biologie des populations. De nouveaux
développements en matière d’écologie permettent dorénavant de penser très
différemment : notamment par l’introduction d’interactions transspécifiques
et d’histoires troubles issues d’écosystèmes perturbés. Dans cette période de
faibles espoirs, je m’intéresse aux écologies issues de la perturbation dans
lesquelles de nombreuses espèces vivent parfois ensemble sans harmonie et
sans opération de conquête.
Même si je refuse de réduire l’économie à l’écologie, ou l’inverse, il y a
une connexion entre l’économie et l’environnement qu’il me semble
important d’introduire sans attendre : l’histoire humaine de la concentration
de richesse qui fait à la fois des humains et des non-humains des ressources
dans lesquelles investir. Cette histoire a poussé les investisseurs à enrôler
dans l’aliénation aussi bien les gens que les choses, à les soumettre à cette
idée qu’il est possible de vivre isolé, indépendamment des autres, comme si
l’enchevêtrement des vies n’avait pas d’importance7. Dans le processus
d’aliénation, les personnes et les choses deviennent des ressources mobiles :
elles peuvent être déplacées du monde dans lequel elles vivaient, sur des
distances considérables, pour être échangées contre d’autres biens vivant
dans d’autres mondes, partout ailleurs8. Ce processus est sensiblement
différent de celui consistant, en toute simplicité, à considérer les
interactions comme faisant partie intégrante d’un monde vivant – par
exemple, en mangeant et en étant mangé. Dans ce dernier cas, les espaces
où cohabitent de multiples espèces restent inchangés. L’aliénation ne tient
aucun compte de l’enchevêtrement des espaces de vie. Le rêve de
l’aliénation suscite des modifications du paysage dans lesquelles seule une
ressource isolée importe ; tout le reste devient mauvaise herbe ou déchet.
Ici, prendre soin des enchevêtrements qui font un espace de vie semble
inefficace, voire archaïque. Quand une ressource particulière ne peut plus
être produite, l’espace est tout simplement abandonné. Le bois a été coupé,
il n’y a plus de pétrole, le sol ne peut plus nourrir les récoltes : la recherche
de ressources se poursuit ailleurs. Ainsi, la simplification qui accompagne
l’aliénation produit des ruines, des espaces abandonnés du seul point de vue
de la production de ressources.
Les paysages de la globalisation sont aujourd’hui jonchés de ce type de
ruines. Pourtant, ces lieux peuvent être encore vivants malgré l’annonce de
leur mort : les champs de monoculture qui sont abandonnés peuvent parfois
accueillir une nouvelle vie multispécifique et multiculturelle. Dans la
situation globale de précarité qui est la nôtre, nous n’avons pas d’autre
choix que de chercher la vie dans ces ruines.
Notre première étape sera d’éveiller notre curiosité. Débarrassés des
simplifications qui hantent les récits de progrès, les nouages et les
pulsations des différents patchs peuvent être désormais explorés. Les
matsutakes sont un lieu où commencer. J’ai beau en apprendre toujours plus
sur eux, ils continuent à me surprendre.

Ce livre ne porte pas sur le Japon mais, pour commencer, le lecteur doit
être informé d’un certain nombre de choses au sujet des matsutakes au
Japon9. Le matsutake est pour la première fois apparu dans un texte au
VIIIe siècle, dans le poème mis en exergue. Le champignon y est déjà célébré
pour son parfum qui embaume l’automne. Le champignon est devenu
commun autour de Nara et de Kyoto où on avait déforesté les montagnes à
la recherche de bois pour construire des temples et alimenter les forges.
Ce sont donc les perturbations induites par les humains qui ont permis au
Tricholoma matsutake d’émerger au Japon. Son hôte le plus commun est le
pin rouge du Japon (Pinus densiflora) qui pousse sur les sols minéraux et
ensoleillés laissés par la déforestation humaine. Quand, au Japon, les forêts
peuvent se reconstituer, sans plus de perturbations humaines, des arbres
feuillus font de l’ombre aux pins, les empêchant de pousser.
Étant donné que les pins rouges se sont répandus dans tout le Japon suite
à la déforestation, le matsutake est devenu un cadeau précieux, joliment
présenté dans une boîte de fougères. On honorait les aristocrates en leur
offrant un tel cadeau. Dans la période Edo (1603-1868), les roturiers aisés,
comme les marchands de la ville, aimaient également les matsutakes.
Le champignon participait à la célébration des quatre saisons comme figure
de l’automne. Aller à la cueillette des matsutakes en automne était
l’équivalent des sorties pour aller admirer les fleurs de cerisier au
printemps. Le matsutake est devenu un thème poétique fréquent.

On entend le son de la cloche d’un temple dans la forêt de cèdres au


crépuscule,
Les senteurs d’automne sont poussées par le vent sur les routes plus
bas.
AKEMI Tachibana (1812-1868)10

À l’image d’autres poèmes japonais, la référence à la nature sert à


traduire un état d’esprit. Les matsutakes ont rejoint d’autres signes propres
à l’automne, comme écouter le brame du cerf ou contempler la pleine lune.
La nudité hivernale qui se profile marque l’automne avec un début de
solitude, proche de la nostalgie, et ce poème illustre cet état d’esprit. Les
matsutakes étaient un plaisir réservé à l’élite, le signe du privilège de vivre
dans une nature reconstruite avec art en fonction de goûts raffinés11. Pour
cette raison, quand les paysans, attentifs à égayer les balades de leurs
maîtres, « plantaient » parfois des matsutakes (c’est-à-dire les repiquaient
dans le sol de manière artificielle parce qu’ils n’étaient pas disponibles
naturellement), personne n’y trouvait à redire. Les matsutakes étaient
devenus un élément d’une saisonnalité idéale, appréciés non seulement dans
la poésie mais dans tous les arts, de la cérémonie du thé au théâtre.

Les nuages se déplacent et disparaissent, et je respire l’arôme des


champignons.
KOI Nagata (1900-1997)12

La période Edo a pris fin avec la restauration Meiji mais aussi avec la
modernisation rapide du Japon. La déforestation s’est poursuivie
rapidement, favorisant les pins et les matsutakes. Dans la région de Kyoto,
matsutake s’est imposé comme un terme générique pour « champignon ».
Au début du XIXe siècle, les matsutakes étaient devenus très communs.
Néanmoins, au milieu des années 1950, la situation a commencé à changer.
On a coupé les arbres des forêts pour laisser place à des plantations d’arbres
de rapport ou au développement urbain. Ou encore les forêts ont été
abandonnées par les paysans qui s’installaient en ville. Les combustibles
fossiles ont remplacé le bois de chauffage et le charbon de bois ; les paysans
ont cessé d’utiliser les zones boisées qui restaient, et des fourrés épais
d’arbres feuillus se sont développés. Les collines, jadis couvertes de
matsutakes, étaient désormais trop ombragées pour l’écologie des pins. Les
pins affaiblis par l’ombre furent tués par un nématode envahissant. Au
milieu des années 1970, le matsutake était devenu rare dans tout le Japon.
C’était néanmoins une période de développement économique japonais
rapide et la demande de matsutakes augmentait tantôt comme cadeau
extrêmement cher, tantôt comme avantage, tantôt comme pot-de-vin. Leur
prix s’est envolé. Apprendre que les matsutakes poussaient dans d’autres
parties du monde a pris soudain une grande importance. Les voyageurs
japonais et les Japonais résidant à l’étranger ont commencé à envoyer des
matsutakes au pays. Quand des importateurs sont apparus pour s’occuper du
marché international des matsutakes, des cueilleurs non japonais sont
arrivés en masse. Des pléthores de champignons de couleurs et d’espèces
différentes semblèrent d’abord pouvoir être considérées à juste titre comme
des matsutakes, car ils en avaient l’odeur. Les noms scientifiques
proliférèrent tandis que les matsutakes, longtemps négligés, faisaient
soudain leur apparition dans les forêts de tout l’hémisphère nord. Au cours
des vingt dernières années, des appellations se sont consolidées. À travers
toute l’Europe, la plupart des matsutakes sont désormais appelés
Tricholoma matsutake13. En Amérique du Nord, il semble qu’on ne trouve
T. matsutake que dans l’Est et dans les montagnes du Mexique. Dans l’ouest
de l’Amérique du Nord, les matsutakes locaux sont considérés comme
appartenant à une autre espèce, T. magnivelare14. Néanmoins, certains
chercheurs pensent que tant que les dynamiques de spéciation ne sont pas
éclaircies le terme générique « matsutake » est le meilleur moyen pour
identifier ces champignons aromatiques15. Je me range à cet avis sauf quand
je discute des problèmes de classification.
Les Japonais ont imaginé des manières de classer les matsutakes venant
de différentes parties du monde, manières qui viennent se refléter dans le
prix. J’ai découvert pour la première fois ce type de classement quand un
importateur japonais m’a expliqué : « Les matsutakes sont comme les gens.
Les champignons américains sont blancs parce que les gens sont blancs.
Les champignons chinois sont noirs parce que les gens sont noirs. Les
Japonais et leurs champignons associés sont joliment dans l’entre-deux. »
Mais tout le monde n’est pas d’accord sur ce classement et ces valeurs qui
structurent le commerce mondial.
Pendant ce temps, au Japon, des personnes se sont inquiétées de la
disparition des zones boisées qui étaient la source de tant de beauté
saisonnière : des fleurs du printemps aux feuilles brillantes de l’automne.
À partir des années 1970, des groupes de volontaires se sont mobilisés pour
restaurer ces zones boisées. Pour que leur travail ait un sens au-delà de la
jouissance esthétique, ces groupes ont cherché une manière de les restaurer
qui soit profitable au mode de vie des humains. Le prix élevé des
matsutakes en a fait un produit idéal de la restauration des zones boisées.
Cela me permet de revenir à la précarité et à la vie qui subsistent dans ce
que nous avons dévasté. En fait, la vie semble avoir proliféré, pas seulement
avec l’esthétique et les histoires économiques japonaises, mais aussi avec
les relations internationales et les pratiques commerciales capitalistes. C’est
la substance de ces histoires que je vais développer tout au long de ce livre.
Mais, pour le moment, il semble important avant tout d’apprécier les
champignons.

Oh, matsutakes,
L’excitation avant de les trouver.
YAMAGUSHI Sodo (1642-1716)16
1. Sveta YAMIN-PASTERNAK, « How the devils went deaf : Ethnomycology, cuisine, and perception of landscape in the
Russian Far North », thèse de doctorat, université d’Alaska, Fairbanks, 2007.
2. Desert, Stac an Armin Press, 2011, p. 6, 78.
3. Des négociants chinois de matsutakes ont été les premiers à me raconter cette histoire que j’ai d’abord prise pour une légende
urbaine ; néanmoins, un scientifique formé au Japon m’a confirmé l’existence de cette histoire dans la presse japonaise des années
1990. Je ne l’ai pas encore retrouvée. Il n’en reste pas moins que la bombe qui a explosé en août correspond au début de la saison
de maturation du matsutake. Le degré de radioactivité de ces champignons reste un mystère non éclairci. Un chercheur japonais
voulait étudier la radioactivité des matsutakes d’Hiroshima, mais les pouvoirs publics lui ont demandé de laisser tomber ce sujet.
La bombe états-unienne a explosé à plus de 500 mètres au-dessus de la ville ; selon la version officielle, la radioactivité aurait été
emportée par le système des vents et il y aurait eu peu de contamination locale.
4. NdT : L’auteur emploie le terme de « livability », qui pourrait se traduire par « possibilité de vie » ou par « habitable » selon le
contexte. Nous avons donc choisi d’utiliser le terme « viabilité » ou « viable » pour la même problématique. Voir la préface
d’Isabelle Stengers.
5. NdT : J’ai préféré conserver le mot anglais « patch » (« tache/morceau/bribe ») même si son sens habituel en français est plus
restreint qu’en anglais. Il aurait fallu le traduire avec des mots différents tout le long du livre, ce qui aurait fait disparaître la
spécificité du raisonnement de l’auteure. C’est un concept utile pour parler d’un espace homogène qui diffère de ce qui l’entoure.
Ceci concerne la faune, la flore, les microbes, etc. Voir, par exemple, « Écologie du paysage », in Wikipédia.
6. Dans ce livre, j’emploie le terme « humaniste » en y incluant à la fois ceux qui ont été formés aux humanités et aux sciences
sociales. En faisant appel à ce terme en opposition aux chercheurs en sciences naturelles, je fais référence à ce que C. P. Snow a
appelé les « deux cultures ». Charles Percy SNOW, The Two Cultures, Cambridge University Press, Cambridge, 1959. Parmi les
humanistes, j’inclus aussi ceux qui se sont dénommés « posthumanistes ».
7. Marx a parlé d'« aliénation » pour parler en particulier de la séparation du travailleur du processus et des produits de la
production, mais aussi des autres travailleurs. Karl MARX, Manuscrits de 1844, Garnier-Flammarion, Paris, 1999. J’étends le sens
de ce terme pour prendre en compte la séparation des non-humains aussi bien que des humains d’avec leur processus de vie.
8. L’aliénation était aussi une condition intrinsèque des sociétés socialistes industrielles d’État au XXe siècle. Comme c’est une
question de plus en plus obsolète, je ne la discute pas ici.
9. Cette section s’inspire d’OKAMURA Toshihisa, Matsutake no bunkashi [L’Histoire culturelle du matsutake], Yama to
Keikokusha, Tokyo, 2005. Fusako Shimura a gentiment traduit ce livre pour moi. Pour d’autres interventions sur les champignons
dans la culture japonaise, voir R. Gordon WASSON, « Mushrooms and Japanese Culture », Transactions of the Asiatic Society of
Japon II, 1973, p. 5-25 ; NEDA Hitoshi, Kinoko hakubutsukan [Musée du champignon], Yasaka Shobö, Tokyo, 2003.
10. Cité dans OKAMURA Toshihisa, Matsutake no bunkashi, op. cit., p. 55.
11. Haruo SHIRANE parle de « seconde nature » ; voir Japan and the Culture of the Four Seasons : Nature, Literature, and the
Arts, Columbia University Press, New York, 2012,
12. Cité dans OKAMURA Toshihisa, Matsutake no bunkashi, op. cit., p. 98.
13. La question de savoir si les T. calgatum (qui ont l’odeur des matsutakes) du sud de l’Europe et d’Afrique du Nord font partie
de la même espèce n’a pas encore été résolue. Pour la position en faveur de statuts d’espèces séparés, voir I. KYTOVUORI,
« The Tricholoma caligatum group in Europe and North Africa », Karstenia, 28, no 2, 1988, p. 65-77. Le T. caligatum du nord-
ouest de l’Amérique est une espèce totalement différente, mais elle est aussi vendue comme matsutake. Voir Ra LIM, Alison
FISHER, Mary BERBEE et Shannon M. BERCH, « Is the booted tricholoma in British Columbia really Japanese matsutake ? »,
BC Journal of Ecosystems and Management, 3, no 1, 2003, p. 61-67.
14. Les deux spécimens de T. magnivelare viennent de l’est des États-Unis, et il reste à prouver que ce soient des T. matsutake
(David ARORA, communication personnelle, 2007). Le matsutake du nord-ouest de l’Amérique nécessitera un autre nom
scientifique.
15. Concernant les recherches récentes sur la classification : voir Hitochi MURATA, Yuko OTA, Muneyoshi YAMAGUSHI,
Akiyoshi YAMADA, Shinichiro KATAHATA, Yuichiro OTSUKA, Katsuhiko BABASAKI et Hitoshi NEDA, « Mobile DNA
distributions refine the philogeny of “matsutake” mushrooms, Tricholoma sect. Caligata », Mycorrhiza, 23, no 6, 2013, p. 447-461.
Pour d’autres points de vue scientifiques sur la diversité des matsutakes, voir le chapitre 17.
16. Cité dans OKAMURA Toshihisa, Matsutake no bunkashi, op. cit., p. 54.
Conjurer le temps,
Yunnan. Observer le jeu des
échanges.

PREMIÈRE PARTIE

QUE RESTE-T-IL ?
Alors que la soirée était encore baignée de clarté, je m’aperçus que j’étais
perdue dans une forêt inconnue, les mains vides. C’était à l’occasion de ma
première expérience, partie pour pister des matsutakes – et leurs cueilleurs
– dans les montagnes Cascade de l’Oregon. Plus tôt dans l’après-midi,
j’avais trouvé le « grand camp » du Service des forêts créé pour les
cueilleurs de champignons, mais tous alors étaient partis en expédition.
J’avais ainsi décidé de partir moi aussi en chasse le temps qu’ils reviennent.
Je n’aurais jamais pu imaginer une forêt d’apparence si peu prometteuse.
Le sol était sec et rocheux : rien ne poussait sinon de minces troncs de pins
tordus. Quasiment aucune plante, pas même de l’herbe : à tel point que,
quand j’ai tâtonné le sol, je me suis blessé les doigts avec des éclats de
pierre acérés. Tandis que l’après-midi avançait, je trouvai un ou deux
« chapeaux cuivrés » : de minables champignons assortis d’une teinte
orange et d’une odeur fadasse1. Rien d’autre. Pire encore, j’étais perdue.
Quelle que soit la direction que je prenais, la forêt offrait toujours la même
configuration. Je n’avais aucune idée de l’endroit où me diriger pour
retrouver ma voiture. En outre, pensant qu’il ne s’agissait là que d’une
courte escapade, je n’avais rien emporté avec moi et je savais que j’allais
bientôt avoir soif, faim et froid.
J’ai erré dans toutes les directions avant de me retrouver finalement sur
un chemin de terre. Mais dans quel sens fallait-il aller ? Le soleil était très
bas et je marchais péniblement. Après un bon kilomètre, un pick-up
s’arrêta. Ses occupants, un jeune homme au visage radieux et un vieil
homme ratatiné, proposèrent de m’emmener. Le jeune homme s’appelait
Kao. Comme son oncle, me dit-il, il était un descendant Mien, issu des
collines du Laos, et venu dans les années 1980 aux États-Unis depuis un
camp de réfugiés en Thaïlande. Ils étaient voisins à Sacramento en
Californie et, là, ils venaient pour cueillir ensemble des champignons.
Ils me ramenèrent dans leur campement. Le jeune homme partit chercher de
l’eau à une citerne un peu plus loin avec des récipients en plastic. Le vieil
homme ne parlait pas anglais mais, comme moi, il connaissait un peu le
mandarin chinois. Alors que nous échangions péniblement quelques mots, il
sortit une pipe à eau artisanale et enflamma son tabac.
C’était le crépuscule quand Kao revint avec l’eau. Toutefois, il m’invita à
l’accompagner chercher des champignons : il y en avait tout près. Alors que
la nuit tombait, nous dûmes escalader une colline rocheuse pas très loin du
camp. Je ne voyais rien sinon la poussière et quelques troncs de pins
squelettiques. Mais c’est là que Kao, muni de son seau et de son bâton,
alors qu’il fouillait un sol apparemment vide, dégagea un gros champignon.
Comment était-ce possible ? Aucun espoir d’en trouver à cet endroit, et
soudain il était là.
Kao me tendit le champignon. Pour la première fois, je faisais
l’expérience de son odeur. Cela n’a rien d’évident : rien à voir avec le
parfum d’une fleur ou le fumet d’un plat appétissant. C’est plutôt troublant.
Bien des gens n’apprendront jamais à l’aimer. C’est difficile à décrire.
Certains évoquent une odeur de pourri et d’autres une pure beauté –
les senteurs de l’automne. À ma première bouffée, je fus juste... étonnée.
Mais ce n’était pas seulement une question d’odeur qui me troublait.
Qu’est-ce que des membres de la tribu Mien, des champignons pour
Japonais gourmets et moi-même faisions là, dans une ancienne forêt
industrielle en ruines de l’Oregon ? Je vivais depuis longtemps aux États-
Unis et je n’avais jamais entendu parler de ce genre de chose.
Ce campement Mien me ramenait dans le passé, à mon premier terrain en
Asie du Sud-Est ; quant aux champignons, ils réveillaient mon intérêt pour
l’esthétique et la cuisine japonaise. La forêt détruite, en revanche,
ressemblait à un épisode cauchemardesque de science-fiction. Mais, grâce à
mon sens terre à terre quelque peu défectueux, j’imaginai que nous étions
tous miraculeusement hors du temps et de l’espace, comme si nous sortions
d’un conte de fées. J’étais bouche bée et intriguée : poursuivre une
recherche approfondie devint une nécessité. Ce livre est une tentative pour
vous attirer, à votre tour, dans ce labyrinthe qui m’a happée.
1. Pour les amoureux des champignons, il s’agissait de Tricoloma focale.
Conjurer le temps, préfecture de
Kyoto.
Carte des éléments vitaux pour M.
Imoto.
C’est sa montagne matsutake : une
machine temporelle faite de saisons,
d’histoires et d’espoirs multiples.

1
L’ART D’OBSERVER
Je ne suis pas en train de proposer de revenir à
l’âge de pierre. Mon projet n’est pas
réactionnaire ni même conservateur, mais
simplement subversif. Il semble que
l’imagination utopique soit piégée, comme le
capitalisme, l’industrialisme et la population
humaine, dans un futur unique où il n’est
question que de croissance. Tout ce que je tente
de faire, c’est d’essayer de faire dérailler la
machine.
Ursula K. LE GUIN, « A non-Euclidean view of
California as a cold place to be », in Dancing at
the Edge of the World, Grove Press, New York,
1989, p. 85.
En 1908 et 1909, deux entrepreneurs de chemin de fer entrèrent en
compétition pour construire une ligne le long de la rivière Deschutes
en Oregon1. Chacun voulait être le premier à créer une filière industrielle
entre l’offre d’imposants pins Ponderosa de la région est des Cascades et les
demandes venant de scieries de Portland. En 1910, l’excitation de la
compétition déboucha sur une entente de services communs. Des rondins de
pin déferlèrent depuis la région pour rejoindre de lointains marchés. Les
scieries attirèrent de nouveaux colons et, avec la multiplication des
travailleurs, des villes surgirent. Dans les années 1930, l’Oregon était
devenu le plus grand producteur de bois des États-Unis.
C’est une histoire connue. Celle des pionniers, du progrès et de la
transformation d’espaces « vides » en gisements de ressources industrielles.
En 1989, une chouette tachetée en plastic fut suspendue en guise d’effigie
à un camion de l’Oregon transportant du bois2. Les environnementalistes
voulaient montrer qu’une exploitation forestière intolérable était en train de
détruire les forêts du Nord-Ouest Pacifique. « La chouette tachetée est
comme le canari au fond d’une mine », expliquait un des militants. « Elle
est [...] le symbole d’un écosystème sur le point de s’effondrer3. » Quand un
juge fédéral décida d’interdire la coupe des arbres les plus vieux pour
sauver l’habitat des chouettes, les bûcherons furent furieux. Mais combien
restait-il vraiment encore de bûcherons à ce moment-là ? Leur nombre avait
considérablement chuté avec la mécanisation de l’exploitation du bois et
suite à la disparition des arbres de première qualité. En 1989, beaucoup de
scieries avaient déjà fermé. Les sociétés d’exploitation forestière se
déplaçaient vers d’autres régions4. La région est des Cascades, dont
l’exploitation du bois avait fait autrefois la richesse, était dorénavant
couverte de forêts rasées et parsemée de villes industrielles fantômes,
envahies par la végétation.
C’est une histoire qu’il nous faut apprendre. La transformation
industrielle s’est révélée être une bulle remplie de promesses suivie par la
destruction de modes de vie et par des paysages dévastés. Et en parler
encore dans ces termes, cela ne suffit pas. Terminer le récit par ce
délabrement général, c’est abandonner tout espoir. Ou alors, il reste la
possibilité de se tourner vers d’autres lieux pleins de promesses et de ruines
– promettre et ruiner.
Qu’est-ce qui émerge des paysages ravagés, au-delà des promesses et des
ruines industrielles ? En 1989, quelque chose de nouveau est apparu dans
les forêts déboisées : le commerce de champignons sauvages. En premier
lieu, ce fut lié à un désastre mondial : comme la catastrophe de Tchernobyl
de 1986 avait contaminé les champignons européens, des négociants prirent
l’option de s’approvisionner dans le Nord-Ouest Pacifique. Quand le Japon
commença à en importer à des prix élevés – juste au moment où des
réfugiés indochinois sans emploi s’installaient en Californie – le commerce
s’est affolé. Des milliers de personnes se ruèrent dans les forêts du Nord-
Ouest Pacifique à la recherche du nouvel « or blanc ». Sur le sujet épineux
des forêts, une bataille « emplois versus environnement » avait rallié les
esprits, mais aucune des parties prenantes ne remarqua alors la présence des
cueilleurs de champignons. Ceux qui défendaient l’emploi n’avaient
imaginé que des contrats salariaux pour hommes blancs aptes au travail.
Les cueilleurs, anciens combattants blancs handicapés, réfugiés asiatiques,
Indiens d’Amérique et Latinos sans papiers, n’étaient que de vulgaires
intrus invisibles. De l’autre côté, les défenseurs de l’environnement se
battaient pour que les forêts échappent aux perturbations causées par les
humains. L’arrivée de milliers de personnes, s’ils l’avaient seulement
remarquée, n’aurait pas été pour eux une bonne nouvelle. Mais les
cueilleurs de champignons restèrent pour l’essentiel ignorés. Tout au plus,
cette présence des Asiatiques éveilla chez les locaux la crainte d’une
invasion : les journalistes redoutaient d’éventuelles violences5.
Au cours des premières années de ce nouveau siècle, l’idée d’un
compromis entre emploi et environnement devenait de moins en moins
convaincante. D’une part, avec ou sans la conservation de la nature, il
y avait une baisse de l’« emploi », au sens pris par ce mot aux États-Unis au
cours du XXe siècle. D’autre part, il semblait de plus en plus vraisemblable
que les dommages environnementaux mèneraient à tous nous exterminer,
que l’on ait ou pas un emploi. On était désormais acculé à apprendre à vivre
avec ces désastres écologiques et économiques. Or aucun des récits portant
sur le progrès ou sur sa ruine ne nous a jamais aidés à penser la possibilité
de survivre de manière collaborative. Voilà pourquoi il est opportun de
prêter attention à ces cueilleurs de champignons. Non pas pour nous sauver,
mais pour relancer notre imagination.

Pour traduire le fait que les perturbations humaines outrepassent


désormais les autres forces géologiques, certains spécialistes ont proposé de
donner le nom d’Anthropocène à notre époque. Au moment où j’écris, le
terme est encore nouveau et rempli de promesses contradictoires. Aussi,
même si certains considèrent que ce nom implique le triomphe des
humains, le contraire semble plus exact : sans l’avoir planifié ni même en
avoir eu l’intention, les humains ont fait de notre planète un gigantesque
gâchis6. De plus, malgré le préfixe « anthropo- », c’est-à-dire « humain », le
gâchis ne résulte pas exclusivement des caractéristiques biologiques de
notre espèce. La date la plus marquante pour situer le début de
l’Anthropocène n’est pas celle de l’apparition de notre espèce mais bien
plutôt celle de l’avènement du capitalisme moderne qui a ordonné, à longue
distance, la destruction de paysages et d’écologies. Néanmoins, cette
datation rend « anthropo- » encore plus problématique. Imaginer l’humain
en prenant comme point de repère la montée du capitalisme, nous empêtre
encore dans les grandes idées du progrès parmi lesquelles la généralisation
des techniques d’aliénation qui ont valu aux humains et aux autres êtres
d’être assimilés à des ressources. De telles techniques ont formaté des
humains isolés et de strictes identités, obscurcissant les collaborations
nécessaires à toute survie. Le concept d’Anthropocène évoque cet ensemble
d’aspirations, que l’on pourrait appeler la vanité de l’homme moderne, et
soulève en même temps l’espoir que nous puissions nous en
dégager. Pouvons-nous vivre dans ce régime humain tout en l’excédant ?
Cette question délicate me force ici à ralentir un instant avant que je ne
m’enfonce dans la description des champignons et de leurs cueilleurs. Car
la vanité de l’homme moderne, si on la laissait faire, réduirait derechef ce
type de description au statut secondaire de note de bas de page. Cet
« anthropo- » contrecarre, en effet, l’idée même de donner une attention
toute particulière aux paysages en patchs, aux temporalités multiples et aux
agencements changeants entre humains et non-humains : c’est-à-dire à tout
ce qui importe à une survie collaborative. Pour faire de la cueillette des
champignons un récit digne d’être raconté, il me faut donc d’abord
cartographier les œuvres de cet « anthropo- » et explorer les terrains laissés
en friche qu’il refuse de reconnaître.
Considérons, en fait, la question de ce qui reste. Étant donné la réalité des
dommages qu’ont causés les machines étatique et capitaliste aux paysages
naturels, nous devons nous demander pourquoi quelque chose a subsisté
malgré leurs impitoyables filets. Pour répondre à cette préoccupation, nous
aurons besoin de nous faufiler dans les marges. Qu’est-ce qui a rassemblé
les Mien et les matsutakes en Oregon ? De telles questions apparemment
triviales pourraient renverser la perspective et donner une importance
centrale aux rencontres imprévisibles.
Tous les jours, dans les médias, on entend parler de précarité. Les gens
perdent leur travail ou se mettent en colère parce qu’ils n’en ont jamais eu.
Les gorilles et les marsouins des rivières sont en bonne voie d’extinction.
Le niveau atteint des eaux menace de submerger les îles du Pacifique. Mais,
la plupart du temps, nous imaginons que cette précarité est une exception
dans un monde qui semble plus ou moins bien tourner : une simple mise
hors circuit. Qu’est-ce qui se passe si, comme je le suggère, la précarité est
la condition de notre temps ? Ou, pour le dire d’une autre manière, et si
notre époque était mûre pour prendre la mesure de la précarité ? Et si la
précarité, l’indétermination et tout ce que nous avons l’habitude de penser
comme ayant peu d’importance, se trouvaient en fait être la pièce maîtresse
que nous cherchions ?
La précarité désigne la condition dans laquelle on se trouve vulnérable
aux autres. Chaque rencontre imprévue est l’occasion d’une
transformation : nous n’avons jamais le contrôle, même pas de nous-
mêmes. Pris dans l’impossibilité de nous fier à une structure
communautaire stable, nous sommes projetés dans des agencements
fluctuants qui nous refabriquent en même temps que les autres. Nous ne
pouvons nous appuyer sur aucun statu quo : tout est toujours en
mouvement, y compris notre capacité à survivre. Penser avec la précarité
change l’analyse sociale. Un monde précaire est un monde sans téléologie.
L’indétermination, ou l’imprévisible nature du temps, a quelque chose
d’effrayant, mais penser avec la précarité fait que l’indétermination rend
aussi la vie possible.
La seule raison pour laquelle tout cela semble bizarre, c’est que la plupart
d’entre nous ont grandi avec les rêves de modernisation et du progrès. Ces
cadres de pensée sélectionnent les parties du présent aptes à concourir au
futur. Tout le reste est considéré comme trivial : de menues choses qui ont
« décroché » de l’histoire. Je vous imagine en train d’objecter :
« Le progrès ? C’est une idée du XIXe siècle. » Le terme « progrès », en
référence à un état général, est devenu obsolète. Même la modernisation
propre au XXe siècle commence à paraître archaïque. Soit, mais les
catégories et les hypothèses qui relèvent du progrès continuent à persister
un peu partout. Nous pensons quotidiennement dans le cadre des grandes
notions qui les incarnent : la démocratie, la croissance, la science, l’espoir.
Mais pourquoi devrions-nous être certains que les économies croissent et
les sciences progressent ? Sans devoir faire référence de manière explicite
au développement, nos théories de l’histoire sont mêlées à ces catégories.
C’est la même chose pour nos rêves personnels. Je dois reconnaître qu’il
m’est difficile ne serait-ce que de dire : il se peut qu’il n’y ait pas de fin
heureuse collective ; alors pourquoi s’embêter à se lever le matin ?
Le progrès innerve aussi les considérations qui font généralement
consensus au sujet de ce que signifie être humain. Même lorsque le progrès
déguise son ambition sous d’autres dehors, comme la « puissance d’agir »,
la « conscience » ou l’« intention », nous apprenons encore et toujours que
les humains sont différents du reste du monde vivant : nous, nous regardons
en avant, tandis que les autres espèces, qui, elles, vivent au jour le jour,
restent dépendantes de nous. Tant qu’on restera accroché à la conviction
que les humains se fabriquent à travers le progrès, les non-humains auront
également à pâtir de ce schéma imaginatif.
Le progrès marche droit devant, emportant dans son rythme effréné
d’autres types de temporalité. Sans ce tempo impérieux, nous pourrions
y être sensibles. Chaque entité vivante rejoue le monde, que ce soit à travers
les rythmes de croissance saisonniers, les schémas vitaux de la reproduction
ou les expansions territoriales. Au sein d’une même espèce, on trouve ainsi
de multiples filières temporelles qui s’entrelacent dans la manière dont les
organismes se recrutent les uns les autres et se coordonnent pour remodeler
des paysages entiers. (La repousse qui a eu lieu sur les sols dévastés des
Cascades et la radioécologie qui est survenue à Hiroshima nous montrent de
manière exemplaire en quoi consiste la fabrication multispécifique du
temps.) La curiosité dont je me fais ici l’avocate suit à la trace de telles
temporalités multiples. Grâce à elles, les arts de décrire et d’imaginer se
voient revitalisés – et cela, sans qu’il soit question d’un simple empirisme
impliquant que le monde invente ses propres catégories. Agnostiques quant
à une direction qui serait en train d’être prise de manière inéluctable, il
s’agit plutôt de chercher du côté de ce qui a été ignoré, de ce qui n’a jamais
concordé avec la linéarité du progrès.
Considérons à nouveau les bribes d’histoire de l’Oregon, avec lesquelles
j’ai ouvert ce chapitre. La première, à propos des chemins de fer, nous parle
de progrès. Elle nous renvoie au futur : les chemins de fer ont refaçonné
notre destin. La seconde constitue déjà une interruption, une histoire dans
laquelle la destruction des forêts importe. Ce qu’elle partage néanmoins
avec la première, c’est l’idée que la figure du progrès serait suffisante pour
connaître le monde, à la fois avec ses réussites et ses échecs. Cette histoire-
là de déclin n’offre aucun reste, aucun excès, rien qui échappe au progrès.
Le progrès continue à nous contrôler quand bien même nous en relatons les
ruines.
Toutefois, les prétentions de l’homme moderne ne sont pas le seul critère
pour raconter comment se fabriquent des mondes : nous sommes submergés
de tous les côtés par des mondes en chantier, qu’ils soient humains ou non
humains7. Des manières de faire-monde émergent des activités pratiques
déployées pour se tenir en vie et ne cessent d’altérer la planète. Pour les
apercevoir, dans l’ombre de l’« anthropo- », nous devons changer de point
de vue. Alors qu’ils étaient courants à l’époque préindustrielle, de
nombreux moyens d’existence, de la cueillette au vol, persistent encore
aujourd’hui. Et de nouveaux, encore, font leur apparition (y compris la
cueillette commerciale des champignons). Mais ces manières de vivre et de
faire, parce qu’elles sont considérées comme n’appartenant pas à la marche
du progrès, sont négligées. Ces moyens d’existence, pourtant, fabriquent
aussi le monde et, surtout, nous montrent comment regarder autour de nous
plutôt qu’en avant.
Fabriquer des mondes n’est pas réservé aux humains. Nous savons que
les castors modifient le courant des rivières quand ils construisent des
barrages, des canaux et des gîtes. Et, plus généralement, il appartient à tous
les organismes d’aménager des habitats viables sans que soient au passage
altérés la terre, l’air et l’eau. En outre, sans cette capacité de réappropriation
et de réagencement, les espèces disparaîtraient. Ce faisant, chaque
organisme a le pouvoir de changer le monde des autres. Des bactéries sont à
la base de l’oxygène présent dans notre atmosphère et des plantes
participent à son maintien. Des plantes poussent dans la terre parce que des
champignons l’enrichissent grâce à leur faculté de digérer des pierres.
Comme le suggèrent ces exemples, différents mondes, au cours même de
leur développement, peuvent se chevaucher, ôtant l’idée de privilège d’une
seule et même espèce. Les humains n’y échappent guère : eux aussi sont
impliqués dans des fabrications multispécifiques. Si le feu a été domestiqué
par les premiers hommes, il ne le fut pas seulement à des fins culinaires.
Il aura aussi permis aux humains de brûler et donc de fertiliser des terrains
en vue de favoriser bulbes et herbes, justement appréciés par des proies
animales potentielles. Les humains forment des mondes multispécifiques
quand leurs modes de vie deviennent indissociables de ceux d’autres
espèces. Et cela ne se réduit pas seulement aux plantes cultivées, au bétail
ou aux animaux de compagnie. Les pins, avec les champignons comme
partenaires associés, fleurissent souvent dans des paysages incendiés par les
humains. Pins et champignons travaillent alors ensemble pour tirer avantage
de ces larges espaces lumineux, riches en matières minérales. Les humains,
les pins et les champignons nouent leur mode de vie respectif les uns aux
autres, autant pour leur bien propre que pour celui des autres : ce sont des
mondes multispécifiques.
Des chercheurs du XXe siècle, en s’alignant sur les prétentions de
l’homme moderne, ont concouru à nous détourner de notre capacité à faire
attention aux histoires divergentes, stratifiées et combinées qui fabriquent
des mondes. Obsédés par la possibilité d’étendre certains modes de vie à
tous les autres, ces chercheurs ont ignoré tout ce qui se passait par ailleurs.
Néanmoins, à mesure que le progrès perd de son attrait discursif, il devient
possible de voir les choses autrement.
Le concept d’agencement peut nous aider. Les écologistes ont fait appel à
cette notion pour échapper aux connotations parfois bien ancrées et
paralysantes que renferme l’idée de « communauté » écologique.
La question de savoir comment les espèces, s’imbriquant dans un même
agencement, s’influencent les unes les autres – si elles le font – n’a jamais à
recevoir de réponse définitive : certaines en contrarient (ou en mangent)
d’autres, d’autres travaillent de concert pour rendre la vie possible,
certaines encore se retrouvent simplement au même endroit. Les
agencements sont des rassemblements toujours ouverts. Ils nous permettent
de nous interroger sur des effets de communauté sans avoir à les assumer.
Ils nous montrent la possibilité de tisser des histoires à partir de ce qui,
toujours, est en train de se refaçonner. Pour mon propos, j’ai donc besoin de
me fier à quelque chose d’autre que des organismes du type « éléments
constitutifs ». J’ai besoin de me situer sur cette fine frontière où des modes
de vie, y compris ceux du non-vivant, se croisent. Les modes d’existence
des non-humains comme ceux des humains n’ont cessé de se transformer au
fil de l’histoire. Pour approcher les êtres vivants, il a été de coutume de s’en
tenir préalablement à l’identification des espèces. Mais ce n’est ici plus
satisfaisant. Les modes d’existence que nous considérons tiennent au fait
qu’ils sont des effets imprévus, issus de rencontres. Il suffit de penser aux
humains pour s’en rendre compte de manière évidente. Cueillir des
champignons est un mode de vie, pas une caractéristique qui sied à tous les
humains. La question est la même pour les autres espèces. Les pins trouvent
des champignons pour les aider à tirer profit des espaces laissés ouverts par
la main de l’homme. Les agencements ne mettent pas seulement ensemble
des modes de vie ; ils en fabriquent. Penser grâce aux agencements nous
oblige ainsi à nous demander : comment des rassemblements deviennent-ils
parfois des « événements », c’est-à-dire quelque chose de plus grand que la
somme des parties ? Si l’histoire, envisagée sans la notion du progrès, est
indéterminée et multidirectionnelle, les agencements peuvent-ils nous en
montrer les possibilités ?
Des formes de coordination non intentionnelle se développent dans les
agencements. Pour les remarquer, il faut observer de près, dès lors que des
modes de vie divergents sont rassemblés, l’interaction qui se joue entre les
rythmes et les échelles temporelles propres à chacun. De manière
surprenante, cela pourrait être, tout autant que dans les études
environnementales, une méthode pour revitaliser l’économie politique. Tout
agencement, en effet, génère en lui des flux d’économie politique – et qui
ne sont pas juste réservés aux humains. Les plantes cultivées ont des vies
différentes de celles de leurs congénères sauvages ; les chevaux de trait et
les chevaux de course appartiennent à la même espèce mais n’ont pas le
même mode de vie. Les agencements ne peuvent pas se soustraire au capital
et à l’État ; et, en cela, ils constituent tout aussi bien des postes
d’observation pour détecter comment l’économie politique fonctionne. Si le
capitalisme n’a pas de téléologie, nous devons examiner ce qui se met
ensemble : pas seulement de manière préfabriquée mais aussi par
juxtaposition.
Certains auteurs utilisent « agencement » avec d’autres significations8.
De mon côté, le qualificatif « polyphonique » aidera à saisir le contraste que
j’aimerais introduire. Une polyphonie est constituée de mélodies autonomes
qui s’entrelacent. Dans la musique occidentale, le madrigal et la fugue sont
des exemples de polyphonie. Ces formes semblent étranges et archaïques
pour de nombreux auditeurs modernes, habitués à une musique dont un
rythme unifié et une mélodie unique caractérisent la composition. Dans la
musique classique qui a remplacé le baroque, l’unité était l’objectif à
atteindre. C’était le « progrès » dans le sens exact que je viens de discuter :
une coordination unifiée du temps. Dans le rock’n roll du XXe siècle, cette
unité a pris la forme d’un rythme soutenu, rappelant celui du battement de
cœur à celui qui l’écoute. Nous avons ainsi pris l’habitude d’entendre de la
musique dans une perspective unique. Quand j’ai entendu pour la première
fois une polyphonie, ce fut une révélation dans ma manière d’écouter.
Je devais faire attention à des mélodies séparées et simultanées et écouter
les moments d’harmonie et de dissonance qui se créaient entre elles.
Ce type d’attention est précisément ce qui est nécessaire pour apprécier les
multiples rythmes temporels et les trajectoires qui courent dans un
agencement.
Pour ceux qui ne sont pas sensibles à la musique, il est aussi possible
d’imaginer un agencement polyphonique en référence à l’agriculture.
Depuis l’époque des plantations, l’agriculture commerciale a imposé un
type de culture en rentabilisant une coordination simultanée entre tout ce
qui arrivait à maturité et une récolte unique. Mais il existe d’autres types
d’agriculture, obéissant à des rythmes multiples. Dans les cultures
itinérantes que j’ai étudiées à Bornéo en Indonésie, de nombreuses plantes
poussent ensemble dans le même champ, selon des calendriers différents.
Comme sont mêlés ensemble le riz, les bananes, le taro, les patates douces,
la canne à sucre, les palmiers et les arbres fruitiers, les paysans doivent
prêter attention aux différents agendas de croissance, propres à chaque
espèce. Ces rythmes sont donc définis en fonction de la relation établie avec
les humains qui récoltent. Mais si on ajoute d’autres relations, par exemple,
celles avec des pollinisateurs ou avec d’autres plantes, les rythmes se
démultiplient. L’agencement polyphonique est la réunion de ces différents
rythmes, humains et non humains, chacun porteur d’une manière de
refaçonner le monde.
L’agencement polyphonique peut aussi se transposer au territoire
inexploré de l’économie politique moderne. Le travail en usine est
exemplaire du temps coordonné qu’a privilégié le progrès. Pourtant, le
travail à la chaîne reste pénétré de rythmes polyphoniques. Reprenons
l’exemple de la petite usine de confection, étudiée par Nellie Chu. Comme
beaucoup de ses concurrentes, cette usine fournit de multiples chaînes de
distribution, jonglant en permanence entre différentes commandes : soit
pour des marques locales, soit pour des contrefaçons de marques
internationales, ou encore pour une production générique qui sera tôt ou
tard reprise par une marque9. Chaque chaîne fait appel à des normes, des
matières et un type de travail différents. Le défi de cette entreprise étant de
faire correspondre la coordination industrielle et les rythmes complexes des
chaînes de distribution. Si, maintenant, on sort de l’usine pour observer la
cueillette d’un produit sauvage improvisé, les rythmes se multiplient encore
davantage. Plus on s’éloigne dans les périphéries de la production
capitaliste, plus la coordination entre des agencements polyphoniques et les
processus industriels devient essentielle pour faire du profit.
Comme ces derniers exemples le montrent, abandonner le rythme du
progrès pour observer les agencements polyphoniques ne relève pas d’un
désir vertueux. Le progrès donnait du cœur au ventre ; le meilleur était
toujours à venir. Le progrès a été la cause politique « progressiste » avec
laquelle j’ai grandi. Il m’est encore difficile de penser la justice sans le
progrès. Le problème est que le progrès a cessé de faire sens. Nous sommes
de plus en plus nombreux à avoir un jour ouvert les yeux et réalisé que le
roi était nu. C’est avec ce dilemme que de nouveaux outils pour observer
sont si importants10. En fait, c’est la vie même sur Terre qui semble en
cause. Dans le chapitre 2, je reviendrai sur les dilemmes posés par la survie
collaborative.

1. Philip COGSWELL, « Deschutes Country Pine Logging », in Thomas VAUGHAN (dir.), High and Mighty, Oregon Historical
Society, Portland, 1981, p. 235-260, <www.wweek.com>.
2. « Spotted owl hung in effigy », Eugene Register-Guard, 3 mai 1989, p. 13.
3. Ivan Maluski, Oregon Sierra Club, cité par Taylor CLARK, « The owl and the chainsaw », Willamette Week, 9 mars 2005,
<www.wweek.com>.
4. En 1979, le prix du bois de l’Oregon a chuté, provoquant des fermetures d’entreprises et des fusions. Gai WELLS,
« Restructuring the timber economy », Oregon Historical Society, Portland, 2006, <www.ohs.org>.
5. Voir, par exemple, Michael MCRAE, « Mushrooms, guns, and money », Outside, 18, no 10, 1993, p. 64-69, 151-154 ; Peter
GILLINS, « Violence clouds Oregon gold rush for wild mushrooms », Chicago Tribune, 8 juillet 1993, p. 2 ; Eric GORSKI,
« Guns part of fungi season », Oregonian, 24 septembre 1966, p. 1, 9.
6. Donna HARAWAY – « Anthropocene, Capitalocene, Chtulucene : Staying with the trouble », présentation faite à l'« Arts of
Living on a Damaged Planet », Santa Cruz, CA, 9 mai 2014, <anthropocene.au.dk> – considère qu'« Anthropocène » constitue un
appel aux dieux du Ciel ; au lieu de cela, suggère-t-elle, honorons la « multiplicité tentaculaire » – et les enchevêtrements
interspécifiques – en appelant notre époque le Chtulucène. En fait, Anthropocène a de multiples sens, comme le débat de 2014 sur
les objectifs d’un « bon » Anthropocène le montre. Voir, par exemple, Keith KLOOR, qui considère l’Anthropocène comme un
« modernisme vert » dans « Facing up to the Anthropocène », <blogs.discovermagazine.com>.
7. Les activités fabricatrices de mondes peuvent être comprises en dialoguant avec ce que certains chercheurs entendent par
« ontologie », c’est-à-dire les philosophies de l’être. Comme ces chercheurs, mettre le sens commun en arrêt m’intéresse,
y compris les prétentions parfois inconscientes de conquête impériale (par exemple, Eduardo VIVEIROS DE CASTRO,
« Cosmological deixis an Amerindien perspectivism », Journal of the Royal Anthropological Institute, 4, no 3, 1998, p. 469-488).
Les projets de fabrique de mondes, comme les ontologies alternatives, montrent que d’autres mondes sont possibles. Mais la
question des fabriques met l’accent sur les activités pratiques plutôt que sur les ontologies. Il est donc plus facile de discuter
comment les êtres non-humains pourraient y contribuer selon leurs propres perspectives. La plupart des chercheurs font appel à
l’ontologie pour comprendre les perspectives humaines sur les non-humains ; à ma connaissance, seul Eduardo KOHN dans How
Forests Think (University of California Press, Berkeley, 2013), en faisant appel à la sémiotique de Peirce fait la proposition
radicale que d’autres êtres ont leurs propres ontologies. Chaque organisme fait son monde ; les humains n’ont pas un statut
particulier. Finalement, les projets de fabrique de mondes se chevauchent. Alors que la plupart des chercheurs utilisent l’ontologie
pour ségréguer les perspectives, une seule à la fois, penser au travers de la fabrication des mondes rend possible la superposition et
les frictions historiques qui en sont la conséquence. Cette approche a éveillé des intérêts ontologiques à l’intérieur même
d’analyses multi-scalaires que James CLIFFORD dans Returns (Harvard University Press, Cambridge, MA, 2013) n’a pas hésité à
caractériser comme une forme de « réalisme ».
8. Certains chercheurs en sciences sociales utilisent ce terme pour faire référence à quelque chose qui ressemble à une formation
discursive foucaldienne (par exemple, Aihwa ONG et Stephen COLLIER (dir.), Global Assemblages, Wiley-Blackwell, Hoboken,
NJ, 2005). De tels « agencements » s’étendent dans l’espace et conquièrent du terrain, et d’autre part ils ne sont pas constitués à
partir d’une indétermination. Comme les rencontres constitutives sont clés pour moi, mes agencements sont ce qui rassemble en
un lieu précis, quelle que soit l’échelle. D’autres « agencements » sont des réseaux, comme dans la théorie des acteurs-réseaux
(Bruno LATOUR, Changer de société, refaire de la sociologie, La Découverte, Paris, 2006). Un réseau est une chaîne
d’associations qui structure d’autres associations. Mes agencements rassemblent des modes d’existence sans qu’il y ait besoin
d’une structure d’interactions. C’est le philosophe Gilles Deleuze qui a proposé cette notion d’agencement et a été à l’origine de
tentatives variées pour ouvrir le « social » ; ma proposition rejoint cette configuration (NdT : l’auteure utilise le mot
« assemblage » mais ce faisant elle reprend la manière dont Brian Massumi a traduit le terme deleuzien « agencement »).
9. Nellie CHU, « Global supply chains of risks and desires : The crafting of migrant entrepreneurship in Guangzhou, China »,
Doctorat, Université de Californie, Santa Cruz, 2014.
10. Comme méthode, on pourrait penser qu’il s’agit ici d’une combinaison de points de vue de Donna Haraway et de Marilyn
Strathern. Strathern nous montre comment le mouvement de surprise met en arrêt le sens commun, nous permettant de noter
différents projets de fabrication du monde dans l’agencement. Haraway suit les jeux de ficelles pour attirer notre attention sur les
interactions entre projets divergents. En mettant ces deux méthodes ensemble, je suis des agencements informés par les
interruptions déconcertantes d’un type de projet par d’autres. Il peut être utile de souligner que ces chercheuses sont des ressources
essentielles pour la pensée anthropologique, respectivement pour l’ontologie (Strathern) et la fabrication du monde (Haraway).
Voir Marilyn STRATHERN, « The ethnographic effect », Property, Substance, and Effect, Atlhlone Press, Londres, 1999, p. 1-28 ;
Donna HARAWAY, Companion Species Manifesto, Prickly Paradigm Press, Chicago, 2003.
Conjurer le temps, Yunnan. Les
matsutakes brodés sur le gilet de ce
participant à un marché Yi sont une
promesse de richesse et de bien-être.
Ce gilet traduit l’ethnicité (Yi) et
l’espèce (de champignons),
traductibilité qui permet à ces
éléments d’interférer dans d’autres
histoires fluctuantes de rencontre.

2
LA CONTAMINATION COMME
COLLABORATION
Je voulais que quelqu’un me dise que les choses
allaient s’arranger, mais ce ne fut pas le cas.
Mai Neng MOUA, « Along the way to the
Mekong »

Comment un rassemblement devient-il un « événement », plus grand que


la somme de ses parties ? La contamination constitue une réponse. Nous
sommes contaminés par nos rencontres : elles changent ce que nous
sommes pendant que nous ouvrons la voie à d’autres. Comme la
contamination modifie les projets de mondes en chantier, des mondes
mutuels ainsi que des nouvelles directions peuvent émerger1. Nous sommes
tous porteurs d’une histoire de contamination ; la pureté est impossible. Une
des raisons de garder la précarité à l’esprit, c’est qu’elle nous rappelle que
changer en fonction des circonstances est le terreau de la survie.
Mais qu’est-ce que survivre ? Dans l’imaginaire populaire américain,
survivre consiste à se sauver soi-même en repoussant tous les autres. La
« survie », telle qu’on la voit dans les shows télévisés américains ou dans
les histoires de mondes extraterrestres, est synonyme de conquête et
d’expansion. Ce n’est pas de cette manière que j’utiliserai ce terme. Je vous
demande de faire l’effort de vous ouvrir à un autre usage. Dans ce livre,
rester en vie, quelle que soit l’espèce considérée, signifiera que sont
requises des collaborations viables. Et collaborer impliquera que le travail
collectif se réalise au-delà des différences : ce qui constitue bien la marque
de fabrique des contaminations. Sans collaborations, nous sommes tous
morts.
Les rêves destinés au grand public ne sont pas le seul problème : des
penseurs ont aussi adhéré à l’idée de survie « un-contre-tous ». Ils ont
imaginé la survie comme promotion d’intérêts, qu’ils soient humains ou
pas, essentiellement individuels – « individuels » pouvant s’appliquer aux
espèces, aux populations, aux organismes ou aux gènes. Considérons les
deux sciences majeures de ce XXe siècle : l’économie néoclassique et la
génétique des populations. Chacune de ces disciplines a pris le pouvoir au
début du XXe siècle avec des formulations suffisamment audacieuses pour
prétendre redéfinir les savoirs modernes. La génétique des populations a
encouragé la « synthèse moderne » en biologie, unifiant la théorie de
l’évolution et la génétique. L’économie néoclassique a remodelé la politique
économique et elle a donné naissance à l’économie moderne qu’elle avait
imaginée. Alors que les praticiens de chacun de ces domaines n’avaient pas
grand-chose à voir entre eux, les deux sciences jumelles ont adopté des
schémas similaires. Au cœur de chacune, on trouve un acteur individuel,
autosuffisant, qui cherche à maximiser ses intérêts personnels, que ce soit
pour la reproduction ou pour le bien-être. Le « gène égoïste » de Richard
Dawkins a imposé une idée qui peut être transférable à différentes échelles
de la vie : la capacité des gènes (ou bien celle des organismes, ou bien celle
des populations) à faire valoir leurs propres intérêts serait le moteur de
l’évolution2. De la même manière, la vie de l’Homo œconomicus, l’Homme
économique, se structurerait en une série de choix destinés à poursuivre ses
intérêts les meilleurs.
L’idée d’autosuffisance a rendu possible une explosion de nouvelles
connaissances. Penser à partir de l’indépendance et donc en fonction des
intérêts égoïstes des individus (quelle que soit l’échelle) fait en sorte que
soit omise, par la même occasion, toute idée de contamination, autrement
dit toute transformation qui s’élabore au cours des rencontres. Les
individus, lorsqu’ils sont conçus comme autosuffisants, sont rendus
imperméables aux transformations que suscitent les rencontres. Maximisant
leurs intérêts, ils ne s’emploieront qu’à utiliser les rencontres, mais eux-
mêmes resteront inchangés. Observer/enquêter sur le terrain est donc
considéré comme non pertinent s’il s’agit de traquer des individus
immuables. Un individu « standard » peut jouer le rôle de tous les autres, en
tant qu’unité de base de l’analyse. Il devient possible d’organiser la
connaissance grâce à la seule logique. Si la possibilité de rencontres
transformatrices est exclue, les mathématiques peuvent venir en droit
remplacer l’histoire naturelle et l’ethnographie. C’est la productivité de
cette simplification qui a rendu les deux sciences jumelles si puissantes,
pendant que la fausseté évidente de leur point de départ est progressivement
tombée dans l’oubli3. L’économie et l’écologie sont toutes les deux
devenues des sites pour les algorithmes du progrès-comme-expansion.
Les questions que soulève la survie précaire nous aident à voir où le bât
blesse dans de tels raisonnements. La précarité est un état où on est forcé de
reconnaître sa vulnérabilité aux autres. Pour survivre, nous avons besoin
d’aide, et l’aide est toujours fournie par un autre, qu’il en ait ou pas
l’intention. Quand je me foule la cheville, une attelle solide peut m’aider à
marcher : elle constitue un appui. Mais se met aussi en marche un nouveau
rapport : une femme-et-une-attelle. Il m’est difficile d’imaginer relever un
quelconque défi sans demander l’assistance à d’autres, humains et non-
humains. Considérer, en dépit de l’expérience, que chacun d’entre nous
puisse survivre seul est le fait de supposer qu’il s’agisse là d’un privilège
naturel.
Si la survie implique les autres, elle est aussi nécessairement sujette à
l’indétermination des transformations de soi-et-des-autres. Nous changeons
grâce à des collaborations à la fois intra et interspécifiques. Ce qui importe
pour la vie sur Terre se manifeste dans ces transformations, et non dans les
arbres de décision d’individus autosuffisants. Plutôt que de ne voir que les
stratégies d’expansion-et-de-conquête d’individus autosuffisants, nous
devons prendre en compte les histoires qui se développent à travers les
processus de contamination. Dans ce cadre, comment un rassemblement
devient-il un « événement » ?
Collaborer, c’est travailler à travers les différences, en prenant acte que
nous ne sommes désormais plus dans l’innocente diversité qui balise les
voies toutes tracées d’évolutions autosuffisantes. L’évolution de nos « moi »
est déjà polluée par des histoires de rencontre : nous sommes emmêlés à
d’autres avant même que nous entamions une nouvelle collaboration. Pire
encore, nous nous retrouvons mêlés à des projets qui nous font mal.
La diversité qui nous autorise ainsi à pénétrer de telles collaborations
émerge d’histoires d’exterminations, d’impérialisme, etc. La contamination
produit de la diversité.
Cela change le travail que nous avons à faire sur les noms, y compris
ceux des ethnies et des espèces. Si les catégories sont instables, il s’agit de
les prendre sur le fait au moment de leur émergence dans des rencontres.
Faire l’usage de catégories pour nommer reviendrait ainsi à retracer les
agencements desquels ces catégories tirent momentanément leur force4.
C’est à cette condition que je me suis permise de retourner à la rencontre
des Mien et des matsutakes, dans les forêts des Cascades. Qu’est-ce que
cela signifie être « Mien » ou être « forêt » ? Ces identités se sont invitées à
notre rendez-vous, en rapportant les histoires de ruines qui les avaient
affectées, alors même que de nouvelles collaborations les transformaient
encore.
Les forêts nationales de l’Oregon sont gérées par le Service des forêts
américain dont le but est la conservation des forêts en tant que ressources
nationales. Cela n’empêche que le statut de conservation du paysage ait été
brouillé, de manière radicale, par un siècle d’histoire d’exploitation du bois
et de feux de forêt. La contamination crée des forêts, les transforme au
cours de son processus. De ce fait, observer avec attention, tout autant que
calculer, est indispensable pour connaître le paysage.
Les forêts de l’Oregon ont joué un rôle clé dans la formation initiale du
Service des forêts américain au début du XXe siècle, période durant laquelle
les gardes forestiers tentaient de déterminer des modes de conservation qui
satisfaisaient aussi les barons du commerce du bois5. La suppression des
feux de forêts en a été le résultat le plus important : elle pouvait mettre
d’accord les exploitants et les forestiers. Néanmoins, les exploitants étaient
impatients de s’emparer des pins Ponderosa qui avaient tant impressionné
les pionniers blancs dans l’est des Cascades. En 1980, il n’y avait plus de
grands ponderosas, tous avaient été coupés. Il est apparu qu’ils ne pouvaient
pas se reproduire en l’absence des incendies périodiques auxquels le
Service des forêts avait justement mis fin. Mais des sapins et des pins
tordus filiformes s’étaient, quant à eux, mis à prospérer suite à cette
interdiction des incendies – si, tout au moins, le mot prospérer convient
pour parler de l’extension de taillis plus denses et plus inflammables,
composés d’arbres autant vivants que morts ou en train de dépérir6. Pendant
plusieurs décennies, la gestion du Service des forêts a balancé entre, d’un
côté, des tentatives pour faire repousser les ponderosas et, de l’autre, celles
d’éclaircir, de couper ou de contrôler ces taillis inflammables de sapins et
de pins tordus. Les ponderosas, les sapins et les pins tordus, en trouvant les
moyens de vivre à travers les perturbations humaines, se célèbrent
désormais comme créatures d’une diversité contaminée.
De manière surprenante, dans ce paysage industriel dévasté, un nouveau
bien de valeur est apparu : le matsutake. Les matsutakes poussent
particulièrement bien sous les pins tordus d’âge mûr, dont la population
désormais gigantesque dans l’est des Cascades est une conséquence directe
de l’interdiction des feux de forêt. Avec l’exploitation des pins Ponderosa et
la disparition des feux, les pins tordus se sont répandus. Prospérant ainsi en
dépit de leur sensibilité aux flammes, la suppression des incendies leur a
aussi permis de bénéficier de plus grandes longévités. Il aura fallu attendre
plus ou moins 50 ans de croissance des pins tordus, sans feux de forêt, pour
voir alors apparaître les matsutakes originaires de l’Oregon7. Trouver des
matsutakes en abondance est un événement historique récent : un exemple
de diversité contaminée.
Mais qu’est-ce que des Asiatiques des montagnes du Sud-Est font en
Oregon ? Lorsque j’ai réalisé que la plupart d’entre eux s’étaient retrouvés
dans ces forêts pour des raisons explicitement « ethniques », comprendre ce
qu’impliquaient ces ethnicités devenait urgent. J’avais besoin de revenir sur
les manières dont s’étaient créées des communautés avec pour ordre du jour
la cueillette de champignons. J’ai donc enquêté sur les ethnicités qu’ils
m’avaient eux-mêmes renseignées. Les cueilleurs, tout comme les forêts,
doivent aussi être considérés dans leur devenir et non pas seulement faire
l’objet de calculs savants. Presque toute la recherche étatsunienne sur les
réfugiés de l’Asie du Sud-Est ignore pourtant les différentes formations
ethniques propres à cette région du monde. Pour prendre le contre-pied de
cette omission, veuillez me laisser vous raconter une longue histoire.
Malgré leur spécificité, les Mien témoigneront ici pour tous les cueilleurs –
et aussi pour nous tous. Car la transformation, en tant qu’elle est inhérente à
toute collaboration, pour le meilleur et pour le pire, touche la condition
humaine.
On raconte que, dès leur émergence, les ancêtres lointains de la
communauté Mien de Kao jouèrent de leur propre contradiction, et cela
d’autant plus qu’ils étaient en délit de fuite. Franchissant les montagnes du
sud de la Chine pour échapper au pouvoir impérial, ils avaient pris soin de
garder avec eux, comme un trésor, des documents impériaux les exemptant
de taxes et de corvées. Il y a un peu plus d’un siècle, certains d’entre eux
allèrent plus loin encore, atteignant les montagnes du Nord que partagent
aujourd’hui le Laos, la Thaïlande et le Vietnam. Avec eux, ils avaient
emporté une écriture distincte, basée sur des caractères chinois et utilisée
pour s’adresser aux esprits8. Refusant et acceptant l’autorité chinoise tout à
la fois, leur écriture devint une pure expression de diversité contaminée : les
Mien sont chinois et ne le sont pas. Plus tard, ils apprendront à être
Lao/Thaï et pas Lao/Thaï, puis américains et pas américains.
Les Mien ne sont pas particulièrement connus pour leur respect des
frontières nationales ; ils les ont traversées dans tous les sens de manière
répétée, en particulier pour faire face aux menaces militaires. (L’oncle de
Kao a appris le chinois et le lao au cours de ses passages d’une frontière à
l’autre.) Mais, en dépit de leur mobilité, les Mien sont difficilement
assimilables à une tribu autonome, échappant au contrôle étatique.
Hjorleifur Jonsson a montré comment les modes de vie des Mien ont
souvent changé en fonction des impératifs étatiques. Ainsi, par exemple,
dans la première moitié du XXe siècle, les Mien de Thaïlande ont organisé
leurs communautés autour du commerce de l’opium. Seules de grandes
familles polygynes, contrôlées par de puissants patriarches, étaient capables
d’avoir la maîtrise des contrats liés à l’opium. Certaines de ces familles
étaient composées d’une centaine de membres. L’État thaïlandais n’est pas à
l’origine de cette organisation familiale : cette dernière est le résultat de la
rencontre des Mien avec l’opium. À la fin du XXe siècle, dans un processus
non planifié similaire, les Mien de Thaïlande se sont définis comme un
« groupe ethnique » ayant des coutumes distinctes, identité que la politique
thaïlandaise envers les minorités contribua à rendre possible. Pendant ce
temps, le long de la frontière qui sépare le Laos de la Thaïlande, les Mien
faisaient des allers et retours, échappant à la politique des deux États, alors
même qu’ils étaient modelés par elle9.
Ces montagnes asiatiques, à cheval sur les frontières, ont connu de
nombreux peuples, et les principales caractéristiques des Mien se sont
développées dans la rencontre avec ces groupes fluctuants qui ont tous
hésité entre la gouvernance impériale et la rébellion, le commerce licite et
illicite, et ont eu à faire avec des politiques de mobilisation millénaires.
Pour comprendre comment les Mien sont devenus des cueilleurs de
matsutakes, il nous faut prendre en compte leurs relations avec un autre
groupe présent dans les forêts de l’Oregon, les Hmong. Les Hmong sont,
sous bien des aspects, comme les Mien. Ils ont également fui le sud de la
Chine, franchi les frontières pour s’installer à ces altitudes élevées qui sont
favorables à la culture de l’opium destiné au commerce. Mais ils sont
également attachés à leur dialecte et à leurs traditions particulières. Un
mouvement millénariste, initié au milieu du XXe siècle par un paysan illettré,
a produit une écriture Hmong totalement originale. C’était l’époque de la
guerre américaine en Indochine, et les Hmong se sont retrouvés pris entre
deux feux. Selon le linguiste William Smalley, du matériel militaire
abandonné aurait fait connaître à ce paysan inspiré les écritures anglaise,
russe et chinoise, et peut-être aurait-il aussi goûté au lao et au thaï10.
Émergeant dans le chaos de la guerre, cette écriture Hmong distincte et
dérivée de multiples sources, comme celle des Mien, est une merveilleuse
icône de la diversité contaminée.
Les Hmong sont fiers de leur organisation clanique patrilinéaire et, selon
l’ethnographe William Geddes, elle se révèle être une clef pour comprendre
la formation de liens, sur de longues distances, entre les hommes11. Les
relations claniques ont permis aux chefs militaires de recruter au-delà des
critères habituels que façonnent les stratégies du face-à-face. Ce type
d’organisation a montré toute son efficacité quand les États-Unis reprirent
le flambeau impérial après la défaite des Français face aux nationalistes
vietnamiens en 1954 et qu’ils héritèrent ainsi de la loyauté des soldats
Hmong entraînés par les Français. Un de ces soldats, Vang Pao, est devenu
le général qui a mobilisé les Hmong du Laos pour se battre au côté des
États-Unis, le « plus grand des héros de la guerre du Vietnam12 », selon
William Colby, directeur de la CIA dans les années 1970. Vang Pao ne
recrutait pour le combat pas seulement des individus mais des villages et
des clans entiers. Même si sa prétention à représenter les Hmong omettait le
fait que certains d’entre eux avaient soutenu le Pathet Lao communiste,
Vang Pao a mené simultanément la guerre au nom de la cause Hmong et de
l’anticommunisme des États-Unis. Grâce au contrôle du commerce de
l’opium, à des bombardements ciblés, à des sacs de riz parachutés par la
CIA, sans oublier la puissance de son charisme, Vang Pao a fomenté une
loyauté ethnique extraordinaire, consolidant une nouvelle espèce de
« Hmong »13. Il est difficile d’imaginer un meilleur exemple de diversité
contaminée.
Des Mien ont combattu dans l’armée de Vang Pao. Certains ont suivi les
Hmong dans le camp de réfugiés de Ban Vinai que Vang Pao a aidé à créer
en Thaïlande, alors qu’ils fuyaient le Laos après le retrait des États-Unis en
1975. Mais la guerre n’a pas donné aux Mien le sens d’une identité politico-
ethnique comme cela fut le cas pour les Hmong. Des Mien ont combattu
pour d’autres dirigeants politiques, en particulier Chao La, un général Mien.
D’autres ont quitté le Laos pour la Thaïlande bien avant la victoire
communiste dans ce pays. Les histoires orales des Mien qui circulent aux
États-Unis et que Jonsson a compilées laissent penser que ce qu’on s’est
souvent représenté comme des regroupements « régionaux » naturels des
Mien laotiens – les Mien du Nord, les Mien du Sud – est en fait le résultat
d’histoires divergentes de regroupements forcés respectivement par Vang
Pao et Chao La14. La guerre, explique Jonsson, crée des identités
ethniques15. Elle oblige les gens à se déplacer mais cimente aussi des liens
permettant de réinventer leurs cultures ancestrales. Les Hmong ont aidé à
stimuler ce mélange dans lequel les Mien se sont activement glissés.
Dans les années 1980, les Mien qui avaient quitté le Laos pour la
Thaïlande ont adhéré aux programmes étatsuniens de déplacement des
anticommunistes d’Asie du Sud-Est vers les États-Unis, leur statut de
réfugiés leur permettant d’en devenir citoyens. Ils sont arrivés aux États-
Unis au moment même où la guerre s’arrêtait ; on leur a offert peu de
moyens pour vivre et s’intégrer. La plupart d’entre ceux qui venaient du
Laos et du Cambodge n’avaient ni argent ni éducation occidentale ; ils
occupèrent des emplois marginaux, parmi lesquels ceux de cueilleurs de
matsutakes. Dans les bois de l’Oregon, les compétences acquises au cours
de la guerre s’avérèrent utiles. Ceux qui ont, en effet, l’expérience des
combats dans la jungle se perdent rarement : ils savent comment trouver
leur chemin dans des forêts inconnues. Toutefois, la forêt n’a pas entraîné la
création d’une identité générique indochinoise, ni même américaine.
Reproduisant la structure des camps de réfugiés thaïlandais, les Mien, les
Hmong, les Lao et les Khmers vivent encore aujourd’hui de manière
séparée. Cela n’empêche pas les Blancs d’Oregon de les appeler parfois
tous des « Cambodgiens » ou, de manière encore plus confuse, des
« Hong Kong ». Négocier des formes multiples de préjugés et de
dépossession fait proliférer la diversité contaminée.
J’espère qu’une fois arrivés jusque-là, vous vous dites : « Mais ce n’est
pas vraiment nouveau ! Je peux me référer à une foule d’exemples de ce
genre à partir de paysages ou de gens qui m’entourent. » C’est aussi mon
avis : la diversité contaminée est partout. Si de telles histoires sont si
répandues et si familières, la question devient alors : pourquoi n’utilisons-
nous pas davantage ces histoires pour appréhender le monde ? Une des
raisons en est que la diversité contaminée est compliquée, souvent
rebutante, voire intimidante. La diversité contaminée implique des
survivants pris dans des histoires de cupidité, de violence et de destruction
environnementale. Le paysage embrouillé que l’exploitation commerciale
du bois a engendré nous rappelle les irremplaçables géants, pleins de grâce,
qui existaient avant. Les vétérans nous rappellent les corps qu’ils ont
enjambés – ou tués – pour venir jusque chez nous. Nous ne savons pas si
nous devons les aimer ou les haïr. Les jugements moraux simplistes ne
servent à rien.
Pire encore, la diversité contaminée est récalcitrante au type de « bilan »
qui est devenu la marque de fabrique de la connaissance moderne.
La diversité contaminée n’est pas seulement particulière et historique,
toujours changeante, elle est aussi relationnelle. Elle n’est pas fondée sur
des éléments qui se suffiraient à eux-mêmes : ses éléments sont des
collaborations issues de rencontres. Sans élément autosuffisant, il est
impossible de calculer les coûts et les bénéfices, ou la fonction maîtresse,
qui reviendraient à tout « individu » impliqué. Ni des individus ni des
groupes autosuffisants ne poursuivent un intérêt propre définissable
indépendamment de la rencontre. Sans algorithme fondé sur
l’autosuffisance, les chercheurs et les décideurs politiques doivent faire
l’apprentissage de questions qui relèvent de l’histoire culturelle et naturelle.
Cela prend du temps – et peut-être trop de temps pour ceux qui rêvent de
tout embrasser grâce à une simple équation. Mais qui leur a confié cette
tâche ? Si une multitude d’histoires troubles est la meilleure manière de
parler de la diversité contaminée, alors il est temps de faire de cette
multitude une pratique de connaissance parmi d’autres. Peut-être, comme
les survivants de la guerre eux-mêmes, avons-nous besoin de raconter
encore et toujours, jusqu’à ce que nos histoires de mises à mort, de
frôlements de la mort ou de vies épargnées nous aident à faire face aux défis
du présent. C’est en écoutant cette cacophonie d’histoires troubles que nous
pouvons rencontrer les meilleurs espoirs de survie précaire.
Ce livre raconte quelques-unes de ces histoires, qui m’emmènent non
seulement dans les Cascades mais aussi dans les ventes aux enchères à
Tokyo, en Laponie finlandaise et au cours d’un repas entre scientifiques où
j’étais si excitée que j’en ai renversé ma tasse de thé. Suivre toutes ces
histoires simultanément représente un défi analogue – ou, lorsqu’on en
acquiert la pratique, une simplicité analogue – à celui de chanter un
madrigal dans lequel la mélodie de chaque interprète est à la fois
indépendante et dépendante des autres. De tels rythmes enchevêtrés
constituent une alternative temporelle bien vivante au scénario d’un temps
unifié du progrès dont nous avons encore la nostalgie.
1. La vie multicellulaire a été rendue possible par la contamination mutuelle et multiple entre bactéries. Lynn MARGULIS et
Dorion SAGAN, L’Univers bactériel, Seuil, Paris, 2002.
2. Richard DAWKINS, Le Gène égoïste, Odile Jacob, Paris, 2003.
3. De nombreux critiques ont refusé l'« égoïsme » que présupposent ces affirmations et ont introduit l’altruisme dans leurs
équations. Le problème n’est néanmoins pas l’égoïsme mais l’autosuffisance.
4. Un nom d’espèce est une heuristique utile par laquelle on introduit un organisme, mais le nom ne capture ni la particularité de
cet organisme ni sa position dans des transformations collectives parfois rapides. Un nom d’ethnie pose le même problème. Mais
faire sans ces noms est pire : on est enclin à imaginer que tous les arbres, ou tous les Asiatiques, se ressemblent. J’ai besoin de
noms pour donner de la substance aux observations, mais j’en ai besoin comme de noms-en-mouvement, en tant que catalyseurs
situés, en tant qu’ils performent leur mouvement.
5. Harold STEEN, The US Forest Service : A History, University of Washington Press, Seattle, 1976, édition du centenaire, 2004 ;
William ROBBINS, American Forestry, University of Nebraska Press, Lincoln, 1985.
6. Pour les écologies en relation avec les montagnes Bleues de l’Oregon, voir Nancy LANGSTON, Forest Dreams, Forests
Nightmares, University of Washington Press, Seattle, 1996. Pour une discussion complète sur l’écologie propre au coin est des
Cascades, voir le chapitre 14.
7. Entretien avec Phil Cruz, bûcheron, octobre 2004.
8. Jeffery MACDONALD, Transnational Aspects of Iu-Mien Refugee Identity, Routledge, New York, 1997.
9. Hjoleifur JONSSON, Mien Relations : Mountain people and state control in Thailand, Cornell University Press, Ithaca, NY,
2005.
10. William SMALLEY, Chia KOUA VANG et Gnia YEE VANG, Mother of Writting : The origin and development of a Hmong
messianic script, University of Chicago Press, Chicago, 1990.
11. William GEDDES, Migrants of the Moutains : The cultural ecology of the Blue Miao (Hmong Nyua) of Thailand, Oxford
University Press, Oxford, 1976.
12. Cité par Douglas MARTIN, « Gen. Vang Pao, Laotian who aided U.S., dies at 81 », New York Times, 8 janvier 2011,
<www.nytimes.com>.
13. Parmi les sources de cette histoire, on trouve Alfred MCCOY, The Politics of Heroin : CIA complicity in the global drug
trade, Chicago Review Press, Chicago, 2003 ; Jane HAMILTON-MERRITT, Tragic Mountains : The Hmong, the Americans, and
the secret war in Laos, 1942-1992, Indiana University Press, Indianapolis, 1999 ; Gary YIA LEE (dir.), The Impact of
Globalization and Transnationalism on the Hmong, Center for Hmong Studies, St. Paul, MN, 2006.
14. Communication personnelle, 2007.
15. Hjorleifur JONSSON, « War’s ontogeny : Militias and ethnic boundaries in Laos and exile », Southeast Asian Studies, 47, no 2,
2009, p. 125-149.
Conjurer le temps, Tokyo.
Arrangement de matsutakes pour une
vente aux enchères dans le marché
des grossistes de Tsukiji. Inventorier
chaque champignon demande
un travail considérable : les
marchandises suivent la cadence
effrénée du marché à la seule
condition que leurs relations
antérieures aient été rompues.

3
DE QUELQUES PROBLÈMES D’ÉCHELLE
Non, non, vous ne pensez pas. Vous êtes juste en
train d’être logique.
Le physicien Niels BOHR défendant « une étrange
action à distance »

Écouter et raconter des histoires qui se bousculent est une méthode. Et


pourquoi ne pas oser une déclaration forte et appeler cela une science, une
science à ajouter au panel de la connaissance ? Son objet de recherche est la
diversité contaminée ; son unité de base est la rencontre indéterminée. Pour
apprendre quoi que ce soit, elle a à revitaliser les arts de l’observation et à
inclure l’ethnographie ainsi que l’histoire naturelle. Mais cette science a un
problème d’échelle. Toutes ces histoires qui se bousculent ne peuvent être
facilement résumées. Les échelles propres à chacune ne s’imbriquent pas
sans heurts et attirent bientôt l’attention sur des géographies brisées et des
tempos interrompus. Ces interruptions provoquent de nouvelles histoires.
La puissance des histoires en cascade fonde cette science. Or, jusqu’à
présent, ces interruptions ont excédé les limites d’une grande partie de la
science moderne, qui en appelle à la possibilité de s’étendre à l’infini sans
que cela ne compromette ses cadres de recherche. Pour cette dernière, les
arts de l’observation sont considérés comme appartenant au passé, parce
que incapables, comme elle, de « générer des projets à grande échelle »
(« to scale up ») dans leurs sillages. La possibilité qu’un cadre de recherche
puisse s’appliquer à plus grande échelle, sans devoir même changer les
hypothèses de départ, est devenue une marque de fabrique de la
connaissance moderne. Pour avoir le moindre espoir de penser avec les
champignons, il est important de se libérer de ce type d’ambition. Et, ayant
tout cela à l’esprit lorsque je fais une incursion dans des forêts de
champignons, ces dernières se donnent alors comme des « antiplantations ».
La volonté de monter des projets à grande échelle ne se limite pas à la
science. Le progrès lui-même a souvent été défini par la capacité de projets
à s’étendre sans que le cadre de leurs hypothèses ne change. Cette qualité
est la « scalabilité1 ». Le terme prête un peu à confusion, parce qu’il
pourrait être interprété comme tout ce qui est « apte à être discuté en termes
d’échelle ». Or, cette aptitude touche tant les projets qui génèrent une
échelle que ceux qui n’en génèrent pas (scalables et non scalables). Quand
Fernand Braudel a introduit le concept de « longue durée » en histoire ou
que Niels Bohr a caractérisé l’atome quantique, ce n’étaient pas des projets
impliquant la scalabilité. En revanche, cela ne les a pas empêchés, l’un
comme l’autre, de révolutionner la manière de penser la question de
l’échelle. De manière donc plus contrastée, il faut entendre la scalabilité
comme désignant la capacité d’un projet à changer d’échelle sans problème,
c’est-à-dire sans que se modifie en aucune manière le cadre qui définit ce
projet. Une entreprise scalable, par exemple, ne change pas son mode
d’organisation quand elle s’agrandit. Cette situation scalable est possible à
condition que les relations commerciales n’aient pas un pouvoir
transformateur et que toutes les nouvelles relations qui s’ajoutent à
l’entreprise ne viennent pas en changer la nature. De la même façon, un
projet de recherche scalable ne prendra en compte que des données qui ont
déjà été avalisées par le cadre de la recherche. La scalabilité présuppose que
les éléments du projet soient insensibles au caractère indéterminé des
rencontres : c’est ainsi qu’ils rendent possible une expansion sans problème.
Bref, par la même occasion, la scalabilité élimine la diversité tapie entre les
lignes, celle-là même qui pourrait bouleverser l’ordre des choses.
La scalabilité n’est pas un banal trait de nature. Faire des projets
scalables nécessite beaucoup de travail. Et, même après ce travail, il
continuera à y avoir des interactions entre des éléments scalables et non
scalables du projet. Mais, en dépit des contributions de penseurs comme
Braudel et Bohr, la connexion entre le fait de générer des projets à grande
échelle et l’avancement de l’humanité a été si puissante que les éléments
scalables ont été ceux qui ont mobilisé toute notre attention. Le non-
scalable, lui, a été réduit à un obstacle. Il est donc temps de s’en occuper,
non seulement comme matière à description mais aussi comme un
encouragement à faire de la théorie.
Une théorie de la non-scalabilité pourrait commencer par étudier le
travail requis pour créer de la scalabilité ainsi que les confusions de tous
ordres que cela induit. On pourrait prendre comme premier point de vue une
question qui a beaucoup d’importance pour ce travail : la plantation
coloniale européenne. Aux XVIe et XVIIe siècles, dans les plantations de
canne à sucre, au Brésil, par exemple, les planteurs portugais sont tombés
sur une solution simple et radicale, renouvelable à volonté. De main de
maître, ils ont produit des éléments autosuffisants et interchangeables en
phase avec leur projet, de la manière suivante : exterminer les peuples et les
plantes locaux, aménager à leur goût des terres sciemment dépeuplées, sans
risque que quiconque les réclame, et enfin recruter des forces de travail
issues de cultures lointaines et isolées. Ce modèle de scalabilité du paysage
est devenu une source d’inspiration pour l’industrialisation et la
modernisation plus tardives. Le fort contraste existant entre ce modèle et les
forêts de matsutakes que j’aborde est particulièrement utile pour créer une
distance critique avec la scalabilité2.
Examinons les éléments constitutifs de la culture de la canne à sucre,
initiée par les colons portugais au Brésil. Premièrement, les Portugais
avaient mis au point un certain type de culture de la canne. Des plants de
canne à sucre étaient enfoncés dans la terre et on attendait ensuite qu’ils
poussent. Les plantes étaient toutes des clones pour la simple et bonne
raison que les Européens ignoraient comment créer des variétés différentes
à partir de celle importée de Nouvelle-Guinée. L’interchangeabilité des
plants, dont la reproduction se faisait donc toujours à l’identique, était une
caractéristique de la canne européenne. Transposée dans le Nouveau
Monde, elle ne jouissait quasiment pas de relations interspécifiques. À la
différence des autres plantes, la canne avait cette caractéristique d’être
autosuffisante et indifférente à toute rencontre.
Deuxièmement, le travail de la canne à sucre : l’exploitation de la canne
à sucre par les Portugais a coïncidé avec l’obtention d’un nouveau pouvoir :
celui d’extraire des peuples d’Afrique et de les soumettre à l’esclavage.
Employés comme main-d’œuvre dans les plantations de canne du Nouveau
Monde, les esclaves africains présentaient de gros avantages du point de
vue des exploitants : ils n’avaient aucun lien social sur place et donc, aussi,
très peu d’alternatives. Comme la canne elle-même, qui n’avait hérité
d’aucune alliance ou contamination avec d’autres espèces du Nouveau
Monde, ils étaient isolés. Ils étaient en route pour devenir les entités
autosuffisantes d’une main-d’œuvre complètement standardisée. Les
plantations étaient organisées de manière à intensifier l’aliénation et à
exercer un contrôle toujours plus serré. Une fois enclenché le broyage de la
canne, chaque tâche devait se conformer au rythme temporel du moulin.
Les travailleurs devaient couper la canne aussi vite que possible, et en
prenant soin, au passage, de ne pas se blesser. Dans de telles conditions, les
travailleurs ne pouvaient, en effet, que devenir des unités autosuffisantes et
interchangeables. Considérés avant tout comme de la marchandise, les
esclaves étaient dotés d’un travail que la régularité et la coordination du
temps rendaient interchangeable.
L’interchangeabilité, relative à un cadre structurel employant
conjointement de la main-d’œuvre humaine et des plantes comme matières
premières, a été l’une des grandes inventions de ces expériences
historiques. Ce fut un succès : d’immenses profits furent réalisés en Europe,
et la plupart des Européens étaient trop loin pour en voir toutes les
conséquences. Le projet était, pour la première fois, scalable ou, plus
exactement, semblait scalable3. Les plantations de canne à sucre se sont
étendues et propagées à toutes les régions chaudes du monde. Ses
composants regroupés de façon contingente – un stock de plants clonés, le
travail forcé, des terres conquises et donc vierges aux yeux des nouveaux
occupants – ont prouvé que l’aliénation, l’interchangeabilité et l’expansion
territoriale pouvaient être à l’origine de profits sans précédent. Cette
formule est à l’origine du rêve que nous en sommes venus à appeler progrès
et modernité. Comme l’a fait observer Sidney Mintz, les plantations de
canne à sucre ont servi de modèle d’organisation des usines au cours du
processus d’industrialisation : construites sur le modèle des plantations, les
usines n’ont pas oublié de prendre en charge la planification de
l’aliénation4. Le succès qu’a remporté une expansion basée sur la scalabilité
a inspiré la modernisation capitaliste à faire de même. En envisageant de
plus en plus le monde selon l’optique de ces systèmes de plantation, les
investisseurs ont inventé toutes sortes de nouvelles marchandises.
Finalement, ils ont considéré que tout sur Terre, voire même au-delà,
pouvait être scalable et donc interchangeable en fonction de sa valeur
marchande. Tout ceci était fondé sur du pur utilitarisme qui, à la longue, a
réussi à se cimenter en pilier de la science économique moderne et a
contribué à forger toujours plus de scalabilité – ou, tout au moins, des
semblants de scalabilité.
En contraste, entrons à présent dans la forêt des matsutakes.
Contrairement aux clones de canne à sucre, les matsutakes montrent avec
évidence qu’ils ne peuvent pas vivre sans relations cotransformatrices avec
d’autres espèces. Les champignons matsutakes forment la structure
reproductrice d’un mycète souterrain qui ne s’associe qu’à certains arbres
de la forêt. Le mycète obtient ses hydrates de carbone des relations
mutuelles qu’il entretient avec les racines de ses arbres hôtes, pour lesquels
il fournit en retour des ressources. Les matsutakes permettent aux arbres
hôtes de vivre sur des sols pauvres, sans humus fertile. En échange, ils sont
nourris par les arbres. Ce mutualisme transformatif a rendu impossible la
culture humaine des matsutakes. Des instituts de recherche japonais ont
dépensé des millions de yens pour tenter de les cultiver, mais en vain
jusqu’à présent. Le matsutake résiste aux conditions d’un système de type
plantation. Il a besoin de la diversité dynamique et multispécifique de la
forêt, avec laquelle il peut nouer des rapports cordiaux de contamination5.
En outre, les cueilleurs de matsutakes ont peu de points communs avec
les travailleurs disciplinés et interchangeables des champs de canne. Sans
aliénation rigoureusement mise en place, ils ne forment en aucun cas, au
cœur de la forêt, des groupes soumis aux schémas scalables des grandes
entreprises. Dans le Nord-Ouest Pacifique américain, les cueilleurs, saisis
par la « fièvre du champignon », gagnent en grand nombre les forêts. Ils ne
dépendent de personne et trouvent leur voie sans devoir recourir à aucun
emploi officiel.
Mais ce serait une erreur de voir le commerce des matsutakes comme une
survivance du passé : c’est l’erreur faite par ceux que le progrès rend
aveugles. Le commerce des matsutakes n’a pas lieu dans un temps
imaginaire d’avant la scalabilité. Il est, au contraire, dépendant de la
scalabilité, et, de surcroît, en plein cœur des ruines. De nombreux cueilleurs
dans l’Oregon sont des réfugiés des économies industrielles, pendant que la
forêt elle-même s’offre comme les dépouilles d’une œuvre de scalabilité.
Le commerce des matsutakes et l’écologie dépendent tous deux des
interactions entre la scalabilité et les manières dont elle a été défaite.
Le Nord-Ouest Pacifique américain a été le creuset de la politique et de la
pratique en matière de production de bois au XXe siècle. Après le carnage
opéré dans les forêts du Middle West, les industries forestières se sont
rabattues sur cette région, faisant d’elle leur nouveau centre d’attraction. Au
même moment, la gestion scientifique des forêts devenait un enjeu de la
gouvernance nationale aux États-Unis. Des intérêts privés et publics (et,
plus tard, environnementalistes) ne cessèrent de s’affronter sur cette
question des forêts du Nord-Ouest Pacifique. Après de multiples
négociations, un compromis scientifico-industriel forestier fut plus ou
moins accepté. Plus que jamais, on avait ici affaire à des forêts auxquelles
on a tenté d’appliquer, autant que possible, un traitement similaire à celui
des plantations scalables. Dans les années 1960 et 1970, à l’apogée de
l’exploitation forestière associant le privé et le public, on a procédé à une
monoculture dite équienne, basée sur des peuplements d’arbres de même
espèce et d’âge égal6. Une telle gestion nécessitait beaucoup de travail. Les
espèces d’arbre dont on ne voulait pas et, donc, par la même occasion,
toutes les autres espèces végétales étaient pulvérisées avec des herbicides.
Le feu était absolument exclu. Des équipes de travailleurs aliénés plantaient
des arbres « supérieurs ». L’élagage était brutal, régulier et généralisé.
L’espacement était prévu pour un rendement maximal et un travail
entièrement mécanisé. Les arbres à bois d’œuvre étaient un nouveau genre
de canne à sucre : gérés pour croître de manière uniforme, sans
interférences multispécifiques, taillés et récoltés par des machines et des
travailleurs anonymes.
Malgré ses prouesses technologiques, le projet de transformer les forêts
en plantations a eu des résultats au mieux inégaux. Avant cette
transformation, les scieries s’étaient rempli les poches en ne coupant que les
arbres qui avaient le plus de valeur. Après la Seconde Guerre mondiale, dès
lors que les forêts nationales ont été ouvertes à l’exploitation forestière,
l’« écrémage » était encore d’actualité, mais selon de nouvelles normes en
vigueur : remplacer les arbres arrivés à maturité par de plus jeunes, dont la
croissance était plus rapide. La coupe à blanc, ou « gestion équienne », fut
alors introduite, quant à elle, pour pallier les insuffisances qu’entraînaient
des récoltes encore trop semées de choix et d’embûches. Mais la repousse
des arbres, par le biais de cette gestion scientifico-industrielle, ne donna pas
les résultats ni les profits escomptés. Là où les espèces de grands arbres
avaient pu se maintenir grâce aux mises à feu auxquelles procédaient les
Indiens, il se révéla dorénavant difficile de produire les « bonnes » espèces.
Des sapins et des pins tordus poussaient là où de grands ponderosas
dominaient auparavant. Puis, le prix du bois du Nord-Ouest Pacifique
dégringola. Démunies devant les difficultés à faire des récoltes rentables,
les entreprises forestières commencèrent à chercher ailleurs des arbres, avec
un coût moins élevé. Sans soutien politique ni fonds accordés au commerce
du bois, les départements des Services des forêts de la région perdirent leurs
moyens, alors que le maintien de forêts sur le mode des plantations
atteignait des coûts prohibitifs. Les défenseurs de l’environnement
commencèrent à se pourvoir en justice, exigeant des normes plus strictes de
protection et de conservation. On leur fit porter la responsabilité de
l’effondrement de l’économie forestière, mais les entreprises concernées –
et la plupart des grands arbres – avaient déjà disparu7.
En 2004, lorsque je me suis promenée dans l’est des Cascades, les sapins
et les pins tordus avaient largement envahi le territoire qui, autrefois, avait
été le quasi-royaume des pins Ponderosa. Même si, le long des autoroutes,
des panneaux indiquaient encore « exploitation forestière », on avait du mal
à s’imaginer cette période du règne industriel. Le paysage était constitué de
taillis de pins tordus et de sapins : trop petits pour qu’on puisse utiliser leur
bois et pas suffisamment spectaculaires pour en faire une zone de loisir.
Cependant, autre chose avait surgi dans l’économie régionale : les
matsutakes. Dans les années 1990, les chercheurs du service forestier
évaluèrent que la valeur commerciale annuelle des champignons atteignait
celle du bois8. Les matsutakes étaient à l’origine d’une économie forestière
non scalable sur les ruines d’une industrie forestière scalable.
Le défi de penser à partir de la précarité implique de comprendre les
manières dont les projets scalables ont transformé le paysage et la société,
tout en regardant là où ils ont échoué et où des relations écologiques et
économiques non scalables ont surgi. C’est une question clé pour saisir à la
fois ce qui est scalable et ce qui ne l’est pas. Mais ce serait une erreur
gigantesque de considérer que ce qui est scalable est mauvais et ce qui ne
l’est pas est bon. Des projets non scalables peuvent avoir des conséquences
aussi terribles que des projets scalables. Des bûcherons livrés à eux-mêmes
peuvent détruire une forêt encore plus vite que des agents de la foresterie
scientifique. Le trait distinctif entre projets scalables et non scalables ne
repose pas sur une affaire d’éthique. En revanche, on peut dire des projets
non scalables qu’ils sont plus variés du fait même qu’ils ne sont pas conçus
pour s’étendre. Les projets non-scalables peuvent être terribles ou
inoffensifs : toutes les options sont possibles.
Les nouvelles éruptions de non-scalabilité ne signifient pas que la
scalabilité ait disparu. À notre époque de restructuration néolibérale, la
scalabilité est de plus en plus réduite à un problème technique et concerne
de moins en moins une mobilisation populaire dans laquelle les citoyens,
les gouvernements et les entreprises auraient à travailler ensemble. Comme
on le verra dans le chapitre 4, l’articulation entre la comptabilité scalable et
les relations de travail non scalables est de plus en plus un modèle pour
l’accumulation capitaliste. La production n’a pas besoin d’être scalable tant
qu’elle bénéficie d’élites capables de tenir leurs livres de comptes. Serons-
nous assez habiles pour garder à l’esprit l’hégémonie, toujours bien
présente, des projets scalables, tout en nous immergeant dans les formes et
les tactiques qu’invente la précarité ?
La partie 2 de ce livre suit les interactions entre le scalable et le non-
scalable dans des formes de capitalisme pour lesquelles une comptabilité
scalable permet de gérer un travail et une gestion des ressources naturelles
non scalables. Dans ce capitalisme de « captation », les chaînes
d’approvisionnement organisent un processus de traduction grâce auquel
des formes très diverses de travail et de nature sont rendues
commensurables pour le capital. La partie 3 retourne dans les forêts de
matsutakes en tant qu’anti plantations, dans lesquelles des rencontres
transformatrices créent des possibilités de vie. Une place centrale est
accordée à la diversité contaminée des relations écologiques, qui traverse
toutes les parties.
Mais, avant tout, il est important de faire une incursion dans
l’indétermination qui est le trait essentiel des agencements que j’étudie.
Jusque-là, j’ai défini les agencements en fonction de leurs traits négatifs :
leurs éléments constitutifs sont contaminés et donc instables, ils se refusent
à une expansion sans frictions. Mais les agencements se définissent tout
aussi bien par la force de ce qu’ils parviennent à réunir que par leur faculté
de se dissiper à tout instant. Ils font histoire. Cette combinaison d’ineffable
et de présence est évidente dans un parfum : un autre don des champignons.

1. NdT : j’ai gardé « scalabilité », « scalable » qui sont de plus adoptés en français pour désigner la « capacité d’un produit à
s’adapter à un changement d’ordre de grandeur ». Voir Wikipédia.
2. Une riche littérature interdisciplinaire – comprenant de l’anthropologie, de la géographie, de l’histoire de l’art, de l’agronomie
historique, entre autres domaines – a été produite autour des plantations de canne à sucre. Voir en particulier, Sidney MINTZ,
Sweeness and Power : The Place of Sugar in Modern History, Penguin, Harmondsworth, 1986 ; et IDEM, Worker in the Cane,
Yale University Press, New Heaven, CT, 1960 ; J. H. GALLOWAY, The Sugar Cane Industry, Cambridge University Press,
Cambridge, 1991 ; Jill CASID, Sowing Empire, University of Minnesota Press, Minneapolis, 2005 ; Jonathan SAUER, A
Historical Geography of Crop Plants, CRC Press, Boca Raton, FL, 1993.
3. Les plantations de canne à sucre n’ont jamais été totalement scalables comme les planteurs le souhaitaient. Les esclaves
fuyaient pour rejoindre des communautés marrons. Une moisissure importée se répandit avec la canne. La scalabilité n’est jamais
stable : au mieux, elle nécessite une immense quantité de travail.
4. Sidney MINTZ, Sweeness and Power, op. cit., p. 47.
5. Pour une introduction à la biologie et à l’écologie des matsutakes, voir Ogawa MAKOTO, Matsutake no Seibutsugaku [La
Biologie des matsutakes], Tsukiji Shokan, Tokyo, 1991 ; David HOSFORD, David PILZ, Randy MOLINA et Michael
AMARANTHUS, Ecology and Management of the Commercially Harvested American Matsutake Mushroom, USDA Forest
Service General Technical Report PNW-412, 1997.
6. Parmi les références clés, Paul HIRT, A Conspiracy of Optimism : Management of the National Forests since World War Two,
University of Nebraska Press, Lincoln, 1994 ; William ROBINS, Landscapes of Conflict : The Oregon Story, 1940-2000,
University of Washington Press, Seattle, 2004 ; Richard RAJALA, Clearcutting the Pacific Rainforest : Production, Science, and
Regulation, UBC Press, Vancouver, 1998.
7. Sur ce qui s’est mal passé, voir Nancy LANGSTON, Forest Dreams, Forests Nightmares, op. cit. (cité dans le chapitre 2, note
6). Sur les Cascades de l’Est, voir Mike ZNEROLD, « A new integrated forest ressource plan for ponderosa pine forests on the
Deschutes National Forest », communication présentée au workshop du ministère des Ressources naturelles de l’Ontario, Thunder
Day, Ontario, 18-20 avril 1989.
8. Susan ALEXANDER, David PILZ, Nacy WEBER, Ed BROWN et Victoria ROCKWELL, « Mushrooms, trees, and money :
Value estimates of commercial mushrooms and timber in the Pacific Northwest », Environmental Management, 30, no 1, 2002,
p. 129-141.
Insaisissable vie, Tokyo. Un chef
examine, hume et sert des matsutakes
grillés, présentés avec une tranche de
citron vert kabosu. L’odeur insinue la
présence d’un autre en nous-mêmes.
Difficile à décrire mais, pénétrante,
l’odeur amène à des rencontres et à
l’indétermination.

INTERLUDE : HUMER
Quelle feuille ? Quel champignon ?
Traduction d’un poème classique de Bashō par
John CAGE

Quelle est l’histoire d’une odeur ? Pas une ethnographie de l’odorat mais
bien un récit de l’odeur elle-même, titillant les narines des personnes et des
animaux, et peut-être même affectant les racines des plantes et les
membranes des bactéries du sol ? L’odeur nous retient dans les filets
enchevêtrés de la mémoire et du possible.
Le matsutake ne représente pas un guide seulement pour moi mais aussi
pour beaucoup d’autres. Dans tout l’hémisphère nord, par l’odeur alléchés,
des gens et des animaux bravent les terres sauvages où il aime se cacher.
Les cerfs ont une nette préférence pour les matsutakes par rapport à tous les
autres champignons. Les ours retournent les souches d’arbre et creusent des
trous profonds pour en trouver. Et quelques cueilleurs de champignons de
l’Oregon m’ont aussi raconté qu’un élan avait eu le mufle en sang pour
avoir déterré des matsutakes enfouis dans un sol rempli de pierres
tranchantes. L’odeur, expliquaient-ils, peut mener les élans (quitte à les
malmener) d’un endroit directement à un autre. Et qu’est-ce que l’odeur
sinon une forme particulière de sensibilité chimique ? Selon cette
interprétation, les arbres qui accueillent les matsutakes dans leurs racines
seraient aussi touchés par leur odeur. De la même manière que pour les
truffes, on peut apercevoir des insectes virevoltant au-dessus de leurs
caches souterraines. En contraste avec ces phénomènes d’entre-capture, les
limaces, d’autres espèces de champignons et de nombreuses variétés de
bactéries présentes dans le sol sont, quant à elles, repoussées par leur odeur
et se tiennent hors de leur portée.
L’odeur est insaisissable. Ses effets nous surprennent. Nous ne savons
pas très bien mettre des mots sur les odeurs, même quand nos impressions
sont pourtant claires et distinctes. Les humains respirent et sentent en une
même bouffée d’air. Ainsi, décrire une odeur semble aussi difficile que
décrire l’air. Mais l’odeur, à la différence de l’air, est le signe de la présence
d’un autre, auquel on est déjà en train de répondre. La réponse nous
entraîne toujours dans un nouvel endroit, et nous ne sommes plus alors tout
à fait nous-mêmes – ou, tout au moins, nous ne sommes plus le moi que
nous étions mais bien plutôt nous-mêmes dans la rencontre avec un autre.
Les rencontres sont, de par leur nature, indéterminées ; ce qui implique
qu’elles nous transforment toujours de manière imprévisible. L’odeur peut-
elle, grâce à son mélange confus de part insaisissable et de certitude, être un
guide utile pour saisir sur le vif l’indétermination des rencontres ?
Sur ce sujet de l’indétermination, il y a un riche héritage à percevoir dans
les manières dont les humains ont apprécié les champignons.
Le compositeur américain John Cage est l’auteur d’un ensemble de courtes
pièces de musique, appelé Indeterminacy, dont beaucoup célèbrent la
rencontre avec des champignons1. Partir en quête de champignons sauvages
requiert, selon John Cage, un type d’attention particulier : une vigilance à
l’ici et maintenant de la rencontre, avec tous ses aléas et ses surprises en
tout genre. Plus généralement, la musique de Cage est, en fait, entièrement
consacrée à ces ici et maintenant « toujours différents », qu’il opposait au
« même » qui se répète invariablement en musique classique. Il composait
pour que le public soit attentif autant aux sons ambiants qu’à la musique
composée. Dans une pièce célèbre, 4’ 33”, aucune musique n’est jouée et le
public doit se contenter d’écouter. L’attention prêtée par Cage à l’écoute des
choses qui arrivent l’ont amené à être un convaincu de l’indétermination.
La citation de Cage, que j’ai mise en exergue pour débuter cet interlude,
provient de la traduction qu’il propose d’un haïku écrit par un poète
japonais au XVIIe siècle, Matsuo Bashō. « Matsutake ya shiranu ki no ha no
hebari tsuku » avait pour coutume d’être traduit par : « Matsutake ; Et sur
lui, collée/La feuille d’un arbre inconnu2. » Selon Cage, cette interprétation
ne rendait pas assez compte de l’indétermination propre à la rencontre.
Il s’arrêta dans un premier temps sur : « Que ce qui est inconnu mette le
champignon et la feuille ensemble », formule qui exprimait joliment
l’indétermination de la rencontre. Mais, après réflexion, il estima que c’était
trop pesant. « Quelle feuille ? Quel champignon ? » avait l’avantage de
nous entraîner dans cette ouverture sans fin qui importait tant à Cage, féru
d’en savoir toujours plus sur les champignons3.
L’indétermination a été également importante dans les connaissances que
les scientifiques ont retirées des champignons. Pour le mycologue Alan
Rayner, l’indétermination de la croissance fongique est ce qui l’a, sans nul
doute, le plus excité4. Car, en vis-à-vis, le corps humain, lui, atteint très tôt
une forme déterminée. Si l’on excepte les lésions, on sait qu’on n’aura
jamais une allure très différente de celle que nous avions adolescents. Nous
ne pouvons développer de nouveaux membres et nous sommes astreints au
cerveau dont nous avons, chacun, été dotés. A contrario, les champignons
ne cessent de croître et de changer de forme tout au long de leur vie. Les
champignons sont connus pour changer de forme en fonction de leurs
rencontres et de leur environnement. Beaucoup sont « potentiellement
immortels », ce qui signifie qu’ils peuvent certes mourir de maladie, de
blessures ou d’un manque de ressources, mais jamais de vieillesse. Ce petit
détail, aussi lointain qu’il puisse nous paraître, nous incite cependant à
rester alertés sur le fait que notre connaissance et notre existence sont
déterminées par certaines formes de vie et de vieillissement. On imagine
rarement la vie sans de telles limites, sauf quand, grand bien nous fasse,
nous nous égarons dans l’univers de la magie. Avec les champignons,
Rayner nous met au défi de penser autrement. Il souligne que certains
aspects de nos vies sont assez comparables à l’indétermination fongique.
Nos habitudes quotidiennes sont répétitives, mais elles restent aussi
suffisamment ouvertes pour saisir des occasions ou pour se laisser saisir par
des rencontres. Et si le caractère indéterminé de nos vies ne tenait pas à nos
corps, dont la forme est donnée, mais aux formes de nos mouvements se
modifiant au fil du temps ? Une telle indétermination permet d’élargir notre
conception de la vie humaine, nous montrant à quel point nous sommes
transformés par les rencontres. Les humains et les champignons partagent
de pareilles transformations ici-et-maintenant au cœur même de leurs
rencontres. Parfois, la rencontre est réciproque. Comme le dit un autre
haïku du XVIIe siècle : « Matsutake/Pris par quelqu’un d’autre/Juste sous
mon nez5. » Quelle personne ? Quel champignon ?
L’odeur des matsutakes m’a transformée physiquement. La première fois
que j’en ai fait cuire, ils ont gâché un sauté de légumes, censé par ailleurs
être délicieux. L’odeur était envahissante. Non seulement je ne pouvais pas
les manger mais je n’arrivais même plus à manger les autres légumes, tant
l’odeur était prégnante. J’ai jeté l’ensemble et mangé mon riz sans
accompagnement. Après, la prudence m’a gagnée, et j’ai continué à les
récolter, mais sans les manger. Puis, un jour, j’ai apporté toute ma récolte à
une collègue japonaise qui en tomba folle amoureuse. De toute sa vie, elle
n’avait jamais vu autant de matsutakes. Elle en prépara bien évidemment
quelques-uns pour le dîner. Elle me montra d’abord comment elle faisait
pour obtenir des morceaux d’un champignon, sans le toucher avec un
couteau. Le contact avec le métal change le goût, disait-elle, et, en plus,
comme sa mère le lui avait confié, l’esprit du champignon n’aime pas cela.
Ensuite, elle faisait griller les matsutakes dans une poêle chaude, sans huile.
L’huile change le goût, précisa-t-elle, et le beurre, qui a une forte odeur, est
pire encore. Les matsutakes doivent être grillés sans gras, avec seulement
un peu de jus de citron vert. C’était merveilleux ! L’odeur avait commencé
à me ravir.
Au cours des semaines suivantes, mes sens changèrent. C’était une année
incroyable pour les matsutakes : il y en avait partout. Désormais, quand j’en
reniflais un, je me sentais heureuse. À Bornéo, où j’avais vécu plusieurs
années, il m’était arrivé une expérience semblable avec le durian, un fruit
exotique d’une extraordinaire puanteur. La première fois que l’on m’en a
fait goûter, j’ai cru que j’allais vomir. Mais c’était alors une bonne année
pour le durian et son odeur planait partout dans la ville. Assez rapidement,
je me suis sentie complètement électrisée par cette drôle de fragrance, et
j’avais beau essayer de me rappeler ce qui en elle m’avait tant rendue
malade, je n’y parvenais pas. Tout à fait ce qui m’arriva aussi avec les
matsutakes : je ne pouvais plus me souvenir de ce que j’avais trouvé au
départ si gênant. Dorénavant, ils sentaient la joie.
Je ne suis pas la seule à avoir eu ce type de réaction. Koji Ueda tient un
ravissant stand de légumes sur le marché traditionnel de Kyoto. Au cours de
la saison des matsutakes, explique-t-il, la plupart des gens qui s’approchent
de son étalage ne veulent pas en acheter (ses matsutakes sont chers) ; ils
veulent juste humer. Le simple fait de s’immerger dans les senteurs de son
étal rend les gens heureux, dit-il. C’est pourquoi il aime vendre des
matsutakes : pour le plaisir intense qu’ils procurent aux passants.
Peut-être est-ce ce facteur joie, induit par l’odeur du mastutake, qui a
poussé des fabricants à créer un parfum artificiel. Il est aujourd’hui possible
d’acheter des chips ou de la soupe miso instantanée parfumés au matsutake.
J’en ai goûté et j’ai en effet senti sur ma langue le souvenir lointain du
matsutake. Néanmoins, rien à voir avec cette ivresse que l’on ressent en
présence d’un vrai champignon. Or la plupart des Japonais ne connaissent
les matsutakes que sous cette forme appauvrie, ou alors congelée quand il
s’agit d’en ajouter quelques-uns dans du riz ou sur des pizzas. Ils se
demandent pourquoi un tel raffut autour de ce champignon et se montrent
condescendants envers ceux qui ne se lassent pas d’en faire un sujet
intarissable. Car rien, pour eux, ne peut sentir aussi bon.
Au Japon, les amoureux des champignons connaissent ce mépris et s’en
défendent avec passion. L’odeur du matsutake, disent-ils, rappelle le temps
passé que les jeunes, souvent à leur détriment, n’ont jamais connu. Ils disent
que les matsutakes respirent la vie des villages, les visites des petits-enfants
à leurs grands-parents, la chasse aux libellules. Leur odeur rappelle la
fraîcheur des bois de pins, désormais bondés et sur le point de dépérir. Bien
des souvenirs épars communient dans cette odeur. Il me vient à l’esprit, me
confiait une femme, les cloisons en papier qui servaient de portes
intérieures dans les maisons des villages. Sa grand-mère les aurait
remplacées à chaque nouvel an, car elle en avait besoin pour pouvoir
emballer les champignons de la récolte suivante. C’était une époque plus
facile, avant que la nature ne soit dégradée et empoisonnée.
La nostalgie peut être utilisée à de bonnes fins. C’est ce qu’explique plus
ou moins Makoto Ogawa, le doyen de la science du matsutake à Kyoto.
Quand je l’ai rencontré, il venait juste de prendre sa retraite. Pire encore, il
avait débarrassé son bureau, jeté les livres et les articles scientifiques. Mais
il était, à lui tout seul, une bibliothèque sur pattes, renfermant sciences et
histoires des matsutakes. Depuis qu’il jouissait de sa retraite, il lui était plus
facile de parler de ses passions. Sa science des matsutakes, expliquait-il,
avait impliqué de se faire l’avocat à la fois des gens et de la nature. Il avait
rêvé qu’en montrant aux gens comment prendre soin des forêts de
matsutakes on pourrait revitaliser les connexions entre la ville et la
campagne : les gens vivant en ville s’intéresseraient à la vie à la campagne
et les villageois auraient un produit de valeur à leur vendre. En attendant,
même si la recherche sur le matsutake trouvait des financements pour des
raisons essentiellement économiques, cela pouvait être très fructueux pour
la recherche fondamentale, en particulier en aidant à comprendre les
relations entre des espèces vivantes dans des écologies changeantes. Si la
nostalgie était l’une des raisons de ce projet, c’était pour le mieux. C’était
aussi sa nostalgie à lui. Il emmena mon équipe de recherche derrière un
vieux temple pour imaginer ce qui était autrefois une forêt de matsutakes
prospère. Maintenant, la colline ressemblait à un sinistre tableau où l’on
pouvait distinguer tour à tour des conifères plantés artificiellement,
étouffant sous des arbres à feuilles larges, et quelques pins rescapés et
mourants. On ne trouva pas de matsutakes. Jadis, se souvenait-il, cette
colline en grouillait. Comme la madeleine de Proust, le matsutake possède
cette puissance d’évoquer le temps perdu.
Le Dr Ogawa savoure la nostalgie avec beaucoup d’ironie et de rire.
Alors que nous nous tenions, sous la pluie, à côté du temple de cette forêt
stérile, il nous expliqua l’origine coréenne du goût des Japonais pour le
matsutake. Pour apprécier son histoire, il est important de garder à l’esprit
que les nationalistes japonais et les Coréens ne se tiennent pas en grande
estime. Pour le Dr Ogawa, nous rappeler que les aristocrates coréens étaient
à l’origine de la civilisation japonaise, c’était donc aussi aller à l’encontre
du for intérieur de tout bon Japonais. Par ailleurs, dans l’histoire qu’il nous
raconta, la civilisation ne jouait pas un rôle particulièrement bénéfique.
Selon lui, bien avant d’arriver au centre du Japon, les Coréens avaient déjà
fait table rase de leurs forêts pour construire des temples et approvisionner
les forges. Ils avaient dépeuplé, sur leur terre natale, les forêts au profit de
grandes allées de pins, dans lesquelles le matsutake poussait bien avant que
ce ne soit le cas au Japon. Quand, au VIIIe siècle, les Coréens envahirent le
Japon, ils en rasèrent les forêts. À la place, des rangées de pins, parsemées
de matsutakes, firent leur apparition. Pour les Coréens, l’odeur de ces
matsutakes faisait irrémédiablement penser à leur terre natale. Leur
première nostalgie était aussi leur premier amour : le matsutake. Selon le
Dr Ogawa, ce fut par un attrait, tout aussi nostalgique, pour la Corée que la
nouvelle aristocratie japonaise s’est ainsi mise à glorifier les parfums
d’automne, désormais célèbres. Pas étonnant, donc, si à l’étranger les
Japonais sont obsédés par les matsutakes, ajouta-t-il. Il termina par une
histoire amusante à propos d’un cueilleur américano-japonais qu’il avait
rencontré en Oregon et qui, dans un mélange de japonais et d’anglais, avait
salué ses recherches en disant : « Nous, les Japonais, nous devenons fous
avec les matsutakes ! »
Les histoires du Dr Ogawa m’ont touchée non seulement parce qu’elles
situent concrètement la nostalgie, mais aussi parce qu’elles permettent de
comprendre autre chose : les matsutakes ne poussent que dans des forêts
profondément bouleversées. Si les matsutakes et les pins rouges se sont
associés dans le centre du Japon, c’est parce que les deux ne poussent
qu’après une déforestation significative, provoquée par les humains. En fait,
partout dans le monde, les matsutakes se sont associés avec les types de
forêt les plus perturbés : là où des glaciers, des volcans, des dunes de sable,
ou encore l’activité humaine ont éliminé les autres arbres et même le sol
organique. Les plaines de pierre ponce que j’ai foulées en Oregon sont
d’une certaine manière typiques du genre de sol que le matsutake sait
comment habiter : un sol sur lequel une grande majorité des plantes et des
autres champignons ne peuvent pas se développer. Dans de tels paysages
appauvris, l’indétermination plane sur les rencontres. Quelle est la créature
pionnière qui a réussi à trouver ici son chemin et à s’installer ? Même les
jeunes plants les plus audacieux ont peu de chances de survivre à moins de
trouver comme partenaire un champignon tout aussi fougueux qui tirera
pour eux de la nourriture du sol rocheux. (Quelle feuille ? Quel
champignon ?) L’indétermination de la croissance du champignon compte
aussi. Rencontrera-t-il les racines d’un arbre réceptif ? Voire un changement
dans la composition de son substrat ou dans ses nutriments potentiels ?
Grâce à sa croissance indéterminée, le champignon apprend le paysage.
On ne peut pas non plus présumer des rencontres avec les humains.
Favoriseront-ils, par inadvertance, les champignons, dès lors qu’ils
couperont du bois à brûler ou récolteront de l’engrais vert ?
Ou introduiront-ils des plantations hostiles, importeront-ils des maladies
exotiques, ou fraieront-ils la voie à un développement suburbain ? Dans ce
type d’environnement, les humains ont leur importance. En outre, les
humains (comme les champignons et les arbres) sont porteurs d’histoires
qui leur permettent de relever le défi que comporte toute rencontre. Ces
histoires, à la fois humaines et non humaines, ne sont jamais des
programmes robotisés mais bien plutôt comme des condensations dans
l’indéterminé de l’ici et maintenant. Comme le philosophe Walter Benjamin
l’a noté, le passé que nous saisissons est un souvenir « tel qu’il surgit à
l’instant du danger6 ». Nous faisons l’histoire, écrivait-il, comme le « saut
du tigre dans le passé7 ». La chercheuse en histoire des sciences Helen
Verran fait appel, quant à elle, à une autre image : chez les Yolngu
d’Australie, raconte-t-elle, la somme des rêves des ancêtres est condensée
pour relever les défis du présent à l’occasion d’un rituel, au paroxysme
duquel une lance est jetée au milieu du cercle des conteurs. Ce passage en
flèche de la lance relie le passé à l’ici et maintenant8. Rien que par l’odeur,
nous connaissons tous ce jet de la lance, ce saut du tigre. Le passé que nous
ranimons lors d’une rencontre peut se condenser en un certain parfum.
Respirer la visite des petits-enfants chez leurs grands-parents condense un
grand fragment de l’histoire japonaise. Et ce fragment ne se résume pas
seulement au dynamisme de la vie rurale, en cours au milieu du XXe siècle,
mais rapatrie aussi en lui la déforestation survenue plus tôt au XIXe siècle,
qui avait dénudé le paysage, ainsi que l’urbanisation et l’abandon des forêts
qui s’en sont suivis.
Si la nostalgie est ce qui peut faire frémir les narines de certains Japonais
quand ils pénètrent aujourd’hui les forêts qu’ils ont dévastées hier, ce n’est
évidemment pas la seule émotion que l’on peut ressentir quand on s’attarde
dans des endroits sauvages de ce genre. Revenons à nouveau sur l’odeur du
matsutake. C’est l’occasion de dire que, pour la plupart des personnes
d’origine européenne, elle est insoutenable. On doit à un Norvégien le
premier nom scientifique donné à l’espèce eurasienne de matsutake,
Tricholoma nauseosum, le Trich nauséabond. (Récemment, des
taxinomistes ont fait exception à la règle et ont renommé ce champignon
Tricholoma matsutake, par égard pour les penchants des Japonais.) L’odeur
du Tricholoma magnivelare, dans le Nord-Ouest Pacifique, n’a pas plus
séduit les Américains d’ascendance européenne. « Moisi »,
« térébenthine », « bourbe », répondaient les cueilleurs d’origine blanche
quand je leur ai demandé de caractériser l’odeur. Plus d’un orientait la
conversation sur l’odeur immonde qui émane des champignons en
décomposition. Certains, même, citaient le mycologue californien David
Arora qui avait caractérisé l’odeur comme : « Un compromis provocateur
entre des “red hots” [bonbons épicés à la cannelle] et des chaussettes
sales9. » Pas vraiment quelque chose qu’on serait tenté de manger. Ainsi,
quand les cueilleurs blancs de l’Oregon préparent les champignons pour
leur consommation, ils les plongent dans de la saumure ou les fument.
Le procédé dissimule l’odeur, les rendant anonymes.
On ne doit donc pas s’étonner que, d’un côté, les chercheurs étatsuniens
ont étudié l’odeur du matsutake sous l’aspect de ses propriétés répulsives
envers des parasites (les limaces), alors que, de l’autre, les chercheurs
japonais l’ont étudiée pour comprendre ceux qu’elle attire (certains insectes
volants)10. Est-ce toujours la « même » odeur s’il est à ce point possible de
la rencontrer selon des sensibilités aussi contrastées ? Est-ce que ce
problème concerne autant les limaces et les insectes que les gens ? Qu’est-
ce qui fait que les nez – comme dans mon expérience personnelle –
changent ? Et si le champignon, lui aussi, pouvait changer en fonction des
rencontres qu’il fait ?
Dans l’Oregon, le matsutake s’associe avec de nombreux arbres hôtes.
Les cueilleurs de l’Oregon peuvent distinguer les arbres qui sont les hôtes
d’un matsutake particulier – en partie grâce à sa taille et à sa forme puis
grâce à son odeur. Le sujet est venu sur la table un jour que j’examinais,
dans un petit commerce, des matsutakes qui sentaient vraiment mauvais.
Le cueilleur a expliqué qu’il les avait trouvés sous un sapin blanc, un hôte
inhabituel pour les matsutakes. Les bûcherons, me raconta-t-il, les
surnomment les « sapins pisseux » à cause de la mauvaise odeur que le bois
émet quand il est coupé. Les champignons sentaient aussi mauvais qu’un
sapin qu’on aurait tailladé. Pour moi, ils n’avaient pas du tout l’odeur des
matsutakes. Mais cette odeur qui combinait le matsutake et le sapin pisseux,
n’était-elle pas le résultat de la rencontre ?
Culture et nature se nouent de manière intrigante au cours de telles
indéterminations. Différentes manières de sentir et différentes qualités
d’odeur sont enveloppées ensemble. Il semble impossible de décrire l’odeur
du matsutake sans raconter toutes les histoires culturelles-et-naturelles qui
se condensent dans le champignon. Toute tentative pour la saisir de manière
définitive – à la manière, peut-être, des parfums artificiels de matsutake –
risque de nous faire perdre de vue l’expérience indéterminée de la
rencontre, avec son saut du tigre dans le passé. Qu’est-ce d’autre, une
odeur ?
L’odeur du matsutake enveloppe et entrelace mémoire et histoire – et pas
seulement pour les humains. Elle assemble de nombreuses manières d’être
en un nœud chargé d’affects qui a sa propre puissance d’impact. Émergeant
de la rencontre, elle nous montre l’histoire en train de se faire. Respirez-la.

1. Voir <www.lcdf.org>. Pour une interprétation vivante, voir <www.youtube.com>.


2. La traduction anglaise se trouve dans R. H. BLYTH, « Mushrooms in Japanese verse », Transactions of the Asiatic Society of
Japon, 3e série, II, 1973, p. 93-106, p. 97.
3. Pour la discussion de la traduction par Cage, voir <www.youtube.com>.
4. Alan RAYNER, Degrees of Freedom : Living in Dynamic Boundaries, Imperial College Press, Londres, 1997.
5. KYORAI Mukai, reproduit et traduit en anglais dans R. H. BLYTH, « Mushrooms in Japanese verse », op. cit., p. 98.
6. Walter BENJAMIN, « Sur le concept d’histoire », <moggolospolemistisvalkaniosagrotisoklonos.wordpress.com>.
7. Ibid., section 14. Il compare ici la mode et la révolution ; chaque moisson du passé rencontre le présent.
8. Helen Verran, communication personnelle, 2010. Verran développe le concept d’ici et maintenant dans de nombreux écrits
concernant les Yolngu. Ainsi, par exemple : « Le savoir des Yolngu est l’intrusion du Rêvé dans le séculaire. Le Rêvé est apporté
dans l’ici et maintenant grâce à l’action de choses particulières à des moments particuliers par des personnes particulières [...].
Le savoir ne peut jamais être qu’une performance du Rêvé, un retour à la vie dans l’ici et maintenant des éléments de l’autre
domaine », Helen Verran citée dans Caroline JOSEPHS, « Silence as a way of knowing in Yolngu indigenous Australian
storytelling », in Elizabeth COLEMAN et Maria FERNADEZ-DIAS, Negotiating the Sacred II, ANU Press, Canberra, 2008,
p. 173-190.
9. David ARORA, Mushrooms Demystified, Ten Speed Press, Berkeley, 1986, p. 191.
10. William F. WOOD et Charles K. LEFEVRE, « Changing volatile compounds from mycelium and sporocarp of American
matsutake mushroom, Tricholoma magnivelare », Biochemical Systematics and Ecology, 35, 2007, p. 634-636. Je n’ai pas trouvé
les études japonaises mais c’est le Dr Ogawa qui m’en a parlé. Je ne sais pas si les mêmes constituants chimiques ont été isolés
comme essence de l’odeur.
Effets-lisières liés au capitalisme,
Oregon. Un acheteur s’installe au
bord de la grand-route. Le marché
accumule le capital par traduction,
en connectant le travail libre et les
ressources naturelles à des stocks
centralisés de biens.

DEUXIÈME PARTIE

APRÈS LE PROGRÈS :
L’ACCUMULATION
PAR CAPTATION
J’ai entendu pour la première fois parler du matsutake grâce au
mycologue David Arora. Ce dernier avait fourni une étude sur les
campements des cueilleurs de matsutake en Oregon, entre 1993 et 1998.
Je recherchais à l’époque l’exemple d’une denrée à forte coloration
culturelle, qui fasse en même temps l’objet d’une marchandisation
globalisée. Les histoires d’Arora sur le matsutake attirèrent toute ma
curiosité. Elles m’ouvraient une porte sur le monde intriguant de ces
acheteurs qui, la nuit, plantent leurs tentes sur le bord de la route, en
attendant que des cueilleurs viennent leur vendre leurs champignons.
« Comme ils ne font rien de toute la journée, ils ont beaucoup de temps
pour parler avec vous », s’était-il hasardé à noter.
Et les acheteurs étaient bien là, mais aussi beaucoup d’autres choses en
plus ! Arrivée dans le grand campement, j’avais eu l’impression de
débarquer dans une zone rurale d’Asie du Sud-Est. Des Mien, portant le
sarong, faisaient bouillir de l’eau dans des bidons de kérosène, posés sur le
feu et maintenus par quelques grosses pierres. Là, ils faisaient sécher des
ribambelles de gibiers et de poissons, pendues au-dessus du foyer. Du nord
de la Caroline, les Hmong avaient rapporté pour les vendre des pousses de
bambou en conserve faites maison. Dans leurs tentes, les Lao vendaient des
nouilles non pas seulement avec du pho mais aussi avec le plus authentique
laap que je n’aie jamais mangé aux États-Unis : un mélange de sang, de
piments et de tripes. Le karaoké laotien beuglait à travers des haut-parleurs
alimentés par une batterie. Je fis même la rencontre d’un cueilleur Cham
que je pensais peut-être pouvoir comprendre, du fait de la proximité de sa
langue avec le malais, mais il ne la parlait pas. Se moquant de mon parler
limité, un adolescent khmer, habillé à la mode grunge, se vanta de parler
quatre langues : le khmer, le lao, l’anglais et l’ebonics. Occasionnellement,
même des natifs américains du coin faisaient leur apparition pour vendre
leurs champignons. Il y avait aussi des Blancs et des Latinos, mais la
plupart évitaient le campement officiel, préférant rester dans les bois, seuls
ou en petits groupes. Sans compter les visiteurs : un Philippin de
Sacramento accompagnait depuis maintenant un an des amis Mien, mais
tout en affirmant ne pas se sentir impliqué dans l’affaire. Un Coréen de
Portland envisageait de se joindre à tout ce monde.
Pourtant, il y avait dans cette scène un point sur lequel on ne pouvait plus
décemment parler de cosmopolitisme : un fossé scindait ces cueilleurs et
acheteurs des prix pratiqués pour la clientèle des boutiques installées au
Japon. Il était entendu que les champignons étaient destinés au Japon (à
l’exception d’une petite fraction réservée aux marchés japonais américains).
Et si chaque acheteur, ou intermédiaire, mourait d’envie de faire de la vente
directe au Japon, aucun ne savait comment s’y prendre. De fausses
conceptions au sujet du commerce des matsutakes étaient colportées et au
Japon et sur les autres sites d’approvisionnement qui avaient proliféré de
toutes parts. Les cueilleurs blancs juraient que la valeur des champignons
au Japon était liée à leurs qualités aphrodisiaques (même si les matsutakes
au Japon ont plutôt une connotation phallique et ne sont jamais consommés
comme des drogues). Certains se plaignaient de l’Armée rouge chinoise
qui, selon eux, détache des gens pour faire la cueillette et provoque une
baisse des prix au niveau mondial. (Alors qu’en Chine, comme en Oregon,
les cueilleurs sont, en fait, indépendants.) Quand quelqu’un découvrait, en
consultant Internet, que les matsutakes étaient vendus à Tokyo à des prix
exorbitants, il n’y avait personne pour relever le fait que cela concernait
plus particulièrement les matsutakes japonais. C’est un grossiste hors du
commun – il était d’origine chinoise et parlait couramment japonais – qui
me souffla nombre de ces mésinterprétations, mais c’était un outsider.
À l’exception de cet homme, le trio des cueilleurs, acheteurs et grossistes de
l’Oregon était dans le brouillard le plus total quant aux transactions
commerciales qui ont effectivement cours au Japon. L’idée qu’ils se
faisaient de la situation japonaise avait beau être fantaisiste, ils ne
disposaient d’aucun moyen pour la contredire. Ils avaient leur propre
monde matsutake : un patchwork de pratiques et de significations, isolé du
reste, qui les mettait tous dans le même sac, celui des fournisseurs de
matsutake. Cependant, rien encore dans tout cela ne donnait d’information
sur l’enchaînement concret dans lequel les champignons étaient embarqués.
C’est ce fossé entre les segments étatsunien et japonais de la chaîne des
marchandises qui a guidé ma recherche. Différentes manières de créer et de
mesurer la valeur du bien sont apparues comme propres à chaque segment
du processus. Dans le cadre de cette diversité, qu’est-ce qui caractérise cette
partie de l’économie mondiale que nous appelons capitalisme ?
Effets secondaires du capitalisme,
Oregon. Des cueilleurs font la queue
pour vendre leurs matsutakes à un
acheteur au bord de la route. Des
modes d’existence précaires naissent
aux marges de la gouvernance
capitaliste. La précarité, c’est l’ici et
maintenant dont les passés peuvent
ne pas avoir de futurs.

4
TRAVAILLER À LA MARGE

Aborder le capitalisme par le biais d’une théorie qui mette l’accent sur
des agencements éphémères et des histoires multidirectionnelles peut
sembler une tentative quelque peu extravagante. Après tout, l’économie
mondiale aura été la pièce centrale du progrès, et même les critiques
radicales n’auront pu se refuser à invoquer sa marche en avant
obsessionnelle autrement qu’à la manière d’un engrenage mondial. Tel un
bulldozer géant, le capitalisme apparaît toujours comme écrasant la Terre
sous le poids de ses seuls impératifs. Mais tout ceci ne fait encore
qu’accroître l’intérêt de poser la question : « Qu’est-ce qui est en train de se
passer d’autre ? » Non pas à la manière d’alternatives exceptionnelles,
situées dans une enclave protégée, mais plutôt partout, à la fois dedans et
dehors.
Au XIXe siècle, impressionné par l’essor des usines, Marx nous a montré
un type de capitalisme qui avait besoin de rationaliser le travail salarié et les
matières premières. La plupart des analystes y ont vu un précédent, les
incitant à imaginer un système industriel régulé par une structure de
gouvernance propre, construite en coopération avec les États-nations. Mais
aujourd’hui, comme autrefois d’ailleurs, la plus grande partie de l’économie
se développe sur des scènes radicalement différentes. Les chaînes
d’approvisionnement serpentent non seulement d’un côté à l’autre des
continents mais aussi à travers les normes. Il serait difficile d’identifier une
seule rationalité à l’œuvre tout le long de ce type de chaînes. Et pourtant,
encore et toujours des capitaux sont accumulés en vue de futurs
investissements. Comment ce système parvient-il à fonctionner ? Une
chaîne d’approvisionnement désigne un enrôlement particulier d’une filière
de matières premières en marchandises ; c’est une chaîne dans laquelle des
entreprises dominantes fixent la transformation des denrées et l’échange
commercial des marchandises1. Dans cette partie du livre, mon enquête suit
pas à pas la chaîne d’approvisionnement qui relie ceux qui cueillent les
matsutakes dans les forêts de l’Oregon à ceux qui les mangent au Japon.
Cette chaîne est surprenante et riche en contrastes culturels. Le travail en
usine à partir duquel nous identifions usuellement le capitalisme y est pour
l’essentiel absent. Mais cette chaîne illustre quelque chose d’important à
propos du capitalisme d’aujourd’hui : amasser des richesses est possible
sans devoir rationaliser le travail ni les matières premières. À la place, sont
requis des actes de traduction entre des espaces sociaux et politiques très
variés, que j’appelle des « patchs », selon l’usage qu’en font les
écologistes2. La traduction, au sens où Shiho Satsuka l’entend, est
l’opération par laquelle le processus d’un monde-en-construction se laisse
entraîner dans un autre3. Alors que le terme « traduction » attire d’ordinaire
notre attention sur le langage, il n’empêche qu’il peut aussi faire référence à
d’autres formes de mises en concordance partielle. Le capitalisme est un
système de traduction entre des sites hétérogènes les uns aux autres,
permettant aux investisseurs d’accumuler des richesses.
Comment des champignons cueillis tels des trophées de la liberté
deviennent-ils des biens capitalistes et, plus tard, des cadeaux nec plus ultra
au Japon ? Répondre à cette question implique de prêter attention
simultanément à deux choses : d’une part, aux agencements inattendus des
maillons qui ont composé la chaîne et, d’autre part, aux processus de
traduction qui ont entraîné l’ensemble des liens dans un circuit
transnational.

Le capitalisme est un système de concentration des richesses, qui rend


possibles de nouveaux investissements. Son processus est l’accumulation.
Les modèles classiques nous ramènent à l’usine : ceux qui possèdent les
usines concentrent la richesse en payant les ouvriers moins que la valeur
des biens qu’ils produisent chaque jour. Et les propriétaires « accumulent »
des capitaux grâce à cette plus-value.
Néanmoins, même dans les usines, d’autres données participent à
l’accumulation. Au XIXe siècle, quand le capitalisme est pour la première
fois devenu un objet d’investigation, on pensait que les matières premières
étaient un legs infini fait par Dame Nature aux Hommes. Aujourd’hui, il
serait inconcevable de tenir pour acquises les matières premières. Dans
notre système d’approvisionnement en nourriture, par exemple, les
capitalistes exploitent certes les écologies en les remodelant mais aussi en
tirant avantage de leurs potentiels. Même dans les fermes industrielles, les
exploitants agricoles dépendent de processus vitaux qui échappent à leur
contrôle, comme la photosynthèse ou la digestion animale. Dans ces fermes
capitalistes, des êtres vivants issus de processus écologiques sont récupérés
pour participer à la concentration des richesses. C’est ce que j’appelle une
« captation », qui implique de tirer avantage de la valeur produite en dehors
du contrôle capitaliste. Beaucoup de matières premières capitalistes (que
l’on pense au charbon ou au pétrole) existaient longtemps avant le
capitalisme. D’autre part, les capitalistes ne peuvent pas non plus produire
de la vie humaine, prérequis de la main-d’œuvre. L’« accumulation par
captation » est donc le processus par lequel des entreprises amassent du
profit sans contrôler les conditions dans lesquelles ce dernier est produit.
La captation n’est pas un ornement qui se surajoute aux processus
capitalistes ordinaires, c’est un trait qui rend compte de la manière dont le
capitalisme fonctionne4.
Les sites où se joue l’accumulation par captation sont simultanément
internes et externes au capitalisme ; je les appelle « péricapitalistes »5. Tous
les types de biens et de services produits par les activités péricapitalistes,
humaines et non humaines, deviennent des objets de captation pour
l’accumulation capitaliste. Si une famille paysanne produit une récolte qui
entre dans la chaîne alimentaire capitaliste, une accumulation de capital
peut être opérée par la captation de la valeur créée par le travail de cette
famille. Maintenant que les chaînes d’approvisionnement mondiales en sont
venues à caractériser le capitalisme global, on voit ce processus à l’œuvre
partout. Les « chaînes d’approvisionnement » sont des chaînes de matières
premières transformées en marchandises, qui traduisent la valeur au
bénéfice des entreprises dominantes ; elles opèrent une traduction entre des
systèmes de valeurs non capitalistes et capitalistes.
L’accumulation par captation à travers des chaînes d’approvisionnement
mondiales n’est pas quelque chose de nouveau, et quelques exemples
historiques bien ancrés suffisent à en clarifier le fonctionnement. Prenons le
cas de la chaîne d’approvisionnement de l’ivoire au XIXe siècle qui
connectait l’Afrique centrale à l’Europe, tel que l’a rapporté Joseph Conrad
dans son roman Au Cœur des ténèbres6. L’histoire tourne autour d’une
découverte que fait le narrateur : alors qu’il était épris d’une grande
admiration pour un commerçant européen, il prit conscience de la
sauvagerie avec et par laquelle il se procurait de l’ivoire. Révéler cette
sauvagerie a de quoi surprendre le sens commun, habitué à penser la
présence européenne en Afrique comme ayant été un moteur de civilisation
et de progrès. Au lieu de cela, civilisation et progrès se rabattent en écrans
de fumée pour tenter d’étouffer la violence par laquelle passent les
mécanismes de traduction pour obtenir toujours plus de valeur : une
captation en bonne et due forme.
Pour avoir un aperçu un peu plus ciblé sur le système de traduction qui
accompagne une chaîne d’approvisionnement, on peut se rappeler comment
Melville a dépeint la manière dont, au XIXe siècle, l’huile de baleine est
devenue une source pour les investisseurs yankee7. Moby Dick suit l’histoire
de l’équipage d’un baleinier, dans lequel le cosmopolitisme, fortement
animé, tranche clairement avec nos stéréotypes sur la discipline d’usine.
Toutefois, l’huile que l’équipage obtient en tuant des baleines tout autour du
monde entre en fin de compte dans une chaîne d’approvisionnement
capitaliste, basée aux États-Unis. De manière étrange donc, sur le Pequod,
tous les harponneurs sont des indigènes non intégrés, qui viennent d’Asie,
d’Afrique et du Pacifique. Et le navire serait incapable de capturer une seule
baleine sans l’expertise de ces personnes totalement étrangères à la
discipline industrielle étatsunienne. Mais, comme les produits de ce travail
doivent finalement être traduits en termes de valeur capitaliste, c’est
seulement par le biais du financement capitaliste que le navire peut prendre
la mer. Autrement dit, l’accumulation par captation s’opère ici
dans la conversion de savoirs indigènes en bénéfices capitalistes. Et, par la
même occasion, dans la conversion de baleines vivantes en produits
d’investissements.
Pour que vous ne puissiez pas en conclure que l’accumulation par
captation est quelque chose d’archaïque, il est important aussi de prendre un
exemple actuel. Les avancées technologiques en matière de gestion des
stocks ont stimulé récemment des chaînes d’approvisionnement mondiales,
sachant que la gestion des stocks est ce qui permet aux entreprises
dominantes d’acheminer leurs produits à partir de toutes sortes
d’arrangements économiques, capitalistes ou autres. L’une des entreprises
qui ont mis au premier plan de telles innovations est le géant de la
distribution Wal-Mart. Cette entreprise a été une pionnière dans l’adoption
de codes-barres universels (UPC) : ces barres noires et blanches qui
allouent aux ordinateurs la tâche d’identifier et d’inventorier les produits
codés8. La lisibilité des produits codés signifie, en retour, que Wal-Mart
peut ignorer les conditions de travail et l’environnement dans lesquels ils
sont fabriqués et que, par là, les méthodes péricapitalistes, y compris le vol
et la violence, peuvent faire partie, incognito, du processus de production.
Avec un clin d’œil à Woody Guthrie, il devient presque tentant de penser le
contraste entre production et comptabilité comme celui qui se joue entre les
deux versants d’une étiquette où l’on imprime le code-barre9. L’un des côtés
de l’étiquette, celui où il y a les barres en noir et blanc, tend à rendre les
produits traçables et évaluables dans les moindres détails. L’autre côté de
l’étiquette, quant à lui, vierge, souligne l’absence totale d’intérêt de Wal-
Mart pour la manière dont le produit est fabriqué, puisque seule la valeur
traduite dans les termes de profit est retenue. Wal-Mart s’est ainsi rendu
célèbre pour avoir obligé ses fournisseurs à toujours baisser le prix de leurs
produits, encourageant le travail sauvage et des pratiques destructrices de
l’environnement10. Sauvagerie et captation sont souvent sœurs jumelles : la
captation traduit la violence et la pollution en profits.
Comme les stocks sont de plus en plus contrôlés, la nécessité de contrôler
le travail et les matières premières est reléguée au second plan : les chaînes
d’approvisionnement créent du profit, et toute valeur, peu importe le
contexte marginal de sa production, est automatiquement traduite selon la
logique capitaliste du stock. Une manière de penser ce processus est la
scalabilité : ce tour de force qui permet de créer de la croissance sans
qu’aucune distorsion produite par des rapports changeants ne vienne la
contaminer. La lisibilité des stocks autorise l’entreprise Wal-Mart à étendre
à grande échelle ses activités de vente au détail, et cela en toute impunité à
l’égard des processus de production qui, eux, ne requièrent pas d’être
« scalables ». Dans ce régime de « non-scalabilité », la production est
abandonnée à une variété de processus aussi exubérants les uns que les
autres, chacun en proie à ses rêves et ses schémas relationnels particuliers.
C’est ce que la notion de « nivellement par le bas » avait déjà bien mis en
évidence : la globalisation des chaînes d’approvisionnement favorisant le
travail forcé, les ateliers de fabrication dangereux, les ingrédients de
substitution plus toxiques les uns que les autres et les enfouissements ou
dépotoirs, catastrophiques pour l’environnement. Là où les grandes
entreprises font pression sur les fournisseurs pour obtenir des produits
toujours moins chers, la production sujette à de telles conditions devient
une conséquence tout à fait prévisible. Comme dans Au Cœur des ténèbres,
la production non régulée se fond dans la traduction qu’entraîne la chaîne
des marchandises, et est parfois même, pour couronner le tout, réévaluée
comme un progrès. C’est effrayant. En même temps, comme J. K. Gibson-
Graham11 le soutiennent avec optimisme dans leur proposition d’une
« politique postcapitaliste », la diversité économique s’avère utile12. Les
formes économiques péricapitalistes peuvent être des lieux pour repenser le
pouvoir incontesté du capitalisme sur nos vies. A tout le moins, la diversité
offre une chance à des manières multiples d’aller de l’avant, et non à une
seule.
Dans une comparaison éclairante entre la chaîne d’approvisionnement
française en haricots verts qui lie d’un côté l’Afrique de l’Ouest à la France
et celle qui, de l’autre, lie l’Afrique de l’Est à la Grande-Bretagne, la
géographe Susanne Freidberg a montré comment les chaînes
d’approvisionnement, s’appuyant de manière variée sur les histoires
coloniales et nationales, peuvent stimuler des formes économiques assez
différentes13. D’un côté, le modèle néocolonial français fait appel à des
coopératives paysannes ; de l’autre, la standardisation des supermarchés
britanniques encourage, quant à elle, des opérations frauduleuses de la part
de ses ressortissants14. Grâce à la mise en place de ces différences, il devient
possible d’envisager une politique qui affronterait et piloterait
l’accumulation par captation. Mais suivre Gibson-Graham et appeler ces
politiques « postcapitalistes », c’est aller un peu vite en besogne. Au travers
de l’accumulation par captation, les vies et les produits vont et viennent
entre des formes non capitalistes et capitalistes : ces formes agissent les
unes sur les autres et s’interpénètrent. Le terme « péricapitaliste » reconnaît
que ceux d’entre nous qui sont pris dans de telles traductions ne sont jamais
totalement protégés du capitalisme. Les espaces péricapitalistes n’ont pas la
sécurité de plateformes où l’on pourrait se défendre et
rééquilibrer les enjeux.
D’autre part, les alternatives critiques les plus radicales, parce qu’elles
ignorent la diversité économique, semblent au jour d’aujourd’hui encore
plus ridicules. La plupart des critiques du capitalisme insistent sur l’unité et
l’homogénéité du système : beaucoup, comme Michael Hardt et Antonio
Negri, considèrent qu’il n’y a plus d’espace en dehors de l’empire du
capitalisme15. Toute chose obéirait à une logique capitaliste unique. De la
même façon que Gibson-Graham, cette affirmation tente d’élaborer une
position politique critique, capable de transcender le capitalisme. Les
critiques qui mettent ainsi l’accent sur l’uniformité de la mainmise du
capitalisme sur le monde veulent le renverser à partir d’une solidarité qui
reste quelque peu énigmatique. Mais cet espoir implique surtout de porter
des œillères ! Pourquoi ne pas plutôt admettre la diversité économique ?
En prenant Gibson-Graham ou Hardt et Negri comme exemples, mon
intention n’est pas de les réfuter : sans nul doute, ils peuvent être considérés
comme les critiques anticapitalistes les plus tranchants du début du
XXIe siècle. Bien plus, en indexant chacun à sa manière les objectifs
particulièrement antinomiques entre lesquels nous devrions penser et agir,
ils nous rendent un grand service quand on les regarde conjointement.
Le capitalisme est-il un système unique englobant qui conquiert tout ou est-
il une forme économique particulière parmi tant d’autres16 ? Entre ces deux
points de vue, il devient ainsi intéressant de voir comment les formes
capitalistes et non capitalistes interagissent dans les espaces péricapitalistes.
Gibson-Graham nous préviennent, de manière assez juste, selon moi, que ce
que Negri et Hardt appellent des formes « non capitalistes » ne se rencontre
pas exclusivement dans des coins perdus, empreints d’archaïsme, mais est
tout aussi présent dans les recoins des mondes capitalistes eux-mêmes.
Malgré tout, il reste que chacun d’entre eux persiste à considérer idéalement
de telles formes comme des alternatives au capitalisme. À l’inverse, ce qui
me préoccupe, c’est le fait que le capitalisme dépend d’éléments non
capitalistes. Ainsi, par exemple, quand Jane Collins rapporte que les
ouvrières mexicaines des usines d’assemblage de confection sont censées
savoir comment coudre avant d’avoir un emploi, parce qu’elles sont des
femmes, nous avons un aperçu de formes économiques non capitalistes et
capitalistes fonctionnant ensemble17. D’un côté, les femmes apprennent à
coudre à la maison et, de l’autre, l’accumulation par captation sera ce par
quoi cette compétence entrera dans l’usine au bénéfice de ses propriétaires.
Pour comprendre le capitalisme (et pas seulement ses alternatives), nous ne
pouvons donc pas rester à l’intérieur de la logique capitaliste ; nous avons
besoin d’un œil ethnographique pour voir la diversité économique qui rend
l’accumulation possible.
Il faut des histoires concrètes pour qu’un concept, quel qu’il soit, prenne
vie. Et la collecte des champignons ne serait-elle pas un lieu à observer, qui
fasse partie intégrante du progrès ? Les ruptures et les continuités qui
constituent, de l’Oregon au Japon, la filière du matsutake comme matière
première puis comme marchandise nous montrent un capitalisme qui atteint
ses objectifs grâce à la diversité économique. Les matsutakes cueillis et
vendus selon des manières de faire péricapitalistes sont derechef traduits en
capital afin d’être envoyés le jour suivant au Japon. Une telle traduction est
le problème central de beaucoup de chaînes d’approvisionnement
mondiales. Commençons par décrire la première partie de cette chaîne18.
Les Américains n’aiment pas les intermédiaires qui, disent-ils, ne font
que soutirer de la valeur. Mais les intermédiaires sont des traducteurs
avertis : leur présence nous donne une prise directe sur l’accumulation par
captation. Considérons le côté nord-américain de la chaîne des matières
premières en marchandises qui fait passer les matsutakes de l’Oregon au
Japon (on étudiera plus tard le côté japonais et ses nombreux
intermédiaires). Des récolteurs indépendants cueillent les champignons
dans les forêts nationales. Ils les vendent à des acheteurs indépendants qui
les vendent, à leur tour, aux agents des grossistes qui travaillent sur le
terrain. Ces derniers les revendent à d’autres grossistes ou à des
exportateurs qui, en bout de course, les vendent et les expédient à des
importateurs japonais. Pourquoi tant d’intermédiaires ? Une histoire sera
assurément la meilleure manière de répondre.
Les négociants japonais ont commencé à importer des matsutakes dans
les années 1980, dès que leur pénurie s’est fait sentir au Japon. Ce pays était
alors en pleine effervescence, prêt à tout pour investir des capitaux. Les
matsutakes étaient des produits de luxe idéaux, qui pouvaient servir tantôt à
se faire des petits bénéfices, tantôt à offrir un cadeau ou à donner un pot-de-
vin. Les matsutakes américains étaient encore un produit d’exception,
particulièrement onéreux à Tokyo, et les restaurants se faisaient concurrence
pour en obtenir. Les nouveaux négociants de matsutake au Japon étaient,
comme tous les autres négociants de cette époque, donc tout à fait prêts à
utiliser leurs capitaux pour mettre en place des chaînes
d’approvisionnement.
Les champignons étaient chers, ce qui garantissait une forte incitation
auprès des fournisseurs. Les négociants nord-américains se souviennent des
années 1990 comme d’une époque où les prix flambaient, tout en
enflammant des spéculations financières à haut risque. Si un fournisseur
parvenait à toucher convenablement le marché japonais, le bénéfice était
considérable. Mais face à ces produits forestiers fluctuants, périssables à
court terme et sujets à une demande complètement aléatoire, les possibilités
d’un échec total étaient également importantes. Chacun se plaisait à parler
de cette époque en usant de métaphores associées au casino. Un négociant
japonais comparait les importateurs de ces temps-là à la mafia qui sévissait
dans les ports internationaux après la Première Guerre mondiale : non par le
simple fait que les importateurs s’impliquaient dans des jeux d’argent mais
par aussi le fait qu’ils en étaient les moteurs et les gardiens.
Les importateurs japonais avaient besoin de savoir-faire locaux et ont
ainsi commencé à faire alliance avec des exportateurs. Dans le Nord-Ouest
Pacifique, les premiers exportateurs étaient des Canadiens asiatiques de
Vancouver – et, à cause de ce précédent, la plupart des matsutakes
étatsuniens continuent toujours à être exportés par leurs entreprises. Les
matsutakes n’étaient pas les seuls produits qui les intéressaient.
Ils expédiaient par bateau vers le Japon des produits de la mer, des cerises
ou des maisons en bois. Les matsutakes vinrent s’y ajouter. Certains
exportateurs – en particulier les immigrants japonais – m’ont même confié
qu’ils avaient ajouté les matsutakes dans le seul but d’assainir les relations à
long terme avec les importateurs. Ils étaient prêts à expédier des matsutakes
à perte, avouaient-ils, pour garder leurs relations intactes.
Les alliances entre exportateurs et importateurs ont formé la base du
traité transpacifique. Or, les exportateurs, experts dans le domaine soit du
poisson, soit des fruits, soit du bois, se retrouvèrent en revanche bien
démunis pour assurer un ravitaillement direct en champignons. Au Japon,
les matsutakes sont toujours arrivés sur le marché par le biais de
coopératives agricoles ou de paysans individuels. En Amérique du Nord, les
matsutakes sont dispersés à travers d’énormes forêts nationales (États-Unis)
ou à travers des forêts communautaires (Canada). C’est là que les petites
compagnies que j’appelle des « grossistes » sont entrées en jeu : les
grossistes étant ceux qui rassemblent les champignons pour les vendre aux
exportateurs. Des agents détachés sur le terrain par les grossistes, achètent
les champignons à des « acheteurs », qui les ont eux-mêmes achetés aux
cueilleurs. Les agents sur le terrain comme les acheteurs se doivent de
connaître tant les lieux que les personnes qui fouillent dedans.
Quand le commerce des matsutakes fit son émergence au Nord-Ouest
Pacifique étatsunien, la plupart des agents de terrain, des acheteurs et des
cueilleurs étaient des hommes blancs qui avaient trouvé refuge dans les
montagnes : il y avait des vétérans du Vietnam, des bûcherons déplacés
ainsi que des « traditionalistes » qui, par rejet de la société urbaine libérale,
avaient opté pour la campagne. Après 1989, un nombre croissant de
réfugiés du Laos et du Cambodge intégrèrent le monde des cueilleurs,
obligeant les agents de terrain à acquérir de nouvelles compétences au
contact de ces Asiatiques du Sud-Est. Parmi ces derniers, certains finirent
par devenir acheteurs et d’autres agents de terrain. En se côtoyant, les
Blancs et les Asiatiques se plièrent à une référence commune : la « liberté ».
Même si elle ne désignait pas la même chose au sein de chaque groupe, elle
touchait la corde sensible de chacun d’entre eux. Pour les Indiens
d’Amérique, elle entrait directement en résonance avec leur histoire, tandis
que, pour les cueilleurs latinos, la rhétorique de la liberté ne pouvait
évidemment pas avoir le même poids. Malgré ces différences, le
recoupement partiel entre les préoccupations des Blancs auto-exilés et des
réfugiés d’Asie du Sud-Est devint le cœur battant du commerce : la liberté
donnait aux matsutakes une valeur particulière.
Grâce à l’intérêt partagé pour la liberté, le Nord-Ouest Pacifique
américain s’est érigé comme l’une des plus grandes zones au monde
d’exportation de matsutakes. Néanmoins, ce mode de vie était isolé du reste
de la chaîne d’approvisionnement. Grossistes et acheteurs tentèrent en vain
d’exporter directement les matsutakes au Japon. Ni les acheteurs ni les
grossistes ne purent aller au-delà de l’échange déjà compliqué avec les
exportateurs canadiens d’origine asiatique, dont l’anglais n’était souvent
pas la langue maternelle. Ils avaient beau se plaindre de leurs pratiques
frauduleuses, ils étaient en fait, plus fondamentalement, des entités
négligeables dans la traduction culturelle permettant de passer à la logique
du capital. C’est pour cette raison que l’on peut dire que ce qui fait barrage
entre le trio des cueilleurs, acheteurs et grossistes de l’Oregon et les
négociants japonais est loin de se réduire à de simples problèmes d’ordre
linguistique : ce qui est véritablement en cause, ce sont les conditions de
production. Les champignons, en Oregon, sont contaminés par une
« liberté » cultivée par des pratiques culturelles multiples.
Le récit d’un cas à part permet de le suggérer autrement. Depuis sa Chine
natale, « Wei » s’était d’abord rendu au Japon dans l’idée d’étudier la
musique. Quand il s’aperçut qu’il n’avait pas les moyens de gagner sa vie, il
s’engagea dans le commerce japonais d’importation de légumes. Il apprit à
parler couramment le japonais, tout en continuant à mal comprendre
certains aspects de la vie au Japon. Quand son entreprise voulut engager
quelqu’un pour aller en Amérique du Nord, il se proposa comme volontaire.
Par ce concours de circonstances, il se transforma en un mélange
idiosyncratique d’agent de terrain, de grossiste et d’exportateur. À la
différence des autres, lorsqu’il se rend donc en agent de terrain pour suivre
de près la vente, il possède en plus un contact direct avec le Japon. Aussi,
en constante communication téléphonique avec des négociants japonais, il
peut évaluer les bonnes occasions et les prix. D’autre part, il a l’occasion de
bavarder avec des exportateurs canadiens japonais, même s’il ne vend pas
ses champignons par leur intermédiaire. Du fait qu’il peut parler japonais
avec eux, ces derniers en profitent pour lui demander en permanence des
informations à propos de la situation sur le terrain, y compris à propos du
comportement de leurs agents de terrain à qui ils achètent des champignons.
Du coup, les autres agents de terrain refusent de le côtoyer et conspirent
contre ses acheteurs. Il n’est pas le bienvenu dans leurs discussions et, en
définitive, les hommes des montagnes, amoureux de la liberté, l’évitent
soigneusement.
Au contraire des autres agents de terrain, Wei verse un salaire à ses
acheteurs plutôt qu’une commission. Il exige que ses employés fassent
preuve de loyauté et de discipline, leur refusant l’indépendance en roue
libre qu’affichent clairement les autres acheteurs. Il fait attention d’acheter
des matsutakes en vue de cargaisons particulières et selon des
caractéristiques bien définies : il ne se laisse émouvoir ni par le jeu ni par
l’excitation de la prouesse que peut procurer la concurrence libre, comme
c’est le cas chez les autres. Dans les tentes même des acheteurs, il s’affaire
déjà à constituer des stocks. Une telle différence est très utile comme
opérateur de contraste qui vient révéler en quoi l’agencement de la liberté
fait tache d’huile : celui-ci instaure un patch.
Alors que le commerce des matsutakes entrait dans le XXIe siècle, on
assistait dans le même temps au Japon à un processus de régularisation. Les
prix s’y stabilisaient pendant que des chaînes d’approvisionnement ne
cessaient de se développer avec de nombreux autres pays. Le pays donnait
de plus en plus de fil à retordre à ceux qui jouaient sur les petits bénéfices
et, comme la demande en matsutake, elle, devenait de plus en plus
spécialisée et exigeante, leur valeur de vente tendait à se rationaliser. Même
si le matsutake d’Oregon restait toujours un produit sauvage avec un
approvisionnement irrégulier, son prix au Japon devenait donc relativement
stable. Néanmoins, cette stabilité n’a pas eu de conséquences en Oregon :
sans atteindre les records des années 1990, les prix ont continué à jouer aux
montagnes russes. Quand j’ai discuté de ce décalage avec des importateurs
japonais, ils m’ont expliqué que c’était dû à la « psychologie » américaine.
Un importateur spécialisé dans les matsutakes de l’Oregon fut ravi de me
montrer les photos qu’il avait prises lors de ses visites dans le Far West de
l’Oregon et partagea avec moi le souvenir de ses expériences. Selon lui,
cueilleurs et acheteurs, blancs ou d’Asie du Sud-Est, peu importe, ne
pouvaient s’engager dans la production de champignons sans l’excitation de
ce qu’il appelait l’« enchère ». Plus les prix fluctuaient, meilleurs étaient les
achats. Certes, ajouta-t-il, les cueilleurs mexicains de l’Oregon, eux, étaient
disposés à accepter un prix fixe, mais c’était peine perdue car les autres
dominaient largement les échanges. Son travail consistait à négocier sous
les meilleurs auspices, en tenant compte des particularités américaines.
Parallèlement, sa compagnie d’importation avait aussi recruté son
homonyme pour les négociations en Chine. En prenant soin de s’adapter
aux différentes économies culturelles de chaque partenaire, sa compagnie se
donnait la possibilité de mener des opérations en matière de champignons
dans le monde entier.
La nécessité d’en passer par des traductions culturelles fondait tout
l’espoir de cet homme, et ce fut la première fois que m’apparut, de manière
incisive, le problème de l’accumulation par captation. Dans les années
1970, les Américains espéraient que la mondialisation du capital entraîne,
dans une même vague, la généralisation mondiale de leurs normes, propres
à leurs entreprises nationales. Dans un sens tout à fait opposé, les
négociants japonais se spécialisaient dans la mise en place de chaînes
d’approvisionnement internationales qu’ils utilisaient comme des
mécanismes de traduction. Ils s’étaient rendus aptes à importer au Japon des
biens sans faire appel à des sites de production ou à des normes d’emploi
typiquement japonais. Aussi longtemps que ces biens purent être
transformés en stocks adaptés durant leur transit vers le Japon, les
négociants japonais purent les utiliser pour accumuler du capital. À la fin du
XXe siècle, le pouvoir économique japonais avait cédé, et les innovations
japonaises dans le domaine des affaires furent éclipsées par les réformes
néolibérales. Mais personne ne se préoccupa de réformer la chaîne
d’approvisionnement des matsutakes : bien trop insignifiante et trop
« japonaise ». En l’occurrence, cela devient donc aussi un lieu
particulièrement prometteur pour rechercher les stratégies commerciales
japonaises qui ont percuté le monde. Leur centre névralgique, on l’aura
compris, est le système de traduction mis en place entre diverses
économies. En tant que traducteurs, les négociants s’érigent comme des
maîtres de l’accumulation par captation.
Néanmoins, avant de revenir en détail sur la traduction, j’ai encore besoin
de m’accorder une petite visite approfondie dans l’agencement de la liberté.

1. Une chaîne d’approvisionnement est n’importe quel processus qui connecte producteurs et consommateurs de marchandises
(NdT : J’ai choisi de traduire « supply chain » par « chaîne d’approvisionnement » et non pas par « chaîne logistique » qui est la
formule technique utilisée habituellement par les gestionnaires d’entreprise.) Ces chaînes d’approvisionnement sont organisées par
des entreprises dominantes qui sous-traitent. Les entreprises dominantes peuvent être des producteurs, des négociants ou des
détaillants. Voir Anna TSING, « Supply chains and the human condition », Rethinking Marxism, 21, no 2, 2009, p. 148-176.
2. NdT : On pourrait traduire patch-ecology par « écologie morcelée ». Mais nous avons préféré garder le terme patch.
3. Shiho SATSUKA, Nature in Translation, Duke University Press, Durham, NC, 2015. Satusaka joue avec les différents sens de
« traduction » dans la théorie postcoloniale et l’histoire des sciences. Pour une discussion approfondie, voir chapitre 16.
4. Le terme dérive de l'« accumulation primitive » de Marx, témoignant de la violence par laquelle des populations rurales
destinées au travail industriel étaient privées de leurs droits. Comme dans l’analyse de Marx, je ne me limite pas aux formations
industrielles pour comprendre comment le capitalisme se crée. Contrairement à l’accumulation primitive, l’accumulation par
captation n’a jamais de fin ; car elle dépend en permanence de ses captations. L’accumulation par captation est également requise
pour la production de la force de travail. Les ouvriers d’usine sont produits et reproduits au travers d’un processus vital qui n’est
jamais sous le contrôle total des capitalistes. Dans les usines, les capitalistes utilisent les compétences des ouvriers pour fabriquer
des biens, mais ils ne peuvent pas produire toutes ces compétences. Transformer les compétences des ouvriers en valeur capitaliste
nécessite encore d’en passer par la captation.
5. Je réserve le terme « non capitaliste » pour des formes de valorisation qui se maintiennent en dehors des logiques capitalistes.
« Péricapitaliste » est le terme que je propose pour désigner les sites qui sont à la fois dedans et dehors. Ce n’est pas un classement
hiérarchique mais bien plutôt un moyen d’explorer l’ambiguïté.
6. Joseph CONRAD, Au Cœur des ténèbres, Garnier-Flammarion, Paris, 2012.
7. Herman MELVILLE, Moby Dick, Garnier-Flammarion, Paris, 2012.
8. Misha PETROVIC et Gary HAMILTON, « Making global markets : Wal-Mart and its suppliers », in Nelson LICHTENSTEIN
(dir.), Wal-Mart : The Face of Twenty-First-Century Capitalism, W. W. Norton, New York, 2006, p. 107-142.
9. « Il y avait là un haut mur qui tentait de me dissuader, Un signe peint disait : Propriété Privée, Mais au revers, il n’y avait rien
d’écrit – Cette terre était faite pour vous et moi », Woody GUTHRIE, « This land », 1940, <www.woodyguthrie.org>.
10. Parmi les sources, Barbara EHRENREICH, Nickled and Dimes : On (Not) Getting by in America, Metropolitan Books, New
York, 2001 ; Nelson LICHTENSTEIN (dir.), Wal-Mart : The Face of Twenty-First-Century Capitalism, op. cit. ; Anthony
BIANCO, The Bully of Betonville : The High Cost of Wal-Mart’s Everyday Low Prices, Doubleday, New York, 2006.
11. NdT : Nom d’auteur partagé par deux géographes : Julie Graham et Katherine Gibson.
12. J. K. GIBSON-GRAHAM, A Post-Capitalist Politics, University of Minnesota Press, Minneapolis, 2006.
13. Susanne FREIDBERG, French Beans and Food Scares : Culture and Commerce in an Anxious Age, Oxford University Press,
Oxford, 2004.
14. Susanne FREIDBERG, « Supermakets and imperial knowledge », Cultural Geographies, 14, no 3, 2007, p. 321-342.
15. Michael HARDT et Antonio NEGRI, Empire, Exils, Paris, 2000.
16. L’interaction entre le Commonwealth de Hardt et Negri (Folio, Paris, 2014) et le Post-Capitalist Politics de Gibson-Graham
est particulièrement intéressante à penser. Voir aussi, J. K. GIBSON-GRAHAM, The End of Capitalism (As we Knew It) : A
Feminist Critique of Political Economy, Blackwell, Londres, 1996.
17. Jane COLLINS, Threads : Gender, Labor, and Power in the Global Apparel Industry, University of Chicago Press, Chicago,
2003.
18. Lieba FAIER présente un point de vue de la filière du matsutake au Japon assez proche du nôtre : « Fungi, trees, people,
nematodes, beetles, and weather : Ecologies and vulnerability and ecologies of negociation in matsutake commodity exchange »,
Environment and Planning A, 43, 2011, p. 1079-1097.
LIBERTÉ...
Quotidiens communautaires, Oregon.
Campement d’un cueilleur Mien. Ici,
les Mien reproduisent la vie de
village et échappent à l’enfermement
des villes californiennes.

5
« OPEN TICKET », OREGON
Au milieu de nulle part
Slogan officiel d’une ville candidate à la
production de matsutakes en Finlande

Par une froide nuit d’octobre, vers la fin des années 1990, trois cueilleurs
américains Hmong, grelottant, s’étaient blottis les uns contre les autres sous
leur tente. Pour récupérer un peu de chaleur, ils avaient eu l’idée de
déplacer leur réchaud à gaz à l’intérieur. Ils s’endormirent, le réchaud
allumé. Il s’éteignit. Le lendemain matin, on les retrouva tous morts,
asphyxiés par les émanations. Leur mort avait laissé le campement
vulnérable, désormais hanté par leurs fantômes. Les fantômes peuvent
paralyser, ôter toute capacité à bouger ou à parler. Les cueilleurs Hmong,
bientôt suivis par d’autres, décidèrent de partir.
Le Service des forêts étatsunien n’y connaissait rien aux fantômes.
Il voulut rationaliser le campement des cueilleurs en vue de le rendre
accessible à la police et aux services de secours et, d’autre part, pour
faciliter aux hôtes du camping la mise en place de règles et de frais de
séjour. Au début des années 1990, les cueilleurs d’Asie du Sud-Est
s’installaient où ils voulaient, comme n’importe quel visiteur qui souhaitait
arpenter une forêt nationale. Mais les Blancs se plaignirent du
comportement pollueur des Asiatiques, pointés du doigt pour leur fâcheuse
tendance à laisser derrière eux des tas de détritus. En guise de réponse, le
Service des forêts canalisa le flux des cueilleurs sur une unique voie
d’accès. Au moment de l’accident fatal, il s’avère que les cueilleurs étaient
justement en train de camper tout le long de cette route. Mais, peu de temps
après, le Service des forêts aménagea un immense espace bien quadrillé,
muni d’emplacements de camping numérotés et parsemé de toilettes
portatives. Il installa même, après de nombreuses réclamations, une vaste
citerne d’eau à l’entrée (assez lointaine) du camping.
Les campements ne jouissaient d’aucune infrastructure, mais les
cueilleurs – fuyant les fantômes – en bricolèrent rapidement. Reproduisant
la structure des camps de réfugiés thaïlandais dans lesquels ils étaient
nombreux à avoir passé plus d’une décennie, ils se séparèrent, de leur
propre chef, en groupes ethniques. D’un côté, les Mien et, parmi eux, ceux
des Hmong qui voulaient rester ; 500 mètres plus loin, les Lao, puis les
Khmers ; dans une cuvette isolée, bien en retrait, une poignée de Blancs.
Les Asiatiques bâtirent des structures avec de fins poteaux en pin et des
bâches. À l’intérieur, ils installèrent leurs tentes, avec parfois en sus des
poêles à bois. Comme dans une communauté rurale d’Asie du Sud-Est,
leurs affaires étaient suspendues aux poutres et une enceinte permettait de
prendre un bain en toute intimité. Au centre du campement, une grande
tente abritait un vendeur de bols chauds de pho. Lorsque je mangeais,
écoutais la musique et observais les us et coutumes du lieu, j’avais
l’impression d’être dans les montagnes d’Asie du Sud-Est et certainement
pas dans les forêts de l’Oregon.
L’idée que le Service des forêts s’était imaginée d’un accès pour les
services de secours ne fonctionna pas comme prévu. Quelques années plus
tard, quelqu’un les appela pour les alerter qu’un cueilleur était grièvement
blessé. Le règlement, destiné exclusivement au campement des cueilleurs
de champignons, obligea l’ambulance à attendre une escorte policière avant
d’entrer. Cela prit plusieurs heures. Quand la police arriva finalement sur
les lieux, l’homme était mort. L’arrivée des secours n’avait pas été freinée
par la nature sauvage du terrain mais bien par une barrière discriminatoire.
Cet homme laissait à son tour un dangereux fantôme, et plus personne ne
dormit près de l’endroit où il avait campé, à l’exception d’Oscar, un Blanc,
l’un des rares résidents locaux à chercher la compagnie des Asiatiques et
qui, de temps à autre, se saoulait sur un coup de tête. La facilité avec
laquelle Oscar se déplaçait la nuit le mena à tenter la cueillette de
champignons sur une montagne voisine, sacrée pour les Indiens et peuplée
de leurs fantômes. Au contraire de ce Blanc, les Asiatiques que je
connaissais restaient bien à l’écart de cette montagne. Les fantômes, oui, ils
en connaissaient un bout.

Dans la première décennie du XXIe, il était encore inimaginable de repérer


sur une carte le centre du commerce des matsutakes dans l’Oregon : il était
juste « au milieu de nulle part ». Tous ceux qui participaient à ce marché
connaissaient l’emplacement mais ce n’était ni répertorié comme une ville
ni comme un site de loisirs : il n’avait tout simplement pas d’existence
officielle. Les acheteurs avaient dressé des tentes, amassées le long de la
grande route, et, tous les soirs, cueilleurs, acheteurs et agents de terrain s’y
rassemblaient pour le métamorphoser en spectacle vivant, tramé d’intrigues
et de rebondissements. Comme le lieu n’est délibérément consigné sur
aucune carte, j’ai décidé ici de maquiller les noms pour protéger la vie
privée des gens et d’ajouter des caractéristiques qui appartiennent à un autre
site de commerce des matsutakes, situé un plus loin sur la route. Mon
terrain, conséquemment composite, s’appellera : « Open Ticket, Oregon ».
« Open Ticket » (« billet ouvert ») correspond en fait au nom donné à une
technique d’achat des matsutakes. Dans la soirée, après être revenus des
bois, les cueilleurs vendent leurs champignons au poids à un prix fixé par
les acheteurs. Ce prix dépend de la taille et de la maturité des champignons,
autrement dit de leur « qualité ». Le prix de la majorité des champignons
sauvages est stable. Mais celui des matsutakes est en dents de scie. Au
cours de la nuit, le prix peut facilement varier d’au moins 10 $ par livre. Sur
l’ensemble de la saison, les variations de prix sont encore plus énormes.
Entre 2004 et 2008, les prix auront varié entre 2 et 60 $ la livre pour les
meilleurs champignons, et cet écart n’est rien comparé à celui des années
précédentes. « Open Ticket » désigne dans ce contexte la possibilité qu’a un
cueilleur de revenir vers son acheteur pour toucher la différence entre le
prix de départ et un prix plus élevé qui aura été offert la même nuit. Les
acheteurs, qui touchent une commission en fonction des quantités qu’ils
achètent, offrent aux cueilleurs un « billet ouvert » qui les incite à ne pas
attendre que les prix s’envolent et à vendre dès le début de la soirée leur
récolte. Cette notion de billet ouvert témoigne du pouvoir tacite que
possèdent les cueilleurs pour négocier les conditions d’achat. Elle illustre
aussi les stratégies des acheteurs qui, continuellement, tentent d’écarter
leurs concurrents. Le billet ouvert est une manière d’entretenir et d’affirmer
la liberté des cueilleurs comme celle des acheteurs. Et il me semble donc
que ce soit aussi une appellation tout à fait appropriée pour épingler un site
où l’activité majeure tourne autour d’un certain faisceau de pratiques
gouvernées par la liberté.
Car ce ne sont pas seulement des champignons et de l’argent que l’on
échange tous les soirs. Ce que cueilleurs, acheteurs et agents de terrain
produisent de manière spectaculaire, c’est leur liberté, qu’ils entendent
évidemment chacun à sa façon. Ce rapport à la liberté, ils le réactivent à
chaque fois à travers des encouragements mutuels, en même temps qu’ils
échangent leur butin en argent ou en champignons. Il m’a parfois même
semblé que le véritable échange, celui qui importe vraiment, était le partage
de la liberté, et que le butin champignons-argent n’était qu’une extension –
la preuve, en quelque sorte – de ce haut fait. Après tout, le sentiment de
liberté était bien le clou de l’histoire : en galvanisant une « fièvre des
champignons », il procurait aux acheteurs l’énergie nécessaire pour réaliser
leurs meilleures performances et poussait les cueilleurs à se lever chaque
jour à l’aube pour repartir en quête de champignons.
Mais que signifiait exactement cette liberté dont parlaient les cueilleurs ?
Plus je les interrogeais, plus cette notion me rendait perplexe. Clairement,
cela n’avait rien à voir avec la liberté que les économistes conçoivent
comme ce qui corrobore un choix autonome et rationnel. Cela ne concernait
pas plus le libéralisme dans sa version politique. La liberté des
champignonneurs avait quelque chose de précaire et échappait de loin à
toute rationalisation : elle était performative, variait selon les communautés
et se montrait en perpétuelle effervescence. Sans aucun doute, le
cosmopolitisme disparate du lieu y était pour quelque chose : la liberté
émergeait dans un contexte d’interactions culturelles mouvementées,
toujours susceptibles de dégénérer en conflits ou en malentendus. Cette
liberté, je pense, devait plus profondément son existence aux fantômes. Elle
était une manière de négocier avec les fantômes qui hantaient ce paysage :
elle n’exorcisait pas leur puissance mais travaillait à leur résister et à
négocier avec tact.
Open Ticket est un lieu hanté par de nombreux spectres. Entre autres, on
pouvait toujours s’attendre à se retrouver nez à nez avec les fantômes
« verts » de cueilleurs qui étaient décédés prématurément ; avec l’esprit de
communautés indiennes qui furent, en vertu du code américain, déplacées
par l’armée ; avec des souches de grands arbres qui furent abattus par des
entreprises forestières irresponsables et d’autant moins soucieuses de les
remplacer ; avec les réminiscences de guerre qui continueront à hanter les
survivants et persisteront à s’ancrer. Mais, plus difficile était de se figurer
l’apparition fantomatique, gardée sous silence, de formes de pouvoir qui
s’infiltraient dans le travail quotidien des cueilleurs et des acheteurs.
Certains types de pouvoir donnent l’impression d’être là, sans être là : ils
prennent possession de l’espace, qui, de cette manière hanté, rend peu à peu
compréhensible la façon dont la liberté organise, par couches, le fouillis
culturel. Il me faut donc maintenant considérer chacun de ces spectres qui
s’enchevêtrent dans le monde d’Open Ticket.
Open Ticket est loin d’être un lieu qui s’adonne à la concentration du
pouvoir : c’est l’opposé d’une ville. Il y manque un ordre social. Comme le
disait Seng, un cueilleur Lao : « Bouddha n’est pas ici. » Et il poursuivait
sur le fait que les cueilleurs sont égoïstes et avides. Son seul souhait était de
retourner en hâte au temple où, au moins, un certain ordre des choses était
respecté. Mais, dans l’intervalle, Dara, une adolescente Khmer, expliquait
que c’était le seul endroit où elle pouvait évoluer loin de la violence des
gangs. Gangs ? Thong était justement (ancien ?) membre d’un gang Lao.
J’ai l’impression d’ailleurs qu’il était sous le coup de mandats d’arrêt et
qu’il avait trouvé refuge ici pour y échapper. Open Ticket, cela rassemblait
donc à un véritable imbroglio de gens qui s’étaient envolés de la jungle de
la ville, munis d’un billet ouvert. Les vétérans blancs du Vietnam me
racontèrent vouloir rester à l’écart des foules pour échapper aux flash-backs
de la guerre et aux crises de panique incontrôlables. Les Hmong et les
Mien, eux, me parlèrent de leur déception vis-à-vis du rêve américain, de
ses soi-disant promesses de liberté, et du fait qu’ils s’étaient retrouvés, à la
place, entassés dans de minables petits appartements urbains.
C’est seulement dans les montagnes qu’ils pouvaient encore éprouver le
goût de la liberté qu’ils avaient connu en Asie du Sud-Est. Les Mien, en
particulier, entretenaient l’espoir de reconstituer dans les forêts de
matsutakes une vie de village dont ils avaient la nostalgie. La cueillette des
matsutakes était l’occasion de rencontrer des amis perdus de vue et de se
mettre à l’écart des contraintes qu’entraîne l’agitation des ménages. Nai
Tong, une grand-mère Mien, expliquait que sa fille l’appelait tous les jours
pour la supplier de rentrer à la maison s’occuper de ses petits-enfants. Mais
elle lui répétait calmement qu’elle devait encore travailler pour au
minimum rembourser son permis de cueillette et qu’elle ne pouvait donc
pas encore rentrer à la maison. Les principales raisons étaient tues dans ces
conversations téléphoniques : en échappant à la vie d’appartement, elle
jouissait de la liberté que lui offraient les montagnes. L’argent n’était
qu’une goutte d’eau comparée à la liberté.
Si la cueillette des matsutakes est si différente de la vie en ville, elle reste
néanmoins hantée par elle. Cueillir n’est pas non plus un emploi – ni même
un « travail ». Pour Sai, un cueilleur Lao, « travailler », c’était obéir à un
chef, faire ce qu’il demande. A contrario, la cueillette des matsutakes,
c’était juste « chercher ». Tenter sa chance, pas travailler. Lorsqu’une
propriétaire blanche de campement, toute bienveillante qu’elle fût envers
les cueilleurs, m’a confié que les cueilleurs mériteraient davantage parce
qu’ils travaillaient dur, se levaient à l’aube et se coltinaient sans broncher le
soleil ou la neige, quelque chose dans ses propos me dérangea. Je n’avais
jamais entendu un cueilleur parler comme ça. De tous les cueilleurs que
j’avais rencontrés, aucun ne m’avait fait comprendre que l’argent qu’ils
gagnaient avec les matsutakes était, sous-entendu, la rétribution attendue
pour leur travail. Le temps que Nai Tong passait à garder les enfants était
encore bien plus apparenté à du travail que ne pouvait l’être la cueillette des
champignons.
Tom, un agent de terrain blanc, avait passé plusieurs années comme
cueilleur et il était particulièrement clair au sujet de ce rejet du travail.
Il avait été employé dans une grosse entreprise de bois mais il décida, un
jour, de ranger son équipement dans son casier, de franchir la porte et de ne
jamais revenir. Il emmena sa famille avec lui dans les bois et vécut de ce
que la nature voulait bien lui offrir. Il ramassa des pommes de pin pour des
entreprises semencières et captura des castors pour vendre leur peau. Il se
mit à cueillir toutes sortes de champignons, non pour les manger mais pour
les vendre, et sut tirer bénéfice de son savoir-faire en matière d’échanges.
Selon Tom, si la gauche avait ruiné la société américaine, c’était parce que
les hommes ne savaient plus ce que c’était qu’être un homme. Conclusion :
le mieux était de rejeter ce que la gauche considérait être un « emploi
normal ».
Tom insista en long et en large sur le fait que les acheteurs avec lesquels
il travaillait n’étaient pas des employés mais des hommes d’affaires
indépendants. Même s’il leur donnait chaque jour de grosses sommes
d’argent en liquide pour acheter des champignons, ils avaient le droit de
faire affaire avec n’importe quel autre agent de terrain – et je sais qu’ils ne
s’en privaient pas. Comme les transactions sont toujours conclues en liquide
et sans contrat, soulignait-il, si un acheteur décidait de disparaître avec son
argent, il se retrouvait le bec dans l’eau (de manière incroyable, les
acheteurs qui disparaissaient revenaient souvent faire affaire avec un autre
agent de terrain). Mais les balances qu’il prêtait aux acheteurs pour peser
les champignons, avait-il ajouté, lui appartenaient : si l’une d’entre elles
avait pour malheur de disparaître, il avait là une raison valable d’appeler la
police. Ainsi il me raconta l’histoire d’un nouvel acheteur qui s’était enfui
avec plusieurs milliers de dollars mais qui commit l’erreur d’emporter la
balance. Tom roula dans la direction qu’il croyait que l’acheteur avait prise
et, comme il l’avait prévu, trouva la balance abandonnée au bord de la
route. L’argent avait bien sûr disparu, mais c’était le risque propre à tout
business indépendant.
Beaucoup de choses dans le rejet du travail tiennent à l’héritage culturel
des cueilleurs. Pour Mad Jim, la cueillette des champignons était un moyen
de rendre hommage à ses ancêtres indiens. Après avoir occupé de multiples
emplois, expliqua-t-il, il avait fini par travailler comme serveur sur la côte.
Un jour, une femme indienne paya son addition avec un billet de 100 $ ;
surpris, il lui demanda où elle l’avait eu. « En cueillant des champignons »,
avait-elle répondu. Le jour suivant, Jim était parti. L’apprentissage fut
difficile : il rampa à travers des broussailles et suivit des animaux.
Aujourd’hui, il règne sur les dunes en traquant les matsutakes enfouis
profondément dans le sable. Il sait où regarder sous les racines entortillées
des rhododendrons qui arborent les montagnes. Il n’a jamais repris un
travail salarié.
Quand il ne cueille pas des champignons, Lao-Su travaille pour 11,50 $
l’heure dans un entrepôt de Wal-Mart en Californie. Pour obtenir un tel
salaire, il a dû néanmoins renoncer à toute couverture médicale. Quand il se
fit mal au dos au travail et se retrouva incapable de soulever les
marchandises, on lui accorda un congé de longue durée pour sa
revalidation. Même s’il espère encore que l’entreprise le reprendra, il dit
qu’il gagne de toute manière bien plus sa vie en cueillant des champignons
qu’à la Wal-Mart. Et cela, en dépit du fait que la saison des champignons ne
dure que deux mois. De plus, sa femme et lui ont plaisir à rejoindre chaque
année la communauté animée des Mien à Open Ticket. C’est, pour eux,
comme des vacances ; parfois, le week-end, leurs enfants et petits-enfants
se joignent à eux.
Si la cueillette des matsutakes n’est pas un « travail », elle est hantée par
le travail. Mais aussi par la propriété : les cueilleurs agissent comme si la
forêt était un vaste bien commun. Or, la terre n’est pas, officiellement, un
bien commun. C’est principalement une forêt nationale avec quelques terres
privées adjacentes, toutes dûment protégées par l’État. Mais les cueilleurs
font de leur mieux pour ignorer ces questions de propriété. La propriété
fédérale exaspère tout particulièrement les cueilleurs blancs, et ils font tout
ce qu’ils peuvent pour contrecarrer les restrictions qui s’y appliquent. Les
cueilleurs d’Asie du Sud-Est sont généralement plus favorables au
gouvernement et souhaitent que ce dernier s’investisse encore plus. À la
différence des cueilleurs blancs, qui sont nombreux à se vanter de cueillir
sans permis, la plupart des Asiatiques s’enregistrent auprès du Service des
forêts pour avoir le droit de cueillir des champignons. Toutefois, le fait que
la mise en application de la loi tende à cibler plus particulièrement les
Asiatiques pour des infractions pas toujours démontrées – comme le dit un
acheteur Khmer, « conduire alors même qu’on est asiatique » – tend aussi à
rendre obsolète l’effort de rester dans les limites de la légalité. Peu sont
ceux qui persistent à respecter la loi.
Dans ce vaste territoire, sans véritables frontières délimitées, il est donc
assez difficile de se maintenir dans les zones autorisées pour la cueillette.
C’est ce que j’ai d’ailleurs pu expérimenter par moi-même. Un jour, alors
que je revenais d’une cueillette de champignons, un shérif m’interpella dans
ma voiture et me prit sur le fait sans permis. D’ordinaire, mon acharnement
vient à bout des cartes les plus compliquées, mais cette fois-là j’avais été
incapable de savoir si cet endroit était oui ou non dans les limites
autorisées1. J’ai eu de la chance : j’étais juste à la limite. Reste que ce
n’était pas indiqué. Une autre fois, aussi, après avoir supplié pendant des
jours à une famille Lao de m’emmener avec eux sur leur lieu de cueillette,
ils acceptèrent à condition que je conduise. À travers des chemins de terre
dépourvus de toute indication, nous avions serpenté dans la forêt durant un
laps de temps qui m’avait semblé interminable, avant qu’ils ne me disent
qu’on était arrivés à l’endroit voulu. Une fois arrêtée, ils me demandèrent
pourquoi je n’essayais pas de cacher la voiture. C’est seulement à ce
moment-là que j’ai réalisé que l’on était sûrement en dehors des zones
autorisées.
Les amendes sont salées. À l’époque de mon étude de terrain, si l’on se
faisait prendre pour la première fois en train de cueillir dans un parc
national, on était puni d’une amende de 2 000 $. Mais, sur le terrain,
l’application de la loi n’est pas une mince affaire, tant il y a de routes et de
sentiers invraisemblables. Comme la forêt nationale est parsemée
d’anciennes routes d’exploitation forestière, désormais délaissées, cela
permet aux cueilleurs de se déplacer sur de vastes périmètres. Et les jeunes
hommes sont prêts à faire de nombreux kilomètres à pied pour trouver des
matsutakes dans les coins les plus isolés. Sont-ils dans des zones interdites,
ou peut-être autorisées ? Qui sait ? Quand les champignons arrivent chez les
acheteurs, on ne pose pas de question2.
Mais qu’est-ce que la « propriété publique » sinon un oxymore ? Cela
pose certainement aujourd’hui bien des problèmes aux services forestiers.
La législation requiert que les forêts publiques, pour éviter tout risque
d’incendie, soient éclaircies sur un mile2 (environ 4 km2) autour des
propriétés privées ; ce qui nécessite des fonds publics importants pour ne
protéger que quelques propriétés privées3. Quoi qu’il en soit, des entreprises
privées sont ainsi chargées d’assurer ces élagages circonscrits, se créant de
nouvelles manières de tirer profit des forêts publiques. D’autre part, tandis
que la coupe du bois se voit autorisée à l’intérieur des Late Successional
Reserves (zones protégées), la cueillette y demeure interdite – et pour cause,
qui aurait les fonds nécessaires pour commander une étude d’impact
environnemental ? Si les cueilleurs s’exposent à des problèmes en
s’aventurant dans des zones dont on ne sait jamais vraiment si elles sont
autorisées ou pas, ils ne sont pas les seuls à être victimes de leurs propres
contradictions. La différence entre les deux genres de contradiction,
d’ailleurs, s’avère instructive. Dans un cas, le Service des forêts a pour
mission d’assurer la protection de la propriété, même si cela se fait aux
dépens de la mission publique. Dans l’autre, les cueilleurs font de leur
mieux pour maintenir la question de la propriété en suspens, au sens où le
bien commun qu’ils revendiquent reste en même temps hanté par la
possibilité d’en être exproprié.
Libre/hanté : deux faces de la même expérience. Conjurer un futur chargé
de toutes sortes de passés et une liberté infestée de fantômes, c’est à la fois
un moyen pour aller de l’avant et pour se souvenir. Fiévreuse, la cueillette
échappe à la séparation entre les personnes et les choses, si chère à la
production industrielle. Les champignons, là, ne se plient pas encore au
cortège de marchandises aliénées ; ils sont des effets de la liberté des
cueilleurs. Et, malgré tout cela, cette scène ne peut exister que parce que
cette expérience à double visage est poursuivie dans un étrange type de
commerce. Les acheteurs, pour convertir les trophées de la liberté en biens
commerciaux, orchestrent de manière tout à fait spectaculaire la
« concurrence du libre marché » sur des théâtres en plein air. C’est ainsi que
la liberté du marché correspond ici à un imbroglio de libertés, avec pour
apanage la suspension des notions de pouvoir centralisé, de travail, de
propriété et d’aliénation.
Il est temps de revenir aux achats sur la scène d’Open Ticket. On est en
fin d’après-midi et quelques agents de terrain blancs se sont assis ensemble
pour plaisanter. Ils s’accusent les uns les autres de mensonge et se traitent
tantôt de « vautour », tantôt de « Vil Coyote ». Ils ont raison. Ils se mettent
d’accord pour ouvrir les enchères à 10 $ la livre de champignons, mais
presque personne ne s’y tiendra. À la minute où les tentes s’ouvrent, la
compétition démarre. Les agents de terrain appellent leurs acheteurs pour
proposer des prix d’ouverture : peut-être 12 voire 15 $, alors même qu’ils
s’étaient soi-disant mis d’accord sur 10. Quant aux acheteurs, il leur
appartient de rapporter ou non ce qui se manigance dans les tentes d’achat.
Des cueilleurs s’y introduisent et se renseignent sur le prix du moment.
Mais le prix tend à être un secret bien gardé, à moins que vous ne soyez un
vendeur régulier ou alors que vous ne montriez patte blanche avec vos
champignons. Comme ce secret n’est pas chose qui se révèle facilement à
quiconque passe, d’autres acheteurs envoient des amis espions qui se font
passer pour des cueilleurs. De plus, quand un acheteur veut augmenter le
prix pour battre la concurrence, il ou elle est supposé appeler l’agent de
terrain. Si il ou elle ne le fait pas, l’acheteur paye la différence de sa poche,
en prenant sur sa commission : tactique que nombre sont prêts à tenter.
Assez vite, les prix font ricochet entre cueilleurs, acheteurs et agents de
terrain. Les prix changent. « C’est dangereux ! » me dira au passage un
agent de terrain tandis qu’il furetait dans tous les sens pour ne pas perdre
une miette des achats en cours. Impossible pour lui de me parler pendant
que les achats avaient lieu ; il devait à tout prix rester concentré. Dans un
tohu-bohu général, chacun passe des commandes, en aboyant dans son
téléphone portable : le but étant de rester en tête et de faire trébucher les
autres. Dans le même temps, les agents de terrain sont au téléphone avec les
grossistes et les exportateurs pour savoir jusqu’à quel point ils peuvent
monter. Faire tout ce qui est en son pouvoir pour sortir les autres du jeu
rend le travail excitant et exigeant.
« Imaginez le temps qu’on passait avant les téléphones portables ! »
m’avait évoqué un agent de terrain. Chacun faisait alors la queue devant
deux cabines téléphoniques, en essayant de se frayer un chemin dès que les
prix commençaient à basculer. Encore aujourd’hui, chaque agent de terrain
surveille les achats comme s’il avait été, ancestralement, général sur un
champ de bataille, son téléphone toujours à l’oreille, lui servant de radio de
campagne. Il envoie des espions. Il doit réagir vite. S’il augmente le prix au
bon moment, ses acheteurs obtiendront les meilleurs champignons. Mieux
encore, il peut s’amuser à pousser un concurrent à augmenter son prix
exagérément, le forçant à acheter beaucoup trop de champignons et, si tout
est vraiment pour le mieux, à faire en sorte qu’il mette la clef sous la porte
pour quelques jours. Il y a toutes sortes de tactiques possibles. Si le prix
s’envole, un acheteur peut renvoyer les cueilleurs avec leur récolte vers
d’autres : l’argent prime sur les champignons. Il y a là matière à bien se
marrer pendant plusieurs jours, et on rira de plus belle quand il s’agira à
nouveau de se traiter les uns les autres de menteurs. Mais personne ne
ferme jamais vraiment boutique, en dépit de tous ces bâtons mis dans les
roues4. Ce n’est pas une question d’impératif commercial, c’est que la
compétition y est électrisante. L’important, c’est comment tout cela se
dramatise en véritable performance.
Disons qu’il fait désormais nuit. Les cueilleurs font la queue devant une
tente pour vendre leurs champignons. Ils n’ont pas choisi cet acheteur
seulement à cause des prix qu’il propose, mais parce qu’ils savent que c’est
un trieur expérimenté. Le tri est tout aussi important que le prix de base :
c’est à ce moment que l’acheteur assigne une note à chaque champignon, et
le prix en dépendra. Trier, c’est tout un art ! C’est avoir le coup d’œil et
élaborer avec les bras une danse rapide du tonnerre de dieu, en maintenant
ses jambes immobiles. Les hommes blancs semblent jongler ; les femmes
Lao – qui sont les autres à exceller en vente – semblent exécuter l’une de
leurs danses de cour royale traditionnelles. Seulement en tâtonnant de ses
doigts dans les champignons, un bon trieur en sait déjà long. Un matsutake
parasité par une larve d’insecte abîmera tout le lot avant qu’il n’arrive au
Japon : il est donc essentiel que l’acheteur le refuse. En outre, seul un
acheteur inexpérimenté aura besoin de couper un champignon pour savoir
s’il est parasité. Les bons acheteurs les repèrent au toucher. Ils peuvent
aussi humer la provenance d’un champignon : son arbre hôte, la région d’où
il vient, d’autres plantes, comme les rhododendrons, qui ont un effet sur sa
taille et sur sa forme. Tout le monde adore observer l’art de trier d’un bon
acheteur. C’est un spectacle public plein de prouesses. Parfois des cueilleurs
prennent en photo l’opération de tri. Parfois ils prennent aussi en photo
leurs meilleurs champignons, ou l’argent, en particulier quand il s’agit de
billets de 100 $. Ce sont des trophées de chasse.
Les acheteurs essaient de recruter des « équipes », autrement dit des
cueilleurs locaux. Mais aucun des cueilleurs ne sent en lui le choix
impératif de poursuivre ses ventes avec quelque acheteur que ce soit. Aussi
les acheteurs font-ils la cour aux cueilleurs, en usant des liens de parenté, de
la langue, de l’ethnie ou encore de bonus spéciaux. Ils leur offrent de la
nourriture et du café – ou, parfois, des boissons plus fortes, comme des
alcools bien toniques dans lesquels des herbes ou des scorpions ont macéré.
Les cueilleurs s’assoient en rond devant les tentes des acheteurs pour
manger et boire. Là, ils partagent des expériences de guerre qu’ils ont eues
en commun avec les acheteurs, et cette camaraderie peut se poursuivre
jusque tard dans la nuit. Cependant, de tels groupes sont évanescents.
Il suffit que la rumeur d’un prix plus élevé ou celle d’un accord spécial
vienne à leurs oreilles, et les cueilleurs prennent congé pour aller à une
autre tente, dans un autre cercle. Pourtant, les prix ne sont souvent pas si
différents. Peut-être qu’une histoire de mise en scène, là encore, est ce qui
fait basculer les cueilleurs ? Dans tous les cas, concurrence et indépendance
signifient pour tous la liberté.
Chacun sait qu’il est arrivé quelques fois que des cueilleurs restent assis
dans leurs pick-up avec leurs champignons, insatisfaits des prix proposés
par l’ensemble des acheteurs. Mais, pas moyen d’y échapper, il leur faut
vendre avant la fin de la soirée : ils ne peuvent garder les champignons.
Attendre fait aussi partie de la manière dont on prend plaisir à s’emparer de
la liberté : liberté de chercher où on veut, en tenant à une distance
respectable les convenances, le travail et la propriété ; liberté de proposer
ses champignons à n’importe quel acheteur, et, pour les acheteurs, à
n’importe quel agent de terrain ; liberté de mettre les autres acheteurs hors
jeu ; liberté de réussir un beau coup ou de tout perdre.
J’ai un jour décrit ce marché quelque peu spectaculaire à un économiste,
et cela l’a beaucoup excité car il y retrouvait le vrai fondement
du capitalisme sans la pollution de l’intérêt des puissants et des inégalités.
C’est le vrai capitalisme, disait-il, où aucun rapport de force n’est biaisé,
comme cela devrait toujours l’être. Mais est-ce que la cueillette et la vente à
Open Ticket sont du capitalisme ? Le problème est qu’il n’y a aucun capital.
Beaucoup d’argent circule de main à la main, mais il finit toujours par
s’éclipser, sans jamais devenir une source d’investissements. La seule
accumulation a lieu en aval, à Vancouver, Tokyo et Kobe, où exportateurs et
importateurs utilisent le marché des matsutakes pour bâtir leurs entreprises.
Les champignons d’Open Ticket rejoignent là les flots tumultueux du
capital, mais ils ne proviennent pas de ce qui, selon moi, mériterait le nom
d’une faction capitaliste.
Il est évident qu’il y a à Open Ticket des « mécanismes de marché » : ou
peut-être pas ? Selon les économistes, le trait essentiel des marchés
concurrentiels est de faire baisser les prix, incitant les fournisseurs à livrer
des biens de manière toujours plus efficace. Or la concurrence qui a lieu à
Open Ticket a pour objectif explicite de faire monter les prix. C’est ce que
tout le monde dit : les cueilleurs, les acheteurs et les grossistes. Le but du
jeu est de voir si le prix peut être augmenté, de sorte que tout le monde à
Open Ticket en bénéficie. Beaucoup semblent persuadés qu’il y a au Japon
une source d’argent inépuisable, et le but de toute cette mise en scène
théâtrale de la concurrence est d’obliger les robinets à s’ouvrir pour que
l’argent coule à flots à Open Ticket. Tous les anciens se souviennent de
l’année 1993, quand le prix des matsutakes à Open Ticket avait atteint, le
temps d’un éclair, les 600 $ la livre, en faveur des cueilleurs. Il vous
suffisait de trouver un petit champignon bien dodu, et vous empochiez
300 $5 ! Même après ce pic, disent-ils, dans les années 1990, un simple
cueilleur pouvait se faire en une journée plusieurs milliers de dollars.
Comment retrouver un accès à ce flux d’argent ? Acheteurs et grossistes à
Open Ticket misent sur la concurrence pour faire augmenter les prix.
Il me semble que deux circonstances décisives jouent un rôle de terreau
dans ce foisonnement de croyances et de pratiques. Premièrement, les
hommes d’affaires américains considèrent comme acquise l’idée que le
gouvernement plaide toujours en leur faveur : aussi longtemps qu’ils
joueront le jeu de la « concurrence », le gouvernement tordra le bras de
leurs partenaires étrangers pour s’assurer que les entreprises américaines
obtiennent les prix et les parts de marché qu’elles veulent6. Certes, le
marché des matsutakes d’Open Ticket est bien trop petit et discret pour
bénéficier de ce type d’attention du gouvernement. Il n’en reste pas moins
que c’est dans cet état d’esprit qu’acheteurs et grossistes s’engagent dans
des luttes concurrentielles pour obtenir des Japonais les meilleurs prix. Plus
ils se mettent en tête de se comporter en bons « Américains », plus ils
s’attendent à réussir.
Deuxièmement, les négociants japonais sont prêts à accepter ce genre de
scénario comme la manifestation de ce qu’un importateur, mentionné plus
haut, appelait la « psychologie américaine ». Les négociants japonais
s’attendent à travailler au sein et en marge de manières de faire étranges : si
c’est ce qui permet d’obtenir les produits souhaités, il faut l’encourager.
Plus tard, exportateurs et importateurs pourront opérer une mise en
inventaire, proprement japonaise, des produits exotiques de la liberté
américaine et, à grâce à cet inventaire, les traduire en capital.
Mais alors, sur quoi repose-t-elle vraiment cette « psychologie
américaine » ? Il y a trop de personnes et d’histoires différentes à Open
Ticket pour qu’on puisse se plonger instantanément, comme on le fait
généralement, dans la cohérence d’une présumée « culture ». Le concept
d’agencement, enchevêtrement indéfiniment ouvert de modes d’existence,
est plus utile. Dans un agencement, des trajectoires variées finissent pas se
tenir les unes les autres, mais c’est l’indétermination qui compte. Pour
connaître un agencement, il faut en défaire les nœuds. Les manières de se
réapproprier de la liberté à Open Ticket obligent certes à suivre les histoires
qui vont bien au-delà de l’Oregon, mais elles montrent aussi comment
l’enchevêtrement qu’est Open Ticket en est venu à exister7.

1. Quand un cueilleur achète un permis de cueillette auprès du service forestier, on lui donne des cartes qui montrent les lieux où
la cueillette est autorisée et ceux où elle ne l’est pas. Néanmoins, les zones ne sont délimitées que dans un espace abstrait. Les
cartes ne montrent que les principales voies mais pas la topographie, les chemins de fer, les petites routes ou la végétation. Il est
quasiment impossible, même pour le lecteur le plus attentif, de se servir de la carte sur le terrain. Par ailleurs, de nombreux
cueilleurs ne savent pas lire une carte. Un cueilleur Lao m’a montré une zone interdite à la cueillette sur sa carte en désignant un
lac. Certains cueilleurs utilisent les cartes comme papier toilette, une denrée rare dans les campements.
2. Un règlement exige que les acheteurs demandent où les matsutakes ont été cueillis ; néanmoins, je n’ai jamais entendu cette
question. Dans d’autres zones de vente, ce règlement prend la forme d’une déclaration des cueilleurs.
3. C’est une protection contre le feu, prévue dans le Healthy Forests Restoration Act de 2003, promu par l’industrie. Jacqueline
VAUGHN et Hanna CORTNER, George W. Bush’s Healthy Forests, University Press of Colorado, Boulder, 2005.
4. Au cours des quatre saisons pendant lesquelles j’ai observé les achats, j’ai vu deux acheteurs partir à mi-saison à cause d’un
désaccord avec leurs agents de terrain respectifs ; un autre s’est enfui. Personne n’a été mis hors jeu du fait de la concurrence.
5. Jerry GUIN (Matsutake Mushrooms : « White » Goldrush of the 1990s, Naturegraph Publishers, Happy Camp, CA, 1997)
propose le journal d’un cueilleur en 1993.
6. Pour un exemple, voir le récit de l’histoire de Marlboro dans Richard BARNET, Global Dreams : Imperial Corporations and
the New World Order, Touchstone, New York, 1995.
7. Pour d’autres compte rendus intéressants du travail précaire dans les forêts du Nord-Ouest Pacifique, voir Rebecca MCLAIN,
« Controlling the forest understory : Wild mushroom politics in central Oregon », thèse de doctorat, Université de Washington,
2000 ; Beverly BROWN et Agueda MARIN-HERNÁNDEZ (dir.), Voices from the Woods : Lives and Experiences of Non-Timber
Forest Workers, Jefferson Center for Education and Research, Wolf Creek, OR, 2000 ; Beverly BROWN, Diana LEAL-MARIÑO,
Kirsten MCILVEEN et Ananda LEE TAN, Contract Forest Laborers in Canada, the U.S., and Mexico, Jefferson Center for
Education and Research, Portland, OR, 2004 ; Richard HANSIS, « A political ecology of picking : Non-timber forest products in
the Pacific Northwest », Human Ecology, 26, no 1, 1998, p. 67-86 ; Rebecca RICHARDS et Susan ALEXANDER, A Social
History of Wild Hucklebbery Harvesting in the Pacific Northwest, USDA Forest Service PNW-GTR-657, 2006.
Quotidiens communautaires, Oregon.
Arpenter, le fusil en bandoulière.
Nombreux sont les cueilleurs qui
portent de terribles histoires de
rescapés. La liberté qui circule dans
les campements des cueilleurs
provient de différentes histoires de
traumatismes et de déplacements.

6
LES HISTOIRES DE LA GUERRE
En France, ils ont deux choses : la liberté et le
communisme. Aux États-Unis, ils n’en ont
qu’une : la liberté.
Un acheteur à Open Ticket, expliquant pourquoi
il est venu aux États-Unis et pas en France

Cette liberté dont parlent tant de cueilleurs et d’acheteurs déploie des


références aussi bien à des choses lointaines qu’à des situations localisées.
À Open Ticket, nombre d’entre eux expliquent leur engouement pour la
liberté comme une conséquence résultant des expériences terrifiantes,
tragiques, qui ont été les leurs au cours de la guerre entre les États-Unis et
l’Indochine ainsi que des conflits civils qui ont suivi. Quand les cueilleurs
font le récit des événements décisifs de leur vie, y compris la cueillette des
champignons, la plupart retombent sur la manière dont ils ont survécu à la
guerre. Ils sont prêts à braver les innombrables dangers de la forêt des
matsutakes, parce que cela s’inscrit dans le prolongement de leur vie de
rescapés de guerre. La hantise de la liberté n’en finit pas de les
accompagner.
Néanmoins, chaque expérience de la guerre possède sa singularité, que ce
soit en fonction de critères culturel, national ou ethnique. Les paysages
mentaux que construisent les cueilleurs varient selon les manières dont
chacun hérite d’un degré d’implication dans la guerre. Certains se
réapproprient des fragments de guerre sans avoir pour autant vécu pendant
la guerre. Un vieux Lao m’expliqua avec ironie pourquoi même les jeunes
cueilleurs Lao portaient des vêtements de camouflage : « Ils n’ont pas été
soldats ; ils prétendent seulement l’être. » Quand je posais des questions sur
les dangers de ne pas être repéré par les chasseurs blancs de cerfs, un
cueilleur Hmong évoquait un autre imaginaire : « On porte un camouflage,
ce qui nous permet de nous cacher si on aperçoit en premier les chasseurs. »
Par là, il sous-entendait que si les chasseurs le voyaient, ils pourraient aussi
bien lui tirer dessus. Les cueilleurs négocient ainsi leur liberté au cœur de la
forêt à travers un labyrinthe de différences. La liberté telle qu’ils la
décrivent est à la fois un axe de correspondance collective et un point à
partir duquel se différencient des manières communautaires spécifiques de
vivre au jour le jour. Malgré des différences importantes à l’intérieur
d’organisations quotidiennes aussi contrastées, quelques portraits peuvent
suggérer les multiples voies qu’emprunte la liberté pour animer la chasse
aux champignons d’un ressort spécial. Ce chapitre élargit donc mon
exploration à ce que cueilleurs et acheteurs entendent par liberté quand ils
se mettent à raconter des récits de guerre.
Un romantisme des frontières règne dans les montagnes et les forêts du
Nord-Ouest Pacifique. On trouve souvent des Blancs qui magnifient les
Indiens d’Amérique tout en s’identifiant avec les colons qui ont tenté de les
éliminer. Ne compter que sur soi-même, un individualisme acharné et la
force esthétisée de la masculinité blanche sont des sujets de fierté.
De nombreux cueilleurs blancs sont des partisans de la
conquête étatsunienne vers l’étranger, d’un gouvernement aux pouvoirs
limités et de la suprématie blanche. En outre, le Nord-Ouest rural a eu aussi
son lot de hippies et d’iconoclastes. Les vétérans blancs de la guerre États-
Unis-Indochine apportent à ce mélange déjà coriace et féru d’indépendance
leurs propres expériences de la guerre, en y ajoutant des zestes de
ressentiment et de patriotisme, des pointes de traumatisme et de menace.
Les souvenirs de guerre sont ainsi simultanément, pour cette niche, des
facteurs de trouble et de cohésion. La guerre est un malheur, disent-ils
chacun à sa manière, mais elle fait aussi des hommes. La liberté est évoquée
autant pour ce que la guerre aura bâti et détruit que pour ce qu’elle suscite
d’opposition.
Deux vétérans blancs vont ici nous permettre de sonder toute une série
d’expressions possibles de la liberté. Alan se sentait chanceux d’avoir été
forcé, grâce à une blessure d’enfance compromettante, d’être rapatrié
d’Indochine. Au cours des six mois qui ont suivi, il servit de chauffeur sur
une base américaine. Un jour, il reçut l’ordre de retourner au Viêtnam.
Il ramena sa jeep au dépôt et quitta à pied la base, la déserta. Il passa les
quatre années suivantes à se cacher dans les montagnes de l’Oregon avec un
nouvel objectif en tête : vivre dans les bois et ne jamais payer de loyer. Plus
tard, quand la ruée vers le matsutake se déclencha, il s’en accommoda
parfaitement. Alan se considère d’ailleurs lui-même comme un hippie
paisible, opposé à la frénésie du combat qu’aiment cultiver d’autres
vétérans. Une simple sortie dans un casino de Las Vegas et le simple fait de
se retrouver là, entouré d’Asiatiques, suffirent pourtant à provoquer en lui
un terrible flash-back. Vivre dans la forêt était donc devenu une sorte de
rempart pour se protéger des attaques psychologiques.
Les expériences de guerre ne sont pas toujours aussi favorables.
La première fois que j’ai vu Geoff, j’étais ravie de rencontrer quelqu’un qui
connaisse avec autant d’intimité les secrets de la forêt. Il me raconta les
joies de son enfance dans l’est de l’État de Washington, et lorsqu’il
décrivait sa campagne, il le faisait avec un fervent souci du détail.
L’enthousiasme que j’avais à travailler avec lui prit néanmoins une tournure
différente lorsqu’il me fut rapporté par Tim qu’il avait été victime
d’événements pénibles pendant une longue période de service au Viêtnam.
Un jour, son groupe avait sauté de l’hélicoptère pour tomber dans une
embuscade. De nombreux hommes avaient trouvé la mort, mais Geoff,
blessé au cou, avait miraculeusement survécu. De retour chez lui, il hurlait
si fort la nuit qu’il avait dû déserter sa maison : il trouva asile dans les bois.
Mais ses années de guerre n’étaient pas pour autant derrière lui. Tim me
raconta un épisode où lui et Geoff avaient surpris un groupe de cueilleurs
cambodgiens sur une parcelle fertile en champignons que Geoff considérait
comme étant sa possession. Il avait ouvert le feu, et les Cambodgiens
avaient dû se précipiter dans les buissons pour lui échapper. Une autre fois,
alors que Tim et Geoff partageaient la même cabane, ce dernier passa la
nuit à aiguiser son couteau. « Sais-tu combien d’hommes j’ai tués au
Vietnam ? avait-il demandé à Tim. Si j’en tuais un de plus, cela ne ferait pas
une grande différence. »
Les cueilleurs blancs ne s’imaginent pas seulement comme des vétérans
au caractère combattif mais aussi comme des hommes des montagnes,
capables de se débrouiller tout seuls : solitaires, durs et jamais à court de
ressources. La chasse est sans doute le lieu où se rejoignent le mieux ceux
qui n’ont pas combattu et ceux que la guerre a percutés de plein fouet. Un
acheteur blanc, trop vieux pour avoir fait le Vietnam mais qui était un
fervent défenseur des guerres étatsuniennes, m’expliqua que la chasse, au
même titre que la guerre, forge le caractère. De fil en aiguille, nous en
sommes venus à parler de Cheney, alors vice-président, qui avait tiré sur un
ami au cours d’une partie de chasse aux cailles. C’est à travers des
accidents ordinaires de ce genre, me dit-il, que la chasse sculpte des
hommes. Grâce à la chasse, même les non-combattants peuvent faire
l’expérience de la forêt comme d’un laboratoire où l’on éprouve la liberté.

Il est évident que les réfugiés cambodgiens auraient bien du mal à se


rattacher aux héritages établis dans le Nord-Ouest Pacifique. Pour
dramatiser ce que représente leur liberté aux États-Unis, ils se sont fait leurs
propres histoires. De telles histoires n’emmagasinent pas seulement les
bombardements étatsuniens, le régime de terreur imposé ensuite par les
Khmers rouges avec son lot de guerres civiles, mais enregistrent aussi le
moment de leur arrivée aux États-Unis, alors en pleine crise de l’État-
providence dans les années 1980. Personne, bien sûr, à cette époque, n’était
prêt à offrir aux Cambodgiens des emplois stables ni quelques avantages
que ce soient. Comme d’autres réfugiés d’Asie du Sud-Est, ils avaient dû se
débrouiller avec ce qu’ils avaient, et ce y compris avec leurs expériences
ramenées de la guerre. Le boom des matsutakes, en faisant de la forêt un
lieu de cueillette, aurait rendu possible une option riche en attraits, capable
d’éveiller le caractère intrépide de ceux qui cherchent à s’en sortir d’une
manière ou d’une autre.
La liberté, dans ce contexte, que signifiait-elle ? Un agent de terrain
blanc, particulièrement exalté, voire en pleine jubilation devant les affres de
la guerre, me proposa de discuter avec Ven, un Cambodgien qui, selon lui,
me prouverait que même les Asiatiques aiment la guerre impériale qu’ont
menée les États-Unis. Ainsi prévenue, je ne fus pas surprise quand Ven me
parla de sa totale adhésion à la liberté américaine qu’il concevait, lui aussi,
comme le résultat d’une conquête guerrière. Mais bientôt notre
conversation prit un tour inattendu que l’agent, je pense, aurait été sans
doute loin d’imaginer et qui faisait écho aux autres Cambodgiens arrimés à
la forêt. En premier lieu, comme la guerre civile au Cambodge avait été un
théâtre de confusions sans nombre, savoir avec exactitude de quel côté de la
ligne de conflit on s’était retrouvé à un moment ou l’autre restait encore une
énigme. Là où les vétérans blancs étaient persuadés d’avoir combattu pour
la liberté sur fond d’un paysage racial totalement divisé, les Cambodgiens
racontaient des histoires au cours desquelles on pouvait passer d’un bord à
l’autre sans même s’en rendre compte. Deuxièmement, alors que les
vétérans blancs envisageaient les montagnes comme un refuge qui leur
permettait d’échapper aux traumatismes de cette guerre faite, certes, au nom
de la liberté, les Cambodgiens, eux, proposaient une version plus optimiste,
dans laquelle, enfin, en rejoignant ces forêts, la liberté américaine était à
leur portée.
C’est à l’âge de 13 ans que Ven avait quitté son village pour rejoindre la
lutte armée. Il se sentait alors missionné pour repousser les envahisseurs
vietnamiens. À cette époque, il n’avait aucune idée des affiliations
nationales de son groupe, et c’est bien plus tard qu’il apprit qu’il avait été
affilié à l’armée des Khmers rouges. Grâce à son jeune âge, il devint un
protégé du commandant et fut maintenu sain et sauf auprès de la classe
dirigeante de l’armée. Cependant, un peu plus tard, le commandant tomba
en disgrâce, et Ven fut jeté en pâture comme prisonnier politique.
Il appartenait à un contingent de détenus qui fut envoyé dans la jungle,
complètement livré à lui-même. Par chance, c’était une zone que Ven avait
explorée au cours de ses années de combat. Là où les autres ne voyaient
qu’une jungle vide, il savait repérer des sentiers dissimulés et profiter des
ressources de la forêt. À ce moment-là de son histoire, vu que son visage
rayonnait de fierté en me parlant de sa maîtrise de la jungle, je m’attendais à
ce qu’il m’annonce qu’il s’était échappé. Mais non, au lieu de fuir, il s’était
attaché à débusquer pour son groupe une source d’eau potable afin que
chacun puisse survivre. Sans aucun doute, une certaine ivresse l’avait
accompagné durant cette détention en plein cœur de la forêt, et cela malgré
les contraintes coercitives qu’il avait subies. Pour lui, retourner dans la forêt
ravivait cette expérience, et à plus forte raison, ajouta-t-il, parce qu’on peut
désormais compter sur ce bienfait de l’impérialisme américain, la liberté.
D’autres Cambodgiens me vantèrent les vertus thérapeutiques de la
cueillette des champignons sur des corps marqués par la guerre. Une femme
me confia combien elle était arrivée faible aux États-Unis : ses jambes
étaient si frêles qu’elle peinait à marcher. Elle retrouva la santé grâce à la
cueillette des champignons. Sa liberté à elle, c’était celle de se mouvoir.
Heng me parla de son expérience dans une milice cambodgienne. Il avait
eu une trentaine d’hommes sous ses ordres. Mais un jour, alors qu’il était en
patrouille, il sauta sur une mine. Sa jambe fut sacrément amochée. Il supplia
alors ses camarades de le fusiller : être unijambiste au Cambodge
comportait à ses yeux virils trop d’indécence. Il eut néanmoins la chance
d’être pris en charge par une mission de l’ONU qui le transporta en
Thaïlande. Aux États-Unis, il s’accommoda relativement bien d’une jambe
artificielle. Cependant, quand il déclara à ses proches qu’il voulait se lancer
dans la cueillette des champignons en arpentant la forêt, ils s’esclaffèrent.
Ils refusèrent catégoriquement de l’emmener avec eux, sous prétexte qu’il
serait de toute façon incapable de faire quoi que ce soit. Finalement, une
tante accepta tout de même de le déposer au pied d’une montagne, en
l’invitant à trouver son chemin par lui-même. Plus que son chemin, ce fut
des champignons qu’il trouva ! Depuis lors, la récolte des matsutakes était
la forte et pleine affirmation de sa mobilité. Un autre de ses compagnons
avait lui aussi perdu une jambe, mais du côté opposé, et il aimait dire en
rigolant que, ensemble dans les montagnes, ils se « complétaient ».
Les montagnes de l’Oregon sont à la fois un remède et un moyen de
communiquer avec les anciennes coutumes ou les rêves. Je l’ai
véritablement constaté, de manière assez surprenante, un jour que
j’interrogeais Heng au sujet des chasseurs de cerfs. J’étais allée, seule, à la
cueillette, cet après-midi-là, quand soudain j’ai entendu des tirs qui
résonnaient non loin de moi. J’étais terrifiée et je ne savais plus dans quelle
direction fuir. Plus tard, j’ai interrogé Heng. « Il ne faut pas fuir ! m’a-t-il
lancé. Fuir, c’est montrer qu’on a peur. Moi, je ne fuirai jamais. C’est pour
cela que je suis un meneur d’hommes. » Les bois restent hantés par des
visions de guerre, et la chasse en est un révélateur. Le fait que presque tous
les chasseurs soient des Blancs et qu’ils méprisent généralement les
Asiatiques, souligne encore plus le parallèle. Ce thème a bien plus de
conséquences pour les cueilleurs Hmong qui, à la différence des
Cambodgiens, se considèrent autant comme des chasseurs que comme des
proies.

Au cours de la guerre États-Unis/Indochine, les Hmong constituèrent la


ligne de front de l’invasion étatsunienne au Laos. Recrutés par le général
Vang Pao, des villages entiers furent privés de leur mode de vie agricole,
recevant comme seuls moyens de subsistance des largages de nourriture
pilotés par la CIA. Les hommes étaient recrutés comme bombardiers
étatsuniens et mettaient ainsi leur vie en jeu pour que les Américains
puissent détruire, en toute impunité, le pays depuis le ciel1. Il n’est pas
étonnant que cette politique ait exacerbé des tensions entre ceux qui étaient
les cibles Lao des bombardements et les Hmong. Les réfugiés Hmong s’en
sont relativement bien sortis aux États-Unis, mais les souvenirs de la guerre
restent prégnants. Les paysages meurtris d’un Laos ravagé par la guerre
hantent encore et toujours les réfugiés Hmong. Autant leur manière
d’envisager politiquement la liberté que celle de la pratiquer
quotidiennement en sont empreintes.
Prenons l’exemple de Chai Soua Vang, chasseur Hmong et ancien tireur
d’élite de l’armée étatsunienne. En novembre 2004, alors qu’il s’était
faufilé dans une réserve de cerfs, située en pleine forêt du Wisconsin, il
tomba sur les propriétaires blancs qui en faisaient justement le tour. Ils se
positionnèrent face à lui et lui demandèrent de quitter les lieux sur-le-
champ. Il semblerait qu’ils lui auraient jeté à la figure des qualificatifs à
teneur raciale jusqu’à ce que quelqu’un finisse par lui tirer dessus. En guise
de réponse, il prit son fusil semi-automatique, tira sur huit d’entre eux et en
tua six.
L’histoire fut relayée dans la presse, et majoritairement sur le mode du
scandale. CBS News cita le député local, Tim Zeigle, qui affirma que Vang
« avait fait la chasse [aux propriétaires] dans le but de les tuer. Il les avait
traqués2 ». Les porte-parole de la communauté Hmong, préoccupés de
sauvegarder la réputation de leur peuple, prirent immédiatement leurs
distances avec Vang. Même si de jeunes Hmong s’insurgèrent contre le
racisme qui se surajouta au procès qui suivit l’arrestation de Vang, personne
ne tenta d’expliquer publiquement pourquoi ce dernier avait adopté le point
de vue d’un tireur d’élite qui élimine ses adversaires.
Dans l’Oregon, tous les Hmong à qui j’ai parlé de cette affaire semblaient
bien la connaître et faisaient preuve, à chaque fois, d’une réelle empathie
envers lui. Ce que Vang avait fait leur paraissait tout à fait familier : il aurait
pu être un frère ou un père. Bien que Vang fût trop jeune pour avoir
participé à la guerre États-Unis/Indochine, ses actes montraient comment il
avait été socialisé dans le contexte de cette guerre. Tout individu qui n’était
pas un camarade était considéré comme un ennemi, et la guerre signifiait
tuer ou être tué. Les membres les plus âgés de la communauté Hmong sont
encore très ancrés dans ce monde de conflits tacites. Dans les réunions
Hmong, la logistique des différentes batailles – la topographie, le déroulé
dans le temps et les imprévus – sont des sujets prisés pour faire valoir une
conversation d’homme. Un vieux Hmong que j’interrogeais sur sa vie
profita de l’occasion pour me décrire en quoi consiste un bon lancer de
grenade et aussi ce qu’il faut faire en cas de blessure par balle. La logistique
de la survie en temps de guerre était encore ce qui faisait la substantifique
moelle de sa vie.
Pour les Hmong installés aux États-Unis, la chasse évoque ce qu’ils ont
vécu au Laos. Le vieux Hmong me raconta son passage à l’âge adulte dans
cette contrée : comme n’importe quel petit garçon, on lui avait appris à
chasser, et cet art de la chasse est ce qui lui avait permis d’affronter les
combats au cœur de la jungle. Maintenant aux États-Unis, il transmettait à
son tour ce savoir à son fils. La chasse a ce pouvoir de propulser les
hommes Hmong dans un monde de traque, de survie et de virilité.
Et c’est bien la chasse qui fait que les cueilleurs de champignons Hmong
se sentent tout à fait à l’aise dans la forêt. Il est rare qu’un Hmong se perde.
Leur sens de l’orientation dans la forêt provient directement de leur héritage
de chasseurs. Les méandres de la forêt replongent les anciens dans les
paysages du Laos : certes, il y a beaucoup de différences mais ce qui
gouverne, ce sont ces montagnes sauvages et cette impérieuse nécessité
d’être en permanence sur ses gardes. Il y a là quelque chose de familier qui
pousse, chaque année, l’ancienne génération à participer à la cueillette.
Chasse ou cueillette, c’est l’occasion de renouer avec les paysages de forêt
d’antan. Sans les bruits et les odeurs de la forêt, me disait l’ancien, un
homme tombe peu à peu en décrépitude. La cueillette des champignons
superpose le Laos et l’Oregon, la guerre et la chasse. Les paysages d’un
Laos en guerre s’infiltrent dans l’expérience du présent. Ce qui me semblait
incohérent devenait tout à coup évident : je posais des questions sur les
champignons, et les cueilleurs Hmong me répondaient en parlant du Laos,
de la chasse ou de la guerre.
Tou et son fils, Ger, nous ont souvent emmenées Lue, mon assistante, et
moi-même cueillir des champignons. Ger était un professeur à l’énergie
débordante tandis que Tou avait le profil de l’homme paisible, typique d’un
ancien. Du coup, ma concentration était d’autant plus tenue en haleine
quand il prenait la parole. Une après-midi, alors que nous avions terminé
une longue et agréable partie de cueillette, Tou, avec un grand soupir, s’était
effondré sur le siège avant de la voiture. Lue traduisait du hmong. « C’est
exactement comme au Laos », dit Tou, en faisant référence à son pays natal.
La phrase qu’il prononça ensuite n’eut aucun sens pour moi : « Mais il est
important d’avoir une assurance. » Cela me prit plus d’une demi-heure pour
démêler petit à petit ce qu’il avait voulu dire. Il poursuivit par une petite
histoire : un de ses proches était retourné en visite au Laos et, quand il se
retrouva face aux montagnes, une puissante émotion le submergea.
L’expérience fut si intense que, à son retour aux États-Unis, il ne restait plus
qu’une partie de son âme, comme si elle avait déjà commencé à prendre
congé de son enveloppe charnelle. Peu de temps après, il mourut. Oui,
la nostalgie peut provoquer la mort, et, oui, il est donc important d’avoir
une assurance-vie, laquelle permettra à la famille de payer le bœuf – destiné
au sacrifice rituel des funérailles traditionnelles. La randonnée et la
cueillette ramenaient Tou à un paysage familier, en attisaient des contours
nostalgiques. Tout cela se mêlait aux dimensions de chasse et de guerre qui
faisaient intrinsèquement partie du paysage.

En tant que bouddhistes, les membres de l’ethnie Lao sont généralement


opposés à la chasse. Les Lao représentent plutôt les hommes d’affaires du
camp. La plupart des acheteurs de champignons, parmi ceux qui viennent
du Sud-Est asiatique, sont des Lao. Dans les campements, certaines de leurs
tentes servent des nouilles, d’autres organisent des paris, du karaoké et des
barbecues. La plupart des cueilleurs Lao que j’ai rencontrés étaient soit des
natifs soit des déplacés des villes laotiennes. Dans les bois, le sens de
l’orientation avait donc tendance à leur faire défaut. Mais, pour eux, les
risques que comportait toute cueillette de champignons avaient quelque
chose de grisant : cela les emmenait dans une sorte de challenge sportif où
au plus c’est risqué au plus ça rapporte.
La première fois que j’ai commencé à m’interroger sur les
caractéristiques culturelles de la guerre, c’était justement une période où
j’avais l’habitude de traîner avec des cueilleurs Lao. Le camouflage est un
art que ces hommes affectionnent tout particulièrement. La plupart sont en
outre recouverts de tatouages protecteurs, qui marquent un passage tantôt
dans l’armée, tantôt dans un gang, tantôt dans les arts martiaux.
Le caractère bagarreur des Lao a donné une raison en or au Service des
forêts pour justifier l’interdiction des armes à feu dans les campements.
Comparés aux autres groupes de cueilleurs, les Lao dont j’ai croisé le
chemin me semblaient moins blessés par la réalité de la guerre et, chose
surprenante, davantage intéressés par le fait de la simuler dans la forêt.
Mais « être blessé », qu’est-ce que cela voulait vraiment dire dans ce
contexte ? Les bombardements étatsuniens au Laos ont déplacé 25 % des
populations rurales, obligeant les fuyards à se réfugier dans les villes et,
quand c’était possible, à l’étranger3. Si les réfugiés Lao aux États-Unis
portent en eux des traits qui s’associent facilement à de véritables
ressortissants de camp, ne serait-ce pas aussi une forme de blessure ?
Certains cueilleurs Lao ont grandi dans des familles de militaires. Le père
de Sam avait servi dans l’armée royale laotienne. Sam lui-même fut donc
conduit à suivre les traces de son père en s’engageant dans l’armée
américaine. Au cours de l’automne qui précéda son incorporation, il décida
de rejoindre des amis pour une dernière partie de plaisir : cueillir des
champignons. Il gagna tellement d’argent qu’il renonça à ses projets
militaires. Il finit même par enrôler ses parents dans la cueillette. Lors
d’une saison, il allait aussi découvrir la frénésie de la cueillette illégale,
quand, en faisant intrusion sur les terres du parc national, il gagna 3 000 $
en une seule journée.
Comme les cueilleurs blancs, les Lao que j’ai côtoyés avaient tendance à
fureter hors des sentiers battus pour dénicher des parcelles de matsutake
inattendues (a contrario, les Cambodgiens, les Hmong et les Mien étaient
plus souvent tentés de porter une attention minutieuse aux endroits déjà
bien connus de tous). De même que les cueilleurs blancs, les cueilleurs Lao
prenaient aussi un malin plaisir à se vanter de leurs petites incursions hors
la loi et de la manière dont ils avaient toujours l’art de se tirer d’affaire (les
autres cueilleurs transgressaient la loi plus discrètement). En tant
qu’entrepreneurs, les Lao étaient des intermédiaires, avec tous les avantages
et les risques qu’une telle activité peut engendrer. N’ayant aucune
expérience dans ce domaine, la poigne entrepreneuriale avec laquelle
chacun alimentait un bras de fer permanent m’apparaissait comme un
ensemble confus d’éléments juxtaposés. La seule chose dont je pouvais être
sûre, c’était que cela fonctionnait en quelque sorte sur le modèle des
entreprises à haut risque.
Thong, homme robuste dans la trentaine, assez séduisant, me semblait
empli de contradictions : c’était un combattant, un bon danseur, un penseur
réfléchi, un esprit critique acéré. Grâce à sa puissante corpulence, Thong,
quand il partait à la chasse aux champignons, était capable de se hisser dans
les hauteurs et de profiter des recoins les plus inaccessibles. Il me raconta
que, une nuit, un policier l’avait arrêté à plus de 50 kilomètres du camp.
Il avait dit au policier de ne pas hésiter, de confisquer sa voiture, qu’il
rentrerait à pied dans la nuit glacée. Le policier avait fermé les yeux pour
cette fois-là, me dit-il, et l’avait laissé repartir. Quand Thong affirmait que
les cueilleurs de champignons se réfugient dans la forêt pour échapper aux
arrestations, je crois qu’il parlait tout spécialement pour lui. Il venait depuis
peu, en effet, de sortir d’un mariage. Au cours du divorce, il avait
démissionné d’un travail bien payé pour aller cueillir des champignons.
Je suspecte qu’il avait tenté ainsi d’échapper, dans une moindre mesure, au
paiement d’une pension alimentaire. Mais là, les contradictions allèrent bon
train. Il changea tout à coup sa manière de parler et commença à manifester
du mépris envers les cueilleurs qui abandonnent leurs enfants pour leur
préférer la forêt. Or, contre toute attente, lui-même n’entretenait aucune
relation avec ses enfants.
Meta était un grand adepte du bouddhisme. Il avait passé deux ans dans
un monastère et, de retour dans le monde, il s’efforçait de renoncer aux
biens matériels. La cueillette des champignons était, selon lui, un moyen
d’accomplir ce travail de renonciation. Tout ce qu’il possédait était contenu
dans sa voiture. Il gagnait facilement de l’argent mais le dépensait aussi
vite. Il ne voulait pas s’enliser dans la possession. Cela ne signifiait pas
pour autant qu’il fût un ascète au sens occidental du terme. Quand l’ivresse
lui montait à la tête, sa voix devenait suave et le transformait en ténor de
karaoké.
C’est seulement chez les Lao que j’ai pu rencontrer des enfants
de cueilleurs qui, adultes, étaient devenus à leur tour des cueilleurs de
champignons. Paula arriva pour la première fois accompagnée de ses
parents. Ces derniers repartirent ensuite s’installer en Alaska. Mais elle
conserva les liens sociaux que ses chers parents avaient tissés dans les
forêts de l’Oregon, ce qui lui permit de bénéficier d’une liberté de
manœuvre généralement réservée aux cueilleurs beaucoup plus chevronnés.
Paula était du genre téméraire. Une fois, avec son mari, elle avait
commencé à cueillir dix jours avant que le Service des forêts n’ouvre la
saison. Quand la police les surprit avec des champignons dans leur
camionnette, son mari se mit à prétendre ne pas parler anglais tandis que
Paula joua à rejeter la faute sur les officiers des forêts. Paula était toute jolie
et ressemblait à une enfant : elle pouvait, plus que les autres, faire preuve
d’une certaine impertinence. Néanmoins, je fus plutôt surprise du degré
d’audace qu’elle atteignit. Elle me raconta qu’elle avait carrément mis au
défi les policiers de se mêler de ses affaires. Quand ils lui demandèrent où
elle avait trouvé les champignons, elle leur maugréa : « Sous des arbres
verts. » Et, comme ils insistaient pour connaître le lieu exact, elle leur
rétorqua : « Tous les arbres sont verts. » Puis elle avait pris son téléphone et
avait commencé à appeler ses amis.
C’est quoi, au juste, la liberté ? La politique d’immigration étatsunienne
fait la différence entre « réfugiés politiques » et « réfugiés économiques »,
n’accordant l’asile qu’aux premiers. Autrement dit, si un migrant veut avoir
une chance d’obtenir le droit d’entrée, il doit prouver que ce qui est pour lui
catégoriquement compromis dans son pays, c’est bien sa liberté. Les
Américains d’Asie du Sud-Est ont eu l’occasion de l’apprendre dans les
camps de réfugiés de Thaïlande, où ils se sont préparés parfois pendant des
années pour émigrer aux États-Unis. Tel était le cas de l’acheteur Lao, cité
en exergue de ce chapitre, qui sur le ton de la boutade m’avait dit pourquoi
il avait choisi les États-Unis plutôt que la France : « En France, ils ont deux
choses : la liberté et le communisme. Aux États-Unis, ils n’en ont qu’une :
la liberté. » À tel point que, pour une question de liberté, selon ses dires, la
cueillette des champignons était devenue un véritable choix de vie, et s’il
avait été pendant un temps soudeur, il n’avait aucun regret vis-à-vis de la
sécurité que procure un emploi fixe bien payé.
Les stratégies des Lao pour se réapproprier la liberté présentent un
sérieux contraste avec celles qu’adopte un autre groupe de cueilleurs, les
Latinos, considérant que le titre de « ceux qui sont le plus harcelés par la
loi » mérite largement de leur revenir. Les cueilleurs latinos sont souvent
des migrants sans papiers qui intègrent la cueillette dans la série annuelle de
leurs travaux saisonniers. Durant la saison des champignons, beaucoup
d’entre eux vivent cachés dans la forêt et se détournent ainsi habilement de
la voie légale des campements ou des motels, où les permis de cueillette et
les papiers peuvent être à tout instant vérifiés. Ceux que j’ai connus
endossaient de multiples noms et cumulaient diverses adresses voire
différents documents plus ou moins officiels. Les arrestations pour délit de
champignon peuvent certes, le cas échéant, se solder par une amende mais
aussi entraîner confiscation du véhicule (pour faux papiers) et expulsion.
Plutôt que de défier la loi, les cueilleurs latinos tentaient ainsi de rester à
l’écart des chemins et, s’ils se faisaient tout de même prendre, ils se
mettaient à jongler entre leur kyrielle de documents et des mines de
justifications ou de recours en tout genre. En revanche, la majorité des
cueilleurs Lao, en tant que réfugiés ayant acquis le droit de citoyenneté,
épousaient la liberté avec un désir ardent d’en repousser toujours plus les
limites.
Voilà ce qui, en présence de tels contrastes, ne pouvait qu’orienter ma
recherche sur les manières situées dont l’emprise de la guerre façonne
différentes pratiques de la liberté : celles des vétérans blancs, des
Cambodgiens, des Hmong ou des réfugiés Lao. Qu’il s’agisse donc de
vétérans ou de réfugiés, la citoyenneté américaine doit se négocier à travers
la démonstration d’une adhésion morale et quotidienne à la liberté. Dans
cette façon de pratiquer la liberté, le militarisme reste une toile de fond
majeure : il s’insinue dans tout le paysage, inspire des stratégies de
cueillette et nourrit des ambitions entrepreneuriales.
Pour ceux qui cueillent en Oregon des matsutakes à titre commercial, la
liberté est un « objet limite », c’est-à-dire un intérêt certes partagé mais qui
recouvre de nombreuses significations et mène dans des directions très
diverses4. Si des cueilleurs arrivent chaque année pour dégoter des
matsutakes qui se retrouvent finalement injectés dans des chaînes de
marchandises sponsorisées par les Japonais, c’est parce que les manières de
recouper les engagements de chacun pour la liberté qu’offre la forêt font
divergence. Les expériences de la guerre que portent en eux les cueilleurs
les motivent à revenir année après année pour prolonger leur survie. Les
vétérans revivent leur traumatisme ; les Khmers soignent leurs blessures de
guerre ; les Hmong se rappellent les paysages frayés par des luttes ; les Lao
repoussent les limites. Chacune de ces tensions historiques mobilise la
cueillette des champignons comme une certaine pratique de la liberté.
Ainsi, étant donné qu’il y a dans ce contexte une absence totale de
recrutement, de dressage ou de contrôle, organisés de façon industrielle,
tout ce qu’il est possible d’obtenir, ce sont des montagnes de champignons.
Reste ensuite à empaqueter et à expédier au Japon, ce qui est une
autre histoire.

1. Pour un compte rendu au jour le jour par un supporter de Vang Pao, voir Jane HAMILTON-MERRITT, Tragic Mountains, op.
cit.
2. « Deer hunter charged with murder », CBS News, 29 novembre 2004, <cbsnews.com>.
3. « The Refugee Population », A Country Study : Laos, Country Studies, Library of Congress, <lcweb2.loc.gov>.
4. Susan STAR et James GRIESEMER, « Institutional ecology, “translations” and boundary objects », Social Studies of Science,
19, no 3, 1989, p. 387-420.
Quotidiens communautaires, Oregon.
Préparation de matsutakes pour
accompagner un sukiyaki, servi
comme plat de résistance dans un
dîner d’une Église bouddhiste
américaine, fréquentée
majoritairement par des Japonais.
Pour les Américains japonais, la
cueillette des matsutakes est un
héritage culturel et un instrument
pour créer des liens communautaires
intergénérationnels.

7
QU’EST-IL ARRIVÉ À L’ÉTAT ?
DEUX SORTES D’AMÉRICAINS ASIATIQUES
Légèrement vêtus, nous avons gagné entre amis
du shigin la montagne,
Ombragée et sauvage, peuplée de pins.
Nos voitures garées, nous nous sommes faufilés
dans la montagne pour chercher des
champignons.
Soudain, un coup de sifflet est venu rompre la
désolation de la forêt.
Nous nous sommes tous précipités en criant de
joie.
Bercés par la lumière de l’automne et quelque
peu éperdus, nous avions l’impression d’être à
nouveau des enfants.
Sanou URIUDA, « Matsutake Hunting at Mt.
Rainier1 »

Tout à Open Ticket avait de quoi me surprendre, mais l’impression de


vivre dans un village d’Asie du Sud-Est en plein milieu d’une forêt de
l’Oregon avait quelque chose de vraiment très singulier. Mon trouble alla en
grandissant quand je découvris un nouveau groupe de cueilleurs de
matsutakes : des Japonais américains. Même si mon héritage de Chinoise
américaine avait bien peu de choses en commun avec le leur, ces Japonais
américains me semblaient familiers, comme si nous appartenions à une
même famille. Cependant, cette accointance me fit l’effet d’une douche
froide. Entre les immigrations du début et de la fin du XXe siècle, j’ai réalisé
que quelque chose était venu perturber de manière très significative la
citoyenneté étatsunienne. Un nouveau cosmopolitisme sauvage avait
changé ce que voulait dire être américain : des bribes robustes, provenant
du monde entier, persistaient en une juxtaposition chaotique, tant au niveau
des habitudes culturelles de vie au quotidien qu’au niveau des engagements
politiques. Soit, j’étais surprise, mais ce n’était pas une simple affaire de
chocs de cultures. La précarité américaine, autrement dit vivre dans les
ruines, se trouvait à même cette multiplicité non structurée, cette confusion
irréfutable. Plus moyen d’envisager là l’idée du melting-pot : vivre
ensemble, cela signifiait vivre côte à côte sans aucune connaissance des uns
et des autres. Et, même si j’écris ce récit depuis les mondes asiatiques
américains, il serait faux de penser qu’il s’y limite. Cette cacophonie,
comme bruissement de la vie dans la précarité, touche autant les
Américains blancs que ceux de couleur, sans compter toutes les
répercussions engendrées à travers le monde. C’est d’autant plus
remarquable quand on regarde du côté des alternatives qui ont été
proposées, comme par exemple l’assimilation.
Les premiers à avoir été atteints de « folie matsutake » en Oregon2 ne
sont autres que les Japonais, qui étaient arrivés dans cette région en
profitant de la courte fenêtre d’opportunité entre l’expulsion des Chinois en
1882 et le Gentlemen’s Agreement signant la fin de l’immigration japonaise
en 1907. Parmi les premiers immigrants japonais, certains travaillèrent
comme bûcherons. La forêt leur fit découvrir les matsutakes. Lorsqu’ils
s’établirent plus tard comme agriculteurs, ils restèrent néanmoins fidèles, de
manière saisonnière, à leur forêt : au printemps, pour les fougères warabi
(crosses de fougère), l’été, pour les fuki en bourgeons (pétasites du Japon)
et, à l’automne, pour les matsutakes. Au début du XXe siècle, les pique-
niques qui agrémentaient la cueillette des matsutakes étaient un loisir
populaire, comme le poème que j’ai mis en exergue de ce chapitre le
célèbre.
Le poème d’Uriuda est un bon indicateur de ce qui peut être considéré
comme une source ambiguë de plaisirs et de dilemmes. Les cueilleurs de
matsutakes se rendaient en voiture dans les montagnes : c’étaient de vrais
Américains même s’ils conservaient une sensibilité japonaise. Comme tous
ceux qui ont quitté le Japon à l’époque Meiji, ces immigrants avaient une
capacité d’adaptation redoutable pour se mettre au diapason d’autres
cultures. Particulièrement motivés, ils réussissaient à devenir à la fois des
enfants de l’Amérique et du Japon. Puis, quelque chose a tout changé : la
Seconde Guerre mondiale.
Dès leur arrivée aux États-Unis, les Japonais se sont heurtés à des
interdits sur l’acquisition de la citoyenneté et sur l’achat des terres. Malgré
cela, ils ont réussi à s’imposer dans l’agriculture, et, plus spécialement, dans
la culture des fruits et des légumes qui nécessitait beaucoup de main-
d’œuvre. Ainsi, on pouvait les retrouver dans la culture du chou-fleur,
lequel demande de pousser à l’abri de la lumière, ou dans la récolte des
baies dont la cueillette doit se faire manuellement. La Seconde Guerre
mondiale stoppa net cette avancée, et ils furent arrachés de leurs fermes.
Les Japonais américains de l’Oregon se virent enfermés dans des War
Relocation Camps. Leurs dilemmes quant à échafauder une citoyenneté
américaine étaient là complètement bouleversés.
C’est en 2006, au cours d’un rassemblement de Japonais américains qui
célébraient leur héritage matsutake, que j’ai entendu pour la première fois le
poème d’Uriuda, chanté alors en japonais dans un style classique. L’homme
âgé qui le récita mélodieusement avait appris le chant classique durant son
internement dans un de ces fameux camps de guerre. À vrai dire, de
nombreux passe-temps typiquement « japonais » fleurirent dans ces lieux
d’enfermement. Mais même si cultiver ces petits hobbies traditionnels avait
été chose permise, les camps n’en avaient pas moins changé ce que
signifiait être Japonais aux États-Unis. Quand ils rentrèrent chez eux après
la guerre, la plupart des internés avaient perdu leurs biens et leurs fermes
(Juliana Hu Pegues remarque qu’au cours de cette même année où les
paysans japonais américains ont été envoyés dans des camps, les États-Unis
ont initié le programme Bacero, destiné à faire venir des agriculteurs
mexicains3). Ils étaient traités avec méfiance. Pour contrebalancer cette
situation, ils firent alors tout ce qu’ils pouvaient pour devenir des
Américains modèles.
L’un d’entre eux s’en souvient : « Nous restions à l’écart de tout ce qui
était japonisant. Si vous aviez une paire de mules [japonaises], vous les
laissiez chez vous avant de sortir. » Les habitudes quotidiennes japonaises
ne devaient pas être exhibées en public. Les jeunes cessèrent d’apprendre le
japonais. Une immersion totale dans la culture américaine était requise,
sans qu’il y ait l’ombre d’un alliage biculturel, et les enfants montraient le
chemin. Les Américains japonais devinrent « américains à 200 %4 ».
Parallèlement, comme les arts japonais avaient été en pleine ébullition dans
les camps, la poésie traditionnelle et la musique, sur le déclin avant la
guerre, reprirent vie. Ces activités dans les camps servirent de base pour les
clubs d’après-guerre, dont les loisirs se cantonnaient à la sphère strictement
privée. La culture japonaise, y compris la cueillette des matsutakes,
devenait de plus en plus populaire, mais on prenait soin que cela reste un
agrément, tout à fait isolable de l’identité américaine. Une « japonéité » se
développait mais seulement comme un hobby au sens américain du terme.
Peut-être sentirez-vous la pointe de désarroi qui pique mes propos. Les
cueilleurs américains japonais de matsutakes sont totalement différents des
réfugiés d’Asie du Sud-Est. Or je n’arrive pas à expliquer cette différence
de part et d’autre en me référant aux poncifs sociologiques par lesquels on
est naturellement tenté pour marquer des distinguos entre immigrants :
autrement dit, pas moyen ici de se résoudre à des affaires de « culture » ou
de « temps » passé aux États-Unis. La deuxième génération des Américains
d’Asie du Sud-Est ne ressemble en rien aux Nisei américains japonais dans
leur manière d’exercer leur citoyenneté. Pour comprendre cette différence,
il faut en fait se rapporter à des événements historiques – ou à des
rencontres indéterminées, si vous préférez – au cours desquels des rapports
bien spécifiques se sont établis entre groupes immigrants et les exigences
relatives à la citoyenneté. Les Américains japonais ont fait l’objet d’une
assimilation forcée. Les camps leur ont appris que, pour être américain, il
fallait se transformer par un sérieux et profond remaniement intérieur.
Ce processus d’assimilation forcée m’a permis en retour d’affiner le
contraste : les réfugiés d’Asie du Sud-Est, de leur côté, sont devenus
citoyens à une période de multiculturalisme néolibéral. L’amour de la
liberté suffisait pour rejoindre la masse américaine.
Ce contraste m’a sauté aux yeux pour des raisons personnelles. Juste
après la Seconde Guerre mondiale, ma mère avait quitté la Chine pour
poursuivre ses études aux États-Unis, profitant de ce que les deux pays
étaient, à cette époque, alliés. Après la victoire du communisme en Chine,
le gouvernement étatsunien ne la laissa pas repartir. Dans les années 1950 et
le début des années 1960, notre famille, comme les autres Chinois
d’Amérique, était sous la surveillance du FBI, puisqu’en tant qu’étrangers
nous restions de potentiels ennemis. C’est ainsi que ma mère fut, elle aussi,
assimilée de manière forcée. Elle apprit à préparer les hamburgers, le pain
de viande, les pizzas et, quand elle eut des enfants, elle s’opposa fermement
à ce que nous apprenions le chinois, alors même qu’elle pataugeait encore
dans l’anglais. Elle pensait que, si nous avions ne fût-ce qu’une pratique du
chinois, nous hériterions d’un accent qui trahirait le fait que nous n’étions
pas des Américains pure souche. Être bilingue, se tenir d’une certaine
manière ou manger de la nourriture inappropriée nous mettaient en position
d’insécurité.
Enfant, ma famille employait le mot « Américains » pour signifier
Blancs, et nous tâchions de faire attention aux moindres gestes des
Américains, que nous compilions en sources d’inspiration et en récits
édifiants. Dans les années 1970, j’avais rejoint des groupes d’étudiants
américains asiatiques dont les membres étaient d’origine chinoise, japonaise
et philippine : même ceux qui étaient politiquement les plus radicaux
considéraient comme faisant partie du décor l’assimilation forcée dont
chacun avait fait l’expérience. Toute ces couches du passé avaient donc
préparé le terrain pour que j’éprouve une certaine empathie à l’égard des
cueilleurs américains japonais de matsutakes que j’allais rencontrer en
Oregon : voilà pourquoi, en leur présence, je me sentais en adéquation avec
leur manière d’être des Américains asiatiques. Les plus vieux étaient des
immigrants de la deuxième génération qui ne parlaient pas un traître mot de
japonais, et qui pouvaient aussi bien se farcir le banal petit resto chinois que
se préparer des mets japonais traditionnels. Ils étaient fiers de leur héritage
japonais, comme en témoignait leur dévotion envers les matsutakes. Mais
cette fierté s’exprimait sous une forme résolument américaine. Même les
plats à base de matsutakes que nous préparions ensemble étaient des
assortiments cosmopolites qui violaient les uns après les autres les principes
culinaires japonais.
Par contraste, j’étais en revanche complètement démunie pour me lancer
à la découverte des cultures américano-asiatiques qu’abritaient les
campements de matsutakes à Open Ticket. Le campement Mien me laissa
tout particulièrement pantoise. Il n’y avait rien dans celui-ci qui me fasse
penser à l’Amérique asiatique. Il me replongeait dans autre chose : une
sorte de mélange entre une Chine dont ma mère m’avait légué des bribes de
souvenirs et des villages de Bornéo qui avaient constitué l’un de mes
terrains d’étude. Les Mien qui avaient élu domicile dans les Cascades
formaient des groupes apparentés par des liens familiaux ou de voisinage
sur plusieurs générations, et dont le but était très manifestement de
reconstituer une vie de village. Ils restaient tributaires de différences qui
avaient toute leur importance au Laos : alors que les Lao, par exemple,
s’asseyaient directement sur le sol, les Mien s’asseyaient sur de petits
tabourets qui auraient fait languir ma mère, toujours nostalgique de la
Chine. Ils refusaient de manger des crudités – c’était bon pour les Lao –
mais préparaient des soupes et des sautés qu’ils mangeaient avec des
baguettes, comme les Chinois. Ni pain de viande ni hamburger n’étaient
cuisinés dans le camp Mien. Comme les Asiatiques étaient ici rassemblés
en grand nombre, le ravitaillement en légumes asiatiques provenant de
potagers familiaux californiens était permanent. Chaque soir, des plats
cuisinés étaient échangés avec des voisins, et des visiteurs restaient à
discuter toute la nuit, en fumant des pipes à eau. Quand, un jour, j’ai aperçu
l’une de mes hôtes Mien accroupie dans son sarong qui écossait des
haricots verts chinois tout décatis, ou encore qui se mit à aiguiser sa
machette, je me suis sentie transportée dans un village haut perché
d’Indonésie, là où j’avais eu mes premiers contacts avec l’Asie du Sud-Est.
Ce n’était clairement plus les États-Unis tels que j’en avais l’habitude.
Les autres groupes d’Asiatiques du Sud-Est occupant Open Ticket sont
clairement moins tentés de recréer une vie de village : certains d’entre eux
viennent de la ville et non pas de villages. Ils partagent néanmoins un trait
avec les Mien : un manque d’intérêt, si ce n’est de l’ignorance, pour le type
d’assimilation américanisante qui a balisé mon enfance. Je me suis vraiment
demandé comment ils avaient pu à ce point y échapper. Cela m’a d’abord
impressionnée et, peut-être, rendue un peu jalouse. Plus tard, j’ai compris
qu’on avait aussi exigé d’eux qu’ils s’assimilent mais sur un mode différent.
C’est ici où précarité et liberté font retour dans mon récit : la liberté est
capable de coordonner, de manière sauvage, différentes manières
d’endosser la citoyenneté américaine et constitue, pour des vies en proie à
la précarité, l’unique et officiel gouvernail. Mais cela signifie aussi qu’entre
l’arrivée des Américains japonais et celle des Américains Lao et
cambodgiens des choses importantes ont changé dans la relation entre l’État
et ses concitoyens.
La qualité systématique avec laquelle les Japonais américains se sont
employés à s’assimiler était tributaire de la politique culturelle de l’État-
providence étatsunien, depuis le New Deal jusqu’au début des années 1980.
L’État avait les moyens de dicter la vie des gens aussi bien en échange
d’avantages qu’en usant de pressions coercitives. Les immigrants étaient
exhortés à se fondre dans le melting-pot, à devenir de vrais Américains en
faisant table rase de leurs racines. Les écoles publiques étaient un lieu idéal
pour fabriquer des Américains. Les politiques de discrimination positive
des années 1960 et 1970 n’ont pas seulement ouvert les portes des écoles
mais ont aussi permis aux minorités formées dans le secondaire de trouver
un emploi, en dépit de leur exclusion des réseaux d’influence. Les
Américains japonais ont été tout autant amadoués que forcés à prendre le
pli américain.
C’est l’érosion de cet appareil d’État-providence qui permet le plus
simplement d’expliquer pourquoi les Américains du Sud-Est asiatique
réunis à Open Ticket ont développé un rapport si différent à la citoyenneté
américaine. Depuis le milieu des années 1980, alors même qu’ils arrivaient
comme réfugiés, toutes sortes de programmes étatiques ont été démantelés.
La discrimination positive a été incriminée, les fonds pour l’enseignement
secondaire coupés, les syndicats chassés, pendant que les contrats de travail
standards sont devenus un idéal en voie de disparition pour tout le monde,
et d’autant plus ineffable encore pour ceux qui entraient sur le marché du
travail. Même s’ils se sont appliqués à devenir les copies parfaites des
Blancs américains, la récompense aura été minime. Et le défi immédiat de
gagner sa vie n’était-il pas ce qui comptait le plus ?
Dans les années 1980, les réfugiés disposaient de peu de moyens et
avaient besoin d’une assistance publique. Mais les aides publiques au sens
strict du terme étaient réduites à portion congrue. En Californie, qui avait
été la destination de nombreux Asiatiques d’Open Ticket, l’aide publique
fut limitée à dix-huit mois. Beaucoup d’Américains laotiens et cambodgiens
d’Open Ticket bénéficièrent de quelques cours de langue ainsi que de
formations professionnelles, mais ces dernières ne les aidaient en général en
rien à trouver un emploi. Ils étaient livrés à eux-mêmes pour faire leur
propre chemin dans la société américaine5. Pour les rares d’entre eux qui
avaient reçu une éducation de style occidental, parlaient bien anglais ou
possédaient de l’argent, des opportunités pouvaient se présenter. Les autres,
en revanche, se retrouvaient en délicate posture pour tirer profit de leurs
ressources ou de leurs compétences, comme celle, par exemple, d’avoir
réussi à traverser une guerre. La liberté à laquelle ils avaient souscrit pour
entrer aux États-Unis devait être reconduite en stratégies leur permettant
d’assurer un minimum de subsistance.
Les manières dont ils racontent leur parcours de survie mettent en
évidence les compétences qui leur ont été utiles. Si, d’une part, cela
témoigne de la débrouillardise dont chacun a dû faire preuve, cela rend
aussi manifeste des différences entre réfugiés. Voyez par exemple ce cas.
Vientiane, une acheteuse Lao et provenant d’une famille de femmes
d’affaires qui avait son siège dans la capitale, expliquait qu’elle avait décidé
de partir car le communisme était désastreux pour escompter du profit.
Vientiane vivait le long du Mékong, juste en face de la Thaïlande, et pour
partir elle avait dû attendre la nuit propice où elle traverserait le fleuve à la
nage. On aurait pu lui tirer dessus. Elle portait avec elle sa petite fille. Mais,
en dépit des dangers, elle retenait de cette expérience qu’il fallait pouvoir
saisir les occasions. La liberté qui l’avait poussée à rejoindre les États-Unis,
c’était la liberté du marché.
A contrario, les cueilleurs Hmong étaient inflexibles au sujet de la liberté
qu’ils envisageaient comme un mixte d’anticommunisme et d’autonomie
ethnique. À Open Ticket, les Hmong de la vieille génération avaient
combattu au Laos, recrutés dans l’armée de la CIA sous le commandement
du général Vang Pao. Ceux d’un âge intermédiaire avaient passé des années,
après la victoire communiste, à faire des allers et retours entre la Thaïlande
et les camps de rebelles au Laos. Ces deux types de trajectoires de vie
combinaient la survie dans la jungle et la loyauté ethno-politique :
combinaison qui devenait un atout indéniable aux États-Unis lorsqu’il
s’agissait d’investissements basés sur des liens de parenté, qui ont valu aux
Hmong américains leur réputation. Parfois, il faut donner une nouvelle vie à
ces types d’engagement, et pourquoi pas en allant vivre dans la forêt.
Tous ceux à qui j’ai parlé rêvaient de stratégies de vie non sans liens,
consciemment assumés, avec leurs histoires ethniques et politiques.
Personne à Open Ticket ne pensait que l’immigration impliquait de faire
table rase du passé pour devenir américain. Un membre de l’ethnie Lao du
nord-est du Cambodge se serait bien vu conduire des camions entre le
Cambodge et le Laos. Un membre de l’ethnie Khmer du Vietnam, dont la
famille avait traversé la frontière pour défendre le Cambodge, était
convaincu que le patriotisme de sa famille faisait de lui un bon candidat à
une carrière militaire. Même si beaucoup de ses rêves restaient et resteront
insatisfaits, ils m’apprenaient quelque chose à propos de ce que rêver
signifiait pour eux : cela n’avait rien à voir avec le nouveau départ que
sous-entend ce que nous avons encore coutume d’appeler le « rêve
américain ».
Plus vous vous penchez sur ce sujet et plus l’idée qu’il faudrait un
nouveau départ pour devenir américain semble incongrue. À quoi pouvait
correspondre ce rêve américain, à l’époque ? Clairement, il s’agissait bien
plus d’un simple effet de politique économique. Peut-être était-ce comme
une version, style américain, de la conversion chrétienne, dans laquelle le
pécheur s’ouvre à Dieu et promet de renoncer à la vie pécheresse qu’il a
menée ? Le rêve américain impliquait d’abandonner son ancien soi-même
et, à ce titre, il frôle bien une forme de conversion.
Le revivalisme protestant a été un élément essentiel pour la constitution
du « nous » de l’identité américaine depuis la Révolution américaine6.
De plus, le protestantisme a été très influent sur le projet de sécularisation
américaine qui a eu cours au XXe siècle : il était conçu pour, d’une part,
rejeter le christianisme non libéral et, d’autre part, en promouvoir des
formes libérales implicites. Susan Harding a montré comment l’éducation
publique étatsunienne au milieu du XXe siècle a été déterminée par des
tentatives de sécularisation, dans lesquelles on faisait la promotion de
certaines versions du christianisme comme exemples de « tolérance », alors
que d’autres versions étaient réduites à l’état de vestiges exotiques des
temps anciens7. Dans ces formes séculières, une politique cosmologique a
donc supplanté le christianisme : pour être un Américain, il fallait se
convertir, non au christianisme, mais à la démocratie américaine.
Au milieu du XXe siècle, l’assimilation entrait dans la ligne droite de ce
sécularisme protestant américain. On attendait des immigrants qu’ils se
« convertissent » en adoptant la gamme complète des pratiques corporelles
et des habitudes linguistiques américaines. La manière de parler était
particulièrement importante : elle était la voix du « nous ». C’est pour cette
raison que ma mère ne m’aurait pas laissée apprendre le chinois. Cela aurait
été un signe du démon, pour ainsi dire, risquant d’entacher mes pratiques
proprement américaines. Tout ceci faisait partie de la vague de conversion
qui était venue heurter de plein fouet les Américains japonais après la
Seconde Guerre mondiale.
Cela n’impliquait pas forcément de devenir chrétien pour de bon. Les
Américains japonais avec lesquels j’ai travaillé étaient le plus souvent
bouddhistes. Par ailleurs, les « églises » bouddhistes (comme certains de
leurs membres les appellent) sont de véritables lieux de sédimentation
communautaire. Celle que j’ai eu l’occasion de visiter témoignait d’un
curieux mélange hétéroclite. Au fond du hall destiné au culte
hebdomadaire, était installé un autel bouddhiste bariolé. Néanmoins, le
reste de la salle était la réplique exacte d’une église protestante américaine.
Il y avait des rangées de bancs en bois, pourvus de dossiers surmontés par
des supports pour y poser les textes des hymnes et des prières. Le bâtiment
possédait un espace pour le catéchisme ainsi que pour les dîners de collecte
de fonds et les ventes de gâteaux. Le noyau de la congrégation était
composé d’Américains japonais, mais ces derniers étaient fiers d’avoir un
pasteur blanc d’obédience bouddhiste, ce qui venait conforter leur identité
américaine. La conversion « américaine » de la congrégation renforçait sa
recevabilité religieuse.
Là était toute la différence avec les réfugiés d’Asie du Sud-Est établis à
Open Ticket. Si l’on songe à la politique cosmologique, ils étaient
également des « convertis » à la démocratie américaine. Tous avaient eu
droit au rituel de conversion dans un camp de réfugiés thaïlandais :
entretien nécessaire pour être autorisé à entrer aux États-Unis. Au cours de
cet entretien, il était tenu qu’ils montrent une totale allégeance à la
« liberté » et attestent d’une prise de position anticommuniste. Dans le cas
contraire, ils étaient écartés en tant qu’étrangers ennemis. Pour entrer dans
le pays, une ferme adhésion à la liberté était la condition sine qua non. Les
réfugiés pouvaient ne pas parler anglais, mais il y avait un mot qu’ils
devaient connaître : freedom (« liberté »).
En outre, quelques Hmong et Mien d’Open Ticket s’étaient convertis au
christianisme. Et cela, même s’ils avaient, comme Thomas Pearson l’a
montré dans le cas des réfugiés montagnards Dega vietnamiens en Caroline
du Nord, d’étranges pratiques chrétiennes d’un point de vue protestant
étatsunien8. Le critère de la conversion pour un protestant américain peut
tenir dans cette formule : « Avant j’étais perdu, mais maintenant j’ai trouvé
Dieu. » Les réfugiés auront plutôt tendance à dire : « Des soldats
communistes m’ont mis en joue, mais Dieu m’a rendu invisible. »
« La guerre a dispersé ma famille dans la jungle, mais Dieu nous a
rassemblés. » Dieu agit à la manière des esprits indigènes, protégeant du
danger. Au lieu d’en passer par une transformation intérieure, les convertis
que j’ai rencontrés étaient sous protection grâce à leur pacte avec la liberté.
Autre différence : une logique centripète (en tournoyant vers l’intérieur)
de conversion a amené ma famille et mes amis américains japonais à
s’américaniser en s’intégrant au processus d’expansion des États-Unis. Une
logique centrifuge (en tournoyant vers l’extérieur) de conversion, assurant
l’union grâce à un simple objet-limite, la liberté, a façonné les réfugiés
d’Asie du Sud-Est qu’on retrouve à Open Ticket. Ces deux sortes de
conversion peuvent coexister. Mais chacune d’entre elles a accompagné une
vague historique distincte quant aux politiques ayant trait à la citoyenneté.
Comme cela semblait prévisible, ces deux types de cueilleurs de
matsutakes ne se mélangèrent pas. Les Américains japonais ont commencé
par pratiquer la cueillette pour des raisons commerciales, en profitant de la
croissance exponentielle des importations japonaises. Mais, à la fin des
années 1980, ils furent distancés par les cueilleurs blancs et asiatiques.
À l’heure actuelle, ils continuent à cueillir, mais pour leurs amis et leur
famille plus que pour la vente. Le matsutake représente non seulement un
cadeau précieux mais également un aliment qui permet de s’affirmer dans
ses racines japonaises. Aussi, la cueillette des matsutakes est-elle un
plaisir : l’occasion pour les plus âgés d’étaler leurs connaissances, pour les
plus jeunes de jouer dans les bois et pour chacun de partager de délicieux
casse-croûte bento.
Étant donné que les Américains japonais que j’ai côtoyés font désormais
partie de la classe moyenne urbaine, ce type de loisir est devenu chose
courante. Lorsqu’ils revinrent des camps après la Seconde Guerre mondiale,
comme dit précédemment, ils avaient perdu leurs fermes. Nombre d’entre
eux s’installèrent aussi près que possible des endroits qu’ils avaient connus.
Certains furent embauchés comme ouvriers dans des usines et purent
s’affilier à des syndicats qui leur étaient désormais accessibles. D’autres
ouvrirent de petits restaurants ou se mirent à travailler dans des hôtels. Les
États-Unis étaient alors en pleine croissance économique. Les enfants
purent bénéficier des écoles publiques et devinrent dentistes, pharmaciens
ou gérants de magasins. Certains se marièrent avec des Blancs. Malgré tout
cela, un contact permanent continue à s’établir entre les uns et les autres : la
communauté veille. Les matsutakes aident à maintenir intacts les liens
communautaires, même s’ils ne représentent plus pour personne une source
vitale de revenus.
L’une des forêts de matsutakes les plus appréciées de cette communauté
est une vallée parsemée de pins, complètement recouverte de mousse aussi
souple et nette que le sol d’un temple japonais. Les Américains japonais
sont fiers de la manière dont ils prennent soin de cet endroit, que ce soit au
bénéfice des gens ou à celui des végétaux. Même les zones de cueillette que
fréquentaient des personnes aujourd’hui décédées restent gravées dans le
souvenir et sont respectées. Dans le milieu des années 1990, un acheteur
grossiste, blanc et téméraire, amena un lot de cueilleurs commerciaux dans
cet endroit. De tels cueilleurs n’étaient pas enclins à faire preuve de
délicatesse : ils devaient couvrir un grand espace pour remplir leur objectif
quotidien. Ils arrachèrent la mousse et laissèrent le lieu en piteux état.
Une confrontation s’ensuivit. Les Américains japonais firent intervenir le
Service des forêts, qui signala à l’acheteur que la récolte commerciale dans
les forêts nationales était interdite. L’acheteur accusa l’agence de
discrimination raciale. « Pourquoi les Japonais auraient-ils des droits
spéciaux ? » me dit-il, encore ulcéré par cette réminiscence amère.
Finalement, le Service des forêts mit un terme à la cueillette commerciale
dans cette zone. L’acheteur retourna à Open Ticket. Mais, sans réelle
surveillance, les cueilleurs commerciaux s’y faufilent encore en douce, et
les hostilités entre Américains japonais et d’Asie du Sud-Est n’en finissent
pas d’être des braises brûlantes. Il y a évidemment différentes sortes
d’Américains asiatiques. Comme le disait innocemment un cueilleur
américain japonais sur le ton de la boutade : « Les forêts étaient grandes
avant l’arrivée des Asiatiques. » Qui ?
Revenons à la liberté des cueilleurs d’Asie du Sud-Est. Il est certain que
se faufiler dans les endroits interdits, sans prise de risque inconsidérée, en
fait partie. Mais la liberté va bien au-delà de l’audace individuelle : elle
témoigne d’un engagement au sein d’une faction politique en pleine
émergence. Je suis certaine de ne pas avoir été la seule personne issue du
programme d’intégration à avoir été prise de stupéfaction devant la force du
ressentiment qu’il a suscité au XXIe siècle, en particulier chez les Blancs
ruraux, se sentant exclus et abandonnés. Certains cueilleurs et acheteurs
blancs nomment leur position « traditionaliste ». Ils sont contre
l’intégration et veulent goûter à leurs propres valeurs sans risquer d’être
contaminés par d’autres. Tout cela, ils l’appellent aussi « liberté », sans
pour autant s’agir d’un objectif multiculturel. Et cependant, de manière tout
à fait ironique, cela a contribué à donner vie à l’organisation culturelle la
plus cosmopolite que les États-Unis aient jamais connue. Ces
traditionalistes d’un genre nouveau rejettent la mixité sociale et l’héritage
musclé de l’État-providence qui a rendu la mixité possible par le biais de
l’assimilation forcée. Ainsi, avec le démantèlement de l’assimilation, de
nouvelles organisations culturelles voient le jour. En l’absence de
planification centrale, les immigrants et les réfugiés se sont accrochés à ce
qu’ils avaient de meilleur en eux pour espérer réussir dans la vie : leurs
expériences de la guerre, leurs langues et leurs cultures. Ils ont rejoint la
démocratie américaine avec ce seul mot, « liberté ». Et, de fait, ils ont toute
liberté pour poursuivre leur politique et leurs échanges transnationaux : ils
peuvent comploter pour renverser des régimes étrangers et, pour faire
fortune, miser sur les flux internationaux. À la différence des premiers
immigrants, ils n’ont pas besoin d’étudier pour devenir, de l’intérieur, de
vrais Américains. Dans le sillage de l’État-providence, cette concurrence de
libertés singulièrement planifiées, dans toute sa diversité incontrôlable,
profite de son époque.
Et quoi de mieux pour s’infiltrer comme agents dans les chaînes
d’approvisionnement mondiales ! Entrepreneurs prêts à tout et volontaires,
avec ou sans capital, capables de mobiliser leurs compatriotes ethniques ou
religieux pour occuper à peu près n’importe quelle niche économique, ils se
nouent aux chaînes et forment des chaînons. Salaires et avantages sociaux
sont inutiles. Des communautés entières peuvent être mobilisées pour des
raisons d’appartenance. Les modèles universels dispensés par l’assistance
publique semblent à peine pertinents. Ce qui importe, c’est que ce soit la
liberté qui façonne les projets de vie. Prenez-en bonne note : des capitalistes
à la recherche d’une accumulation par captation.
1. Shigin fait référence à la lecture classique des poèmes au Japon. Ce poème a été distribué, en japonais avec sa traduction
anglaise, par Kokkan Nomura au cours de la célébration de la tradition matsutake par l’Oregon Nikkei Legacy Center, le
18 septembre 2005. Miyako Inoue m’a aidée pour cette nouvelle traduction telle qu’elle est publiée ici (en anglais).
2. Cet accord força le Japon à ne plus délivrer de passeports aux immigrants potentiels. Il ne concernait pas les épouses et les
membres de la famille des hommes déjà installés aux Etats-Unis. Cette exception a encouragé les tentatives de « mariage blanc »,
une pratique à laquelle le Ladies Agreement de 1920 mit fin.
3. Pegues écrit : « L’Executive Order 9066 a été signé le 19 février 1942 et la plupart des internements/incarcérations ont eu lieu
entre mars et juin. En août, le Western Defense Commander annonçait que l’internement des Américains japonais était terminé.
Par ailleurs, le 1er juin, le Mexique déclarait la guerre aux puissances de l’Axe et, en juillet 1942, les Etats-Unis adoptaient le
programme Bracero par un Executive Order », communication personnelle, 2014.
4. J’emprunte cette formule à Lauren KESSLER, Stubborn Twig : Three generations in the life of a Japonese American family,
Oregon State University Press, Corvallis, 2008, chapitre 13.
5. De nombreux cueilleurs d’Asie du Sud-Est à Open Ticket reçoivent des allocations pour handicapés ou une aide à l’enfance du
gouvernement. Mais cela ne couvre pas leurs dépenses.
6. Le premier grand réveil chrétien du XVIIIe siècle a sonné comme l’annonce de la Révolution américaine. Le deuxième, au
début du XIXe siècle, serait à l’origine de la culture politique associée à l’esprit de frontière comme de la Guerre civile.
Le troisième, à la fin du XIXe siècle, a rendu vivant l’évangile social du nationalisme américain et s’est accompagné d’un
mouvement missionnaire dans le monde entier. Certains appellent le mouvement Born-Again (« Nouvelle Naissance ») de la fin
du XXe siècle le quatrième grand réveil. Ces mouvements chrétiens ne sont pas les seuls types de mobilisation civique qu’ont
connus les Etats-Unis mais il est utile de comprendre qu’ils ont formé le modèle d’un changement de la culture publique qui fut
couronné de succès.
7. Susan HARDING, « Regulating religion in mid-20th century America : The “Man : A Course of Study” curriculum »,
communication faite à « Religion and Politics in Anxious States », University of Kentucky, 2014.
8. Thomas PEARSON, Missions and Conversion : Creating the Montagnard-Dega refugee community, Palgrave Macmillan, New
York, 2009.
... EN TRADUCTION
Traduction de valeur, Tokyo.
Matsutake, calculatrice, téléphone :
nature morte au comptoir d’un
intermédiaire grossiste.

8
ENTRE LE DOLLAR ET LE YEN

J’ai montré que la cueillette commerciale des champignons était un bel


exemple des conditions générales qui siéent à la précarité, en particulier à
celle qui consiste à se débrouiller sans « emploi fixe ». Mais comment est-
on arrivé à cette situation où, malgré qu’on soit dans l’un des pays les plus
riches au monde, les emplois garantissant salaires et avantages sont devenus
monnaie si rare ? Pire encore, comment a-t-on pu perdre l’espoir et le goût
pour de tels emplois ? Cette situation est nouvelle : de nombreux cueilleurs
ont connu de tels emplois, ou en ont eu au moins l’espoir, mais dans une
autre vie. Quelque chose a changé. Ce chapitre fait une proposition osée :
c’est en observant les choses depuis la chaîne des échanges de
marchandises, dont on a trop négligé l’importance, que l’on peut éclairer ce
changement étonnement brutal, qui touche le monde entier.
Certes, les matsutakes ne sont-ils pas du point de vue économique
quelque chose de négligeable ? Cela ne reviendrait-il pas à regarder par le
petit bout de la lorgnette ? C’est tout le contraire : chaque succès, minime
soit-il, que rencontre la chaîne des échanges de matsutakes entre l’Oregon
et le Japon est comme la pointe d’un iceberg, et en suivant sa partie
immergée on découvre des histoires oubliées qui continuent à avoir des
conséquences planétaires. Les choses qui semblaient à première vue les plus
insignifiantes se révèlent souvent avoir une grande importance. C’est le
caractère apparemment si dérisoire de la chaîne des échanges des
matsutakes qui l’a rendue invisible aux yeux des réformateurs du
XXIe siècle ; masque d’insignifiance qui aura ainsi réussi à mettre sous
silence une histoire de la fin du siècle précédent qui, malgré tout, ébranlait
le monde. Cette histoire est celle des rencontres entre le Japon et les États-
Unis qui ont donné forme à notre économie mondiale. Je prétends ici
démontrer que les relations instables entre capital étatsunien et japonais ont
été à l’origine de chaînes d’approvisionnement mondiales et, par la même
occasion, qu’elles ont signé la fin des espoirs dans le progrès, compris
comme la possibilité d’une amélioration collective.
Les chaînes d’approvisionnement mondiales ont mis fin aux espoirs de
progrès en permettant aux grandes entreprises de se dégager de leurs
responsabilités en matière de contrôle du travail. Avant cela, tout travail
reconnu supposait des formations requises et des emplois réglementés,
traduisant ainsi un mariage parfait entre le profit et le progrès. Plus rien de
tel avec l’apparition des chaînes d’échanges globales : non seulement
acquérir des biens par de multiples biais est devenu source de profits pour
les grandes entreprises, mais l’engagement à créer de l’emploi, requérir des
formations et garantir du bien-être n’est même plus, d’un point de vue
rhétorique, nécessaire. Les chaînes d’approvisionnement font dorénavant
appel à un type particulier d’accumulation par captation, impliquant des
traductions entre des patchs. L’histoire moderne des relations entre les
États-Unis et le Japon a composé un système d’appel et de réponse en
contrepoint, qui s’est propagé au monde entier.
Deux événements scandent cette histoire. Au milieu du XIXe siècle, des
navires étatsuniens menacèrent la baie d’Edo, en exigeant l’« ouverture » de
l’économie japonaise aux marchandises américaines. Cet événement fut
comme une étincelle qui engagea le Japon dans une véritable révolution de
sa politique économique intérieure et qui le poussa dans les rangs du
commerce international. Les Japonais se souviennent de ce basculement de
leur pays, indirectement lié aux États-Unis, en se référant à l’icône des
« navires noirs », porteurs de la menace étatsunienne. Cette icône est aussi
utile pour comprendre ce qui s’est produit en sens inverse, 150 ans plus
tard. En effet, à la fin du XXe siècle, ce fut au tour de la puissance
commerciale japonaise de représenter une menace et de participer
indirectement à la reconfiguration de l’économie américaine. Effrayés par le
succès des investissements japonais, les dirigeants des boîtes américaines se
sont empressés de briser le modèle de l’entreprise comme institution sociale
et ont propulsé l’économie étatsunienne dans le monde des chaînes
d’approvisionnement à la japonaise. On pourrait parler ici de « navires noirs
inversés ». Dans la grande vague des fusions-acquisitions des années 1990,
assorties de toutes sortes de remaniements structurels, l’idée que les
dirigeants d’entreprise étatsuniens avaient pour devoir de créer de l’emploi
s’est purement et simplement volatilisée. À la place, l’option de sous-traiter
le travail par-ci par-là fut avalisée, créant des situations de plus en plus
précaires. Ainsi, la chaîne d’échange des matsutakes liant l’Oregon au
Japon n’est seulement qu’un des nombreux dispositifs globaux de sous-
traitance, inspirés par le succès des capitaux japonais entre les années 1960
et 1980.
Cet épisode sera vite mort et enterré. Dans les années 1990, les hommes
d’affaires américains regagnèrent leur place numéro un sur le podium de
l’économie mondiale tandis que l’économie japonaise dégringolait
brutalement. Au XXIe siècle, la puissance économique japonaise appartient
au passé, et c’est le progrès, avec pour moteur l’inventivité américaine, qui
est apparu comme l’explication du mouvement global de délocalisations.
C’est là que l’exemple d’une chaîne d’approvisionnement particulièrement
humble peut nous aider à voir plus clair dans cet imbroglio. Quels sont les
modèles économiques qui ont permis à ces formes d’organisation
d’émerger ? La seule manière de répondre à cette question est de retourner
aux innovations économiques japonaises qui ont jalonné le XXe siècle. Elles
n’ont pas été créées de manière isolée : elles sont apparues au détour de
tensions et d’échanges entre les deux côtés du Pacifique. La chaîne
d’approvisionnement des matsutakes nous met résolument en plein cœur
des interactions économiques entre les États-Unis et le Japon, voire en
mesure de ressusciter ce morceau d’histoire oublié. Dans ce qui va suivre,
je laisserai le fil conducteur de cette histoire nous mener bien loin des
matsutakes. Aussi, à chaque étape, je prendrai soin de dérouler tous les
tenants et aboutissants des chaînes parcourues afin de résister au piège de
tomber dans d’éventuels oublis. Il ne s’agira donc pas seulement d’un récit
mais aussi d’une question de méthode : les grandes histoires sont toujours
mieux racontées à travers des détails insistants, si humbles soient-ils.
Commençons par la monnaie. Le dollar étatsunien comme le yen sont
apparus dans un monde encore dominé par le peso espagnol, fabriqué
depuis le XVIe siècle grâce à l’exploitation des mines d’argent d’Amérique
latine. Ni les États-Unis ni le Japon n’étaient à cette époque reconnus
comme des acteurs aguerris, puisque les États-Unis n’ont été créés qu’au
XVIIIe siècle et que le Japon, quant à lui, fut dirigé de main de fer par des
seigneurs repliés sur eux-mêmes qui, entre le XVIIe et le XIXe siècle,
imposèrent des réglementations extrêmement strictes sur le commerce
extérieur. Le futur grandiose qu’allaient connaître le dollar et le yen
n’étaient pas du tout chose évidente au moment de leurs créations
respectives. Néanmoins, au milieu du XIXe siècle, le dollar avait gagné en
notoriété grâce aux navires de guerre impérialistes qui étaient déployés en
son nom.
Les hommes d’affaires étatsuniens vivaient mal le strict contrôle sur le
commerce extérieur qu’exerçait le shogunat Tokugawa1. En 1853, Matthew
Perry, commodore de la marine étatsunienne, s’attacha à défendre leurs
intérêts et décida d’envoyer une flotte de navires armés dans la baie d’Edo.
Intimidé par cette démonstration de force, le shogunat signa en 1854 la
convention de Kanagawa, qui ouvrit les ports japonais au commerce
étatsunien2. Les élites japonaises étaient bien conscientes que la Chine
s’était retrouvée asservie suite à son opposition aux Britanniques
concernant le « libre commerce » de l’opium. Pour éviter la guerre, elles
renoncèrent donc à leurs droits. Mais une crise intérieure s’ensuivit, qui
entraîna la chute du shogunat. Après une brève guerre civile, une nouvelle
ère s’ouvrit sous le nom de « Restauration Meiji ». Le groupe victorieux
cherchait à s’inspirer de la modernité occidentale. En 1871, le
gouvernement Meiji établit le yen comme monnaie nationale japonaise,
avec la ferme intention de prendre part aux circuits européens et américains.
Ainsi le dollar a-t-il indirectement favorisé la naissance du yen.
Les élites de l’ère Meiji n’étaient pourtant pas satisfaites de voir des
étrangers contrôler les lois du commerce. Elles travaillèrent d’arrache-pied
pour assimiler les conventions occidentales et pour établir, sur la base des
entreprises étrangères, des équivalents locaux. Le gouvernement fit appel à
des experts étrangers et envoya de jeunes hommes outre-mer pour étudier
les langues, les lois et les pratiques commerciales occidentales. De retour au
pays, ils créèrent des professions, des industries, des banques et des firmes
commerciales, lesquelles poussaient comme des champignons dans un
Japon qui se voulait plus « moderne » que jamais. La nouvelle monnaie a
donc entraîné l’adoption de nouvelles lois contractuelles, d’institutions
politiques et provoqué des débats sur la valeur.
Le Japon de l’ère Meiji a fait preuve d’une grande énergie
entrepreneuriale et le commerce international est rapidement devenu un
secteur important de l’économie3. Le Japon manquait de matières premières
pour l’industrialisation, et leur importation était considérée comme un
élément clé pour construire la nation. Les entreprises Meiji qui faisaient du
commerce international étaient de celles qui rencontraient le plus de succès,
ce qui profita entre autres à l’essor de l’industrie textile et des fils de coton.
Les négociants de l’ère Meiji considéraient qu’ils devaient être des
médiateurs entre les mondes économiques japonais et étrangers. Ils se
formaient grâce à leurs expériences en pays étrangers et développaient à
mesure une double agilité culturelle, leur permettant de négocier entre des
mondes radicalement différents. Leur travail illustrait à merveille le concept
de « traduction » tel que l’entendait Satsuka : une opération dans laquelle
apprendre une autre culture crée un pont tout en maintenant intacte la
différence4. Les nouveaux négociants apprenaient la manière dont les
marchandises étaient échangées dans d’autres pays, puis se servaient de ces
connaissances pour passer des contrats avantageux en faveur du Japon. Pour
reprendre une formule employée par les économistes, ils étaient devenus
spécialistes des « marchés imparfaits », c’est-à-dire des marchés dans
lesquels l’information des parties est inégale. Les négociants de l’ère Meiji
coordonnaient des marchés de part et d’autre des frontières nationales : leur
travail consistait à frayer des chemins entre des systèmes de valeurs
incommensurables. Étant donné que les Japonais se sont entêtés à penser un
« Japon » qui existerait dans une différence dynamique par rapport à
quelque chose appelé « Occident », le commerce international compris
comme traduction s’est ainsi maintenu jusque dans les pratiques
entrepreneuriales contemporaines. Le commerce crée de la valeur
capitaliste grâce au travail de traduction.
Les négociants de l’ère Meiji ont pris eux-mêmes l’initiative de
s’associer à des entreprises industrielles. L’industrie avait besoin de
matières premières, acquises par la voie des échanges commerciaux avec
l’étranger : le commerce extérieur et l’industrie fleurissaient de concert. Au
début du XXe siècle, le boom économique associé à la Première Guerre
mondiale a permis à de vastes conglomérats de se former, en incluant les
secteurs bancaire, minier, industriel et du commerce international5. À la
différence des entreprises géantes propres aux États-Unis du XIXe siècle, ces
conglomérats, les zaibatsu, dépendaient uniquement du capital financier et
non de la production : banque et commerce occupaient une place centrale.
Dès le départ, ils furent impliqués dans des affaires gouvernementales
(Mitsui, par exemple, a financé le renversement du shogunat6). Durant toute
la période qui a couru jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, sous
l’impulsion des nationalistes, les zaibatsu furent de plus en plus intégrés au
processus d’expansion impériale. Quand le Japon perdit la guerre, les
zaibatsu représentèrent les premières cibles de l’occupation étatsunienne7.
Le yen perdit sa valeur et l’économie japonaise fut ruinée.
Au tout début de l’occupation, il semblait que les États-Unis tendaient à
encourager les petites entreprises, voire même à améliorer les conditions de
travail. Cependant, peu de temps après, les occupants américains
s’arrangèrent pour réhabiliter les nationalistes à peine déchus, et
reconstruisirent l’économie japonaise comme un rempart au communisme.
C’est dans ce climat que se rejouèrent, même si ce fut d’une manière moins
structurée, des alliances entre banques, entreprises industrielles et
spécialistes du commerce international, sous la forme des keiretsu,
« groupes d’entreprises »8. Au cœur de la plupart de ces groupes, il y avait
une entreprise générale de commerce en partenariat avec une banque9.
La banque fournissait des fonds à l’entreprise commerciale qui, à son tour,
accordait des prêts plus faibles aux entreprises qui lui étaient associées.
La banque n’avait pas à contrôler ces prêts de moindre importance que
l’entreprise commerciale utilisait pour faciliter la création de chaînes
d’approvisionnement. Ce modèle avait tout pour séduire et s’exporter au-
delà des frontières nationales. Aux partenaires de la chaîne
d’approvisionnement, disséminés un peu partout dans le monde, il suffisait
pour les entreprises de commerce de leur avancer de l’argent, ou du moins
leur fournir l’équipement nécessaire, des conseils techniques et des accords
de commercialisation. La tâche des entreprises de commerce était de
traduire en stocks les biens acquis dans de multiples agencements culturels
et économiques. Il est difficile de ne pas voir dans ce dispositif les racines
de l’hégémonie actuelle des chaînes d’approvisionnement mondiales, avec
leurs formes associées d’accumulation par captation10.
J’ai commencé à en savoir plus sur les chaînes d’approvisionnement en
étudiant l’exploitation forestière en Indonésie, qui se révèle par ailleurs un
excellent endroit pour comprendre comment le modèle japonais
fonctionne11. Au cours du boom du bâtiment qu’a connu le Japon dans les
années 1970 et 1980, les troncs d’arbre indonésiens étaient importés pour
fabriquer les contreplaqués moulés destinés au secteur de la construction.
Mais ce ne sont pas les Japonais qui abattaient les arbres indonésiens. Des
entreprises japonaises accordaient des prêts, fournissaient une assistance
technique et signaient des accords commerciaux avec des firmes d’autres
pays qu’on chargeait de couper le bois en fonction de spécifications
précises. Cet arrangement était très avantageux du point de vue japonais.
Premièrement, il évitait tout risque politique. Les hommes d’affaires
japonais avaient conscience des problèmes politiques rencontrés par les
Indonésiens d’origine chinoise qui, montrés du doigt pour leur richesse et
pour leur propension à coopérer avec les politiques les plus brutales du
gouvernement indonésien, étaient les cibles d’émeutes périodiques. Pour ne
pas subir le même sort, les hommes d’affaires japonais avançaient de
l’argent aux Indonésiens d’origine chinoise qui passaient des marchés avec
des généraux indonésiens et assumaient tous les risques. Deuxièmement,
cette forme d’arrangement facilitait la mobilité transnationale. À peine
avaient-ils atteint l’Indonésie que les négociants japonais avaient déjà
provoqué la déforestation des Philippines et d’une grande partie
malaisienne de Bornéo. Plutôt que de devoir s’adapter à un nouveau pays,
les négociants pouvaient se contenter de faire intervenir des agents disposés
à travailler pour eux quel que soit l’endroit. De fait, les bûcherons
philippins et malaisiens, financés par les négociants japonais, étaient prêts
et aptes à aller abattre des arbres indonésiens. Troisièmement, l’agencement
de cette chaîne d’approvisionnement permettait de respecter les normes
commerciales japonaises en ne tenant aucun compte des conséquences
environnementales. Les défenseurs de l’environnement qui partaient à la
recherche d’un coupable ne trouvaient qu’un méli-mélo d’entreprises
diverses et variées, dont la plupart étaient indonésiennes : pas un seul indice
de la présence de Japonais dans les forêts. Quatrièmement, la mise en place
de cette chaîne s’accommodait de déforestations illégales perpétrées par des
sous-traitants qui n’hésitaient pas à abattre des arbres protégés et à faire fi
des réglementations environnementales en vigueur. Ces bûcherons
braconniers bradaient leurs troncs à des entrepreneurs généraux qui les
envoyaient au Japon. Personne n’était responsable. Les Indonésiens eurent
beau lancer leur propre business de bois contreplaqué, ils adoptèrent une
structure de chaîne d’approvisionnement similaire à celle des Japonais, car,
après tout, le bois c’était si bon marché ! Le coût pouvait être calculé sans
tenir compte des vies et des moyens de subsistance des bûcherons, des
arbres ou des résidents des forêts.
Les entreprises de commerce japonaises ont rendu possible l’exploitation
forestière de l’Asie du Sud-Est. Elles se sont également occupées de bien
d’autres marchandises et ont investi dans d’autres parties du monde12.
Revenons à la période qui a immédiatement suivi la Seconde Guerre
mondiale, quand ce type d’arrangements est apparu : cela va nous permettre
de voir comment ce système s’est développé. Certaines des premières
chaînes d’approvisionnement japonaises d’après-guerre ont tiré profit des
liens entretenus avec une ancienne colonie, la Corée. À cette époque, les
États-Unis étaient le pays le plus riche au monde et la destination de choix
pour exporter des marchandises. Les biens importés du Japon étaient
néanmoins soumis à un quota strict. L’historien Robert Castley raconte
comment, pour échapper à ces quotas étatsuniens, le Japon a contribué à
bâtir l’économie de la Corée du Sud13. En transférant l’industrie légère en
Corée, les entrepreneurs japonais se sont donné l’opportunité d’exporter
librement plus de marchandises aux États-Unis. Mais les investissements
directs en provenance du Japon suscitèrent du ressentiment en Corée. Aussi
le Japon décida-t-il d’adopter ce que Castley appelle une approche
consistant à « faire des avances ». « Elle impliquait que des négociants (ou
des entreprises) fournissent aux sous-traitants financements, crédits ainsi
que machines et équipements nécessaires à la production ou à la finition des
biens, afin qu’ensuite ils puissent récupérer les produits finis et les vendre
sur des marchés lointains14. » Castley note le pouvoir des entrepreneurs
commerciaux et des banquiers dans cette stratégie : « Les Japonais
proposaient des contrats à long terme avec des fournisseurs d’outre-mer et,
fréquemment, leur octroyaient des prêts pour développer leurs propres
ressources15. » Selon lui, ce mode d’expansion garantissait une source de
sécurité politique aussi bien qu’économique sur le territoire japonais.
Ce système d’allocation de fonds, en transférant les secteurs
manufacturiers les moins rentables et les technologies dépassées en Corée
du Sud, a favorisé une montée en puissance du monde des affaires japonais.
Dans la droite ligne de ce modèle, que ses défenseurs japonais ont plus tard
représenté par l’image du « vol d’oies sauvages », le monde des affaires
coréen aurait donc toujours eu un cycle d’innovation de retard sur le
Japon16. Mais il semblait acquis que tous iraient à l’unisson en vol direct,
entre autres parce que les Coréens transféreraient à leur tour leurs propres
secteurs manufacturiers obsolètes dans des pays plus pauvres d’Asie du
Sud-Est et se laisseraient ainsi l’opportunité d’hériter à chaque cycle des
innovations japonaises. Les élites sud-coréennes étaient heureuses de
pouvoir bénéficier des capitaux japonais, dont une partie était versée
comme réparations de guerre. Le réseau d’affaires qui en résulta constitua
de véritables jalons pour l’expansion transnationale du capital japonais,
y compris pour l’essor de la Banque asiatique de développement, contrôlée
par les Japonais.
Dans les années 1970, différentes sortes de chaînes d’approvisionnement
se sont mises à serpenter dans et hors du Japon. Les entreprises générales de
commerce ont créé des chaînes d’approvisionnement en matières premières
traversant les continents et sont devenues pour certaines les entreprises les
plus riches au monde. À travers toute l’Asie, les banques finançaient des
entreprises qui entretenaient des liens avec le Japon. Simultanément, les
producteurs créaient leurs propres chaînes d’approvisionnement, parfois
appelées « keiretsu verticales » dans la littérature de langue anglaise. Des
entreprises automobiles, par exemple, pour réduire les coûts, sous-traitaient
le développement et la fabrication de certaines parties des véhicules. Des
petites entreprises familiales de fournisseurs réalisaient ainsi des
composants industriels à domicile. L’accumulation par captation et la
chaîne d’approvisionnement recourant à la sous-traitance se développaient
de concert.
Le résultat combiné fut un tel succès que les entreprises étatsuniennes et
les hommes politiques qui les soutenaient virent le danger : ça sentait le
roussi. Le succès des voitures japonaises fut particulièrement douloureux
pour les grands pontes américains qui avaient l’habitude de penser
l’économie étatsunienne sous l’angle de son secteur automobile. L’arrivée
de voitures japonaises aux États-Unis et le déclin relatif des entreprises
automobiles de Detroit suscitèrent une inquiétude grandissante du public
face aux succès économiques du Japon. Certains dirigeants d’entreprise se
ruèrent sur l’occasion pour en apprendre plus sur les ficelles de ce succès
japonais et commencèrent à manifester de l’intérêt pour le « contrôle de
qualité » et la « culture d’entreprise »17. D’autres dirigeants sollicitèrent des
représailles contre le Japon. Une vague de peur saisissait la population. Et
l’un des signes en fut, en 1982, le meurtre d’un Américain chinois, Vincent
Chin, pris par erreur pour un Japonais par d’anciens employés blancs du
secteur automobile de Detroit mis au chômage18.
La menace japonaise a déchaîné une révolution aux États-Unis. Les
navires noirs inversés y déstabilisèrent l’ordre des choses, mais par un
revirement de leurs propres moyens mis en œuvre pour s’en sortir.
Légitimés par les craintes de l’opinion publique en proie au déclin
étatsunien, un petit groupe d’actionnaires activistes et de professeurs
d’école de commerce, qui sans cela d’ailleurs n’auraient eu aucun écho,
furent autorisés à démanteler des corporations américaines19. Les activistes
de la « révolution des actionnaires » des années 1980 réagissaient à ce
qu’ils voyaient comme une érosion de la puissance étatsunienne. Pour
regagner du terrain, leur objectif était de rendre les entreprises à leurs
propriétaires, autrement dit les actionnaires : elles n’avaient plus à être aux
mains de gestionnaires professionnels. Ils commencèrent par racheter des
entreprises pour les dépouiller de leurs avoirs et ensuite les revendre. Dans
les années 1990, ils avaient gagné : la mode des « achats à effet de levier »
était devenue la principale stratégie d’investissement dans le domaine des
« fusions et acquisitions ». Alors que les entreprises se séparaient de tout ce
qui ne faisait pas partie de leur spécialité la plus profitable, la plupart de
ceux qui avaient jadis travaillé en leurs murs se retrouvaient employés chez
de lointains fournisseurs. Les chaînes d’approvisionnement, avec une nette
préférence pour celles dont la forme distinctive était l’accumulation par
captation, ont pris un véritable essor et sont devenues les formes
dominantes du capitalisme aux États-Unis. Cela a si bien marché pour les
investisseurs que, au tournant du siècle, les dirigeants des entreprises
étatsuniennes formulaient ce succès en termes de point culminant sur une
échelle évolutive, en oubliant que ce changement avait été contraint par la
lutte pour la première place. Bien décidés à étendre ce processus au monde
entier, ils avaient, de fait, progressé jusqu’à imposer leur version américaine
au Japon même20.
Comprendre comment la menace japonaise s’est éloignée nécessite de
revenir un peu en arrière et de faire émerger la monnaie comme un
protagoniste à part entière dans cette histoire. Au cours des années 1980
et 1990, beaucoup de choses avaient changé suite aux différentes
confrontations entre le dollar et le yen.
Dans les années 1949, le yen était lié au dollar par les accords de Bretton
Woods. Comme l’économie japonaise était en plein développement, en
partie grâce à des exportations unilatérales vers les États-Unis, la balance
des paiements étatsunienne avec le Japon était mauvaise21. Du point de vue
des États-Unis, le yen était « sous-évalué », ce qui rendait les marchandises
japonaises bon marché aux États-Unis et trop onéreuses les exportations des
États-Unis vers le Japon. Les inquiétudes des États-Unis vis-à-vis du yen
firent partie des petites raisons qui amenèrent, en 1971, les États-Unis à
abandonner l’étalon-or. En 1973, le yen fut autorisé à flotter librement.
Puis, en 1979, les États-Unis augmentèrent leurs taux d’intérêt, ce qui ne fit
qu’attirer d’autant plus d’investissements en dollars, tout en gardant son
cours à un niveau élevé. Comme l’économie japonaise continuait à exporter
aux États-Unis, le gouvernement japonais se lança dans l’achat et la vente
de dollars pour maintenir le cours du yen le plus bas possible. Dans la
première moitié des années 1980, des capitaux étaient transférés hors du
Japon, dépréciant encore plus le cours du yen face à celui du dollar. En
1985, les dirigeants des entreprises étatsuniennes paniquèrent. En réponse,
les États-Unis mirent en place une entente internationale, les accords du
Plaza. La valeur du dollar fut revue à la baisse et celle du yen augmenta.
Les consommateurs japonais se retrouvaient dans la situation de pouvoir
acheter presque tous les produits étrangers qu’ils voulaient, y compris des
matsutakes. La fierté nationale atteignit alors des sommets ; c’était l’époque
du « Japon qui peut dire non22 ». Néanmoins, la situation n’était pas facile
pour les entreprises japonaises qui voulaient exporter. Leurs prix étaient
désormais trop élevés.
Les entreprises japonaises réagirent en délocalisant encore plus la
production. Leurs fournisseurs en Corée du Sud, à Taiwan et en Asie du
Sud-Est firent la même chose car ils souffraient également du changement
de valeur des monnaies. Des chaînes d’approvisionnement s’étendirent
partout. Voici comment deux sociologues américains décrivent la situation :

Confrontés à la soudaine augmentation de la valeur en dollars des


facteurs de production et soucieux de maintenir des prix bas afin de
conserver leurs contrats avec les détaillants américains, les hommes
d’affaires asiatiques ont vite pris le pli de se diversifier. La plupart des
industries légères de Taiwan [...] ont été délocalisées [...] en Chine
continentale mais aussi en Asie du Sud-Est [...]. D’importants
segments des industries japonaises tournées vers l’import-export se
sont délocalisés en Asie du Sud-Est. De plus, certaines entreprises
comme Toyota, Honda et Sony délocalisèrent une partie de leurs
affaires en Amérique du Nord. Les entreprises sud-coréennes ont
également délocalisé des secteurs à forte intensité de main-d’œuvre en
Asie du Sud-Est ou dans d’autres pays en voie de développement
d’Amérique latine ou d’Europe centrale. Dans chacun des pays où
elles se délocalisaient, des réseaux de fournisseurs à bas prix sont
apparus23.

L’économie nationale japonaise tomba en état de choc : d’abord, avec


l’explosion de la « bulle économique » due à l’inflation du marché de
l’immobilier et de celui des actions à la fin des années 1980, puis avec la
« décennie perdue » correspondant à la récession des années 1990 et, enfin,
avec la nouvelle crise financière des années 199724. Mais les chaînes
d’approvisionnement ne s’étaient jamais autant multipliées : pas seulement
celles que sponsorisaient les Japonais mais aussi toutes celles que les pays
fournisseurs du Japon avaient désormais acquises en leur nom propre.
Le capitalisme des chaînes d’approvisionnement avait gagné le monde
entier. Mais sans plus être une particularité japonaise.
L’histoire de l’entreprise Nike, la marque de chaussures de sport à la
mode, donne un aperçu édifiant du changement sur les chaînes
d’approvisionnement qui s’est opéré entre les leaderships japonais et
étatsunien. Au début, Nike était un avant-poste étatsunien appartenant à une
chaîne de distribution japonaise de chaussures de sport (la distribution étant
constitutive de nombreuses chaînes d’approvisionnement japonaises).
Soumis aux règles du régime commercial japonais, Nike suivait donc à la
lettre le modèle des chaînes d’approvisionnement. Mais, peu à peu, Nike
commença à le transformer en style américain. Au lieu de persister à miser
la valeur des gains sur un commerce de type traduction, Nike fit appel aux
atouts américains en matière de publicité et de politique de marque. Quand
les fondateurs de Nike signèrent leur indépendance par rapport à la chaîne
japonaise, ils adoptèrent un style nouveau, sous la forme du « swoosh25 » et
de publicités mettant en scène des héros noirs du sport américain. Sachant
néanmoins tirer profit de leur expérience japonaise, ils évitèrent
soigneusement de prendre à leur charge la manufacture des chaussures.
« On ignore tout de la fabrication. Nous sommes des hommes de marketing
et des designers », expliquait l’un des vice-présidents de Nike26. En
revanche, ils conclurent toute une série de contrats avec les réseaux de
fournisseurs, en pleine prolifération à travers toute l’Asie, faisant bon usage
des « fournisseurs à bas prix » qui s’étaient multipliés dans les années post-
1985, comme je l’ai mentionné plus haut. Au début du XXIe siècle,
l’entreprise détient des contrats avec plus de 900 usines et est devenue
simultanément un symbole de l’enthousiasme et de la frayeur suscités par le
capitalisme des chaînes d’approvisionnement. Parler de Nike, c’est évoquer,
d’un côté, l’horreur des ateliers clandestins et, de l’autre, les plaisirs que
suscitent les grandes marques. Nike a réussi à faire en sorte que cette
contradiction semble propre à l’Amérique. Or l’histoire de Nike qui a pris
son envol d’une chaîne d’approvisionnement japonaise nous rappelle
l’héritage omniprésent du Japon.
Cet héritage est clair en ce qui concerne la chaîne d’approvisionnement
des matsutakes, trop petite et trop spécialisée pour intéresser de grandes
entreprises américaines. Pourtant, cette chaîne s’étire jusqu’en Amérique du
Nord, enrôlant des Américains comme fournisseurs bien plus que comme
directeurs de chaîne. Nike cul par-dessus tête ! Comment des Américains
ont-ils pu se laisser convaincre d’occuper un rôle si mineur ? Comme je l’ai
expliqué, personne dans l’Oregon ne pense qu’il ou elle n’est un employé
dans une entreprise japonaise. Les cueilleurs, les acheteurs et les agents de
terrain sont là pour la liberté. Mais la liberté n’a pu mobiliser les pauvres
qu’en libérant les conditions de vie américaines de tout espoir d’emploi : un
résultat des échanges transpacifiques entre le capital étatsunien et japonais.
Dans la chaîne d’approvisionnement des matsutakes, on peut donc voir
redéfiler l’histoire que je viens de raconter : des négociants japonais à la
recherche de partenaires locaux, des travailleurs américains sans espoir
d’un emploi régulier et des traductions opérées à travers différentes
aspirations, permettant de recycler la liberté américaine en vue d’assembler
des stocks de marchandises japonais. J’ai voulu montrer combien
l’organisation d’une chaîne de marchandises rend notable notre petite
histoire de matsutake qui serait, sinon, obscurcie par le battage médiatique
autour de la domination mondiale des États-Unis. Quand on permet à de
modestes marchandises d’éclairer la grande histoire, l’économie mondiale
tend à apparaître comme le fruit de conjonctures historiques particulières :
les indéterminations propres à toute rencontre.
Si les conjonctures font l’histoire, chaque chose repose sur des moments
de coordination singuliers : les traductions qui amènent les investisseurs
japonais à profiter de la cueillette américaine, pendant que les cueilleurs
tirent avantage de la richesse japonaise. Comment les champignons qui sont
cueillis pour la liberté se transforment-ils en stocks de marchandises ?
Je dois maintenant revenir à Open Ticket et à sa chaîne
d’approvisionnement en matières premières.

1. Les intérêts étatsuniens dans la chasse à la baleine sont à l’origine de cette initiative ; ils ont demandé de l’aide pour leurs
baleiniers (Alan Christy, communication personnelle). Je suis ici hantée par Moby Dick.
2. Le traité Harris signé en 1858 ouvre encore plus de ports, exonère les étrangers des lois japonaises et leur confie la charge de
l’import-export. Les puissances européennes imposèrent ensuite des traités semblables.
3. Kunio YOSHIHARA, Japanese Economic Development, Oxford University Press, Oxford, 1994 ; Tessa MORRIS-SUZUKI, A
History of Japanese Economic Thought, Routlege, Londres, 1989.
4. Shiho SATSUKA, Nature in Translation, op. cit.
5. Hidemasa MORIKAWA, Zaibatsu : The rise and fall of family enterprise groups in Japan, University of Tokyo Press, Tokyo,
1992.
6. E. Herbert NORMAN, Japan’s Emergence as a Modern State, 1940, UBC Press, Vancouver, 2000, p. 49.
7. Une liste d’environ 300 zaibatsu, destinés à être démantelés, fut dressée mais seulement une dizaine furent dissous avant que le
gouvernement d’occupation ne change de position. Cependant, des règles furent édictées rendant l’intégration verticale, qui avait
cours avant la guerre, plus difficile (Alan Christy, communication personnelle, 2014).
8. Kenichi MIYASHITA et David RUSSELL, Keiretsu : Inside the hidden Japanese conglomerates, McGraw-Hill, New York,
1994 ; Michael GERLACH, Alliance Capitalism : The social organization of Japanese business, University of California Press,
Berkeley, 1992. Dans The Fable of the Keiretsu (University of Chicago Press, Chicago, 2006), Yashiro Miwa et J. Mark
RAMSEYER reprennent à leur compte l’orthodoxie néoclassique et considèrent que le keiretsu est le fruit des imaginations
marxistes japonaises et orientalistes occidentales.
9. Alexander YOUNG, The Sogo Shosha : Japan’s multinational trading companies, Westview, Boulder, CO, 1979 ; Michael
YOSHIRO et Thomas LIFSON, The Invisible Link : Japan’s sogo shosha and the organization of trade, MIT Press, Cambridge,
MA, 1986 ; Kunio Yoshihara, Japanese Economic Development, op. cit., p. 49-50, 154-155.
10. Quand les chaînes des marchandises globalisées ont attiré l’attention de sociologues américains dans les années 1980 (Gary
GERREFI et Miguel KORZENIEWICZ (dir.), Commodity Chains and Global Capitalism, Greenwood Publishing Group,
Westport, CT, 1994), ils ont été impressionnés par les nouvelles chaînes « commandées par les acheteurs » (vêtements, chaussures)
et ils les ont opposées aux anciennes chaînes « commandées par les producteurs » (ordinateurs, voitures). L’histoire économique
japonaise montre qu’il faut accorder une importance équivalente aux chaînes « commandées par les négociants ».
11. Anna TSING, Friction, Princeton University Press, Princeton, NJ, 2005 ; Peter DAUVERGNE, Shadows in the Forest : Japan
and the politics of timber in Southeast Asia, MIT Press, Cambridge, MA, 1997 ; Michael ROSS, Timber Booms and Institutional
Breakdown in Southeast Asia, Cambridge University Press, Cambridge, 2001.
12. Sur le saumon au Chili, voir Heather SWANSON, « Caught in comparisons : Japanese salmon in an uneven world », thèse de
doctorat, Université de Californie, Santa Cruz, 2013.
13. Robert COSTELY, Korea’s Economic Miracle : The crucial role of Japan, Plagrave Macmillan, New York, 1997.
14. Ibid., p. 326.
15. Ibid., p. 69.
16. Kaname AKAMATUS, « A historical pattern of economic growth in developing countries », Journal of Developing
Economies, 1, no 1, 1962, p. 3-25.
17. Le « contrôle de qualité » fait partie de ce dialogue transnational : une idée américaine qui s’est installée au Japon au cours de
la période de rationalisation de l’industrie japonaise sous direction américaine après la Seconde Guerre mondiale a été réimportée
aux États-Unis dans les années 1970 et 1980. William M. TSUITSUI, « W. Edwards Demming and the origins of quality control in
Japan », Journal of Japanese Studies, 22, no 2, 1996, p. 295-325.
18. Pour un exemple de journalisme économique étatsunien antijaponais dans cette période, voir Robert KEARNS, Zaibatsu
America : How Japonese firms are colonizing vital U.S. industries, Free Press, New York, 1992.
19. Je m’inspire de Karen HO, Liquidated, Duke University Press, Durham, NC, 2009.
20. Pour un exemple de réforme étatsunienne soutenue par un économiste japonais, voir Hirsohi YOSHIKAWA, Japan’s Lost
Decade, traduit en anglais par Charles Stewart, Long-Term Credit Bank of Japan Intl. Trust Library Selection II, International
House of Japan, Tokyo, 2002. Ce livre explique que les entreprises de petite et moyenne tailles assèchent l’économie.
21. Robert BRENNER, The Boom and the Bubble : The U.S. in the world economy, Verso, Londres, 2003.
22. Shintaro ISHIHARA, Le Japon sans complexe, Dunod, Paris, 1993.
23. Misha PETROVIC et Gary HAMILTON, « Making global markets », loc. cit., p. 121.
24. Selon Robert BRENNER (The Boom and the Bubble, op. cit.), les accords du Plaza de 1995 qui ont permis aux puissances
mondiales de stopper l’ascension du yen, ont provoqué un glissement de l’économie mondiale en tuant le secteur industriel
étatsunien et en déclenchant la crise financière asiatique.
25. NdT : virgule posée à l’envers et à l’horizontale qui sert de logo à la marque.
26. Cité par Michel KORZENIEWICZ, « Commodity chains and marketing strategies : Nike and the global athletic footwear
industry », in Gary GERREFI et Miguel KORZENIEWICZ (dir.), Commodity Chains and Global Capitalism, op. cit., p. 252.
Traduction de valeur, Oregon. Un
époux Hmong filme dans les mains de
sa femme le magot gagné sur la
journée grâce aux champignons.
Dans la tente des achats, les
champignons et l’argent qu’ils
rapportent sont des trophées de la
liberté. Ce n’est que plus tard,
lorsqu’ils seront triés, qu’ils pourront
être dissociés en tant que
marchandises proprement
capitalistes.

9
DES DONS AUX MARCHANDISES, ET VICE-
VERSA

Il est temps de revenir au problème de l’aliénation. Dans la logique


capitaliste de la marchandisation, les choses sont arrachées au monde dans
lequel elles vivent pour devenir objets d’échange. Je désignerai ce
processus par le terme d’« aliénation », et j’utiliserai ce terme pour parler
aussi bien des non-humains que des humains. Une chose assez surprenante
frappe l’esprit en ce qui concerne la cueillette des matsutakes en Oregon : la
relation entre cueilleurs et champignons n’implique aucune aliénation.
De fait, les champignons sont arrachés à leur corps fongique (même si, en
tant que fruits, c’est leur destin), mais au lieu de devenir des marchandises
aliénées, prêtes pour les conversions entre argent et capital, ils deviennent
des trophées de chasse, même lorsqu’ils sont vendus. Les cueilleurs
rayonnent de fierté quand il s’agit pour eux d’exhiber leurs champignons :
ils ne peuvent alors s’empêcher de raconter en vrac les plaisirs et les
dangers associés à la cueillette. Les champignons deviennent des parties
d’eux-mêmes comme s’ils venaient de les manger. Cela n’empêche pas
qu’ils devront d’une manière ou d’une autre être convertis en marchandises.
Si les champignons sont cueillis comme des trophées de la liberté et
deviennent au cours de ce processus une partie des cueilleurs, comment
sont-ils transformés en marchandises capitalistes ?
Mon approche sur cette question a été guidée par une tradition en
anthropologie qui a porté son attention sur les qualités spéciales des dons en
tant que forme sociale d’échange. Cette attention a été promue par
l’échange de colliers et de bracelets de coquillages auquel procèdent les
Mélanésiens de l’est de la Nouvelle-Guinée, décrits par Bronislaw
Malinowski sous le nom de « koula1 ». Pour des générations de chercheurs
en sciences sociales, les échanges dans le cadre de la koula ont aidé à
penser les différentes manières de créer de la valeur. La chose étonnante à
propos de ces parures, c’est qu’elles ne sont ni particulièrement utiles, ni
des moyens d’échange en général, ni intéressantes en elles-mêmes : elles
n’ont de valeur que par le rôle qu’elles jouent dans la koula. Comme dons,
elles tissent des relations et forgent les réputations, et là est bien leur valeur.
Cette sorte de valeur a aussi le don de contrarier le sens économique
commun, et c’est la raison pour laquelle il est bon de se pencher sur elle.
De fait, penser à partir de la koula permet d’identifier l’aliénation comme
un trait mystérieux et unique du capitalisme. La koula nous rappelle, par
contraste, que les objets comme les gens sont aliénés sous le régime
capitaliste. De même que, dans les usines, les ouvriers sont aliénés par les
biens qu’ils fabriquent, autorisant à ces derniers d’être vendus sans
référence à leurs auteurs, de même les choses sont aliénées par les
personnes qui les fabriquent et les échangent. Les choses deviennent des
objets indépendants, destinés à l’usage ou à l’échange ; ils ne conservent
aucune relation avec les réseaux particuliers dans lesquels ils ont été
fabriqués et se sont déployés2. Et, alors que cette situation peut sembler
ordinaire à tous ceux d’entre nous qui vivent dans des mondes de part en
part capitalistes, étudier la koula rend la chose étrange. Dans la koula, les
choses et les personnes forment ensemble le don grâce auquel les choses
sont des extensions des personnes et les personnes des extensions des
choses. Les objets de valeur y sont repérés grâce aux relations qu’ils
établissent ; inversement, les personnes de renom sont connues grâce à leurs
dons réalisés dans le circuit de la koula. Les choses, en conséquence, ne
requièrent pas seulement une valeur d’usage ni une valeur d’échange ; elles
doivent acquérir de la valeur en fonction des relations sociales et des
réputations auxquelles elles participent activement3.
La différence qui existe entre le processus de création de valeur dans la
koula et le capitalisme a semblé si cinglante que certains analystes ont
considéré qu’il fallait diviser le monde entre les « économies du don » et les
« économies marchandes », chacune ayant sa logique propre quant au
processus de création de valeur4. Comme la plupart des dichotomies,
l’opposition entre don et marchandise devient caduque dès qu’on tente de
l’appliquer telle quelle sur le terrain : dans la plupart des cas, les situations
juxtaposent et mélangent ces idéal-types, voire les étirent au-delà de leur
zones de référence. Mais, même par ses aspects trop simplificateurs, cela
reste un outil utile en ce qu’il nous oblige à traquer des différences. Plutôt
que de nous laisser bercer par le sens économique commun, nous restons
attentifs aux différences qui se manifestent entre régimes de valeurs. Pour
explorer la manière dont le capitalisme tire profit de systèmes de valeurs
non capitalistes et comment, à leur tour, ces derniers tirent leur épingle du
jeu à l’intérieur même du capitalisme, il vaut la peine de trouver un outil qui
soit capable de mettre en évidence cette différence. La distinction don
versus marchandise peut pallier l’absence ou la présence d’aliénation, qui
est la qualité nécessaire pour transformer les choses en biens capitalistes.
En considérant la chaîne des marchandises que déploie le matsutake,
l’intérêt de cet outil augmente d’autant plus quand on se projette jusqu’à la
destination finale du champignon. Au Japon, le matsutake est presque
toujours considéré comme un don. Les variétés inférieures de matsutake
sont vendues dans les supermarchés et utilisées comme ingrédients dans
l’industrie alimentaire, mais les meilleurs d’entre eux, ceux qui font leur
réputation, sont, par excellence, des dons. Presque personne n’achète un
bon matsutake seulement pour le manger. Le matsutake établit des relations
avec les autres et, en tant que don, ne peut pas être séparé de ces relations.
Les matsutakes deviennent des extensions des personnes ; trait
caractéristique qui définit la valeur dans une économie du don.
Il y a peut-être eu des époques et des lieux où le don entre cueilleur et
consommateur était direct. Quand, par exemple, dans le Japon médiéval, les
paysans présentaient des offrandes de matsutakes à leurs seigneurs, il n’y
avait qu’à cueillir et livrer les champignons pour que s’exprime la force de
relation que scellait le don. Aujourd’hui, en revanche, les dons sont pour la
plupart prélevés sur des chaînes de marchandises capitalistes. Les donneurs
les achètent dans des épiceries fines ou emmènent l’hôte qu’ils veulent
honorer dans des restaurants chics pour en déguster ; les épiceries et les
restaurants se les procurent par le biais d’une chaîne de grossistes qui, quant
à eux, sont fournis par des coopératives agricoles locales ou des
importateurs. À quoi ressemblent ces dons qui proviennent tout droit de
marchandises ? Et ces marchandises ont-elles pu, quant à elles, être
constituées, plus haut dans la chaîne, à partir de dons ? Le reste de ce
chapitre explore ces emboîtements énigmatiques, lesquels nous
emmèneront au cœur des traductions qui sont nécessaires pour que
s’articulent ensemble le capitalisme et ces autres logiques qui lui sont
inhérentes.
Commençons au Japon avec l’arrivée des matsutakes en provenance de
l’étranger. Il ne fait pas de doute que ces champignons, si soigneusement
tenus au frais, triés et empaquetés, représentent une marchandise capitaliste.
Il sont aussi voisins que possible de ce que nous pouvons considérer comme
des objets isolés, aliénés : uniquement labellisés par le pays exportateur,
personne ne peut avoir la moindre idée des conditions dans lesquelles ils
ont été cueillis ou vendus5. Il n’y a plus trace en eux des personnes qui les
ont auparavant admirés et échangés. Ce sont des stocks : des biens à partir
desquels les importateurs sont en mesure de renforcer leurs entreprises.
Mais, presque immédiatement à leur arrivée, de marchandises ils se
transforment déjà partiellement en dons. Là est la magie de la traduction, et
experts sont en cela les négociants qui infiltrent chaque maillon situé sur le
versant final japonais de la chaîne de marchandises. Il convient donc de les
suivre.
Les importateurs reçoivent des cargaisons de matsutakes qui sont
directement envoyées à des grossistes disposant d’une licence
gouvernementale et d’une commission pour superviser les ventes en aval.
Les grossistes redirigent les matsutakes importés le long de deux voies
possibles : ils sont soit vendus par une voie de négociation soit par celle
d’une mise aux enchères entre grossistes intermédiaires. Dans les deux cas,
ce qui m’a plutôt surprise, les grossistes refusent d’envisager leur travail
simplement comme un transfert rationalisé de biens d’un bout à l’autre de la
chaîne d’approvisionnement. Ils se voient au contraire comme des
médiateurs actifs ; leur vrai travail consistant à pouvoir dégoter les
meilleurs acheteurs pour un lot précis de matsutakes. Un homme, qui était
chargé de s’occuper des matsutakes chez un grossiste, expliquait : « Je ne
dors plus quand c’est la saison des matsutakes. » Chaque fois qu’une
cargaison arrivait, il devait l’évaluer. Quand il avait jugé de la qualité et des
caractéristiques particulières du lot, il appelait le bon acheteur, autrement
dit celui qui serait le plus à même d’apprécier ce type-là de matsutakes.
Il avait déjà donc octroyé aux champignons un pouvoir de fabriquer des
relations : le pouvoir lié à la qualité.
Après plusieurs entretiens qui nous ont mis face à des expériences du
même genre, ma collaboratrice, Shiho Satsuka, me présenta le rôle des
grossistes comme celui d’« entremetteurs ». Leur travail s’attache à faire en
sorte que les biens coïncident avec les bons acheteurs, en obtenant ainsi de
cette mise en correspondance le meilleur prix possible. Un grossiste en
légumes racontait comment il lui arrivait de rendre visite à des fermiers
pour connaître les conditions dans lesquelles ils faisaient pousser leurs
cultures, son obsession étant de déterminer exactement quels acheteurs cela
pourrait satisfaire. La traduction de la marchandise en don était déjà à
l’œuvre dans cette volonté de créer les bonnes correspondances.
Le grossiste recherchait des qualités relationnelles dans ses biens, lesquels,
en retour, s’harmonisaient tout naturellement avec les exigences de chaque
acheteur. Bref, dès le départ, on s’aperçoit que la vente des matsutakes est
accaparée par la fabrique et le maintien de relations personnelles. Les
champignons endossent des qualités relationnelles : on leur octroye le
pouvoir de tisser des liens personnels.
Les grossistes intermédiaires qui achètent les matsutakes aux enchères
sont encore plus investis dans ce rôle d’entremetteurs. À la différence des
grossistes qui touchent une commission sur les ventes, ils ne gagnent rien
s’ils ne trouvent pas de bon ajustement à exploiter. Quand ils achètent, le
plus souvent, ils pensent déjà à un client en particulier. Leur savoir-faire
consiste, ici aussi, à bien évaluer la qualité, car celle-ci sera un gage pour
sceller les relations. Une exception existe : celle des agents qui travaillent
avec les supermarchés, plus concernés par la quantité et la fiabilité que par
la qualité. Les supermarchés se contentent d’acheter les matsutakes de
moindre valeur. Mais les matsutakes haut de gamme, eux, sont le privilège
des petits commerces qui achètent à des grossistes intermédiaires, et il va
sans dire que l’importance de leurs relations assaisonne l’ensemble de
l’échange. La capacité à juger correctement les matsutakes est un ingrédient
nécessaire pour créer la bonne atmosphère : les vendeurs se donnent ainsi le
droit de proposer aux acheteurs des conseils personnalisés, et pas seulement
une marchandise générique. Le conseil est le don qui accompagne les
champignons, en plus de leur valeur d’usage ou d’échange.
Les meilleurs matsutakes sont vendus à des épiceries fines et des
restaurants chers, qui sont fiers de connaître leurs clients. Un épicier
racontait qu’il connaissait bien ses clients : il savait quand allait avoir lieu
une cérémonie, comme un mariage, où on pourrait avoir besoin de
matsutakes. Quand il achetait des champignons auprès d’un grossiste
intermédiaire, lui aussi avait déjà en tête certains clients particuliers. Il les
contactait régulièrement, entretenant ainsi une relation personnelle qui ne se
réduisait pas à juste vendre un produit. Du don il y avait dans les
matsutakes, avant même qu’ils ne quittent la sphère de la marchandise.
Les personnes qui achètent des matsutakes sont presque toujours en train
de penser aux relations à nouer6. Un collègue m’a raconté qu’il avait
accompagné un groupe de personnes anxieuses à l’idée de rejoindre une
célébration supposée mettre fin à un vieux conflit dans une grande famille.
« Apporteront-ils les matsutakes ? » n’avait cessé de demander l’un de ses
amis. Si le conflit devait être résolu, il y aurait des matsutakes (et il y en a
eu). Les matsutakes sont donc aussi un présent idéal à offrir à quelqu’un
avec qui on a besoin d’entretenir des relations à long terme. Les
fournisseurs offrent des matsutakes aux entreprises qui leur donnent du
travail. Un épicier signalait que des convertis religieux avaient commencé à
chercher des matsutakes pour les présenter à leurs chefs spirituels. Les
matsutakes témoignent qu’un engagement est sérieux.
L’épicier me raconta aussi que c’était là, pour lui, un élément clé du
mode de vie « japonais ». « On peut comprendre la France sans rien savoir
des truffes, me dit-il en plaisantant, mais on ne peut pas comprendre le
Japon si on ignore tout des matsutakes. » Toujours, il insistait sur les
qualités relationnelles du champignon. Ce n’était pas seulement le parfum
ou la saveur, mais la capacité du champignon à créer des liens personnels
qui le rendait si puissant. C’est là où son travail d’entremetteur commençait
également : il devait rendre les matsutakes relationnels longtemps avant
qu’ils ne soient prêts à être mangés.
C’est encore la force relationnelle du champignon qui permet d’évoquer
son autre visage : le fantasme indécent de s’empiffrer de matsutakes, au-
delà de toute mesure raisonnable. Plusieurs personnes se plaisaient à me
décrire avec une certaine malice de tels fantasmes, tout en sachant qu’ils
étaient impossibles. Ce n’était pas seulement là une question de prix, mais
on ne pouvait que frissonner à l’idée de briser le rôle cardinal du
matsutake : établir des relations. S’imaginer commettre une telle orgie,
c’était en même temps tremper dans quelque chose de profondément
déplacé et de délicieusement scandaleux.
La valeur du matsutake n’est donc pas seulement la conséquence de son
usage et de son échange commercial : elle se crée dans l’acte de donner.
La valeur prend ce pli parce que les médiateurs tout le long de la chaîne
présentent derechef la qualité des matsutakes à leurs clients sous la forme
du don personnel. Peut-être cette personnalisation est-elle sous le coup de la
réminiscence d’autres produits aristocratiques, en d’autres circonstances.
Le gentleman exigera un costume taillé spécialement pour lui et non du
vulgaire prêt-à-porter. En outre, ce parallèle rend la conversion entre
marchandise et don encore plus parlante. À travers divers secteurs et
différentes cultures, les médiateurs sont tenus de convertir des marchandises
capitalistes dans d’autres formes de valeur. De tels intermédiaires sont
engagés dans des actes de traduction de la valeur, grâce auxquels le
capitalisme en vient à cohabiter avec d’autres manières de modeler des
personnes et des choses.
Toutefois subsiste une série de relations qui ne seront jamais incluses
dans l’économie du don au Japon : celles qui existent entre les cueilleurs et
les acheteurs dans d’autres pays. Ni les intermédiaires ni les consommateurs
ne sont concernés par les relations qui ont été tissées en amont entre les
matsutakes et les fournisseurs sur le terrain. Les matsutakes en provenance
de l’étranger sont classés selon un ensemble de préférences japonaises qui
n’ont rien à voir avec les conditions dans lesquelles les champignons
poussent, sont cueillis et vendus. Lorsqu’ils se retrouvent stockés dans les
entreprises d’importation, ils n’entretiennent plus aucun lien avec les
cueilleurs et les acheteurs, et encore moins avec les mondes écologiques.
Pour un instant, ils sont pleinement et seulement des marchandises
capitalistes. Mais comment empruntent-ils cette voie ? C’est là que réside
encore une autre histoire de traduction de valeur.
Laissez-moi ainsi vous emmener, une dernière fois, sur la scène des
achats à Open Ticket, afin d’y observer le chassé-croisé de l’aliénation et ce
que cela représente comme alternatives quand il s’agit de créer de la valeur.
J’ai expliqué qu’en dépit des histoires et des modes de vie assez contrastés
des différents participants, ce qui les tenait ensemble était l’esprit qu’ils
appelaient liberté. De multiples versions de la liberté sont échangées au
cours de l’achat, chacune venant augmenter les autres. Les cueilleurs
apportent les trophées de leur liberté politique et de leur liberté forestière
pour procéder à l’échange avec des défenseurs de la liberté du marché – et,
ainsi, gagner encore plus de liberté, de retour dans les bois. Serait-ce la
liberté, autant que les champignons et l’argent, qui constituerait la valeur de
l’échange ? Dans le circuit de la koula mélanésienne dont j’ai déjà parlé, les
participants apportent des choses courantes comme des cochons et des
patates douces pour échanger des biens de valeur tout au long de la koula :
ces commerces adjacents gagnent en valeur grâce à leur association avec les
échanges de colliers et de bracelets, perçus comme sources de prestige.
De la même manière, à Open Ticket, les champignons et l’argent sont
autant les témoignages et les trophées d’un échange de liberté que des biens
de valeur en soi. Ils augmentent leur valeur grâce aux liens tissés avec la
liberté. Ce ne sont pas de simples objets à posséder mais des attributs qui
constituent des personnes. C’est dans ce cadre que, malgré le fait qu’il n’y
ait pas de « dons » explicites à cet endroit, si j’avais à évaluer cette
économie selon le contraste don-versus-marchandise, je la placerais du côté
du don. La valeur personnelle et la valeur matérielle sont créées ensemble
dans les échanges de liberté : la liberté, comme valeur personnelle, est
obtenue grâce à l’argent et à la cueillette des champignons, tout comme la
valeur de l’argent et des champignons est établie par tous les participants
grâce à la liberté gagnée par les acheteurs et les cueilleurs. L’argent et les
champignons ont plus qu’une valeur d’usage ou une valeur d’échange
capitaliste : ils font partie intégrante de la liberté que cueilleurs, acheteurs et
agents de terrain chérissent.
Néanmoins, à la fin de la nuit, les champignons et l’argent qui est autour
d’eux sont devenus quelque chose de complètement différent. Dès le
moment où les champignons sont mis en caisses avec de la glace et se
retrouvent sur le tarmac pour être expédiés au Japon, il serait difficile de
trouver la moindre trace de cette économie particulière de la liberté qui en
faisait des trophées. Que s’est-il passé ? Il est environ 23 heures à Open
Ticket : les camions chargent les champignons conditionnés pour les
emporter dans les entrepôts de grossistes, situés en Oregon, dans l’État de
Washington, ou encore à Vancouver, en Colombie-Britannique. Là, quelque
chose d’étrange a lieu : les champignons sont à nouveau triés. C’est
d’autant plus bizarre que les acheteurs à Open Ticket sont des maîtres du tri.
Trier est une prouesse qui fait la fierté des acheteurs et qui exprime leur
profonde connexion avec les champignons. Plus anormal encore, les
nouveaux trieurs sont des travailleurs temporaires qui ne portent aucun
intérêt aux champignons, même pas un soupçon. Ce sont des travailleurs
intérimaires à temps partiel qui ne tirent aucun avantage du tri : des
personnes qui recherchent un petit revenu supplémentaire mais n’ont pas
d’emploi à plein temps. En Oregon, j’ai ainsi vu des hippies, défenseurs du
retour-à-la-terre, en train de trier sous la lumière de néons, aux premières
heures du matin. À Vancouver, c’étaient des immigrées de Hong Kong,
femmes au foyer. Tous étaient des travailleurs au sens classique du terme :
enrôlés dans un travail aliénant, coupés de toute marque d’intérêt pour le
produit. Et pourtant ils restaient des traducteurs, à la sauce nord-américaine.
C’est précisément parce qu’ils ne possédaient aucune connaissance ou ne
portaient aucun intérêt à la manière dont les champignons étaient arrivés
jusque-là qu’ils étaient capables de les purifier pour en faire un stock.
La liberté qui avait apporté ces champignons dans les entrepôts était effacée
au cours de ce nouveau processus d’évaluation. Dorénavant, les
champignons étaient seulement des biens, triés en fonction de leur maturité
et de leur taille.
Pourquoi trier à nouveau ? Les opérations de tri dans les entrepôts sont
orchestrées par les grossistes : petits hommes d’affaires qui cherchent à se
positionner stratégiquement entre des exportateurs soumis aux règles
économiques japonaises et des acheteurs attachés à une économie
américaine locale de guerre et de liberté, basée sur le don-et-le-trophée.
Leur travail se fait par l’intermédiaire des agents de terrain qui sont aux
prises avec les acheteurs. Pour que les champignons passent des agents de
terrain aux exportateurs, leur tâche consiste donc à les transformer en une
marchandise exportable et adéquate. Il leur faut connaître ce qu’ils
expédient et pouvoir le présenter aux exportateurs. Les retrier les aide à
connaître les champignons.
Un détail l’illustre. Il est illégal de cueillir, acheter et exporter de tout
petits matsutakes, connus en Oregon sous le nom de « bébés ». La raison en
est qu’ils n’intéressent pas le marché japonais, même si les pouvoirs publics
étatsuniens arguent que la conservation est censée conduire à bien la
régulation7. Peu importe, les cueilleurs en ramassent malgré tout, et les
acheteurs prétendent que ce sont les cueilleurs qui les obligent à en acheter8.
À l’entrepôt, les bébés entraînent un tri supplémentaire pour être retirés.
Comme ces champignons sont de petite taille, je doute que cela fasse
beaucoup de différence en ce qui concerne le poids. Les autorités
américaines ne contrôlent jamais la présence de bébés dans les caisses en
partance. Mais les écarter contribue à assurer une conformité optimale des
champignons aux critères marchands. N’étant plus enchevêtrés dans les
échanges de liberté entre cueilleurs et acheteurs, les champignons
deviennent des marchandises d’une taille et d’une qualité particulières9.
Ils sont prêts à être consommés ou échangés comme marchandises
standardisées.
Le matsutake est donc une marchandise capitaliste qui commence et
termine sa vie sous la forme d’un don. Il ne devient une marchandise
totalement aliénée que pendant quelques heures : juste le temps de patienter
sur le tarmac en s’improvisant sous l’aspect d’un stock bien empaqueté et
de voyager dans la soute d’un avion. Pourtant, il reste que ces quelques
heures sont primordiales. Les relations entre exportateurs et importateurs
qui dominent et structurent la chaîne d’approvisionnement sont établies à la
faveur de ces heures fatidiques. En tant que stock, les matsutakes rendent
possibles les opérations de calcul qui redistribueront les profits entre
exportateurs et importateurs, en optimisant l’organisation de la chaîne
d’approvisionnement à leur plus grand avantage. C’est de l’accumulation
par captation : la création de valeur capitaliste à partir de régimes de valeur
non capitalistes.

1. Bronislaw MALINOWSKI, Les Argonautes du Pacifique occidental, Gallimard, Paris, 1989.


2. Ma capacité à penser des objets, aliénés ou autres, renvoie à Marilyn STRATHERN, The Gender of the Gift, University of
California Press, Berkeley, 1990 ; Amiria HENARE, Martin HOLBRAAD et Sari WASTELL (dir.), Thinking through Things,
Routledge, Londres, 2006 ; et David GRAEBER, Toward an Anthropological Theory of Value, Palgrave Macmillan, Londres,
2001.
3. Les marchandises capitalistes, à la différence des objets qui circulent dans la koula, ne peuvent pas porter le poids d’histoires
enchevêtrées et d’obligations. Ce n’est pas seulement l’échange qui définit les marchandises capitalistes : l’aliénation est requise.
4. Marilyn Strathern paraphrase Christopher Gregory : « Si dans une économie marchande les choses et les personnes prennent la
forme sociale de choses, alors dans une économie du don elles prennent la forme sociale de personnes. » Marilyn STRATHERN,
The Gender of the Gift, op. cit., p. 134, citant Christopher GREGORY, Gifts and Commodities, Academic Press, Waltham, MA,
1982, p. 41.
5. Beaucoup de matsutakes cueillis dans le Nord Pacifique des Etats-Unis sont labellisés comme canadiens parce que les
exportateurs les expédient depuis la Colombie-Britannique. Les exportateurs créent un code-barres basé sur la localisation de
l’aéroport d’exportation. La loi japonaise interdit la labellisation régionale des produits alimentaires étrangers, un privilège réservé
aux produits japonais. Seules les appellations nationales d’origine sont autorisées.
6. Les matsutakes ne sont pas les seuls produits alimentaires de luxe à être utilisés de cette manière. Certains melons et saumons
font partie des biens qui entrent dans cette économie du don et qui, comme les matsutakes, marquent une nouvelle saison. De tels
dons sont généralement considérés comme propres au mode de vie « japonais » : leur statut de don dicte leur classement et leur
prix.
7. Si tous les champignons sont cueillis avant la maturation de leurs spores, il n’y a aucune raison, en termes de possibilité de
reproduction, de faire un tri à part pour les bébés.
8. De manière conventionnelle, les bébés appartiennent à la catégorie « numéro 3 » (sur 5), même si les cueilleurs de champignons
interviennent parfois pour qu’un certain nombre soient classés dans la catégorie « numéro 1 », plus chère.
9. Les acheteurs dans le centre des Cascades répartissent les matsutakes en fonction de leur maturité entre cinq catégories. Les
grossistes retrient en fonction de la taille : les champignons exportés sont empaquetés en fonction de la taille et de la maturité.
Traduction de valeur, Oregon. Des
acheteurs Khmer trient des
matsutakes, rapportés par un
cueilleur, pour en déterminer le prix.
La diversité économique permet le
capitalisme mais sape aussi son
hégémonie.

10
RYTHMES RÉSIDUELS :
UNE ATTEINTE AU MONDE DES AFFAIRES

Un collègue qui étudie les peuples et les forêts de Bornéo m’a raconté
l’histoire suivante. La communauté avec laquelle il travaillait vivait au cœur
d’une grande forêt. Un jour, une entreprise forestière a débarqué et a coupé
les arbres. Quand il n’y eut plus aucun arbre, l’entreprise quitta les lieux, en
abandonnant un tas de machines en voie de désintégration. Les résidents ne
pouvaient plus vivre ni de la forêt ni comme travailleurs de l’entreprise.
Ils prirent les machines et vendirent le métal à des ferrailleurs1.
Cette histoire renferme pour moi l’ambivalence des pratiques de
récupération (accumulation par captation) : d’un côté, je suis pleine
d’admiration devant ces gens qui ont imaginé des solutions de rechange
pour survivre malgré la disparition de leurs forêts. D’un autre côté, je ne
peux pas m’empêcher de ressentir une certaine inquiétude quant à savoir ce
qui arrivera lorsqu’il n’y aura plus de ferraille à vendre, et de surcroît si
d’autres choses dans les ruines permettront de continuer à survivre. Et, s’il
est évident que nous sommes pour la plupart assez éloignés de cette
représentation littérale de ce que signifie vivre dans les ruines, nous avons
régulièrement à travailler avec notre propre désorientation et notre propre
détresse pour négocier la possibilité de vivre dans des environnements
définitivement endommagés par la présence humaine. J’aimerais ici sonder
sur quels rythmes se font ces pratiques de récupération, que ce soit sur le
marché de la ferraille ou dans les histoires enchevêtrées de cueillette de
champignons matsutakes. Par « rythmes », je veux parler des formes
d’ajustement temporel. Quand ce n’est plus l’unique marche du progrès qui
bat la mesure, ce qui prend alors la relève c’est la coordination irrégulière
qu’opèrent les filières de récupération.
Au cours de la plus grande partie du XXe siècle, de nombreuses
personnes, et en particulier, peut-être, les Américains, ont pensé que leurs
entreprises portaient toujours plus avant le rythme du progrès. Les
entreprises étaient toujours de plus en plus grosses. On pouvait avoir
l’impression qu’elles augmentaient la richesse du monde. Elles
reformataient effectivement le monde en fonction de leurs objectifs et de
leurs besoins, si bien que les gens pouvaient acquérir du pouvoir grâce à
l’argent et aux choses qu’ils utilisaient ou dont ils faisaient commerce.
Il semblait que tout ce que les gens avaient à faire, même pour les gens
ordinaires sans capitaux à investir, c’était d’accorder leurs propres rythmes
à la marche progressive des entreprises, et eux aussi iraient ainsi de l’avant.
La scalabilité était ce qui assurait cet ajustement : les gens et la nature
pouvaient se joindre au cortège du progrès en s’alignant comme unités
algorithmiques dans une équation en expansion. L’avancée, par nature
illimitée, les porterait en tandem.
Tout cela semble être désormais tombé en désuétude. Néanmoins, les
experts du monde des affaires semblent incapables de se passer de cette
grille de lecture dans leurs analyses théoriques. Régulièrement, le système
économique nous est présenté sous la forme d’un ensemble abstrait
impliquant une définition particulière de tous ceux qui y participent (les
investisseurs, les travailleurs, les matières premières) : ce qui nous ramène
directement à ces notions propres au XXe siècle de scalabilité et
d’expansion, synonymes de progrès. Séduits par l’élégance de ces
abstractions, rares sont ceux qui pensent qu’il serait judicieux de regarder
un peu plus attentivement le monde plutôt que le système économique qui
est supposé l’organiser. Or il ne manque pas d’ethnographes ou de
journalistes pour nous entraîner dans des récits et dans les multiples lieux
où survie, épanouissement et détresse s’entremêlent. Mais un gigantesque
fossé persiste entre ce que les experts nous disent de la croissance
économique et les histoires qui s’aventurent jusque dans les pratiques
quotidiennes et dans les manières de s’en sortir. Cela ne rend pas les choses
faciles. Aussi, si nous voulons comprendre un peu mieux l’économie, rien
de tel que de nous imprégner une nouvelle fois de cet art qu’est
l’observation attentive.
Penser avec la notion de rythmes propres aux filières de récupération
(accumulation par captation) change notre vision des choses. Le travail
industriel n’est plus ce qui décide du futur. Les conditions de vie sont
variées, bricolées les unes dans les autres et souvent temporaires. Les gens
les adoptent pour des raisons diverses, et rarement parce qu’elles offrent
tous les avantages liés à un salaire, ce qui était propre aux rêves du
XXe siècle. Aussi, comme je l’ai avancé précédemment, il existe des patchs,
ou parcelles, de modes d’existence qui se rassemblent sous forme
d’agencements. Les participants s’y impliquent avec des préoccupations
différentes, lesquelles s’imbriquent à leur tour modestement dans
l’orientation que prennent des manières de refabriquer le monde. Pour les
cueilleurs de champignons d’Open Ticket, cela comprend le fait de survivre
à un traumatisme de guerre et de négocier une relation efficace avec la
citoyenneté étatsunienne. De tels projets de vie s’incarnent dans la cueillette
commerciale, qui pousse les cueilleurs atteints de la « fièvre du
champignon » à trouver asile dans la forêt. Malgré la différence dont
témoigne chaque projet de vie, des objets limites ont été créés, voire
nommés, telle que la liberté à laquelle les cueilleurs, chacun à sa manière,
se dédient et se consacrent. Grâce à ce terrain d’entente imaginé, la
cueillette commerciale devient une scène cohérente, pendant que ce
rassemblement commun devient quant à lui un véritable événement. Grâce
à sa qualité d’émergence, des histoires multidirectionnelles deviennent
possibles. Sans une discipline qui s’impose de haut en bas ni sans la
moindre synchronisation, les patchs de ces pratiques de subsistance
contribuent à asseoir l’économie politique mondiale.
En rassemblant des biens et des personnes venus du monde entier, le
capitalisme lui-même prend les traits d’un agencement. Cependant,
le capitalisme m’apparaît comme ayant en plus les traits d’une machine,
d’une mécanique limitée à la somme de ses parties. Cette machine n’a pas
le caractère d’une institution totale à l’intérieur de laquelle nous passerions
nos vies ; elle opère plutôt des traductions à travers de multiples
arrangements de vie, en ce que cela lui permet de retourner les différents
mondes à son propre avantage, capitaliste. Néanmoins, il y a des traductions
qui restent inacceptables pour le capitalisme. Le type de rassemblement
qu’il tend à favoriser démontre une certaine inflexibilité. Une armée de
techniciens et de gestionnaires se tient sur le qui-vive pour repousser tout ce
qui est susceptible de menacer la machine, et, pour ce faire, ils peuvent
compter sur le pouvoir de la justice et des fusils. Cela ne signifie pas que la
machine soit statique. Comme je l’ai expliqué en retraçant l’histoire des
relations commerciales entre les États-Unis et le Japon, de nouvelles formes
de traduction capitaliste surgissent en permanence. Les rencontres
indéterminées jouent un rôle certain dans la manière dont le capitalisme se
déploie. Mais il ne s’agit pas d’une profusion sauvage. Certaines prises de
position doivent rester intactes, au point de recourir à la force si nécessaire.
Deux d’entre elles ont été particulièrement importantes pour mon propre
cheminement intellectuel dans ce livre. Premièrement, l’aliénation est cette
forme de désenchevêtrement que requiert la constitution de capitaux. Les
marchandises capitalistes sont extraites de leur monde pour servir ensuite
d’éléments probants à de futurs investissements. Les besoins infinis en
matières premières sont l’une des conséquences : il n’y a pas de limite
quant à la quantité de capitaux que recherchent les investisseurs. Autrement
dit, l’aliénation rend aussi possible l’accumulation, et cette création de
capitaux destinés à être investis est la seconde question qui m’intéresse.
L’accumulation est importante parce qu’elle transforme la propriété en
pouvoir. Ceux qui possèdent des capitaux ont le pouvoir de bouleverser des
communautés et des écologies entières. En même temps, du fait que le
capitalisme n’a de cesse d’opérer des équivalences, des formes de valeur
proprement capitalistes sont capables de s’épanouir même à travers des
circuits extrêmement différents. L’argent devient du capital à investir, lequel
peut à son tour produire plus d’argent. Le capitalisme est une machine de
traduction, programmée pour produire du capital à partir de toutes sortes de
modes de subsistance, humains et non humains2.
Ma capacité à penser avec les patchs et les traductions qu’ils impliquent
est fondée sur un ensemble solide d’études qui ont porté sur ce sujet, en
particulier celles qui ont émergé de l’anthropologie féministe. Des
chercheuses féministes ont montré que les formations de classes étaient
aussi des formations culturelles : là est l’origine de mes patchs3. Elles ont
aussi été pionnières dans l’étude des transactions opérées à travers des
milieux hétérogènes : à l’image de mon concept de traduction4. Si j’ai
apporté quelque chose au moulin, c’est en attirant l’attention sur des modes
de subsistance qui se pratiquent simultanément à l’intérieur et à l’extérieur
du capitalisme. Plutôt que d’orienter l’attention seulement sur l’imaginaire
capitaliste, avec ses travailleurs disciplinés et ses dirigeants expérimentés,
j’ai essayé de mettre en scène des pratiques de vie précaires qui à la fois
utilisent et refusent la gouvernance capitaliste. De tels agencements nous
montrent ce qui reste de vivant, en dépit des ravages causés par le
capitalisme.
Avant de se retrouver entre les mains des consommateurs, la plupart des
marchandises ont séjourné à l’intérieur comme à l’extérieur de régimes
capitalistes. Pensons un instant à nos téléphones cellulaires. Au plus
profond de ses circuits internes, le téléphone cellulaire renferme du coltan,
extrait par des mineurs africains, parfois des enfants, qui ont dû progresser
avec peine dans de sombres galeries, sans penser salaires et avantages
sociaux. Aucune entreprise ne les a envoyés là : s’ils sont poussés à faire ce
travail à leurs risques et périls, c’est parce qu’ils doivent affronter la guerre
civile, des déplacements de masse et la disparition des autres moyens de
subsistance, consécutive aux destructions environnementales. Leur travail a
peu de choses à voir avec ce que les experts associent à de la main-d’œuvre
en contexte capitaliste. Malgré tout, voilà que leurs produits entrent dans
votre combiné, s’infiltrent en bonne et due forme dans une marchandise de
type capitaliste5. L’accumulation par captation, avec son appareil de
traduction, convertit le minerai qu’ils extraient en biens respectables pour le
marché capitaliste. Et qu’en est-il de mon ordinateur ? Après sa courte
durée de vie (destinée sous-entendu à ce que je le remplace par un modèle
plus performant), pourquoi pas, c’est de bon ton, je pourrai penser à le
donner à une organisation non gouvernementale. Soit, mais que deviennent
vraiment ces ordinateurs obsolètes ? Il est plus que probable qu’ils seront
brûlés afin qu’en soient extraits de futurs composants ou que des enfants,
pour parler plus concrètement, les récupèrent effectivement en les branchant
sur leurs propres rythmes d’économie de vie – rythmes de captation – et les
décarcassent afin d’en prélever le cuivre et d’autres métaux6. Les
marchandises finissent souvent leur vie dans des opérations de récupération
qui leur permettent ensuite d’être recyclées et d’être à nouveau recoupées,
recaptées, par le système d’accumulation capitaliste. Si l’on veut que nos
théories sur le « système économique » aient quelque chose à voir avec les
manières de subsister pratiquement, il vaut mieux prendre bonne note de
ces rythmes de captation.
Le défi est considérable. L’accumulation par captation révèle un monde
de différences, où les manières de s’opposer politiquement ne peuvent pas
se contenter de plans utopiques de solidarité. Chaque patch témoigne d’un
mode de subsistance qui possède sa propre histoire et sa propre dynamique,
et il serait donc délicat de précipiter là une envie commune de s’opposer en
une même voix face aux scandales de l’accumulation et du pouvoir, alors
même qu’on a affaire à des points de vue émanant de patchs différents.
Comme aucun patch n’est ainsi « représentatif », aucune lutte menée par
quelque groupe particulier, pris isolément, ne renversera le capitalisme.
Mais ce n’est pas pour autant signer la fin de la politique. Les agencements,
dans leur diversité, nous montrent ce que j’appellerai plus loin des
« communs latents », c’est-à-dire des enchevêtrements qui pourraient être
mobilisés en une cause commune. Comme on ne peut pas vivre sans
collaborer, on peut tirer parti des possibilités ouvertes par ces
collaborations. Nous avons besoin d’une politique qui ait la force de la
diversité et la flexibilité de créer des alliances temporaires, et cela, pas
seulement avec les humains.
Le business du progrès dépendait de sa capacité à conquérir une nature
infiniment riche à travers l’aliénation et la scalabilité. Lorsque la nature
s’est révélée finie, voire même fragile, rien d’étonnant à ce que des
entrepreneurs sans scrupules se soient alors précipités pour s’emparer de
tout ce qu’ils pouvaient avant que les biens disponibles n’aient tous disparu,
pendant que des défenseurs de l’environnement tentaient désespérément de
sauver les restes. La partie suivante de ce livre fait la proposition d’une
politique alternative, faite d’enchevêtrements qui ne se limitent pas aux
seuls humains.

1. Daisuke Naito, communication personnelle, 2010.


2. L’accumulation du capital repose sur des traductions dans lesquelles des sites péricapitalistes sont intégrés dans les chaînes
d’approvisionnement capitalistes. On retrouve ici encore certaines de mes affirmations clés : (1) l’accumulation par captation est
le processus grâce auquel la valeur créée sous des formes non capitalistes est traduite en biens capitalistes, permettant
l’accumulation ; (2) les espaces péricapitalistes sont des sites où les formes de valeur capitalistes et non capitalistes peuvent
s’épanouir simultanément, autorisant ainsi les traductions ; (3) les chaînes d’approvisionnement s’organisent grâce à de telles
traductions, qui lient ensemble le processus de création de stocks des entreprises dominantes avec les sites péricapitalistes, où
toutes sortes de pratiques, capitalistes ou non, s’épanouissent ; (4) la diversité économique rend le capitalisme possible et, par la
même occasion, offre des sites d’instabilité et de refus contre la gouvernance capitaliste.
3. Quelques exemples : dans son importante étude des travailleurs de l’électronique en Malaisie, Aihwa ONG (Spirits of
Resistance and Capitalist Discipline, State University of New York Press, Albany, 1987) a montré les trajectoires contingentes de
la gouvernance coloniale et postcoloniale produites par le type de femmes paysannes malaises que les entreprises veulent
embaucher. Sylvia YANAGISAKO (Producing Culture and Capital, Princeton University Press, Princeton, NJ, 2002) a montré
comment les propriétaires d’usines et les dirigeants fondent leurs décisions sur des idéaux culturels. Bien plus qu’un système
neutre d’efficacité, explique-t-elle, le monde des affaires capitaliste se développe au sein d’histoires culturelles. Les propriétaires
comme les travailleurs développent leurs intérêts de classe au travers de leurs projets.
4. L’étude par Jane GUYER des transactions économiques en Afrique de l’Ouest a montré comment les échanges monétaires n’ont
pas besoin d’être un signe d’une équivalence préalablement établie : l’argent peut être utilisé pour réaligner des économies
culturelles et traduire leurs logiques d’un patch à un autre (Marginal Gains, University of Chicago Press, Chicago, 2004). Les
transactions peuvent incorporer des logiques non marchandes alors même que de l’argent est échangé. Les recherches de Guyer
montrent comment les systèmes économiques incorporent la différence. Les chaînes transnationales de marchandises sont un lieu
privilégié d’observation : Lisa Rofel et Sylvia Yanagisako ont étudié comment les entreprises italiennes de la soie négocient la
création de valeur marchande avec les producteurs chinois par-delà les fossés de connaissance et de pratiques (« Managing the
New Silk Road : Italian-Chinese Collaborations », Lewis Henry Morgan Lecture, Université de Rochester, 20 octobre 2010). Voir
aussi Aihwa ONG, Neoliberalism as Exception, Duke University Press, Durham, NC, 2009 ; Laura BEAR, Navigating Austerity,
Stanford University Press, Stanford, CA, 2015.
5. Jeffrey MANTZ, « Improvisational Economies : Coltan Production in the Eastern Congo », Social Anthropology, 16, no 1,
2008, p. 34-50 ; James SMITH, « Tantalus in the Digital Age : Coltan Ore, Temporal Dispossession, and “Movement” in the
Eastern Democratic Republic of the Congo », American Ethnologist, 38, no 1, 2011, p. 17-35.
6. Peter HUGO, « A Global Graveyard for Dead Computers in Ghana », New York Times Magazine, 4 août 2010, <nytimes.com>.
Vie insaisissable, Oregon. Les traces
laissées par les cerfs et les élans
conduisent les cueilleurs jusqu’aux
parcelles de champignons. Ici, des
boursouflures sur le sol signalent
qu’un champignon bien enfoui est en
train de pousser. Pister la présence
de ces champignons, c’est suivre des
enchevêtrements du monde naturel.

INTERLUDE : SUIVRE À LA TRACE

Les pistes des matsutakes sont éphémères et énigmatiques : les suivre


m’a entraînée dans une folle aventure, qui violait les frontières les unes
après les autres. Les choses sont devenues encore plus déconcertantes
quand j’ai quitté le monde du commerce pour rejoindre, selon la formule de
Darwin, le « rivage luxuriant » des formes de vie multiples1. Ici, la biologie,
qui nous donnait l’impression de bien connaître les choses, n’avait plus
qu’à danser sur la tête. Les enchevêtrements sont des modes d’existence qui
font craquer les catégories et qui bouleversent les identités.
Les champignons sont les corps fructifères des mycètes. Les mycètes
sont variés et s’adaptent facilement : ils vivent en de multiples endroits,
depuis les courants océaniques jusqu’aux ongles de pied. Mais la plus
grande partie d’entre eux vit dans le sol, où s’étire leur structure
filamenteuse : petits fils appelés hyphes qui progressent en éventail et se
ramifient en une sorte de maillage à travers la terre. Si l’on pouvait rendre
la terre liquide et transparente, marcher dans et non sur le sol, on se
retrouverait encerclé par les filets que tissent les hyphes de mycètes. Suivez
les mycètes dans cette cité souterraine et vous découvrirez les plaisirs
étranges et variés de la vie interspécifique2.
Beaucoup de gens pensent que les mycètes sont des plantes, alors qu’ils
sont en réalité plus proches des animaux. À la différence des plantes, les
mycètes n’ont nul besoin du soleil pour se nourrir. Comme les animaux, ils
doivent chercher leur nourriture. Mais leur mode d’alimentation permet
souvent, au passage, d’en contenter d’autres : ils fabriquent des mondes
pour les autres. Et cela provient notamment du fait que les mycètes
possèdent une digestion extracellulaire. Ils excrètent des acides digestifs
hors de leurs corps afin de dissocier leurs aliments en nutriments. C’est
comme s’ils avaient des estomacs extravertis, digérant les aliments à
l’extérieur et non pas à l’intérieur des corps. Ensuite, les nutriments sont
absorbés par leurs cellules, permettant non seulement au corps fongique
mais aussi à des corps d’autres espèces de se développer. La raison pour
laquelle on voit certaines plantes pousser sur des terres arides (plutôt que de
préférer les milieux exclusivement riches en eau), provient du fait que, au
cours de l’histoire terrestre, des mycètes ont réussi à digérer des pierres,
mettant ainsi des nutriments à la disposition des plantes. Les mycètes (de
concert avec les bactéries) aménagent un sol riche dans lequel les plantes
aiment proliférer. D’autre part, il existe des mycètes capables de digérer le
bois. Sans leur intervention, des arbres morts s’amoncelleraient
indéfiniment dans la forêt. Les mycètes les réduisent en nutriments, qui, dès
lors, seront susceptibles d’être recyclés en de nouvelles vies. Autrement dit,
les mycètes sont des bâtisseurs de monde, capables de modifier
l’environnement à leur bénéfice et à celui des autres.
Certains mycètes ont appris à vivre en relation étroite avec des plantes et,
après suffisamment de temps pour que s’ajustent les relations
interspécifiques d’un endroit donné, on s’aperçoit que la plupart des plantes
se sont associées avec des mycètes. Les mycètes « endophytes » et
« endomycorhizes » vivent à l’intérieur des plantes. Beaucoup n’ont pas de
corps fructifères : ils ont abandonné la sexuation, il y a plusieurs millions
d’années. Nous ne pourrions probablement pas les détecter sans regarder
attentivement au microscope l’intérieur des plantes, mais la plupart de
celles-ci en regorgent. Les « ectomycorhizes » s’enroulent autour des
racines tout en s’insinuant entre les cellules de ces dernières. Les
champignons dont en général les gens raffolent le plus – les cèpes, les
chanterelles, les truffes et, évidemment, les matsutakes – représentent les
corps fructifères qui résultent de l’association entre plantes et
ectomycorhizes. Ils sont certes si délicieux mais aussi terriblement difficiles
à cultiver, tant ils demandent à prospérer indissociablement de leurs arbres
hôtes. Ils ne viennent à l’existence qu’au travers de relations
interspécifiques.
Le terme « mycorhize » est un composé de mots grecs désignant le
« mycète » et la « racine » (myco et rhiza) : les mycètes et les racines des
plantes s’entremêlent intimement dans des relations mycorhiziennes. Ni le
mycète ni la plante ne peuvent se développer correctement sans l’activité de
l’autre. Du point de vue du mycète, l’objectif est de faire bonne chère.
Le mycète étend son corps entre les racines de l’hôte afin d’y puiser, grâce à
des interfaces spécialisées acquises dans la rencontre, des hydrates de
carbone sécrétés par la plante. Les mycètes dépendent de cette nourriture,
mais sans que cela n’aboutisse à du pur égoïsme. Les mycètes stimulent la
croissance de la plante, d’abord en lui apportant plus d’eau, puis en lui
fournissant les nutriments issus de sa digestion extracellulaire. Grâce aux
mycorhizes, les plantes sont ravitaillées en calcium, en azote, en potassium,
en phosphore et en d’autres minéraux encore. Selon les travaux de Lisa
Curran, les forêts n’existeraient pas sans les ectomycorhizes3. En
s’appuyant sur leurs compagnons mycètes, les arbres grandissent vaillants
et se multiplient en grand nombre, jusqu’à former des forêts.
Les bénéfices mutuels ne signifient pas une harmonie parfaite. Il arrive
que les mycètes parasitent les racines à un moment particulier de leur cycle
de vie. Ou que, si la plante dispose de beaucoup de nutriments, elle rejette
les mycètes. Un mycète de type mycorhize, sans plante avec laquelle
collaborer, mourra. Mais beaucoup d’ectomycorhizes ne se limitent pas à
une seule collaboration : les mycètes se constituent un réseau parmi les
plantes. Dans une forêt, les mycètes se connectent avec des arbres non pas
uniquement de la même espèce mais, le plus souvent, d’espèces différentes.
Si, dans la forêt, vous recouvrez un arbre pour empêcher ses feuilles d’avoir
accès à la lumière et donc à une source de nourriture, les mycorhizes qui lui
sont associés pourront le ravitailler grâce aux glucides extraits d’autres
arbres, participant du même réseau4. Certains commentateurs comparent les
réseaux formés par les mycorhizes à l’Internet, parlant même de
« woodwide web ». Les mycorhizes fournissent une infrastructure
d’interconnexions interspécifiques, transportant de l’information à travers
toute la forêt. Aussi possèdent-ils des caractéristiques qui peuvent faire
penser à un système autoroutier. Les microbes du sol, qui autrement
resteraient confinés au même endroit, ont l’occasion de voyager à travers
les voies et les liaisons créées par l’interconnexion des mycorhizes. Certains
de ces microbes jouent un rôle très important pour assainir
l’environnement5. Les réseaux de mycorhizes rendent les forêts capables de
répondre à des menaces.
Pourquoi cette part active des mycètes dans la construction du monde a-t-
elle été si peu prise en considération ? Probablement, joue contre eux le fait
qu’on aurait bien du mal à s’aventurer dans le sous-sol pour en apprécier de
visu l’architecture incroyable, digne d’une véritable cité souterraine. Mais
c’est aussi parce que, jusqu’à très récemment, beaucoup de monde, ou en
particulier peut-être les scientifiques, imaginaient la vie comme une affaire
de reproduction linéaire et intraspécifique. Dans cette vision du monde, les
interactions interspécifiques les plus importantes étaient des relations
prédateurs-proies scellant le sort des uns et des autres. Les relations
mutualistes pouvaient être considérées comme des anomalies intéressantes
mais n’étaient franchement pas pertinentes pour comprendre le processus de
la vie. La vie émergeait de l’autoréplication de chaque espèce, laquelle avait
à faire face, en recourant à ses seuls propres moyens, aux défis de
l’environnement et à ceux de l’évolution. Aucune espèce n’était censée
avoir besoin d’une autre pour préserver ses conditions vitales : cela ne
dépendait que d’elle-même. En défilant en grande pompe, la fanfare de
l’autocréation rendait inaudibles les autres types d’histoires de la cité
souterraine. Or, pour avoir une chance de capter ces murmures clandestins,
nous devrions reconsidérer cette vision du monde qui sépare les espèces les
unes des autres à l’aune des nouvelles données qui ont commencé à la
bousculer.
Quand, au XIXe siècle, Charles Darwin a proposé une théorie de
l’évolution à partir de la sélection naturelle, il n’avait aucune explication à
proposer concernant l’héritabilité. Ce n’est qu’en 1900 que les travaux de
Gregor Mendel sur la génétique ont suggéré un mécanisme par lequel la
sélection naturelle pouvait produire ses effets. Au XXe siècle, les biologistes
ont combiné génétique et évolution pour aboutir à la « synthèse moderne » :
puissant scénario permettant d’expliquer comment les espèces surgissent à
partir de différenciations génétiques. Au début du XXe siècle, la découverte
des chromosomes, en tant que structures intracellulaires porteuses de
l’information génétique, a donné une assise matérielle à cette histoire. Les
composantes héréditaires, autrement dit les gènes, furent localisées au
niveau des chromosomes. Dans la reproduction sexuée des vertébrés, une
lignée particulière composée de « cellules germinales » fut identifiée
comme préservant les chromosomes qui seraient transmis à la génération
suivante (le sperme humain et les œufs sont de telles cellules germinales).
Les changements survenant dans le reste du corps, y compris les
changements génétiques, pouvaient être transmis à la progéniture tant qu’ils
n’affectaient pas les cellules germinales des chromosomes. Ainsi,
l’autoréplication des espèces se voyait protégée des vicissitudes de
l’histoire ou encore de rencontres écologiques malencontreuses. Aussi
longtemps que les cellules germinales restaient identiques, l’organisme
avait le pouvoir de se refabriquer lui-même et donc tout ce qu’il faut pour
assurer la continuité de l’espèce.
On est là au cœur du récit édifiant de l’autocréation des espèces : la
reproduction y est autosuffisante, auto-organisée et échappe à l’histoire.
Le nom de « synthèse moderne » sonne assez juste avec la question de la
modernité, discutée plus haut en termes de scalabilité. Les choses dotées
d’un système d’autoréplication sont des entités modèles du genre naturel
que des prouesses techniques peuvent contrôler : elles sont modernes. Elles
sont interchangeables les unes avec les autres, en raison même d’une
variabilité strictement dévolue à leur autocréation. Par conséquent, elles
sont derechef scalables. Les traits d’hérédité s’expriment à différentes
échelles : cellules, organes, organismes, populations d’individus se
reproduisant exclusivement entre eux et, évidemment, espèces elles-mêmes.
Chacun de ces niveaux est une nouvelle manifestation d’un héritage
génétique clos sur lui-même : niveaux qu’on peut emboîter parfaitement et
donc rendre scalables. Aussi longtemps que ces niveaux présentent les
mêmes caractéristiques, la recherche a tout loisir de passer de l’un à l’autre
sans rencontrer aucune friction. Les problèmes ont commencé à surgir à
partir du moment où ce paradigme a versé dans l’excès : quand les
chercheurs prirent la scalabilité au sens littéral du terme, ils produisirent de
nouvelles histoires bizarres qui misaient toute la responsabilité sur le gène.
Glissant librement d’une échelle à une autre, depuis le chromosome
jusqu’au monde social, ils en arrivèrent à proposer des gènes responsables
de la criminalité ou de la créativité. Le « gène égoïste », responsable de
l’évolution, ne requérait aucun collaborateur. Dans ces versions, la vie
scalable capturait l’héritage génétique dans une modernité close sur elle-
même et se reproduisant en boucle, à l’image de la « Cage d’acier » de Max
Weber.
La découverte, dans les années 1950, de la stabilité et des propriétés
autoréplicatives de l’ADN a représenté le joyau de la couronne de la
synthèse moderne mais a aussi marqué le début de sa fin. L’ADN, avec les
protéines associées, est le matériau de base des chromosomes. La structure
chimique des brins en double hélice est à la fois stable et capable de se
répliquer à l’identique sur un nouveau brin en construction. En voilà un
modèle de réplication autosuffisante ! La réplication de l’ADN fascinait :
elle devint une icône pour la science moderne elle-même qui avait pour
exigence la reproductibilité des résultats et donc pour nécessité des objets
de recherche stables et interchangeables tout au long des processus
expérimentaux, c’est-à-dire des objets sans histoire. Les résultats de la
réplication de l’ADN pouvaient être retrouvés à chaque échelle biologique
(protéine, cellule, organe, organisme, population, espèce). La scalabilité
biologique disposait désormais d’un mécanisme qui venait appuyer le récit
de la vie moderne dans toutes ses dimensions : une vie réglée par
l’expression des gènes et indifférente à l’histoire.
Mais la recherche sur l’ADN s’est poursuivie dans des directions
inattendues. Reprenons la trajectoire de la biologie du développement. C’est
une des disciplines parmi tant d’autres qui aura émergé de la révolution de
l’ADN. Elle étudie les mutations génétiques et leur expression dans le
développement des organismes, avec tout ce que cela implique pour la
spéciation. Néanmoins, en observant de près le développement, les
chercheurs ne pouvaient pas échapper à l’histoire des rencontres entre un
organisme et son environnement. Ils se sont ainsi retrouvés à discuter avec
des écologistes et ont soudain réalisé qu’ils avaient là la preuve d’un type
d’évolution qui n’avait absolument pas été prévu par la synthèse moderne.
À la différence de l’orthodoxie moderne, ils découvrirent que de nombreux
effets environnementaux pouvaient être transmis à la descendance par des
mécanismes variés, tantôt en affectant l’expression du gène, tantôt en
influençant la fréquence des mutations ou la dominance de formes
variétales6.
Une des découvertes les plus surprenantes était qu’il existait de
nombreux organismes qui ne se développent qu’en interaction avec d’autres
espèces. Un tout petit calamar hawaïen, Euprymna scolopes, est devenu un
organisme modèle pour penser ce type de processus7. Le « calamar à queue
courte » est connu pour son organe luminescent, grâce auquel il simule la
lumière de la lune et dissimule ainsi sa silhouette aux prédateurs. Mais les
jeunes calamars ne développent pas cet organe sans entrer en contact avec
une espèce particulière de bactérie, Vibrio fischeri. Les calamars ne sont pas
nés avec ces bactéries : ils doivent en faire la rencontre dans l’eau de la mer.
Sans elles, l’organe luminescent ne se développera jamais. Mais peut-être
allez-vous penser que des organes luminescents sont quelque chose de
superflu. Examinons le cas de la guêpe parasite Asobara tabida. Les
femelles sont totalement incapables de produire des œufs sans les bactéries
du genre Wolbachia8. Par ailleurs, les larves du papillon azuré du serpolet,
Maculinea arion, sont incapables de survivre si elles ne sont pas hébergées
dans une fourmilière9. Même nous, humains autonomes et fiers de l’être,
sommes incapables de digérer nos aliments sans l’intervention de bactéries,
lesquelles sont acquises dès le moment où nous glissons en dehors du canal
pelvien. Les bactéries forment 90 % des cellules du corps humain. Nous ne
pourrions pas nous en passer10.
Scott Gilbert et ses autres collègues biologistes ont constaté que :
« La quasi-totalité des développements peuvent être considérés comme des
symbioses. Par l’idée de symbiose, nous faisons référence à la capacité des
cellules d’une espèce à assister le développement normal du corps d’une
autre espèce11. » Cette manière de voir change l’unité de base de
l’évolution. Quelques biologistes ont ainsi commencé à parler de « théorie
hologénomique de l’évolution », en référence aux ensembles formés par les
organismes et leurs symbiotes, identifiés comme des unités à part entière
dans l’évolution du vivant : les « holobiotes12 ». Ils ont par exemple
découvert que l’association entre une bactérie particulière et la mouche des
fruits influençait le choix du partenaire sexuel de celle-ci, ouvrant ainsi la
voie au développement d’une nouvelle espèce13. Pour asseoir toute
l’importance de ce type de développement, Gilbert et ses collègues se sont
servis de l’expression « symbiopoïèse » : codéveloppement inhérent à un
holobiote. L’usage de cette expression souligne le net contraste entre leurs
découvertes et ce qui, à travers le concept d’« autopoïèse », était censé
s’autoconstituer en systèmes engendrant continuellement leur propre
organisation. « De plus en plus, écrivent-ils, la symbiose apparaît être la
“règle” et non pas l’exception [...]. La nature pourrait sélectionner des
“relations” bien plus que des individus ou des génomes14. »
Les relations interspécifiques réinscrivent l’évolution du vivant dans
l’histoire, étant donné qu’elles ne se font qu’au gré de rencontres fortuites.
Elles ne peuvent former un système qui s’autorépliquerait à partir de lui-
même, car les rencontres interspécifiques sont toujours des événements, des
« choses qui arrivent », prises dans une histoire. Des événements peuvent
mener à des situations relativement stables mais ils ne peuvent pas être pris
en compte de la même manière que des unités s’autorépliquant ; ils sont
toujours soumis aux fruits du hasard et au temps. L’histoire est une fauteuse
de troubles pour la scalabilité. Car l’unique manière de créer de la
scalabilité est bien de refouler toute tentative de changement et de
rencontre. Si ces tentatives ne peuvent être réprimées, c’est alors l’ensemble
des relations, à tous les niveaux, qui doit être repensé. Quand des
défenseurs britanniques de l’environnement essayèrent de sauver l’azuré du
serpolet, dont j’ai fait mention plus haut, ils ne pouvaient pas en rester à
l’idée qu’une population reproductrice soit en mesure d’assurer, par elle-
même, la continuité de l’espèce, et cela même si, suivant la
synthèse moderne, les populations sont théoriquement constituées
d’individus formés par les gènes. Ils ne pouvaient pas laisser de côté les
fourmis sans lesquelles les larves sont incapables de survivre15. Les
populations d’azurés du serpolet n’évoquent donc définitivement pas un
effet scalable de l’ADN du papillon. Elles sont les sites non scalables de
rencontres interspécifiques. Et c’est un sérieux problème pour la synthèse
moderne, car la génétique des populations était, depuis le début du
XXe siècle, au cœur de l’évolution-sans-histoire. Se pourrait-il qu’on ait
besoin d’évacuer la biologie des populations au vu de l’émergence d’une
écologie qui se veut historique et multispécifique ? Se pourrait-il que les
arts de l’observation que j’ai déjà discutés en forment le cœur16 ?
La réintroduction de l’histoire dans la pensée de l’évolution a déjà débuté
sur d’autres niveaux de l’échelle biologique. La cellule, autrefois emblème
d’unité douée de réplication, s’avère dorénavant être le résultat historique
d’une symbiose entre des bactéries indépendantes17. Même l’ADN, à travers
ses séquences d’acides aminés, finit par avoir plus d’histoire qu’on ne le
pensait. Les virus sont, pour une part, responsables de l’ADN humain : les
rencontres virales sont des moments historiques au cours desquels nous
avons été fabriqués comme des humains18. La recherche sur le génome a
relevé le défi d’identifier ces rencontres dans la fabrique de notre ADN.
La génétique des populations ne peut pas plus longtemps faire comme si
l’histoire n’existait pas19.
Les mycètes sont d’excellents guides. Ils ont toujours été récalcitrants à
la cage d’acier de l’autoréplication. Comme les bactéries, certains mycètes
peuvent être le résultat d’un échange de gènes dans des rencontres non
reproductives (« transfert horizontal de gènes ») ; beaucoup aussi semblent
ne pas se plier au rangement de leur matériel génétique selon les catégories
d’« individu » ou d’« espèce », sans parler de « population ». Quand les
chercheurs ont étudié les corps fructifères de ce qu’ils pensaient être une
espèce, les « champignons chenille » tibétains, ils ont été confrontés à de
nombreuses espèces enchevêtrées les unes dans les autres20. Quand ils ont
examiné les filaments de la pourriture des racines de l’Armillaria, ils ont
découvert une mosaïque génétique qui rendait difficile une identification
individuelle21. En même temps, les mycètes sont connus pour leurs
attachements symbiotiques. Les lichens sont des mycètes qui s’associent
avec des algues et des cyanobactéries. J’ai beaucoup parlé de la
collaboration des mycètes avec les plantes mais ils s’associent aussi bien
avec des animaux. Par exemple, les termites Macrotermitinae ne sont
capables de digérer leurs aliments que par l’intermédiaire de mycètes. Les
termites mâchent le bois mais sont dans l’incapacité de le digérer seuls.
À la place, ils élaborent des « parcs à mycètes » dans lesquels le bois mâché
en petites boulettes est digéré par les mycètes du genre Termitomyces, seuls
capables de produire les nutriments adaptés. Le chercheur Scott Turner
pointe le fait que, s’il est permis de dire que les termites cultivent des
mycètes, on peut tout aussi bien affirmer que les mycètes cultivent des
termites. Le Termitomyces utilise l’environnement de la termitière pour
triompher des autres mycètes. Mais, par là même, le mycète régule la
termitière, en la maintenant ouverte au changement grâce à la production
annuelle de nouveaux champignons qui, à chaque fois, interfèrent comme
de nouveaux alliés sur la construction de la termitière.
Le langage métaphorique que nous employons (tel que termites
« cultivés ») a parfois quelque chose de gênant, mais parfois aussi quelque
chose d’inattendu qui nous éclaire sur des points insoupçonnés. Une des
métaphores les plus utilisées pour parler de la symbiose est la « sous-
traitance ». On pourrait dire que les termites sous-traitent leur digestion aux
mycètes ou, inversement, que les mycètes sous-traitent aux termites la
recherche de nourriture et la construction d’un foyer douillet. Beaucoup de
choses fausses ont tendance à circuler dans les comparaisons entre les
processus biologiques et les arrangements propres au monde des affaires, et
il serait même inutile d’en dresser la liste tant elles sont nombreuses. Mais
peut-être y a-t-il ici une leçon à en tirer. Comme dans le cas des chaînes
d’approvisionnement capitalistes, ces chaînes d’implications ne sont pas
scalables. Qu’il s’agisse d’entreprises ou d’espèces, ce qui les compose ne
peut être réduit à des objets interchangeables s’autorépliquant. En termes de
composition, cela exige plutôt de faire attention aux différentes histoires
que sous-entend chaque rencontre et qui maintiennent la chaîne en marche.
Les descriptions de l’histoire naturelle, bien plus que les modélisations
mathématiques, sont la première étape indispensable, comme on a coutume
de le faire en économie. Notre curiosité sera sans limite. Peut-être qu’une
anthropologue, formée à l’une des rares sciences existantes qui valorise
encore l’observation et la description, pourrait s’avérer utile.

1. A la fin de l’Origine des espèces, Charles Darwin propose cette image d’un rivage luxuriant : « d’un si petit commencement,
des formes sans nombre, de plus en plus belles, de plus en plus merveilleuses, se sont développées et se développeront par une
évolution sans fin », <obvil.paris-sorbonne.fr>.
2. Pour des exemples d’introductions, voir Nicholas MONEY, Mr. Bloomfield’s Orchard, Oxford University Press, Oxford, 2004
(exposé général) ; G. C. AINSWORTH, Introduction to the History of Mycology, Cambridge University Press, Cambridge, 2009
(histoire) ; J. André FORTIN, Christian PLENCHETTE et Yves POCHÉ, Les Mycorhizes. L’essor de la nouvelle révolution verte,
Quae éditions, Paris, 2016 (agronomie) ; Jens PEDERSEN, The Kingdom of Fungi, Princeton University Press, Princeton, NJ,
2013 (photographies).
3. Lisa CURRAN, « The ecology and evolution of mast-fruiting in Bornean Dipterocarpaceae : A general ectomycorrhizal
theory », thèse de doctorat, Université de Princeton, 1994.
4. Cette histoire et bien d’autres se trouvent dans Paul STAMET, Mycelium Running, Ten Speed Press, Berkeley, 2005.
5. S. KOHLMEIER, T. H. M. SMITS, R. M. FORD, C. KEEL, H. HARMS et L. Y. WICK, « Taking the fungal highway :
Mobilization of pollutant-degrading bacteria by fungi », Environmental Science and Technology, 39, 2005, p. 4640-4646.
6. Scott GILBERT et David EPEL, Ecological Developmental Biology, Sinauer, Sunderland, MA, 2008. Dans le chapitre 10, les
auteurs détaillent certains des plus importants de ces mécanismes.
7. Margaret MCFALL-NGAI, « The development of cooperative associations between animals and bacteria : Establishing détente
among domains », American Zoologist, 38, no 4, 1998, p. 593-608.
8. Scott GILBERT et David EPEL, Ecological Developmental Biology, op. cit., p. 18. Une infection par la Wolbachia peut être
aussi la cause de problèmes pour de nombreux insectes car elle modifie la reproduction. John THOMPSON, Relentless Evolution,
University of Chicago Press, Chicago, 2013, p. 104-106, 192.
9. J. A. THOMAS, D.J. SIMCOX et R. T. CLARKE, « Successful conservation of a threatened Maculinea butterfly », Science,
203, 2009, p. 458-461. Pour des entremêlements semblables, voir John THOMPSON, Relentless Evolution, op. cit., p. 182-183 ;
Scott GILBERT et David EPEL, Ecological Developmental Biology, op. cit., chapitre 3.
10. Scott GILBERT et David EPEL, Ecological Developmental Biology, op. cit., p. 20-27.
11. Scott E. GILBERT, Emily MCDONALD, Nicole BOYLE, Nicholas BUTTINO, Lin GYI, Mark MAI, Neelekantan
PRAKASH et James ROBINSON, « Symbiosis as a source of selectable epigenetic variation : taking the heat for the big guy »,
Philosophical Transactions of the Royal Society B, 365, 2010, p. 671-678, p. 673.
12. Ilana ZILBER-ROSENBERG et Eugene ROSENBERG, « Role of microorganisms in the evolution of animals and plants :
The hologenome theory of evolution », FEMS Microbiology Reviews, 32, 2008, p. 723-735.
13. Gil SHARON, Daniel SEGAL, John RINGO, Abraham HEFETZ, Ilana ZIBER-ROSENBERG et Eugene ROSENBERG,
« Commensal bacteria play a role in mating preferences of Drosophila melanogaster », Proceedings of the National Academy of
Science, 1er novembre 2010, <pnas.org>.
14. Scott GILBERT et David EPEL, Ecological Developmental Biology, op. cit., p. 672, 673.
15. J. A. THOMAS, D.J. SIMCOX et R. T. CLARKE, « Succesful conservation of a threatened Maculinea butterfly », loc. cit.
16. Les généticiens des populations étudient les mutualismes, y compris ceux impliquant des fungis de type ectomycorhizes et des
arbres. Mais la structure de la discipline implique que la plupart des recherches voient chaque organisme comme analytiquement
autosuffisant bien plus qu’émergeant d’interactions historiques. Comme un article récent l’explique : « Les mutualismes sont
l’exploitation réciproque qui augmente néanmoins les aptitudes de chaque partenaire » (Teresa PAWLOWSKA, « Population
genetics of fungal mutualists of plants », in Jianping XU, Microbial Population Genetics, Horizon Scientific Press, Norfolk, 2010,
p. 125). L’objectif de l’étude du mutualisme est donc de mesurer les coûts et bénéfices de chaque espèce autosuffisante en portant
une attention spéciale à la « tricherie ». Les chercheurs peuvent se demander comment les variantes mutualistes d’une espèce
donnée peuvent plus ou moins en exploiter les bénéfices mais ils ne peuvent pas voir les synergies qui ont un pouvoir
transformateur.
17. Lynn MARGULIS et Dorion SAGAN, L’Univers bactériel, op. cit.
18. Masayuki HORIE, Tomoyuki HONDA, Yoshiyuki SUZUKI, Yuki KOBAYASHI, Takuji DAITO, Tatsuo OSHIDA,
Kazuyoshi IKUTA, Patric JERN, Takashi GOJOBORI, John M. COFFIN et Keizo TOMONAGA, « Endogenous non-retroviral
RNA virus elements in mammalian genomes », Nature, 463, 2010, p. 84-87.
19. Un domaine prometteur de la génétique des populations fait appel aux techniques de séquençage de l’ADN pour identifier des
variantes d’allèles dans une même population. Étudier ce type de différences implique un ensemble de marqueurs d’ADN
différents de ceux utilisés pour étudier une espèce. La spécificité de l’échelle importe alors. La théorie de la non-scalabilité
accueille avec plaisir les histoires qui peuvent être racontées à propos des différences d’allèles même s’il n’est pas facile de les
traduire en méthodes de recherche et en résultats à une autre échelle.
20. Daniel Winkler, interview, 2007.
21. R. PEABODY, D. C. PEABODY, M. TYRELL, E. EDENBURN-MACQUEEN, R. HOWDY et K. SEMELRATH, « Haploid
vegetative mycelia of Armillaria gallica show among-cell-line variation for growth and phenotypic plasticity », Mycologia, 97,
no 4, 2005, p. 777-787.
Paysages actifs, Yunnan. Les
paysages actifs restent énigmatiques,
bouleversant ce qu’on croyait savoir
de la nature. Ici, des pins, des chênes,
des chèvres, des humains : pourquoi
les matsutakes poussent-ils dans cette
circulation intense ?

TROISIÈME PARTIE

DES DÉBUTS
MOUVEMENTÉS :
UNE MISE EN FORME
INVOLONTAIRE
Quand Kato-san me présenta le travail de restauration de la forêt qu’il
était en train de réaliser pour le Service des forêts préfectoral, je fus
stupéfaite. En tant qu’Américaine classiquement sensibilisée aux régions
sauvages, il me semblait aller de soi que la meilleure chose à faire était de
laisser aux forêts le soin de se restaurer elles-mêmes. Kato-san n’était pas
du même avis : si tu veux du matsutake au Japon, expliquait-il, tu dois avoir
des pins, et si tu veux des pins, tu dois avoir des humains qui interviennent
et occasionnent des perturbations. La colline qu’il me montra était
justement, sous sa supervision, en train d’être nettoyée de ses arbres
feuillus. Même la couche de la terre arable avait été évacuée et, à mes yeux
d’Américaine, la pente escarpée me paraissait désormais spoliée et nue
comme un ver. « Qu’en est-il de l’érosion ? », lui demandai-je. « L’érosion,
c’est bien », répondit-il. Là, j’étais complètement abasourdie. L’érosion
aussi bien que la disparition de la couche arable ne sont-elles pas toujours
des signes néfastes ? Toutefois, je voulais bien entendre : les pins
poussent sur des sols minéraux, et l’érosion est ce qui permet de les mettre à
nu.
Travailler aux côtés de gestionnaires de forêts au Japon a changé ma
manière d’appréhender le rôle des différentes perturbations qui touchent les
forêts. Occasionner une perturbation délibérée dans le but de revitaliser les
forêts était quelque chose qui me surprit tout particulièrement. Kato-san
n’était pas dans la perspective d’aménager un jardin. La forêt à laquelle il
tendait devrait pousser d’elle-même. Mais il avait l’ambition d’y apporter
son aide en créant des dégâts, et pas n’importe lesquels : des dégâts qui
pourraient profiter aux pins.
Le travail de Kato-san est tout entier rivé à une cause populaire et
scientifique : restaurer les sols boisés du satoyama. Le satoyama constitue
la campagne traditionnelle des paysans, combinant, avec les zones boisées,
agriculture du riz et gestion de l’eau. Ces bois – au cœur du concept de
satoyama –, dès lors qu’ils furent perturbés, ont été entretenus dans
l’optique d’en optimiser aussi bien l’exploitation de bûches et la fabrication
de charbon que tous les autres produits forestiers, excepté les coupes de
type industriel. Aujourd’hui, les matsutakes sont les produits des bois du
satoyama les plus appréciés. Restaurer ces bois pour favoriser la présence
des matsutakes revient à encourager le développement d’autres formes de
vie : les pins, les chênes, les plantes des sous-bois, les insectes et les
oiseaux. Il faut perturber pour restaurer, mais en prenant soin d’encourager
la diversité et un fonctionnement sain des écosystèmes. Il y a des types
d’écosystèmes, affirment des défenseurs, qui ont besoin de l’activité
humaine.
Partout dans le monde, des programmes de restauration écologique font
appel à l’activité humaine pour réarranger les paysages naturels. Ce qui,
pour moi, est le trait distinctif de la revitalisation du satoyama, c’est l’idée
que les activités humaines doivent faire partie de la forêt au même titre que
celles des non-humains. Dans cette perspective, les humains, les pins, les
matsutakes et bien d’autres espèces doivent, tous ensemble, fabriquer le
paysage. Selon un chercheur japonais, les matsutakes sont le résultat d’une
« culture involontaire » : ce sont les dégâts causés par les humains qui
auraient rendu possible leur présence et non les humains eux-mêmes qui, de
leur propre chef, sont totalement incapables de cultiver le champignon en
question. En fait, on pourrait dire que les pins, les matsutakes et les
humains se cultivent tous les uns les autres de manière involontaire.
Ils rendent possibles pour chacun d’entre eux des projets de fabrication d’un
monde. Cet idiome m’a permis de m’adresser plus généralement à la
manière dont les paysages sont les produits d’une mise en forme
involontaire, c’est-à-dire d’un ensemble imbriqué d’activités qui fabriquent
un monde par de multiples agents, humains et non humains. La mise en
forme devient claire quand on observe l’écosystème du paysage qui en
découle, tout en sachant qu’aucun des agents n’aurait pu prévoir une telle
issue. Les humains se joignent aux autres en fabriquant des paysages qui
deviennent l’écho d’une mise en forme involontaire.
En tant que sites privilégiés dans les scénarios du genre Plus qu’humains,
les paysages sont des outils radicaux pour relativiser l’hubris humaine. Les
paysages ne sont pas l’arrière-fond d’actions historiques : ils sont eux-
mêmes actifs. Observer des paysages en formation montre des humains en
compagnie d’autres êtres vivants, tous s’activant à modeler des mondes.
Les matsutakes et les pins ne font pas que pousser dans les forêts : ils
fabriquent aussi les forêts. Les forêts de matsutakes résultent de réunions
qui construisent et transforment les paysages. Cette partie du livre s’ouvre
sur le phénomène des perturbations et, en tant que telles, elles marquent un
début comme quand un acte s’ouvre sur une scène : les perturbations
réalignent des possibilités de rencontres transformatrices. Des patchs de
paysage émergent de ces perturbations. Ce qui revient à dire que la précarité
se déroule dans une socialité plus qu’humaine.
Paysages actifs, préfecture de Kyoto.
La forêt de satoyama en décembre.
Parfois la vie de la forêt est d’autant
plus manifeste quand elle franchit les
obstacles censés arrêter sa course.
Les paysans ratiboisent, l’hiver
glace, mais la vie n’en démord pas.

11
LA VIE DE LA FORÊT

Lorsqu’on marche, attentif, dans une forêt, même si elle a été


endommagée, on ne peut qu’être captivé par l’abondance de vie qui
y règne : vies anciennes et nouvelles, vies sous les pieds ou se tendant vers
la lumière. Mais comment s’y prendre pour raconter toute cette vie qui
peuple la forêt ? Ne devrions-nous pas commencer par chercher du côté
d’un scénario et d’une aventure qui seraient au-delà des activités
humaines ? Certes, nous ne sommes pas très habitués à lire des histoires
sans héros humains. C’est pourtant tout le défi qui façonnera cette section
du livre. Est-il possible de faire du paysage le protagoniste d’une aventure
dans laquelle les humains ne sont qu’un genre de participants parmi
d’autres ?
Au cours des dernières décennies, de nombreux chercheurs d’horizons
différents ont montré que limiter nos récits aux protagonistes humains
n’était pas seulement un banal réflexe, mais suggérait une pratique
culturelle, structurée et hantée par les rêves de progrès liés à la
modernisation1. Il y a d’autres manières de fabriquer des mondes. Aussi,
des anthropologues ont décidé de s’intéresser notamment à la manière dont
les peuples qui vivent de la chasse reconnaissent les autres êtres vivants
comme des « personnes », c’est-à-dire comme des protagonistes à part
entière de leurs histoires2. Comment, en fait, pourrait-il en être autrement ?
Cependant, les idées auxquelles le progrès s’accroche font tout pour barrer
la route à cette compréhension : parler aux animaux, c’est réservé aux
enfants et aux primitifs. Ayant réduit leurs voix au silence, nous imaginons
que tout va très bien sans eux. Nous les foulons aux pieds pour avancer et
nous oublions que la survie collective requiert des coordinations
interspécifiques. Pour élargir les possibles, nous avons besoin d’autres types
de récits, y compris des aventures que traversent les paysages3.
Commençons par là : un nématode et une proposition sur la question de
la viabilité.

« Appelle-moi Bursaphelenchus xylophilus. Je suis une créature


vermiforme minuscule, un nématode, et je passe la plus grande partie de
mon temps à dégrader l’intérieur des pins. Cela n’empêche que ma famille a
beaucoup voyagé : autant que n’importe quel baleinier parcourant les
sept mers. Reste avec moi et je vais te raconter d’étonnants voyages. »
Mais, minute : qui veut écouter un ver parler du monde ? C’était en effet
la question posée par Jakob von Uexküll en 1934, quand il proposa de
décrire le monde dont une tique fait l’expérience4. En se penchant sur les
capacités sensorielles de la tique, comme sa capacité à détecter la chaleur
d’un mammifère – indice qu’il y a là festin de sang potentiel –, Uexküll
montre qu’une tique connaît et fabrique des mondes. Son approche anime
les paysages en tant que scènes d’une activité sensorielle : les créatures ne
sont pas traitées comme des objets inertes mais comme des sujets
connaissants.
Et pourtant cette idée d’Uexküll, menant tout droit à celle d’affordance,
enfermait sa tique dans un monde comparable à une bulle, limité à quelques
sens. Dans le cadre d’un espace et d’un temps restreints, elle ne participait
pas aux rythmes plus généraux et aux histoires qu’enveloppent les
paysages5. Cela ne peut donc suffire, comme l’attestent les voyages du
Bursaphelenchus xylophilus, ce nématode qui s’attaque aux pins.
Examinons donc l’un de ces périples, haut en couleur.
Les nématodes qui dégradent les pins sont incapables de se déplacer
d’arbre en arbre sans l’intervention de coléoptères xylophages qui les
transportent et, au passage, en tirent aussi bénéfice. À une étape particulière
de leur vie, les nématodes peuvent ainsi profiter du vol de ces coléoptères
d’un arbre à l’autre en s’y glissant comme passagers clandestins. Mais la
transaction ne se fait pas n’importe quand et n’importe comment. Les
nématodes doivent approcher les coléoptères à un moment particulier du
cycle de vie de ces derniers, et plus précisément lorsqu’ils sont sur le point
de quitter les cavités creusées dans un pin pour s’envoler vers un nouvel
arbre. Les nématodes migrent alors vers la trachée du coléoptère. Ensuite,
quand le temps est venu pour le coléoptère de rejoindre un nouvel arbre
pour y pondre ses œufs, les nématodes en profitent pour se laisser glisser
dans la blessure toute fraîche infligée au nouvel hôte. Cette extraordinaire
coordination est un véritable tour de force, dans lequel les nématodes
détournent à leur avantage les rythmes de vie des coléoptères6. Dès qu’on
s’immerge dans de tels réseaux de coordination, les mondes-bulles que
propose Uexküll ne suffisent décidément pas.
Malgré ce petit séjour en compagnie du nématode, je ne perds pas de vue
les matsutakes. L’une des principales raisons de la rareté actuelle des
matsutakes au Japon se traduit par la disparition des pins, qui résulte
justement des pratiques xylophages des nématodes. Tout comme les
baleiniers capturent des baleines, les nématodes qui s’attaquent aux pins
s’emparent de ces derniers et les tuent, eux et leurs compagnons fongiques.
Toutefois, les nématodes n’ont pas toujours vécu de cette manière.
De même que les baleiniers et les baleines, les nématodes se sont convertis
en tueurs de pins par la force des choses et en fonction de contingences
historiques. Leur odyssée dans l’histoire japonaise est tout aussi fabuleuse
que les réseaux de coordination qu’ils tissent.
Les nématodes xylophages de pins ne sont que des parasites mineurs
pour les pins américains qui ont évolué avec eux. Ces nématodes ne sont
devenus des tueurs d’arbres qu’à partir du moment où ils ont voyagé
jusqu’en Asie et ont rencontré des pins pas du tout préparés et donc
particulièrement vulnérables. De manière remarquable, des écologues ont
pu retracer cette histoire avec plus ou moins de précision. C’est au cours de
la première décennie du XXe siècle que les premiers nématodes à bord de
pins américains, en provenance des États-Unis, ont débarqué dans le port de
Nagasaki au Japon7. Le bois représentait une matière première pour le
Japon en train de s’industrialiser, et les élites étaient avides de ressources
venant du monde entier. De nombreux hôtes indésirables débarquèrent en
même temps que ces ressources, y compris nos nématodes. Peu de temps
après leur arrivée, ils se mirent à voyager avec les coléoptères locaux,
scieurs de pins : leur extension peut être tracée sous forme de cercles
concentriques autour de Nagasaki. Ensemble, le coléoptère local et le
nématode allochtone transformèrent les paysages forestiers du Japon.
Pourtant, un pin infecté peut ne pas mourir s’il est maintenu en vie grâce
à de bonnes conditions. Aussi, cette menace indéterminée produit donc un
véritable suspens chez les matsutakes, qui sont toujours susceptibles de
devenir des victimes collatérales. Les pins stressés par des forêts trop
peuplées, le manque de lumière et un sol devenu trop riche sont des proies
faciles pour les nématodes. Des arbres à feuilles persistantes ne cessent de
proliférer et de faire de l’ombre aux pins japonais. Quelques fois, un
champignon responsable du bleuissement se met à pousser dans les
blessures des pins et devient source de nourriture pour les nématodes8. Les
températures plus chaudes, dues au changement climatique
anthropogénique, viennent aider les nématodes à se développer9. Bien au-
delà des mondes-bulles, on voit ici s’entrecroiser plusieurs histoires qui
nous entraînent à travers des cascades de changements, provoqués par des
collaborations multiples et une incessante complexité à l’œuvre. Les modes
de subsistance du nématode, et donc aussi bien ceux du pin qu’il attaque
que ceux du champignon qui tente de sauver l’arbre, s’affinent dans des
agencements instables pendant que des occasions surgissent et que des
anciennes manières de faire prennent une nouvelle tournure. Dans toute
cette histoire, les matsutakes japonais se mêlent à la danse : leur sort dépend
du renforcement ou de l’affaiblissement de l’agilité uexküllienne des
nématodes à dégrader les pins.
Suivre à la trace les matsutakes à travers les différents voyages des
nématodes me permet d’en revenir à mon questionnement de départ sur la
façon de conter les aventures de paysage, avec, cette fois, une proposition.
Premièrement, plutôt que de limiter nos analyses à une seule créature à la
fois (y compris les humains), ou même à une relation, si on veut savoir ce
qui permet aux lieux d’être viables, nous devons étudier les agencements
polyphoniques, en ce qu’ils rassemblent différentes manières d’exister. Les
agencements performent des situations viables. Les histoires des matsutakes
nous emmènent dans des histoires de pins et des histoires de nématodes :
aux moments mêmes où ils se coordonnent les uns avec les autres, ils créent
soit des situations viables soit des situations d’extinction.
Deuxièmement, des agilités propres à chaque espèce se perfectionnent à
travers les coordinations qu’induisent les agencements. Uexküll nous met
sur la bonne voie en faisant remarquer combien même d’humbles créatures
participent à la fabrication des mondes. Pour élargir son point de vue, nous
suivrons les accordages multispécifiques dans lesquels chaque organisme
s’épanouit. Le matsutake n’est rien sans les rythmes de la forêt où il se plaît
à vivre.
Troisièmement, des coordinations apparaissent et disparaissent au gré de
changements historiques, toujours contingents. La possibilité que les
matsutakes et les pins puissent continuer leur collaboration sur des sites
japonais dépend d’un grand nombre d’autres collaborations mises en place
par l’intrusion des nématodes, capables de dégrader les pins.
Pour mettre tout cela ensemble, il peut être utile de rappeler la musique
polyphonique dont j’ai parlé brièvement au chapitre 1. À la différence des
consonances et rythmes unifiés du rock, de la pop ou de la musique
classique, il faut, pour apprécier une polyphonie, écouter à la fois les lignes
mélodiques, chacune séparément, et la manière dont elles ne font plus qu’un
dans des moments inattendus d’harmonie ou de dissonance. De même, pour
apprécier un agencement, il faut être attentif aux manières d’exister
séparément et, en même temps, observer comment ces manières se tiennent
les unes les autres grâce à des coordinations sporadiques mais cruciales.
Bien plus, en opposition au caractère prédictible d’un morceau de musique
écrit qui peut être répété encore et encore, la polyphonie d’un agencement
se transforme à mesure que les conditions changent. C’est cette pratique
d’écoute attentive que cette section du livre cherche à instiller.
En prenant pour objet les agencements basés sur le paysage, il m’est
dorénavant possible de prendre en compte les interactions qui se jouent
entre de nombreux organismes. Je ne suis plus limitée à suivre à la trace les
relations humaines avec leurs alliés favoris, comme cela se fait dans la
plupart des études portant sur les animaux. Les organismes n’ont pas à
décliner leurs équivalents humains (en tant qu’agents conscients,
communicateurs intentionnels ou sujets éthiques) pour compter. Si l’on
s’intéresse à la viabilité, à l’éphémère et à l’émergence, il faut être attentif à
l’action des agencements qui forment un paysage. Des agencements
fusionnent, se modifient et disparaissent : là est le récit à raconter.
Une histoire sur des paysages est à la fois facile et difficile à raconter.
Parfois, elle endort les lecteurs, laissant penser que nous n’apprenons là rien
de nouveau. Cette impression est le fruit du triste mur que nous avons
construit entre concepts et histoires. On peut s’en apercevoir, par exemple,
dans le fossé qui existe entre l’histoire environnementale et les science
studies. Les chercheurs en ce domaine, non rodés à sonder des concepts à
l’œuvre dans des récits, ne se préoccupent pas d’histoire environnementale.
Prenons le cas de l’excellent travail de Stephen Pyne sur le rôle du feu dans
la fabrique des paysages : étant donné que ses concepts sont embarqués
dans les histoires qu’il raconte, les chercheurs en science studies sont restés
indifférents à ses propositions radicales sur les puissances d’action
géochimiques10. Les analyses aiguisées de Pauline Peters sur la manière
dont la logique du système britannique des enclosures a été adoptée par les
gestionnaires des pâturages au Botswana, ou encore les découvertes
surprenantes de Kate Shower à propos du contrôle de l’érosion au Lesotho,
pourraient révolutionner nos conceptions de la science normale, mais ce
n’est pas le cas11. De tels refus appauvrissent les science studies et
continuent à encourager la mise en place des concepts dans un espace réifié.
En distillant des principes généraux, les théoriciens espèrent que d’autres
les compléteront avec des cas particuliers, sinon que « compléter » n’est
jamais si simple. C’est un véritable arsenal intellectuel qui aide à consolider
le mur entre concepts et histoires, et concrètement tout cela assèche
l’importance de la sensibilité que les chercheurs en sciences studies tentent
de valoriser. Dans ce qui suit, un défi est donc lancé aux lecteurs : repérer
des concepts et des méthodes, tapis dans les histoires de paysage que je
présente.
Raconter des histoires de paysage nécessite d’apprendre à connaître ceux
qui y habitent, humains et non-humains. Ce n’est pas facile, et cela fait sens
pour moi que d’utiliser toutes les pratiques d’apprentissage auxquelles je
peux penser, y compris nos formes combinées d’attention qui s’activent
dans les mythes ou les histoires, dans les pratiques de subsistance, dans les
archives, dans les rapports scientifiques ou dans les expérimentations. Mais
ce pot-pourri suscite de la méfiance, en particulier au regard des alliés que
j’ai réunis dans ma propre concoction, conviant des anthropologues qui
proposent d’autres manières de fabriquer le monde. Pour de nombreux
anthropologues de la culture, la science est, au mieux, un homme de paille
auquel s’opposent ceux qui explorent des alternatives, telles que les
pratiques indigènes12. Mélanger les formes de vérité scientifiques et
vernaculaires expose à l’accusation de courber l’échine devant la science.
Mais ce type d’accusation revient encore à assumer l’idée que la science
serait monolithique et capable d’absorber toutes les pratiques dans une
seule perspective. Au lieu de cela, je propose de me tourner vers des
histoires construites par des pratiques de savoir, voire des manières d’être,
qui soient feuilletées et disparates. Si les différentes composantes de cette
solution se contredisent les unes les autres, cela ne pourra qu’élargir ce que
de telles histoires sont capables de faire.
Au cœur des pratiques qui m’intéressent, les arts de l’ethnographie et de
l’histoire naturelle sont privilégiés. La nouvelle alliance que je propose ici
est fondée sur les engagements qu’impliquent l’observation et le travail de
terrain, et autrement dit sur ce que j’appelle prêter attention13. Les paysages
qui ont subi des perturbations humaines sont des espaces idéaux pour mener
une observation de type sciences humaines et naturaliste. Nous avons
besoin d’apprendre les histoires que les humains ont fabriquées dans ces
lieux et celles des participants non humains. Les défenseurs de la
restauration du satoyama se sont avérés ici des professeurs de premier plan :
ils ont insufflé une vie nouvelle à ma compréhension des « perturbations »,
comme un jeu à la fois de coordinations et de couches historiques. Ils m’ont
montré comment les perturbations pouvaient initier une histoire de la vie
propre à la forêt14.
Une perturbation est un changement qui s’opère dans les conditions
environnementales et entraîne un basculement important dans un
écosystème. Les inondations et les feux sont des formes de perturbation,
mais les humains et les autres êtres vivants peuvent aussi causer des
perturbations. La perturbation peut autant renouveler des écologies qu’en
détruire. L’importance d’une perturbation dépend de beaucoup de choses,
y compris de l’échelle à laquelle elle se produit. Certaines perturbations
sont minimes : un arbre tombe dans la forêt et cela crée un puits de lumière.
D’autres sont impressionnantes : un tsunami éventre une centrale nucléaire.
Les échelles de temps sont également importantes : des dégâts à court terme
peuvent être suivis d’une renaissance exubérante. Les perturbations ouvrent
la voie à des rencontres transformatrices, rendant possibles de nouveaux
agencements de paysage15.
Les chercheurs en sciences humaines, qui ne sont pas habitués à penser
avec les perturbations, les associent aux dégâts. Mais la perturbation, telle
qu’elle est utilisée par les écologues, n’est pas toujours mauvaise et, surtout,
pas toujours humaine. La perturbation d’origine humaine n’est pas la seule
à pouvoir semer la pagaille dans les relations écologiques. Bien plus, si elle
est le début d’autre chose, la perturbation est toujours à situer au milieu des
choses : le terme ne fait pas référence à un état initial harmonieux. Les
perturbations se succèdent. Ainsi, tous les paysages sont perturbés, et il
s’ensuit que la perturbation peut être considérée comme un état ordinaire.
Mais cela encore ne doit pas limiter le terme. Poser la question de la
perturbation ne clora pas la discussion mais l’ouvrira, en nous permettant
d’explorer les dynamiques du paysage. Qu’une perturbation soit ou non
supportable est une question qui a mis au travail ce qui va suivre : la
formation de nouveaux agencements.
La perturbation a émergé comme un concept clé de l’écologie exactement
au moment où des chercheurs en humanités et en sciences sociales
commençaient à s’inquiéter de l’instabilité et du changement16. Des deux
côtés de la frontière séparant les humanités des sciences naturelles,
l’instabilité est devenue le nouveau sujet de préoccupation à la mode,
succédant à l’enthousiasme américain, né après la Seconde Guerre
mondiale, pour les systèmes autorégulés envisagés comme une forme de
stabilité au sein du progrès. Dans les années 1950 et 1960, l’idée d’un
équilibre des écosystèmes semblait prometteuse : à travers une succession
naturelle, on était convaincu que les formations écologiques atteindraient un
point d’équilibre relativement stable. Néanmoins, dans les années 1970,
l’attention se tourna vers le dérèglement et le changement, lesquels
généraient une hétérogénéité du paysage. C’est également dans les années
1970 que les chercheurs en humanités et en sciences sociales commencèrent
à s’inquiéter des rencontres transformatrices issues de l’histoire, de
l’inégalité et des conflits. Rétrospectivement, de tels changements
coordonnés dans les courants universitaires auraient pu déjà constituer en
eux-mêmes un sérieux avertissement sur notre basculement commun dans
la précarité.
Comme outil analytique, la perturbation requiert la prise de conscience
du point de vue situé de l’observateur, exactement comme l’impliquent les
meilleurs outils des théories sociales. Décider de ce qui importe en tant que
perturbation est toujours une affaire de point de vue. Sous l’angle humain,
la perturbation qui détruit une fourmilière est totalement différente de celle
qui anéantit une ville humaine. Si l’on prend la perspective d’une fourmi,
les enjeux seront différents. Par ailleurs, les points de vue varient aussi à
l’intérieur des espèces. Rosalind Shaw a montré de manière subtile
comment des hommes et des femmes, des urbains et des ruraux, ou encore
des riches et des pauvres, conceptualisent chacun à sa manière le
phénomène « inondations » au Bangladesh, chacun d’entre eux possédant
une manière propre d’être affecté par la montée des eaux. Selon chaque
groupe, la crue dépasse le niveau du supportable – et devient donc une
inondation – à des hauteurs différentes17. Aucune norme unique pour définir
une perturbation n’est possible : la perturbation devient plus ou moins
importante en fonction de la manière dont nous vivons. Cela signifie que
nous avons à prêter attention aux évaluations à travers lesquelles nous
reconnaissons qu’il y a perturbation. La perturbation ne se réduit jamais à
un « oui » ou à un « non » : elle fait référence à une série indéfinie de
phénomènes troublants. A partir d’où peut-on affirmer qu’on a atteint un
point de non-retour ? Avec une perturbation, on retombe toujours sur un
problème de perspective, lui-même coordonné à des modes d’existence.
Comme mon attention portée au point de vue l’a déjà suffisamment bien
démontré, j’emploierai sans détour le terme de « perturbation », en me
référant aux manières chaque fois singulières et situées d’user de ce
concept. J’ai appris à manier cette utilisation feuilletée grâce aux
scientifiques et aux gestionnaires japonais des forêts, qui, continuellement,
contournent les conventions européennes et américaines, alors même qu’ils
les utilisent. Pour amorcer ce feuilleté, qui, comme je l’ai promis, fera se
chevaucher de manière irrégulière des couches de connaissance globales-et-
locales, expertes-et-vernaculaires, la perturbation me sera un précieux outil.
La perturbation nous emmène au cœur de l’hétérogénéité, un point de
vue clé pour saisir les paysages. Une perturbation crée des patchs qui sont
façonnés, pour chacun, par diverses circonstances. Ces circonstances
peuvent avoir pour origine des perturbations provoquées soit par le non-
vivant (par exemple, les inondations et les feux) soit par des créatures
vivantes. Comme les organismes fabriquent des espaces de vie de
génération en génération, ils reconfigurent par la même occasion
l’environnement. Les écologues parlent des effets des organismes sur leur
environnement comme d’une « ingénierie d’écosystème18 ». Un arbre
retient dans ses racines des rochers qui, sans cela, pourraient être emportés
par un ruisseau ; un ver de terre enrichit le sol. Chacun d’entre eux est un
exemple d’« ingénierie d’écosystème ». Si on observe les interactions
corrélant de nombreuses activités qui relèvent de l’ingénierie d’écosystème,
des motifs apparaissent en organisant des agencements : une mise en forme
involontaire voit le jour. Au sein d’un patch, cette mise en forme est la
somme des ingénieries d’écosystèmes biotiques et abiotiques, qu’elles
soient voulues ou non voulues, bénéfiques ou nocives, voire sans
importance.

L’espèce ne constitue pas toujours la bonne unité de base pour raconter la


vie dont regorge une forêt. Le terme « multispécifique » est seulement là en
guise de remplacement temporaire pour tenter d’aller au-delà de
l’exceptionnalisme humain. Il arrive que des organismes individuels soient
responsables d’interventions radicales. Et parfois des unités beaucoup plus
larges sont mieux à même de nous révéler une action historique. J’ai trouvé
que c’était le cas aussi bien pour les chênes et les pins que pour les
matsutakes. Les chênes, qui se croisent facilement et avec des résultats
fertiles à travers des lignées spécifiques, viennent embrouiller notre
dévotion à la notion d’espèce. Mais, évidemment, l’unité de base que
chacun utilise dépend de l’histoire qu’il veut raconter. Pour raconter celle
de la formation et de la dissolution des forêts de matsutakes à travers la
dérive des continents et les périodes de glaciation, j’ai besoin des « pins »,
avec toute leur fantastique diversité, comme de protagonistes à part entière.
Pinus est l’hôte le plus commun des matsutakes. Quand j’en viendrai aux
chênes, j’irai encore plus loin et embrasserai l’espèce Lithocarpus (chênes à
tan) et l’espèce Castanopsis (chinquapins) aussi bien que l’espèce Quercus
(chênes). Ces genres très proches sont les hôtes feuillus les plus fréquents
des matsutakes. Mes chênes, pins et matsutakes ne sont donc pas identiques
à l’intérieur de leur groupe : ils étendent et transforment leurs trajectoires de
vie, comme les humains, au cours de leur diaspora19. Tout ceci m’aidera à
situer l’action dans l’histoire d’un agencement. Je suivrai leur propagation,
en prêtant attention aux mondes qu’ils fabriquent. Plutôt que de former un
agencement en partant du principe qu’ils correspondraient à certains
« types », c’est en s’agençant que mes chênes, pins et matsutakes définiront
par eux-mêmes leur devenir20.
En voyageant avec cela en tête, j’ai enquêté sur les forêts de matsutakes
dans quatre lieux différents : le centre du Japon, l’Oregon (États-Unis), le
Yunnan (sud-ouest de la Chine) et la Laponie (nord de la Finlande). Ma
courte immersion dans la restauration du satoyama m’a aidée à comprendre
que les forestiers dans chacun de ces endroits avaient des manières
différentes de « faire » des forêts. À la différence du satoyama, les humains,
aux États-Unis et en Chine, ne faisaient pas partie des agencements de la
forêt dans la gestion des matsutakes. En sens inverse, les gestionnaires
redoutaient que, là, les perturbations dues aux humains soient trop
importantes et non qu’elles soient trop faibles. Aussi, en contraste avec les
pratiques du satoyama, partout la sylviculture était mesurée selon un critère
de rationalisation prospective : la forêt pourrait-elle garantir l’avenir de la
productivité scientifique et industrielle ? Alors que, pour un satoyama
japonais, l’idée est de cultiver un paysage viable ici et maintenant21.
Mais, plus que des comparaisons, je cherche des histoires au travers
desquelles humains, matsutakes et pins créent des forêts. Je travaille à bras-
le-corps les conjonctures pour tenter de soulever des questions que la
recherche laisse sans réponse et pour éviter le piège de créer des boîtes
fourre-tout. Je recherche la même forêt sous des versants différents. Chacun
d’eux transparaît dans l’ombre des autres. L’exploration de cette forêt, à la
fois une et multiple, va m’entraîner pour les quatre prochains chapitres
parmi les pins. Les uns après les autres, ces chapitres cartographieront les
manières dont des modes de vie se développent en coordination avec une
perturbation. Comme les modes de vie apparaissent ensemble, des
agencements basés sur des patchs sont formés. Je montrerai que les
agencements sont des scènes posant la question de ce qui est viable, voire la
question de la possibilité d’une vie commune sur une Terre troublée par les
humains.
Vivre de manière précaire est toujours une aventure.
1. La réflexion sur ce problème a surgi des science studies (par exemple, Bruno LATOUR, « Le groom est en grève. Pour l’amour
de Dieu, fermez la porte » in IDEM, La Clef de Berlin et autres leçons d’un amateur de sciences, La Découverte, Paris, 1993,
p. 56-76) ; des études indigènes (par exemple, Marisol DE LA CADENA, « Indigenous cosmopolitics in the Andes : Conceptual
reflexions beyond “politics” », Cultural Anthropology, 25, no 2, 2010, p. 334-370) ; de la théorie postcoloniale (par exemple,
Dipesh CHAKRABARTY, Provincialiser l’Europe, Éditions Amsterdam, Paris, 2009) ; du nouveau matérialisme (par exemple,
Jane BENNETT, Vibrant Matter, Duke University Press, Durham, NC, 2010) ; la fiction et le folklore (par exemple, Ursula LE
GUIN, Buffalo Gals and Other Animal Presences, Capra Press, Santa Barbara, CA, 1987).
2. Ricard NELSON, Make Prayer to the Raven : A Koyukon view of the northern forest, University of Chicago Press, Chicago,
1983 ; Rane WILLERSLEV, Soul Hunters : Hunting, animism, and personhood among the Siberian Yukaghirs, University of
California Press, Berkeley, 2007 ; Eduardo VIVEIROS DE CASTRO, « Cosmological deixis », loc. cit.
3. Certains humanistes s’inquiètent des conséquences politiques du mot « paysage » parce qu’une de ses généalogies nous ramène
à la peinture paysagère, avec la distance opérée entre le spectateur et la scène. Comme Kenneth OLWIG nous le rappelle, une
autre généalogie nous emmène à cette unité politique dans laquelle ce qui est discutable peut être réuni (« Recovering the
substantive nature of landscape », Annals of the Association of American Geographers, 86, no 4, 1996, p. 630-653). Mes paysages
sont des lieux pour des agencements de patchs, c’est-à-dire pour des réunions critiques et en perpétuelle négociation qui
comprennent des protagonistes humains et non humains.
4. Jakob VON UEXKÜLL, Mondes animaux et monde humain, trad. par Philippe Muller, Denoël, Paris, 1984.
5. La conception d’Uexküll de mondes à l’image de bulles a inspiré à Martin Heidegger l’idée que les animaux non humains sont
« pauvres en monde ». Martin HEIDEGGER, Les Concepts fondamentaux de la métaphysique, Paris, Gallimard, 1992.
6. Lilin ZHAO, Shuai ZHANG, Wei WEI, Haijun HAO, Bin ZHANG, Rebecca A. BUTCHER, Jianghua SUN, « Chemical
signals synchronize the life cycles of a plant-parasitic nematode and its vector beetle », Current Biology, 10 octobre 2013,
<dx.doi.org>.
7. Kazuo Suzuki, interview, 2005 ; Kazuo SUZUKI, « Pine Wilt and the Pine Wood Nematode », in Julian EVANS et John
YOUNGQUIST, Encyclopedia of Forest Sciences, Elsevier Academic Press, Waltham, MA, 2004.
8. Yu WANG, Toshihiro YAMADA, Daisuke SAKAUE et Kazuo SUZUKI, « Influence of fungi on multiplication and
distribution of the pinewood nematode », in Manuel MOTA et Paolo VIERA, Pine Wilt Disease : A worldwide threat to forest
ecosystems, Springer, Berlin, 2008.
9. T. A. RUTHERFORD et J. M. WEBSTER, « Distribution of pine wilt disease with respect to temperature in North America,
Japan, and Europe », Canadian Journal of Research, 17, no 9, 1987, p. 1050-1059.
10. Stephen PYNE, Vestal Fire, University of Washington Press, Seattle, 2000.
11. Pauline PETERS, Dividing the Commons, University of Virginia Press, Charlottesville, 1994 ; Kate SHOWERS, Imperial
Gullies, Ohio University Press, Athens, 2005.
12. Alors que Bruno Latour a travaillé dur pour distinguer, d’un côté, les prétentions à la vérité de la science et, de l’autre, les
pratiques scientifiques, la manière dont il hérite du structuralisme français pour opposer des logiques structurelles a encouragé les
dichotomies entre science et pensée indigène. Voir Bruno LATOUR, Nous n’avons jamais été modernes, La Découverte, Paris,
1991.
13. J’évoque ici la « nouvelle alliance » du livre d’Ilya PRIGOGINE et Isabelle STENGERS (La Nouvelle Alliance, Gallimard,
Paris, 1978), malheureusement mal traduit en anglais, sous le titre Order Out of Chaos (l’ordre issu du chaos). Prigogine et
Stengers expliquent que la prise en compte d’un temps indéterminé et irréversible peut amener à une nouvelle alliance entre les
sciences de la nature et les sciences humaines. Le défi qu’ils ont lancé inspire ma tentative.
14. Une référence en langue anglaise très utile sur le satoyama est K. TAKEUCHI, R. D. BROWN, I. WASHITANI, A.
TSUNEKAWA et M. YOKOHARI, Satoyama : The traditional rural landscape of Japan, Springer, Tokyo, 2008. Pour un
exemple de cette littérature très importante, voir aussi ARIOKA Toshiyuki, Satoyama (en japonais), Hosei University Press,
Tokyo, 2004 ; T. NAKASHIZUKA et Y. MATSUMOTO (dir.), Diversity and Interaction in a Temperate Forest Community :
Ogawa Forest Reserve of Japan, Springer, Tokyo, 2002 ; Katsue FUKAMACHI et Yukihuro MORIMOTO, « Satoyama
management in the twenty-first century : The challenge of sustainable use and continued biocultural diversity in rural cultural
landscapes », Landscapes and Ecological Engineering, 7, no 2, 2011, p. 161-162 ; Asako MIYAMOTO, Makoto SANO, Hiroshi
TANAKA et Kaoru NIIYAMA, « Changes in forest resource utilization and forest landscapes in the southern Abukuma
mountains, Japan during the twentieth century », Journal of Forestry Research, 16, 2011, p. 87-97 ; Björn E. BERGLUND,
« Satoyama, traditional farming landscape in Japan, compared to Scandinavia », Japan Review, 20, 2008, p. 55-68 ; Katsue
FUKAMASHI, Hirokazu OKU et Tohru NAKASHIZUKA, « The change of a satoyama landscape and its causality in Kamiseya,
Kyoto Prefecture, Japan between 1970 and 1995 », Landscape Ecology, 16, 2001, p. 703-717.
15. Pour une introduction sur les perturbations, voir Seth REICE, The Silver Lining : The benefits of natural disasters, Princeton
University Press, Princeton, NJ, 2001. Pour une tentative d’importation des perturbations dans la théorie sociale (ici la
psychanalyse), voir Laura CAMERON, « Histories of disturbance », Radical History Review, 74, 1999, p. 4-24.
16. Parmi les histoires de la pensée écologique, voir Frank GOLLEY, A History of the Ecosystem Concept in Ecology, Yale
University Press, New Haven, CT, 1993 ; Stephen BOCKING, Ecologists and Environmental Politics, Yale University Press, New
Haven, CT, 1997 ; Donald WORSTER, Nature’s Economy : A history of ecological ideas, Cambridge University Press,
Cambridge, 1994.
17. Rosalind SHAW, « “Nature”, “culture”, and disasters : Floods in Bangladesh », in Elizabeth CROLL et David PARKIN, Bush
Base : Forest Farm, Routledge, Londres, 1992, p. 200-217.
18. Clive JONES, John LAWTON et Moshe SHACHAK, « Organisms as ecosystems engineers », Oikos, 69, no 3, 1994, p. 373-
386 ; IDEM, « Positive and negative effects of organisms as physical ecosystems engineers », Ecology, 78, no 7, 1997, p. 1974-
1957.
19. Considérons un monde avec de multiples hominidés se métissant : on peut plus facilement imaginer des ressemblances au-delà
des espèces dans ce monde. Notre solitude sans cousins proches explique notre volonté de classer chaque espèce à part dans un
tableau biblique.
20. Ce processus est ce que Donna Haraway appelle de manière utile « devenir avec ». Donna HARAWAY, When Species Meet,
University of Minnesota Press, Minneapolis, 2007.
21. Plus d’oppositions : les matsutakes que j’ai vus aux États-Unis et en Finlande poussent dans des bois industriels ; en Chine,
comme au Japon, ils poussent sur des terres agricoles boisées ; en Laponie et au Japon, les forêts de matsutakes sont l’objet d’un
idéal esthétique. Un tableau opposant les choses les unes aux autres deux par deux serait possible – mais je n’ai pas voulu faire de
chaque lieu un type. Je cherche comment des agencements se forment.
REMONTER AU MILIEU DES PINS...
Paysages actifs, Laponie. Quand ils
ont vu que je photographiais des
rennes dans cette forêt de pins, mes
hôtes se sont excusés parce que le sol
était en désordre. Ils m’ont expliqué
que cette forêt avait récemment été
éclaircie mais que personne n’avait
encore eu le temps de ramasser tout
le bois. C’est ce genre de nettoyage
qui fait que les forêts en viennent à
ressembler à des plantations. Voilà
donc le rêve des gestionnaires :
arrêter l’histoire.

12
L’HISTOIRE

C’est un jour de septembre que, pour la première fois, je vis les forêts de
pins du nord de la Finlande. J’avais pris le train de nuit à Helsinki, franchi
le Cercle arctique avec ses pancartes indiquant la maison du Père Noël.
Puis, les bouleaux étaient devenus de moins en moins nombreux jusqu’à ce
que je me retrouve au milieu des pins. J’étais surprise. J’avais imaginé des
forêts naturelles qui déborderaient d’un joyeux mélange de pins de tailles,
d’espèces et d’âges différents. Ici, tous les arbres étaient juste identiques :
une espèce, un âge, le tout bien rangé et régulièrement espacé. Même le sol
était propre et déblayé, sans un accroc ou un morceau de bois tombé. Cela
ressemblait exactement à une plantation d’arbres de type industriel. « Ah,
me suis-je dit, comme les lignes ont bougé ! » C’était un exemple de
discipline moderne, à la fois naturel et artificiel. Il était mitoyen de son
pendant inverse : j’étais proche de la frontière avec la Russie et, selon les
gens, de l’autre côté, la forêt était un véritable fouillis. J’ai demandé à quoi
ce fouillis correspondait, et on m’a alors parlé d’arbres inégaux et de sol
jonché de bois mort : un endroit que personne ne prenait la peine de
débroussailler. La forêt finnoise, elle, était irréprochable. Même le lichen
avait été découpé de près par les rennes. Du côté russe, disaient les locaux,
vous aviez de grands agglomérats de lichen qui vous arrivaient jusqu’aux
genoux.
Les lignes ont bougé. Une forêt naturelle du nord de la Finlande
ressemble beaucoup à une plantation d’arbres industrielle. Les arbres sont
devenus une ressource moderne, et la manière de gérer une ressource est
d’arrêter son action historique autonome. Tant que les arbres font histoire,
ils menacent la gouvernance industrielle. Nettoyer une forêt fait partie de
l’effort soutenu pour arrêter l’histoire. Mais depuis quand les arbres font-ils
histoire ?
L’« histoire » est à la fois la pratique humaine qui consiste à raconter des
histoires et cet ensemble de résidus qui, surgissant du passé, sont
transformés en histoires. Classiquement, les historiens ont coutume de ne
prendre en compte que ce que les humains ont laissé, tel que des archives
ou des journaux, mais il n’y a aucune raison pour ne pas aussi prêter
attention aux pistes et aux traces laissées par les non-humains, en tant qu’ils
contribuent à nos paysages communs. De telles pistes et traces soutiennent
des enchevêtrements interspécifiques contingents et circonstanciels, comme
composantes du temps « historique ». Pour prendre part à un tel
enchevêtrement, il s’agit de ne pas faire histoire sur un mode unique1.
Même si d’autres organismes se mettent ou pas à « raconter des histoires »,
ils contribueront aux recoupements des pistes et des traces que nous
saisirons comme histoire2. L’histoire devient alors le compte rendu de
multiples trajectoires de fabrication du monde, humaines et non humaines.
Or la sylviculture moderne s’est attelée à réduire les arbres, en particulier
les pins, à des objets autosuffisants, équivalents et immuables3.
La sylviculture moderne gère les pins comme une ressource potentiellement
constante et invariable, source d’une production de bois durable. Son but est
d’arracher les pins de tout milieu qui serait propice aux rencontres
indéterminées et de leur ôter, par là, toute possibilité de faire histoire. Avec
la sylviculture moderne, nous oublions que les arbres sont des acteurs
historiques. Comment pourrions-nous nous débarrasser des œillères de la
gestion moderne des ressources et ressentir à nouveau le dynamisme si
essentiel à la vie des forêts ?
Dans ce qui suit, je propose deux stratégies. Dans un premier temps, à
travers de nombreuses époques et lieux, je sonde la capacité des pins à
changer la scène dans laquelle ils jouent et leur aptitude à transformer les
trajectoires des autres, c’est-à-dire à faire histoire. Pour cela, je prendrai
pour guide un livre, le type même de gros volume qui, quand il tombe avec
fracas de votre bicyclette au moment où vous tournez, peut arrêter la
circulation. Ce livre a été écrit sous la direction de David Richardson :
Ecology and Biogeography of Pinus4. Malgré son poids et son modeste
titre, c’est une histoire palpitante. Les auteurs réunis par Richardson ont
rendu de manière vivante la variété et l’agilité du Pinus, en en faisant un
sujet actif dans l’espace et le temps, un sujet historique. Ce livre
provocateur m’a convaincue qu’il fallait prendre pour thème tous les Pinus
et pas seulement un genre particulier de pin. Suivre les pins à travers les
défis qu’ils rencontrent est une manière d’écrire l’histoire.
Dans un second temps, je retournerai dans le nord de la Finlande pour
y suivre les pins dans des rencontres interspécifiques, et donc dans les
agencements dont ils sont les architectes. J’y traiterai à nouveau de la
sylviculture industrielle mais également des difficultés qu’elle rencontre et
qui réduisent ses chances d’arrêter l’histoire. Les matsutakes m’ont aidée à
construire ce récit car, sans que les forestiers aient besoin d’intervenir, ils
contribuent à la survie des pins. Les pins ne peuvent se développer que s’il
y a rencontre. La gestion moderne des forêts possède certes la capacité de
s’emparer d’un moment dans l’histoire des pins, mais elle ne peut arrêter les
indéterminations des rencontres qui se chevauchent dans le temps.

Si vous voulez être définitivement impressionné par la force historique


des végétaux, vous auriez raison de commencer par les pins. Les pins font
partie des arbres les plus actifs qui soient sur Terre. Si vous creusez un
chemin au bulldozer à travers une forêt, il y a de grandes chances pour que
de jeunes plants de pins apparaissent sur les bas-côtés en friche. Si vous
laissez un champ à l’abandon, les pins seront les premiers arbres à le
coloniser. Quand un volcan entre en éruption, ou qu’un glacier recule, ou
que le vent et la mer amassent du sable, les pins seront sans doute les
premiers à trouver racine. Avant que les humains ne modifient les choses,
les pins ne poussaient que dans l’hémisphère nord. Ils furent ensuite
transplantés et cultivés dans des plantations un peu partout dans le Sud.
Mais les pins sautèrent par-dessus les barrières des plantations et envahirent
le paysage5. En Australie, ils sont même devenus un danger majeur en
raison du risque d’incendies. En Afrique du Sud, ils menacent la rare
végétation locale du fynbos. Dans des paysages ouverts et perturbés, il est
difficile de contenir les pins.
Les pins ont besoin de lumière. Alors qu’en plein air ils peuvent devenir
de redoutables envahisseurs, à l’ombre ils déclinent. En outre, les pins sont
de médiocres compétiteurs dans ce qui est généralement considéré comme
les meilleurs endroits pour les plantes : là où le sol est fertile, l’humidité
adéquate et les températures chaudes. Les plants de pins cèdent alors la
place à des feuillus dont les larges feuilles, auxquelles ils doivent leur nom,
se développent rapidement en leur faisant de l’ombre6. Résultat, les pins
sont devenus des spécialistes pour surgir dans les endroits où ces conditions
idéales n’existent pas. Les pins poussent dans des environnements
extrêmes : des endroits très froids, des zones presque désertiques, sur le
sable et la roche.
Les pins poussent aussi grâce aux feux. Le feu souligne leur diversité :
les pins ont des modes d’adaptation au feu qui sont nombreux et variés.
Certains passent par une « étape herbe » où ils ressemblent pendant
plusieurs années à des touffes d’herbes, pendant que leurs systèmes
racinaires se renforcent. Cette étape accomplie, ils sont alors prêts à jaillir
fougueusement comme des débridés jusqu’à ce que leurs bourgeons soient
hors de danger, au-dessus du niveau critique des flammes. Certains pins
développent une écorce si épaisse et atteignent une hauteur si élevée que
même lorsque tout brûle autour d’eux, ils n’en gardent qu’une cicatrice.
D’autres pins s’enflamment comme des allumettes, mais leurs semences,
bien protégées, seront les premières à éclore sur la terre brûlée. Certains,
notamment, gardent en réserve leurs graines pendant des années dans des
pommes de pin qui ne s’ouvrent qu’avec le feu : ces graines-là seront aussi
les premières à germer dans les cendres7.
Les pins vivent dans des environnements extrêmes grâce à l’aide que leur
apportent les champignons mycorhiziens. On a trouvé des fossiles, datant
de 50 millions d’années, qui montrent des associations racinaires entre les
pins et les mycètes : les pins ont évolué avec les mycètes8. En l’absence de
sol organique, les mycètes rassemblent des nutriments extraits de la roche et
du sable, et donnent ainsi aux pins la possibilité de se développer. En plus
de fournir des nutriments, les mycorhizes protègent les pins des métaux
dangereux et d’autres espèces de mycètes, mangeurs de racines. Les pins,
en retour, nourrissent les champignons mycorhiziens. Même l’anatomie des
racines des pins s’est constituée en association avec ces mycètes. Les pins
fabriquent des « racines courtes » qui deviennent le site d’association
mycorhizienne. Si aucun mycète ne les rencontre, ces racines courtes
disparaissent (a contrario, les mycètes n’iront pas se fixer sur les extrémités
des « racines longues », anatomiquement différentes et spécialisées dans
l’exploration). En se déplaçant d’un paysage perturbé à l’autre, les pins font
histoire, mais seulement à travers l’association qu’ils contractent avec leurs
compagnons mycorhiziens.
Les pins ne font pas seulement alliance avec des mycètes mais aussi avec
des animaux. Certains dépendent totalement des oiseaux pour répandre
leurs graines, comme certains oiseaux sont totalement dépendants des
graines de pins pour se nourrir. Dans tout l’hémisphère nord, les geais, les
corneilles, les pies et les cassenoix sont étroitement liés aux pins. Il peut
s’agir d’une relation spécifique : les graines des pins à écorce blanche de
haute altitude sont une nourriture essentielle pour les cassenoix
d’Amérique, ou de Clark, et en retour les réserves des graines conservées
par les cassenoix sont la seule manière qu’a le pin d’assurer sa
descendance9. Les cachettes des petits mammifères comme les tamias et les
écureuils jouent aussi un rôle important dans la propagation des graines de
pins, même lorsque celles-ci ont déjà été dispersées par le vent10. Mais, pour
disséminer plus largement encore ces graines, aucun être n’a égalé les
humains.
Les humains l’ont fait de deux manières : d’une part, en les plantant et,
d’autre part, en créant des perturbations qui s’avèrent propices à leur
implantation. Dans ce dernier cas, cela se produit en général sans qu’il y ait
eu d’intention délibérée : les pins aiment certains genres de dégâts que les
humains provoquent sans le vouloir. Les pins colonisent des champs
abandonnés et des montagnes érodées. Quand les humains abattent les
autres arbres, les pins prennent la place. Parfois plantation et perturbation
vont ensemble. On plante des pins pour remédier aux perturbations que l’on
a créées. Ou encore, on peut perturber de manière radicale les choses pour
avantager les pins. Cette possibilité a été la stratégie employée par les
industriels, qu’il s’agisse de planter ou de se contenter de gérer des pins qui
ont germé par eux-mêmes : coupe rase et destruction des sols sont des
stratégies pour promouvoir les pins.
Dans certains de ces milieux les plus extrêmes, les pins ne veulent pas
n’importe quel partenaire mycète mais précisément des matsutakes. Ceux-ci
sécrètent des acides forts qui décomposent la roche et le sable, produisant
des nutriments entraînant la croissance mutuelle des mycètes et des pins11.
Dans les rudes paysages où matsutakes et pins poussent ensemble, on ne
trouve le plus souvent que peu d’autres mycètes. Du reste, les matsutakes,
en formant un dense tapis de filaments fongiques, excluent les autres
mycètes ainsi que de nombreuses bactéries du sol. Les fermiers japonais et,
à leur suite, des chercheurs ont dénommé ce tapis shiro, qui signifie
« château », et penser à un château matsutake nous autorise à lui imaginer
des agents et des sentinelles12. Son mode de défense est également une
forme d’attaque. Comme son tapis est imperméable, cela lui permet de
concentrer les acides dont il a besoin pour attaquer la roche13. En
transformant ensemble la roche en nourriture, l’alliance matsutakes-pins
s’empare des endroits où le sol organique est spécifiquement rare.
Toutefois, dans le cours ordinaire des événements, le sol organique a
tendance à s’entasser au fil du temps, grâce à la croissance et la mort des
plantes et des animaux. Les organismes morts pourrissent et se transforment
en sol organique qui, à son tour, devient le terreau pour de nouvelles vies.
Les lieux sans sol organique impliquent que ce cycle de la vie et de la mort
a été brisé par l’une ou l’autre action contingente, et une telle action signale
l’irréversibilité du temps, autrement dit l’histoire. En colonisant des
paysages perturbés, les matsutakes et les pins font histoire ensemble, et
montrent en ce sens combien la fabrication de l’histoire s’étend au-delà de
ce que les humains font et réalisent. Dans le même temps, les humains sont
à l’origine d’un nombre incalculable de perturbations dans les forêts. C’est
définitivement ensemble que les matsutakes, les pins et les humains
déterminent les trajectoires de ces paysages.
Deux types de paysages perturbés par les humains produisent la plus
grosse partie des matsutakes qui entrent dans le commerce international. En
premier lieu, il y a les pins industriels, avec quelques autres conifères, qui
sont au cœur des forêts productrices de bois. En second lieu, il y a des
paysages ruraux que les paysans ont vidés de leurs arbres feuillus, mettant
parfois complètement à nu les collines, à l’avantage du pin. Ce chapitre va
se concentrer sur l’histoire d’une forêt industrielle où les pins poussent en
l’absence d’autres arbres. À cet égard, les histoires qui se façonnent d’elles-
mêmes engageront ici, d’une part, l’appareil de production capitaliste du
bois – et pas seulement les affaires de propriété mais aussi les cycles de
croissance et de déclin de l’industrie forestière – et, d’autre part, celui du
travail – aussi bien que l’appareil d’État de régulation, et ce y compris la
suppression des incendies. Le prochain chapitre, quant à lui, s’intéressera
aux interactions entre les pins et les chênes arrimés aux forêts paysannes.
Conjointement, ces deux chapitres montreront des histoires faites de concert
par les humains, les plantes et les mycètes.

En Finlande, les humains et les pins (avec leurs alliés mycorhiziens) ont à
peu près la même ancienneté historique : dès que les glaciers se sont retirés,
il y a environ 9 000 ans, les humains et les pins ont commencé à arriver14.
D’un point de vue humain, c’était il y a très longtemps : impossible de s’en
souvenir. Mais, si on pense en termes de forêts, le temps qui nous sépare de
la fin de l’âge glaciaire est assez court. Par ce conflit de perspectives, on
s’aperçoit des contradictions de la gestion des forêts : les forestiers finnois
en sont venus à considérer les forêts comme stables, cycliques et
renouvelables, alors que ces dernières sont indéfinies et, historiquement,
fluctuantes.
Le bouleau fut le premier arbre à faire irruption après la période des
glaciers, même si les pins le suivirent de peu. Les pins, accompagnés de
leurs mycètes, savaient comment gérer les tas de rochers et de sable que les
glaciers avaient laissés derrière eux. Seul un genre de pin est venu
s’installer, le pin sylvestre, Pinus sylvestris, avec de courtes aiguilles
hérissées ainsi qu’une écorce rouge-brun. Après les bouleaux et les pins,
des feuillus tentèrent eux aussi leur chance mais aucun ne parvint à gagner
le Grand Nord. Enfin, dernier en liste, l’épicéa commun s’implanta. Pour
ceux d’entre nous qui sont habitués aux forêts tempérées ou tropicales, cela
représente franchement un tout petit nombre d’arbres. En Laponie, parmi
les arbres qui peuplent la forêt, on peut trouver une espèce de pin, une
d’épicéa et deux genres de bouleaux15. C’est tout. Un si petit nombre
d’espèces prouve que nous ne sommes pas si éloignés de l’époque des
glaciers. Les autres arbres ne sont encore tout simplement pas arrivés.
La forêt pourrait ainsi sembler prédestinée à une monoculture industrielle :
avant d’être ainsi cultivés, bien des peuplements forestiers étaient constitués
d’une seule espèce.
Or, le peuple finlandais n’a pas toujours apprécié la monotonie de la
forêt. Jusqu’au début du XXe siècle, la culture itinérante sur brûlis était une
pratique commune : c’est par ce moyen que les paysans réduisaient les
forêts en cendres au bénéfice de leurs cultures16. La culture itinérante sur
brûlis a créé des pâturages et des bosquets de feuillus d’âges très différents,
provoquant une forêt d’allure très hétérogène. Cette forêt paysanne à
l’aspect irrégulier faisait partie de ces paysages naturels et romantiques dont
pouvaient s’éprendre avec passion les artistes du XIXe siècle17.
Parallèlement, de grosses quantités de pins étaient abattues et dévolues à la
production de goudron, laquelle profitait à un capitalisme maritime qui
allait chercher ses produits partout dans le monde18. L’histoire de la
sylviculture finnoise, gérée à petite échelle, ne commence pas avec la forme
de forêt de longue durée mais avec les soucis des experts du XIXe siècle face
à une exploitation en pleine émergence. Le rapport fait en 1858 par un
forestier allemand révèle à cet égard une tonalité indéniablement
belliqueuse :

La destruction des forêts, dont les Finnois sont devenus des adeptes,
est accélérée par le laisser-aller qui règne sur le bétail et les pâturages,
les pratiques de culture itinérantes sur brûlis, sans compter les feux de
forêts destructeurs. En d’autres mots, ces trois moyens sont utilisés
dans le même but, nommément la destruction des forêts19. [...] Les
Finnois vivent dans et de la forêt, mais de manière stupide et cupide :
comme la vieille femme du conte de fées, ils tuent l’oie qui pond des
œufs en or20.

En 1866, une loi forestière générale fut adoptée, et la politique de gestion


des forêts put démarrer21.
Il fallut donc attendre tout de même la fin de la Seconde Guerre mondiale
pour que la Finlande ressemble à un vaste terrain de sylviculture moderne.
Deux facteurs attirèrent toute l’attention sur le bois. Premièrement, plus de
400 000 Caréliens avaient passé la frontière en provenance de l’Union
soviétique après que la Finlande lui eut cédé la Carélie à la fin de la guerre.
Ils avaient besoin de maisons et d’équipements. Aussi le gouvernement
construisit des routes et donna accès aux forêts pour qu’ils puissent s’y
installer. Ces routes permirent d’étendre l’exploitation forestière à de
nouvelles zones. Deuxièmement, la Finlande accepta de payer 300 millions
de $ étatsuniens à l’Union soviétique en réparations de guerre. Le bois
semblait le meilleur moyen de trouver cet argent, et cela relança l’économie
finlandaise d’après-guerre22. De grosses compagnies tentèrent de
s’impliquer dans la gestion des domaines forestiers. Mais la plupart des
forêts finlandaises continuèrent malgré tout à appartenir à de petits
propriétaires, et l’intérêt que manifeste encore et toujours la population pour
le bois, considéré comme un produit typiquement finnois, a contribué à
faire de la sylviculture scientifique une cause nationale. Des normes
nationales ont peu à peu régulé les associations forestières23. Ces normes
ont sacralisé la forêt comme un cycle continu de bois renouvelable : une
ressource statique et durable. Seuls les hommes feraient l’histoire.
Mais comment arrête-t-on le cours d’une forêt ? Prenons l’exemple des
pins. Comme les mycètes mobilisent toujours plus de nutriments et que les
matières organiques s’accumulent, les sols nordiques deviennent plus
compacts et parfois gorgés d’eau. Aussi il est toujours possible que des
épicéas se développent sous les pins et prennent la place après leur mort.
La gestion des forêts s’est décidée à stopper ce processus par tous les
moyens. Premièrement, en ayant recours aux coupes à blanc, que les
forestiers nomment gestion équienne. En Finlande, ces coupes sont
destinées à mimer les effets des feux de forêts, lesquels permettaient dans
les forêts boréales, à chaque siècle environ, le renouvellement de
peuplements entiers d’arbres, avant que les humains n’y mettent un terme.
Les pins reprennent vie après les grands feux parce qu’ils savent tirer profit
de grands espaces lumineux et de sols nus. De manière semblable, les pins
colonisent les forêts coupées à blanc. Entre deux coupes à blanc, on procède
à des éclaircissements réguliers qui éliminent les autres espèces et assurent
le maintien d’une forêt adaptée à une croissance rapide des pins. Comme le
bois en décomposition avantage la pousse de jeunes plants d’épicéas, le
bois mort est évacué. Finalement, après la récolte, les souches sont enlevées
et le sol est ratissé à la herse pour rendre la terre meuble et y accueillir une
nouvelle génération de pins. Grâce à ces techniques, les forestiers tentent de
créer un cycle de renouvellement auquel seuls les pins participent,
quoiqu’ils ne soient pas plantés.
Ce type de technique a soulevé pas mal de critiques en Finlande et
ailleurs. Elles pointent le fait que les forêts de pins n’auraient jamais été
dans le passé aussi homogènes24. Sur la défensive, les forestiers répondent
en vantant les mérites de la biodiversité qu’ils privilégient. Gynomitra, la
« fausse morille », un champignon comestible cérébriforme, très populaire
en Finlande (bien que considéré comme toxique aux États-Unis), apparaît
brochure après brochure en tant qu’icône de la biodiversité. Gynomitra
porte souvent ses fruits sur les sols perturbés qui suivent une coupe à
blanc25. Qu’est-ce que les matsutakes pourraient venir ajouter au débat ?
Dans le nord de la Finlande, la chose la plus étonnante au sujet des
matsutakes est leur apparition qui suit une courbe en dents de scie.
Certaines années, le sol en est couvert. Puis, les années suivantes, on n’en
trouve plus un seul. En 2007, un guide nature à Rovaniemi, au-delà du
Cercle arctique, s’est vanté d’avoir trouvé personnellement une tonne de
matsutakes. Il les a amoncelés en grandes pyramides et en a dispersés sur le
sol. L’année suivante, il n’en a trouvé aucun, et l’année suivante seulement
un ou deux, tout petits. Ce fonctionnement ressemble à ce qu’on appelle le
« masting26 », un processus par lequel les arbres procèdent à des
fructifications exclusivement sporadiques, mais ensuite massives et
synchronisées dans une même région en répondant à des cycles longs et des
signaux environnementaux27. Le masting va au-delà d’une sensibilité aux
changements climatiques d’une année à l’autre. Il implique une
planification stratégique sur plusieurs années pour que les glucides
conservés une année puissent être utilisés pour une fructification ultérieure.
Bien plus, cette fructification sporadique a lieu avec des arbres qui ont des
partenaires mycorhiziens : stockage et dépense, nécessaires au masting, sont
le résultat d’une coordination entre les arbres et leurs mycètes. Les mycètes
stockent des glucides pour la fructification à venir des arbres. Est-il possible
que les arbres prennent également en compte la fructification irrégulière des
mycètes ? Je n’ai pas connaissance d’une quelconque recherche qui aurait
étudié comment la fructification fongique se coordonne au masting des
arbres, mais il y a là un mystère alléchant. Est-ce que la fructification
aléatoire des matsutakes pourrait nous en apprendre plus sur l’historicité
des forêts de pins qui se sont implantées dans le nord de la Finlande ?
Dans ce coin, les pins ne donnent pas de graines tous les ans. Les
forestiers reconnaissent que c’est là un sérieux problème pour la
régénération des forêts. D’autant plus qu’il n’est pas toujours évident que
les coupes à blanc s’accompagnent automatiquement d’un rebond de la
forêt, même si, quand les pins produisent des graines, c’est toujours en
grande quantité. Dans le nord de la Suède, des chercheurs ont remarqué que
les forêts de pins, même en l’absence de feu, se régénéraient « par vagues »
et de manière « épisodique ». Aussi peut-on en conclure que les histoires de
production de graines participent à des histoires tout entières de forêts, rien
qu’en se basant sur la rareté ou l’abondance des jeunes plants28. Il est
certain que les partenaires mycorhiziens jouent un rôle dans les cycles de
production des graines que les pins mettent en place. La fructification
fongique pourrait être un bon indicateur pour repérer de tels rythmes
complexes de coordination, au sein desquels pins et mycètes partagent des
ressources en vue d’une reproduction échelonnée et périodique.
C’est une échelle de temps que les humains peuvent comprendre. Certes,
on pourrait affirmer, avec certitude, que les pins ont gagné de nouveaux
territoires depuis le retrait des glaciers, mais le mouvement a pris trop de
temps pour que cela fasse une différence à nos yeux. Tout autres sont les
modèles historiques de régénération des forêts : là, nous avons prise sur ce
type de temporalité. Ce temps de fructification aléatoire ne suit pas les
cycles prévisibles préférés des gestionnaires de forêts. En ce sens, c’est un
temps qui dénote de la tension entre les éternelles forêts cycliques
souhaitées par les gestionnaires et les actuelles forêts telles qu’elles existent
historiquement. La fructification irrégulière suggère un rythme moins
cyclique, répondant à des différences environnementales d’une année à
l’autre et à une coordination entre mycètes et arbres, qui s’articule elle aussi
sur plusieurs années. Pour caractériser ces rythmes, nous nous retrouvons à
devoir parler en termes de dates et non de cycles : 2007 a été une bonne
année pour les matsutakes dans le nord de la Finlande. En se plongeant dans
la coordination entre la fructification des mycètes et celle des arbres hôtes,
on se mettrait à apprécier la fabrication de l’histoire par les forêts, c’est-à-
dire sa progression autant à travers un temps irréversible qu’à travers un
temps cyclique. Les rythmes irréguliers produisent des forêts irrégulières.
Des patchs se développent selon différentes trajectoires, créant des paysages
forestiers disparates. Et, même si la gestion forcée tente de contrecarrer
cette irrégularité et mène à l’extinction de certaines espèces, elle ne pourra
jamais transformer les arbres en créatures sans histoire.
En Finlande, la plupart des champignons sont cueillis dans des forêts
privées. Néanmoins, beaucoup de personnes en dehors des propriétaires ont
accès à ces champignons. Les cueilleurs sont autorisés à fréquenter les
forêts privées en vertu d’un ancestral droit coutumier, jokamiehenoikeus,
que l’on pourrait traduire par le « droit d’accès commun ». Tant que l’on ne
dérange pas les résidents, les forêts sont accessibles à la randonnée et à la
cueillette. De la même façon, les forêts étatiques sont ouvertes aux
cueilleurs. Tout cela étend le territoire sur lequel les cueilleurs peuvent
apprendre à connaître les champignons.
Un jour, mes hôtes m’ont emmenée dans une réserve forestière où l’on
voyait des pins qui portaient des cicatrices faites par des feux survenus il
y a 300 ans. Les arbres avaient peut-être 5 siècles. Une nouvelle recherche
laisse penser qu’il y aurait eu de nombreuses zones dans la forêt boréale où
les feux entraînant le renouvellement des arbres étaient rares et où des vieux
arbres prospéraient. Sous les arbres, nous avons cueilli des champignons et
parlé de ceux qui n’arrivent pas à pousser dans les forêts plus jeunes où la
gestion moderne a fait main basse sur le bois. Mais les matsutakes ont de la
chance. Les chercheurs japonais émettent l’hypothèse que les matsutakes
fructifient le mieux, au moins dans le centre du Japon, avec des arbres ayant
entre 40 et 80 ans29. Il n’y a aucune raison pour que les pins finnois de
Laponie, prévus pour être récoltés au bout d’une centaine d’années,
n’abritent pas eux aussi de nombreux matsutakes30. Le fait qu’il n’y en ait
pas pendant de longues années est en soi une qualité : une ouverture à
l’irrégularité temporelle des histoires que les forêts tissent d’elles-mêmes.
La fructification intermittente, spasmodique, nous rappelle la précarité de la
coordination ainsi que tout cet ensemble intriguant de circonstances qui
caractérise la survie collaborative.
Dans les dilemmes que génèrent les efforts modernes pour arrêter
l’histoire forestière, les défenseurs de l’environnement en sont venus à
croire que les forêts avaient besoin de refuges pour échapper aux
gestionnaires. Mais, pour demeurer tels, ces refuges devront eux-mêmes
être gérés. Peut-être que l’une des postures Zen qui consiste en
l’orchestration d’un laisser-faire serait ici de veiller aux partenaires des pins
plutôt qu’aux pins eux-mêmes.

1. Aussi longtemps que l’on n’est pas prisonnier de stéréotypes, il est possible de mélanger « mythologie » et « histoire ».
L’histoire n’est pas seulement une téléologie nationale et la mythologie seulement un éternel retour. Pour s’enchevêtrer dans
l’histoire, il n’est pas nécessaire de partager une cosmologie. Renato ROSALDO (Ilongot Headhunting, Stanford University Press,
Stanford, CA, 1980) et Richard PRICE (Alabi’s World, Johns Hopkins University Press, Baltimore, MD, 1990) nous ont donné des
exemples de différentes cosmologies entrelacées et de pratiques de fabriques de mondes faisant histoire. Morten PEDERSEN (Not
Quite Shamans, Cornell University Press, 2011) revient sur les histoires dans la fabrique d’une cosmologie. De nombreux autres
auteurs soulignent au contraire l’opposition entre mythologie et histoire. En limitant la signification de l’« histoire » à cette
opposition, ils perdent la capacité de voir les hybrides, les feuilletages et les cosmologies contaminés par toute histoire en train de
se faire, et vice-versa.
2. Thom VAN DOOREN (Flight Ways, Columbia University Press, New York, 2014) explique que les oiseaux racontent des
histoires à travers les manières dont ils transforment des lieux en chez-soi. Dans ce sens d’« histoire », de nombreux organismes
racontent des histoires. Cela fait partie des traces que j’observe comme de l’« histoire ».
3. Chris MASER, The Redesigned Forest, R. & E. Miles, San Pedro, CA, 1988.
4. David RICHARDSON (dir.), Ecology and Biogeography of Pinus, Cambridge University Press, Cambridge, 1998.
5. David RICHARDSON et Steven HIGGINS, « Pines as invaders in the southern hemisphere », in David RICHARDSON (dir.),
Ecology and Biogeography of Pinus, op. cit., p. 450-474.
6. Peter BECKER, « Competition in the regeneration niche between conifers and angiosperms : Bond’s slow seedling
hypothesis », Functional Ecology, 14, no 4, 2000, p. 401-412.
7. James AGEE, « Fire and pine ecosystem », in David RICHARDSON (dir.), Ecology and Biogeography of Pinus, op. cit.,
p. 193-218.
8. David READ, « The mycorrhizal status of Pinus », in ibid., p. 324-340, 324.
9. Ronald LANNER, Made for Each Other : A symbiosis of birds and pines, Oxford University Press, Oxford, 1996.
10. Ronald LANNER, « Seed dispersal in pines », in David RICHARDSON (dir.), Ecology and Biogeography of Pinus, op. cit.,
p. 281-295.
11. Charles Lefevre, interview, 2003 ; Charles LEFEVRE, « Host associations of Tricholoma magnivelare », Thèse de doctorat,
Université de l’État de l’Oregon, 2002.
12. Ogawa Makoto, Matsutake no Seibutsugaku, op. cit.
13. Charles LEFEVRE, « Host associations of Tricholoma magnivelare », loc. cit.
14. On trouvait déjà des pins en Finlande il y a 9 000 ans (Katherine WILLIS, Keith BENNETT et John BIRKS, « The late
Quaternary dynamics of pines in Europe », in David RICHARDSON [dir.], Ecology and Biogeography of Pinus, op. cit., p. 107-
121, 113). Le premier artefact d’une présence humaine est un filet de pêche carélien datant de 8300 av. J.-C. (Vaclav SMIL,
Making the Modern World : Materials and dematerialization, John Wiley and Sons, Hoboken, NJ, 2013, p. 13).
15. Simo HANNELIUS et Kullervo KUUSELA, Finland : The country of evergreen forest, Forssan Kirkapiano Oy, Tampere,
1995. Je m’appuie aussi sur mes déplacements avec des forestiers.
16. Au Moyen Age, les fermiers encerclaient les pins et les épicéas pour créer des rotations agroforestières de feuillus (Timo
MYLLYNTAUS, Mina HARES et Jan KUNNAS, « Sustainability in danger ? Slash-and-burn cultivation in nineteenth-century
Finland and twentieth-century Southeast Asia », Environmental History, 7, no 2, 2002, p. 167-302. Pour une description vivante de
la culture sur brûlis finnoise, voir Stephen PYNE, Vestal Fire, op. cit., p. 228-234.
17. Timo MYLLYNTAUS, « Writing about the past with green ink : The emergence of Finnish environmental history », H-
Environment, www.h-net.org.
18. Au milieu du XIXe siècle, le bois a dépassé le goudron dans les exportations. Sven-Erik ÅSTROM, From Tar to Timber :
Studies in the northeast forest exploitation and foreign trade, 1160-1860, Commentationes Humanarum Litterarum, no 85, Société
finnoise des sciences et des lettres, Helsinki, 1988.
19. Edmund VON BERG, Kertomus Suomenmaan metsisistä [1859], Metsälehti Kustannus, 1995, Helsinki. La version en anglais
de ce texte est extraite de Stephen PYNE, Vestal Fire, op. cit., p. 259.
20. Ibid. Extrait de Martti Ahtisaari, « Sustainable forest management in Finland : Its development and possibilities », Unasylva,
200, 2000, p. 56-59, 57.
21. En 1913, les trois quarts des exportations en valeur de la Finlande étaient constituées de bois brut ou transformé. David
KIRBY, A Concise History of Finland, Cambridge University Press, Cambridge, 2006. Les peuplements se dispersèrent dans les
forêts au XXe siècle suivant les emplois disponibles, un schéma qui s’est poursuivi jusque dans les années 1970 quand les emplois
dans les scieries ont décliné du fait de la concurrence du bois tropical. Jarmo KORTELAINEN, « Mill closure – options for a
restart : A case study of local response in a Finnish mill community », in Cecily NEIL et Markku TYKKLÄINEN, Local
Economic Development, United Nations University Press, Tokyo, 1998.
22. Un tiers des réparations fut directement payé en produits de la forêt et en papier ; les deux autres tiers ont été réglés avec des
produits agricoles et des machines. Leur fourniture a été à l’origine de l’industrie finlandaise d’après-guerre. Max JACOBSON,
Finland in the New Europe, Greenwood Publishing, Westport, CT, 1998, p. 90.
23. Simo HANNELIUS et Kullervo KUUSELA, Finland : The country of evergreen forest, op. cit., p. 139.
24. Timo KUULUVAINEN, « Forest management and biodiversity conservation based on natural ecosystem dynamics in northern
Europe : The complexity challenge », Ambio, 38, 2009, p. 309-315.
25. Voir, par exemple, Simo HANNELIUS et Kullervo KUUSELA, Finland : The country of evergreen forest, op. cit.
26. NdT : La plupart des textes techniques en français gardent le mot anglais masting pour parler de « stratégie de reproduction
caractérisée par des fructifications massives, intermittentes et synchronisées à l’échelle d’une population d’arbres »,
<onerc.developpemen-durable.gouv.fr>.
27. Lisa Curran, « The ecology and evolution of mast-fruiting in Bornean Dipterocarpaceae : A general ectomycorrhizal theory »,
loc. cit.
28. Le climat et les conditions du sous-sol font aussi une différence quant à l’avenir des graines et l’avenir du semis. Pour la
régénération sous forme de vagues des pins sylvestres suédois, sans feu, voir Olle ZACKRISSON, Marie-Charlotte NILSSON,
Ingeborg STEIJLEN et Greger HORNBERG, « Regeneration pulses and climate-vegetation interactions in nonpyrogenic boreal
Scots pine stands », Journal of Ecology, 83, no 3, 1995, p. 469-483 ; Jon AGREN et Olle ZACKRISSON, « Age and size structure
of Pinus sylvestris populations on mires in central and northern Sweden », Journal of Ecology, 78, no 4, 1990, p. 1049-1062. Les
auteurs ne prennent pas en compte le masting. D’autres chercheurs rapportent : « Les années de masting sont relativement
fréquentes mais la limite de maturation des semis dans les forêts boréales est entravée par la courte saison de fructification ; les
années de masting arrivent assez rarement, une ou deux fois par siècle. » Csaba MATYAS, Lennart ACKZELL et C. J. A.
SAMUEL, EUFORGEN Technical Guidelines for Genetic Conservation and Use of Scots Pine (Pinus sylvestris), International
Genetic Resources Institute, Rome, 2004, p. 1.
29. Hiromi FUJITA, « Succession of higher fungi in a forest of Pinus densiflora » (en japonais), Transactions of the Mycological
Society of Japan, 30, 1989, p. 125-147.
30. L’étude de l’écologie des matsutakes dans l’Europe du Nord est à ses débuts. Pour une introduction, voir Nicolas BERGIUS et
Eric DARNELL, « The Swedish matsutake (Tricholoma nauseosum syn. T. matsutake) : Distribution, abundance, and ecology »,
Scandinavian Journal of Forest Research, 15, 2000, p. 318-325.
Paysages actifs, Yunnan. Les
cueilleurs de champignons,
représentés sur ce mur d’une
bourgade, fouillent des bois de
chênes et de pins. La peinture a le
charme désarmant d’un conte de fées.
Mais où est donc passée la puissance
inouïe de la forêt qui, même après
avoir été dévastée, toujours se
régénère ? En commémorant le
développement durable, on perd de
vue la résurgence infatigable de la
forêt.

13
RÉSURGENCE

Une des choses les plus miraculeuses au sujet des forêts est qu’elles
peuvent parfois repousser après avoir été détruites. On pourrait voir là une
forme de résilience ou de guérison écologique, et je trouve ces concepts
utiles. Mais que se passe-t-il si on pousse les choses plus loin et qu’on
essaie de penser avec la résurgence ? La résurgence est une puissance de vie
propre à la forêt, une capacité à disperser ses semences et à étendre ses
racines ou ses rejets pour réoccuper des espaces qui ont été déforestés. Les
glaciers, les volcans et les feux ont fait partie des défis auxquels les forêts
ont répondu par une résurgence. Les agressions humaines, elles aussi, ont
été suivies de résurgences. Pendant plusieurs millénaires, déforestation
humaine et résurgence des forêts se sont répondues l’une l’autre.
Aujourd’hui, notre monde contemporain a appris à bloquer les résurgences.
Mais on peut difficilement considérer qu’il s’agit là d’une raison suffisante
pour cesser de prendre acte de cette éventualité.
Plusieurs habitudes de pensée font concrètement obstruction à ce type
d’attention. Premièrement, l’aspiration au progrès : le passé semble
résolument lointain. Les terres boisées, où l’on voyait des forêts
s’accommoder des perturbations humaines, tendent à appartenir à un vague
souvenir : terres sur lesquelles les paysans qui les entretenaient, comme de
nombreux auteurs nous le racontent, se sont transformés en figures d’un
temps archaïque1. Il est devenu presque embarrassant de les évoquer, tant
nous avons maintenant l’habitude de gérer la vie en fonction de codes-
barres et de méga-données (mais existe-t-il vraiment un index qui pourrait
correspondre à la puissance d’une forêt ?) Du coup, deuxièmement, nous
imaginons, par opposition aux paysans, l’Homme moderne contrôlant la
totalité de son œuvre. Les espaces dits de nature sauvage sont encore le seul
lieu où la nature demeurerait souveraine, tandis que, dans les paysages
perturbés par les humains, on ne verrait que les effets de cette caricature
moderniste de l’Homme. Nous avons cessé de croire que la vie de la forêt
était suffisamment puissante pour qu’elle réussisse à s’imposer parmi les
humains. Peut-être la meilleure manière d’inverser la vapeur est-elle de
réhabiliter les forêts paysannes comme une figure de l’ici et du maintenant
et non pas seulement du passé ?
Pour me réapproprier cette figure, il m’a fallu visiter le Japon où les
projets de revitalisation du satoyama font des perturbations humaines une
chose positive, en permettant la résurgence continue de forêts toutes
fraîches. Le projet du satoyama recrée les perturbations paysannes pour
enseigner aux citoyens modernes à vivre dans une nature qui possède ses
propres forces actives. Ce n’est pas le seul type de forêt que je souhaiterais
voir sur Terre, mais il a toute son importance : c’est une forêt dans laquelle
les modes de vie à l’échelle domestique prospèrent. La revitalisation du
satoyama sera traitée au chapitre 18. Ici, en me contentant de suivre la vie
qui fourmille dans la forêt, je me laisserai entraîner dans une socialité plus
qu’humaine, que ce soit à l’intérieur ou en dehors du Japon. Cette piste
traverse les pins et les chênes. Là où les agriculteurs ont aménagé des
enclaves de stabilité provisoire dans le domaine des États et des empires, les
pins et les chênes (au sens large) se retrouvent souvent comme des
compagnons2. Ici, la résurgence suit la destruction : la résistance des forêts
où se mêlent pins et chênes compense les excès de la déforestation
humaine, en régénérant le paysage rural au niveau de la vie plus
qu’humaine.
Dans de nombreuses régions du monde, les chênes et les paysans
partagent de longues histoires en commun. Le chêne est utile. Au-dessus et
par-delà même sa solidité en tant que matériau de construction, le chêne (à
la différence du pin) prend du temps à se consumer : cela en fait l’un des
meilleurs bois de chauffage de même qu’il permet la production d’un
excellent charbon. Mieux encore, les chênes abattus (à la différence des
pins) ne se laissent pas mourir si facilement : ils repoussent à partir des
racines et des souches pour former de nouveaux arbres. La pratique
paysanne qui consiste à abattre un arbre avec l’idée qu’il repoussera à partir
de la souche est appelée « recépage », et les bois formés de ces cépées de
chênes sont typiques des forêts paysannes3. Les chênes taillés de cette
manière restent toujours jeunes et poussent vite même s’ils vivent depuis
déjà bien longtemps. Ils l’emportent largement sur les autres jeunes plants
et uniformisent ainsi la composition de la forêt. Comme ces cépées offrent
des espaces clairs et ouverts, ils donnent de la place pour accueillir les pins.
Les pins (avec leurs mycètes) colonisent les espaces dénudés et, par là,
prennent en charge d’autres sections du continuum qu’engendre la
perturbation paysanne. Mais, sans intervention humaine, les pins
laisseraient probablement leur place aux chênes et à d’autres feuillus. C’est
cette interaction pin-chêne-humain qui garantit à la forêt paysanne son
intégrité : comme la croissance rapide des pins, sur des flancs constamment
dépouillés par les humains, cède la place à des implantations robustes de
chênaies en taillis, les écosystèmes forestiers sont régénérés et peuvent se
développer de manière durable.
L’association des chênes et des pins définit et fonde la diversité des forêts
paysannes. La longue durée de vie des chaînées en taillis jointe à la
colonisation rapide des espaces vides par les pins créent une stabilité
provisoire qui profite à de nombreuses espèces, et pas seulement aux
humains et aux animaux domestiques mais aussi aux compagnons familiers
des paysans, comme les lapins, les oiseaux chanteurs, les faucons, les
herbes, les baies, les fourmis, les grenouilles et les champignons
comestibles4. Comme la vie en terrarium, dans lequel il y a une créature qui
produit l’oxygène nécessaire pour que les autres puissent respirer, la
diversité des paysages ruraux peut être auto-entretenue.
Mais l’histoire est toujours en marche, générant des terrariums tout en les
sapant à mesure. La stabilité qu’on a imaginé être celle des paysages ruraux
suit-elle de grands cataclysmes – telle la dévastation de ce que j’appelle les
« paysages désolés » – qui leur auraient permis d’exister ? Je pense que oui.
Les communautés paysannes se définissent par leur place subordonnée dans
les États et les empires : cela exige pouvoir et violence pour les maintenir
dans ce rang. Les agencements multispécifiques qu’elles forment sont aussi
bien des jouets vivants avec lesquels le pouvoir impérial s’amuse, en les
soumettant à différentes formes de propriété, à des impôts et des guerres.
Mais ce n’est pas une raison pour dénigrer les rythmes qui se développent
tout autour de la vie rurale. Les forêts paysannes apprivoisent des paysages
désolés et en font des sites d’une vie multispécifique, qui par ailleurs ne
gâchent en rien la rentabilité que les paysans peuvent en tirer. La vie rurale
canalise et exploite une résurgence de la forêt dont elle sait qu’elle ne tient
que partiellement les rênes. Mais elle récupère aussi ce qu’ont détruit des
projets à plus grande échelle, ravivant des paysages meurtris.
Au Japon, le mieux n’est pas de commencer par les humains mais par les
busautours à joues grises (Butastur indicus), qui sont des inconditionnels du
satoyama. Ces rapaces sont des oiseaux migrateurs : ils s’accouplent en
Sibérie, puis viennent passer le printemps et l’été au Japon pour élever leurs
petits, avant de s’envoler vers l’Asie du Sud-Est. Les mâles rapportent de la
nourriture à leur femelle pendant toute la période de couvaison.
Ils s’installent au sommet des pins d’où ils peuvent observer le paysage, à la
recherche de reptiles, d’amphibiens et d’insectes. Au mois de mai, quand
les rizières sont inondées, les rapaces y chassent des grenouilles. Dès que la
pousse du riz met fin à la chasse, les busautours se tournent alors vers les
insectes des forêts paysannes. Une étude a montré que les mâles ne
resteront pas sur un arbre donné plus de quatorze minutes si aucune
nourriture n’a été repérée5. Pour que ces oiseaux prospèrent, le paysage
rural doit être agencé à la manière d’un garde-manger, avec des grenouilles
et des insectes disposés de manière appropriée.
Les busautours à joues grises ont adapté leurs stratégies migratoires
au paysage rural japonais. En même temps, toutes leurs sources de
nourriture dépendent également de ce régime perturbé. Sans le maintien du
système d’irrigation, les populations de grenouilles régresseraient6. Et il y a
un nombre considérable d’insectes qui ont dû évoluer pour s’adapter aux
forêts paysannes ! Le chêne denté (Quercus serrata) ne nourrit pas moins
de 85 espèces de papillons, devenues de ce fait dépendantes de lui. La sève
des jeunes chênes, de ceux-là mêmes qui restent jeunes grâce aux cépées,
est indispensable à un papillon coloré nommé Sasakia charonda : en son
absence, les chênes vieillissent et les papillons déclinent7.
Pourquoi les relations écologiques au sein des forêts paysannes sont-elles
devenues l’objet de tant de recherches ? D’autant plus qu’aujourd’hui les
forêts japonaises sont en grande partie abandonnées avec le remplacement
du bois de chauffage par l’énergie fossile et que la jeune génération a rejoint
les villes ? Pour certains chercheurs, c’est clair : le développement durable
est une option qui se nourrit de relents nostalgiques. C’était au moins la
position du professeur K, un économiste de l’environnement siégeant à
Kyoto.
Le professeur K m’a raconté qu’il était devenu économiste parce qu’il
pensait qu’il aurait pu alors aider les pauvres. Mais, après dix ans d’une
brillante carrière, il avait réalisé que ses recherches n’aidaient personne.
Pire même, il observait le regard vitreux de ses étudiants. En les
interrogeant, il comprit que ce n’était pas seulement à cause de ses cours :
ses étudiants eux-mêmes étaient complètement déconnectés des questions
urgentes qu’il leur soumettait. Le professeur K a alors dressé le bilan de sa
vie. Il s’est rappelé les visites que, dans son enfance, il faisait à ses grands-
parents dans leur village : combien il s’était senti vivant quand il sillonnait
la campagne ! Plutôt que de saper l’énergie, le paysage avait cette puissance
de revigorer. Il prit ainsi la décision de réorienter son travail professionnel
vers la restauration du paysage rural japonais. Il exerça des pressions et se
battit jusqu’à ce que son université obtienne un accès à une zone de champs
et de forêts abandonnés pour y emmener ses étudiants, pas seulement pour
observer mais aussi pour étudier les savoir-faire liés à la vie paysanne.
Ensemble, ils ont appris : ils ont dégagé à nouveau les canaux d’irrigation,
planté du riz, rendu les forêts accessibles, construit un four pour fabriquer
du charbon de bois et expérimenté ce que demandait prendre soin de la forêt
avec des yeux et des oreilles de paysans. Désormais, son séminaire
débordait d’enthousiasme !
Il me montra les forêts abandonnées envahies par la végétation qui
entouraient toujours les champs récupérés. Il restait tant de travail à faire
pour qu’émerge de ces broussailles enchevêtrées une forêt paysanne
durable. Le bambou Moso est devenu sauvage ici, m’expliqua-t-il. Rapporté
de Chine, il y a environ trois siècles, à cause de la qualité de ses pousses, les
plantations avaient toujours été soigneusement entretenues autour des
maisons des paysans. Mais, comme les forêts paysannes et les champs
avaient été laissés à l’abandon, le bambou était devenu un envahisseur
agressif, s’emparant de la forêt. Il me montra comment ce bambou étouffait
les pins restants, en les laissant dépérir dans une profonde obscurité. Mais,
là encore, ses étudiants s’étaient chargés de couper les bambous et
apprenaient à les transformer en charbon de bois.
Les cépées de chênes étaient aussi menacées. On pouvait admirer les
anciennes souches qui avaient repoussé plusieurs fois sous forme d’arbres.
Mais les cépées étaient désormais cernées par d’autres plantes sauvages et,
comme elles n’avaient pas été taillées depuis de nombreuses années, les
chênes avaient perdu leurs qualités de jeunesse éternelle qui s’inscrivaient
dans l’architecture de la forêt. Il devrait, avec ses étudiants, réapprendre
l’art du traitement en taillis. C’est seulement ainsi, expliquait-il, que les
plantes et les animaux caractéristiques des paysages ruraux reviendraient :
oiseaux, arbustes et fleurs qui font qu’au Japon les quatre saisons sont
devenues de véritables sources d’inspiration, susceptibles de mille et une
richesses. Grâce au travail déjà accompli, poursuivait-il, ces formes de vie
commençaient à faire leur retour. Mais tout cela était un labeur continu
empreint d’amour. Le caractère durable de la nature, disait-il, ne vient
jamais de lui-même : il a besoin du travail humain pour ressortir et, ce
faisant, lui-même vient éveiller notre propre humanité. Selon lui, les
paysages ruraux étaient les endroits idéaux pour réinstituer des relations
durables entre humains et nature.

Le fait que les forêts paysannes fassent l’objet d’un nouvel intérêt au
Japon est assez récent. Avant les trente dernières années, les arbres
considérés comme les plus nobles, les cèdres du Japon et les cyprès,
monopolisaient toute l’attention des forestiers et des historiens des forêts.
Quand ceux-ci écrivaient au sujet des « forêts » japonaises, ils ne se
préoccupaient généralement que de ces deux variétés d’arbres8. Il y avait de
bonnes raisons à cela : c’étaient des arbres en même temps beaux et utiles.
Le sugi, désignant un « cèdre » mais qui est, en réalité, un Cryptomeria
spécifique, pousse droit et haut comme un séquoia californien et possède un
bois célèbre pour sa résistance à la décomposition, avec lequel on fait des
panneaux, des poteaux et des piliers. L’hinoki, un cyprès japonais
(Chamaecyparis obtusa), est encore plus impressionnant. Son bois est
délicatement parfumé et peut être raboté en une belle texture. Il présente
une résistance à la pourriture. C’est le bois idéal pour construire les
temples. L’hinoki comme le sugi peuvent atteindre des tailles gigantesques,
permettant de fabriquer des poteaux et des planches d’une grandeur
hallucinante. Pas étonnant, donc, que les anciens dirigeants japonais, pour
leurs palais et leurs sanctuaires, aient fait tout leur possible pour aller
couper dans les forêts un maximum de sugi et d’hinoki.
L’intérêt initial porté par les aristocrates aux sugi et hinoki a ouvert la
voie aux paysans pour réclamer un droit sur d’autres arbres et, en
particulier, sur les chênes9. Dans le courant du XIIe siècle, les paysans
profitèrent des guerres, qui avaient brisé l’unité aristocratique, pour
institutionnaliser leurs revendications sur les forêts villageoises. Les droits
iriai sont des droits sur des superficies communes, partagées entre
villageois, autorisant les ménages concernés à ramasser du bois pour se
chauffer, à faire du charbon et à profiter de tous les produits du terroir. À la
différence des droits coutumiers sur les forêts existant dans beaucoup
d’autres pays, les droits iriai au Japon furent codifiés et rendus exécutoires
par des tribunaux. Mais il était très peu probable de trouver un sugi ou un
hinoki dans les forêts japonaises prémodernes iriai : ces arbres restaient la
propriété des aristocrates, même quand ils poussaient sur des terres
villageoises. Cependant, il arrivait parfois que les paysans puissent
revendiquer des chênes alors qu’ils se trouvaient sur des terres
seigneuriales. Les iriai prenaient dans ce cas la forme d’un droit d’usage sur
des terres appartenant à d’autres. Les seigneurs ne manifestaient de toute
façon aucun intérêt pour les chênes, préoccupés qu’ils étaient déjà par
d’autres arbres10. Toutefois, il n’est pas surprenant que les élites tentèrent de
revenir avec véhémence sur les droits iriai. Après la Restauration Meiji au
XIXe siècle, de nombreuses terres qui avaient été maintenues communes
furent privatisées ou appropriées par l’État. De manière tout à fait
étonnante, en dépit de toutes ces tentatives, certains droits iriai sur les forêts
se sont solidement maintenus jusqu’à aujourd’hui. Ils ne se sont retrouvés
en porte à faux qu’à la fin du XXe siècle, par l’abandon des forêts
villageoises, qui marque le départ des populations rurales vers les villes.
Quels sont les arbres caractéristiques des forêts villageoises iriai ?
Les Japonais sont fiers d’être situés au croisement des climats tempéré et
tropical, ce qui favorise certaines plantes et animaux : le Japon a quatre
saisons mais reste vert toute l’année. Il partage avec ses voisins taïwanais
du Sud les plantes et les insectes subtropicaux ; avec le nord-est de l’Asie
continentale, une flore et une faune propres à un climat froid. Les chênes
s’étendent de chaque côté de cette ligne de division. Des chênes à feuilles
caduques, grandes et translucides, qui changent de couleur et tombent en
hiver, font partie de la flore du Nord-Est. Des chênes à feuilles persistantes,
plus petites et plus épaisses, qui restent vertes toute l’année, sont
caractéristiques du Sud-Ouest. Les deux espèces sont utilisées comme
combustible ou comme matière première pour le charbon. Mais, dans
certaines parties traditionnelles importantes du centre du Japon, une
préférence est accordée aux chênes à feuilles caduques par rapport à ceux à
feuilles persistantes. Les paysans en éliminent les jeunes pousses en même
temps que l’herbe et les broussailles, privilégiant l’espèce à feuilles
caduques. Ce choix a fait une différence dans la relation chêne-pin et, plus
globalement, dans l’architecture de la forêt : contrairement aux chênes à
feuilles persistantes, qui font de l’ombre toute l’année, les chênes à feuilles
caduques offrent des fenêtres de lumière au cours de l’hiver et du
printemps. Durant ces saisons, les pins, mais aussi les plantes herbacées
propres au climat tempéré, ont une chance de se développer. Bien plus, les
paysans ne cessent de maintenir les forêts accessibles et de les nettoyer de
fond en comble, conservant les pins et d’autres espèces propres aux zones
tempérées en compagnie des chênes11.
À l’opposé des paysans européens avant l’époque moderne, les paysans
japonais ne produisaient pas de lait ou de viande animale, et ne pouvaient
donc pas fertiliser leurs champs avec du fumier, comme cela se faisait en
Europe. Collecter des plantes et de l’humus forestier pour les réutiliser en
engrais vert occupait une place prépondérante dans la vie des paysans.
On s’accaparait tout ce qui était sur le sol de la forêt et, à force, on se
retrouvait avec la couche minérale du sol complètement mise à nu, ce qui
n’était pas sans déplaire aux pins. Certaines zones étaient spécialement
ratissées pour faciliter la pousse de l’herbe. Les piliers de cette forêt
perturbée étaient les cépées de chênes : l’espèce la plus commune était celle
du Quercus serrata, connu sous le nom de konara. Le chêne était utilisé
pour toute une série de choses, tantôt comme bois de chauffage tantôt pour
cultiver des champignons, les shiitakes. Les recépages périodiques
gardaient éternellement jeunes le tronc et les branches des chênes, ce qui
permettait à ces derniers de dominer la forêt en poussant plus vite que les
autres espèces. Dans les prés ensoleillés et sur les coteaux dénudés,
poussaient les pins rouges akamatsu, dits Pinus densiflora, avec leurs
partenaires, les matsutakes.
Le pin rouge est une créature directement issue des perturbations
paysannes. Il ne lui est pas possible de concurrencer les feuillus qui, d’une
part, lui font de l’ombre et, d’autre part, créent un humus riche et épais dont
le calcul en termes de bénéfice est unilatéral. Des paléobotanistes ont
découvert que le pollen des pins rouges avait considérablement augmenté il
y a plusieurs milliers d’années, au moment même où les humains
entamèrent la déforestation du paysage japonais, alors qu’on ne trouvait
quasiment pas trace de lui aux niveaux antérieurs12. Les pins savent profiter
des perturbations paysannes : de la lumière du soleil, qui survient grâce à
l’élagage et à la coupe en taillis, ainsi que des sols minéraux ratissés.
Le chêne détient toujours le pouvoir de faire disparaître les pins des coteaux
paysans. Mais le traitement en taillis et la collecte d’engrais vert ont créé
des espaces complémentaires pour abriter le chêne konara et le pin
akamatsu. Des matsutakes poussèrent avec les pins, les aidant à prendre
pied sur les crêtes et les flancs érodés. Dans les zones particulièrement
dénudées, à ras des pins, les matsutakes constituaient l’espèce de
champignons la plus commune de la forêt.
Aux XIXe et XXe siècles, les membres citadins de la toute nouvelle classe
moyenne japonaise ont commencé à faire des excursions campagnardes,
associées à la cueillette de matsutakes. Cela avait été jadis un privilège
d’aristocrate, mais ceux qui pouvaient désormais y participer étaient
nombreux. Les villageois surnommèrent les zones remplies de pins et de
matsutakes « montagnes à visiteurs » et, en échange d’argent, ils offraient
aux touristes citadins le privilège d’une cueillette matinale aux
champignons, suivie d’un repas sukiyaki dans l’air frais de la campagne.
Cette pratique a fini par tisser un faisceau affectif dans lequel la cueillette
des matsutakes recouvrait tous les plaisirs de la biodiversité rurale, loin des
obligations ordinaires. Comme les visites à la ferme des grands-parents
lorsqu’on était enfant, partir en excursion à la cueillette aux matsutakes a
embaumé le monde rural de nostalgie, et ce parfum n’en finit toujours pas
d’influer sur l’appréciation des paysages ruraux.
Les défenseurs contemporains de la restauration des paysages ruraux
japonais se sentent bien en veine d’esthétiser les forêts paysannes comme
résultant de savoirs traditionnels, capables de relier harmonieusement les
besoins de la nature et ceux des humains. Mais de nombreux chercheurs
considèrent que ces formes harmonieuses se sont développées à partir de
périodes de déforestations et de destructions environnementales. Kazukiko
Takeuchi, un historien de l’environnement, insiste sur l’importance de la
déforestation associée à l’industrialisation du Japon au milieu du
XIXe siècle13. Selon lui, les changements historiques ont été des moments
clés pour l’évolution des forêts paysannes, celles qui concernent la première
moitié du XXe siècle et qui peuplent actuellement l’imagination des
défenseurs contemporains. À la fin du XIXe siècle, la modernisation du
Japon a mis une terrible pression sur les forêts paysannes, entraînant des
déforestations massives dans le centre du pays. Les visiteurs pouvaient
observer un tableau de « montagnes chauves », visibles depuis la route. Au
tournant du siècle, ces coteaux dégarnis se sont recouverts de pins
akamatsu. Dans certains cas, les pins étaient plantés pour, par exemple,
gérer les ressources en eau. Mais, très vite, les graines des akamatsu se sont
largement dispersées, et les pins, avec l’aide des matsutakes, ont surgi
d’eux-mêmes. Dans la première moitié du XXe siècle, les matsutakes étaient
devenus aussi abondants et communs que les forêts de pins. Avec la
demande grandissante en bois de chauffage et en charbon, la coupe en taillis
des chênes est devenue pratique courante. Les forêts de pins-chênes,
aujourd’hui objets de nostalgie, étaient alors en plein essor.
Fumihiko Yoshimura, un mycologue et défenseur des forêts de pins,
souligne l’importance d’une déforestation ultérieure : celle qui a eu cours
avant et pendant la Seconde Guerre mondiale14. Les arbres étaient abattus
non seulement à l’usage des paysans mais aussi comme combustible et
comme matériaux de construction pour la puissance militaire. Le paysage
rural a été dénudé de manière significative. Après la guerre, ces paysages
redevinrent tout verts : les pins poussaient à travers les paysages dénudés.
Le Dr Yoshimura aimerait restaurer les forêts de pins sur la base de l’année
1955, une période excellente de repousse. Après elle, au lieu d’un
renouveau, les forêts se détériorèrent.
Je garde pour les prochains chapitres l’histoire de ces transformations
d’après 1955. Ici, il me tient à cœur de mettre en avant la manière dont de
grandes perturbations historiques deviennent des occasions qui s’offrent à
des écosystèmes relativement stables tels que ces forêts paysannes, toujours
jeunes et dégagées. Que des épisodes de déforestation aient été à l’origine
des forêts devenues l’image même de la stabilité et de la durabilité dans une
grande partie de la pensée japonaise contemporaine ne manque pas d’ironie.
Cette ironie ne rend pas la forêt paysanne moins utile ou désirable, mais elle
change l’appréciation du processus vivant qui a permis la résurgence de la
forêt : les efforts quotidiens des paysans sont souvent une réponse à des
changements historiques qui sont loin de dépendre d’eux. De petites
perturbations tourbillonnent au milieu des courants formés par les grandes
perturbations. Pour apprécier cette question, il faut tourner le dos aux
reconstructions nostalgiques qui hantent ces Japonais, s’agitant en
défenseurs ou en âmes de bonne volonté : elles ne font que nous bercer loin
des tumultes de l’histoire du fait même de leur perfection esthétique.

Dans le centre du Yunnan, au sud-ouest de la Chine, les forêts paysannes


ne sont pas des reconstructions nostalgiques mais des sites intensément
exploités par les paysans. On ne les considère pas comme des objets d’une
beauté idéale mais comme des victimes de désastres auxquels il faut
remédier. Elles ne sont en rien des reconstructions. Elles paraissent au
mieux en grand désordre, et cela parfois de manière inquiétante. C’est le
paysage paysan en pleine activité et non pas recréé à partir d’une démarche
nostalgique. Malgré son incohérence presque scandaleuse, cette forêt
toujours jeune et aérée ressemble d’une manière frappante aux bois paysans
du centre du Japon. Même si les espèces sont différentes, des cépées de
chênes et des pins viennent constituer l’architecture de ces forêts15. Les
matsutakes du Yunnan ont des tendances à fraterniser qui diffèrent de celles
des matsutakes japonais : ils poussent aussi bien avec les chênes qu’avec les
pins. Mais cela rend le complexe d’association paysan-chêne-pin-matsutake
encore plus manifeste. Aussi, peut-être que, en cet endroit, ce sont surtout
les grands cataclysmes, plus que la seule ingéniosité paysanne, qui ont
permis la résurgence des forêts.
Dans le centre du Japon, on m’a offert de manière attrayante des histoires
toutes faites, qui ne provenaient pas uniquement de chercheurs mais aussi,
plus directement, de forestiers et de résidents locaux. Une fois prise dans ce
discours, mon travail devenait facile : tout ce que j’avais à faire était de
regarder et d’écouter. Ainsi instruite, je fus surprise de constater que, au
Yunnan, l’idée même d’une histoire du point de vue de la forêt provoquait
confusion et réaction défensive. Chacun voulait que les paysans soient de
bons gestionnaires des forêts, et cela en raison de leurs compétences
d’entrepreneurs modernes et non pas d’intendants traditionnels. Les forêts
paysannes étaient un objet moderne, un résultat de la décentralisation, et
donc tout le contraire d’une antiquité. Aussi, le but des experts forestiers
était que la rationalité moderne s’impose. Si les forêts étaient en mauvais
état, c’était bien à cause des erreurs commises dans le passé. L’histoire était
le récit de ces erreurs16.
En compagnie de Michael Hathaway, j’organisai des entrevues avec des
forestiers et même des historiens de la forêt. Ils nous expliquèrent la
manière dont l’État avait clôturé les forêts et comment, à cette époque de
réformes, il les avait restituées aux paysans par le biais de contrats
d’habitation. Ils revinrent sur l’interdiction de la coupe de bois, décidée en
1998 et destinée à mettre un terme aux dégâts déjà occasionnés, et parlèrent
alors des projets modèles grâce auxquels de nouvelles formes de gestion des
forêts avaient été tentées. Quand j’ai orienté la conversation sur les histoires
du point de vue des forêts, ils ont à nouveau parlé de l’État et de ses erreurs.
Les forêts reprises individuellement par des contrats d’habitation successifs
étaient la nouvelle manière d’organiser les forêts, et elles avaient donc à se
développer dans des endroits abîmés par la gestion collective précédente.
La clé, selon eux, était d’accorder des baux et de créer des incitations
permettant aux entrepreneurs et non pas aux bureaucrates de gérer les
choses. Dans ces temps nouveaux, les forêts seraient refaites grâce au
marché. Nous parlions de lois, d’incitations et de projets modèles.
Je n’avais toujours pas réussi à toucher la question des arbres. Les objets
esthétiques que j’avais appris à connaître au Japon me manquaient, alors
même que j’avais reconnu désormais leur étrangeté.
Quand je suis arrivée dans la préfecture rurale du Chuxiong, les gens
étaient, de la même manière, réticents face mes questions, celles-là mêmes
que j’avais appris à formuler au Japon. Les fonctionnaires locaux
reprenaient texto les histoires nationales concernant l’évolution des
catégories d’administration, mais les résidents ordinaires ne savaient pas
trop quoi faire de ces catégories. Finalement, un vieil homme a fait un
commentaire qui m’a lancée sur un mode de comparaison plus intéressant.
Pendant le Grand Bond en avant de la Chine, disait-il, le paysage a fait
l’objet d’une déforestation pour alimenter la demande en « acier vert ».
La déforestation qu’a connue le Japon à l’ère Meiji n’était-elle pas aussi
due au besoin d’« acier vert » ?

La forêt située au centre du Yunnan est en grande partie dispersée


et assez récente. Elle semble perturbée. Des tracteurs se déplacent sur des
coteaux érodés. En dépit de l’interdiction visant le commerce du bois, tout
est utilisé depuis le sol jusqu’à la cime des arbres. Les chênes à feuilles
persistantes dominent le paysage, allant de simples arbustes à des arbres en
taillis. Mais la forêt est ouverte, et on voit des pins se mélanger aux chênes.
Les pins, comme les chênes, offrent de nombreux usages. La résine du pin
est parfois exploitée. Son pollen est récolté et vendu à l’industrie
cosmétique. Quelques variétés de pins produisent aussi des graines
comestibles qui ont une valeur commerciale. Les épines, quant à elles, sont
conservées pour fabriquer des litières naturelles pour les cochons que
chaque famille possède : les excréments des cochons agrégés par les
aiguilles de pin sont un fertilisant essentiel pour les cultures. Des plantes
herbacées sont cueillies non seulement pour nourrir les cochons mais aussi
pour servir dans l’alimentation et la médecine humaines. La nourriture des
cochons est cuite tous les jours sur un poêle à bois, situé à l’extérieur. Par
conséquent, même si les familles ont d’autres moyens pour faire cuire leur
propre nourriture, chacune d’entre elles doit ramasser de grands stères de
bois pour alimenter le feu. Les bergers emmènent les vaches et les chèvres
brouter partout où la terre n’est pas strictement réservée aux cultures.
La cueillette commerciale des champignons sauvages, pas seulement des
matsutakes mais de nombreuses espèces, crée une circulation pédestre
dense à travers toute la forêt. À certains endroits, on trouve des bosquets
d’arbres imposants, fournissant encore un actif, quoique illégal, commerce
de bois, mais dans la plus grande partie de la forêt les arbres restent minces
et petits. Des eucalyptus exotiques, plantés initialement par une usine
villageoise d’huile, s’étendent le long des routes. Il est difficile de
promouvoir cette forêt sous le signe d’une sagesse paysanne éternelle,
même si de vaillants chercheurs chinois ont tenté de le faire17.
Le désordre qui règne dans les forêts paysannes n’est pas très au goût des
conversationnistes étrangers, qui ont afflué au Yunnan pour sauver la nature
en danger et qui ont eu vite fait de blâmer les excès du communisme en ce
qu’ils entravaient leurs rêves d’une nature sauvage. De jeunes chercheurs et
étudiants chinois sont allés dans le même sens. Parmi les jeunes citadins,
plus d’un s’est senti obligé de me raconter que les collines du Yunnan
avaient été déforestées par les gardes rouges pendant la Révolution
culturelle, malgré le caractère improbable de cette histoire. La Révolution
culturelle est un bouc émissaire facile pour tout ce qui semble aller mal.
Attribuer l’endommagement des forêts à cette période indique d’abord que
les défaillances de cette jeune forêt ouverte sont faciles à identifier. C’est
dans ce contexte qu’il faut souligner de manière remarquable les
ressemblances entre les forêts paysannes du centre du Yunnan et celles du
Honshu au centre du Japon. Peut-être les forêts chênes-pins, à leurs débuts,
étaient-elles moins parfaites du point de vue esthétique et écologique que ne
l’imaginent maintenant leurs défenseurs. Peut-être que les forêts de chênes-
pins du Yunnan sont dans un meilleur état que ne semblent le penser leurs
critiques. Ces coteaux érodés sont le lieu d’une régénération naturelle dans
laquelle les chênes, les pins et les matsutakes constituent un atout
indéniable, pas seulement pour les paysans mais aussi pour bien d’autres
types de vies.
Les laps de temps sont étrangement similaires. Les forêts du centre du
Yunnan ont souffert du Grand Bond en avant de la fin des années 1950 et du
début des années 1960, période durant laquelle la Chine a mobilisé toutes
ses ressources en faveur d’une course industrielle. L’« acier vert » auquel
font référence les vieux villageois était en partie utilisé comme combustible
pour des fours installés dans les arrière-cours et dans lesquels les paysans
faisaient fondre leurs récipients afin de contribuer au développement
métallurgique de la Chine18. Certaines forêts furent épargnées mais, au
cours de la décennie suivante, le gouvernement central fit couper le bois de
ces forêts et l’exporta pour accroître ses réserves de devises étrangères.
Quarante à cinquante ans plus tard, les pins avaient colonisé les espaces mis
à découvert, et les souches de chênes avaient donné naissance à des arbres.
La forêt paysanne était en plein essor, et les champignons matsutakes l’un
des signes de ce succès.
De manière analogue, les forêts du centre du Japon ont souffert de
l’industrialisation rapide, au cours des décennies qui ont suivi la
Restauration Meiji de 1868. Quarante à cinquante ans plus tard, les forêts
de chênes-pins ont atteint un degré de perfection encore gravé dans les
mémoires. Après une perturbation initiale, comme en Chine, les paysans ont
appris à profiter de la repousse des arbres. Les usages emboîtés de la forêt
se sont ajustés les uns aux autres : le paysage est devenu cohérent, semblant
incroyablement stable et littéralement harmonieux. Les chênes fournissaient
des matériaux de construction, du bois de chauffage et du charbon ; les pins
servaient d’hôtes aux champignons matsutakes mais donnaient aussi du
bois, de la térébenthine, des aiguilles et un combustible rapide. Sans doute
les forêts paysannes en activité du Japon, au début du XXe siècle, avaient-
elles un air qui fait penser aux forêts actuelles du centre du Yunnan. Même
si les historiens s’empressent de différencier la modernisation qui a eu lieu
au Japon au cours de la Restauration Meiji et les faillites du Grand Bond en
avant chinois, du point de vue d’un arbre il ne doit pas y avoir pas tant de
différences que cela. Si les forêts paysannes sont vues différemment dans
chaque contexte, ce peut être dû en partie au contraste qui existe entre le
proche et le lointain ou, encore, entre les perspectives tournées vers le passé
et celles orientées vers l’avenir.
Les gens et les arbres sont pris dans des histoires irréversibles de
perturbations. Mais certains types de perturbations ont été suivis
de repousses qui encourageaient, au passage, de multiples vies. Les forêts
paysannes de chênes-pins ont été de petits tourbillons de stabilité et de
cohabitation. Mais eux-mêmes ont souvent été déclenchés par de grands
cataclysmes, comme celui de la déforestation qui a accompagné
l’industrialisation nationale. De petits tourbillons de vies tangotent
ensemble sur la scène des grands fleuves de la perturbation. Certes, ce sont
sûrement des lieux pour penser les talents humains en matière de
remédiation. Mais il y a aussi le point de vue des forêts. En dépit de toutes
les agressions, la résurgence n’a pas encore dit son dernier mot.

1. Les études universitaires sur la disparition de la paysannerie commencent avec l’histoire de la modernité (par exemple, Eugen
WEBER, La Fin des terroirs, Fayard, Paris, 1983). Dans les débats sur la vie contemporaine, on emploie ce trope pour suggérer
notre entrée dans l’ère postmoderne (par exemple, Michael KEARNEY, Reconceptualizing the Peasantry, Westview Press,
Boulder, CO, 1996 ; Michael HARDT et Antonio NEGRI, Multitude, La Découverte, Paris, 2004).
2. Comme je l’ai dit dans le chapitre 11, j’inclus Quercus, Lithocarpus et Castanopsis dans le terme « chêne ».
3. Oliver RACKHAM, Woodlands, Collins, Londres, 2006. Certains biologistes ont fait l’hypothèse que les chênes auraient
développé leur capacité à faire des taillis dans leur longue association avec les éléphants, autrefois communs dans le Nord (George
MONBIOT, Feral, Penguin, Londres, 2013). Cette hypothèse rejoint l’importance grandissante de la pensée évolutionniste
interspécifique discutée dans l’interlude « Suivre à la trace ».
4. Pour le Japon : Hideo TABATA, « The future role of satoyama woodlands in Japanese society », in Y. YASUDA, Forest and
Civilizations, Roli Books, New Delhi, 2001. Sur la coexistence de trois espèces dans le satoyama, voir T. NAKASHIZUKA et
Y. MATSUMOTO (dir.), Diversity and Interaction in a Temperate Forest Community : Ogawa Forest Reserve of Japan, op. cit.
5. Atsuki AZUMA, « Birds of prey living in yatsuda and satoyama », in K. TAKEUCHI, R. D. BROWN, I. WASHITANI, A.
TSUNEKAWA et M. YOKOHARI, Satoyama : The traditional rural landscape of Japan, op. cit., p. 102-109.
6. Ibid., p. 103-104.
7. Des formes larvaires de ce papillon se nourrissent de Celtis sinensis, l’une des espèces de cépées des bois. Les adultes se
nourrissent de Quercus acutissima, une autre variété de chênes traités en taillis par les paysans (Izumi WASHITANI, « Species
diversity in satoyama landscapes », in ibid., p. 89-93). Les cépées accueillent une grande variété de plantes aussi bien que
d’insectes : en comparaison, abandonner une zone peut permettre à quelques espèces agressives de dominer. Voir Wajirou
SUZUKI, « Forest vegetation in and around Ogawa Forest Reserve in relation to human impact », in T. NAKASHIZUKA et Y.
MATSUMOTO (dir.), Diversity and Interaction in a Temperate Forest Community : Ogawa Forest Reserve of Japan, op. cit.,
p. 27-42.
8. Suivant en cela les premiers historiens japonais, Conrad TOTMAN adopte ce point de vue dans The Green Archipelago :
Forestry in preindustrial Japan, University of California Press, Berkeley, 1989.
9. Ce paragraphe s’appuie sur Conrad TOTMAN, The Green Archipelago : Forestry in preindustrial Japan, op. cit. ; Margaret
MCKEAN, « Defining and dividing property rights in the commons : Today’s lessons from the Japanese past », International
Political Publishing Economy Working Paper, no 150, Duke University, 1991 ; Utako YAMASHITA, Kulbhushan BALOONI et
Makoto INOUE, « Effect of instituting “authorized neighborhood associations” on communal (iriai) forest ownership in Japan »,
Society and Natural Resources, 22, 2009, p. 464-473 ; Gaku MITSUMATA et Takeshi MURATA, « Overview and current status
of the iriai (commons) system in the three regions of Japan, from the Edo era to the beginning of the 21st century », article soumis
à discussion no 07-04, Multilevel Environmental Governance for Sustainable Development Project, Kyoto, 2007.
10. Oliver Rackham souligne qu’en Europe les aristocrates utilisaient le chêne pour les constructions réservées à l’élite : aussi le
chêne était un arbre qui appartenait aux seigneurs. Au Japon, les seigneurs réservaient le sugi et l’hinoki à la construction. Oliver
RACKHAM, « Trees, woodland, and archaeology », communication présentée au Yale Agrarian Sudies Colloquium, 19 octobre
2013, <www.yale.edu>.
11. Hideo TABATA, « The future role of satoyama woodlands in Japanese society », loc. cit.
12. Matsuo TSUKADA, « Japan », in B. HUNTLEY et T. WEBB III, Vegetation History, Kluwer Academic Publishers,
Dordrecht, 1988, p. 459-518.
13. Interview, 2008. La déforestation a été associée à l’exploitation du bois, au changement dans le choix des cultures, à
l’extension de l’agriculture intensive et aux nouveaux peuplements résidentiels. Voir YAMADA Asaka, HARADA Hiroshi et
OKUDA Shigetoshi, « Vegetation mapping in the early Meiji era and changes in vegetation in southern Miura peninsula » (en
japonais), Eco-Habitat, 4, no 1, 1997, p. 33-4 ; OGURA Junichi, « Forests of the Kanto region in the 1880s » (en japonais),
Journal of the Japanese Institute of Landscapes Architects, 57, no 5, 2008, p. 79-84 ; Kaoru ICHIKAWA, Tomoo OKAYASU et
Kazuhiko TAKEUCHI, « Characteristics in the distribution of woodland vegetation in the southern Kanto region since the early
20th century », Journal of Environmental Information Science, 36, no 5, 2008, p. 103-108.
14. Interview, 2008. A propos d’une forêt de Kanto bien documentée, Wajirou Suzuki souligne l’accélération dans le secteur de la
coupe de bois : « Avec le développement des industries domestiques après la Première Guerre mondiale, la demande de charbon
de bois a considérablement augmenté et, pendant la Seconde Guerre mondiale, le charbon de bois et la fabrique d’équipements
pour les chevaux militaires sont devenus la première industrie de la région », Wajirou SUZUKI, « Forest vegetation in and around
Ogawa Forest Reserve in relation to human impact », loc. cit., p. 30.
15. Comme dans le centre du Japon, les forêts du Yunnan sans perturbations humaines sont dominées par des associations de
feuillus et une absence de pins. Stanley RICHARDSON, Forestry in Communist China, Johns Hopkins University Press,
Baltimore, MD, 1966, p. 31. L’histoire des coutumes villageoises montre aussi des parallèles. Alors qu’il n’a pas écrit sur le
Yunnan, Nicholas Menzies décrit les coutumes forestières des villages de la Chine impériale qui font assez penser à la littérature
liée au satoyama : « Les forêts communales de Shanxi étaient connues collectivement comme des She Shan (montagnes
villageoises) [...]. Ces coteaux étaient inadaptés à l’agriculture, mais ils étaient importants pour leurs usagers car ils répondaient à
des besoins rituels (comme des sites pour enterrer les membres du clan) et fournissaient une source de produits forestiers. Ren
Chengtong a remarqué que les villages utilisaient le bois des forêts pour fournir en fonds et en matériaux des travaux publics au
sein de la communauté et que les villageois avaient aussi le droit de profiter des noix, des fruits, des animaux sauvages (pour la
viande), des champignons et des herbes médicinales pour leur usage privé », Nicholas MENZIES, Forest and Land Management
in Imperial China, St. Martin’s Press, Londres, 1994, p. 80-81.
16. La réforme des forêts qui a créé plusieurs types de baux, y compris des contrats d’habitation, a commencé en 1981. Pour une
analyse des changements dans les baux forestiers, voir LIU Dachang, « Tenure and management of non-state forests in China
since 1950 », Environmental History, 6, no 2, 2001, p. 239-263.
17. Le travail pionnier de Yin Shaoting sur les changements de cultures dans le Yunnan a introduit la durabilité des paysages
ruraux pour les chercheurs qui considéraient généralement les paysans comme attardés. YIN Shaoting, People and Forests,
Yunnan Education Publishing House, Kunming, 2001.
18. Liu (« Tenure and management of non-state forests in China since 1950 », loc. cit., p. 234) parle d’une « déforestation
catastrophique » au cours de cette période.
Paysages actifs, Oregon. Les
critiques parlent des forêts de l’est
des Cascades comme de « plaies
purulentes sur le dos d’un vieux chien
galeux », et même les forestiers
admettent que la gestion a été une
succession d’erreurs. Mais, pour les
cueilleurs, cette forêt est un ground
zero. Au détour hasardeux d’une
erreur, parfois, des champignons
pointent le bout de leur nez.

14
SÉRENDIPITÉ

Quand des vieux de la vieille m’ont expliqué que les Cascades de l’est de
l’Oregon étaient autrefois un centre industriel d’exploitation du bois, j’ai eu
du mal à le croire. Tout ce que je voyais, c’était une grand-route bordée
d’arbres, plutôt en mauvais état, même si des panneaux continuaient à
indiquer « Exploitation forestière ». On m’a montré les endroits où des
villes et des scieries avaient été autrefois florissantes, mais il ne restait plus
rien et tout était désormais envahi par les broussailles1. Les maisons, les
hôtels et les campements de hobos, tout cela avait disparu aujourd’hui. Les
hobos avaient bien laissé derrière eux des tas de bidons rouillés, mais les
villes ne ressemblaient plus qu’à des terrains vagues envahis par des
multitudes de pins : on était aussi loin du monde sauvage que de la
civilisation. Les gens du coin qui étaient restés tentaient de se débrouiller en
faisant l’une ou l’autre chose. Sur la grand-route, des magasins fermés
s’affaissaient, avec des fenêtres brisées. Des commerces encore actifs
fournissaient un joyeux cocktail à base d’armes et d’alcool. Des pancartes à
l’entrée signalaient que toute personne non autorisée serait fusillée. Quand
un nouveau restaurant de routiers ouvrit, me racontèrent les gens du coin,
personne ne se pointa à la réunion de recrutement du personnel parce que la
rumeur avait couru que l’on procéderait à des tests de détection de drogue et
que le personnel serait sous surveillance. « Tous ceux qui vivent ici veulent
qu’on les laisse tranquilles », m’expliqua l’un d’entre eux2.
La gestion des ressources ne permet pas toujours de récolter les effets
escomptés. Peut-être que prendre le problème par le bon bout serait
d’observer la vie présente dans la forêt à partir du type d’échec
qu’engendrent ces grands projets. Des erreurs ont été commises... mais des
champignons sont apparus.
La région est des Cascades est dévolue à la production industrielle de
pins, mais elle ne ressemble pas pour autant à la Laponie finnoise. Elle n’est
pas du tout entretenue. Du bois mort jonche le sol ou penche
dangereusement un peu partout. Des arbres ont poussé en pagaille, parfois
de manière clairsemée, parfois en paquets denses. Le faux-gui et la
pourriture des racines les affaiblissent. À la différence de la Finlande, où de
petits propriétaires gèrent en commun la plus grande partie de la forêt, les
matsutakes des Cascades poussent dans la forêt nationale, ou encore sur les
terres d’entreprises forestières. Il y a peu de petits propriétaires pour
coordonner la gestion. C’est tant mieux pour les rêves de gestion, car les
Blancs qui habitent là et les visiteurs ont tendance à refuser l’idée d’avoir
une forêt régulée par la présence symboliquement envahissante du
gouvernement fédéral. Ils tirent au fusil sur les panneaux du Service des
forêts et se vantent de ne pas respecter les règlements. Le Service des forêts
tente bien de les amadouer, mais c’est peine perdue.
Les chercheurs en sciences sociales mettent souvent l’accent sur
l’assurance bureaucratique des Services des forêts étatsuniens. Mais les
forestiers que j’ai rencontrés dans l’est des Cascades faisaient preuve de
modestie quand ils expliquaient leur manière de gérer les forêts. Leurs
programmes, disaient-ils, avaient consisté en une série d’expérimentations
dont la plupart avaient échoué. Comment, par exemple, fallait-il manœuvrer
avec des pins tordus qui revenaient sans cesse en formant des taillis de plus
en plus denses ? Ils avaient essayé la coupe rase, et c’est ce résultat de
taillis denses qu’ils avaient produit. Ils avaient tenté de sauver des arbres
semenciers et fait des coupes progressives, mais les arbres isolés tombaient,
arrachés par le vent ou sous le poids de la neige. Fallait-il tenter de sauver
les emplois de la seule scierie encore en marche, alors même que cela
impliquerait forcément de se retrouver devant les tribunaux avec les
défenseurs de l’environnement3 ? Même si les objectifs de préservation de
l’environnement avaient changé la rhétorique des Services des forêts, les
bureaux locaux continuaient à être évalués en fonction du nombre de mètres
cubes de bois produits. On ne pouvait, selon eux, pas faire grand-chose,
sinon négocier chaque dilemme à mesure qu’il se présentait. En l’absence
de bonne alternative, on se bornait à essayer au cas par cas.
Le paysage lui-même n’a pas facilité la gestion de la forêt. Comme en
Finlande, des glaciers ont occupé le Nord-Ouest Pacifique des États-Unis,
mais si l’on trouve de grandes étendues de pins sur toute la partie est des
Cascades, c’est pour une tout autre raison. Il y a environ 7 500 années, une
éruption volcanique recouvrit la région de lave, de cendres et de pierre
ponce (pierres chargées d’air, produites par les coulées de lave refroidies).
S’il y avait eu auparavant un sol organique à cet endroit, il était donc bien
enfoui. Çà et là, on peut encore voir des blocs de lave et des lits de pierre
ponce où quasiment rien ne pousse. Le seul fait que les pins, eux, puissent
pousser sur ce sol inhospitalier semble relever du miracle. Un miracle dont
les matsutakes peuvent être flattés pour leur contribution.
En Oregon, les matsutakes poussent avec de multiples arbres hôtes. Dans
la forêt humide, composée de différents types de conifères propres aux
altitudes élevées, les matsutakes se trouvent en abondance auprès des sapins
rouges Shasta, de la pruche de montagne et du pin à sucre. Sur les flancs
ouest des Cascades, on le trouve parfois en compagnie des sapins de
Douglas ; sur la côte pacifique de l’Oregon, les matsutakes poussent avec
les chênes à tan. Sur les flancs arides est des Cascades, les matsutakes
vivent avec les pins Ponderosa. Chacun de ces endroits témoigne d’une
grande diversité d’espèce de champignons. Ce n’est que dans les forêts de
pins tordus que les associations entre un arbre et un mycète tendent à
relever davantage de l’exclusivité. Lorsqu’on part à la cueillette dans ces
forêts de pins tordus, il est vraiment très rare de tomber sur un champignon
appartenant à une autre espèce. Ce n’est pourtant pas là une preuve
suffisante pour affirmer une absence de diversité souterraine : nombreux
sont les mycètes qui ne donnent que très rarement naissance à un corps
fructifère. Malgré tout, il semble évident qu’un compagnonnage
particulièrement intime s’est formé entre les matsutakes et les pins tordus
dans l’est des Cascades.
Comme dans la plupart des histoires d’amitié, celle-ci dépend de
rencontres hasardeuses et de timides essais, avant de prendre de plus en plus
d’importance au fil du temps. Le pin tordu et le matsutake ont été pendant
longtemps des acteurs négligés. S’ils dominent maintenant les informations
régionales, ils possèdent une histoire. Avec leurs propres métaphores sur les
paysages désolés, les cueilleurs appellent cette région le ground zero de la
scène américaine des matsutakes. Qu’est-ce qui a mis ensemble les mycètes
et les racines avec un succès si spectaculaire ?
Quand, au XIXe siècle, les Blancs gagnèrent l’est des Cascades, ils ne
firent pas attention aux pins tordus. Au lieu de cela, ils tombèrent en
pâmoison devant les ponderosas géants qui dominaient la forêt. Selon
l’historien William Robbins, ces forêts de pins étaient autrefois les « plus
impressionnantes et spectaculaires4 » parmi toutes celles qui gravitaient au
cœur de l’Oregon. Leurs gigantesques troncs s’élevaient à travers une
campagne ouverte et parsemée de petits sous-bois, comme si on était dans
un parc soigneusement aménagé. Le capitaine de l’armée des États-Unis
John Charles Fremont s’y rendit en 1834 : « À cette époque, la campagne
n’était qu’une forêt de pins [...]. Les arbres étaient uniformément grands,
certains pins faisant 22 pieds [7 mètres] de circonférence, et une douzaine
faisaient même 6 pieds [2 mètres] de plus5. » Au tournant du siècle, un
inspecteur de l’Institut d’études géologiques des États-Unis ajoutait :
« Le sol de la forêt est souvent si propre que l’on pourrait penser qu’il est
entretenu, et on peut s’y promener à pied ou en voiture sans rencontrer
d’obstacle6. » En 1910, un journal fit le lien : « Aucun arbre tel que lui dans
le monde ne peut être coupé avec autant de facilité7. »
Le bois des ponderosas attira l’intérêt du gouvernement et de l’industrie.
En 1893, le président Grover Cleveland créa la Réserve de la forêt des
Cascades. Très vite, alors, on construisit une ligne de chemin de fer pour
transporter le bois et, au début du XXe siècle, les exploitants se voyaient
titulaires d’immenses parcelles8. Dans les années 1930, le bois de l’Oregon
dominait l’industrie étatsunienne du bois : les ponderosas de l’est des
Cascades, vu la grande demande, étaient coupés aussi rapidement que
pouvait le faire la main-d’œuvre9. L’intrication entre espaces publics et
privés interféra sur les périodes de coupe. Avant la Seconde Guerre
mondiale, les entreprises de bois faisaient pression sur le gouvernement
pour que les forêts nationales soient fermées, ce qui permettait de maintenir
des prix élevés. À la fin de la guerre, les terres privées furent épuisées, et
les mêmes réclamèrent l’ouverture des forêts nationales. C’est seulement
ainsi, justifiaient-elles, qu’elles pourraient maintenir les scieries en activité,
empêcher le chômage et une pénurie nationale de bois. Suivant ces
arguments, les forêts nationales devinrent à mesure les cibles les plus
touchées par les coupes industrielles10.
Les effets de l’abattage se transformèrent avec les pratiques forestières
industrielles de l’après-guerre. Les forestiers, portés par l’optimisme des
nouvelles technologies aussi bien que par le boom économique, s’étaient
fait leur propre idée sur la manière de maintenir ouvertes les forêts
nationales sans épuiser la ressource en bois. Tout ce qu’ils avaient à faire
était de remplacer les anciennes forêts « décadentes », « surannées », par de
jeunes arbres vigoureux et poussant rapidement, que l’on pourrait couper au
bout d’un laps de temps prévisible de 80 à 100 ans11. On pourrait même
planter des arbres de qualité supérieure, ce qui permettrait ainsi d’obtenir
des forêts à croissance rapide et nettement plus résistantes aux parasites et
aux maladies. Avec l’apparition des nouvelles technologies, il était
désormais possible de remplacer tous les arbres et pas seulement les plus
avantageux : aussi les forestiers adoptèrent-ils la coupe à blanc12. Abattre la
totalité des arbres entraînerait un renouveau, quitte à imposer à la forêt des
unités de développement. Selon cette logique, plus vite la forêt serait
coupée, plus vite sa productivité augmenterait. Certains agents forestiers
locaux n’étaient pas convaincus, mais la force de l’opinion nationale les
balaya d’un revers de main. Dans les années 1970, l’abattage et le
replantage systématiques étaient devenus la norme. L’épandage aérien pour
se débarrasser des « mauvaises herbes » fut également utilisé dans certaines
zones13. Comme s’en souvenait un agent forestier de l’est des Cascades, le
consensus de l’époque était que « les forêts du futur seraient dominées par
une mosaïque de parcelles d’arbres, chacune entre 25 à 40 acres [entre 10 et
16 ha], avec des plants du même âge et gérés de manière équilibrée et
intensive pour pousser rapidement14 ».
Qu’est-ce qui a raté dans cette perspective d’après-guerre ? Les
ponderosas étaient de plus en plus abattus, et, en retour, ne repoussaient
plus, ou alors très lentement. Le feu leur manquait cruellement. Les grands
ponderosas, à l’époque des espaces ouverts où ils trônaient comme dans des
parcs aménagés, s’étaient implantés en même temps que le régime des feux
des Indiens d’Amérique. Les incendies fréquents des sous-bois permettaient
une meilleure circulation des chevreuils et la possibilité de cueillir des baies
sauvages à l’automne. Les feux détruisaient des espèces conifères
concurrentes tout en permettant aux ponderosas de prospérer. Mais les
Blancs chassèrent de ces lieux les Indiens au cours de toute une série de
guerres et de déplacements forcés. Quant au Service des forêts, il ne mit pas
seulement fin aux feux des Indiens mais à tous les feux. Sans ces derniers,
les espèces inflammables comme le sapin du Colorado et les pins tordus se
mirent à pousser sous les ponderosas. Quand, enfin, on abattit les
ponderosas eux-mêmes pour l’industrie du bois, les autres espèces eurent
vite fait de tout envahir. Le caractère ouvert du paysage avait disparu au
profit d’arbres de petite envergure. Les peuplements d’arbres uniquement
constitués de ponderosas devinrent monnaie rare. Le paysage ressemblait
non seulement de moins en moins à la forêt ouverte des ponderosas du
début du XXe siècle, mais aussi de moins en moins à un paysage attractif
pour l’industrie du bois.

En dépossédant les peuples natifs des terres qui étaient, grâce à eux,
devenues si désirables, la classe blanche des bûcherons, soldats et forestiers
massacra ces forêts soigneusement clairsemées qu’ils avaient tant
convoitées. Pour resituer le contexte, il faut ici se rappeler la dernière
grande phase de dépossession à l’encontre des natifs, opérée par l’adoption
d’une nouvelle résolution en 1954 : la loi de « résiliation », mettant fin à
toutes les obligations découlant du traité passé avec les tribus Klamath.
Résultat de cette résiliation, une partie de la zone où poussaient les
ponderosas est devenue une forêt nationale, prête à être exploitée par les
intérêts privés. Quelques décennies plus tard, que restait-il ? La citation qui
suit, prise sur le site Internet de la tribu, nous aide à comprendre cette
histoire15.

Les peuples prospères et puissants Klamath, Modoc et Yahooskin


Band of Snake Paiute (désignés ci-après « les Klamaths ») contrôlaient
autrefois 22 millions d’acres [9 millions d’ha] de territoire au sud-
centre de l’Oregon et dans le nord de la Californie. Leurs modes de vie
et leurs économies fournissaient en abondance les biens nécessaires à
leurs besoins et à leurs pratiques culturelles depuis 14 000 ans.
Pourtant, très rapidement, les contacts avec les envahisseurs européens
ont, d’une part, décimé la population en répandant maladies et guerres
et, d’autre part, ont abouti à un traité réservant aux tribus une zone de
terre qui n’était plus que de 2,2 millions d’acres [900 000 ha].
Autrefois rivales, les trois tribus ont été obligées de vivre à proximité
les unes des autres sur ces réserves drastiquement réduites.

Dans les années 1950, la scalabilité était un enjeu pour la citoyenneté


mais aussi pour l’utilisation des ressources. L’Amérique était le melting-pot
où les immigrants pouvaient être homogénéisés pour assumer leur nouvel
avenir en tant que citoyens productifs. L’homogénéisation était la condition
du progrès : elle promouvait la conquête de la scalabilité au cœur même des
affaires et de la vie civile. C’est dans ce climat qu’une législation fut
adoptée, abrogeant de manière unilatérale les obligations gouvernementales
envers les tribus indiennes qui avaient découlé de traités. Dans les termes de
l’époque, on disait que les membres de ces tribus étaient fin prêts à
l’assimilation avec la société américaine, sans qu’il soit encore besoin de
recourir à un statut spécial : leurs différences seraient balayées par la loi16.
Aux yeux des législateurs, il était temps et opportun que les droits des
tribus Klamath soient résiliés, puisqu’à leurs yeux ces tribus avaient gagné
suffisamment en prospérité. Le chemin de fer et l’exploitation du bois des
forêts adjacentes avaient changé la valeur de leurs réserves. Dans les années
1950, la réserve Klamath comprenait un large éventail de pins Ponderosa
dont l’industrie forestière voulait à tout prix s’emparer. Les Indiens
Klamath se débrouillaient bien avec les revenus qu’ils tiraient du bois.
Ils n’étaient pas une charge pour le gouvernement. Mais les entreprises de
bois et les fonctionnaires gouvernementaux convoitaient leurs biens.
Les tribus Klamath n’étaient en aucune manière une charge mais bien
plutôt des contributeurs significatifs à l’économie locale. Leur force et
leurs richesses n’avaient néanmoins aucun poids face aux efforts
déterminés du gouvernement fédéral pour éradiquer leur culture et
s’emparer de leurs ressources naturelles ayant le plus de valeur – un
million d’acres [400 000 ha] de terres et de pins Ponderosa. Au début
des années 1950, le décor était planté pour spolier en bonne et due
forme les Klamath, qui connurent à ce moment-là, parmi les
nombreuses expériences désastreuses de la politique fédérale envers
les Indiens, la pire : la résiliation.

Dès que les traités furent résiliés, les entreprises privées et les agences
publiques se disputèrent le territoire. À la fin, ce fut le gouvernement
fédéral qui prit le dessus et qui s’empara des terres pour leur donner le
statut de forêt nationale17. En contrepartie, les membres des tribus Klamath
reçurent un dédommagement.

La plus grande partie de l’argent obtenu dans la vente de l’héritage


Klamath fut absorbée dans des manœuvres mercantiles bien
organisées. Les mandataires aux biens négocièrent les choses sans une
once de scrupule, tantôt en escroquant, tantôt en détournant eux-
mêmes les sommes mises sur les comptes en fiducie de ceux qui
avaient été définis comme incompétents. Parfois, encore, les
mandataires échafaudaient des investissements douteux : soit en se
servant de l’argent des fiducies pour faire des prêts à leur propre
compte, soit en justifiant des honoraires exorbitants pour leur travail,
et celui des banques, de gestion des biens auprès des bénéficiaires. Une
gestion, en définitive, qui n’était pas plus sophistiquée que de leur
tendre des chèques : un geste banal effectué de la manière la plus
paternaliste qui soit.
Les rêves de progrès imaginés par les défenseurs de la résiliation ne
firent pas des Indiens Klamath des « Américains standards », dotés d’un
capital et de privilèges. Ce n’engrangea qu’une suite de problèmes sociaux
et individuels.
Des données compilées de 1966 à 1980 montrent les choses suivantes :
28 % des Klamath meurent avant 25 ans.
52 % meurent avant 40 ans.
40 % de tous les décès sont dus à l’alcool.
La mortalité infantile est deux fois et demie plus élevée que la moyenne
nationale.
70 % des adultes n’atteignent pas le niveau du secondaire.
Le niveau de pauvreté est trois fois plus élevé que chez les non-Indiens
du comté de Klamath, considéré comme le plus pauvre de l’Oregon.
Finalement, en 1986, le traité étatsunien sur les terres indiennes fut
rétabli. Depuis lors, les tribus continuent à revendiquer leurs droits sur l’eau
ainsi que le retour d’au moins une partie des terres de leur réserve. Les
tribus s’efforcent d’élaborer leurs propres plans pour gérer les forêts de
cette terre qu’ils exploitaient autrefois18.

Les Klamath aspirent au retour de ces [terres et ressources] avec l’idée


de soigner la terre et ses ressources afin de restaurer un semblant
d’abondance qui fut la leur autrefois. Ils aspirent aussi à restaurer
l’intégrité spirituelle de la terre [...]. Ils souhaitent revenir à leur
manière de vivre d’antan.

Pour le moment, certains d’entre eux s’adonnent à la cueillette des


champignons matsutakes.
Et qu’en est-il des forêts complètement dépouillées ? Dans les paysages
autrefois célèbres pour leurs ponderosas, des sapins et des pins tordus ont
surgi en foule. Comme les pins tordus possèdent des caractéristiques
intéressantes au sein de la famille des pinacées, à partir des années 1960 les
forestiers et les bûcherons firent de leur mieux pour en tirer parti. Les
scieries se mirent à exploiter les pins tordus en plus des ponderosas19. Dans
les programmes de replantation des années 1970, les pins tordus, et non pas
les ponderosas, finirent pas occuper le plus souvent une place
prépondérante, notamment parce qu’ils s’adaptaient facilement à des sols
perturbés. Si, aujourd’hui, on regarde depuis le ciel les forêts avec Google
Earth, on voit essentiellement des séries de pins rouges clairsemant de
vieux sols tout rasés. Ce n’est franchement pas beau à voir. Au tournant
du siècle, les critiques, en prenant les forestiers par surprise, ont décrit les
aires boisées de l’est des Cascades comme « des plaies purulentes sur le dos
d’un vieux chien galeux » et alléguèrent que c’était « visible de l’espace
aérien »20. Les pins tordus étaient devenus des éléments notables. Aussi est-
il temps d’en faire l’un des protagonistes de l’histoire.
Le pin tordu, Pinus contorta, habite depuis longtemps l’est des Cascades.
Ce pourrait être le premier arbre à s’y être installé après la fonte des
glaciers21. Suite à l’éruption du mont Mazama, le pin tordu a fait partie des
rares arbres à pousser sur les plaines de pierre ponce. Il s’est également
épanoui dans les zones froides, à flanc de colline, là où les gelées de l’été
tuaient les autres arbres, y compris les ponderosas. Dans l’ouest des
Cascades, il se retrouve essentiellement sur les sites de vieux glissements de
terrain qui ont entraîné avec eux le sol organique. Associé aux matsutakes,
le pin tordu est robuste.
L’abattage sélectif s’est fait au profit des pins tordus. Dans les forêts
mixtes de conifères, les bûcherons s’en prenaient aux meilleurs arbres et
laissaient les autres tranquilles. Des souches de pins à sucre jonchent les
hautes montagnes, quoique trouver encore des pins à sucre vivants soit
devenu chose rare. Le pin tordu, quant à lui, est l’un des arbres qui ont
échappé aux mailles des bûcherons. La perturbation ne l’a pas touché. Les
routes abandonnées des bûcherons sont envahies de jeunes pins tordus.
Sur les pentes sèches où poussaient les ponderosas, c’est l’interdiction
des feux qui a été le principal avantage des pins tordus. Même s’ils sont
tous les deux de la famille des pinacées, les pins tordus et les ponderosas
ont cependant des stratégies opposées face aux incendies. Les ponderosas
ont une écorce épaisse et une cime élevée : la plupart des feux au niveau du
sol ne les atteignent donc pas. Le feu débroussaille les pieds des
ponderosas, en éliminant les petits arbres et en permettant aux survivants de
dominer des collines désengorgées des exigences des autres. À l’opposé, le
pin tordu s’enflamme facilement : avec les bosquets épais qu’il compose,
son enchevêtrement d’arbres vivants et morts donne au feu de grandes
capacités de propagation. Mais le pin tordu produit plus de semences que la
plupart des autres arbres et, souvent, est le premier à se ressemer sur les
aires brûlées. Dans les montagnes Rocheuses, les pins tordus possèdent des
cônes refermés, qui ne libèrent leurs graines que quand ils sont soumis à la
chaleur d’un incendie. Dans les Cascades, les pins tordus libèrent leurs
graines chaque année. Elles sont si nombreuses qu’elles colonisent
rapidement de nouvelles terres22.
Dans les paysages ouverts qui résultent de coupes à blanc, les semis de
pins tordus des Cascades prolifèrent sur le sol en tissant des manteaux épais
qui deviennent parfois si denses que les forestiers parlent d’une
« régénération en fourrure de chien ». Un vieux bûcheron m’a montré une
parcelle si enchevêtrée qu’on avait l’impression d’un bloc soudé. Il m’a
alors dit en plaisantant qu’on devrait appeler cela une « régénération en
fourrure de grenouille ». Ces bosquets épais favorisent parasites et
maladies. Tandis que des arbres parviennent à s’élancer, d’autres
commencent à mourir. Les bois mort et vivant se mélangent : des arbres
morts dégringolent, tout en restant accrochés par endroits sur les arbres
vivants. Accablés par de telles charges, des groupes entiers d’arbres ploient
à même le sol. Aussi, une étincelle suffirait pour que tout le bosquet prenne
feu et, avec lui, le reste du territoire, incluant les maisons, les écuries, les
réserves de bois et les bureaux du Service des forêts. Même si certains
y verraient bien là une manière idéale de faire le grand ménage, la plupart
des forestiers persistent à penser que cela reste une très mauvaise idée.
Du point de vue des pins tordus, le feu n’est pas quelque chose de si
terrible, puisque y succède toujours un nouvel ensemencement. Si on se
réfère, sur une longue durée, à l’histoire des Cascades, le feu aura toujours
été une manière pour les pins tordus de garder leur place dans le paysage.
Mais l’interdiction du feu décidée par le Service des forêts a donné aux
forêts de pins tordus l’occasion d’une nouvelle expérience : vivre
longtemps. Au lieu d’un cycle rapide de régénérations, orchestré par les
incendies, les pins tordus de l’est des Cascades dorénavant vieillissent. Et,
en vieillissant, ils s’associent de plus en plus avec les champignons
matsutakes.
Les mycètes sont exigeants en ce qui concerne le roulement des arbres
dans une forêt. Certains ont vite fait de s’établir avec de nouveaux arbres
alors que d’autres laissent la forêt prendre de l’âge avant de s’y installer.
Les matsutakes semblent attendre qu’une succession d’arbres soit à mi-
parcours. Au Japon, les chercheurs pensent qu’il faut 40 ans pour que les
matsutakes commencent à donner naissance à un corps fructifère dans les
forêts de pins23. Ce processus se poursuit au cours des 40 années
suivantes24. Personne n’a rassemblé de données claires sur cette question en
Oregon, mais les cueilleurs et les forestiers partagent le même avis : les
matsutakes ne fructifient pas avec de jeunes arbres. Au cours de la première
décennie du XXIe siècle, les plantations de pins créées dans les années 1970
et 1980 ne produisent pas encore de matsutakes. Dans les forêts se
régénérant naturellement, peut-être que seuls les arbres vieux de 40 ou
50 ans commencent à être les supports de fructification des matsutakes25.
Mais les pins tordus vieux de 40 ou 50 ans pourraient très bien ne pas
exister si les feux n’avaient pas été interdits par le Service des forêts.
La présence bourgeonnante des champignons matsutakes, résultat d’un
entremêlement de leur mycélium avec les racines des pins tordus, est ce
qu’a engendré de manière tout à fait imprévue l’erreur la plus célèbre
perpétrée par le service forestier dans les forêts intérieures de l’Ouest
américain : l’exclusion des feux.
Parallèlement, le plus grand défi pour les forestiers est actuellement
d’empêcher les pins tordus âgés qui se sont amassés en bosquets denses de
mettre le feu à la forêt. Mais des changements dans le Service des forêts au
cours de ces dernières décennies sont venus en plus compliquer les choses.
Premièrement, à partir des années 1980, des objectifs environnementaux ont
commencé à influencer le Service des forêts. Le dialogue étant bien engagé
avec les défenseurs de l’environnement, de nouvelles expérimentations
eurent lieu, comme par exemple un aménagement forestier avec des arbres
d’âges différents. Deuxièmement, les entreprises d’exploitation du bois
passèrent à autre chose et les fonds fédéraux disponibles furent revus à la
baisse (voir le chapitre 15). Il devenait impossible pour les forestiers de
prendre la moindre initiative qui ne soit pas simultanément enchâssée dans
la loi et extrêmement bon marché. Toutes les opérations de gestion de la
forêt se devaient d’être sous-traitées à des entreprises d’exploitation
forestière en échange des meilleurs arbres restants. Les projets nécessitant
une forte intensité de main-d’œuvre n’étaient plus du tout envisageables.
L’argent des entreprises d’exploitation du bois ne jouant plus un rôle
dominant, les forestiers ont vu de plus en plus leur travail se réduire au
maintien d’un équilibre entre des intérêts divers et variés : entre différents
usagers (par exemple, la faune contre les bûcherons), entre différentes
approches forestières (par exemple, une production de bois rentable contre
les services d’écosystèmes durables) ou encore entre différents agencements
écologiques (par exemple, entre un aménagement d’arbres du même âge et
celui d’âges différents). En l’absence d’une voie unique vers le progrès, ils
doivent sans cesse jongler entre ces différentes alternatives.
Les forestiers aimeraient bien éclaircir les pins tordus26. Mais là ils se
heurtent de plein fouet à la sensibilité des cueilleurs de matsutakes qui ont
identifié la disparition de leurs parcelles chéries comme un résultat direct de
l’implication du Service des forêts. Les forestiers tentent d’amadouer les
cueilleurs en faisant appel à des travaux de recherche japonais qui
démontrent que le débroussaillage des forêts est bénéfique pour les
matsutakes. Toutefois, rien à voir avec les forêts au Japon qui fonctionnent
tout autrement : d’une part, les pins souffrent de l’ombre faite par les
feuillus et, d’autre part, l’éclaircissement de la forêt est le plus souvent fait
manuellement. Dans l’est des Cascades, les pins ne sont ni en concurrence
avec des feuillus, ni ménagés par des forestiers capables d’imaginer des
travaux d’éclaircissement sans un recours à de lourds équipements
mécaniques. Selon les cueilleurs de l’Oregon, ces machines défoncent et
compressent le sol, en détruisant les mycètes. Ils m’ont montré une de ces
parcelles autrefois productives qui ne portait plus désormais que les
marques profondes et persistantes des équipements lourds. Les cueilleurs
disent que les mycètes détruits par la compression du sol prennent des
années pour se rétablir, même quand des racines d’arbres matures sont
disponibles.
Étant donné que la grosse administration gouvernementale rivalise ici
avec des cueilleurs relativement dénués de pouvoir, j’ai été surprise de
constater que les forestiers tenaient compte de telles plaintes. Peut-être est-
ce le signe d’un Service des forêts désormais privé de certitudes. Dans tous
les cas, quelque chose d’extraordinaire est arrivé durant la saison de la
cueillette des matsutakes de 2008 : un bureau forestier a décidé
d’expérimenter de manière officielle la gestion de pins tordus pour favoriser
les matsutakes. Ce qui impliquait de ne pas éclaircir même là où d’autres
bureaux du Service des forêts auraient exigé de le faire en prévention du
feu. Au moins pour un moment, les matsutakes ont fait partie de
l’imaginaire du Service des forêts, et son pacte avec les pins tordus n’est
pas passé inaperçu. Pour comprendre combien cet événement est étrange, il
faut savoir qu’aucun autre produit forestier, en dehors du bois, n’a obtenu le
statut de plan de gestion, du moins dans cette partie du pays. Dans le cadre
d’une bureaucratie qui ne voit que des arbres, un champignon compagnon
aura fait une apparition remarquée.
Des erreurs ont été commises... et des champignons firent leur apparition.

1. Une description intéressante des scieries et de leur travail se trouve dans P. COGSWELL, Jr., « Deschutes country pine
logging », in T. VAUGHN (dir.), Hight and Mighty : Selected sketches about the Deschutes country, Oregon Historical Society,
Portland, 1981, p. 235-259. L’une des plus étranges scieries était Hixon, « qui se déplaçait dans les comtés de Deschutes, Lake et
Klamath, changeant d’endroit au bout de quelques années pour être plus proche des opérations d’abattage de Shelvin-Hixon »,
p. 251. Avec la construction des routes forestières, les villes abritant les scieries disparurent.
2. Quand l’entreprise en question a renoncé à sa politique des drogues, de nombreuses personnes sont venues se faire embaucher.
3. Le Healthy Forests Restoration Act de 2003, qui considérait que l’abattage, l’éclaircissement et la récupération après incendie
étaient les bons moyens de garantir la santé de la forêt, a entraîné le Service des forêts dans une série de batailles incessantes avec
les conservateurs de la nature. Jacqueline VAUGHN et Hanna CORTNER, George W. Bush’s Healthy Forests, op. cit.
4. William ROBBINS, Landscapes of Promise : The Oregon Story, 1800-1940, University of Washington Press, Seattle, 1997,
p. 224.
5. Ibid. p. 223.
6. Ibid., p. 225.
7. Ibid., p. 231.
8. Cette partie de l’histoire est bien documentée par des historiens locaux. Deux points ressortent de leurs comptes rendus.
Premièrement, les premiers propriétaires privés ont empiété sur ce qui était supposé être un territoire public, créant un mélange de
possession publique et privée des forêts (voir P. COGSWELL, Jr., « Deschutes country pine logging », loc. cit.). Deuxièmement,
la course à la construction d’une ligne de chemin de fer jusqu’à la rivière Deschutes a provoqué une spéculation sur les terres et
stimulé les tentatives de s’emparer rapidement des forêts (voir, W. CARLSON, « The great railroad building race up the Deschutes
River », in Little-known Tales from Oregon History, t. IV, Sun Publishing, Bend, OR, 2001, p. 74-77).
9. En 1916, deux grands complexes de scieries, Shelvin-Hixon et Brooks-Scanlon, ont été créés le long de la rivière Deschutes
(William ROBBINS, Landscapes of Promise : The Oregon Story, 1800-1940, op. cit., p. 233). Shelvin-Hixon disparut en 1950,
alors que Brooks-Scanlon, plus gros, a poursuivi ses activités (Ibid., p. 162). Brooks-Scanlon a fusionné avec Diamond
International Corporation en 1980 (P. COGSWELL, Jr., « Deschutes country pine logging », loc. cit.).
10. ROBBINS (Landscapes of Promise : The Oregon Story, 1800-1940, op. cit., p. 152) cite le New York Times de 1948 : « De
plus en plus, les exploitants de bois se tournent vers les forêts nationales et appartenant à l’État pour mener leurs opérations. »
Dans l’est des Cascades, le fait que le bois le plus rentable fût pour l’essentiel situé dans les forêts nationales a stimulé la
consolidation des scieries en 1950. Phil BROGAN, East of the Cascades, Binford and Mort, Hillsboro, OR, 1964, p. 256.
11. Paul HIRT, A Conspiracy of Optimism : Management of the national forests since World War Two, op. cit.
12. William ROBBINS, Landscapes of Promise : The Oregon Story, 1800-1940, op. cit., p. 14.
13. À propos des ponderosas de l’Oregon et du nord de la Californie, Fiske et Tappeiner écrivent : « L’utilisation des herbicides a
commencé dans les années 1950 avec l’adaptation des techniques d’épandage aérien agricoles d’herbicides appartenant à la
famille des phénoxy. Plus tard, un usage approprié d’un plus grand nombre d’herbicides a été établi. » John FISKE et John
TAPPEINER, An Overview of Key Silvicultural Information for Ponderosa Pine, USDA Forest Service General Technical Report
PSW-GTR-198, 2005.
14. Mike ZNEROLD, « A new integrated forest ressource plan for ponderosa pine forests on the Deschutes National Forest », loc.
cit., p. 3.
15. Les différentes citations de cette section proviennent du site des tribus Klamath, <klamathtribes.org>.
16. Donald FIXICO (The Invasion of Indian Country in the Twentieth Century, University Press of Colorado, Niwot, 1998)
raconte l’histoire des Klamath dans le contexte d’autres résiliations et occupations.
17. Crown-Zellerbach, une entreprise spécialisée dans la production de pâte et papier, a pu acheter 90 000 acres (37 000 ha) de la
réserve pour en exploiter le bois, <klamathtribes.org>. En 1953, Crown-Zellerbach possédait la seconde exploitation la plus
importante de l’Ouest, après Weyerhaeuser (Harvard Business School, Baker Library, Lehman Brothers Collection,
<library.hbs.edu>).
18. Edward WOLF, Klamath Heartlands : A guide to the Klamath Reservation forest plan, Ecotrust, Portland, OR, 2004. Les
tribus Klamath font appel à des spécialistes en foresterie pour suivre de près les projets prévus sur les terres de la réserve. En
1997, les tribus ont fait appel en justice avec succès contre une vente de bois de la forêt nationale, ce qui a mené à un
mémorandum d’accord sur la gestion des forêts (Jacqueline VAUGHN et Hanna CORTNER, George W. Bush’s Healthy Forests,
op. cit., p. 98-100).
19. ROBBINS (Landscapes of Conflict, op. cit., p. 163) remarque que Brooks-Scanlon avait déjà commencé à couper des pins
tordus dans les années 1950 pour suppléer à la baisse du nombre de ponderosas.
20. Mike ZNEROLD, « A new integrated forest resource plan for ponderosa pine forests on the Deschutes National Forest », loc.
cit., p. 4.
21. Jerry FRANCKLIN et C. T. DYRNESS, Natural Vegetation of Oregon and Washington, USDA Forest Service, Pacific
Northwest Forest and Range Experiment Station, Portland, OR, 1988, p. 185.
22. Cette capacité à rapidement coloniser des terres ouvertes a impressionné le forestier novice Thornton Munger, envoyé par le
service forestier en 1908 pour étudier l’empiétement des pins tordus sur le territoire des ponderosas. Munger considérait les pins
tordus comme « une mauvaise herbe sans valeur pratique ». Il pensait également que le problème touchant les ponderosas venait
du trop grand nombre de feux qui, selon lui, les tuait et ne faisait qu’avantager les pins tordus. Il a été le promoteur de la
prévention des feux de forêt pour sauvegarder les ponderosas. C’est quasiment l’opposé de ce que les forestiers défendent
aujourd’hui. Même Munger a ensuite changé d’avis : « Ce qui m’a frappé, depuis, c’est combien il avait été audacieux ou naïf de
la part du bureau de Washington de nommer un assistant forestier sans expérience, qui n’avait même jamais vu ces deux espèces
auparavant. » Munger, cité dans Les JOSLIN, Ponderosa Promise : A history of U.S. Forest Service research in Central Oregon,
USDA Forest Service, Pacific Northwest Research Station, General Technical Report PNW-GTR-711, Portland, OR, 2007, p. 7.
23. Hiromi FUJITA, « Succession of higher fungi in a forest of Pinus densiflora », loc. cit.
24. Fumihiko Yoshimura, interview, 2008. Le Dr Yoshimura a vu des matsutakes associés à des arbres pas plus vieux que 30 ans.
25. Les corps enfouis sous terre des mycètes ont une présence plus durable que les corps fructifères. Dans l’Europe boréale, les
mycètes mycorhiziens restent dans le sol après les feux, réinfectant les plants de pins (Lena JENSSON, Anders DAHLBERG,
Marie-Charlotte NILSSON, Olle ZACKRISSON et Ola KAREN, « Ectomycorrhizal fungal communities in late-successional
Swedish boreal forests, and their composition following wildfire », Molecular Ecology, 8, 1999, p. 205-215).
26. Dès 1934, bien avant que les pins tordus ne soient considérés comme une espèce commerciale, les forestiers de l’est des
Cascades ont expérimenté la coupe des pins tordus pour accélérer la production de bois. C’est seulement après la Seconde Guerre
mondiale, quand les pins tordus sont devenus la matière première pour la pâte à papier et le papier, mais aussi pour les poteaux, les
caisses et même les charpentes, que la sylviculture est devenue une question importante aux yeux du Service des forêts de l’est des
Cascades. En 1957, une usine de pâte et papier a ouvert à côté de Chiloquin. Les JOSLIN, Ponderosa Promise : A history of U.S.
Forest Service research in Central Oregon, op. cit., p. 21, 51, 36.
Paysages actifs, préfecture de Kyoto.
Dans les années 1950 et 1960, des
plantations de sugis et d’hinokis ont
remplacé les forêts de chênes et de
pins dans tout le centre du Japon,
même si aujourd’hui elles ne sont
plus exploitées que dans certaines
régions favorisées, comme celle que
l’on voit ici. Ailleurs, les parasites et
les mauvaises herbes envahissent les
enfilades industrielles de plants. Mais
c’est justement ce déclin qui rend
possible une revitalisation du
satoyama.

15
RUINE

Les forêts de matsutakes du Japon et de l’Oregon diffèrent en tous points


possibles, hormis un : si le prix du bois venait à monter, elles seraient
certainement transformées en forêts industrielles bien plus rentables.
Ce point de convergence minime nous rappelle les structures explorées dans
la deuxième partie de ce livre : les chaînes d’approvisionnement à l’échelle
mondiale par lesquelles les marchandises sont fournies ainsi que les accords
État-industrie qui permettent aux capitalistes d’obtenir de grandes marges
de manœuvre. Les forêts dépendent non seulement des pratiques de vie
quotidiennes locales et des politiques de gestion au niveau gouvernemental
mais aussi des opportunités transnationales de concentrer les richesses.
L’histoire globale entre en jeu, mais avec des résultats parfois inattendus.
Ce chapitre pose une question : comment arrive-t-on à des forêts
industrielles à l’état de ruines, qu’on les examine prises isolément ou en
tandem ? Comment les conjonctures transnationales fabriquent-elles des
forêts ? Au lieu d’un modèle unique, les conjonctures nous invitent à suivre
des connexions qui serpentent à travers différentes nations, régions et
paysages locaux. Ces filières surgissent d’histoires communes mais aussi de
convergences inattendues et de moments de coordination inouïe.
La précarité est un phénomène coordonné à un niveau mondial, et pourtant
elle n’obéit pas à des champs de forces globaux unifiés. Pour connaître le
monde que le progrès nous a laissé, nous devons suivre à la trace des patchs
mouvants qui appartiennent dorénavant à des paysages en ruine.
Aussi, pour apprécier la puissance assez surprenante que des
conjonctures inattendues peuvent insuffler, je commencerai hors des
chemins battus avec le déclin du bois de construction en Asie du Sud-Est
dans le dernier tiers du XXe siècle. Le bois tropical en provenance de cette
région a alimenté le boom japonais de la construction entre les années 1960
et 1990. La déforestation était alors sponsorisée par des entreprises de
commerce japonaises et avait été mise sur pied grâce à l’appui des forces
militaires d’Asie du Sud-Est. On doit à cette organisation de la chaîne
d’approvisionnement un prix du bois incroyablement bas. Cela entraîna une
chute, à l’échelle mondiale, du prix du bois, et en particulier celui du bois
utilisé par les consommateurs japonais. Les forêts tropicales d’Asie du Sud-
Est furent dévastées1. J’imagine bien que, pour l’instant, rien de très
surprenant à tout cela. Mais considérons maintenant les effets sur deux
forêts encore debout : les forêts de pins à l’intérieur du Nord-Ouest
Pacifique étatsunien et les forêts de « cèdres » sugis et de « cyprès » hinokis
du centre du Japon. Toutes deux étaient des sources potentielles de bois
industriel pour le développement du Japon. Toutes deux ont perdu leur
place sur la scène de la concurrence. Toutes deux ont été laissées à
l’abandon. Les deux sont exemplaires, en termes de forêts industrielles
ruinées2. Et, enfin, toutes deux entretiennent avec la production des
matsutakes une relation distincte qui ne manque pas d’ironie. Ce sont leurs
différences connectées qui m’ont amenée à explorer la coordination
mondiale sous ses multiples formes.
Comment ne pourrions-nous pas scruter l’histoire des ruines sans
sélectionner au moins une histoire de forêt qui symbolise toutes les étapes
que les autres seraient amenées à franchir ? Mon expérience suit un fil
conducteur qui part des histoires contrastées des forêts de l’Oregon et de
celles du centre du Japon3. Dans la mesure où il s’agit de forêts distinctes
avec des gestions qui leur sont propres, la différence n’est pas le lieu du
problème. En revanche, ce qui appelle à une explication, c’est quand elles
en viennent à converger. Dans ces moments de coordination inattendue, des
connexions mondiales sont à l’œuvre. Mais, au lieu d’homogénéiser les
forêts dans une même dynamique, elles produisent des forêts qui réagissent
complètement différemment, en dépit de toutes les convergences. Ce que
l’histoire des convergences peut ainsi faire apparaître, c’est un processus
d’émergence en patchs, arrimé à un jeu de connexions globales. Les
matsutakes permettent à mon récit de mener une réflexion sur la vie quand
elle est prise dans des histoires globales de ruine industrielle. Dans ce qui
suit, je couple des moments de convergence, en les expliquant avec mon
propre vocabulaire.

Parfois les conjonctures résultent de « vents » internationaux, terme


qu’emploie Michael Hathaway pour décrire la force de circulation des
idées, des notions, des modèles et des projets programmés qui se révèlent
suffisamment charismatiques ou percutants pour refaçonner les rapports
humains avec l’environnement4. Tel fut le cas de la sylviculture allemande
du XIXe siècle dont j’ai déjà mentionné qu’elle avait transformé les forêts
finlandaises. Un des traits caractéristiques de cette circulation d’expertise a
été l’opposition catégorique aux feux de forêt. Dans de nombreux pays,
cette opposition est devenue la clé de la gestion « moderne » des forêts.
1929, centre du Japon. Une loi nationale interdit les feux dans les forêts
nationales5.

1933, Oregon. Au début du New Deal américain, à la suite des incendies


de Tillamook, le contrôle des feux est mis au centre de la coopération entre
le public et le privé à propos des forêts. Quand le feu, ayant pour foyer une
exploitation forestière privée, se propage, le Civilian Conservation Corps
(Corps civil de protection de l’environnement) est appelé à le combattre.
Par la suite, les forestiers de l’État faciliteront le « sauvetage » des
opérations de coupe de bois privées et aménageront des « actions concertées
entre public et privé ». Le Service des forêts étatsunien initie ainsi un
ambitieux programme d’exclusion des feux, changeant, sans en avoir eu
l’intention, les forêts de l’Oregon6.

Parce que son objectif aura été de gérer les forêts pour le compte des
États, la sylviculture moderne s’est mise en place en relation avec les
spécificités de la Constitution des États. Au début du XXe siècle, Japon et
États-Unis possédaient des styles de Constitution étatique très contrastés.
Mais même si c’est pour des raisons différentes, dans les deux pays les
agents des forêts d’État tentaient de concilier, dans leurs manières de
travailler, les intérêts privés. Aux États-Unis, les entreprises étaient déjà
bien plus puissantes que n’importe quelle administration étatique : les
agents des Forêts n’avaient d’autre choix que de proposer des règles qui
avaient l’agrément d’au moins l’un ou l’autre baron du bois7. Au Japon, les
réformes de l’ère Meiji concédèrent plus de la moitié de la forêt à de petits
propriétaires privés. Les standards étatiques de la sylviculture étaient
relayés et négociés avec les propriétaires par le biais d’associations
forestières8. Malgré ces différences, dans les deux pays l’interdiction du feu
se retrouva comme point de connexion entre les intérêts publics et privés
ayant trait aux forêts. Il y a certes une divergence entre les histoires qui
concernent ces forêts, mais un terrain commun est apparu.
Quelques années plus tard, dans les deux pays c’est la mobilisation pour
la guerre qui a dicté la politique des administrations des forêts. Cette
coordination parallèle était le fruit de leur opposition mutuelle.

1939, centre du Japon. Les associations forestières municipales sont


répertoriées à côté d’autres formes de mobilisation pour la guerre et
deviennent obligatoires en vertu d’un amendement de la loi sur les forêts9.

1942, Oregon. Un hydravion qui avait décollé depuis un sous-marin


japonais tente sans succès de provoquer un feu de forêt dans les montagnes
du sud de l’Oregon. Ce petit incident enclencha une intensification de la
gouvernance des Services des forêts étatsuniens, dans laquelle la campagne
contre les feux de forêt se poursuivit avec une discipline et un zèle de type
militaire. En 1944, alors que se répand la peur de bombes incendiaires
japonaises lancées au-dessus de l’Oregon, Smokey Bear10 devient un
symbole de sécurité nationale pour la prévention des incendies11.

En arriver à des ruines forestières industrielles présuppose un appareil de


gouvernance qui puisse inoculer des rêves public-privé au détriment des
processus écologiques. Au Japon comme aux États-Unis, ce sont les
administrations de la sylviculture moderne qui ont joué ce rôle.
Après la capitulation du Japon, l’occupation étatsunienne a lié les deux
pays, y compris en matière de politique sylvicole. Pendant plusieurs années,
leurs forêts respectives ne pouvaient être imaginées indépendamment les
unes des autres, et la convergence se réalisa en fonction d’une structure
commune de pouvoir. La culture étatsunienne d’après-guerre promouvait
l’optimisme de la croissance publique et privée comme le chemin tout tracé
vers une démocratie de type américain. Aux États-Unis, cela signifiait
ouvrir les forêts nationales aux entreprises forestières privées. Au Japon,
cela signifiait convertir les forêts nationales en plantations d’arbres. Dans
chaque cas, les responsables politiques se tournaient tout droit vers un futur
où les occasions pour faire des affaires seraient toujours plus vastes.

1950, Oregon. Avec 12 millions de m3, la production de bois de l’Oregon


est en tête du pays12. Dans une scierie de la rivière Deschutes, les bûcherons
coupaient en moyenne 825 m3 de pins Ponderosa chaque jour13.

1951, centre du Japon. Une loi forestière parrainée par les forces
d’occupation étatsuniennes étend le rôle commercial des associations
forestières. Les nouvelles activités incluent dorénavant le renouvellement
des personnes physiques, qui engage les associations forestières à améliorer
la position socio-économique des propriétaires14. Les nouveaux
propriétaires entrepreneurs promus par la loi peuvent alors être formés à la
création de plantations forestières.

C’est la période pendant laquelle les forêts conçues pour l’industrie


moderne furent promues dans les deux pays. Le nouveau Japon qui surgit à
la fin de l’occupation étatsunienne était tout aussi dévoué à la croissance
que ses adeptes américains, mais les intérêts nationaux donnèrent à cette
croissance une forme particulière, notamment en élaborant un plan pour
l’autosuffisance en bois. Au Japon comme aux États-Unis, les vieilles forêts
furent abattues et de nouveaux rêves de ressources industrielles
rationalisées prirent leur place15. Le passé ne dicterait pas le futur. Les
nouvelles forêts seraient scalables et gérées de manière rationnelle pour
l’industrie : leur production pourrait être calculée, ajustée et maintenue.
Toutefois, la programmation dans le temps de tels rêves différait dans les
deux cas. Dans le centre du Japon, les plantations et la gestion intensive ont
commencé dans les années 1950. La gestion intensive sur les terres privées
démarra également en Oregon, alors que, dans les forêts nationales, les
années 1950 furent essentiellement consacrées à des coupes massives. Il y
avait encore de grands arbres à exploiter.
1953, centre du Japon. Des prêts et des avantages fiscaux sont proposés
pour la conversion des forêts en plantations de sugis et de hinokis. Le Japon
doit devenir autosuffisant et faire face à une demande de bois en
augmentation. Les bûcherons dans les villages se souviennent de
l’injonction à couper le bois. Même pendant la guerre, on avait pris soin de
sélectionner les arbres ayant le plus de valeur : dorénavant, tous les types
d’arbres étaient coupés simultanément. À leur place, des plantations étaient
créées, jusque sur les pentes abruptes16. Les sugis comme les hinokis étaient
plantés côte à côte, le gouvernement recommandant un taux de 3 500 à
4 500 jeunes plants par hectare17. La main-d’œuvre était bon marché. Les
arbres pouvaient être entretenus, élagués, taillés manuellement et récoltés
plus tard. Le gouvernement subventionnait la moitié du prix et ne taxait
qu’un cinquième des revenus de l’activité18.

1953, Oregon. Newsweek écrit : « L’odeur la plus agréable pour les


habitants de l’Oregon est celle de la sciure. À peu près 65 cents de chaque
dollar de revenu proviennent du bois et des produits dérivés du bois19. »

Des souvenirs resurgissent occasionnellement sur d’autres manières de


gérer la forêt. Un autre point de convergence apparaît : dans les deux
régions, la valeur des terres forestières, sur lesquelles les élites avaient fait
main basse, revenait en grande partie au travail accompli par les occupants
précédents ainsi qu’à la violence exercée par l’État. Des formes plus
anciennes de gestion des forêts avaient fabriqué des forêts que, désormais,
les États et les corporations considéraient comme leurs.

1954, Oregon. Le gouvernement fédéral étatsunien récupère la réserve


Klamath en lui administrant le système de gestion propre aux forêts
nationales.
1954, centre du Japon. Les toutes nouvelles Forces japonaises
d’autodéfense reprennent en charge les forêts villageoises situées sur le
versant nord du mont Fuji et les transforment en terrains d’entraînement.
Mais ces forêts s’inscrivent dans la campagne satoyama dont l’accès
communautaire est pratiqué par onze villages. Les villageois se plaignent
que les exercices militaires viennent perturber les écosystèmes et
endommager les arbres. Au milieu des années 1980, peut-être au moment
même où les tribus Klamath retrouvent leurs droits, les villageois gagnent
leur procès en défense de leurs communs20.

L’optimisme avec lequel on avait opté pour la sylviculture industrielle ne


dura pas longtemps. Au Japon, les problèmes commencèrent dès les années
1960, quand l’enthousiasme pour les plantations d’arbres retomba.
L’importation du bois avait fait son entrée. Entre la fin de la guerre et 1960,
le gouvernement japonais avait interdit l’importation du bois pour
économiser les devises étrangères et acheter du pétrole, lequel était
considéré comme une ressource stratégique. Mais, entre-temps, le pétrole
était devenu bon marché et l’industrie de la construction avait fait pression
sur le gouvernement pour qu’il ouvre les portes au bois étranger. Une
prémisse des difficultés intérieures à venir se fit sentir à travers la disparité
croissante entre les prix du sugi et de l’hinoki, qui, jusque dans les années
1960, avaient été semblables. En 1965, l’arrivée du bois en provenance du
Pacifique Nord-Ouest des États-Unis sur le marché japonais changea la
donne. La pruche, le sapin de Douglas et le pin vinrent concurrencer le sugi,
bois tendre, mais pas l’hinoki qui pouvait être réservé à des usages plus
raffinés21. À tout cela s’ajoutait le fait que le salaire des travailleurs
forestiers augmentait, ce qui n’encourageait pas l’entretien des forêts22. En
1969, l’autosuffisance du Japon en matière de bois tomba, pour la première
fois, en dessous des 50 %23.
Par contraste, dans l’Oregon, les années 1960 furent une période pleine
d’optimisme, et notamment en raison de l’ouverture du marché japonais du
bois. Voilà ce que décrivait l’historien William Robbins de cette période :
« Quand je suis arrivé en Oregon, au début des années 1960, les bûcherons
coupaient les arbres jusqu’au bord des rivières, des conducteurs de
bulldozers Caterpillar empruntaient le lit des rivières et certains des
propriétaires qui bénéficiaient des zones d’exploitation forestière les plus
étendues se montraient indifférents à la reforestation des terres déboisées.
Les agriculteurs de la Willamette Valley labouraient tout ce qu’il y avait en
partant des clôtures jusqu’aux rives des rivières, supprimaient les haies et
asséchaient les marécages pour créer des champs toujours plus grands,
faisait tout ce qui était possible pour réaliser des économies d’échelle24. »
L’expansion semblait encore et toujours être la réponse à tous les
problèmes.
La description de Robbins était une préfiguration des préoccupations de
la décennie suivante : dans les années 1970, les défenseurs de
l’environnement déploraient l’état des forêts du Nord-Ouest Pacifique. En
1970, la loi nationale sur l’environnement rendait obligatoires des études
d’impact environnemental. Des voix s’élevaient contre les épandages
d’herbicides par voie aérienne dont on savait qu’ils pouvaient provoquer
des fausses couches. Les critiques dénonçaient les coupes à blanc. Les
gestionnaires publics des forêts étaient priés d’obéir à des objectifs
environnementaux. Il en était de même au Japon : en 1973, une nouvelle
politique nationale demanda que des objectifs environnementaux soient pris
en compte dans les forêts nationales.
Mais peut-être que les événements les plus importants qui ont marqué,
dans les années 1970, les forêts des deux pays sont ailleurs. Dans les années
1960, les importations de bois philippin vers le Japon augmentèrent, mais,
déjà, ce bois facilement exploitable se faisait de plus en plus rare. En 1967,
l’Indonésie adopta une nouvelle loi sur les forêts qui faisait de l’État
l’unique propriétaire : toute l’exploitation du bois devait servir à attirer les
investissements étrangers. Dans les années 1970 et 1980, le bois destiné au
Japon venait massivement d’Indonésie et, plus tard, d’autres régions
d’Asie25. L’industrie domestique du bois était en concurrence avec les
abattages réalisés sans contraintes ailleurs. En 1980, le prix du bois produit
au Japon était tombé si bas que pratiquement plus personne n’avait les
moyens d’exploiter les forêts. Même si une gestion intensive était encore
largement encouragée en Oregon, la fin était également proche. Dans les
années 1990, les entreprises forestières abandonnèrent la partie, le
Service des forêts était brisé et le rêve d’une gestion publique intensive,
ruiné.
J’ai parlé des ruines en Oregon dans le chapitre précédent. Qu’en est-il
des forêts japonaises ? Comme je l’ai déjà mentionné, des sugis et des
hinokis furent plantés en rangs serrés sur les collines escarpées avec l’idée
que le désherbage, l’élagage et la taille se feraient, comme la récolte,
manuellement. Le fait que tous les arbres avaient le même âge ne permettait
pas de jouer sur les prix. Réaliser l’ensemble de ces travaux devint trop
cher. La trop grande intensité de boisement attira parasites et maladies :
résultat, le bois devenait de plus en plus difficile à vendre.
Beaucoup de Japonais en sont venus à détester ces forêts. Le pollen des
sugis se répandait dans tout le pays sous forme de nuages provoquant des
allergies et empêchant certaines familles de quitter les villes de peur que
leurs enfants tombent malades. Les promeneurs évitaient ces endroits
sombres et monotones. Les jeunes plantations avaient favorisé le
développement des mauvaises herbes qui, à leur tour, avaient entraîné un
pic dans la population des chevreuils : comme les arbres avaient poussé
plus haut, obscurcissant le sol, les chevreuils n’avaient plus rien eu à
manger et étaient devenus une plaie pour les villages et les villes. La quête
d’une abondance sous contrôle qui avait fait que les étrangers appelaient
autrefois le Japon l’« archipel vert » avait abouti à des forêts en ruine26.
Comme le dit Mitsuo Fujiwara : « La plus grande partie des forêts ne
seront pas coupées et passeront de la maturité à la vieillesse parce que leurs
propriétaires ont perdu tout intérêt pour la sylviculture [...]. Si les forêts
sont amenées à vieillir sans qu’on en prenne soin, elles ne produiront pas de
bois de qualité ni ne rempliront le rôle environnemental qui est attendu des
forêts matures et bien entretenues27. »
L’effet des ruines industrielles sur les êtres vivants dépend de ceux
auxquels on s’intéresse. Pour certains insectes et parasites, les forêts
industrielles en ruine sont une aubaine. Pour d’autres espèces, c’est la
rationalisation de la forêt en elle-même, précédant sa ruine, qui se révèle
désastreuse. Quelque part entre ces extrêmes, se trouve la propension des
matsutakes à fabriquer un monde.
Le déclin des matsutakes au Japon a suivi l’abandon des zones boisées
qui avaient été maintenues depuis les années 1950 par les villages locaux, et
plus particulièrement en raison de la conversion de ces zones en plantations
de sugis et d’hinokis. Après les années 1970, leur entretien aurait coûté trop
cher à leurs propriétaires : plus personne n’osait se lancer dans une nouvelle
plantation. Si on trouve encore des parcelles significatives de forêts de pins
et de feuillus, complètement à l’abandon, c’est en raison du changement des
prix et des pratiques forestières qui en résulte. S’il y a encore des forêts de
matsutakes, c’est parce qu’elles n’ont pas toutes été abattues pour laisser la
place aux sugis et aux hinokis. En ce sens, les forêts de matsutakes ont une
dette à l’égard des violentes déforestations qui ont eu lieu en Asie du Sud-
Est, tout au moins si on garde en tête et en fond la poursuite effrénée de
plantations que le Japon initia. Même si les matsutakes ne poussent pas
dans les plantations japonaises en ruine, ils poussent grâce à ces ruines qui
ont empêché la dévastation d’autres forêts.
C’est une question qui s’est posée de la même manière avec les forêts de
l’Oregon où prospèrent les matsutakes. Lorsque l’abattage d’après-guerre a
atteint son pic au cours des années 1960 et 1970, le Japon représentait alors
le principal marché du bois pour l’Oregon. Mais le bois en provenance du
Sud-Est asiatique était devenu si bon marché que l’Oregon cessa d’être
compétitif. C’est ce problème, tout autant que les procès environnementaux
sur lesquels on met généralement l’accent, qui a mené les entreprises
forestières à quitter l’Oregon. Avec des prix bas, les entreprises voulaient
un bois moins cher. Solution : faire repousser dans un premier temps les
pins dans le sud des États-Unis, puis, grâce à la mobilité du capital,
développer des chaînes d’approvisionnement partout dans le monde, là où
des hommes forts pourraient imposer une déforestation à bas coût. Avec le
départ des entreprises forestières, le Service des forêts fut privé
simultanément d’objectifs et de ressources. La gestion intensive du bois
n’était plus ni nécessaire ni possible. Replanter des espèces de meilleure
qualité, sélectionner et élaguer de manière systématique, répandre des
poisons pour tuer les insectes et les mauvaises herbes : rien de tout cela
n’avait plus le moindre intérêt. Si de tels plans avaient été mis en place, les
matsutakes en auraient souffert. Les plantations gérées de manière intensive
ne leur conviennent pas. Par ailleurs, les cueilleurs n’auraient sans doute
pas été les bienvenus dans une forêt si le bois avait été cher : il est certain
que personne n’aurait mis au point des modes de gestion qui leur
conviennent. Les forêts de matsutakes de l’Oregon doivent donc elles aussi
leur prospérité aux bas prix du bois sur le marché mondial. Les forêts de
matsutakes de l’Oregon et du centre du Japon se rejoignent dans leur
commune dépendance à l’état de ruine dans lequel des forêts industrielles
ont fini par aboutir.
Peut-être êtes-vous en train de penser que j’essaie de rendre ces ruines
attrayantes ou de dorer une pilule amère. Pas du tout. Ce qui m’importe,
c’est la ruine des forêts, systématique, interconnectée et apparemment
impossible à arrêter, qui sévit partout dans le monde à tel point que même
des forêts très différentes sur les plans géographique, biologique et culturel
sont liées entre elles par une chaîne de destruction. Il n’y a pas seulement
les forêts sur le déclin qui sont affectées, comme en Asie du Sud-Est, mais
il y a aussi toutes ces forêts qui se débrouillent pour tenir debout. Si toutes
nos forêts sont secouées par de tels vents destructeurs, que les capitalistes
les trouvent intéressantes ou les abandonnent, nous sommes mis au défi de
vivre dans ces ruines, hideuses et impraticables en l’état actuel.
Et pourtant, l’hétérogénéité n’en demeure pas moindre : il est impossible
de rendre compte de la situation à partir des coups d’un seul marteau
enfonçant toujours le même clou. La différence est importante entre les
forêts qui disparaissent, celles qui sont trop peuplées et envahies de
parasites et celles qu’on a laissé pousser quand la gestion en plantations a
perdu son fondement économique. Les processus de croisements historiques
ont débouché sur des forêts en ruine en Oregon et au Japon, mais il serait
présomptueux de considérer que les forces et les réactions à l’œuvre dans
les forêts sont, du coup, partout les mêmes. La singularité des rencontres
interspécifiques nous ramène à des enjeux précis : raison pour laquelle le
monde reste écologiquement hétérogène malgré les pouvoirs de la
globalisation. Les intrications de la coordination globale comptent aussi :
toutes les connexions n’ont pas les mêmes effets. Pour écrire une histoire
sur les ruines, nous devons suivre des bribes effilochées de nombreuses
histoires et nous déplacer à l’intérieur et entre de nombreux patchs. Dans le
jeu du pouvoir global, les rencontres indéterminées gardent toute leur
importance.

1. En étudiant l’environnement japonais au travers des déforestations tropicales, je suis ici Peter DAUVERGNE, Shadows in the
Forest, op. cit. (pour les réponses en termes de régulation et de conservation, voir Annie WONG, « Deforestation in the tropics »,
in The Roots of Japan’s International Environmental Policies, Garland, New York, 2001, p. 145-200). A contrario, la plupart des
recherches japonaises concernant l’environnement mettent l’accent sur la pollution industrielle (Brett WALKER, Toxic
Archipelago : A history of industrial disease in Japan, University of Washington Press, Seattle, 2010 ; Shigeto TSURU,
The Political Economy of Environment : The case of Japan, Cambridge University Press, Cambridge, 1999).
2. Je suis redevable à Mayumi et Noburu Ishikawa pour cette perspective. En tant que chercheurs à Sarawak, ils ont vu la
destruction de la forêt et ont réfléchi à la responsabilité du Japon. De retour au Japon, ils ont fait la connexion avec les ruines des
forêts industrielles domestiques. À l’opposé, les anciens historiens de l’environnement n’ont vu que l'« archipel vert » japonais.
Conrad TOTMAN, The Green Archipelago, op. cit.
3. Pour la politique forestière japonaise, je m’appuie plus particulièrement sur Yoshiya IWAI (dir.), Forestry and the Forest
Industry in Japan, UBC Press, Vancouver, 2002.
4. Michael HATHAWAY, Environmental Winds : Making the global in Southwest China, University of California Press, Berkeley,
2013.
5. Asako MIYAMATO et al., « Changes in forest resource utilization », loc. cit. Les feux de forêt avaient été la manière habituelle
pour maintenir des pâturages et créer des zones ouvertes dans la forêt, comme dans le cas des cultures tournantes (Mitsuo
Fujiwara, « Silviculture in Japan », in Yoshiya Iwai (dir.), Forestry and the Forest Industry in Japan, op. cit., p. 10-23, 12).
Actuellement, certaines associations locales ont aussi interdit les feux (Koji MATSUSHITA et Kunihiro HIRATA, « Forest
owners' associations », in ibid., p. 41-66, 42).
6. Stephen PYNE, Fire in America, University of Washington Press, Seattle, 1997, p. 328-334. Selon Pyne, les incendies de
Tillamook ont été le point de départ de l’industrialisation américaine des forêts, basée sur l’adoption de la replantation comme
pratique standard.
7. Harold STEEN, The US Forest Service, op. cit. ; William ROBBINS, American Forestry, op. cit.
8. Yoshiya IWAI (dir.), Forestry and the Forest Industry in Japan, op. cit.
9. De nombreux propriétaires de forêts possédaient moins de 5 ha. Tous devaient participer à la gestion coordonnée des forêts, qui
incluait un contrôle du bois, la reforestation et la prévention des feux. Koji MATSUSHITA et Kunihiro HIRATA, « Forest owners’
associations », loc. cit., p. 43.
10. NdT : L’ours Smokey est la mascotte du Service des forêts.
11. Cet incident est connu sous le nom de Lookout air raids (« attaque aérienne de Lookout »). En 1944 et 1945, elle fut suivie par
des tentatives japonaises de lancer des ballons incendiaires dans le jet-stream (<en.wikipedia.org>). Frida KNOBLOCK
(The Culture of Wilderness, University of North Carolina Press, Raleigh, 1996) décrit la militarisation du Service des forêts
étatsunien que cela a entraîné. Voir aussi, Jake KOSEK, Understories, Duke University Press, Durham, NC, 2006.
12. William ROBBINS, Landscapes of Conflict, op. cit., p. 176.
13. Ibid., p. 163.
14. Koji MATSUSHITA et Kunihiro HIRATA, « Forest owners’ associations », loc. cit., p. 45.
15. Scott PRUDHAM a analysé l’industrialisation des forêts de sapins de Douglas de l’Oregon depuis les années 1950 (« Taming
trees : Capital, science, and nature in Pacific slope tree improvement », Annals of the Association of American Geographers, 93,
no 3, 2003, p. 636-656). Pour la préhistoire de ce tournant industriel, voir Emily BROCK, Money Tree : Douglas fir and American
forestry, 1900-1940, Oregon State University Press, Corvallis, 2015.
16. Interviews de travailleurs de la forêt conduites par Mayumi et Noboru Ishikawa, préfecture de Wakayama, 2009.
17. Mitsuo FUJIWARA, « Silviculture in Japan », loc. cit., p. 14.
18. Ken-ichi AKAO, « Private forestry », in Yoshiya IWAI (dir.), Forestry and the Forest Industry in Japan, op. cit., p. 24-40, 35.
Akao explique aussi que, après 1957, le gouvernement réduisit ses subventions pour la conversion des forêts naturelles en
plantations de 48 %.
19. Cité par William ROBBINS, Landscapes of Conflict, op. cit., p. 147. L’industrie du bois de l’Oregon se diversifiait alors avec
le contreplaqué, les panneaux de particules et la pâte à papier. Le bois moins intéressant avait ainsi trouvé un usage, encourageant
la coupe à blanc. Gail WELLS, « The Oregon coast in modern times : Postwar prosperity », Oregon History Project, 2006,
<www.ohs.org>.
20. L’armée impériale japonaise avait confisqué ces forêts en 1939, tout en autorisant les droits d’accès traditionnels. Les forces
d’occupation étatsuniennes se sont emparées de cette zone, puis les Forces d’autodéfense japonaises les ont reprises aux
Américains. Margaret MCKEAN, « Management of traditional common lands in Japan », in Daniel BROMLEY (dir.),
Proceedings of the Conference on Common Property Resource Management April 21-26, 1985, National Academy Press,
Washington, DC, 1986, p. 574.
21. Ken-ichi AKAO, « Private forestry », loc. cit., p. 32 ; Yoshiya IWAI et Kiyoshi YUKUTAKE, « Japan’s wood trade », in
Yoshiya IWAI, Forestry, op. cit., p. 244-256, 247, 249.
22. Ken-ichi AKAO, « Private forestry », loc. cit., p. 32.
23. Ibid., p. 33.
24. William ROBBINS, Landscapes of Conflict, op. cit., p. xviii.
25. Dans les années 1980, l’Indonésie a restreint les exportations de bois brut et a mis en place une industrie locale de
contreplaqué. Les entreprises de commerce japonaises ont commencé à acheter plus de bois de Sarawak et de Papouasie-Nouvelle-
Guinée. Les cibles faciles ne durent jamais très longtemps quel que soit le lieu, mais les entreprises de commerce n’ont jamais
cessé d’occuper de nouveaux territoires. Les forêts de matsutakes que j’ai visitées au Yunnan, en Chine, ont été massacrées dans
les années 1970 par le commerce international qui prenait part au boom des importations japonaises des années 1970. Comme je
n’ai pas trouvé la Chine dans les tableaux d’importation de bois, je fais l’hypothèse qu’il est entré illégalement au Japon. Yoshiya
IWAI et Kiyoshi YUKUTAKE, « Japan’s wood trade », loc. cit., p. 248.
26. Voir Conrad TOTMAN, The Green Archipelago : Forestry in preindustrial Japan, op. cit.
27. Mitsuo FUJIWARA, « Silviculture in Japan », loc. cit., p. 20. John Knight rappelle comment les villages possédant des forêts
ont demandé de l’aide pour continuer à les entretenir. John KNIGHT, « The forest grant movement in Japan », in Arne
KALLAND et Gerard PERSOON (dir.), Environmental Movements in Asia, Nordic Institute of Asian Studies, Oslo, 1998.
... INTERSTICES ET PATCHS
Déchiffrage de forêts, préfecture de
Kyoto. Science des matsutakes sur le
terrain. Le diagramme est une carte
des relations qui se sont nouées à
travers le temps entre arbres hôtes et
matsutakes. Grâce à une
identification précise des sites et une
observation continue, la science
japonaise des matsutakes explore des
écologies issues de la rencontre. Des
scientifiques étatsuniens ont tenté de
dévaloriser cette recherche en la
renvoyant à de la simple
« description ».

16
LA SCIENCE COMME TRADUCTION

Comme on l’a fait avec le capitalisme, il est intéressant de considérer la


science comme une machine de traduction. C’est machinique parce qu’une
armée de professeurs, de techniciens et de pairs évaluateurs se tient en
faction, toujours prête à hacher menu tout ce qui dépasse et à faire reluire
ses propres blasons à travers ceux qu’elle enrôle. C’est aussi de l’ordre
d’une traduction parce que les grilles de lecture de la science sont
échafaudées sur la base de différents genres de vie. La majorité des
chercheurs étudient au cœur de la science des traits qui relèvent de
processus de traduction, mais seulement en tant que ces traits viennent
corréler les processus machiniques1. La traduction les aide à observer la
manière dont les éléments constitutifs de la science mis bout à bout créent
un système unifié de connaissances et de pratiques. En revanche, on a prêté
beaucoup moins d’attention aux processus désordonnés de traduction qui
prennent la forme d’une suite de juxtapositions discordantes et de
malentendus. C’est en partie dû au fait que les science studies n’ont que
trop rarement tenté de s’aventurer en dehors de cette entité imaginée qu’est
l’Occident. Les science studies nécessitent l’apport de la théorie
postcoloniale si elles veulent un tant soit peu étendre leur champ d’analyse
au-delà du sens commun qui ressort de ce carcan qu’elles se sont auto-
imposé. Dans la théorie postcoloniale, la traduction nous montre aussi bien
les accordages ratés que ce qui fait raccord2. C’est ainsi que Shiho Satsuka
observe la nature, en la faisant émerger justement à partir de ce type de
traduction instable et ouverte. Elle montre que, dans les pratiques
transnationales pour interpréter la nature, une formation partagée peut aller
de pair avec l’irruption de différences3.
Prise dans ce sens, la traduction crée des patchs d’incohérence et
d’incompatibilité dans les sciences. Dans la mesure où il existe des
domaines séparés de recherche avec des revues spécialisées et des lectorats
ciblés, de tels patchs tendent à se maintenir en dépit des formes
transversales d’enseignement et de communication. Ces patchs ne sont ni
clos ni isolés : ils se transforment dès qu’apparaissent de nouveaux
matériaux4. Leur particularité n’est pas le fait de correspondre à une logique
de fond mais de s’assumer en tant qu’effets d’une convergence. Les
observer me ramène aux assemblages ouverts que j’appelle
« agencements ». Ici, des ontologies feuilletées, inconstantes et hybrides se
forment, en s’infiltrant dans l’antre même de la machine. La science des
matsutakes et la sylviculture en sont des exemples frappants : ce chapitre
explore la traduction comme processus de complication et de création sous
forme de patchs de savoir.
Pour commencer, si on considère que la science est une entreprise
internationale, comment se fait-il qu’on se retrouve avec des sciences des
matsutakes qui soient nationales ? La réponse requiert une attention toute
particulière à l’infrastructure des sciences, qui conduit à des bifurcations
inévitables quand bien même elle est censée tout harmoniser. La science des
matsutakes est nationale dans la mesure où elle est liée à des instituts de
sylviculture parrainés par les États. La sylviculture est apparue en tant que
science directement apparentée à la gestion étatique et continue toujours à
entretenir une relation étroite avec l’État. Même dans sa portée
cosmopolite, la sylviculture reste nationale. Déjà à ce niveau, nous sommes
sur le chemin d’agencements divergents. Mais la situation est plus étrange
encore. Pourquoi la recherche bien établie a-t-elle eu si peu d’influence au-
delà des frontières nationales ? Pourquoi y a-t-il des écarts si grands malgré
des formations communes, des conférences internationales et des
publications adressées au domaine public ? Une première piste à prendre en
compte est l’exclusion du Japon dans la formation du sens commun
qu’entretiennent l’Amérique du Nord et l’Europe. Science des matsutakes
et sylviculture sont bien établies au Japon. Partout ailleurs, elles
correspondent à de nouvelles disciplines qui ont émergé avec la
commercialisation des matsutakes. On aurait pu s’attendre à ce que la
science japonaise des matsutakes soit la tradition mère, source d’inspiration
pour celles qui naîtraient ailleurs. Mais, à l’exception de la Corée, ce n’est
pas le cas5. Les chercheurs des pays qui exportent des matsutakes se sont
occupés d’inventer eux-mêmes leur propre science des matsutakes. Nous
sommes bien loin de la science universelle telle qu’on l’imagine. Suivre ce
développement inégal nous montrera le processus scientifique comme une
traduction de type postcolonial.
Des représentations alternatives concernant la « nature » sont en jeu.
Il n’y a qu’à considérer la différence qu’elles font sur la manière de
comprendre les perturbations humaines. En se basant sur leurs recherches
réalisées sur le satoyama, les scientifiques japonais expliquent que les forêts
de matsutakes sont menacées par des perturbations humaines trop faibles.
Dans les forêts villageoises abandonnées, les pins sont plongés dans
l’obscurité et perdent leurs matsutakes. En revanche, aux États-Unis, les
scientifiques affirment que les forêts de matsutakes sont menacées par trop
de perturbations humaines. Des récoltes sans limites font disparaître les
espèces. Or cette différence n’a provoqué aucun débat : malgré le fait que
les deux groupes de chercheurs circulent internationalement, il n’y a eu
quasiment aucune communication portant sur ces positions contrastées.
Bien plus, les chercheurs au Japon et aux États-Unis ont tendance à
employer des stratégies d’investigation opposées, en particulier en ce qui
concerne le choix des sites et celui de l’échelle. Cela interdit toute
possibilité de comparaisons directes entre leurs résultats respectifs. C’est au
cours de ce processus que se créent des patchs de connaissance et de
pratiques scientifiques complètement séparés.
Que ces divergences se mettent à compter est tout particulièrement
évident quand des sciences alternatives arrivent au même endroit. En Chine,
la science des matsutakes et leur sylviculture sont prises en tenaille entre les
trajectoires japonaise et étatsunienne. Dans les forêts de matsutakes du
nord-est de la Chine, les chercheurs japonais ont établi de solides
collaborations avec leurs homologues chinois6. Mais, au Yunnan, on a vu
arriver une foule d’experts étatsuniens de la conservation et du
développement, et la science des matsutakes s’est retrouvée aspirée dans
leur sphère d’influence. Les chercheurs chinois considèrent que leur travail
doit rattraper le niveau « international », c’est-à-dire être une science en
langue anglaise. Comme un jeune chercheur le mentionnait, les jeunes et les
ambitieux ne lisent jamais d’articles de référence en japonais parce que
c’est ce que font les chercheurs plus âgés et un peu démodés qui ne
maîtrisent pas l’anglais. Les approches étatsuniennes ont eu la possibilité de
dicter des politiques définies au Yunnan : les matsutakes de cette région
furent placés sur la liste de la CITES des espèces menacées, et la cueillette
ainsi que les cueilleurs sauvages ont été réglementés7. Pourtant les forêts du
Yunnan n’ont rien à voir avec les forêts de matsutakes étatsuniennes.
Comme je l’ai montré au chapitre 13, elles ont plutôt des affinités avec le
satoyama japonais. Les experts américains ne se soucient absolument pas
qu’il y ait là, dans ces paysages forestiers, des dynamiques tout à fait autres.
Mais je suis en train d’aller trop vite en besogne. Comment des patchs de
connaissance japonais et étatsuniens se sont-ils développés, puis répandus ?
Au Japon, la science moderne des matsutakes a débuté vers le début du
XXe siècle : après la Seconde Guerre mondiale, Minoru Hamada de
l’université de Kyoto en fut sacré le champion8. Le Dr Hamada avait
compris que les matsutakes pouvaient élargir la science grâce à leur
position aux intersections clés entre la recherche de base et la recherche
appliquée, mais aussi entre la connaissance experte et profane. La valeur
économique des matsutakes généra un soutien de la part du gouvernement
et du secteur privé : conséquence, cela ouvrit aussi la voie à des questions
biologiques encore à peine esquissées sur les interactions interspécifiques.
Pour explorer ces interactions, le Dr Hamada se fit attentif à l’expérience
des paysans. Il employait, par exemple, le terme populaire shiro
(« château », « blanc », ou « lit planté ») en référence aux couches de
mycélium (qui forment en effet un lit de croissance défensif de couleur
blanchâtre) dans lesquelles le matsutake croît. Ce sont ses contacts avec les
paysans qui lui ont permis de connaître le shiro et, notamment, d’être
informé d’anciennes pratiques qui avaient tenté la culture de ce mycète9.
Parallèlement, il étudia les implications qui découlaient des relations
interspécifiques du shiro avec les arbres, même si cela soulevait des
questions philosophiques. Devons-nous penser, se demandait-il, le
mutualisme comme une forme d’amour10 ?
Les étudiants du Dr Hamada, puis leurs propres étudiants, ont étendu et
approfondi la recherche sur les matsutakes. L’un d’entre eux, Makoto
Ogawa, initia un programme de recherche sur le matsutake, à mener dans
l’ensemble des bureaux préfectoraux de foresterie du Japon. Les chercheurs
en foresterie désignés au niveau préfectoral abordèrent des problèmes
concrets en se servant d’un équipement minimum et de méthodologies
acquises sur le terrain. Aussi, ils ont poursuivi de manière vivante et
fructueuse les échanges entre connaissance experte et savoirs profanes11.
Même des chercheurs universitaires ou appartenant à des instituts officiels
ont prolongé cet héritage et continué à s’adresser aux paysans, écrivant
aussi bien des livres grand public et des manuels pratiques que des articles
professionnels12. Le déclin des matsutakes depuis les années 1970 et la
possibilité d’en inverser le cours étaient au cœur de leurs préoccupations.
D’un côté, ils expérimentaient la culture des matsutakes en laboratoire ; de
l’autre, ils étudiaient les conditions les plus favorables à leur
épanouissement dans les forêts. Ainsi, certains d’entre eux s’étaient
véritablement impliqués dans des initiatives pour sauver les forêts du
satoyama japonais. Il était évident que les matsutakes ne s’épanouiraient
pas au Japon si on ne revitalisait pas les forêts de pins.
Le fait de s’intéresser aux matsutakes en rapport avec le déclin du
satoyama a amené les chercheurs de cette école à mettre l’accent sur les
pratiques d’association des matsutakes, non seulement avec les autres
espèces mais aussi avec l’environnement non vivant13. Les chercheurs
investiguèrent du côté des plantes, des coteaux, des sols, de la lumière, des
bactéries et des autres champignons qui participent à l’environnement des
matsutakes. Le matsutake n’était jamais considéré comme autosuffisant,
mais toujours en relation et donc, de ce fait, toujours en rapport avec un lieu
particulier. Pour faire revenir les matsutakes, ces chercheurs
recommandaient de prêter attention au lieu et, plus précisément, à un
régime de perturbation humaine qui soit propice aux pins. Dans des forêts
dégradées, requérir à davantage de perturbation était la solution. Un duo de
chercheurs a appelé cette manœuvre la « méthode du verger14 ». En
favorisant les pins, les matsutakes devenaient la mauvaise herbe que l’on
attend avec espoir.
Dans l’intervalle, aussi bien des entreprises privées que des chercheurs
universitaires travaillaient dur pour réussir à cultiver des matsutakes en
laboratoire. Aussi longtemps que les prix resteraient élevés, y parvenir
serait tout bénef ! Pendant une décennie, à partir du milieu des années 1990,
Kazuo Suzuki a rassemblé une équipe de chercheurs de haut niveau à
l’université de Tokyo en vue d’étudier les conditions de la culture des
matsutakes. Le laboratoire de Suzuki engagea des boursiers internationaux
en stage postdoctoral, ce qui renforça le caractère cosmopolite de la science
japonaise des matsutakes. Cette recherche abandonna les méthodes de
terrain pour privilégier des études centrées sur la biochimie et la génétique.
On fut bien loin d’aboutir à des résultats concluants en ce qui concerne la
culture des champignons en laboratoire15. En revanche, ce fut l’occasion
d’acquérir de nouvelles perspectives, en particulier sur les relations
mycètes-arbres : ici encore, la question des relations demeurait essentielle.
À un moment donné, le Dr Suzuki ramena des pins d’âge mûr dans son
laboratoire et construisit des cages en sous-sol dans lesquelles les
symbioses racinaires pouvaient être étudiées et mesurées avec précision.
Pourquoi ce travail ne rencontra-t-il aucun écho aux États-Unis ?
La séparation entre les approches japonaise et étatsunienne de la science des
matsutakes n’était pas forcément si tranchée au départ. Quand les
chercheurs en sylviculture du Nord-Ouest Pacifique ont commencé à
s’intéresser aux matsutakes dans les années 1980, ils regardèrent ce qui
avait été fait ailleurs et, en particulier, dans les recherches japonaises16.
David Hosford de la Central Washington University partit au Japon
travailler avec Hiroyuki Ohara, qui avait été formé par le Dr Hamada. Le Dr
Hosford avait en sa possession plusieurs articles scientifiques traduits du
japonais. Son travail a débouché sur un livre extraordinaire, coécrit avec des
collègues américains : Ecology and Management of the Commercially
Harvested American Matsutake17. Ce travail est proche, d’une manière qui
restera inégalée dans l’édition étatsunienne, de la recherche japonaise.
L’histoire des matsutakes au Japon est résumée dès le début de l’ouvrage et
procède d’une recherche menée à la manière japonaise dans l’État de
Washington, que le Dr Ohara a aidé à diriger. Y sont même décrites les
différentes formes localisées de végétation où poussent les matsutakes aux
États-Unis. Néanmoins, cet ouvrage inclut aussi un avertissement : « Les
forestiers américains [...] verront probablement dans les méthodes
japonaises des moyens d’améliorer la production de matsutakes dans un
contexte différent [...] [car] les objectifs de gestion des forêts sont très
différents18. » Cette mise en garde avait quelque chose de prophétique.
Toutes les recherches menées par la suite par le Service des forêts
étatsunien sur les matsutakes n’ont pris en compte les études japonaises
qu’en citant Hosford.
Qu’est-ce qui a bloqué ? Un chercheur du Nord-Ouest Pacifique m’a
confié que les études japonaises n’étaient pas vraiment intéressantes car se
limitant à des histoires « descriptives ». En tentant de démêler ce que
« descriptives » pouvait bien vouloir dire et pourquoi ce type d’études ne
convenait pas, je fus embarquée sur la spécificité culturelle et historique des
recherches sylvicoles étatsuniennes. « Descriptives » signifie propres à un
lieu, c’est-à-dire réceptives aux rencontres indéterminées et donc
non scalables. Les chercheurs sylvicoles étatsuniens sont sous pression pour
développer des analyses compatibles avec la gestion scalable de
l’exploitation du bois. Cela implique que les études portant sur les
matsutakes soient à l’échelle de ce type d’exploitation. À l’opposé, la
sélection des lieux étudiés dans la recherche japonaise se fait en fonction de
parcelles (patchs) où il y a croissance de mycètes et non pas en fonction
d’un quadrillage d’exploitation du bois.
Les recherches sur les matsutakes parrainées par le Service des forêts se
sont posé une grande question : est-ce que les matsutakes en tant que
produits commercialisés peuvent être gérés de manière durable19 ? Cette
question résonne avec l’histoire des efforts consentis par le Service des
forêts pour gérer l’exploitation du bois. Dans cette histoire, aucun des
produits de la forêt, à l’exception du bois, n’est rendu visible sauf s’il est
compatible avec l’exploitation de celui-ci. Ainsi, la densité de peuplement
en arbres, qui sert de mesure pour gérer l’exploitation du bois, est l’unité de
base du paysage que les forestiers étatsuniens prennent en considération20.
Les écologies propres aux parcelles de mycètes, qu’étudient les chercheurs
japonais, ne correspondent donc tout simplement pas à cette grille de
lecture. L’échelle qu’utilise la recherche étatsunienne sur les matsutakes est
ajustée en conséquence. Certaines études procèdent à des transects
aléatoires pour évaluer les matsutakes sur une échelle compatible avec la
densité de peuplement en arbres21. D’autres proposent des modèles à partir
desquels les parcelles de mycètes peuvent être multipliées22. Ces études font
appel à des techniques de suivi qui donnent de la visibilité aux matsutakes
sur l’échelle correspondant à l’exploitation rationalisée du bois.
Une des questions clés qui ressort de la recherche étatsunienne sur les
matsutakes concerne les cueilleurs : détruisent-ils les ressources ?
Ce problème a ses racines dans l’histoire de la sylviculture étatsunienne,
avec une question récurrente : les bûcherons détruisent-ils leurs ressources ?
Cet héritage a été à l’origine de recherches sur les techniques des cueilleurs.
Comme avec les bûcherons, on considère que le point d’impact à jauger est
celui qui se situe au niveau de la récolte. Des études ont montré que
s’attaquer au sol avec un râteau diminue les rendements suivants de
champignons : si ces derniers sont récoltés avec délicatesse, cela n’affectera
pas la production suivante23. Les cueilleurs doivent donc être formés à
récolter correctement. Les effets d’autres types de perturbations sur la
récolte de champignons, comme l’élagage, les feux ou la sylviculture, n’ont
pas fait l’objet d’études : rien de tout cela n’est venu à l’idée de chercheurs
trop concentrés à mesurer les méfaits de la surexploitation. C’est le
développement durable version étatsunienne : se défendre contre les
destructions engendrées par la cupidité du peuple.
Au contraire de ceux du Japon, les forestiers des États-Unis se sentent
particulièrement concernés par les dangers qui tournent autour des
perturbations perpétrées par les humains. Trop, et non pas trop peu,
d’activités détruit les forêts. Par le plus grand des hasards, il s’avère ainsi
que « ratisser » est devenu, dans les deux sciences, un symbole des
perturbations, mais en revêtant des valeurs opposées. Aux États-Unis,
ratisser détruit les forêts de matsutakes en perturbant les corps fongiques
souterrains. Au Japon, ratisser rend productives les forêts, en mettant à nu
les sols minéraux, ce qui favorise les pins. Ce sont des forêts très
différentes, et les défis ne sont pas les mêmes. Défendre les pins n’est pas
nécessaire dans les forêts de conifères du Nord-Ouest Pacifique étatsunien
(même si l’ouverture des forêts nationales à des groupes de citoyens qui les
éclaircissent pourrait être une superbe opportunité). Néanmoins, ce
contraste pose d’autres questions que celle de savoir quelle approche est la
bonne : il montre combien peuvent être productives des hypothèses et des
questions basiques. Une science cosmopolite se fait dans l’émergence de
patchs de recherche, lesquels poussent ensemble ou se rejettent les uns les
autres, à l’issue de rencontres aléatoires.
Si l’on se penche à nouveau sur le Yunnan, l’influence de l’approche
étatsunienne devrait désormais paraître plus claire. Le Yunnan est bien le
premier pays où il aurait fallu s’interroger sur les relations entre les
matsutakes, les duos de chênes et de pins, sans compter les gens : comment
les gens font-ils pour entretenir des forêts composées de chênes et de pins
au profit des matsutakes ? Au lieu de cela, adoptant le style américain, les
chercheurs imaginent les matsutakes comme un produit scalable,
autosuffisant, dont l’avenir ne nécessite en aucun cas de porter attention aux
relations avec les autres espèces. Les questions qui s’ensuivent sur le
développement durable ne portent pas sur les forêts et leurs relations mais
sur les pratiques des cueilleurs : détruisent-ils leur propre ressource ? Quand
les chercheurs interrogent les villageois sur le déclin des récoltes de
matsutakes, ils ne prolongent jamais leur enquête sur les forêts elles-
mêmes. La question du déclin est posée comme si les champignons étaient
seuls à peupler le paysage24. C’est la question américaine, la question
apprise par cœur à partir de l’expérience de la rationalisation de
l’exploitation du bois dans l’espoir de la sauver des vilains et cupides
bûcherons. Mais les cueilleurs de champignons ne sont pas des bûcherons25.
Malgré l’hégémonie du mode de recherche américain parmi les
chercheurs, les recherches japonaises sur les matstutakes ont rencontré une
certaine audience au Yunnan. Le commerce d’exportation des matsutakes
entretient des liens avec le Japon parce que c’est dans ce pays que vont les
champignons. De plus, la science japonaise est plutôt focalisée sur la
manière dont les humains peuvent gérer la forêt pour augmenter le
rendement des champignons. De manière opposée, les Américains se
penchent quant à eux sur la manière dont la récolte de matsutakes devrait
être régulée pour empêcher les cueilleurs de détruire leur propre ressource.
La gestion japonaise de la forêt permet d’espérer plus de champignons pour
le marché ; les scientifiques américains en promettent moins. Autrement dit,
ceux qui participent au commerce des matsutakes au Yunnan ont des raisons
de préférer le paradigme japonais. Quand un prestigieux scientifique
japonais publia son livre sur les matsutakes et qu’il fut traduit en chinois, la
traduction fut le résultat d’une association commerciale du Yunnan et non
pas de scientifiques. Même après la traduction, les scientifiques
continuèrent à l’ignorer26.
Tout cela m’amène à la première conférence internationale d’études des
matsutakes qui s’est tenue à Kunming en septembre 2011. L’association des
entreprises de matsutakes du Yunnan en était l’organisatrice principale et
s’était dotée d’une équipe de scientifiques japonais. Y participaient
également un groupe de chercheurs de Corée du Nord et le Groupe de
recherche mondiale sur les matsutakes basé en Amérique du Nord. Point de
vue communication, ce fut particulièrement compliqué étant donné que des
traductions simultanées n’avaient été prévues que pour la cérémonie
d’ouverture. Mais, même là, les traducteurs ont été dépassés par la situation
en devant faire face à une discussion dont ils ne maîtrisaient absolument pas
le sujet. La suite de la conférence était censée être en anglais, mais les
participants avaient du mal à se plier à cette norme. Encore que, dans tout
cela, la langue ne fût en fait qu’une partie du problème. Nous avions chacun
une idée totalement différente concernant l’enjeu des études sur les
matsutakes. La plupart des participants chinois espéraient promouvoir le
matsutake de leur pays, et donc n’hésitaient pas à prendre la parole sur les
valeurs culturelles, sur les nouveaux procédés techniques et sur les efforts
consentis par le gouvernement pour protéger le champignon en question.
À l’opposé, les participants japonais étaient tout excités à l’idée de
découvrir des variétés non japonaises de matsutakes qui pourraient recéler
un meilleur potentiel pour la culture (certains Chinois protestèrent : ils ne
voulaient pas être réduits à une banque de données). Les Nord-
Coréens mendiaient pour avoir des copies d’articles scientifiques
internationaux, inaccessibles chez eux. Et puis, en train de tourner en rond,
il y avait nous, les anthropologues nord-américains avec nos
métacommentaires sur la science et la société.
Nous avions tous des préoccupations très différentes. Cependant, durant
les deux journées qui étaient consacrées à se retrouver ensemble sur le
terrain, avant que soit inauguré le bal des interventions, chacun a pu
apprécier la manière dont les uns et les autres guidaient leur attention sur la
forêt. C’était une occasion exceptionnelle pour voir différentes sortes de
science en action, à l’œuvre en même temps. Les participants chinois se
faisaient les témoins de la diversité de la vie fongique et des nouvelles
relations cordiales entre paysans et experts internationaux. Les chercheurs
japonais savouraient la chance qu’ils avaient là de travailler à l’étranger sur
les relations entre mycètes et arbre hôte. Les Nord-Coréens étaient avides
d’apprendre de nouvelles techniques. À aucun moment quelqu’un ne s’est
plaint que cette rencontre était stérile. Nous pratiquions tous l’art de
l’écoute : la reconnaissance des différences comme le début d’un travail en
commun.
Il y avait aussi des voix absentes. Examinons qui n’avait pu se rendre à
cette réunion. Le Service des forêts étatsunien avait vu ses subventions
fédérales pour la recherche coupées depuis plusieurs années : aucun
forestier étatsunien n’aurait pu donc être missionné. Pas plus loin qu’à
l’autre bout de la ville, une institution chinoise de recherche se vantait
d’avoir plusieurs chercheurs sur les matsutakes, mais eux non plus n’étaient
pas de la partie. C’était un monde différent, rassemblant des
hommes d’affaires chinois et des chercheurs japonais. Avec les traductions
défectueuses et les absents, les interstices et les patchs étaient toujours là.
Parfois, une personne réussit à faire la différence en opérant une
traduction à travers des patchs et en suscitant de nouveaux développements.
La réunion de Kunming n’a pu avoir lieu que grâce aux efforts d’une
personne. Enfant, Yan Huiling avait rencontré un anthropologue japonais
qui était venu étudier la communauté Bai au Yunnan. Grâce à cette
rencontre, elle était ensuite partie étudier au Japon et s’était laissée
embarquée dans le commerce des matsutakes. Elle a facilité les liens entre
les chercheurs japonais qui ont rendu possible la réunion de Kunming. Faire
se rencontrer des traditions différentes de recherche était pour elle
l’occasion de provoquer l’agencement d’un nouveau patch.
La science cosmopolite est composée de patchs, et cela l’enrichit
profondément. Mais parfois des personnes ou des événements parviennent à
faire la différence. Comme les spores de matsutakes, ils peuvent germer
dans des lieux inattendus et réorganiser des géographies entières de patchs.

1. « Traduction » est une notion clé de la théorie de l’acteur-réseau élaborée par Bruno Latour et John Law. Elle fait référence aux
articulations entre les humains et les non-humains qui collaborent avec eux, comme les technologies. C’est avec la traduction,
selon eux, que des réseaux d’action émergent, incluant de manière égale des humains et des non-humains. Une présentation
ancienne et qui a fait date de cette position se trouve chez Michel CALLON, « Éléments pour une sociologie de la traduction.
La domestication des coquilles Saint-Jacques et des marins-pêcheurs dans la baie de Saint-Brieuc », L’Année sociologique, no 36,
1986.
2. La question de la traduction fait ici partie d’un débat universitaire plus large à propos de la « modernité ». Le sens commun
européen, que la sociologie des sciences prend trop souvent pour acquis, nous montre une modernité basée sur la pensée
occidentale, devenue universelle. À l’opposé, la théorie postcoloniale, qui a émergé en Asie à la fin du XXe siècle, a montré que la
modernité s’est formée dans des échanges tendus entre le Nord et le Sud. L’émergence de la modernité comme projet se comprend
mieux en partant d’abord de l’extérieur de l’Occident – par exemple, depuis le royaume du Siam ou de l’Inde coloniale. Dans ces
lieux, on peut prendre la mesure des jeux de pouvoir, des événements et des idées grâce auxquels des complexes organisationnels
et idéologiques se sont formés. Tchongchai WINICHATKUL, Siam Mapped : A history of the geo-body of a nation, University of
Hawaii Press, Honolulu, 1994 ; Dipesh CHAKRABARTY, Provincialiser l’Europe, Éditions Amsterdam, Paris, 2009. Cela ne
signifie pas que la modernité ne soit pas apparue en Europe et en Amérique du Nord, et avec beaucoup de différences. Mais, pour
pénétrer l’écran de fumée que dressent les rêves où l’Occident-est-tout, il faut apprendre à voir les versions occidentales comme
dérivées et exotiques. Depuis ces Autres lieux, il est facile de saisir les projets de modernité comme partiaux et contingents, plutôt
que surdéterminés par une simple logique culturelle. C’est la proposition qui est nécessaire aux science studies (ceci dit, pour
encore compliquer la situation, une nouvelle théorie postcoloniale qui a émergé en Amérique latine implique des distinctions
cosmologiques bien nettes Occident-versus-Autre ; voir, par exemple, Eduardo VIVEIROS DE CASTRO, « Economic
development and cosmological reinvolvement », in Leslie GREEN, [dir.], Contested Ecologies, HSRC Press, Cape Town, AS,
2013, p. 28-41).
3. Shiho SATSUKA, Nature in Translation, op. cit.
4. Itty ABRAHAM (Making of the Indian Atomic Bomb, Zed Books, Londres, 1998) montre comment la physique indienne
d’après-guerre a émergé dans la conjoncture politique responsable de la création de l’« Inde ».
5. Pour un exemple de la recherche coréenne, voir Chang-Duck KOO, Dong-Hee LEE, Young-Woo PARK, Young-Nam LEE,
Kang-Hyun Ka, Hyun PARK, Won-Chull BAK, « Ergosterol and water changes in Tricholoma matsutake soil colony during the
mushroom fruiting season », Mycobiology, 37, no 1, 2009, p. 10-16.
6. Pour un exemple de ce type de collaboration, voir S. OHGA, F. J YAO, N. S. CHO, Y. Kitamoto et Y. LI, « Effect of RNA-
related compounds on fructification of Tricholoma matsutake », Mycosystema, 23, 2004, p. 555-562.
7. Nicholas MENZIES et Chun LI (« One eye on the forest, one eye on the market : Multi-tiered regulation of matsutake
harvesting, conservation, and trade in north-western Yunnan province », in Sarah LAIRD, Rebecca MCLAIN et Rachel
WYNBERG (dir.), Wild Product Governance, Earthscan, Londres, 2008) passent en revue les règlementations pour montrer
comment des mises en place flexibles ont lieu à chaque niveau d’échelle.
8. OHARA Hiroyuki, « A history of trial and error in artificial production of matsutake fruitings » (en japonais), Doshisha Home
Economics, 27, 1993, p. 20-30.
9. Le shiro est une alternative d’unité au « génotype » des chercheurs non japonais pour compter les organismes « individuels »
des mycètes. Le shiro, le mycélium dense, est déterminé par observation de la morphologie. Le génotype, l’individu génétique, est
parfois considéré comme synonyme du shiro (par exemple, Jianping XU, Tao SHA, Yanchun LI, Zhi-wei ZHAO et Zhu YANG,
« Recombination and genetic differentiation among natural populations of the ectomycorrhizal mushroom Tricholoma matsutake
from southwestern China », Molecular Ecology, 17, no 5, 2008, p. 1238-1247, 1245). Mais le terme implique une homogénéité
génétique, une affirmation contredite par la recherche japonaise (Hitoshi MURATA, Akira OHTA, Akiyoshi YAMADA, Maki
NARIMATSU et Norihiro FUTAMURA, « Genetic mosaics in the massive persisting rhizosphere colony “shiro” of the
ectomycorrhizal basidiomycete Tricholoma matsutake », Mycorrhiza, 15, 2005, p. 505-512). La sophistication technique est
parfois moins productive que la prise en compte des connaissances des paysans.
10. Timothy CHOY et Shiho SATSUKA, sous le nom de Mogu-Mogu (« Miam-miam »), ont écrit sur ce tournant pris dans la
recherche du Dr Hamada, « Mycorrhizal relations : A manifesto », in MATSUTAKE WORLDS RESEARCH GROUP (dir.), « A
new form of collaboration in cultural anthropology : Matsutake worlds », American Ethnologist, 36, no 2, 2009, p. 380-403.
11. Interviews, 2005, 2006, 2008. Voir Ogawa MAKOTO, Matsutake no Seibutsugaku, op. cit.
12. Voir, par exemple, ITO Takeshi et IWASE Koji, Matsutake : Kajuen Kankaku de Fuyasu Sodateru (Matsutakes : les faire
pousser et se développer comme dans un verger), Tokyo, Nosang-yoson Bunka Kyokai, 1997.
13. Voir, par exemple, Hiroyuki OHARA et Minoru HAMADA, « Disappearance of bacteria from the zone of active mycorrhizas
in Tricholoma matsutake (S. Ito et Imai) Singer », Nature, 213, no 5075, 1967, p. 528-529.
14. ITO Takeshi et IWASE Koji, Matsutake, op. cit.
15. En 2004, l’équipe a réussi à faire pousser un mycorhize dans une racine de pin d’âge mûr (Alexis GUERIN-LAGUETTE,
Norihisa MATSUSHITA, Frédéric LAPEYRIE, Katsumi SHINDO et Kazuo SUZUKI, « Successful inoculation of mature pine
with Tricholoma matsutake », Mycorrhiza, 15, 2005, p. 301-305). Peu de temps après, le Dr Suzuki a pris sa retraite et l’équipe
s’est dispersée. Il est ensuite devenu président de l’Institut de la sylviculture et des produits de la forêt.
16. Pour une collaboration bien plus ancienne entre le Japon et les États-Unis, voir S. M. ZELLER et K. TOGASHI,
« The American and Japanese Matsutakes », Mycologia, 26, 1934, p. 544-558.
17. David HOSFORD, David PILZ, Randy MOLINA et Michael AMARANTHUS, Ecology and Management of the
Commercially Harvested American Matsutake Mushroom, op. cit.
18. Ibid., p. 50.
19. Il y a des exceptions et, si la recherche sur les matsutakes dans le Nord-Ouest Pacifique avait pu se développer, la tradition
aurait pu exploser en de nouvelles directions. La recherche ne s’est épanouie qu’entre les années 1990 et 2006. Après, des coupes
budgétaires ont mis fin à la possibilité de recherches subventionnées et les chercheurs ont choisi d’autres sujets. Une exception à
l’approche scalable sur l’exploitation du bois est le travail de Charles Lefevre à propos des associations entre matsutakes et hôtes
dans le Nord-Ouest Pacifique (cité à la note 11 du chapitre 12). C’était une analyse relationnelle, sans aucun lien avec les études
faites au Japon, mais elle en partageait certaines préoccupations. Lefevre a même développé un « test d’odeur » pour le mycélium
matsutake : comme dans la recherche japonaise, son travail faisait appel aux profanes et légitimait leur savoir. Lefevre vend
désormais des arbres inoculés pour produire des truffes.
20. David PILZ et Randy MOLINA, « Commercial harvests of edible mushrooms from the forests of the Pacific Northwest United
States : Issues, management, and monitoring for sustainability », Forest Ecology and Management, 5593, 2001, p. 1-14.
21. David PILZ et Randy MOLINA (dir.), Managing Forest Ecosystems to Conserve Fungus Diversity and Sustain Wild
Mushroom Harvests, USDA Forest Service PNW-GTR-371, 1999.
22. James WEIGAND, « Forest management for the North American pine mushroom (Tricholoma magnivelare (Peck) Redhead)
in the southern Cascade range », thèse de doctorat, Université d’État de l’Oregon, 1998.
23. Daniel LUOMA, Joyce EBERHART, Richard ABBOTT, Andrew MOORE, Michael AMARANTHUS et David PILZ,
« Effects of mushroom harvest technique on subsequent American matsutake production », Forest Ecology and Management, 236,
no 1, 2006, p. 65-75.
24. Anthony AMEND, Zhendong FANG, Cui YI et Will MCCLATCHEY, « Local perceptions of matsutake mushroom
management in NW Yunnan, China », Biological Conservation, 143, 2010, p. 165-172. Au cours de leur collaboration, les
chercheurs américains et chinois ont critiqué la recherche japonaise d’un point de vue étatsunien. La critique porte sur la
spécificité des lieux étudiés par les Japonais pour son manque de scalabilité, par exemple, l’« appui sur des lieux plutôt que sur la
réplication dans le temps [...] [car] la productivité à l’échelle du peuplement est difficile à mesurer de manière empirique », p. 167.
25. Des chercheurs chinois intéressés par les questions sociales entraînent la recherche sur les matsutakes sur d’autres pistes, en
interrogeant la manière dont la propriété de la terre fait une différence. Dans ce débat, les matsutakes restent toujours une
marchandise scalable et une source de revenu, mais ce revenu peut être distribué différemment. Certains Américains, comme
David ARORA (« The houses that matsutake built », Economic Botany, 62, no 3, 2008, p. 278-290), se montrent également
critiques.
26. Jicun Wenyan (Yoshimura Fumihiko), Songrong cufan jishu (Techniques pour favoriser l’épanouissement des matsutakes),
trad. Yang Huiling, Yunnan Science and Technology Press, Kunming : Yunnan keji chubanshe, 2008.
Déchiffrage de forêts, Yunnan.
Reconnaître un chêne à feuilles
persistantes. Les chênes développent
des kyrielles de croisements hybrides
mais, d’une manière ou d’une autre,
des différences persistent. Seuls les
noms sont capables de lever le
mystère.

17
SPORES AÉRIENNES
Tout ceci, bien sûr, n’est que spéculation.
Le mycologue Jianping XU, discutant de
l’évolution des matsutakes

Les paysages et la connaissance du paysage se développent en patchs.


Le shiro matsutake (les tapis de mycélium) modèle le processus : les patchs
s’étendent, mutent, fusionnent, se repoussent les uns les autres et meurent.
Le dur labeur de la science, mais aussi son jeu créatif et fertile, suit, à la
manière des écologies émergentes, une configuration en patchs. Mais on
pourrait aussi parfois se demander : qui tire les ficelles et les prolonge
ailleurs ? Concernant les matsutakes, on n’oubliera donc pas les spores
aériennes.
Dans les forêts comme dans la science, les spores ouvrent notre
imagination à une autre topologie cosmopolite. Les spores s’envolent vers
des destinations inconnues, s’accouplent à d’autres espèces et, parfois,
donnent naissance à de nouveaux organismes, enclenchant le début de
nouveaux genres. Les spores sont difficiles à cerner : cela fait partie de leur
grâce. Quand on pense aux paysages, les spores nous guident dans
l’hétérogénéité intrinsèque des populations. Quand on pense à la science,
les spores génèrent des transmissions indéfinies et excèdent de partout : ce
sont les joies de la spéculation.
Pourquoi les spores ?
Koji Iwase a été le premier à m’obliger à penser l’importance des spores.
Nous déjeunions à Kyoto avec Shiho Satsuka et Michael Hathaway :
l’enregistreur n’était pas allumé. J’étais curieuse de savoir pourquoi les
matsutakes possédaient un caractère si cosmopolite. En l’occurrence,
comment s’étaient-ils répandus dans tout l’hémisphère nord ? Le Dr Iwase
était une personne généreuse avec les étrangers qu’il rencontrait, et on le
sentait toujours prêt à répondre de son mieux. Ainsi, il mentionna, en
passant, que la stratosphère était remplie de spores fongiques : à ces
altitudes élevées, elles ont donc la capacité de se laisser emporter à travers
le monde entier. Ce qui n’est pas clair, poursuivit-il, c’est combien de ces
spores survivent et finissent par germer dans des lieux éloignés. Les rayons
ultraviolets tuent, et la plupart des spores ne sont viables qu’un court laps
de temps, peut-être quelques semaines. Il ne savait pas si une spore de
matsutake était capable de survivre à un voyage pour aller germer sur un
autre continent. Selon lui, même si c’était le cas, il lui faudrait trouver une
autre spore en cours de germination : si elle ne fusionnait pas avec une
autre, elle mourrait au bout de quelques jours. Quoi qu’il en soit, au cours
des millions d’années, on pouvait bien imaginer que des spores s’étaient
rendues capables de propager des espèces1.
Il y a quelque chose ici dans la stratosphère qui devient source
d’inspiration pour une sorte de rêve insouciant. Imaginez, des spores
circulant autour du globe ! Mes pensées décollent avec des spores à la
dérive, tout en poursuivant leur protagoniste matsutake à travers les siècles,
à travers les continents. J’ai posé mes questions à des mycologues ici et là
dans le monde, tout en pistant leurs pensées, là encore, à travers la
stratosphère. J’ai découvert une science cosmopolite, spéculant à propos des
origines et de la manière dont se fabriquent des variétés à travers l’espace et
le temps. À la différence des patchs discontinus de la sylviculture
appliquée, la science de la spéciation des matsutakes ne ressemble pas à un
patch. Les méthodes suivent les vents forts d’un consensus international :
les matériaux – échantillons de champignons et séquences d’ADN –
traversent les frontières. Des individus et parfois des laboratoires entiers
sont à l’origine d’histoires, d’éléments d’expertise et même de partis pris.
Mais il n’y a ni école ni patch. Tout ce travail se fait dans les marges :
aucune subvention n’est accordée pour étudier les voyages d’un
champignon à travers les siècles. C’est par amour que les chercheurs
s’emparent de cette question et, aussi, parce que les méthodes et les
matériaux sont là à disposition. Peut-être un jour les résultats et les
spéculations qui s’y combinent nous emmèneront-ils, comme les spores,
vers quelque chose de nouveau, raisonnent tous ces chercheurs. Mais, pour
le moment, c’est seulement le plaisir de penser : c’est la stratosphère
insouciante de l’esprit, chargée de spores.
Quels sont ces matériaux et ces méthodes qui circulent ?
Henning Knudsen m’a montré la collection de mycètes du jardin
botanique de l’université de Copenhague, dont il est conservateur2.
Différents types de spécimen y sont conservés : des tiroirs sans fin
contiennent des enveloppes pliées, chacune conservant un mycète séché.
Quand on donne un nom à une nouvelle espèce, un échantillon est envoyé à
l’herbarium et ces spécimens deviennent le « type » pour cette espèce.
Des chercheurs du monde entier peuvent ainsi demander à le voir :
l’herbarium envoie alors le matériau original. Ce système d’herbarium a
émergé avec la passion des Européens du Nord pour l’identification des
plantes, qui a eu aussi pour résultat les noms binomiaux en latin. Ce fut une
marque de la conquête européenne, créant des assises solides pour une
communication transnationale basée sur la circulation des spécimens. Les
chercheurs partout dans le monde connaissent les espèces grâce à ces
spécimens rassemblés dans des herbiers.
Le Dr Knudsen est contre l’idée que les matsutakes se soient répandus
grâce à leurs spores dans la stratosphère : il est tout simplement trop
improbable qu’elles y aient trouvé des partenaires. Leur distribution aurait
plutôt suivi les forêts : elles se seraient répandues en accompagnant les
arbres. Selon lui, ce processus a pris beaucoup de temps mais, ensemble et
de manière massive, de nombreuses espèces se sont répandues petit à petit
dans tout l’hémisphère nord. Certaines, comme le Boletus edulis, pourraient
s’être propagées par le haut, de l’Alaska à la Sibérie. Mais l’homogénéité
des espèces du Nord est surestimée. Il soulignait à cet égard que de
nombreuses espèces que l’on avait l’habitude de considérer comme existant
de manière uniforme dans tout l’hémisphère nord, se révélaient dissimuler
des différences3.
Le rejet de l’idée qu’il y aurait des espèces cosmopolites uniformes ne
provient pas de la circulation d’échantillons de l’herbarium mais d’une
technologie révolutionnaire, le séquençage de l’ADN, qui propose
une nouvelle manière de définir les « espèces ». Des mycologues étudient
des séquences précises de l’ADN, comme la région de l’espaceur interne
transcrit (ITS), qui tendent à rester invariables dans une même espèce mais
varient entre espèces différentes. Jean-Marc Moncalvo, qui occupe au
Musée royal de l’Ontario à Toronto le même poste que le Dr Knudsen,
affirme qu’une divergence supérieure à 5 % dans la séquence de l’ITS est le
signe d’une nouvelle espèce4. Le séquençage de l’ADN ne rejette pas les
matériaux et les méthodes des herbiers : la plupart des comparaisons
interspécifiques utilisent des échantillons d’herbarium. Il s’agit ici, en
revanche, de la mise en circulation d’un nouveau matériau : les séquences
d’ADN elles-mêmes. Des bases de données permettent à des chercheurs du
monde entier de consulter les ADN séquencés par d’autres. La précision
toute simple qu’apporte le séquençage de l’ADN a eu l’effet d’une tempête
sur les chercheurs : pas d’alternatives possibles. Cet instrument semble si
incontestable que les chercheurs continuent à poser des questions formatées
par la réponse que leur réserve en amont l’ADN.
Évidemment, des poches de résistance persistent. Le Dr Moncalvo m’a
expliqué que, pas plus loin que dans les années 1980, les mycologues
chinois avaient encore du mal à communiquer librement avec les Européens
et les Nord-Américains. Un mycologue chinois avait dû lui envoyer des
échantillons de fungi cachés entre deux pages d’un livre. Résultat de cet
isolement, me dit-il, les taxinomies chinoises sont bizarres. Au niveau
international, comme il n’y avait pas de règles pour donner un nom à une
espèce (le premier nom dans la double désignation latine), les Chinois
ajoutaient « Chine » au nom des espèces, parlant ainsi de Sinoboletus et non
de Boletus, ce qui engendra une source de confusion parmi leurs
correspondants étrangers. De plus, ils reconnaissaient des espèces de
manière très libre. Ils disaient avoir vingt et une espèces de variétés de
pleurotes dans le Yunnan alors qu’il n’y en avait que quatorze reconnues
dans le monde. Une importance démesurée était donnée à de minuscules
différences morphologiques. Mais, selon lui, les choses étaient maintenant
en train de changer avec l’arrivée de jeunes scientifiques formés au niveau
international.
Qu’est-ce que ces matériaux et méthodes nous racontent au sujet des
« genres » ?
L’espèce a toujours été un concept glissant, et le séquençage de l’ADN,
malgré sa précision, ne l’a pas rendue plus facile à saisir. Classiquement,
c’est l’impossibilité d’individus appartenant à deux espèces différentes de
se croiser et de produire une descendance fertile qui a défini les frontières
entre espèces. On peut assez bien se le figurer dans le cas des chevaux et
des ânes (ils peuvent se croiser mais ne produisent pas de descendants
fertiles). Mais qu’en est-il des mycètes ? Le Dr Moncalvo me mit sur la
piste d’éléments hypothétiques pour déterminer si deux souches fongiques
différentes sont des espèces suivant cette définition. Vous devriez, me
suggéra-t-il, faire germer une spore unique de chacune d’elles dans une
mise en culture, faire s’apparier ces spores, les forcer d’une manière ou
d’une autre à produire un champignon, puis recueillir les spores pour les
apparier à nouveau et produire des champignons. Pour un mycète comme le
matsutake, dont personne n’a encore réussi à produire un seul champignon
en le cultivant et dont les spores ne germent même pas isolément, une telle
expérimentation est assez difficile à concevoir. De plus, ajouta le
Dr Moncalvo, il faut imaginer le malheureux doctorant qui consacrerait sa
thèse à trouver une distinction d’espèce pour un champignon, même facile à
manier. Qui l’embaucherait ?
Tout cela compte pour apprendre à connaître les matsutakes à travers
leurs localisations diasporiques. Il y a vingt ans, de très nombreuses espèces
de matsutakes étaient réparties dans l’hémisphère nord et ne cessaient de se
multiplier en permanence à mesure que les chercheurs les identifiaient.
Maintenant, on n’en trouve plus qu’un petit nombre, qui décroît encore et
encore. Il ne faut pourtant pas croire qu’il s’agit là d’une extinction.
Le séquençage ADN de la région de l’ITS a autorisé les chercheurs à
argumenter que la plupart des types de matsutakes n’appartiennent en fait
qu’à un seul : le Tricholoma matsutake. Il apparaît désormais que T.
matsutake s’est répandu dans presque tout l’hémisphère nord, pas
seulement en Eurasie mais aussi en Amérique du Nord et centrale. Seul le
Tricholoma magnivelare, le matsutake du Nord-Ouest Pacifique
d’Amérique du Nord, continue à être sans aucun doute considéré comme
une espèce séparée du T. matsutake, même s’il en est très proche, du fait de
sa signature ADN5.
La précision du séquençage de l’ADN, en ce qu’elle permet d’arrêter de
tels classements, mine aussi la confiance dans l’idée que l’espèce serait la
catégorie fondamentale pour comprendre les genres. Quand, la première
fois, j’ai rencontré Kazuo Suzuki, maintenant président de l’Institut
japonais de recherche sur les produits de la forêt et de la sylviculture, de
nouveaux résultats venaient d’être publiés au sujet de l’identité des
matsutakes chinois, amateurs de chênes, que l’on appelait alors Tricholoma
zangii6. Au Japon, les matsutakes sont associés aux pins : si on en trouve
associés à des feuillus, c’est que ce sont des faux. L’association entre
matsutakes et conifères semble faire partie de la définition de l’espèce. Les
études ADN montrant une relation étroite entre les matsutakes chinois
aimant les chênes et les champignons japonais exclusivement associés aux
pins ont pris les chercheurs à revers. Le Dr Suzuki était venu avec son jeune
collègue de l’université de Tokyo à notre réunion pour m’annoncer lui-
même la nouvelle : son étude de la séquence ITS n’avait montré aucune
différence spécifique entre les amoureux des pins et ceux des chênes7. Mais
le Dr Suzuki qui travaillait avec les matsutakes depuis de nombreuses
années ne considérait pas que c’était là le fin mot de l’histoire. « Cela
dépend de la question que vous posez », expliquait-il. Il m’a alors parlé de
la pourriture racinaire nommée Armilliara, combinant plusieurs espèces
pour lesquelles les frontières claires interspécifiques peuvent ne pas être
significatives. Le pourridié-agaric du genre Armilliara est capable de se
propager dans toute une forêt et peut revendiquer le titre d’« organisme le
plus grand du monde ». Différencier des « individus » devient difficile
quand ces individus contiennent de nombreuses signatures génétiques, qui
servent de ressort au mycète pour s’adapter à de nouveaux environnements8.
On peut dire que des espèces sont ouvertes lorsque les individus qui les
composent sont eux-mêmes à ce point fondus, capables de vivre sur de si
longues durées et tellement rétifs aux frontières reproductives.
« Le pourridié-agaric du genre Armilliara, c’est cinquante espèces en une
seule, expliqua-t-il, tout dépend donc sur quoi vous vous basez pour diviser
entre espèces. »
Je me souviens parfaitement de la discussion : j’étais assise sur le bord
de la chaise. Le Dr Suzuki abordait les espèces comme le font les
anthropologues culturels quand ils considèrent leurs concepts de base :
autrement dit, des modèles qui doivent être constamment interrogés pour
garder leur utilité. Selon lui, les genres que nous connaissons se
développent sur une fine tranche entre la production de savoir et le monde.
Les genres sont toujours en devenir parce que nous les étudions selon des
perspectives sans cesse renouvelées. Cela ne les rend pas moins vrais,
même s’ils semblent plus glissants et problématiques.
Ignatio Chapela, un spécialiste des pathologies des forêts de l’Université
de Californie, se montrait encore plus intransigeant : l’idée que les
« espèces » limitent les histoires que l’on peut raconter sur les différents
genres ne lui suffisait pas. « Ce système binominal consistant à donner un
nom aux choses est une idée géniale mais c’est un artefact absolu, me
répliqua-t-il. Vous définissez les choses avec deux mots et elles deviennent
une espèce archétypale. Dans le cas des mycètes, on n’a aucune idée de ce
qu’est une espèce. Aucune idée. [...] Une espèce est un groupe
d’organismes qui ont le potentiel d’échanger du matériel génétique, ont des
rapports sexuels. Cela s’applique aux organismes qui se reproduisent
sexuellement. Mais déjà, dans le cas des plantes où, à l’exception des
clones, vous pouvez avoir des changements avec le temps, la notion
d’espèce pose problème [...]. Sortez du domaine des vertébrés pour vous
intéresser aux cnidaires, aux coraux et aux vers, et alors l’échange de
l’ADN, la manière dont les groupes sont constitués, sont très différents des
nôtres [...]. Vous vous intéressez aux mycètes ou aux bactéries, et les
systèmes sont encore complètement différents, voire totalement fous selon
nos normes. Sur une longue période, un clone peut soudainement devenir
sexué. Dans ce cas, soit on peut avoir une hybridation dans laquelle la
totalité de gros blocs de chromosomes sont importés ; soit on a une
polydiploïdation, ou duplication, des chromosomes, avec l’arrivée de
quelque chose de totalement nouveau ; soit on a un processus de symbiose,
par exemple la capture d’une bactérie qui vous permet ou d’utiliser la
totalité de la bactérie comme une partie de vous-même ou de n’insérer
qu’une partie de son ADN dans votre propre génome. Vous devenez
quelque chose d’entièrement différent. À quel moment y a-t-il rupture avec
l’espèce9 ? »
Pour comparer différents genres de matsutakes, le Dr Chapela faisait
appel à des spécimens de l’herbarium aussi bien qu’à des échantillons frais
et des séquences de la région ITS de l’ADN. Mais il refusait d’imaginer que
ses résultats soient des espèces fixes. « Vous commencez avec des
regroupements que vous pouvez seulement considérer comme parents les
uns des autres. Vous ne pouvez pas les appeler des espèces [...]. Dans
l’ancienne approche taxinomique on disait : “C’est mon idéal” – ce qui est
complètement platonique – et tout allait être comparé comme une très
vague approximation de cet idéal. Aucun spécimen n’égalera l’idéal, mais
l’idée est de les comparer et d’examiner la manière dont ils s’en
rapprochent [...]. Si les choses deviennent trop différentes – quelle que soit
la mesure, et les mesures sont totalement arbitraires – vous dites “Oh, cela
doit être une espèce différente”. » Pour éviter de se laisser berner par une
« couverture scientifique » trompeuse, le Dr Chapela a décidé de parler de
« matsutakes » pour toutes les variétés qui entrent dans le commerce
japonais. Néanmoins, son étude mit en évidence des regroupements
génétiques distincts selon les régions d’origine. Ce qui signifiait, selon lui,
que le matériau génétique n’était pas échangé librement dans toutes ces
régions. « Si vous voyez une configuration bien distincte, une nette
séparation, cela vous signale qu’il n’y a pas beaucoup d’échange entre ces
groupes. » Ces données montraient qu’un échange régulier des spores à
travers des régions était improbable.
Un point de moins pour le voyage des spores sur une longue distance.
Mais d’autres hypothèses encore plus palpitantes se présentent désormais.
Comment les types voyagent-ils donc ?
Le Dr Chapela, en collaboration avec son collègue le Dr Garbelotto, avait
élaboré toute une théorie au sujet des voyages des matsutakes10. Selon eux,
les anciennes populations de l’Éocène s’étaient développées dans le Nord-
Ouest Pacifique de l’Amérique du Nord, où le T. magnivelare continue à
s’associer à la fois aux feuillus et aux conifères, en fidélité à leur
ancestralité amoureuse des feuillus. Le reste du groupe des matsutakes
s’était attaché aux conifères et avait suivi les forêts de conifères tout autour
de l’hémisphère nord. Quand ces derniers se retirèrent dans des zones
refuges, les matsutakes suivirent, en particulier en s’associant aux pins. Là
où allaient s’implanter les forêts de pins, les matsutakes les
accompagnaient. Migrant au travers du détroit de Béring, les matsutakes
colonisèrent l’Asie puis l’Europe. La Méditerranée bloqua l’échange
génétique entre le sud de l’Europe et le nord de l’Afrique : de chaque côté,
les populations étaient donc des extensions indépendantes issues du
gigantesque périple eurasien. Par ailleurs, Chapela et Garbelotto pensaient
que le sud-est de l’Amérique du Nord avait été colonisé par des matsutakes
en provenance du riche refuge de pins et de chênes situé au Mexique.
L’histoire de ces deux chercheurs produisit un choc, en partie parce qu’au
moment où ils la publièrent nombreux étaient ceux qui pensaient que le
matsutake était une espèce « asiatique » complexe. Après tout, seuls les
Japonais et les Coréens aimaient les matsutakes qu’ils pensaient être les
leurs. Comment pouvait-il être un champignon nord-américain venu plus
tard en Asie, même s’il s’agissait de considérer le voyage il y a des millions
d’années (Chapela et Garbelotto corrèlent la séparation du T. magnivelare
des autres matsutakes avec le surgissement des montagnes Rocheuses, il y a
28 millions d’années) ? En fait, tout le monde n’est pas d’accord avec leur
histoire : c’est un champ de recherche qui reste ouvert. Le Dr Yamanaka de
l’Institut mycologique de Kyoto penche pour une origine himalayenne des
matsutakes11. Beaucoup d’espèces nouvelles seraient apparues avec le
surgissement de l’Himalaya qui aurait forcé d’anciennes variétés à s’adapter
à de nouveaux environnements, stimulant des différenciations. À l’époque
où Chapela et Garbelotto menaient leurs recherches, les preuves d’une
différenciation entre hôtes parmi les matsutakes dans le sud-ouest de la
Chine n’étaient pas encore disponibles, au moins en Californie. Il est apparu
que les matsutakes chinois s’associent non seulement avec les conifères
mais avec le Quercus et aussi avec le Castanopsis et le Lithocarpus, dont le
cœur de la diversification spécifique se situe dans l’Himalaya (le Dr
Yamanaka me rappela que l’hôte feuillu favori du T. magnivelare américain
est le chêne à tan, le seul Lithocarpus non asiatique12. Serait-ce un indice ?).
Le Dr Yamanaka a trouvé en Chine un shiro de matsutakes associé à la fois
à des hôtes conifères et feuillus. Il est un fervent partisan de l’origine
himalayenne, dont témoignerait notamment la grande variété des
arrangements mycorhiziens dans cette zone. La diversité est souvent un
signe du temps qui a marqué le lieu.
Pourtant, des recherches encore plus récentes ont montré que les
matsutakes du sud-ouest de la Chine n’étaient pas particulièrement
différents du point de vue génétique, du moins en ce qui concerne la région
ITS la plus souvent séquencée par les chercheurs. Ils sont beaucoup moins
variés que les matsutakes japonais qui sont unanimement considérés comme
des retardataires sur la scène de l’évolution. Mais cela ne veut pas dire
forcément qu’il s’agisse là d’une population plus récente. Jianping Xu, de
l’université canadienne McMaster, suggéra que le matsutake chinois a
simplement davantage profité de l’espace disponible que ce n’était le cas au
Japon13. Il souligna que cette situation de « saturation » peut entraîner
l’existence de clones à la durée de vie plus longue, avec moins de
compétition génétique. Le stress dû à la pollution industrielle pourrait aussi
avoir provoqué plus de compétition génétique au Japon. Le sud-ouest de la
Chine est bien moins industrialisé. La diversité n’est pas seulement une
question de temps qui marque un lieu.
Le Dr Xu revint sur la question des spores. « De nombreuses espèces de
champignons sont très répandues. Ils sont opportunistes : ils peuvent
survivre partout où il y a de la nourriture. La dispersion ne constitue pas une
barrière suffisante pour la plupart d’entre eux. » Il souleva l’hypothèse de la
« panspermie » selon laquelle les spores sont partout, voyageant même dans
l’espace. « En ce qui concerne la plupart des espèces microbiennes, on peut
en trouver partout. La dispersion n’est pas une barrière. La question est de
savoir si elles sont capables de survivre dans ces environnements. » Il dit en
plaisantant : « C’est comme les Chinois, ils sont partout. S’il y a des
possibilités de faire des affaires, vous trouverez probablement des Chinois ;
si vous êtes dans une petite ville, vous avez toutes les chances de trouver un
restaurant chinois. » Nous nous sommes mis à rire. Il reprit la conversation
sur les modes de dispersion ô combien efficaces des spores. « Dans le cas
de nombreuses espèces, il y a des distinctions génétiques limitées parmi des
populations de zones géographiques différentes. » Les bactéries qui
peuplent nos bouches en sont un exemple : selon lui, celles qui peuplent les
bouches de la classe moyenne urbaine chinoise sont très différentes de
celles de leurs voisins paysans, mais elles sont, en revanche, les mêmes que
les bactéries d’Américains du Nord qui se nourrissent d’une manière plus
ou moins équivalente. C’est l’environnement et non pas la localisation qui
compte. Aussi, il insista sur le fait que c’est la même chose pour de
nombreux mycètes, « la dispersion n’est pas le problème, en particulier
depuis l’apparition des humains ».
Une nouvelle idée. Les humains ?
Le Dr Xu n’était pas le seul à penser que le commerce et les voyages
humains ont contribué à disperser les spores fongiques. Le Dr Moncalvo
pensait que c’était une donnée très importante même s’il était en désaccord
avec l’idée que les nuages de spores soient partout (« Les populations de
champignons sont restreintes et bien définies. La même morphologie sur
deux continents différents est généralement séparée par une distance
génétique. ») Des échanges ont lieu à partir des spores, souligna-t-il, mais
c’est occasionnel et non pas permanent. Mais « les échanges peuvent être
bien plus communs maintenant, étant donné qu’il y a plus de commerce et
plus de voyages ». La Amanita muscaria a été, par exemple, transférée dans
les années 1950 en Nouvelle-Zélande où elle se répand maintenant plus que
jamais. On ne peut pas exclure que les matsutakes se soient dispersés à
travers l’Atlantique grâce aux contacts humains. « Il y a beaucoup de pins
sylvestres ici. [Le pin sylvestre est l’un des principaux hôtes pour les
matsutakes en Eurasie, mais il n’est pas natif du Nouveau Monde.] Les
Canadiens, ils ont toujours le portrait de la reine sur leurs pièces de
monnaie canadiennes, n’est-ce pas ? Autrement dit, ils se persuadent que les
semences de pins qui proviennent du jardin de Sa Majesté doivent être de
meilleure qualité que leurs pins natifs. » Il secoua la tête en simulant un air
horrifié, mais c’était pourtant une remarque sérieuse. Il est en effet bien
possible que les matsutakes aient voyagé jusque dans l’est du
Canada, accrochés aux racines de jeunes plants de pins. Le Dr Mocalvo
n’écarta pas la possibilité qu’ils se soient répandus sans les humains, mais il
allégua que c’était là un phénomène récent puisque les matsutakes de l’est
de l’Amérique du Nord étaient très semblables aux eurasiens. Et, ajouta-t-il,
pour me choquer : qui sait dans quel sens l’expansion a eu lieu ? « Si on
trouve en particulier que les deux espèces [le T. magnivelare américain et le
T. matsutake cosmopolite] coexistent en Amérique centrale et peut-être dans
le sud des Appalaches, ce pourrait être l’explication. L’un [le T.
magnivelare] est resté bloqué sur la côte ouest, l’autre [le T. matsutake] a
bougé. C’est quelque chose qu’une étude phylogénétique devrait pouvoir
nous confirmer. »
Je lui posai la question : « Comment les deux espèces sont-elles venues
au Mexique ? – C’était un refuge au sud pendant la période glaciaire,
expliqua-t-il. C’est un phénomène bien connu. Les montagnes d’Amérique
centrale constituent la frontière sud des chênes et des pins. Vous n’en
trouvez pas en Amérique du Sud. Et on ne les trouve qu’en altitude : quand
il fait froid, tout se déplace vers le sud. Quand il refait chaud, ils se
déplacent vers des altitudes plus élevées. Trois mille mètres au Mexique,
c’est comme le niveau de la mer ici. Cela peut aussi expliquer certains
réarrangements. Des populations peuvent repousser à partir de leur refuge
local, mais ce ne sont pas des saumons, nageant contre le courant pour
retourner à l’endroit où ils sont nés. Il n’y a pas de raison pour que
l’expansion aille dans un sens ou dans l’autre. Ce sont les écosystèmes qui
se déplacent, pas les mycètes. »
C’est l’écosystème qui se déplace : il n’est donc pas étonnant que les
humains aient déplacé un nombre si important d’espèces sans le vouloir :
nous créons en permanence de nouveaux écosystèmes. Et ce ne sont pas
seulement les humains qui font changer les choses.
« Je pense plutôt que, parfois, cela dépend des événements, expliqua le
Dr Moncalvo face à mes questions répétées sur la manière dont les types se
répandent. C’est une chose que beaucoup de gens ne peuvent pas saisir.
L’intervalle au niveau du temps est énorme. La séparation tectonique entre
les hémisphères sud et nord a eu lieu il y a 100 millions d’années. Aussi
trouve-t-on des espèces différentes dans les hémisphères sud et nord.
L’Australie est un bon exemple. Alors les gens disent : “Oh, ils se sont
séparés il y a 100 millions d’années.” Mais ce n’est pas vrai. Maintenant
que nous disposons de données moléculaires, nous constatons que ce n’est
pas vrai dans la plupart des cas. Ils sont isolés, mais il y a parfois des
transferts. D’accord, ce transfert n’est pas permanent, donc il ne faut pas
s’attendre à quelque chose d’homogène. Il a pu y avoir transfert chaque
million d’années, ou chaque 10 millions d’années. Ce transfert peut se
passer de multiples manières : la vague d’un tsunami, partant des
Philippines et traversant l’équateur – elles ne traversent généralement pas
l’équateur, mais sur 100 millions d’années... – en transportant, à son
sommet, de la terre et du bois avec des animaux accrochés. Ce peut être
aussi le vent. Ce peut être n’importe quoi. » Autrefois, les mycologues
pensaient que les champignons des hémisphères sud et nord étaient restés
isolés pendant 100 millions d’années, mais les séquences d’ADN montrent
maintenant que cela ne peut pas être vrai. Dans le cas de l’Amanita, par
exemple, on trouve de nombreux groupes caractérisés par des liens nord-
sud plutôt que par une simple dichotomie hémisphérique. Les hypothèses de
mutations lentes et constantes qui régnaient laissent la place à des
événements inhabituels, des rencontres indéterminées.
Comment alors un genre émerge-t-il dans une population locale ?
Le Dr Xu l’expliqua en ces termes : c’est l’échelle qui compte. On ne
peut pas utiliser les mêmes instruments pour étudier la diversité locale et
transcontinentale. La région ITS de l’ADN fongique est adaptée pour
étudier des gros blocs en faveur de distinctions régionales, mais elle n’est
d’aucun secours pour étudier des populations locales. Dans ce cas-ci, on a
besoin d’un segment d’ADN complètement différent pour juger les
variations qui séparent un groupe d’un autre. Le Dr Xu a découvert que les
polymorphismes d’un seul nucléotide (SNP) sont intéressants pour faire des
différenciations au niveau local14. Grâce à cet outil, il a étudié les
populations de matsutakes en Chine et trouvé peu de différences génétiques
entre les matsutakes qui aiment les pins et ceux qui aiment les chênes mais
a repéré une séparation géographique significative entre les régions
échantillonnées. Plus important peut-être, cette séparation ajoutait des
preuves au fait que la reproduction sexuée est importante pour les
populations de matsutakes. Les spores décollent à nouveau.
Dans le monde des mycètes, c’est tout sauf évident. Les mycètes se
propagent grâce à de nombreux mécanismes, et la reproduction sexuée à
partir du croisement de spores germinatives n’en est qu’un parmi d’autres.
Un moyen efficace pour se répandre est clonal ; certains clones, y compris
ceux, célèbres, du pourridié-agaric Armillaria, sont immenses et très très
vieux. Les mycètes se propagent aussi grâce à des spores asexuées, qui sont
produites dans les périodes de stress : avec leurs parois épaisses, elles
survivent pendant les périodes difficiles et ne germent que lorsque des
conditions plus favorables sont de retour. Pour certaines espèces, la
reproduction sexuée est inexistante ou rare. Néanmoins, en ce qui concerne
les matsutakes, on a la preuve que la reproduction sexuée est importante.
On le sait pour avoir étudié la composition génétique de parcelles
constituées de clones : mutent-ils de manière indépendante ou en
échangeant du matériel génétique ? Par exemple, trouve-t-on plus de
diversité génétique dans les forêts anciennes par rapport aux plus jeunes où
l’on pourrait s’attendre à trouver un « effet fondateur » plutôt qu’une
dispersion libre des spores ? Pour les matsutakes, la réponse à cette dernière
question est positive : il apparaît que les spores sont échangées entre
parcelles de mycélium en cours de développement15. Néanmoins, les
particularités d’un paysage donné peuvent bloquer l’échange de spores : les
chercheurs ont trouvé, par exemple, que les crêtes bloquent les échanges
génétiques entre populations de matsutakes16.
Tout cela semble assez connu, mais restez attentif. Les matsutakes font
quelque chose d’étrange et de merveilleux qui peut changer totalement
l’idée que vous vous faites de la reproduction sexuée. C’était au cours d’un
autre repas. On prenait cette fois le thé à Tsukuba City avec Hitoshi Murata
de l’Institut de recherche sur la sylviculture et ses produits et Lieba Faier,
membre de l’équipe Matsutake Worlds17. J’étais si excitée en apprenant ce
qui va suivre que j’en ai renversé mon thé sur le plateau. Le Dr Murata a
étudié la génétique des populations de matsutakes. Cela a nécessité
beaucoup de minutie car les matsutakes ne sont pas un objet de recherche
facile. Obtenir des spores qu’elles germent était déjà en soi un problème : le
Dr Murata s’est aperçu qu’elles ne germaient qu’en présence d’autres
parties de matsutakes, par exemple de lamelles. Cela laissait penser que les
spores pouvaient mieux germer sur des shiros vivants, c’est-à-dire des tapis
formés de mycélium, y compris sur celui du corps parent qui avait donné
naissance au champignon en question18. Et que se passait-t-il une fois que la
germination avait eu lieu ? C’est là que ses recherches ont montré quelque
chose de merveilleux. Les spores de matsutakes sont des haploïdes, c’est-à-
dire qu’elles n’ont qu’un seul exemplaire de chromosomes au lieu de deux
appariés. On pourrait alors penser qu’elles s’apparient avec d’autres spores
haploïdes, constituant ainsi un ensemble double : et c’est bien ce qui se
passe. Les œufs et le sperme humain fusionnent de cette manière. Mais les
spores des matsutakes sont capables de quelque chose d’autre. Elles
peuvent fusionner avec des cellules du corps qui ont déjà une paire de
chromosomes. C’est ce qu’on appelle un croisement « di-mon » (dikaryon-
monokaryon), du préfixe « deux » désignant le nombre de copies du
chromosome dans les cellules du corps fongique et de « un » correspondant
au nombre de la spore germinative19. C’est comme si j’avais décidé
d’épouser mon propre bras (pas un clone) : c’est vraiment queer.
La spore apporte un nouveau matériel génétique dans le shiro, même si
c’est la progéniture même du shiro, car ce dernier est lui-même une
mosaïque, une combinaison de multiples génomes. Même s’ils émergent du
même shiro, différents champignons peuvent avoir des génomes différents.
Même si elles émergent du même champignon, différentes spores peuvent
avoir des génomes différents. L’appareil génétique du mycète est indéfini,
capable d’ajouter de nouveaux matériaux. Cela renforce sa capacité à
s’adapter à des tournants environnementaux et à réparer des dégâts internes.
L’évolution relayée en un corps : les mycètes peuvent éliminer des génomes
moins compétitifs au profit d’autres. La diversité au sein d’une parcelle
vient en ligne droite de ce processus merveilleux20.
Le Dr Murata expliqua qu’il avait pu poser ces questions parce qu’il
détenait une formation inhabituelle pour un mycologue : sa première
formation avait été en bactériologie. La plupart des mycologues viennent de
la botanique, où on voit un organisme à la fois, ou de l’écologie, où on
observe les interactions entre organismes. Mais les bactéries sont trop
petites pour qu’on s’en occupe individuellement : on les connaît sous forme
de modèles et en masse. Comme bactériologue, il connaissait le « quorum
sensing », la capacité de chaque bactérie à sentir chimiquement la présence
des autres et à modifier en masse leur comportement. Dès ses premières
études sur les mycètes, il fut confronté à ce quorum sensing : dans une
mosaïque fongique, chaque lignée cellulaire peut sentir les autres, formant
des champignons à l’unisson. En examinant les mycètes sous un autre jour,
un nouvel objet était apparu : le corps fongique génétiquement divers, la
mosaïque.
Des champignons avec des spores génétiquement diverses ! Des corps
mosaïques ! Une détection chimique qui crée des effets au niveau de la
communauté ! Comme ce monde est étrange et merveilleux.
Je me bats : n’est-il pas temps de revenir aux patchs, aux échelles
incompatibles et à l’importance de l’histoire ? Ne devrais-je pas revenir
aux rythmes multiples, aux tempos grâce auxquels des patchs émergent à la
fois dans le paysage et dans la science ? Mais comme on se sent heureux de
voler avec les spores et de faire l’expérience d’un débordement
cosmopolite. Pour le moment, le lecteur devra se contenter de conclusions
précipitées :
Des spores vitalisent des populations matsutakes en ajoutant de nouveaux
matériaux génétiques. Les champignons produisent beaucoup, beaucoup de
spores, et seules quelques-unes d’entre elles germeront et se croiseront,
mais c’est suffisant pour maintenir le cosmopolitisme et la diversité des
populations. Une partie de cette diversité se tapit à l’intérieur des corps
parents qui produisent les spores. Pas « un » seul corps fongique ne vit en
autosuffisance, à l’écart des rencontres indéterminées. Le corps fongique
émerge de fusions historiques, que ce soit avec des arbres, avec d’autres
vivants et non-vivants ainsi qu’avec lui-même sous d’autres formes.
Des scientifiques spéculent sur des questions encore ouvertes, y compris
sur l’évolution et sur l’extension des matsutakes par la voie des spores.
La plupart de leurs idées ne feront jamais la différence, mais les rares qui
font cette différence revitalisent le domaine. La connaissance cosmopolite
se développe à partir de fusions historiques, que ce soit avec les sujets de
recherche, vivants et non vivants, et avec elle-même sous d’autres formes.
Les patchs sont féconds, mais il y a aussi les spores.

1. Interview, 2005.
2. Interview, 2008.
3. Voir la taxinomie de Hennig KNUDSEN et Jan VESTERHOLT, Funga nordica, Nordsvamp, Copenhague, 2012.
4. Interview, 2009.
5. Le nom Tricholoma caligatum (ou T. caligata) est employé pour désigner des mycètes assez différents, parfois considérés
comme des matsutakes. Voir prologue, note 11.
6. Interview, 2005.
7. Voir aussi Norihisa MATSUSHITA, Kensule KIKUCHI, Yasumasa SASAKI, Alexis GUERIN-LAGUETTE, Frédéric
LAPEYRIE, Lu-Min VAARIO, Marcello INTINI et Kazuo SUZUKI, « Genetic relationship of Tricholoma matsutake et T.
nauseosum from the northern hemisphere based on analyses of ribosomal DNA spacer regions », Mycoscience, 46, 2005, p. 90-96.
8. R. PEABODY, D. C. PEABODY, M. TYRELL, E. EDENBURN-MACQUEEN, R. HOWDY et K. SEMELRATH, « Haploid
vegetative mycelia of Armillaria gallica show among- cell-line variation for growth and phenotypic plasticity », loc. cit.
9. Interview, 2009.
10. Ignatio CHAPELA et Matteo GARBELOTTO, « Phylogeography and evolution in matsutake and close allies as inferred by
analysis of ITS sequences and AFLPs », Mycologia, 94, no 4, 2004, p. 730-741.
11. Interview, 2006 ; Katsuji YAMANAKA, « The origin and speciation of the matsutake complex » (en japonais avec un résumé
en anglais), Newsletter of the Japan Mycology Association, Western Journal Branch, 14, 2005, p. 1-9.
12. Manos et alli, préoccupés de la manière dont un Lithocarpus américain pouvait exister, ont apparenté le chêne à tan à une
nouvelle espèce, le Notolithocarpus. Paul S. MANOS, Charles H. CANNON et Sang-Hun OH, « Phylogenetic relations and
taxinomic status of the paleoendemic Fagaceae of Western North America : Recognition of a new genus Noholithcarpus »,
Madrono, 55, no 3, 2008, p. 181-190.
13. Interview, 2009.
14. Jianping XU, Hong GUO et Zhu-Liang YANG, « Single nucleotide polymorphisms in the ectomycorrhizal mushroom
Tricholoma matsutake », Microbiology Research, 113, 2009, p. 541-551.
15. Anthony AMEND, Sterling KEELEY et Matteo GARBELOTTO, « Forest age correlates with fine-scale spatial structure of
matsutake mycorrhizas », Mycological Research, 113, 2009, p. 541-551.
16. Anthony AMEND, Matteo GARBELOTTO, Zhengdong FANG et Sterling KEELEY, « Isolation by landscape in populations
of a prized edible mushroom Tricholoma matsutake », Conservation Gentics, II, 2010, p. 795-802.
17. Interview, 2006.
18. Selon le Dr Murata, les matsutakes n’ont pas un système somatique d’incompatibilité qui restreindrait les croisements. Voir
Hitoshi MURATA, Akira OHTA, Akiyoshi YAMADA, Maki NARIMATSU et Norihiro FUTAMURA, « Genetic mosaics in the
massive persisting rhizosphere colony “shiro” of the ectomycorrhizal basidiomycete Tricholoma matsutake », loc. cit.
19. Les noyaux haploïdes dans les cellules du corps fongique ne pourraient pas se combiner avant la production du corps
fructifère, si elles ne produisaient pas en même temps des cellules avec deux noyaux (ou plus), chacun porteur d’une copie des
chromosomes. Le « di- » fait référence aux cellules du corps fongique possédant deux noyaux haploïdes.
20. Pour la position contraire, voir Chunlan LIAN, Maki NARIMATSU, Kazuhide NARA et Taizo HOGETSU, « Tricholoma
matsutake in a natural Pinus densiflora forest : Correspondence between above- and below-ground genets, association with
multiple host trees and alteration of existing ectomycorrhizal communities », New Phytologist, 171, no 4, 2006, p. 825-836.
Vie insaisissable, préfecture de
Kyoto. Entretenir une forêt dans
laquelle des matsutakes sont
susceptibles de prospérer, c’est
danser : il faut éclaircir, ratisser
et rester vigilant aux moindres lignes
de vie distinctes qui parcourent la
forêt. Cueillir, oui, c’est encore
danser.

INTERLUDE : DANSER

Les cueilleurs connaissent la forêt des matsutakes à leur manière : ils


suivent les lignes de vie des champignons1. Se mouvoir ainsi dans la forêt,
c’est comme danser : on suit les lignes de vie avec tous ses sens, en se
déplaçant, en s’orientant... La danse est une forme de connaissance de la
forêt qui ne ressemble en rien à celle qui est codifiée dans les rapports
écrits. Et même si, en ce sens, chaque cueilleur danse, aucune des danses ne
se ressemble. Chaque danse est le geste d’histoires communautaires, avec
leurs propres sens disparates de l’esthétique et de l’orientation. Pour vous
emmener dans la danse, je dois faire demi-tour et revenir dans la forêt de
l’Oregon. Dans un premier temps, j’y circulerai seule, dans un second, je
prendrai pour partenaires un vieil Américain japonais, puis deux femmes
Mien en pleine fleur de l’âge.
Pour trouver un bon champignon, j’ai besoin que tous mes sens soient en
alerte. Car il y a un secret dans la cueillette des champignons matsutakes : il
est rare que l’on se mette à chercher des yeux des champignons. De temps à
autre, on repère un champignon entier, soit abandonné vraisemblablement
par un animal, soit si vieux qu’il est rongé par les vers. Mais les bons
champignons, ils sont sous terre. Parfois, je capte leur arôme âcre avant
même de les trouver. Alors tous mes autres sens commencent à s’activer.
Je balaie le sol des yeux, « comme si c’étaient des essuie-glaces », pour
reprendre la formule d’un cueilleur. Parfois je m’allonge sur le sol pour voir
les choses sous un meilleur angle, ou juste pour sentir.
Je me mets à la recherche de tous les indices qui permettraient de
conclure qu’il y a présence d’un champignon en train de pousser, j’enquête
sur sa ligne d’activité. Quand ils grandissent, les champignons créent une
légère boursouflure dans le sol, et c’est à ce bougé qu’il faut être attentif.
Les gens parlent d’une bosse, mais on a alors l’impression d’un monticule
bien défini, ce qui est franchement rare. Au lieu de cela, je préfère penser
que je détecte une sorte de soulèvement, comme quand une poitrine se
soulève dans une grande inspiration d’air. Facilement, ce soulèvement
figure la respiration du champignon. Il peut y avoir une fissure, comme
pour laisser s’échapper le souffle du champignon. Bien sûr, les
champignons ne respirent pas de cette manière, mais cette reconnaissance
de formes de vie communes constitue la base de la danse.
Bosses et fissures sont nombreuses dans n’importe quelle forêt et la
plupart d’entre elles n’ont aucun rapport avec les champignons. Pour
beaucoup, elles sont anciennes, statiques et ne signalent aucun mouvement
de vie. Le cueilleur de matsutakes cherche celles qui sont le signe de
quelque chose de vivant qui pousse lentement, très lentement. Il palpe
ensuite le sol. Le champignon peut être situé à plusieurs centimètres sous la
surface, mais un bon cueilleur le devine car, patiemment en amont, il a déjà
flairé sa présence vivante, sa ligne de vie.
Chercher se fait selon un certain rythme, à la fois passionné et calme. Les
chercheurs parlent de « fièvre » pour rendre compte de leur excitation à
aller dans la forêt. Parfois, expliquent-ils, ils n’ont aucune intention de s’y
rendre, mais la fièvre les saisit. Grâce à la chaleur intense de la fièvre, qu’il
pleuve ou qu’il neige, on est capable de cueillir, même la nuit avec des
lampes torches. On se lève avant l’aube pour être le premier, de peur que
d’autres trouvent les champignons avant soi. Néanmoins, si on part pressé
dans la forêt, on ne trouvera rien : « Ralentis », n’a-t-on cessé de me
répéter. Les cueilleurs inexpérimentés ratent la plus grande partie des
champignons parce qu’ils se déplacent trop vite : seule une patiente
observation permet de révéler ces délicats soulèvements. Tranquille mais
fiévreux, passionné mais calme : le rythme des cueilleurs condense cette
tension sous la forme d’un abandon à la retenue.
Aussi, on peut dire des cueilleurs qu’ils étudient la forêt. Ils ne
connaissent pas le nom des arbres hôtes. Mais la classification des arbres ne
fait qu’ouvrir une porte, déterminant la zone où un cueilleur peut chercher :
ce n’est pas d’une si grande aide quand il s’agit finalement de trouver des
champignons. Les cueilleurs ne perdent pas leur temps à examiner les
arbres. Leur attention est dirigée plus bas, là où les champignons poussent
et soulèvent la terre. Certains cueilleurs mentionnent qu’ils prêtent attention
à la terre, privilégiant les zones où le sol semble convenir. Mais quand je les
presse pour avoir plus de détails, toujours ils hésitent. Un cueilleur,
probablement fatigué par mes questions, finit par me répondre : le sol
adéquat est celui où les matsutakes poussent. Merci beaucoup pour la
classification. Le discours rencontre là ses limites.
Plutôt qu’une certaine classe de sol, le cueilleur recherche des lignes de
vie. Ce n’est pas seulement l’arbre qui importe mais l’histoire que raconte
la zone où il pousse. Il est improbable de trouver des matsutakes dans des
endroits humides et fertiles : ce seront d’autres mycètes qui pousseront. S’il
y a des airelles naines, le sol est probablement trop humide. Si de grosses
machines ont défoncé le sol, les mycètes seront morts. Si des animaux ont
laissé des crottes et des traces, c’est un endroit où il faut regarder. Si de
l’humidité se cache près d’un rocher ou d’un rondin, c’est également un bon
endroit.
Il existe une petite plante qui pousse sur le sol de la forêt et qui dépend
bien davantage des matsutakes que des minéraux. La canne à sucrerie
(Allotropa virgata) a la forme d’une tige rayée rouge et blanc ornée de
fleurs mais elle est dépourvue de la chlorophylle qui lui permettrait de
fabriquer ses propres aliments. À la place, la plante tire les sucres des
matsutakes qui, quant à eux, les tirent des arbres2. Même après que les
fleurs se sont fanées, on peut voir des tiges desséchées de canne à sucrerie
dans la forêt, qui s’avèrent d’excellents marqueurs de matsutakes, soit en
train de fructifier soit encore à l’état d’une pelote de fils fongiques en sous-
sol.
Les lignes de vie s’enchevêtrent : les cannes à sucrerie et les matsutakes ;
les matsutakes et les arbres hôtes ; les arbres hôtes et de l’herbe, de la
mousse, des insectes, des bactéries du sol et des animaux de la forêt ; les
bosses en train de se soulever et les cueilleurs de champignons. Les
cueilleurs de matsutakes sont aux aguets des moindres lignes de vie qui
hantent la forêt : chercher avec tous ses sens en alerte crée ce régime
d’attention. C’est une forme de connaissance et un goût prononcé pour la
forêt, sans qu’intervienne une quelconque exhaustivité propre aux
classifications. Au lieu de cela, chercher nous ramène à la vie des êtres dont
on fait l’expérience, en tant que sujets bien plus qu’en tant qu’objets.

Hiro est un vieux monsieur qui réside en ville dans une communauté
d’Américains japonais. Maintenant, à plus de 80 ans, il a derrière lui une
vie d’ouvrier exemplaire.
Quand la Seconde Guerre mondiale a éclaté, Hiro était un jeune homme
qui vivait dans une ferme avec ses parents. Ils l’ont perdue quand
l’administration a décidé de les déplacer dans un parc destiné au bétail puis
dans un camp d’internement. Hiro s’est engagé dans l’armée américaine et
a servi dans le 442e Regimental Combat Team Nisei, célèbre pour les
sacrifices consentis pour voler au secours de troupes composées de Blancs.
Il a ensuite travaillé dans une forge, qui s’occupait de la fabrication
d’équipements lourds. Pour cette longue vie de travail, il touche une retraite
de 11 $ par an.
C’est avec cette histoire de discrimination et de malheur en arrière-fond
que Hiro a aidé à bâtir une communauté américaine japonaise active. Les
matsutakes en font partie : ils sont symboles à la fois de la camaraderie et
de la mémoire. Pour Hiro, un des plus grands plaisirs de la cueillette, c’est
d’offrir des matsutakes. L’année dernière, il en a offert à 64 personnes,
souvent à d’anciens compagnons qui ne pouvaient pas aller dans les
montagnes les cueillir eux-mêmes. Les matsutakes sont une source de joie
grâce au partage qu’ils permettent. En tant que tels, c’est aussi devenu un
cadeau que les personnes âgées offrent aux jeunes. Avant même que l’on se
rende dans les bois, les matsutakes activent la mémoire.
Sur le chemin qui nous emmenait jusqu’à la forêt, les souvenirs de Hiro
se faisaient de plus en plus personnels. Il pointa le doigt à travers la
fenêtre : « C’est l’endroit où Roy cherchait ses matsutakes ; un peu plus
loin, il y a l’endroit qu’Henry préférait. » Ce n’est que plus tard que j’ai
réalisé que Roy comme Henry étaient décédés. Mais ils continuaient à vivre
sur la carte de la forêt de Hiro, et il les évoquait à chaque fois que l’on
passait devant leurs anciens lieux de prédilection. Hiro apprenait aux
personnes plus jeunes comment aller à la cueillette aux champignons et,
avec le savoir-faire, les souvenirs revenaient.
Alors que nous marchions dans la forêt, la mémoire se faisait plus
précise. « C’est sous cet arbre qu’une fois j’ai trouvé 19 champignons, toute
une rangée, étirée autour d’une face de l’arbre. » « Là-bas, j’ai trouvé le
plus gros champignon que j’aie jamais cueilli, il pesait deux kilos et il
n’était pas encore mature. » Il me montra le lieu où une tempête avait
arraché un arbre hôte de bons champignons : il n’y en aura plus ici. Nous
observâmes les endroits où une inondation avait emporté la terre et où les
cueilleurs avaient détruit un buisson en creusant. C’étaient autrefois de bons
endroits pour trouver des champignons, mais là ce n’était plus le cas.
Hiro marchait à l’aide d’une canne, et j’étais bien surprise de constater
qu’il parvenait toujours à escalader des troncs d’arbres tombés, à passer au-
travers des broussailles, à monter et descendre le long de ravins glissants.
Mais son but n’était pas de parcourir de grandes distances. Il préférait se
rendre d’une zone de champignons dont il avait gardé le souvenir à une
autre. La meilleure manière de trouver des matsutakes, c’était de retourner
dans les endroits où on en avait déjà trouvé.
Évidemment, si c’est au milieu de nulle part, sous un buisson quelconque
auprès de n’importe quel arbre, il est plutôt difficile de se souvenir de
l’endroit quand les années passent. Il serait impossible de dresser la liste de
tous les endroits où quelqu’un a, un jour, trouvé un champignon. Mais,
selon Hiro, ce n’était pas nécessaire. Quand quelqu’un arrive dans un tel
lieu, les souvenirs le submergent et chaque détail du passé reprend sens :
l’angle d’un arbre qui penche, l’odeur d’un buisson résineux, le jeu de la
lumière, la texture du sol. J’ai souvent moi-même fait cette expérience qui
consiste à être submergée par les souvenirs. Je marche dans ce qui semble
être une partie inconnue de la forêt quand, soudain, je me rappelle y avoir
trouvé un champignon, là à cet endroit précis, et c’est tout mon
environnement qui se laisse baigner par ce souvenir. Alors je sais
exactement où il faut regarder, même si, comme on peut l’imaginer, cela
reste toujours aussi difficile d’en trouver.
Ce type de mémoire requiert qu’on soit en mouvement et crée une
connaissance historique intime de la forêt. Hiro se souvenait du jour où une
route fut ouverte pour la première fois au public : « Il y avait tant de
champignons sur le côté que vous n’aviez même pas besoin de pénétrer à
l’intérieur de la forêt ! » C’était surtout des bonnes années qu’il se
rappelait : « J’avais rempli trois caisses à oranges avec des champignons et
je me demandais comment j’allais les transporter jusqu’à la voiture. » Toute
cette histoire se superposait au paysage et s’entrelaçait, de manière liée ou
décousue, aux lieux dans lesquels nous guettions le moindre soupçon de vie
émergente.
Le pouvoir de cette danse de la mémoire me frappa tout particulièrement
quand on aborda les personnes qui ne pouvaient plus la pratiquer. Hiro
rapportait des champignons à ceux qui n’avaient plus la possibilité
d’arpenter la forêt. Offrir des champignons permettait de réinsérer les
malades et les esseulés dans la communauté du paysage. Néanmoins, il
arrivait parfois que la mémoire fasse défaut et, alors, pour le meilleur ou
pour le pire, c’était l’ensemble du monde qui se transformait en
champignons. Henry, l’ami de Hiro, raconta l’histoire poignante d’un vieux
Nisei qui, atteint de la maladie d’Alzheimer, avait été placé en maison
médicalisée. Quand Henry lui rendit visite, le vieil homme lui confia :
« Tu aurais dû être là la semaine dernière : cette colline était blanche de
champignons. » Il montra alors du doigt à travers la fenêtre une pelouse
bien tondue où les matsutakes ne risquaient pas de pousser. Sans une
pratique de danse ininterrompue à travers les forêts de matsutakes,
la mémoire perd ses repères.
Hiro m’emmena dans une vallée où ceux qui cueillent pour le commerce
ne prenaient pas beaucoup de soin de l’endroit. Hiro est l’une des personnes
les plus généreuses que je connaisse et il aime travailler sans tenir compte
des appartenances ethniques et culturelles. Mais au bout de quelques
heures, lassé, il répétait d’un ton découragé : « C’était un bon endroit avant
que les Cambodgiens gâchent tout. C’était un bon endroit avant que les
Cambodgiens gâchent tout ! » Il appelait Cambodgiens tous les cueilleurs
du Sud-Est asiatique. Et aucun Américain ne devrait être choqué par le
profilage ethnique au travers duquel nous construisons des stéréotypes les
uns des autres. Sans pointer du doigt ni Hiro ni les Cambodgiens, venons-en
à la performance que m’ont léguée deux cueilleuses Mien. Mon objectif
n’est pas de classifier par distinctions mais de vous entraîner dans une autre
danse.
Pour Moei Lin et Fam Tsoi, la cueillette des matsutakes est à la fois un
gagne-pain et un passe-temps. À chaque saison des matsutakes, depuis le
milieu des années 1990, elles se rendent avec leurs maris, en partant de
Redding en Californie, jusqu’au centre des Cascades. Parfois leurs enfants
et petits-enfants se joignent à eux le week-end. Quand la saison est
terminée, le mari de Moei Lin empile des caisses chez Wal-Mart ; celui de
Fam Tsoi conduit un bus scolaire. Les bonnes années, la cueillette des
matsutakes permet de mieux vivre que ces deux autres jobs. Aussi
attendent-ils l’arrivée de la nouvelle saison pour de multiples raisons,
y compris en profiter pour faire de l’exercice et prendre du bon air. Les
femmes, tout particulièrement, se sentent libérées du confinement urbain.
Les abris tissés par les liens amicaux de voisinage de leur campement Mien
sont ce qui existe de plus proche, aux États-Unis, d’un village typique des
montagnes du Laos. Les campements Mien des cueilleurs de champignons
regorgent d’une animation propre à une vie de village.
On peut aussi avoir des raisons pour vouloir oublier, comme Fam Tsoi
me le rappelait quand je l’interrogeais sur les souvenirs qu’elle avait gardés
de son pays natal. Parce que de nombreux cueilleurs Hmong m’avaient dit
que les randonnées dans les forêts de l’Oregon leur rappelaient le Laos, j’ai
voulu savoir ce qu’il en était pour les Mien. « Oui, évidemment, me dit-elle.
Mais si on se contente de penser aux champignons, on peut oublier. » C’est
à la suite de la tragédie des guerres étatsuniennes en Indochine que Moei
Lin et Fam Tsoi étaient venues aux États-Unis. Après avoir passé plusieurs
années en Thaïlande, elles avaient obtenu le statut de réfugiées et s’étaient
installées dans la région au climat tempéré et à l’agriculture prospère du
centre de la Californie. Elles ne connaissaient alors pas un mot d’anglais et
n’avaient aucune expérience du travail en ville. Elles faisaient pousser leurs
propres légumes tandis que leurs maris fabriquaient des outils traditionnels.
Quand elles apprirent que l’on pouvait gagner de l’argent en cueillant des
champignons dans la forêt, elles se joignirent à la récolte d’automne.
Pour elles, explorer de nouveaux paysages était un savoir ancien, requis
par l’agriculture itinérante des migrations. C’était une compétence utile
pour la cueillette des champignons à des fins commerciales qui, à la
différence de la cueillette traditionnelle, impliquait de couvrir de grandes
distances. Aussi, à la différence des cueilleurs traditionnels pour qui un
panier à moitié plein de champignons correspond au butin d’une bonne
journée, les cueilleurs à des fins commerciales savent qu’un demi-panier ne
permettra pas de payer la facture de gaz. Ils ne peuvent pas se contenter
d’aller voir dans les zones dont ils auraient quelque souvenir. Pour gagner
leur vie, ils doivent cueillir pendant de longues journées et dans des
écosystèmes plus divers et plus vastes.
Comparativement avec les réfugiés qui viennent de la ville, Moei Lin et
Fam Tsoi n’ont pas peur de la forêt, et il est rare qu’elles se perdent. Leur
groupe se sent si à l’aise qu’il n’y a pas besoin de rester collés les uns aux
autres. Quand je cueillais en leur compagnie, les hommes partaient de leur
côté pour aller plus vite, tandis que les femmes choisissaient leur propre
chemin, ne reprenant contact avec les hommes que bien plus tard. « Les
hommes courent à la recherche de grosses bosses, expliquait Fam Tsoi,
alors que les femmes grattent le sol. »
J’allai gratter le sol en compagnie de Fam Tsoi et de Moei Lin. Partout où
nous cueillions, d’autres cueilleurs nous avaient précédées. Mais, plutôt que
de maudire les trous qu’ils avaient laissés un peu partout, nous en faisions
l’exploration. Moei Lin se penchait et touchait avec son bâton le sol qui
avait été retourné. Aucun soulèvement ne sautait aux yeux car la surface
avait déjà été largement farfouillée. Mais il arrivait tout de même qu’on
trouve un champignon ! Nous suivions les traces des anciens récoltants, en
récupérant les miettes qu’ils avaient laissées derrière eux. Étant donné que
les matsutakes, arrimés à des arbres, repoussent toujours aux mêmes
endroits, cela se révélait une stratégie incroyablement fructueuse. Nous
nous alignions sur des cueilleurs invisibles qui étaient venus avant nous
mais qui nous avaient laissé des traces de leurs trajets d’activité.
Les cueilleurs non humains sont au moins aussi importants que les
humains dans cette stratégie. Les cerfs et les élans aiment les matsutakes,
les préférant aux autres champignons. Quand on trouve du fumier de cerfs
ou d’élans, c’est souvent le signe qu’on est sur une parcelle de matsutakes.
Les ours retournent des bûches sous lesquelles se cachent des matsutakes et
provoquent de sacrés dégâts en les déterrant. Mais les ours, comme les cerfs
et les élans d’ailleurs, ne raflent jamais tous les champignons. Trouver un
endroit récemment fouillé par un animal est un signe certain de la présence
de matsutakes. En suivant les traces de vie animale, nous enchevêtrions et
coordonnions nos mouvements : nous cherchions en les prenant pour
partenaires.
Toutes les traces ne sont pas bonnes. Combien de fois ne me suis-je pas
retrouvée face à une bosse consistante qui, une fois pressée, se révélait ne
contenir que de l’air : juste un tunnel creusé par une marmotte ou une taupe.
Et quand que je demandai à Moei Lin si elle suivait les indications données
par une canne à sucrerie, elle fronça les sourcils et me répondit « non ».
« D’autres personnes seront déjà venues », expliqua-t-elle. C’était un signe
trop évident pour les enchevêtrements subtils que nous cherchions.
De ce point de vue, les ordures ont été pour moi une révélation. Les
randonneurs blancs et le Service des forêts les détestent. Pour eux, elles
détériorent les forêts. Les cueilleurs d’Asie du Sud-Est, selon eux, en
laisseraient beaucoup trop derrière eux. On a même parlé d’interdire la forêt
aux cueilleurs à cause des ordures. Mais, quand on est sur la piste des lignes
de vie, un peu d’ordure ne se refuse pas. Pas les montagnes de boîtes de
bière que les chasseurs blancs abandonnent, mais quelques déchets épars
que l’on peut suivre à la trace dans la forêt. Un papier d’aluminium froissé,
la bouteille abandonnée d’une boisson tonique au ginseng, un paquet
détrempé de cigarettes chinoises bon marché Zhong Nan Hai : c’est à
chaque fois le signe qu’un cueilleur d’Asie du Sud-Est est passé par là.
Je reconnais cette ligne, je m’aligne sur elle : cela m’évite de me perdre,
cela me met sur la trace des champignons. Je me surprends moi-même en
train de me hâter sur les lignes au long desquelles les déchets me
conduisent.
Les immondices ne sont pas le seul cauchemar du Service des forêts. Une
autre préoccupation est le « ratissage », autrement dit le fait que le sol soit
fouillé en profondeur. Des porte-parole de l’antiratissage le décrivent
comme le méfait de gens complètement égoïstes ou ignorants. Les
ratisseurs retournent le sol avec de gros bâtons, sans se soucier des
conséquences pour les autres. Mais les femmes cueilleuses m’ont montré
quelque chose de différent. Parfois le sol perturbé, considéré comme
victime d’une fouille, est le résultat du travail de plusieurs personnes.
Quand de nombreuses personnes ont touché un endroit pour en extraire ses
propres lignes de vie, une dépression peut se former. Le ratissage est parfois
le résultat de multiples lignes de vie consécutives et entremêlées.
Le terrain où Moei Lin et Fam Tsoi faisaient leur cueillette n’avait rien à
voir avec la mousse sculptée et les tapis de lichen de la vallée particulière
de Hiro. Dans les déserts volcaniques de haute altitude de l’est des
Cascades, le sol était sec : le vent soufflait dans des arbres mal en point et
parfois isolés. Des troncs d’arbres jonchaient le sol, leurs mottes déracinées
bloquaient le passage. Des vagues d’exploitation du bois et les
« traitements » du Service des forêts avaient laissé une traînée de souches,
de chemins et de terres laminées. Il peut paraître étrange de prétendre que
les cueilleurs font partie des pires menaces pour la forêt. Mais leurs traces
gisent là. Pour Moei Lin et Fam Tsoi, c’était un avantage.
En suivant les lignes de vie et en coordonnant leurs mouvements avec
elles, Moei Lin et Fam Tsoi couvraient de grandes distances. Nous nous
levions avant l’aube et, après avoir déjeuné, nous étions dans la forêt dès les
premiers rayons du soleil. Nous pouvions rester dans la forêt pendant quatre
ou cinq heures avant d’entrer en contact par talkie-walkie avec les hommes
pour savoir où ils étaient allés. Et, même si le cadre général des collines
nous était familier, nous cherchions toujours de nouveaux endroits.
Ce n’était pas la forêt au sens des attachements familiers. Nous pistions de
nouveaux territoires en suivant les lignes de vie.
À l’heure du déjeuner, on s’asseyait sur une bûche et on sortait des
récipients en plastic remplis de riz : ce jour-là, le riz était accompagné de
petits nuggets bruns, composés de morceaux de carpe rouges et verts.
C’était terriblement goûteux et épicé, et je les questionnai sur la manière
dont c’était préparé. Fam Tsoi m’expliqua : « Tu prends un poisson.
Tu ajoutes du sel. » Elle réfléchit un instant : c’est bien ça. Je m’imaginais
moi-même dans la cuisine avec un poisson cru, salé, entre les mains.
Le langage avait encore une fois rencontré sa limite. Les trucs dont on use
en cuisine sont des gestes qui appartiennent à l’intelligence du corps, ce qui
n’est jamais aisé à mettre en mots. La même chose est vraie pour les
cueilleurs de champignons, c’est plus de la danse que de la classification. Et
c’est une danse qui ici s’associe avec de nombreuses vies dansantes.

Les cueilleurs de champignons que je viens de décrire sont des


observateurs des performances de vie des autres en même temps qu’ils sont
les acteurs de leurs propres danses dans la forêt. Ils ne se préoccupent pas
de toutes les créatures de la forêt : en fait, ils sont plutôt sélectifs. Mais la
manière dont ils observent consiste à incorporer les performances de vie des
autres dans la leur. Entrecroiser les lignes de vie chorégraphie la
performance, créant un mode de connaissance à part entière de la forêt.

1. Voir Timothy INGOLD, Lines, Routledge, Londres, 2007.


2. Charles LEFEVRE, « Host associations of Tricholoma magnivelare », loc. cit.
Découvrir des alliés, Yunnan. Un
acheteur itinérant, en train de se
procurer des champignons sur un
marché rural, fait foule autour de lui.

QUATRIÈME PARTIE

AU MILIEU DES CHOSES


À Open Ticket, les cueilleurs sont appelés à se réunir avec le Service des
forêts pour discuter du profilage racial qui a lieu lors des contrôles et de la
verbalisation des automobilistes. Deux employés du Service des forêts sont
venus, ainsi qu’une vingtaine de cueilleurs qui ne constituent donc qu’une
maigre portion de ceux qui occupent les bois pour la saison. Du coup,
l’organisateur Khmer fait la grimace en voyant la situation : « Les
Cambodgiens ne viennent pas aux réunions, raille-t-il, car ils pensent qu’on
pourrait y être tué. » Il pense au régime Khmer rouge sous lequel tant de
personnes sont mortes. Mais notre réunion doit résoudre d’autres
problèmes. Cela démarre par un vif échange, puis assez rapidement un
agent du Service des forêts parle d’une voix monotone des réglementations,
et la réunion finit malheureusement en une vulgaire séance d’explication
des règles, exclusivement scandée par de brèves questions. Difficile d’y
entrevoir une révolution. Il est malgré tout inattendu de voir le Service des
forêts se réunir avec les cueilleurs. Et c’est quelque chose de nouveau, du
moins pour moi. Après chaque déclaration, on a droit à des traductions
successives en khmer, en lao et en mien et, après un peu de confusion pour
trouver un traducteur, en espagnol du Guatemala. Chaque discours fait
entendre un rythme différent, discordant, et reste comme suspendu en l’air,
à la manière d’un fantôme. Même les questions ou les explications les plus
simples portant sur les règles prennent un temps considérable. Mal à l’aise,
je comprends que l’on est en train d’apprendre à écouter, même si nous ne
savons pas encore comment avoir une véritable discussion.
Les réunions entre le Service des forêts et les cueilleurs ont lieu grâce à
la tradition créée par Beverly Grown, une organisatrice infatigable qui avait
décidé d’écouter les travailleurs précaires de la forêt du Nord-Ouest,
y compris les cueilleurs de champignons1. Brown a créé un sentiment
d’appartenance commune entre les cueilleurs grâce à une pratique de
traduction qui, plutôt que de vouloir résorber les différences, permet au
contraire qu’elles se manifestent pour venir déranger les consensus trop vite
obtenus, ce qui encourage une écoute productive. Écouter a été le point de
départ du travail politique de Brown. Elle n’a pas commencé avec les
différences de langue mais avec le fossé qui sépare la ville de la campagne.
Comme elle l’explique dans un témoignage enregistré avant sa mort, Brown
a grandi en sachant que les nouvelles élites urbaines n’avaient jamais été
capables d’écouter les gens de la campagne, et elle voulait vraiment faire
quelque chose à ce sujet2. Elle a commencé par écouter les bûcherons sans
emploi et d’autres Blancs vivant à la campagne3. Puis, elle a rencontré
les cueilleurs à des fins commerciales qui récoltaient les champignons, les
baies et les fleurs. Ces personnes étaient plus diverses que les bûcherons.
Son travail est devenu encore plus ambitieux quand elle décida de créer des
espaces d’écoute entre des personnes séparées par des fossés encore plus
grands.
La défense pour l’écoute politique, menée par Brown, m’a aidée à penser
le passé comme un élément de perturbation dans le cadre de nos aspirations.
Sans le progrès, qu’est-ce que lutter ? Les marginaux avaient un programme
commun qui reflétait ce que nous serions tous enclins à partager dans l’idée
de progrès. C’était le côté déterminé des catégories politiques, comme celle
de classe sociale, avec leur mouvement continu en avant, qui nous donnait
confiance dans les luttes pour faire advenir un monde meilleur. Mais qu’en
est-il désormais ? C’est à cette question que s’intéresse l’écoute politique
promue par Brown. Elle suggère que tout rassemblement contient de
nombreux possibles politiques inachevés et que le travail politique consiste
à aider certains d’entre eux à venir à l’existence. L’indétermination n’est
pas la fin de l’histoire mais bien plutôt un nœud dans lequel de nombreux
commencements sont en attente. Mener une écoute politique, c’est détecter
les traces de programmes communs en devenir d’articulation.
Quand on étend cette forme de vigilance en dehors des réunions
formelles jusque dans la vie de tous les jours, de nouveaux défis
apparaissent. Comment, par exemple, pouvons-nous faire cause commune
avec d’autres êtres vivants ? Écouter ne suffit plus : il faut activer d’autres
modes d’attention. Et combien sont grandes les différences qui s’ouvrent à
nous ! Comme Brown, je cherche à reconnaître des différences, en refusant
de les adosser à de bonnes intentions. Nous ne sommes plus dans la
situation où nous pouvons prendre appui sur des porte-parole experts,
comme la politique humaine nous l’a appris. Nous avons besoin d’être en
alerte de multiples manières pour trouver des alliés potentiels. Pire encore,
les indices de programmes communs que nous détectons sont inchoatifs,
faibles, peu consistants et instables. Au mieux, nous tâtonnons vers une
lueur, la plus éphémère qui soit. Mais, quand on vit avec l’indéterminé, de
telles lueurs constituent le politique.
Dans cette dernière acmé de champignons, comme une sorte de ressort
final face aux différentes sécheresses et hivers à venir, je sonde, en plein
milieu de l’aliénation institutionnalisée, quelques moments fugaces
d’enchevêtrement. Ces derniers sont des entre-deux où il est possible de
trouver des alliés. On pourrait les envisager comme des communs latents.
Ils sont latents en deux sens : premièrement, bien que disséminés un peu
partout, on ne les remarque que rarement et, deuxièmement, ils sont juste à
l’état de bourgeonnement. Ils bouillonnent de possibilités non réalisées : ils
sont insaisissables. Ils sont ce que l’on entend dans l’écoute politique de
Brown et sont liés aux arts de l’observation. Ils requièrent d’élargir le
concept des communs. Je les caractériserai donc de manière négative :
Les communs latents ne sont pas des enclaves exclusivement humaines.
Ouvrir les communs à d’autres êtres bouleverse tout. Une fois inclus les
parasites et les maladies, difficile d’espérer l’harmonie : le lion ne dormira
pas côte à côte avec l’agneau. Puis les organismes ne font pas que se
manger les uns les autres : ils fabriquent aussi des écologies divergentes.
Les communs latents sont ces enchevêtrements mutualistes et
non antagonistes que l’on peut trouver au sein de ce jeu confus.
Les communs latents ne sont pas bons pour tous. Chaque niveau de
collaboration fait de la place pour certains et en laisse d’autres dehors. Des
espèces entières sont perdantes dans certaines collaborations. Le mieux que
l’on puisse faire, c’est de viser des mondes « suffisamment bons »,
« suffisamment bon » étant toujours imparfait et à reprendre.
Les communs latents ne s’institutionnalisent pas aisément. Les tentatives
pour transformer les communs en politique traduisent un courage digne
d’éloge, mais elles ne captureront pas l’effervescence propre aux communs
latents. Les communs latents s’insinuent dans les interstices de la loi : ils se
déclenchent par le biais de l’infraction, par infection, par faute d’attention,
voire par braconnage.
Les communs latents ne peuvent pas nous racheter. Certains penseurs
radicaux espèrent que le progrès nous entraînera dans un commun
rédempteur et utopique. À l’opposé, les communs latents sont ici et
maintenant, immergés dans le trouble. Et les humains ne détiennent jamais
pleinement le contrôle.
Étant donné cette caractérisation négative, il n’y aurait aucun sens à
vouloir cristalliser préalablement des principes de base ou à chercher des
lois naturelles dont dériveraient les meilleures situations. Au lieu de cela, je
pratique les arts de l’observation. Je passe au peigne fin le désordre qui
règne dans des mondes-en-train-de-se-faire, à la recherche de trésors dont
chacun est singulier et donc dans l’improbabilité d’être à nouveau
rencontré, au moins sous cette forme.

1. En 1984, Brown a créé le Jefferson Center for Education and Research : le centre est entré en déclin après sa mort en 2005.
Après le travail fondateur de Brown, d’autres groupes se sont préoccupés de l’organisation des cueilleurs de champignons, en
particulier l’Institute for Culture and Ecology, le Sierra Institute for Community and Environment et l’Alliance of Forest Workers
and Harvesters. Le projet a recruté des « contrôleurs de champignons » parmi les cueilleurs. Leur travail consiste à identifier les
besoins des cueilleurs, à travailler avec leurs modes de connaissance et à aider à formuler des programmes d’empowerment.
Quand on a cessé de les rémunérer, certains ont continué à travailler comme volontaires. Ce projet a permis de réunir les efforts de
nombreuses personnes et organisations.
2. Peter KARDAS et Sarah LOOSE (dir.), The Making of a Popular Educator : The journey of Beverly A. Brown, Bridgetown
Printing, Portland, OR, 2010.
3. Beverly BROWN, In Timber Country : Working people’s stories of environmental conflict and urban flight, Temple University
Press, Philadelphie, 1995.
Découvrir des alliés, préfecture de
Kyoto. Éclaircir les racines des
arbres à feuilles persistantes du
satoyama en vue de favoriser les pins.
Des volontaires aménagent des bois
qui pourraient plaire aux matsutakes,
en espérant que ces derniers les
rejoignent.

18
EN CROISADE POUR LES MATSUTAKES,
OU EN ATTENDANT L’ACTION FONGIQUE
« Allons-nous-en. » « On ne peut pas. »
« Pourquoi ? » « On attend Godot. »
Samuel BECKETT, En attendant Godot

Que la vie trouve satisfaction vient du fait que le


satoyama nécessite une intervention humaine.
Elle doit néanmoins être mise en balance avec
l’évolution des forces naturelles.
Noboru KURAMOTO, « Citizen Conservation of
Satoyama Landscapes »

Les humains ne peuvent pas contrôler les matsutakes. Attendre de voir si


des champignons pourraient surgir est donc un problème existentiel. Les
champignons nous rappellent notre dépendance à des processus naturels
plus qu’humains : on ne peut rien réparer par nos propres moyens, même ce
que nous avons brisé. Mais cela ne signifie pas la paralysie. Certains
volontaires japonais se font eux-mêmes partiellement responsables de
perturbations qui auront peut-être un impact utile sur le paysage, et ils
attendent de voir ce qui arrivera. Ils espèrent que leurs actions stimuleront
un commun latent, c’est-à-dire le surgissement d’une montage collectif,
même s’ils savent qu’ils ne peuvent pas vraiment formater un commun.
Shiho Satsuka m’a introduite auprès de groupes qui perturbent le paysage
de manière à stimuler des changements au sein de rassemblements
interspécifiques, les leurs y compris. À Kyoto, ceux qui partent en croisade
pour les matsutakes, les Croisés Matsutakes, sont un tel groupe. Les Croisés
prêchent la devise suivante : « Revitalisons les forêts pour que l’on puisse
tous manger du sukiyaki. » Ce repas, composé d’une viande et de légumes
mijotés, bien meilleur s’il est accompagné de matsutakes, évoque le plaisir
des sens qui émerge de la revitalisation des bois. Mais, comme un Croisé l’a
reconnu, les matsutakes n’apparaîtront peut-être pas de son vivant.
Le mieux qu’il puisse faire est de perturber la forêt et d’espérer sans
certitude que les matsutakes arrivent.
Pourquoi travailler sur la configuration du paysage ferait-il surgir le
sentiment d’un renouvellement des possibles ? Comment les volontaires
aussi bien que les écologies pourraient-ils s’en trouver transformés ?
Ce chapitre est consacré à l’histoire de groupes qui travaillent à la
revitalisation des bois avec l’espoir que des perturbations à faible échelle
pourraient sortir de l’aliénation tant les gens que les forêts, grâce à la
construction d’un monde fait de modes de vie imbriqués et au sein duquel
des transformations mutualistes, sur le mode des mycorhizes, pourraient
être à nouveau possibles.
C’était un samedi ensoleillé, en plein mois de juin. J’étais partie, en
compagnie de Shiho Satsuka, observer comment les Croisés Matsutakes s’y
prenaient pour perturber la forêt. Plus de vingt volontaires étaient au travail.
Quand nous sommes arrivées, ils étaient éparpillés sur tout le coteau,
déterrant les racines des feuillus qui avaient envahi une zone auparavant
occupée par les pins. Ils avaient attaché au pied de la colline une corde et
une poulie afin de descendre de grands sacs remplis de racines et d’humus
qu’ils empilaient dans la vallée. Ils ne laissaient que les pins rouges comme
d’ultimes survivants isolés sur un coteau par ailleurs désert. Cela m’a
d’abord désorientée. J’assistais à la disparition d’une forêt plutôt qu’à un
renouveau.
Le Dr Yoshimura, qui dirigeait les opérations, me fournit de généreuses
explications. Il me montra les broussailles formées par des espèces
entremêlées à feuilles persistantes qui s’étaient développées sur le coteau
après que les paysans agriculteurs l’avaient abandonné. Elles étaient si
denses que l’on ne pouvait quasiment pas y mettre un pied, et encore moins
y faufiler un corps. Dans leur pénombre obscure, les plantes de sous-bois
n’avaient aucune chance de s’y développer. Les espèces qui aimaient la
lumière dépérissaient, et le manque de végétation de sous-bois laissait la
pente exposée. Tant que les paysans avaient entretenu le coteau, soulignait
le Dr Yoshimura, aucune érosion significative n’avait été recensée. La route
en contrebas de la colline était conforme à ce qu’elle avait toujours été,
dans les souvenirs locaux, depuis plusieurs siècles. Mais désormais la forêt
dense et laissée à elle-même, avec sa structure austère, menaçait le sol1.
À l’opposé, il me montra l’autre flanc de la colline où les Croisés avaient
achevé leur travail. Des pins reverdissaient la colline ; des fleurs de
printemps et une vie sauvage étaient revenues spontanément. Le groupe
s’attelait à réinitialiser la forêt sur la base de nouveaux usages. Ils avaient
construit un four pour faire du charbon de bois et aménagé des tas de
compost pour nourrir les coléoptères que les petits garçons japonais aiment
collectionner. On y trouvait aussi des arbres fruitiers et des potagers,
fertilisés grâce à l’humus qu’ils avaient déplacé, et beaucoup d’autres
projets étaient en cours.
La plupart des volontaires étaient des personnes retraitées, mais il y avait
aussi des étudiants, des femmes au foyer et des salariés qui y consacraient
bénévolement leurs week-ends. Certains étaient propriétaires d’espaces
boisés et ils apprenaient là à gérer leurs propres pins. L’un d’entre eux me
montra des photos de sa forêt dans le satoyama, dont la beauté lui avait valu
plusieurs récompenses. Au printemps, les coteaux s’ornaient de cerisiers en
fleur et d’azalées. Même si les matsutakes ne poussaient pas, expliquait-il,
il était heureux de participer à la reconstruction de ces zones boisées.
L’objectif des Croisés n’est pas tant de fignoler des jardins que de travailler
à des devenirs de forêts en émergence, qui s’établissent à partir des
possibilités engendrées par des perturbations de type traditionnel.
Le satoyama devient ainsi une zone où des relations sociales plus
qu’humaines, et ce y compris entre humains, ont une occasion de
s’épanouir.
À l’heure du déjeuner, les volontaires se rassemblaient pour faire les
présentations, échanger des plaisanteries et participer à un repas de fête.
Ils préparaient le repas : ils faisaient couler le sōmen, les « nouilles dans la
rivière ». Ils avaient construit un aqueduc en bambou, et je m’étais jointe à
la rangée pour attraper les nouilles en train de flotter. Tout le monde prenait
du bon temps et apprenait, tout en sauvant la forêt.
Sauver une forêt abandonnée ? Comme j’en ai plus tard fait l’hypothèse,
du point de vue américain, une « forêt abandonnée » est déjà un oxymore.
Les forêts s’épanouissent sans qu’il y ait besoin de l’interférence des
humains. Le reverdissement de la Nouvelle-Angleterre après que les
agriculteurs se furent déplacés vers l’Ouest est un sujet de fierté régionale.
Les champs abandonnés redeviennent forêts : l’abandon libère les forêts
pour réoccuper leur espace. Que s’est-il passé au Japon pour que les gens
considèrent l’abandon des forêts comme une perte de vitalité et de
diversité ? Plusieurs histoires s’entremêlent : le remplacement des forêts, la
négligence dont elles ont été l’objet, les maladies qui les ont affectées et le
mécontentement des humains. Je vais examiner chacun de ces points.
Après la Seconde Guerre mondiale, les forces d’occupation étatsuniennes
ont limité la propriété terrienne, ce qui a accentué la privatisation des bois
communaux qui avaient diminué avec la réforme Meiji. En 1951, la
planification nationale de la gestion des forêts a commencé, impliquant une
standardisation de l’industrie d’exploitation du bois afin de rendre ce
dernier scalable. De nouvelles routes ont été construites pour permettre une
meilleure exploitation. Alors que l’économie du Japon s’emballait, le
marché de la construction exigeait de plus en plus de bois désormais
scalable. J’ai déjà discuté des conséquences de ce processus dans le chapitre
15. Les coupes à blanc ont commencé : rien ne devait repousser dans ces
zones. Au début des années 1960, les anciennes forêts paysannes du centre
du Japon étaient devenues des plantations de sugis et d’hinokis. Les
groupes défenseurs du satoyama sont nés du sentiment général d’aliénation
qui planait sur les forêts et qui émanait de la suprématie accordée aux
plantations.
Aux abords des villes florissantes, des promoteurs ont commencé à
lorgner sur les restes des paysages paysans jusqu’à s’en emparer pour créer
des complexes suburbains et des terrains de golf. Certains groupes
défenseurs du satoyama sont directement issus des luttes engagées contre
les promoteurs. De manière ironique, ces volontaires passionnés étaient
parfois les enfants de ceux qui avaient migré depuis la campagne, en
abandonnant la vie rurale. Ce sont les défenseurs du satoyama qui ont fait
des villages de leurs grands-parents des modèles à partir desquels restaurer
les paysages ruraux.
Même à la campagne, les choses avaient changé, et c’est là que prend
place notre deuxième histoire sur ce qui est arrivé aux forêts. Dans les
années 1950 et 1960, le Japon connut une période d’industrialisation rapide.
Les agriculteurs abandonnèrent les campagnes : des zones rurales, autrefois
moyens de subsistance des paysans, se transformèrent en espaces négligés
et abandonnés. Ceux qui restaient à la campagne avaient de moins en moins
de raisons de préserver les forêts du satoyama. La soudaine « révolution du
combustible » a fait que, à la fin des années 1950, même les paysans des
zones les plus reculées se sont mis à utiliser des combustibles fossiles pour
chauffer leur maison, faire la cuisine et alimenter leur tracteur. Le bois et le
charbon de bois tombèrent en désuétude (le charbon de bois fut conservé de
manière résiduelle pour des pratiques traditionnelles comme la cérémonie
du thé). C’est ainsi que les usages les plus importants que l’on faisait de la
forêt ont disparu. Le recépage fut supprimé tandis que l’usage du bois et du
charbon de bois déclinait rapidement. Le ratissage pour faire de l’engrais
naturel disparut également avec l’arrivée des fertilisants fabriqués à partir
du pétrole. De plus, on laissa tomber l’entretien des prairies et la coupe du
chaume à mesure que les toits qui en étaient couverts étaient remplacés. Les
forêts négligées se mirent à changer, devenant plus denses par l’entremise
d’arbustes et de nouvelles espèces d’arbres à feuilles persistantes. Des
espèces invasives comme le bambou moso arrivèrent en foule. Le sous-bois
qu’ornaient des herbes aimant la lumière était définitivement perdu.
À l’ombre, les pins suffoquèrent.
Le paysan activiste Kokki Goto décrit cette situation dans ses mémoires2.

Les terres forestières les plus fréquemment exploitées par les villageois
d’Ishimushiro, ou ce que nous appelons le satoyama, étaient
suffisamment proches pour que l’on puisse faire quatre allers et retours
par jour à pied, deux le matin et deux l’après-midi, en transportant un
fagot de 60 kg sur le dos. Si on s’enfonçait plus loin dans la forêt, il
était trop fatigant de rapporter à la maison des fagots de bois brut, si
bien qu’il fallait les transformer en charbon de bois [...] À Ishimushiro,
on avait environ 1 000 ha de terres forestières iriai [communes] qui
couvraient la plus grande partie du paysage forestier du satoyama. Les
forêts iriai étaient exploitées de manière conjointe par 90 foyers qui
étaient membres de l’Association de la forêt commune d’Ishimushiro
[...].
À l’époque, quand il y avait peu de moyens de rentrer de l’argent
liquide, il était indispensable pour les villageois de disposer de droits
iriai afin de pouvoir s’en sortir un minimum. On devait pouvoir
compter sur les terres forestières qui entouraient le hameau pour parer
à la plupart des nécessités de la vie. Ceux qui n’avaient pas le droit de
ramasser du bois de chauffage et du petit bois comme combustibles, ou
encore le droit de récolter des fourrages sur les terres forestières iriai,
ne pouvaient survivre dans le village [...].
Pour une famille comme la nôtre, qui ne possédait qu’un tout petit
lopin de terre forestière, les forêts iriai du hameau étaient
indispensables pour aller ramasser du bois de chauffage, du petit bois
et d’autres biens vitaux. Dans les années 1950, la vague de
modernisation commença à se faire sentir à Ishimushiro, changeant de
manière précipitée le style de vie du village. Les villageois se mirent à
utiliser du kérosène et de l’électricité, à remplacer leurs toits de
chaume par des feuilles en acier galvanisé et à opter pour les tracteurs,
rendant rapidement inutiles le bois de chauffage, le petit bois, le
fourrage et les tiges de chaume. Par conséquent, nombreux furent ceux
qui cessèrent de se rendre dans le satoyama en dehors de rares
occasions. [...] La cueillette des champignons reste aujourd’hui la seule
activité économique viable. Les choses ont considérablement changé
depuis le temps où les bienfaits des forêts iriai avaient tant
d’importance pour la communauté.

Plus loin dans son récit, il parle de ses efforts, et de ceux des autres, pour
revitaliser les paysages autour du village. Il explique les efforts collectifs
qui ont été réalisés pour nettoyer les voies d’eau et dégager les forêts.
« Quand les gens disent, “les choses étaient mieux avant”, ce qu’ils ont en
tête, à mon avis, c’était la joie de faire des choses ensemble à plusieurs.
On a perdu cette joie3. »
Il n’y a plus ni pins ni paysans. Comme je l’ai décrit dans le chapitre 11,
des nématodes de pin ont tué la plupart des pins rouges dans le centre du
Japon. C’est dû en partie au stress auquel ont été soumis les pins, faisant
suite à la négligence et l’abandon du satoyama. Quand on se promène dans
des forêts du satoyama qui ont été négligées, on ne voit que des pins morts
ou en passe de l’être.
Ces pins sur le point de mourir condamnent toute récolte possible de
matsutakes : sans leur arbre hôte, ceux-ci ne peuvent pas survivre. C’est
même le souvenir du déclin des matsutakes qui rend le plus évident la perte
des forêts de pins au Japon. Dans la première partie du XXe siècle, on
trouvait beaucoup de matsutakes dans les forêts du satoyama. Les gens de la
campagne pensaient que cela allait de soi : les matsutakes faisaient partie de
tous ces biens comestibles saisonniers et qui, ramassés en automne,
venaient en complément des récoltes de produits sauvages au printemps.
Le scandale est venu plus tard, dans les années 1970, quand les
champignons se raréfièrent et coûtèrent de plus en plus cher.
La dégringolade a été rapide et brutale. Les pins étaient en train de
complètement dépérir. Dans les années 1980, alors que l’économie
japonaise était toujours en plein essor, les matsutakes étaient devenus des
biens rares et donc extrêmement bien cotés.
Les matsutakes d’importation ont submergé le marché et, dans les années
1990, même ces derniers atteignaient des prix effarants. Ce sont les
personnes à l’âge de la maturité entre les années 1970 et 1990 qui se
rappellent l’arôme subtil qu’une fine lamelle, payée une fortune, était
capable de diffuser dans une soupe et qui réagissent tout aussi bien avec
joie et stupéfaction aux rêves d’abondance.
Les matsutakes aident au maintien des forêts paysannes dans le paysage
en transformation. Avec ses prix élevés, les ventes du champignon
permettent à elles seules de payer les impôts sur la terre et le travail
d’entretien. Dans les zones où les droits iriai existent encore, les villages
profitent des bénéfices que peut engendrer l’exploitation du matsutake pour
un usage commun, en mettant aux enchères le droit de récolter (et vendre)
les champignons. Les mises aux enchères ont lieu au cours de l’été, avant
même que l’on sache si la récolte des champignons sera bonne : les
villageois organisent une fête pendant laquelle, désinhibés par la boisson, ils
appellent chacun à surenchérir. Le gagnant offre au village une somme
importante mais se rattrape plus tard avec la récolte4. Cependant, en dépit
des bénéfices financiers et communaux, le travail pour entretenir les forêts
n’est pas toujours fait, en particulier avec le vieillissement des villageois.
Dans les forêts négligées, les pins meurent et les matsutakes disparaissent.
Les mouvements pour le satoyama tentent de retrouver la socialité perdue
de la vie communale. Ils inventent des activités pour faire se rencontrer des
vieux, des jeunes et des enfants, mêlant éducation et action communautaire
avec le travail et le plaisir. C’est plus engagé que d’apporter une simple aide
aux paysans et aux pins. Selon eux, le travail associé au satoyama refaçonne
l’esprit humain.
Au cours du boom économique qui a suivi le rétablissement du Japon
après la Seconde Guerre mondiale, les paysans ont migré vers les villes à la
recherche des marchandises et des styles de vie modernes. Mais quand,
dans les années 1990, l’économie s’est ralentie, ni l’éducation ni le travail
ne semblaient un chemin évident pour aller vers le bien-être promu par le
progrès. L’économie fondée sur les spectacles et les désirs fleurissait mais
elle marquait dans le même temps un détachement des attentes qui donnent
sens à la vie. Il devenait de plus en plus difficile d’imaginer où menait la vie
et ce qui devait la combler en dehors des marchandises. Une figure
emblématique attira l’attention du public sur ce problème : le hikikomori est
une jeune personne, généralement un adolescent, qui s’enferme dans sa
chambre et refuse tout contact vivant. Le hikikomori vit seulement au
travers des médias électroniques. Il s’isole des autres en se plongeant dans
un monde d’images qui le libère de toute socialité incarnée et il finit par
s’enfermer dans une prison qu’il s’est lui-même construite. Il traduit le
cauchemar qu’est l’anomie urbaine pour beaucoup : il y a un peu de
hikikomori en chacun de nous. C’est ce cauchemar que le professeur K,
dont j’ai parlé dans le chapitre 13, aperçut dans le regard vitreux de ses
étudiants. C’est cela qui le poussa à aller à la campagne, un endroit où lui et
ses étudiants pourraient se reconstruire. Et il fut, par ailleurs, suivi par de
nombreux défenseurs de l’environnement, éducateurs et volontaires.
La revitalisation du satoyama prend en charge le problème de l’anomie
en ce qu’elle encourage les relations sociales avec d’autres êtres. Les
humains deviennent là un acteur parmi tant d’autres dans le tissage d’une
viabilité. Les participants attendent que les arbres et les mycètes s’associent
avec eux. Ils entretiennent les paysages qui ont besoin de l’action humaine
mais ne se limitent pas à ce besoin. Au tournant du siècle, plusieurs milliers
de groupes de revitalisation du satoyama ont surgi à travers tout le Japon.
Tantôt ils mettent l’accent sur la gestion de l’eau, l’éducation à la nature,
tantôt sur l’environnement nécessaire à une fleur particulière, voire aux
champignons matsutakes. Tous sont engagés dans une reconstruction des
humains comme des paysages.
Pour se reconstruire, les groupes citoyens mixent science et savoir
paysan. Ce sont des scientifiques qui prennent la direction des opérations de
revitalisation du satoyama. Mais l’idée est d’incorporer les savoirs
populaires : à cet effet, les professionnels citadins et les chercheurs
consultent de vieux paysans pour bénéficier de leurs conseils. Certains
volontaires vont travailler auprès des paysans ou interrogent les aînés au
sujet des modes de vie disparus. Leur objectif est de restaurer la présence de
paysages entretenus et, pour cela, ils ont besoin de savoirs pratiques qui ont
acquis l’expérience et l’intelligence de ce type de travail.
L’apprentissage mutuel est aussi une visée importante. Les groupes sont
très ouverts à propos des erreurs faites et des leçons qu’ils en ont tirées. Un
compte rendu au sujet du travail réalisé par un groupe de volontaires sur le
terrain explique tous les problèmes rencontrés et erreurs commises. Sans
coordination, ils avaient coupé trop d’arbres. Certains zones qu’ils avaient
nettoyées avaient repoussé encore plus épaisses et infestées d’espèces
indésirables. Pour terminer, les auteurs du compte rendu concluaient que le
groupe avait réussi à développer un principe du « faire, penser, observer et
recommencer », élevant le processus collectif d’essai-erreur à l’égal d’un
art. Étant donné qu’un de leurs objectifs était l’apprentissage participatif, la
possibilité qu’ils avaient de faire des erreurs et d’en prendre bonne note
était une partie importante du processus. Les auteurs terminaient par :
« Pour que ce soit une réussite, les volontaires doivent participer à tous les
niveaux et étapes du programme5. »
Les groupes comme les Croisés Matsutakes de Kyoto tirent profit de
l’attrait que revêtent les champignons pour en faire le symbole de leur
détermination à renouveler les relations de travail entre les forêts et les
gens. Si les matsutakes réapparaissent, comme cela a été le cas sur une
colline bien travaillée par les Croisés au cours de l’automne 2008, cela
constitue une source d’excitation pour les volontaires. Rien n’est plus
palpitant que cette entrée en scène imprévisible d’autres alliés dans
l’enchevêtrement de la fabrication de la forêt. Pins, humains et mycètes sont
renouvelés dans un moment d’existence cospécifique.
Personne ne pense que les matsutakes ramèneront le Japon à sa gloire
d’antan. Plutôt qu’une rédemption, la revitalisation des forêts de matsutakes
se fraie un chemin à travers un amas d’aliénations. Au cours de ce
processus, les volontaires acquièrent la patience qu’il faut pour se mêler aux
autres espèces multiples sans savoir à l’avance où ce monde en devenir les
emmènera.

1. Ce souci de protéger les versants de l’érosion, qui est l’option du Dr Yoshimura, s’oppose aux tentatives de Kato-san d’exposer
les sols minéraux à l’érosion, comme je l’ai remarqué dans l’ouverture de la troisième partie.
2. Kokki GOTO, « “Iriai forests have sustained the livehood and autonomy of villager’s” : Experience of commons in Ishimushiro
hamlet in Northeastern Japan », édité, annoté et préfacé par Motoko Shimagami, article préparatoire, no 30, Afrasian Center for
Peace and Development Studies, Ryukoku University, 2007, p. 2-4.
3. Ibid., p. 16.
4. Haruo Saito, interview ; Haruo SAITO et Gaku MITSUMATA, « Bidding customs and habitat improvement for matsutake
(Tricholoma matsutake), in Japan », Economic Botany, 62, no 3, 2008, p. 257-268.
5. Noboru KURAMOTO et Yoshimi ASOU, « Coppice woodland maintenance by volunteers », in K. Takeushi et al., Satoyama,
op. cit., p. 129.
Découvrir des alliés, Yunnan.
Bavarder au marché. La privatisation
ne peut pas anéantir les communs
latents parce qu’elle dépend d’eux.

19
ACTIFS ORDINAIRES

Il arrive parfois que des enchevêtrements communs émergent non pas à


partir de plans humains mais malgré eux. Ce n’est même pas l’échec de ces
plans qui est en cause mais bien plutôt ce qu’ils n’ont pas pris en compte au
moment de leur mise en œuvre qui offre des brèches pour des possibilités
éphémères de vie en commun. C’est ce qui se passe dans la constitution
d’actifs privés. Leur constitution ignore le commun, même quand elle
contamine ce qu’elle réunit sous son égide. Mais ce qui est resté inaperçu
peut être aussi un site pour des alliés potentiels.
Le Yunnan d’aujourd’hui est un lieu où ce problème peut être pris en
compte parce que, dans le sillage de l’expérience communiste, les élites
internationales et nationales ont déployé une activité frénétique pour créer
partout des actifs privés. Pourtant, la constitution de ces actifs se fait
généralement de manière bizarre et brutale : la juxtaposition entre la
privatisation et les autres rapports que les gens peuvent entretenir avec les
choses saute aux yeux1. Les forêts de matsutakes et le commerce des
matsutakes en sont l’illustration parfaite. À qui appartiennent ces forêts et à
qui profite le commerce ?
Les forêts, avec leurs espaces sans frontières précises et leurs écologies
variées, représentent toujours un défi pour les partisans de la privatisation.
Au cours des 60 dernières années, les forêts du Yunnan sont passées
successivement par de multiples arrangements fonciers, et les experts
forestiers avec qui nous avons parlé, Michael Hathaway et moi,
s’inquiétaient du découragement et de la perplexité des paysans vis-à-vis de
la bonne gestion à adopter2. Néanmoins, ils plaçaient leurs espoirs dans une
récente catégorie de bail : un contrat confiant la gestion des forêts à des
familles paysannes individuelles.
Même si ces contrats n’étaient pas le libre droit américain de propriété
privée, ils devaient, selon les experts, tendre vers une rationalisation des
paysages paysans. De puissants superviseurs internationaux considèrent que
le bail individuel est un moyen de défendre la nature, car il est une
incitation à un usage sage3. Dans le Yunnan, cela a aussi été une source
d’espoir populaire : après une histoire intense d’impositions venues d’en
haut, c’était enfin une chance pour les paysans locaux d’avoir leur mot à
dire dans la gestion de leurs propres forêts. Les chercheurs du Yunnan, en
dialogue avec les développements cosmopolites en matière d’écologie
politique, ont montré comment des objectifs de justice sociale pouvaient
être atteints grâce au contrôle local des forêts, que rendent possible les
contrats réservés aux familles4. Mais les chercheurs sont également
sensibles à la créativité et à la perspicacité des paysans qui apprennent à
faire usage des privilèges contractuels pour résoudre des problèmes locaux.
Une chercheuse a rapporté les manières dont les paysans redistribuaient des
parcelles de forêt pour que les gains potentiels de chacun soient égalisés.
Elle fait par exemple état d’une opération entre frères qui se sont réparti des
lots de forêt de manière séquentielle pour être sûrs que chacun pourrait
avoir l’opportunité d’en tirer bénéfice5.
Mais quels sont ces bénéfices à prendre en considération ? Depuis des
années, il est interdit de couper des arbres dans le Yunnan et, au moins
officiellement, le bois ne peut être exploité qu’avec une autorisation et pour
un usage exclusivement domestique. Mais il y a d’autres actifs potentiels.
Dans les montagnes de la préfecture de Chuxiong, dans le centre du
Yunnan, le matsutake est le produit de la forêt qui a la plus grande valeur. Si
les experts sont si excités à l’idée de passer des contrats avec des familles,
c’est pour cette raison : sans ce pas fait en direction de la privatisation,
disent-ils, les cueilleurs pourraient détruire les ressources. Les forestiers
nous ont parlé des horreurs constatées dans d’autres zones du Yunnan, là où
des cueilleurs villageois se déployaient avant l’aube, passant au peigne fin
les communs, munis de lampes torches. C’était, selon eux, le chaos. En
plus, les champignons de petite taille étaient cueillis avant même qu’ils
aient atteint la valeur maximale qu’on puisse en attendre sur le marché.
À l’opposé, les contrats rationalisent la forêt, mettant fin à cette sauvagerie
et cette inefficacité. Les forêts de Chuxiong offrent un modèle dans la
constitution d’actifs privés : un exemple pour la réforme des forêts dans le
Yunnan et dans toute la Chine6.
Le dispositif le plus largement approuvé pour la gestion des matsutakes
est une vente aux enchères dirigée par le village. Ce qui est mis en jeu
concerne l’accès aux forêts sous contrat avec les villageois pendant la
saison des matsutakes. Un tel système rappelle les enchères des forêts iriai
au Japon. Le droit de récolter et de vendre les matsutakes sur les terres des
villageois revient à celui qui remporte la mise. Dans la zone du Yunnan que
nous avons visitée, l’argent gagné grâce à ces enchères est réparti entre les
différentes familles et constitue une partie importante de leurs revenus en
liquide. Libéré de la pression que suscite la compétition entre cueilleurs, le
gagnant de l’enchère est dans la situation où il peut cueillir un champignon
quand son prix du marché est au plus haut, maximisant ainsi son revenu à
elle ou à lui, comme à celui des villageois qui reçoivent une compensation.
Ceux qui défendent ce type de contrat passé avec les familles soulignent
aussi que la ressource, autrement dit les matsutakes, poussera mieux si elle
n’est pas soumise à la pression d’une surcueillette chaotique. Mais les
matsutakes peuvent-ils prospérer dans des forêts privées ? Prenons cette
question étape par étape.
Dans une économie rurale, ceux qui remportent l’enchère sont des figures
exemplaires pour parvenir à réunir des actifs privés. « Boss » L. est l’un
d’entre eux : il a remporté les contrats de récolte des matsutakes dans son
village natal composé de onze familles et il est aussi devenu un acheteur
local de premier plan. Il entretient de bonnes relations avec les forestiers
gouvernementaux et les scientifiques. Il y a 15 ans environ, les forestiers lui
ont demandé de créer une forêt de matsutakes qui serve de vitrine. Il a
clôturé plusieurs hectares de forêt et a construit une passerelle serpentant à
travers la forêt afin que les forestiers et les chercheurs en visite puissent
contempler une forêt modèle sans la perturber. Sans perturbations
paysannes, les arbres de cette forêt exemplaire ont grandi et embelli. Le sol,
délivré du ratissage occasionné par les paysans, est recouvert d’un épais
terreau, composé de couches de feuilles et d’aiguilles toujours plus riche en
humus. Les arbres à l’allure d’arches gracieuses et les riches senteurs du sol
rendent la marche dans la forêt particulièrement rafraîchissante. Quand on
repère un champignon, on frissonne. Et, comme personne n’y cueille les
matsutakes, ils surgissent de l’humus avec de coquets chapeaux. Des
visiteurs viennent de partout pour admirer cette forêt de matsutakes. Mais
les forestiers en savent assez pour s’inquiéter : il y a trop d’humus. Et il est
trop riche. Les matsutakes continuent de pousser mais peut-être plus pour
longtemps. Les matsutakes préfèrent plus d’animation.
Et certainement, de l’animation, on en trouve ailleurs en abondance. En
dehors de cette forêt modèle, on use et abuse des forêts de matsutakes.
Partout où nous sommes allés, Michael Hathaway et moi-même, des arbres
feuillus montraient des signes d’importantes coupes pour la production de
bois de chauffage : beaucoup étaient réduits à l’état de buissons hachés
menus. Les pins font aussi l’objet de coupes incessantes, les paysans
s’accaparant les branches pour recueillir le pollen ou les pommes de pin,
selon les espèces. Les aiguilles de pin sont ratissées afin de faire des litières
pour les cochons, avant d’être utilisées pour fertiliser les champs. Les
chèvres sont partout, dévorant tout, y compris les jeunes pousses de pin qui
semblent avoir développé l’équivalent d’une « étape herbe », comme pour
survivre au broutage intense. Les gens sont aussi partout, récoltant des
plantes médicinales, des aliments pour les cochons et des champignons
commercialisables, et pas seulement des matsutakes mais beaucoup d’autres
espèces différentes, du Lactarius âcre qui doit être séché et bouilli jusqu’à
l’Amanita dont le caractère comestible est discutable. Loin d’être un lieu de
sérénité et de grâce, la forêt est un carrefour de trafics en tous genres visant
à satisfaire autant les besoins humains que les animaux et les plantes
domestiqués.
Ces forêts constituent pourtant le modèle tant vanté d’enclosure à accès
réservé ! Comment peuvent-elles être aussi les lieux de tant de trafics ? J’ai
été troublée par la dissonance entre trafic et enclosure jusqu’à ce que je
passe une journée en compagnie de « Petit » L. qui avait aussi remporté la
mise aux enchères d’une forêt de matsutakes, mais qui possédait des biens
forestiers moins grands que Boss L. Il a emmené notre équipe dans sa forêt
pour nous présenter plantes et champignons. Comme les autres forêts de
matsutakes que j’avais déjà vues dans cette région, il s’agissait d’une jeune
forêt sévèrement touchée et fortement marquée par le broutage et la coupe.
Petit L. ne s’en souciait pas : il nous montra combien était riche la récolte
de champignons et combien elle ressortait au milieu de tous les autres
trafics. Et il nous expliqua comment fonctionnait l’interaction entre trafic et
enclosure, mettant fin à mon trouble. Pendant la saison des matsutakes, il
peignait sur les routes et les chemins de terre des marques indiquant les
limites de sa forêt. Les gens savaient qu’ils ne devaient pas entrer et, en
général, ils respectaient la règle, même si le braconnage causait parfois
quelques problèmes. Le reste de l’année, ils étaient libres d’entrer pour
ramasser du bois de chauffage, pour que leurs chèvres broutent ou pour
s’enquérir d’autres produits de la forêt. Évidemment ! En dépit de sa fierté
quant à l’enclosure des matsutakes, Petit L. ne considérait pas qu’il
s’agissait là d’un subterfuge. Comment, s’ils n’avaient pas le droit d’entrer
dans la forêt, les gens pourraient-ils autrement se procurer leur bois de
chauffage ?, expliquait-il.
Cette manière de faire ne constitue en rien un plan officiel. Les forestiers
provinciaux et les experts ne font absolument pas mention des enclosures
saisonnières : s’ils sont au courant, ils font tout pour l’oublier et les
relèguent à quelque chose que les autorités internationales, certainement,
censureraient. Les enclosures saisonnières signeraient la défaite de la
philosophie du programme de « privatisation-conservation » puisque, ici,
les résidents du lieu utilisent des ressources mises en commun précisément
de la manière que les experts réprouvent. Par ailleurs, ces experts
détesteraient l’aspect pris par cette forêt : récente, traumatisée, pleine de
trafics. Cela va à l’encontre du plan. Et pourtant, cette manière de mettre en
place la privatisation n’est-elle pas ce qui a sauvé les matsutakes ? Le trafic
maintient les forêts dégagées et donc accueillantes pour les pins : grâce à
lui, la couche d’humus reste mince et les sols pauvres, permettant ainsi aux
matsutakes de faire du bon travail en alimentant les pins. Dans cette région,
les matsutakes s’associent avec les chênes et les parents des chênes aussi
bien qu’avec les pins : tout dans cette forêt jeune et traumatisée œuvre avec
les matsutakes pour survivre sur des sols minéraux. S’il n’y avait pas tous
ces afflux de trafics, la couche supérieure du sol s’épaissirait et d’autres
mycètes et bactéries prendraient le pas sur les matsutakes. C’est donc bien
le trafic qui favorise les matsutakes et fait de cette région l’une des plus
importantes pour la production de matsutakes. Mais le trafic doit avoir lieu
en échappant aux radars des contrats, lesquels ont été introduits dans cette
région avec l’objectif explicite de sauver les matsutakes. Les matsutakes
sont florissants dans ces communs clandestins. Ce sont seulement les
revenus de la cueillette des matsutakes qui peuvent être obtenus par de
l’accès individuel7.
Un détour par la question des revenus tirés des matsutakes va m’aider à
généraliser l’idée que les actifs privés surgissent la plupart du temps sur des
communs non reconnus comme tels. Cette question ne se limite pas
seulement aux habiles paysans du Yunnan. La privatisation n’est jamais
totale : des espaces partagés sont toujours nécessaires pour créer de la
valeur. C’est le secret du vol permanent que perpètre la propriété, mais
aussi son point vulnérable. Reprenons la question des matsutakes comme
marchandises, prêtes à être expédiées du Yunnan vers le Japon. Nous avons
affaire à des champignons, c’est-à-dire à des corps fructifères de mycètes
enterrés. Les mycètes ont besoin du trafic qui s’établit dans les communs
pour s’épanouir : aucun champignon ne peut surgir sans perturbations dans
la forêt. Les champignons, en détention privée, sont la ramification d’un
corps souterrain vivant sur un mode communaliste, un corps tissé à partir
des possibilités de communs latents, humains et non humains. Qu’il soit
possible d’isoler les champignons en tant qu’actifs sans prendre en compte
le commun souterrain est à la fois normal quand il s’agit de privatisation et
extraordinairement scandaleux quand on prend le temps d’y penser.
Le contraste entre des champignons comme biens privés et le trafic forestier
autour des mycètes pourrait être considéré comme emblématique de ce
qu’est plus généralement la marchandisation : l’interruption permanente,
inlassable, des enchevêtrements.
Cela me permet de revenir à ma question précédente sur l’aliénation en
tant qu’attribut des non-humains comme des humains. Pour devenir un actif
totalement privé, les champignons matsutakes doivent non seulement être
arrachés aux mondes où ils vivent mais aussi séparés de toutes les relations
nécessaires à leur acquisition. Cueillir les champignons et les transporter en
dehors de la forêt accomplit la première déliaison. Mais dans le centre du
Yunnan, comme dans l’Oregon, la seconde rupture prend beaucoup plus de
temps.
Dans la petite ville où Michael Hathaway et moi-même nous étions
installés pour mener notre recherche sur le Yunnan rural, trois hommes
étaient considérés comme les « patrons » (laoban) clés en matière de
matsutakes : ils étaient les marchands qui achetaient l’essentiel des
matsutakes de la zone et les vendaient dans des villes plus importantes. Il y
avait aussi des acheteurs de champignons qui venaient en ville sur les
marchés périodiques mais ils ne réussissaient à acheter qu’une petite
fraction des matsutakes. Selon les patrons, les acheteurs extérieurs n’avaient
pas assez de relations avec le milieu local.
En observant le travail des patrons et de leurs agents, j’ai été
particulièrement frappée par l’absence de négociations sur les rapports
qualité-prix, telles que je les ai connues au cours de ma recherche en
Oregon. Un des patrons envoie son chauffeur dans les montagnes pour
acheter des matsutakes directement dans les villages ; les cueilleurs
remettent les champignons sans un mot et reçoivent en échange, de manière
tout aussi silencieuse, une pile d’argent liquide8. Dans d’autres transactions,
on échangeait quelques propos, mais les cueilleurs ne posaient jamais de
question sur le prix offert pour les champignons, se contentant de prendre
ce qu’on leur donnait. J’ai vu l’un des patrons recevoir une caisse de
champignons, transportée par un chauffeur de car qui passait par là : le
patron m’a expliqué qu’il paierait plus tard le cueilleur. J’ai aussi vu des
cueilleurs trier leurs propres champignons, éliminant ceux qui étaient
abîmés par des insectes, plutôt que de tenter de les refourguer en douce à
l’acheteur.
Tout cela semblait bien exotique comparé à mon expérience dans
l’Oregon, où les négociations sur un marché concurrentiel occupent la place
centrale dès le moment où les cueilleurs entrent dans l’espace des acheteurs.
C’était aussi assez différent de ce qui se faisait en aval sur la chaîne des
marchandises du Yunnan. Sur des marchés spécialisés en champignons dans
des cités ou villes plus importantes, les marchandages sur les prix et la
qualité étaient constants et intenses9. De nombreux acheteurs en gros
entraient en compétition les uns avec les autres, et la lutte pour déterminer
le meilleur prix et les meilleures sélections en termes de qualité retenait
l’attention de tous les participants. En amont, au contraire, les achats se
faisaient dans le calme.
Tous ceux auxquels nous nous sommes adressés dans les marges du
monde rural nous ont expliqué qu’acheter sans marchander était le résultat
de relations acquises sur le long terme et de la confiance qui allait avec. Les
patrons se débrouilleraient pour offrir le meilleur prix aux cueilleurs, disait-
on. Il existe des liens communautaires, familiaux, ethniques et linguistiques
entre les patrons et les cueilleurs10. Les patrons sont des gens du coin, qui
font partie de la scène locale. Ils ont la confiance des cueilleurs.
Cette « confiance » n’est pas une qualité qui procure un avantage égal à
tous. Je ne crois pas que quiconque confondait « confiance » avec
consensus ou égalité. Chacun savait que les patrons s’enrichissaient grâce
aux matsutakes et chacun aurait voulu égaler leur succès en la matière, en
se faisant une richesse personnelle. Pourtant, il s’agit bien d’une forme
d’enchevêtrement avec des obligations réciproques : aussi longtemps que
les matsutakes en font partie intégrante, ils ne tombent pas sous le couperet
de marchandises totalement aliénées. L’échange des matsutakes dans une
petite ville implique la reconnaissance de rôles sociaux appropriés. C’est
seulement sur les marchés de champignons des plus grandes villes que les
champignons rompent leurs liens et se transforment en créatures d’échange
totalement aliénées.
Dans la relation entre les patrons des petites villes et les cueilleurs, on
voit à nouveau comment les actifs privés dépendent d’espaces de vie
communs. Les patrons peuvent acheter les champignons locaux à leurs
conditions, parce qu’ils sont liés avec les cueilleurs : ils peuvent alors
transporter les champignons dans de plus grosses villes où ceux-ci seront
convertis en richesse privée. C’est aussi à la lumière de cette opération que
le projet de créer des contrats sur la forêt peut être compris comme une
manière organisée de redistribuer la richesse bien plus que de sauver les
forêts11. Dans les contrats passés avec les familles, les contracteurs peuvent
extraire la valeur des champignons, laquelle à son tour est refaçonnée à
partir d’un commun fuyant et anonyme. Néanmoins, la manière dont la
richesse est ensuite redistribuée peut parfois faire l’objet de disputes. C’est
ici que le travail des chercheurs socialement engagés du Yunnan est
précieux. Ils se donnent pour tâche d’élever en modèles sociétaux et de
conservation écologique les pratiques locales porteuses d’un maintien des
richesses au cœur des villages et des petites villes.
Dans l’équation, la partie « conservation » est néanmoins la plus
compliquée, car l’appât de richesses privées ne bénéfice
qu’occasionnellement aux forêts. En fait, elle entraîne le plus souvent des
destructions inattendues. Le gagnant d’une mise aux enchères m’a
fièrement montré comment il avait appris à tirer toujours plus de profit des
forêts de matsutakes sur lesquelles il considérait avoir gagné un pouvoir
absolu d’exploitation. Il avait ses employés qui arrachaient des espèces
rares d’arbres à fleurs dans la forêt villageoise couverte par le contrat sur les
matsutakes. Le fait qu’il s’agissait d’espèces rares et peu connues leur
donnait, selon lui, encore plus de valeur. Comme les dirigeants de la ville de
Kunming, la capitale du Yunnan, réclamaient que des arbres adultes
viennent embellir d’un seul coup des rues qui jusque-là en étaient
dépourvues, lui et d’autres entrepreneurs expédiaient des arbres à maturité
en ville. La plupart d’entre eux mouraient suite au choc que constituent un
enlèvement et un transport pour de tels spécimens. Mais, avec ceux qui
vivaient assez longtemps pour être replantés, ils purent engranger un
bénéfice confortable. Quant à la forêt, elle perdit à tout le moins en
diversité, puis la beauté de ses arbres en fleur.
De telles combines entrepreneuriales font partie de la lutte pour
l’enrichissement dans la Chine d’aujourd’hui. On peut y percevoir quelque
chose qui a un rapport avec des humains qui se réajustent en fonction de la
captation et le saccage des paysages. Les patrons des matsutakes sont des
personnages très admirés dans les campagnes du Yunnan. Ce sont des
pionniers dans la nouvelle recherche d’actifs privés : ainsi, beaucoup de
ceux avec qui j’ai parlé voulaient eux aussi devenir des patrons, et si ce
n’était pas avec des matsutakes, c’était avec d’autres produits de la
campagne. Un patron des matsutakes avait accroché une plaque au mur de
son salon, remise par le gouvernement local, le célébrant comme un
champion de l’enrichissement12. Les patrons de la campagne remplacent les
héros socialistes : ils sont un modèle galvanisant les aspirations humaines.
Les patrons incarnent l’esprit entrepreneurial. En opposition aux anciens
rêves socialistes, ils sont supposés rendre riches non pas leurs communautés
mais eux-mêmes. C’est le rêve du self-made-man. Mais leur autonomie
personnelle supporte la comparaison avec les champignons matsutakes :
c’est le fruit rendu visible de communs éphémères, anonymes et volatiles.
Les patrons privatisent la richesse extraite de la production collaborative
de la croissance et de la récolte des champignons. Cette opération de
privatisation de la richesse commune pourrait caractériser tous les
entrepreneurs. Dans cette période historique, la campagne du Yunnan est
bonne à penser parce que l’intérêt pour la rationalisation de la gestion des
ressources naturelles ne concerne que les lois sur la propriété et la
comptabilité. La privatisation a d’abord lieu tout simplement dans la
récupération des fruits des récoltes et non pas dans de grandes
réorganisations planifiées du travail ou du paysage. Je ne prétends pas
qu’une telle rationalisation serait meilleure : elle ne serait de toute façon pas
en faveur des matsutakes. Il y a néanmoins quelque chose d’intriguant et
d’effrayant dans cette opération de captation, comme si chacun cherchait à
tirer avantage de la fin du monde pour devenir riche avant que la
destruction n’ait tout emporté. C’est dans ce cadre que le Yunnan rural n’est
pas un cas isolé ou limité. Il est difficile de ne pas voir toutes nos
entreprises sous ce même éclairage apocalyptique. Les patrons de la
campagne du Yunnan offrent un modèle précis de la manière dont on peut
capter des fortunes dans les ruines.
La plupart des commentaires portant sur la nouvelle prospérité en Chine,
qu’il s’agisse de celle des Chinois ou pas, parlent de millionnaires urbains.
Mais la ruée vers la privatisation captative est tout aussi intense à la
campagne. Paysans, migrants sans terre, patrons de petites villes et
nouvelles entreprises, tous participent à une vente « où tout doit partir ».
Il est difficile de savoir comment penser le développement durable dans ce
climat social. Quelle que soit la manière dont on s’y prend, je ne pense pas
que l’on puisse se permettre d’oublier la connexion entre valeur et
communs latents. Il n’y a pas de champignons matsutakes sans cette
mutualité évanescente. Indépendamment d’elle, il n’y a aucun actif à capter.
Même quand les entrepreneurs concentrent leur richesse privée en requérant
l’aliénation qui sied au monde des marchandises, ils continuent à exploiter
des enchevêtrements anonymes. Le frisson que procure la propriété privée
est l’effet d’un commun souterrain.

1. Comme me l’a rappelé Michael Hathaway (communication personnelle, 2014), parfois la privatisation dans le Yunnan ravive
des relations féodales précommunistes. La brutalité du changement, plus que leur absolue nouveauté, attire l’attention sur les
relations constitutives de la propriété.
2. Pour la discussion de ces statuts, voir LIU Dachang, « Tenure and management of non-state forests in China since 1950 », loc.
cit. ; Nicholas MENZIES, Our Forest, Your Ecosystem, Their Timber : Communities, Conservation, and the State in Community-
Based Forest Management, Columbia University Press, New York, 2007. Après que la politique décidée en 1981 eut produit ses
effets, la plupart des forêts furent divisées en trois catégories : celles qui étaient propriété de l’État, celles qui étaient propriété
collective et celles qui étaient placées sous la responsabilité d’une famille individuelle. Dans la deuxième catégorie, les forêts
étaient aussi divisées en fonction de contrats passés avec les familles individuelles. Les droits sur les arbres et les droits d’accès
ont été de plus en plus séparés : en 1998, une interdiction sur l’abattage du bois a été décidée dans le Yunnan. Les choses se sont
passées différemment dans les différentes régions du Yunnan. Le site de Chuxiong que j’ai étudié avec Michael Hathaway est
devenu connu pour ses procédures d’accès individuel. Néanmoins, nous avons trouvé que les paysans que nous interrogions
étaient souvent désorientés ou ne croyaient pas aux bienfaits de ces catégories.
3. Selon le FMI et la Banque mondiale, la privatisation évite la « tragédie des communs » au cours de laquelle les ressources
partagées sont détruites. Garrett HARDIN, « The tragedy of the commons », Science, 162, no 3859, 1986, p. 1243-1248.
4. Pour des références en langue anglaise, voir Jianchu XU et Jesse RIBOT, « Decentralisation and accountability in forest
management : A case for Yunnan, Southwest China », European Journal of Development Research, 16, no 1, 2004, p. 153-173 ; X.
YANG, A. WILKES, Y. YANG, C. S. GESLANI, X. YANG, F. GAO, J. YANG et B. ROBINSON, « Common and privatized :
Conditions for wise management of matsutake mushrooms in northwest Yunnan province, China », Ecology and Society, 14, no 2,
2009, p. 30 ; Xuefei YANG, Jun HE, Chun LI, Jianzhong MA, Yongping YANG et Jianchu XU, « Management of matsutake in
NW-Yunnan and key issues for its sustainable utilization », in Christoph KLEINN, Yongping YAN, Horst WEYERHAEUSER et
Marco STARK, Sino-German Symposium on the Sustainable Harvest of Non-Timber Forest Products in China, World
Agroforestry Centre, Göttingen, 2006 ; Jun HE, « Globalized forest-products : Commodification of the matsutake mushroom in
Tibetan villages, Yunnan, Southwest China », International Forestry Review, 12, no 1, 2010, p. 27-37 ; Jianchu XU et David R.
MELICK, « Rethinking the effectiveness of public protected areas in Southwestern China », Conservation Biology, 21, no 2, 2007,
p. 318-328.
5. SU Kai-mei, Yunnan Academy of Agricultural Sciences, interview, 2009. Voir aussi YANG Yu-hua, SHI Ting-you, BAI Yong-
shun, SU Kai-mei, BAI Hong-fen, MU Li-qiong, YU Yan, DUAN Xing-zhou, LIU Zheng-jun, ZHANG Chun-de, « Discussion on
management model of contracting mountain and forest about bio-resource utilization under natural forest in Chuxiong Prefecture »
(en chinois), Forest Inventory and Planning 3, 2007, p. 87-89 ; LI Shu-hong, CHAI Hong Mei, Su Kai-me, ZHING Ming-hui et
ZHAO Yong-chang, « Resources investigation and sustainable suggestions on the wild mushrooms in Jianchuan » (en chinois),
Edible Fungi of China, 5, 2010.
6. Voir X. YANG et al., « Common and privatized », loc. cit., et Y. YANG et al., « Discussion on management model », loc. cit.
Des modes de gouvernance très différents de la récolte des champignons, avec un contrôle communal beaucoup plus important,
caractérisent la zone du Diqing tibétain du Yunnan où gravitent la plupart des chercheurs étrangers. Nicholas MENZIES, Our
Forest, Your Ecosystem, Their Timber, op. cit. ; Emily YEH, « Forest claims, conflict, and commodification : The political ecology
of Tibetan mushroom-harvesting villages in Yunnan province, China », China Quarterly, 161, 2000, p. 212-226.
7. D’autres chercheurs dans cette région ont décrit de manière utile la disjonction entre les politiques de gestion et les pratiques
locales comme étant un problème résultant des différents niveaux de gouvernance. LIU Dachang, « Tenure and management of
non-state forests in China since 1950 », loc. cit. ; Nicholas MENZIES et Chun LI, « One eye on the forest, one eye on the market :
Multi-tiered regulation of matsutake harvesting, conservation, and trade in Northwestern Yunnan province », loc. cit. ; Nicholas
MENZIES et Nancy LEE PELUSO, « Tenure and management of non-state forests in China since 1950 », loc. cit. ; Nicholas
MENZIES et Chun LI, « Rights of access to upland forest resources in Southwest China », Journal of World Forest Resource
Management, 6, 1191, p. 1-20.
8. Je n’ai pas pu faire moi-même ce voyage. Je dois à Michael Hathaway une description précise de ce qui s’y passait.
9. David ARORA (« The houses that matsutake built », loc. cit.) a vu les matsutakes changer huit fois de main en deux heures sur
un marché de champignons dans le Yunnan. Mon expérience sur les marchés spécialisés est la même : les échanges étaient
permanents.
10. Le contraste entre cette scène d’achat et les marchés locaux beaucoup plus compétitifs, observés par Michael Hathaway dans
la zone tibétaine du Yunnan, est instructif. Là, les cueilleurs tibétains vendent à des marchands chinois Han : la scène est dès le
début le lieu d’une concurrence acharnée. Dans la zone que je décris, les patrons comme les cueilleurs sont de nationalité Yi. Des
liens d’appartenance et de résidence nouent aussi ensemble les cueilleurs et les acheteurs.
11. Le compte rendu de Brian Robinson sur la « tragédie des communs » en rapport avec les matsutakes du Yunnan reconnaît que
cueillir des champignons dans les communs peut ne pas détruire les mycètes. Il souligne plutôt le problème de la réduction des
revenus. Brian ROBINSON, « Mushrooms and economic returns under different management regimes », in Anthony
CUNNINGHAM et Xuefei YANG (dir.), Mushrooms in Forests and Woodlands, Routledge, New York, 2011.
12. Je dois au sens aiguisé de l’observation de Michael Hathaway d’avoir remarqué cette plaque.
Découvrir des alliés, Yunnan.
Xiaomei admire un gros champignon
(pas un matsutake).

20
POUR NE PAS FINIR : À PROPOS
DE QUELQUES
PERSONNES QUE J’AI CROISÉES
EN CHEMIN

En 2007, j’ai rendu visite à Matsiman qui vivait avec sa compagne dans
une petite maison au sommet d’une colline, au milieu de ses nombreux
chats (« Matsi » signifie matsutake en argot américain). Je voulais voir les
matsutakes pousser dans les forêts de chênes à tan de la zone côtière de
l’Oregon, et il me montra quelques-uns de ses lieux à lui, où les souches des
sapins de Douglas, autrefois porteurs d’avenir et depuis abandonnés par les
bûcherons, fournissaient des habitats prometteurs. Les feuilles des chênes à
tan couvraient le sol comme un tapis : il semblait impossible qu’un
champignon puisse surgir à travers cette couche épaisse. Mais il me montra
comment me mettre à terre pour tâtonner les feuilles avec les mains jusqu’à
ce que je rencontre la texture promise, une bosse. C’était seulement avec
l’aide du toucher que l’on cherchait des champignons : une nouvelle
manière pour moi d’appréhender la forêt.
Cette méthode n’est efficace que si vous connaissez les endroits où les
matsutakes sont susceptibles de surgir. Il faut connaître les plantes et les
mycètes dans leur particularité et pas seulement les types génériques. Cette
combinaison de connaissance intime et de sentir à travers l’humus m’a
amenée à penser l’ici et maintenant, le milieu des choses. Nous faisons trop
confiance à nos yeux. J’observais le sol et me disais : « Il n’y a rien ici. »
Mais c’était faux, comme Matsiman me le prouva avec ses mains. Se
débrouiller sans le progrès requiert d’avoir énormément de tact au niveau
même des mains.
C’est dans cet esprit que j’ai laissé ce chapitre vagabonder à nouveau
entre mes différents sites de recherche, revenant sur des moments où j’ai
entrevu ces sortes de brouillages qui marquent les contours de l’aliénation
et aussi, qui sait, les communs latents. S’en tirer tant bien que mal avec
d’autres, c’est toujours être au milieu des choses : cela ne permet pas de
conclure proprement. Revenant sur certains points clés, j’espère que sera
perceptible le parfum d’une aventure qui n’en a pas encore fini.

C’est à cause de son enthousiasme pour les matsutakes qu’on a donné ce


nom à Matsiman. Il cueille pour vendre et, en tant que scientifique amateur,
il étudie avec passion. En traquant ses patchs de fond en comble, il a
constitué un extraordinaire relevé de la production des matsutakes à travers
le temps, en rapport avec la température et les précipitations. Matsiman est
aussi le nom de son site Internet sur lequel on trouve de nombreuses
informations sur les champignons, déclinées par de multiples sources.
Ce site est aussi devenu un espace de débats, en particulier entre cueilleurs
blancs et acheteurs1. La passion de Matsiman l’a même amené à dialoguer
avec le Service des forêts qui a fait appel à ses services pour ses recherches
sur les matsutakes.
Bien que Matsiman soit entièrement dévoué à ses champignons, il ne
considère pas qu’ils pourraient suffire à satisfaire tous ses besoins. Il a
beaucoup d’autres rêves et de chantiers. Quand je lui ai rendu visite, il m’a
montré de la poussière d’or qu’il avait extraite de la rivière et une poudre de
matsutakes séchés qu’il essayait de vendre comme épice. Il s’était mis à
expérimenter la culture de champignons médicinaux. Il ramassait du bois de
chauffage pour le vendre. Matisman est très conscient qu’il a choisi des
formes de subsistance aux frontières extrêmes du capitalisme. Il espère
n’avoir jamais à retravailler pour un salaire et souhaite seulement continuer
à trouver des endroits pour vivre dans les bois qui n’obligent ni à être
propriétaire ni à louer (avant, il était gardien d’une montagne privée sur
laquelle il résidait ; plus tard, il occupa le poste, non rémunéré,
d’organisateur dans un campement). Comme de nombreux cueilleurs de
champignons, il a exploré les espaces limites du capitalisme, jamais
totalement ni dedans ni dehors, là où de manière particulièrement évidente
les formes disciplinaires du capitalisme se montrent inaptes à ressaisir le
monde dans toute sa plénitude.
Matsiman fraie son chemin à travers des possibilités aussi bien qu’à
travers des problèmes que présente la précarité. La précarité signifie
l’impossibilité de planifier. Mais elle stimule aussi l’art de faire attention,
parce qu’il faut faire avec ce qu’il y a. Pour bien vivre avec les autres, nous
devons faire appel à tous nos sens, même si cela signifie tâtonner dans la
terre. Les mots qu’emploie Matsiman sur son site consacré aux matsutakes
pour parler de l’art de faire attention sont particulièrement justes. « Qui est
Matsiman ?, demande-t-il. Quiconque aime chasser, apprendre,
comprendre, protéger, éduquer les autres et respecte les champignons
matsutakes ainsi que leur habitat est matsiman. Ceux d’entre nous qui
n’arrêtent pas d’essayer de comprendre sont ceux qui tentent en
permanence de déterminer ce qui a fait que ceci est arrivé ou n’est pas
arrivé. Nous ne nous attachons pas à la nationalité, au genre, à l’éducation
ou à l’âge. Tout le monde peut être un matsiman. » Matsiman en appelle à
un commun latent des amoureux des matsutakes. C’est le plaisir de faire
attention qui fait tenir ensemble le matsipeuple qu’il imagine.
Bien que j’aie consacré l’essentiel de ce livre aux êtres vivants, il faut
maintenant se souvenir des morts. Les morts font eux aussi partie du monde
social. Lu-Min Vaario m’a poussée dans cette direction quand elle me fit
découvrir des diapositives d’hyphes de matsutakes (les cellules en forme de
filaments des corps fongiques) accrochés à des morceaux de charbon de
bois. Même si les matsutakes sont connus pour les relations qu’ils
entretiennent avec des arbres vivants, ils peuvent aussi tirer leurs nutriments
d’arbres morts, ce que sa recherche montrait2. Cette découverte a été le
point de départ de son projet de recherche sur les « bons voisins » des
matsutakes, vivants ou morts. Le charbon de bois s’est joint aux arbres, aux
mycètes et aux microbes du sol. Elle a étudié comment le voisinage,
autrement dit les relations sociales à travers des différences à la fois vitales
et spécifiques, participait de manière essentielle à une vie décente3.
Le Dr Vaario a beaucoup réfléchi à la question du voisinage compris en
ce sens – la mutualité à partir des différences – également en ce qui
concerne les humains. Alors qu’elle est née et a été d’abord formée en
Chine, ses recherches ont couvert de nombreux sites importants pour la
science des matsutakes, et elle a dû travailler sans tenir compte des règles
nationales implicites ou explicites pour développer des études sur le
voisinage des matsutakes. Elle a fait son postdoctorat dans le laboratoire
réputé de Kazui Suzuki à l’université de Tokyo. C’est là qu’elle a pour la
première fois testé l’aptitude du matsutake à se faire saprobe4, un mangeur
de mort, ce qui, espérait-elle, pourrait déboucher sur des techniques de mise
en culture (alors que les hyphes poussent en effet sur des matériaux non
vivants, personne n’a encore vu un champignon produit par un mycélium
sans un hôte vivant). Après l’obtention d’un poste de recherche en Chine,
elle fut ravie de la possibilité qui lui était offerte d’étudier un paysage
matsutake différent, même si elle était frustrée par l’incompréhension que
son projet rencontrait. Quelques années plus tard, elle épousait et suivait un
Finlandais dans son pays d’origine où elle reçut des financements pour
poursuivre ses recherches sur le « bon voisinage » grâce à l’Institut finnois
de recherche sur les forêts. L’étude des voisinages transforme les
différences en ressources de collaboration. Imaginer les interactions entre
racines, hyphes, charbon de bois et bactéries, mais également entre
chercheurs chinois, japonais et finnois, est la meilleure manière possible de
reconfigurer notre compréhension de la survie en tant que projet
collaboratif.
Le Dr Vaario a la chance d’avoir reçu des financements car, en tant que
scientifique itinérante, elle ne dispose pas de la sécurité d’un poste
institutionnel. Le problème de travailler sans un poste stable est plus
redoutable encore pour ceux qui n’ont pas de diplômes de haut niveau.
C’est le cas de Tiia qui habite dans la campagne finnoise, au-dessus du
Cercle arctique. Alors que je l’accompagnais jusqu’à chez elle, elle me
montra le coin où les chômeurs se regroupaient, buvant et attendant un
chèque du gouvernement. Depuis qu’une nourriture bon marché est
devenue disponible grâce à l’Union européenne, se plaignait-elle, les
exploitations agricoles du nord de la Finlande ont fermé, et il n’y a pas
d’autres emplois disponibles. Mais elle ne baissait pas les bras. Elle avait
cofondé une coopérative commercialisant des produits locaux, y compris
des confitures faites avec des baies locales, des objets en bois artisanaux,
des écharpes tricotées à la main et des matsutakes. Elle avait connu les
matsutakes grâce à un séminaire itinérant qui montrait aux gens comment
les identifier et les cueillir, et elle était en attente d’une bonne année pour en
trouver davantage. Elle s’intéressait aussi à la possibilité d’un tourisme
matsutake.
Dans cette même région, d’autres se sont formés eux-mêmes pour
devenir guides nature, emmenant les visiteurs des villes dans les bois faire
du sport et pratiquer leurs hobbies, y compris la cueillette des
champignons5. J’ai eu la chance d’aller à la cueillette en compagnie d’un
jeune homme plein de vie qui assurait qu’il serait le « roi des matsutakes »
la prochaine année où il y en aurait. C’est à l’école qu’il avait appris à
connaître les champignons : ce n’était donc pas le résultat d’une
transmission générationnelle. Cela représentait pour lui un espoir, une
ouverture, une source d’enthousiasme qui allaient le porter si la vague
attendue arrivait. Si les champignons viennent, disait-il, il cueillerait toute
la nuit en s’éclairant. Les matsutakes le faisaient rêver non pas seulement
comme moyen de s’en sortir, mais de s’en sortir avec brio.
Ici encore, on se trouve sur le bord, à la fois en dedans et en dehors du
capitalisme. Quand une nouvelle chaîne de marchandises apparaît, cet
homme ne s’y accroche pas à partir de la discipline d’usine mais grâce à ses
talents personnels, et comme s’il saisissait là l’une de ses nombreuses
possibilités précaires. D’un côté, c’est du capitalisme : chacun veut être un
entrepreneur. De l’autre, cet entreprenariat est modelé par les rythmes de la
campagne finnoise, avec son mélange de dénuement silencieux et
d’enthousiasme entrepreneurial. Toute marchandise qui descend le courant
le long de cette chaîne devra être désincorporée de toutes ses connexions au
cours d’un processus compliqué de traduction. Il y a ici de la place pour
imaginer d’autres mondes6.
Imaginer d’autres mondes était totalement dans l’esprit des défenseurs du
satoyama que j’ai rencontrés au Japon. Je pense plus particulièrement à
Tanka-san qui, comme Tiia, avait créé un centre de distribution de produits
naturels locaux et d’artisanat. Néanmoins, contrairement à Tiia, il ne devait
se préoccuper de trouver de quoi vivre. Il disposait d’une retraite
confortable, et il s’agissait de ses propres terres. Son centre naturel
personnel était une tentative de développer une culture de soins pour les
paysages du satoyama et un cadeau fait à ses voisins et aux visiteurs.
Comme il le soulignait, dans cette ville, les enfants avaient commencé à
prendre l’habitude d’aller à l’école en bus : maintenant qu’ils n’y allaient
plus à pied, ils sortaient rarement. Il amenait les enfants sur ses terres pour
leur montrer comment faire attention à la forêt et aussi pour y jouer. Nous
avons marché en traversant des endroits particuliers de la forêt qu’il espérait
voir les enfants découvrir : ici, deux arbres (et de différentes espèces !)
avaient poussé ensemble, noués en un seul tronc ; là, des statues
bouddhistes effondrées avaient surgi des broussailles quand il les avait
taillées ; ici une pierre naturelle coupée en deux lui faisait penser à une
femme. Il nous emmena voir les pins dont il prenait soin et qui, sinon,
seraient morts de la maladie des pins, désormais endémique dans cette
région. Le traitement était coûteux et sa femme n’approuvait pas. Mais
c’était là son engagement pour la forêt.
Tanaka-san avait construit une petite cabane au sommet de la colline et il
nous servit du thé, à Shiho Satsuka et à moi-même, pendant que nous
restions assises à contempler les arbres que nous surplombions. La cabane
était remplie d’objets curieux qu’il avait trouvés dans la forêt, depuis des
carpophores laqués jusqu’à des fruits sauvages inhabituels. Au bout d’un
moment, son beau-frère, qui travaillait dans la forêt, nous rejoignit pour
nous raconter des histoires sur la manière dont la forêt avait été exploitée en
réduisant les arbres à néant. C’était avant que la montagne soit abandonnée
et ait repoussé sous forme de broussailles. La famille de Tanaka-san vivait
dans cette région depuis cinq générations, travaillait dans la montagne, mais
lui était devenu un fonctionnaire des Postes. Il avait employé la somme
versée au moment où il avait pris sa retraite pour acheter des terres. Malgré
les frais que cela engendrait, il sentait que travailler dans la forêt avait une
excellente influence sur lui. Cela ne lui rapportait aucun revenu, mais la
capacité de la forêt à enthousiasmer les visiteurs n’avait pas de prix.
Renforcer chez les gens le sens de la nature, disait-il, rend le monde
meilleur à vivre. Si les matsutakes faisaient leur apparition, ce serait un
cadeau inespéré.
Sans le vouloir, la plupart d’entre nous avons appris à ignorer les mondes
multispécifiques qui nous entourent. Des projets pour aiguiser la curiosité,
comme celui de Tanaka-san, sont essentiels pour vivre avec les autres.
Disposer de financements et de temps est évidemment une aide précieuse.
Mais ce n’est pas la seule manière de se mettre aux aguets.
La première fois que j’ai rencontré Xiaomei, elle avait 9 ans, et sa mère
travaillait dans un hôtel à la campagne dans le centre du Yunnan, où
Michael Hathaway et moi nous nous étions installés. Elle était courageuse,
charmante et intelligente, et surtout elle adorait nous faire découvrir des
choses. Ses parents entretenaient de bonnes relations avec l’un des patrons
de matsutakes, propriétaire de l’hôtel, et sa famille se rendait parfois dans
les montagnes pour chercher des champignons et pique-niquer. Je les ai
accompagnés une fois avec Michael, et notre attention, à Xiaomei et à moi,
fut attirée par de toutes petites fraises sauvages au goût si prononcé que je
plissai les yeux quand elles atteignirent ma bouche. Au cours de la balade,
Xiaomei cueillit des russula à chapeau rouge, sans valeur mais si belles.
Son enthousiasme était contagieux, et je partageais son admiration.
Lorsque je suis revenue deux ans plus tard, je fus heureuse de voir
qu’elle n’avait pas perdu son amour de la vie. Elle nous a entraînés,
Michael et moi, voir des potagers le long de la route, puis emmenés plus
loin dans des zones non cultivées où des plantes sauvages, typiques des
endroits perturbés, poussent. C’étaient les communs latents faits de
mauvaises herbes, les « lieux vacants » qui hantent les histoires de progrès
et qui sont si souvent perçus comme dénués de valeur. Mais, pour nous, ils
regorgeaient d’intérêt. Nous nous sommes gavés de baies que nous offraient
les ronces et sommes partis en quête de petits champignons. Nous avons
suivi la piste des chèvres et examiné les fleurs. Elle expliquait ce qu’était
chaque chose et comment les gens les utilisaient. C’était ce type même de
curiosité que Tanaka-san voulait développer chez les enfants de sa ville. Les
vies multispécifiques en dépendaient.
Sans plus d’histoires de progrès auxquelles se raccrocher, le monde est
devenu un endroit terrifiant. Ce qui est ruiné nous reproche l’horreur de son
abandon. On ne sait pas trop comment continuer à vivre et encore moins
comment éviter la destruction planétaire. Heureusement, on trouve encore
des alliés, humains et non humains. On peut encore explorer les bords
broussailleux de nos paysages désolés, qui sont autant les bords de la
discipline capitaliste, de la scalabilité et de plantations abandonnées.
On peut encore capter la senteur des communs latents et cet arôme
d’automne insaisissable.

1. <matsiman.com>.
2. Lu-Min VAARIO, Alexis GUERIN-LAGUETTE, Norihisha MATSUHITA, Kazuo SUZUKI et Frédéric LAPEYRIE,
« Saprobic potential of Tricholoma matsutake : Growth over pine bark treated with surfactants », Mycorrhiza, 12, 2000, p. 1-5.
3. Pour des recherches relatives au sujet, voir Lui-Min VAARIO, Taina PENNAMEN, Tytti SARJALA, Eira-Maija SAVONEN et
Jussi HEINONSALO, « Ectomycorrhization of Tricholoma matsutake and two major conifers in Finland – an assessment of in
vitro mycorrhiza formation », Mycorrhiza, 20, no 7, 2010, p. 511-518.
4. NdT : organisme vivant dans un milieu putride.
5. Heikki JUSSILA et Jari JARVILUOMA discutent de la question du tourisme dans la Laponie contemporaine en récession :
« Extracting local resources : The tourism route to development in Kolari, Lapland, Finland », in Cecily NEIL et Markku
TYKKLÄINEN (dir.), Local Economic Development, United Nations University Press, Tokyo, 1998.
6. Un autre monde est, en fait, en cours de formation. Grâce aux activités de recrutement des femmes mariées thaï dans la Finlande
rurale en pleine dépression, un réseau de cueilleurs thaï s’est créé et cueille dans la forêt des baies et des champignons. Les
cueilleurs viennent indépendamment, en usant de leurs propres fonds. Comme ceux de l’Oregon, ils vendent leur récolte et paient
leurs propres frais. Ils investissent des écoles abandonnées dans des villages en plein déclin de la campagne finnoise ; ils
conservent leurs propres modes de vie, emportant parfois avec eux leur matériel de cuisine et même certains aliments. À la
différence des recruteurs, les cueilleurs ne sont pas originaires de Bangkok mais de régions appauvries du nord-est de la Thaïlande
où l’on parle lao. Ce sont peut-être des cousins lointains des cueilleurs Lao vivant aux États-Unis. Leur ressemblance fait que
certains se demandent : comment les forestiers finnois et les responsables communautaires peuvent-ils parler à ces nouveaux
cueilleurs ? Leur expérience et leur expertise entreront-elles en dialogue ?
Vie insaisissable, Oregon. En
souvenir de Leke Nakashimura.
Il œuvra pour garder vivante la
mémoire matsutake en incitant les
vieux et les jeunes à le suivre dans la
forêt à la recherche de champignons.

SUR LA PISTE DES SPORES


LA SUITE DES AVENTURES D’UN
CHAMPIGNON

L’un des projets de privatisation et de marchandisation les plus étranges


du début du XXIe siècle a été l’opération de faire de la connaissance une
marchandise. Il en existe deux versions étonnamment puissantes. En
Europe, les gestionnaires exigent des exercices d’évaluation qui réduisent le
travail des chercheurs à un chiffre, une somme censée exprimer toute une
vie faite d’échanges intellectuels. Aux États-Unis, on demande aux
chercheurs de devenir des entrepreneurs, se produisant eux-mêmes comme
une marque et cherchant la célébrité depuis le premier jour d’étude où l’on
ne sait encore rien. Ces deux projets me semblent insensés et, plus,
oppressants. En privatisant ce qui ne peut être qu’un travail collaboratif, ces
projets visent à étouffer la vie qui fait partie intégrante d’un trajet de
recherche.
Tous ceux qui développent un véritable souci pour les idées sont donc
obligés de créer des espaces qui vont au-delà de la « professionnalisation »
ou lui échappent, c’est-à-dire échappent aux techniques de surveillance
propres à la privatisation. Cela signifie concevoir une recherche qui requiert
des groupes enjoués et des constellations de collaborations : non pas des
congrégations d’individus calculant les coûts et bénéfices mais bien plutôt
une fine érudition qui émerge grâce aux collaborations. Une fois encore,
penser à partir des champignons peut être d’une aide précieuse.
Que se passe-t-il si on imagine la vie intellectuelle comme une zone
boisée paysanne, comme une source de nombreux produits utiles émergeant
d’une configuration involontaire ? Cette image appelle son opposé : soit,
dans les opérations d’évaluation, la vie intellectuelle est une plantation, soit,
dans l’entreprenariat académique, la vie intellectuelle est réduite à un pur
vol, à une appropriation privée de produits communaux. Ni l’un ni l’autre
ne sont très alléchants. Revenons, au contraire, aux joies de la forêt. Là on
trouve de nombreux produits utiles, des baies et des champignons jusqu’au
bois de chauffage, aux légumes sauvages, aux herbes médicinales et même
à la coupe de bois. Les ramasseurs peuvent choisir ce qu’elles veulent
recueillir et profiter de patchs forestiers avec des proliférations inattendues.
Mais les zones boisées exigent un travail permanent, non pas pour en faire
des jardinets mais bien plutôt pour qu’elles restent des lieux ouverts où
poussent des multitudes d’espèces. Les cépées pratiquées par les humains,
le pâturage et le feu maintiennent cette ouverture : d’autres espèces en font
leurs choux gras. Cela semble tout à fait correspondre à ce qu’est le travail
intellectuel. Travailler en commun nourrit les possibilités de réussites
particulières cristallisées sur des travaux individuels. Encourager le
potentiel inconnu de la création de trajets de connaissance, telle la fécondité
inattendue qui ressort d’un nid de champignons, requiert de favoriser le
travail en commun qui entretiendra la forêt intellectuelle.
C’est dans cet esprit que le Groupe de recherche mondial sur les
matsutakes, qui a rendu par ailleurs ma propre recherche possible, a tenté de
construire des collaborations audacieuses au sein de notre travail individuel
et collectif. Cela n’a pas été simple : les pressions en faveur de la
privatisation s’insinuent dans toute vie qui se consacre à la recherche. Les
rythmes de la collaboration sont nécessairement sporadiques. Mais nous
avons recoupé, taillé, débroussaillé et incendié, et notre forêt intellectuelle
commune s’est épanouie.
Cela signifie également que les équivalents intellectuels des produits de
la forêt sont devenus disponibles pour chacun d’entre nous, cueilleurs.
Ce livre n’est qu’une récolte parmi d’autres de tous ces produits en friche.
Ce n’est pas la dernière : il suffit d’une zone boisée pour nous apporter
encore et encore de nouveaux trésors. Si on trouve un champignon, ne
pourrait-il pas y en avoir d’autres ? Ce livre inaugure une série d’incursions
dans notre forêt de matsutakes. Il y aura d’autres choses sur la Chine, sur
les chaînes de commerce, sur le Japon, sur un prolongement indéfini des
sciences cosmopolites. Quelles seront les aventures exposées dans ces
nouveaux volumes alliés ?
En Chine, les excès du commerce global ont imposé des transformations
jusque dans les villages les plus isolés, créant une « Chine rurale » dont le
cœur est le commerce transnational. Les matsutakes sont le véhicule idéal
pour suivre ce développement particulier. Avec les Emerging Matsutake
Worlds [Mondes matsutake émergents], Michael Hathaway suit à la trace la
fabrication de chemins particuliers qu’emprunte le commerce mondial au
Yunnan. Son travail explore les pressions conflictuelles transnationales du
commerce et du développement durable, comme on le voit, par exemple,
avec la présence, difficile à expliquer, de pesticides sur les champignons
chinois. Il montre ainsi comment des espaces particuliers, y compris les
forêts de matsutakes, se développent à l’intérieur de connexions globales.
Une découverte surprenante est l’importance de l’entreprenariat ethnique :
dans les zones tibétaines comme dans les zones Yi, les cueilleurs et les
marchands installés dans les villages travaillent à l’intérieur de circuits
ethniques. Hathaway étudie à la fois le caractère cosmopolite et les
préoccupations traditionalistes des nouvelles aspirations ethniques nées
avec les matsutakes.
Ouvrir la science et, plus généralement, la connaissance à l’histoire
cosmopolite est une tâche urgente pour les chercheurs. La science des
matsutakes au Japon apparaît comme le site parfait pour comprendre les
croisements entre science et connaissance profane, d’un côté, et expertises
internationales et locales, de l’autre. The Charisma of a Wild Mushroom
[Le charisme d’un champignon sauvage] de Shiho Satsuka approfondit de
tels croisements pour montrer comment la science japonaise est toujours
déjà cosmopolite et profane. Elle développe un concept de traduction qui
fait que toutes les connaissances sont fondées sur la traduction. Plutôt que la
connaissance « japonaise » immaculée des imaginations orientaliste ou
nationaliste, la science des matsutakes est une chaîne de traductions. Son
travail va au-delà des épistémologies et ontologies occidentales classiques
pour explorer des formes inattendues que prennent personnes et choses au
sein du monde humain-non humain pauvrement différencié que nous
montrent les matsutakes.
Comment définir ce livre qui se refuse d’avoir une fin ? Comme la forêt
matsutake, chaque agencement contingent en soutient d’autres avec une
générosité inattendue. Rien de tout cela ne serait possible si on ne
transgressait pas la marchandisation du savoir. Les zones boisées, elles
aussi, font offense aux plantations et aux plates-bandes dépouillées. Mais il
reste difficile de faire complètement disparaître de telles campagnes
boisées. Tenaces, elles le sont aussi au niveau intellectuel : les idées nées
dans des jeux communs continuent à faire des appels du pied.
Dans The Carrier Bag Theory of Fiction [La théorie de la fiction comme
panier], Ursula K. Le Guin explique que, avec les histoires de chasse et de
meurtre, les lecteurs ont pu s’imaginer que l’héroïsme individuel devait être
le point clé d’une histoire. Au lieu de cela, elle propose que les récits
puissent recueillir des choses diverses dotées de sens et de valeurs et
puissent les mettre ensemble, à la manière d’un cueilleur plutôt que d’un
chasseur qui espère une belle tuerie. Dans ce genre de récit, les histoires ne
devraient jamais avoir de fin mais nous entraîner plutôt vers de nouvelles.
Dans la zone boisée intellectuelle que j’ai tenté d’encourager, les aventures
emmènent vers d’autres aventures et les trésors vers d’autres trésors. Quand
on collecte des champignons, un seul n’est pas suffisant : trouver le premier
m’encourage à en trouver plus. Mais Le Guin le dit avec tellement
d’humour et d’esprit que je lui laisse le dernier mot :

« Continue, dis-je, m’éloignant vers un champ d’avoine sauvage, avec


Oo Oo dans le porte-bébé et petit Oom portant le panier. Tu continues
à raconter comment le mammouth est tombé sur Boob et comment
Caïn est tombé sur Abel et comment la bombe est tombée sur
Nagasaki et comment une gelée brûlante est tombée sur les villageois
et comment les missiles tomberont sur l’Empire du mal, et toutes les
autres étapes de l’Ascension de l’Homme.
« C’est humain que de mettre quelque chose que vous voulez, parce
que cette chose vous semble utile, comestible, ou belle, dans un sac, ou
un panier, ou dans un morceau d’écorce enroulé ou une feuille, ou dans
un filet fait avec vos propres cheveux, ou n’importe quoi d’autre que
vous avez sous la main, puis de l’emporter avec vous à la maison, cette
maison étant un autre type plus grand de poche ou de sac, un récipient
à personnes, et puis, plus tard, vous le sortez et le mangez ou le
partagez, ou le rangez pour l’hiver dans un récipient plus solide, ou le
placez dans une trousse à pharmacie ou sur un autel ou dans un musée,
le lieu sacré, la zone où se trouve ce qui est sacré, et puis, le jour
suivant, vous ferez sans doute encore la même chose – si faire cela est
humain, si c’est ce qu’il faut, je suis un être humain après tout.
Pleinement, librement, joyeusement, pour la première fois1. »

1. Ursula LE GUIN, « The carrier bag theory of fiction », in Dancing at the Edge of the World, Grove Press, New York, 1989,
p. 167-168.

Vous aimerez peut-être aussi