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OKTOBERFEST

LES FÊTES D’0CTOBRE

Les deux enfants grimpaient difficilement le sentier


tortueux. L'Autriche, en ce début juillet 1901 était
magnifique. Les couleurs étaient lumineuses, les lacs, les
prairies, le ciel, tout resplendissait. L'été avait été précoce
cette année là et bien que ce soit le début de la matinée, la
chaleur écrasait déjà le petit village de Braunau, ainsi que
les vallées environnantes.
- Shlomo ! Eh Shlomo, attends-moi ! Cria le plus jeune. Il
suivait tant bien que mal son frère aîné qui, sans se soucier
des vociférations de son cadet, poursuivait son chemin vers
les alpages. Là-haut, l'air était plus frais et ils pourraient
mieux supporter cette longue journée.
Le sentier traversait des prairies et des forêts en alternance.
Shlomo était heureux d’être en vacances et libre comme l’air
pendant deux mois. Il se repassait sans cesse ce dernier jour
de l'école où Frau Lebensmann, son institutrice, leur avait
recommandé de revoir tout le programme de l'année en
révisant un petit peu tous les jours. Shlomo n'en avait que
faire. Pour lui, ces vacances étaient synonymes de bonheur.
C'est ce qui lui donnait cette énergie car il grimpait le sentier
au rythme d'un montagnard habitué aux courses en altitude.
En fait, s'il était si heureux, c'est que dans sa tête était gravé
un visage qu'il ne pourrait jamais oublier. Lorsque le regard
de Bertha croisa le sien pour la première fois, il crut qu'il ne
pourrait jamais se détacher de ses deux émeraudes qui le
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fixaient avec un air mi-sérieux, mi-moqueur. Ses longs
cheveux noirs glissaient le long de son visage comme une
cascade caresse les rochers en tombant dans le néant. Sa
couleur contrastait avec celle de toutes les autres têtes
blondes de la classe.
Shlomo lui-même était aussi blond que Bertha était brune.
Mais une chose en tous cas était sûre, il allait la revoir. Aussi
vrai qu'il s'appelait Shlomo, il lui déclarerait son amour pour
elle. Même s'il n'avait que treize ans et elle quatorze, il avait
l'intime conviction qu'elle n'était pas indifférente à ces
regards furtifs que l'on détourne mine de rien, à l'instant où
l'autre se sent observé.
C'était la nièce du père Bockmann, un paysan qui habitait
une ferme dans les alpages. Veuf depuis une dizaine
d'années, celui-ci avait recueilli Bertha. Cela faisait deux ans
que ses parents avaient trouvé la mort durant le naufrage de
leur bateau en Méditerranée. Ils partaient pour un voyage
d'étude en Egypte. Le père, ethnologue, avait scellé le destin
de sa fille en insistant pour qu’elle reste en Autriche plutôt
que de les suivre dans l’aventure. Il lui avait sauvé la vie.
Celui-ci craignait pour elle. Les maladies tropicales et la vie
rude des pays d'Afrique risquaient de lui voler sa santé. Sa
femme l'avait suivi malgré sa volonté. Elle affirmait qu'une
femme devait toujours rester aux côtés de son mari. Elle lui
avait rendu la vie si impossible qu'il avait dû succomber à
ses volontés. Ils devaient rester un an en Egypte, ils n'en
avaient jamais vu les côtes. Bertha était restée prostrée
pendant plusieurs semaines à l'annonce de la mort de ses

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parents. Elle ne mangeait plus, répondait à peine aux
questions qu'on lui posait. Elle n'avait plus que son oncle au
monde. Seulement Bertha était une nature forte. Elle sortit
de son mutisme après quelque temps, grâce à l'amour de
Bockmann. Bien que paysan et habitué aux durs labeurs de
la montagne, il n'en était pas moins un cœur d'or. Il aimait
Bertha et avait l'intention de s'occuper d'elle. Lui qui n'avait
pas eu la chance d'avoir des enfants avec sa pauvre femme,
morte trop tôt, il voyait le destin lui confier l'enfant de sa
sœur.
La pente du sentier se faisait plus rude. Les cailloux
roulaient sous ses chaussures et Shlomo commença à
accuser la fatigue. Réfugié dans ses pensées amoureuses, il
n'entendait pas cette plainte lancinante qui montait vers lui.
Soudain, il réalisa.
- Shlomo ! Shlomo ! Attends-moi ! Je le dirai à papa que tu
veux me perdre dans la forêt.
L'enfant tourna la tête et vit en contrebas une silhouette
minuscule. A vingt minutes de marche, son frère était assis
sur un rocher. Complètement exténué, il trouvait encore la
force d’appeler sans cesse. Shlomo se rendit compte qu'il
avait forcé l'allure. Trop pressé de revoir Bertha, il avait
délaissé son petit frère de douze ans qui n'avait pas pu suivre.
Son père lui avait pourtant dit de faire attention. Il était
responsable de lui en cas de problème. Il lui avait fait jurer
d'en prendre soin. C'était une condition absolument
incontournable pour qu'il l'autorise à partir dans les alpages.
En vérité, ce n'était pas son vrai père. Shlomo était issu d'un

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premier mariage. Pourtant, malgré cela, son frère et lui se
ressemblaient comme deux gouttes d'eau sauf que l'un était
blond et l'autre était brun. Pour deux demi-frères, cela était
étonnant mais cela signifiait que leur mère commune avait
une influence héréditaire très forte.
- Bon, monte ! Je vais attendre que tu me rejoignes !
Shlomo s'allongea dans l'herbe haute, les yeux vers le ciel et
une paille dans la bouche. Mettant à profit le repos forcé que
son corps réclamait, il avait envie de communier avec
l'environnement. Un silence majestueux régnait. Seul, le
bruit des abeilles l’interrompait. Un petit vent parcourait la
campagne. On aurait dit que la montagne respirait. Il
entendait au loin le tintement des clochettes des vaches dans
les prairies. La respiration de la montagne se transforma
soudain en souffle court hoquetant et crachant. Shlomo se
leva à demi et contempla son frère essayant de grimper les
derniers flancs de prairie.
Au lieu de suivre le sentier en lacet, il avait coupé au plus
court, rendant la montée encore plus difficile.
- Toi, tu vas voir ce soir, la raclée ! Je vais dire à papa ce que
tu me fais subir !
- Ce n'est pas moi qui t'ai dit de venir. Je voulais y aller seul
et c'est toi qui as insisté pour m'accompagner.
- Bon ! Où est ce qu'on va exactement ? J'en ai marre de te
suivre sans savoir où !
- On va chez le père Bockmann !
- Qu'est-ce qu'on va foutre là-bas ?

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- Tu verras bien, mais quand on y sera, t'as intérêt à la
fermer !
Le bruit des clochettes devînt plus perceptible. Le sentier ne
montait plus et longeait un plateau. C'est là que l'été, les
paysans du village faisaient paître leurs vaches. Lorsque les
deux enfants entendirent le frémissement d'une source qui
jaillissait à même la terre entre les herbes, ils s'y
précipitèrent se poussant mutuellement pour y boire le
premier.
- Pousse toi, Shlomo, je veux boire moi aussi !
- Chut ! Tais-toi !
Quelqu'un chantait non loin de là. Shlomo ne connaissait
pas cette chanson mais la mélodie était mélancolique. Il
réalisa d'un coup que les paroles n'étaient même pas en
allemand. Au détour d'un fourré, Shlomo reconnut Bertha
penchée sur un lavoir en train de tremper du linge. Ils
regardèrent aux alentours. La ferme était là, posée en plein
milieu d'une prairie en pente. Seules, quelques poules
picoraient au milieu de la cour.
- Bon, tu restes là et tu fais le guet ! Je reviens !
- Qu'est-ce que tu vas faire ?
- Ça, c'est mon affaire !
Shlomo s'approcha du lavoir en se cachant dans les fourrés.
Il profita du moment où la chanson était au plus fort pour
étouffer les bruits qu'il pouvait faire en marchant sur les
brindilles. Soudain, un grognement derrière lui le fit
sursauter. Un énorme berger allemand s'avançait menaçant,
tous crocs dehors. Shlomo se leva d'un coup de sa cachette

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et poussa un cri. Bertha s'arrêta nette de chanter et ne put
s'empêcher de rire en voyant la scène.
- Tiens ! Bonjour Shlomo ! Qu'est-ce que tu fais par ici ?
- Euh ! Salut Bertha ! Dis-moi, euh, tu peux arrêter ton chien
s'il te plaît ?
- Dick ! Viens ici mon chien, viens !
Le chien fixa le garçon d'un œil torve, sembla hésiter, puis
d'un saut, courut vers Bertha qui l'attendait accroupie, les
deux bras en avant.
Tout en caressant machinalement son chien.
- Tu n'as pas répondu à ma question. Que faisais-tu là, caché
dans les buissons ? Sais-tu que mon chien aurait pu te
mordre. Il n'aime pas les étrangers !
- Et bien, euh, je passais par-là ! Fit Shlomo tout gêné.
- On ne passe pas par-là, on y vient, c'est tout ! Notre ferme
se situe au bout de l'alpage, on ne peut pas aller plus loin
sauf avec des cordes et un équipement de montagne.
Tout en étant de plus en plus embarrassé, Shlomo ne
pouvait s'empêcher d'admirer sa perspicacité et son
intelligence.
- Eh bien ?
- A vrai dire, dit-il en rassemblant tout son courage, je suis
venu pour te voir !
S'il lui avait dit autre chose, Bertha serait partie sur le champ
en prétextant une occupation mais comme Shlomo lui avait
dit ce qu'elle avait envie d'entendre, elle continua la
conversation.
- Et tu n'es pas fatigué de monter jusqu'ici ?

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- Non ! Penses-tu ! Dit-il, sachant qu'en période d'école,
Bertha descendait et remontait à pieds, deux fois par jour.
- En tout cas, il m'a traîné de force jusqu'ici et je suis crevé !
Fit une voix sortant des fourrées.
- Qui est ce ? Demanda Bertha.
- Lui ! Oh ! Fais pas attention, c'est mon frère, ou plutôt mon
demi-frère. Je le traîne comme un boulet depuis le village et
il n'a pas arrêté de se plaindre depuis le début.
- Ah ! J'ai compris pourquoi tu m'as fait monter jusqu'ici
Shlomo, c'est parce que tu es amoureux !
Shlomo ouvrit de grands yeux, lançant des éclairs à son
frère.
- ça ne va pas non, tu dis n'importe quoi ! N'osant plus
regarder Bertha.
Tu vas voir ce qui va t'arriver !
- Oh les amoureux ! ...Oh les amoureux ! ...
- Fiche le camp ou tu en prends une !
- Oh les amoureux !...
Se retournant vers Bertha,
- Excuse-moi Bertha ! Je reviendrai te voir bientôt,
au revoir !
Se retournant d'un bond, il se mit à courir après son frère qui
ne demanda pas son reste.
- Attends Shlomo ! Fit Bertha en gloussant. Tu ne m'as pas
dit pourquoi tu voulais me voir !
Les deux enfants se poursuivaient, se dirigeant vers la
forêt de sapins au fond de la prairie. Arrivé à la lisière, le
premier commença à escalader un sapin, se collant de la

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résine dans les cheveux sur les habits et sur la peau. Arrivé
à quatre ou cinq mètres du sol, l'enfant s'arrêta, regarda vers
le bas en criant :
- Tu ne m’auras pas Shlomo, tra la lère !
- Descends de là où je le dis à ton père, tu risques de tomber
!
- C'est moi qui vais lui dire que tu m'as forcé à monter à
l'arbre !
- Bon puisque c'est comme ça, je monte !
Shlomo commença l'escalade du sapin.
- T'approche pas !
Shlomo leva la tête au moment même où le jet d’un liquide
chaud et nauséabond coula sur son visage. Son frère était en
train de lui pisser sur la figure. Il eut un geste de recul et se
mit à redescendre l'arbre à toute vitesse pour éviter de
recevoir le restant d'urine.
- Salaud ! Cria-t-il.
- Attends, tu ne perds rien pour attendre. Puisque c'est
comme ça, je m'en vais, débrouilles toi tout seul pour
retourner au village !
Le garçon redescendit le sentier, furax, en bougonnant
après son frère et se jurant que lorsqu'il l'aurait sous la main
il lui ferait passer un mauvais quart d'heure.
Shlomo poussa la grosse porte de ferme en planches de bois
brut, maintenues par des barres d'acier et des gros clous
bombés. Sa mère s'activait devant une marmite, épluchant
des pommes de terre et des oignons pour le repas du soir.

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Lorsqu'elle aperçut Shlomo, une lueur d'inquiétude passa
dans son regard.
- Où est ton frère ?
- Pas loin, il va revenir !
Sa mère fixa Shlomo dans les yeux.
- Qu'est ce qui s'est passé entre vous ? Eh bien, réponds !
La tête basse, Shlomo répondit.
- Maman, il m'a pissé dessus !
Les yeux de la mère marquèrent un moment de surprise qui
fut remplacé par un regard ressemblant à de la compassion.
Elle prit son fils dans ses bras, le serra contre elle.
- Ah ! Si Moshé était encore de ce monde !
- C'est de mon père que tu parles ?
- C'est vrai que je ne t'en ai jamais vraiment parlé. Il est mort
d'une sale maladie lorsque tu étais bébé. C'était un homme
merveilleux, intelligent, sensible et qui aimait les sciences et
les arts.
- Mais maman, pourquoi t'es-tu remariée avec cet homme
qui me sert de père. Lui et son fils, je les hais !
- Chut ! Ne dis pas ça de ton père adoptif ! Il t'a malgré tout,
nourri et élevé. Sans lui, nous serions peut-être morts tous
les deux. Essaye de comprendre, c'est normal qu'il préfère
son vrai fils à son fils adoptif !
- Oui, mais ce n'est pas normal qu'il me frappe
constamment ! Au moindre faux pas, j 'y ai droit ! Alors que
son salopard de fils...
- Non ne dis pas cela ! Vous êtes tous les deux mes enfants !
S'il y en a un qui fait du mal à l'autre, c'est moi qui en

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souffre ! Allez, va te laver ! Ton père va bientôt rentrer alors
si tu ne veux pas lui donner un prétexte pour te frapper, fait
ce que je te dis !

Dans les petits bruits familiers du soir où tout le village se


préparait au souper, une clameur remplit soudainement la
rue. Des chants, des vociférations et des rires gras se
rapprochèrent de la porte d'entrée. Tout à coup celle-ci
s'ouvrit dans un vacarme épouvantable, sous les yeux effarés
de Shlomo et de sa mère. Tous deux assis à la table se
regardèrent. Une seule seconde entre eux suffit pour deviner
la suite de la soirée. C'était jour de paye chez les douaniers
du village dont Aloïs faisait partie. Jour de paye était
synonyme de beuverie à l'auberge de la mère Dückstein.
- Allez les gars, à demain ! Fit-il en refermant la porte.
Un silence de mort régnait dans la pièce. Il descendit les
deux marches d'escalier en titubant, s'appuya sur le mur noir
d'humidité puis entonnant une chanson paillarde se retourna
vers Shlomo et sa mère. Ses yeux étaient brillants et injectés
de sang, son visage mal rasé, ses cheveux en bataille
reflétaient la détresse d'un homme qui était déjà mort. Sa
seule satisfaction dans sa vie était son fils bien aimé qu'il
portait au-dessus de tout et non pas ce bâtard, ce fils de juif
qu'il avait été contraint d'élever sous les railleries
permanentes de ses collègues de travail ainsi que des gens
du village.

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- Qu'est-ce que vous avez à me regarder comme cela ! Dit-il
d'une voix pâteuse. La mère de Shlomo fit mine de ne pas
l’entendre mais l'homme coupa :
- Où est mon fils ? Où est Adolf ?
Shlomo tenta de répondre mais sa mère répondit avant lui.
- Il est allé faire une course pour Madame Wilfrid !
Aloïs se rasséréna, et bredouilla en fixant sa femme avec ses
yeux glauques.
- Qu'est-ce que tu as fait de bon à manger Klara ?
- Des pommes de terre aux oignons !
- Quoi, encore des patates, j'en ai marre des patates ! Achète
de la viande, je veux de vrais repas moi ! J'en ai assez de
trimer tous les jours pour manger des patates !
- Mais tu ne me donnes pas assez d'argent pour...
Aloïs la frappa avant qu'elle n'ait fini sa phrase. Klara partit
en arrière, tomba le dos sur la cuisinière, bousculant la
marmite de pommes de terre. Heureusement, le choc à la tête
fut amorti par son large chignon, coiffure typiquement
autrichienne.
Shlomo se leva d'un coup et se lança tête première sur Aloïs.
Entre-temps, celui-ci avait saisi une grosse louche et
s'apprêtait à frapper de nouveau, sous les yeux horrifiés de
Klara qui esquivait tant bien que mal. Shlomo voulait
défendre sa mère. Le choc entre Aloïs et lui fut si violent que
celui-ci, sous l'emprise de l'alcool, bascula en arrière en
faisant des moulinets avec sa louche. Un choc brutal, un
craquement horrible. La tête heurta la première marche

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d'escalier. La mort le prit d'un coup, sans un dernier mot,
sans un dernier regard.
- Maman ! Je l'ai tué !
- Non mon fils, tu ne l'as pas fait exprès, c'était un accident !
Shlomo s'approcha de son père adoptif. Son corps gisait là,
la tête engoncée, comme dans un mauvais fauteuil. Les yeux
ouverts semblaient fixer Klara avec un air de reproche. Un
filet de sang ruisselait de l'oreille droite. Quelqu'un frappa à
la porte à ce moment précis. Klara et Shlomo se regardèrent.
Impossible de faire autrement que d'ouvrir. On voyait la
lumière à travers la porte. La personne qui frappait savait
qu'il y avait du monde à l'intérieur. Il fallait absolument
ouvrir cette porte... On frappa de nouveau avec insistance.
Klara surmontant sa frayeur demanda :
- Oui ! Qu'est-ce que c'est ?
Une voix bourrue répondit.
- C'est Herr Bockmann !
- Que voulez-vous ?
- Je vous ramène votre fils qui s'était perdu là-haut dans les
alpages...
A ces mots, Klara ouvrit la porte. Lorsque Bockmann
aperçut le cadavre d'Aloïs allongé de tout son long dans
l'entrée, il fit un pas en arrière.
- Que s'est-il passé ?
- C'est un accident ! Répondit Klara. Il est rentré saoul
comme d'habitude, et il a voulu me frapper !
- Comme d'habitude ! Reprit Herr Bockmann.

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Klara baissa les yeux un moment gênée d'étaler sa vie privée
à une personne qu'elle n'avait aperçue que deux ou trois fois
et qui n'avait pas très bonne réputation vis à vis des gens du
village.
- Ne vous inquiétez pas Madame ! Je vais vous aider à
l'installer sur son lit mais demain il faudra annoncer sa mort
au village !
A aucun moment Klara n'avait parlé de l'intervention de
Shlomo. Dans un état second, il se contentait de suivre le
mouvement, tout en aidant Bockmann.
- Et Adolf ! Où est-il ?
- A vrai dire il n'ose pas rentrer à la maison. Il a peur des
représailles de son frère. Il m'a plus ou moins raconté son
histoire, alors je lui ai demandé d'attendre devant l'auberge
de Frau Dückstein.
- Je vais aller le chercher dit Klara. Je lui expliquerai
doucement ce qui est arrivé à son père. Je vous remercie
pour tout ce que vous faites pour moi Herr Bockmann. Je
vous connais à peine, mais j'ai confiance en vous.
- En vérité, fit Bockmann, la raison de ma visite était
double !
Oui, voilà, ma fille m'a beaucoup parlé de votre fils !
- Eh bien ?
- J'ai besoin d'aide à la ferme, et j'étais venu vous demander
si Shlomo ne pourrait pas venir me donner un coup de main
pendant les vacances. Je vous paierai Madame, dix
Schillings par mois. Il aura le gîte et le couvert et je crois

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que vu les circonstances, j'ai l'impression qu'il ferait mieux
de remonter avec moi dès ce soir.
- La mère le regarda dans les yeux avec tant d'insistance que
celui-ci en parut gêné. Elle avait l'impression qu'il l'avait
percé à jour et qu'il savait exactement ce qui s'était passé.
- Qu'en penses-tu Shlomo ?
Shlomo ne savait plus que penser. D'un côté il y avait les
beaux yeux de Bertha, mais un travail rude à la ferme et de
l'autre, il fallait rester pour aider son frère et sa mère. Après
l'enterrement, les temps allaient devenir difficiles sans
l'argent du père.
- Tu n'es pas obligé d'y aller, lui dit Klara.
- Maman ! Tu vas avoir besoin de cet argent ! Ce n'est pas
avec celui de tes ménages que tu vas nous faire vivre. C'est
tout réfléchi, maman, c'est d'accord ! Et si Herr Bockmann
le veut bien, je suis prêt à y travailler à l'année pour la même
somme qu'il t'enverra chaque mois.
- Ça me parait correct ! Déclara Bockmann. Mais ne
t'inquiète pas Shlomo, je m'arrangerai pour que tu puisses
aller à l'école normalement, du moins, le plus souvent
possible !
En remontant le sentier pour la deuxième fois de la journée,
Shlomo se sentait coupable. Il avait bien fait d'accepter la
proposition. Ainsi par son travail, il rachèterait quelques peu
sa faute et ramènerait un peu d'argent pour faire vivre sa
famille.

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La nuit était bien avancée lorsqu'ils arrivèrent à la ferme. La
lune était plantée au milieu d'un pic et semblait les regarder
à travers les nuages. Bockmann conduisit Shlomo vers une
pièce contiguë à la grange.
- Voilà ! Tu peux t'installer là, il y a une paillasse. A toi de
nettoyer et ranger ta chambre !
La chambre, si l'on pouvait appeler ça une chambre, se
résumait à quatre murs en pierre et le sol en terre battue.
Quant au plafond, quatre planches retenaient le foin entassé
là pour l'hiver. La solidité de ces planches restait à
démontrer.
La lune continuait à le regarder à travers l'unique fenêtre de
la pièce. Une forte odeur d'herbe et de purin flottait dans
l'air. Le silence s'installa dans la nuit. Shlomo avait du mal
à s'endormir. Il se ressassait les événements de la journée.
Son père qui tombait au ralenti, se fracassant le crâne sur
l'arête de l'escalier. Son demi-frère Adolf qui s'approchait de
lui avec un air déterminé et de la haine dans les yeux. Sa
mère qui le tirait par l'épaule, impuissante, essayant de
séparer les deux frères.
Shlomo se réveilla d'un coup et mit quelques secondes pour
se rendre compte que c'était Bockmann qui lui tapotait
l'épaule.
Le soleil avait remplacé la lune d'été et était déjà haut dans
le ciel. Soudain il entendit la même voix suave, cette même
voix qu'il avait entendue la veille au lavoir. Il se leva en
titubant, enleva la paille qu'il avait accumulée dans ses
cheveux et se frotta les yeux.

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- Si tu veux manger, il va falloir sortir les vaches et nettoyer
la grange !
Shlomo acquiesça et se dirigea vers l'endroit. Il n 'y avait pas
d'accès direct depuis sa chambre, aussi fit-il le tour du
bâtiment et lorsqu'il apparut devant la porte, Bertha était là,
assise sur un tabouret, en train de traire une vache.
- Jour ! Fit Shlomo.
Bertha se tourna d'un coup et arbora son large sourire que
Shlomo connaissait bien. Ses yeux verts le fixaient
intensément.
- Veux-tu que je t'aide à porter le seau de lait ?
- Je veux bien, ça commence à être lourd ! C'est la dernière
vache, veux-tu la traire pendant que je sors les autres ?
- Bien sûr ! Dit-il avec une fausse assurance.
Shlomo s'assit à la place de Bertha et commença à s'activer.
Il tirait lamentablement sur les pis et n'arrivait pas à faire
sortir une seule goutte de lait. Il insista tellement, que la
vache commençant à s'énerver en meuglant, se mit à sortir
d'un coup de son enclos, faisant valdinguer le seau de lait et
le tabouret sur lequel était assis Shlomo.
Quand Bertha se tourna, elle aperçut Shlomo, seau à la main,
en train de courir après une vache folle, plongeant
régulièrement dans l'herbe pour essayer de la bloquer.
Quand elle le vit revenir tout penaud, elle ne put s'empêcher
d'éclater de rire. Un de ses rires clairs et chauds que Shlomo
affectionnait. Lui, une bouse de vache imprimée sur sa
poitrine, dégoulinait de sueur et de purin.

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- Tu ne pouvais pas me dire que tu n'avais jamais trait une
vache ! Dit-elle en pouffant. J'ai l'impression qu'il va falloir
t'apprendre les choses de la ferme. Mon oncle m'a dit ce
matin que tu restais là pour travailler !
- Oui, c'est vrai, mais je reconnais que j'ai beaucoup à
apprendre. D'ailleurs, il faut que je nettoie la grange
maintenant si je veux manger !
- Je vais t'aider pour la première fois ! Fit-elle, mais juste
pour t'expliquer comment marche la ferme.
Tout en balayant le foin...
- C'est joli ce que tu chantes mais je ne comprends pas les
paroles !
- C'est normal, c'est du yiddish. Ma mère me chantait cela le
soir avant de m'endormir !
Un éclair de tristesse passa dans ses yeux quelques instants,
puis...
- Bon ! Assez nettoyé, j'ai une faim de loup ! Tu viens
Shlomo ?
Les deux adolescents lâchèrent leurs balais et râteaux et se
précipitèrent vers la maison principale, située un peu plus
haut.
Ils pénétrèrent dans la cour, évitant une nuée de poules et
canards. Gloussant et caquetant, ils essayaient d'attraper le
plus possible de grains de maïs lancés par Bockmann, depuis
la porte d'entrée.
- Entrez les enfants !
La maison était sombre et se résumait à une grande pièce
servant à la fois de salon et de cuisine. Une petite porte au

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fond donnait accès à une chambre. La maison sentait
l'oignon et le tabac, ces odeurs qui marquent et qui rassurent
lorsque l'on est enfant.
Shlomo aperçut sur la grande table épaisse des tranches de
pain coupées, une motte de beurre, du lait chaud et un
jambon énorme dans lequel était planté un long couteau
pointu, effilé, avec un manche sculpté.
Chez sa mère, il n'aurait eu droit qu'à un quignon de pain,
trempé dans du café âcre sans sucre. Il n'osa rien faire et rien
dire mais ses yeux ne pouvaient se détacher de cette table.
Bockmann surprit le regard de Shlomo et sourire en coin,
leur fit signe qu'ils pouvaient s'installer et déjeuner.
Il ne se le fit pas dire deux fois et se précipita sur la
nourriture. Face à face, Shlomo et Bertha se regardaient en
souriant, tout en avalant de longues tartines de beurre et de
miel. Pour la première fois depuis longtemps, il était bien.
Sa vie allait devenir plus difficile, mais tant pis, il préférait
cela à la vie au village. Et puis il y avait Bertha. Peut-être
que s'il restait assez longtemps à la ferme, elle deviendrait
un jour sa femme et ils auraient des enfants.
Tout en engouffrant une grande tasse de café au lait, il se
voyait avec Bertha en tenue somptueuse de mariage, des
gens joyeux autour d'eux.
- Monsieur Shlomo Kohlwitz, voulez-vous prendre comme
épouse, mademoiselle Bertha Klarsfeld ici présente ?
- Oui !

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Vienne, 29 Juin 1914.
Treize ans sont passés et en ce début d'été, les Viennois
tentent de trouver un peu de fraîcheur dans les tavernes et
les bistrots d'Hoffbürgplatz. De gros teutons au teint
rougeaud sont assis là, sous les chênes et les tilleuls, la
chemise grande ouverte, d'énormes chopes de bière devant
eux. Et ils sont là, à plaisanter, à parler politique ou à rire à
gorges déployées.
Des femmes chics, habillées à la mode de Paris, déambulent
le long du Ring, l'une des grandes avenues de la capitale
Autrichienne, léchant les vitrines, faisant tournoyer leurs
ombrelles sur leurs épaules et regardant d'un œil oblique ou
semblant ignorer les nuées de mendiants tendant la main à
leurs passages.
Au parc Augarten, les calèches chargent leur cargaison de
touristes, surtout des Allemands, et remontent la promenade
du Prater jusque dans les allées fleuries du palais du
Belvédère.
De nombreux bancs publics permettent aux amoureux d'être
en tête à tête sous les grands tilleuls, sans que personne ose
venir les déranger.
Sur un de ces bancs publics, deux yeux glauques essayent
d'émerger de la torpeur et du brouillard dans lesquels ils se
trouvent. Le cerveau prêt à éclater, la bouche pâteuse, une
barbe de six jours, Adolf, dans son inconscience avait
semblé percevoir un déclic, quelque chose d'important,

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quelque chose qui avait réussi à le sortir peu ou prou du
coma éthylique dans lequel il se trouvait.
Il avait quitté son village depuis de nombreuses années pour
chercher un travail aussi rare que précieux. Les temps
difficiles avaient considérablement réduit ses projets
d'avenir. Après de nombreux emplois temporaires, il avait
fini sa courte carrière aux petites sœurs des pauvres, ce qui
lui permettait de survivre. Mais à vingt-cinq ans, il était
devenu moitié vagabond, moitié mendiant. Il n'avait plus
jamais revu son demi-frère Shlomo mais avait appris par sa
mère Klara, que celui-ci s'était marié avec une jolie fille
nommée Bertha et qu'ils avaient eu un fils, c'est tout.
Il ignorait que Klara était morte en 1906 d'une angine de
poitrine et que les dernières images que celle-ci ai pu voir de
ce monde, étaient celles de Shlomo et de Bertha penchés à
son chevet pour accompagner sa mort de la manière la plus
douce.
Adolf réussit à se mettre assis sur son banc. Il contempla un
moment l'air hagard, le palais du Belvédère qui se dressait
au fond de l'avenue, indifférent aux gens qui passaient.
Soudain, de nouveau, il réalisa que quelque chose
d'important se passait. Il avait du mal à se concentrer sur ce
qu'il voyait et entendait. La luminosité l'aveuglait à moitié
mais par flash, les images devenaient nettes et les sons
audibles à son cerveau embrumé.
La foule agglutinée contre les kiosques à journaux se battait
presque pour obtenir leur quotidien. Il ne comprenait pas

20
cette agitation anormale, mais son intuition ne l'avait jamais
trompé. Il se passait quelque chose d'important.
- Dernières nouvelles ! L'assassinat de l'archiduc !
Proclamait un adolescent d'une douzaine d'années, une pile
de journaux sous le bras.
Demandez "Der Wienner" ! Cria de nouveau le morveux.
Adolf lui fit signe de venir mais à sa vue, le jeune le regarda
d'un air moqueur et changea de direction.
- Attends ! Eructa Adolf qui lui faisait miroiter une pièce
d'un schilling, la dernière qui lui restait de son salaire à
l'entreprise de Herr Hassel où son travail ingrat consistait à
gratter des portes et des fenêtres toute la journée et à
repeindre des volets dans un local non ventilé.
- Attends ! Répétait-il.
A la vue de la pièce, le gosse s'approcha du clodo, attrapa
la pièce au vol et la serra entre ses dents pour être sûr de ne
pas se faire rouler.
- Voilà votre journal Monseigneur ! Fit-il d'un ton gouailleur
en lui lançant à travers la figure. Aucun son vraiment
intelligible ne sortit de la bouche d'Adolf. Il se dressa, tenant
son journal comme si sa vie en dépendait, s'adossa au banc
et se plongea dans la lecture des gros titres. Ses yeux lui
faisaient l'effet d'un zoom mal réglé en parcourant le gros
titre de la première page.
- "Assassinat de l'Archiduc François Ferdinand d'Autriche à
Sarajevo"

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D'après ce que disait le journal, c'est un étudiant bosniaque
nommé "Princip" et citoyen autrichien qui aurait fait le coup
avec l'aide d'un membre de l'état-major serbe à Belgrade.
Adolf n'avait jamais pris parti pour les Habsbourgs car il
était plutôt du genre anarchiste mais ce crime contre
l'héritier de son pays l'Autriche, préludait à un avenir
sombre. Et ça, il le pressentait, les conséquences allaient en
être terribles. Il réussit à se lever, humant l'air autour de lui
puis d'un pas mal assuré, tourna dans la Mariahilferstrasse,
s'accrochant au mur d'une main et tenant son journal dans
l'autre. Manquant de se faire renverser par une calèche,
celui-ci traversa au bout de l'avenue où se situait le local des
petites sœurs des pauvres. Il entra dans le couloir et
déboucha dans une grande salle où de longues tables étaient
alignées, prêtes à recevoir tous ceux qui désiraient faire une
pause dans leurs longues vies d'errance.
- Mais ce n'est pas l'heure du repas ! Allez ouste, dehors !
Les horaires sont marqués à l'entrée. Revenez dans deux
heures !
- Non ! Non ! Je ne suis pas venu pour manger ! Dit-il
devant les yeux étonnés de la femme qui avait l'habitude d'en
voir de toutes les couleurs. Elle était aguerrie à toutes les
ruses et stratagèmes des clochards pour quérir de la
nourriture et des bouteilles de vin distribuées généreusement
et financées pour moitié avec la nourriture par l'armée du
Salut qui voyait par ce biais une solution pour adoucir le sort
des pauvres gens.

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- Non ! Je ne suis pas venu pour manger ! Répéta Adolf. Je
suis simplement venu vous dire que c'est terminé, que je n'ai
plus l'intention de vivre comme cela. J'ai décidé de m'en
sortir, de ne plus toucher à l'alcool, et puis j'ai vingt-cinq ans
et la jeunesse avec moi. J'y arriverai, croyez-moi ! C'est la
dernière fois que vous me voyez ici !
Le regard d'Adolf semblait vraiment sincère. Des larmes
passèrent dans les yeux de la sœur qui bien qu'imposante et
l'air bourru, possédait un cœur gros comme ça. Elle lui fit
signe de le suivre se dirigeant vers les cuisines, prit la
première page du "Der Wienner" d'Adolf, y glissa une
dizaine de pommes de terre et avec un air de connivence mit
son doigt sur sa bouche et fit :
- Chut ! Ne le dites surtout à personne, je n’ai pas envie
d'avoir tous les clochards sur le dos toute la journée. Eh bien,
bonne chance, j'espère que Dieu vous aidera dans votre
tâche. Sur ce, Adolf lui serra la main en la remerciant et
sortit du local sans se retourner. S’il l’avait fait, il aurait lu
sur la porte ces inscriptions : ’ REMERCIE DIEU POUR CE
QUE TU ES ET POUR CE QUE TU DEVIENDRAS’.

- Que veux-tu Adolf ? Lança Herr Hassel.


- Je voudrais que vous me repreniez, j'ai besoin de travail !
C'est promis, je ne boirai plus pendant le boulot et je serai à
l'heure. ! Comment puis-je te croire ? Cela fait plusieurs fois
que tu me racontes les mêmes histoires et au bout de

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quelques jours, je ne peux plus compter sur toi. Tu sais, tu
n'es pas le seul à chercher du travail. Il y en a des dizaines
comme toi qui viennent me voir, tous les jours !
- Faites-moi confiance ! Reprit Adolf. Je connais le travail,
je sais que c'est pénible, mais ça ne fait rien, cette fois-ci, je
vous promets d'être sérieux !
Hassel réfléchissait tout en écoutant Adolf.
- Mmm ! C'est vrai, tu connais le travail. Je veux bien te
reprendre dans mon équipe mais je te préviens, au moindre
problème, je te fous dehors, compris ?
Les yeux d'Adolf se remplirent de joie. Hassel venait de lui
donner la chance qu'il espérait, celle de redevenir un homme
normal, avec un toit, de quoi manger et surtout, il se l'était
juré, pouvoir sortir de l'alcoolisme pour ne pas suivre le
même chemin que son père adoptif.

28 Juillet 1914, un mois plus tard.


Adolf ! Viens par ici, s’il te plaît... Bon, écoute, cela fait un
mois que tu retravailles pour moi et je dois reconnaître que
tu as changé. Tu es à l’heure au travail, et celui-ci est fait
impeccablement. J’ai donc décidé de te faire confiance et je
t'inclus aujourd'hui même dans mon équipe itinérante. Un de
mes hommes est tombé d'un échafaudage et s'est cassé la
jambe. Si je suis content de toi, tu y gagneras ta place dans

24
l'équipe, tu sais que c'est mieux payé, j'espère que je peux
compter sur toi.
- Bien sûr Herr Hassel, je suis prêt quand vous le voulez !
- Bon, l'équipe travaille actuellement dans la
Salzbourgerstrasse au numéro huit. Tu reconnaîtras
facilement l'immeuble, c'est le seul dans le coin flanqué d'un
échafaudage. On est en train de repeindre toute la façade. Tu
te présenteras de ma part à Monsieur Stolz, mon
contremaître, il est au courant.
- D'accord Monsieur Hassel, j'y vais de suite !
Adolf avait à peine passé la porte que Hassel le rappela.
- Dis-moi, Adolf !
- Oui !
- Je ne sais si tu es au courant mais l'Autriche est sur le point
de déclarer la guerre à la Serbie, enfin, c'est une rumeur, ce
n'est pas confirmé !
- Vous savez patron, je ne me mêle pas de politique, alors !
- On voit que tu ne lis pas les journaux. La Russie est sur le
pied de guerre et l'Allemagne risque également de rentrer
dans le conflit !
- J'espère que toutes ces rumeurs resteront des rumeurs !
Répliqua Adolf... Bon, j'y vais !
Tout en chemin Adolf réfléchissait. Si la guerre éclate, cela
ne peut-être que bon pour les affaires d'Hassel, ne doutant
pas de la supériorité Austro Allemande.
Arrivé dans la Salzbourgerstrasse, il aperçut un grand
immeuble blanc enrobé, d'un échafaudage de quatre étages

25
et un homme d'une cinquantaine d'années qui semblait
diriger l'ensemble.
- Monsieur Stolz ! Cria Adolf. Celui-ci se trouvait au
deuxième étage de l'échafaudage. Je viens de la part de
Monsieur Hassel !
L'homme lui fit signe de monter. Adolf commença à grimper
par un escalier à barre d'acier flanqué sur le côté de
l'échafaudage. Il était à peine arrivé à la moitié de l'étage,
qu'un pot de peinture blanche dégringola de l'échelle en
rebondissant, le ratant de peu, éclaboussant tout sur son
passage et explosant au sol en une gerbe blanche de plus de
deux mètres de haut. Quand il examina sa tenue, elle était
maculée de blanc de la tête aux pieds. Continuant à monter
à son échelle, il entendit des rires fuser au deuxième étage.
Lorsque dans un état lamentable, il y arriva, le contremaître
leva sa casquette pour le toiser avec un regard qui ne laissait
planer aucun doute sur ses intentions.
- Ecoute bonhomme ! Dit-il ! Nous, on ne veut pas de toi,
c'est compris ? Helmut, c'est notre copain, il s'est peut-être
cassé la jambe, mais personne ne le remplacera dans notre
équipe. Et puis de toute manière, nous prenons tous sa part
de travail car cette charogne d'Hassel a oublié de te dire que
pendant qu'Helmut est arrêté, il ne touchera aucun subside
ni de lui ni de personne. Tu comprends ça ? La somme que
tu devrais gagner ici est celle-là même que nous allons
donner à Helmut et sa famille pour qu'il puisse subsister le
temps de son rétablissement.

26
- Adolf resta dubitatif. Il sentait la tension monter chez les
trois hommes, mais d'un autre côté, lui aussi avait besoin de
ce travail et c'est son patron qui le lui avait demandé.
S'essuyant la paupière tachée de gouttelettes de peinture, il
repéra une poulie suspendue à sa gauche, droit dans le vide.
Les trois hommes s'approchaient, menaçants. L'homme à la
casquette répliqua.
- Alors, tu as fait ton choix ?
- C'est tout choisi ! Déclara Adolf. J'ai trop besoin de ce
travail et rien ne me fera changer d'avis !
Stolz retroussa ses manches.
- Laissez-le moi les gars !
Adolf regarda à droite et à gauche. Stolz sauta sur lui les
deux mains en avant pour lui saisir la gorge. Adolf appuya
instinctivement ses deux pouces sur les orbites de Stolz pour
repousser sa tête et lui faire lâcher prise. Adolf sentit l'air lui
manquer, il suffoquait. S'il ne trouvait pas un moyen de
sortir des griffes de Stolz, celui-ci finirait par l'avoir.
Enfonçant ses pouces de plus en plus profondément, dans
les orbites du contremaître, Adolf sentait l'étreinte se
desserrer de sa gorge. La limite à la douleur était atteinte,
Stolz lâcha la gorge d'Adolf quelques secondes pour enlever
ses pouces meurtriers.
Celui-ci en profita dans un dernier sursaut d'énergie pour
pousser la tête de Stolz contre la poulie à l'extérieur, tout en
gardant ses doigts sur ses orbites. Stolz vacilla un instant,
assommé par la poulie, se cassa en deux puis roula sur les
planches de l'échafaudage sous les yeux médusés de ses

27
collègues. Celui-ci continua à rouler sur les planches et
bascula d'un coup dans le vide. Son corps fit un bruit mat
lorsque celui-ci s'empala sur la grille du jardinet disposé
devant l'immeuble.
Une barre l'avait transpercé de part en part, perforant le
poumon et le cœur. Une autre faisait un angle bizarre avec
son cou, la moelle épinière sectionnée. L'artère aorte
transpercée, le sang coulait à gros bouillon, qui mélangé à
l'air des poumons faisait un bruit d'évier que l'on pouvait
entendre depuis le deuxième étage.
Des gens accouraient dans la rue, des cris d'horreur de
femmes, ses collègues étaient penchés à l'échafaudage.
Profitant de la panique, Adolf réfléchissait vite et tout en
reprenant son souffle, repéra une fenêtre entrouverte à son
niveau et n'hésita pas un instant à y pénétrer en refermant
derrière lui.
Les autres, impressionnés par le spectacle de leur collègue
gisant en contrebas, ne s'étaient même pas aperçus de sa
fuite.
Il pénétra dans l'appartement sur la pointe des pieds
entendant du bruit de casserole dans la cuisine. Il arriva dans
le hall d'entrée, ouvrit la porte doucement et s'éclipsa
discrètement par la cage d'escalier. Les autres avaient dû
maintenant se rendre compte de sa fuite et il n'était donc pas
question de fuir par la rue.
Sans rencontrer personne, il arriva au rez-de-chaussée,
s'approcha à pas de loup de la porte d'entrée vitrée et jeta un
œil à l'extérieur. La foule avait triplé devant le spectacle

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hallucinant de cet homme, figé là, comme un pantin
désarticulé.
S'il sortait par-là, il risquait soit de tomber sur les deux
autres, redescendus par l'échelle, ou soit d'être pris à partie
par la foule. Le bruit sec d'un verrou intérieur le sortit de ses
pensées.
Pris au piège, non, il restait encore une chance.
La concierge, occupée à sa cuisine, avait machinalement
passé la tête à sa fenêtre en entendant la rumeur montant de
la rue.
Lorsqu'elle sortit dans le couloir, elle alla ouvrir la porte
d'entrée d'un pas traînant. Adolf, caché sous l'escalier,
n'avait pas remarqué le silence régnant en ces lieux car une
fois la porte ouverte, il avait l'impression d'être dans la rue.
Il en profita pour se diriger vers une porte au fond du couloir.
Celle-ci donnait sur une petite cour intérieure. Traversant la
cour rapidement et sans bruit, il sauta un petit mur de deux
mètres environ et se retrouva dans un jardin potager. En
cette période de l'année, les pommes de terre et les carottes
étant à maturité, il arracha tout ce qu'il put, les fourrant dans
sa veste en faisant un nœud avec les manches.
Une petite porte se trouvait au fond du jardin mais elle était
fermée à clé. On entendait de l'autre côté, le bruit des
calèches et de quelques automobiles qui passaient.
- Eh ! Vous ! Qu'est-ce que vous faites là ? Lui lança
menaçant un vieillard, chapeau de paille sur la tête, armé
d'un couteau à biner.

29
Sa voix plus que menaçante, était empreinte d'inquiétude et
les derniers mots s'étaient étranglés au fond de sa gorge.
Sans chercher à demander son reste, Adolf tenta d'escalader
le mur, la veste attachée autour de son cou. Il entendait le
vieillard s'approcher à pas lourds. Calculant mentalement
qu'il lui faudrait environ trente secondes pour arriver jusqu'à
lui, il en était déjà à sa troisième tentative.
Lorsqu'il se retourna, l'homme était sur lui. Une poussée
d'adrénaline l'envahit. Dans un dernier élan, il attrapa le haut
du mur, se hissa en sentant des coups dans son dos.
Heureusement, le vieillard s'acharnait sur les patates
d'Adolf.
C'est une fois en haut du mur qu'il se rendit compte que le
rebord était constellé de bouts de verre en prévision des
rôdeurs. Ses mains et ses genoux étaient en sang. Adolf toisa
un instant le vieux qui vociférait et commençait à ramasser
des pierres. Il lui fit un joli bras d'honneur et avant que le
vieux n'ait pu lui lancer une seule pierre, Adolf se retrouva
dans la rue.

Il déambulait sur Mariahilferstrasse en direction du sud vers


le château de Schönbrunn. Les gens qu'il croisait le
regardaient avec insistance. Sa démarche mal assurée et ses
vêtements sales et ensanglantés ne le faisaient pas passer
inaperçu. Si la police le coffrait, elle ferait forcément le
rapprochement avec l'accident de Stolz. En tout cas, c'était
bien un accident. Il n'avait jamais eu l'intention de le tuer,
juste l'assommer. Il n'avait pas eu le temps de le retenir,

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l'autre avait filé entre ses doigts et était tombé comme une
masse.
Plus il s'éloignerait de Vienne et plus il aurait des chances
de s'en sortir. D'ailleurs, tout commençait à devenir clair
dans sa tête. Ce salaud d'Hassel devait parfaitement
connaître la situation. S'il l'avait envoyé à ce chantier, c'était
dans un but bien précis.
Adolf pensait...
- S'il avait voulu se débarrasser de moi sans me payer, il
m'aurait simplement foutu à la porte... Non ! Ce n'est pas
cela.
Ça y est, j'ai compris ! Ce salopard est un malin.
La mort de Stolz lui donne une bonne raison pour virer son
équipe, ainsi il conserve pour lui, les salaires et les arrhes
des propriétaires. S'il agit de même avec ses autres équipes,
le voilà à la tête d'un beau magot. Voilà une drôle de manière
d'expédier ses affaires J'ai l'impression qu'il a senti le vent
tourner et qu'il compte sur la mobilisation générale en
Autriche, pour disparaître une fois pour toute. Celui-là, s'il
me retombe entre les mains, je ne donne pas cher de sa peau.

Le grenadier Richtig passa sa main sur sa figure pour tenter


d'essuyer la pluie et la boue sur son visage. Un gobelet de
café chaud avait été distribué à tous les hommes de la
tranchée et tous les visages s'éclairaient. Là-bas à cent
cinquante mètres se trouvait la tranchée française, et ceux-là
devaient faire exactement la même chose qu'eux. Dans les

31
plaines de l'Aisne en ce mois de janvier 1915, il ne faisait
pas très froid mais ce qui était démoralisant, c'était cette
pluie incessante qui pénétrait les vêtements et transformait
le champ de bataille en fondrières et marécages.
Enfin, si une bataille avait lieu là, cela se saurait. Pour le
moment, c'était le statut quo. Le Général Von Kluck avait
conduit ses troupes dans la plaine de la Marne contre celles
du Maréchal Joffre pensant celle-ci en déroute mais c'était
un repli tactique et Joffre avait contre-attaqué sur les flancs
de l'armée allemande et avait repoussé celle-ci jusque dans
l'Aisne.
En ce début 1915, c'était la paralysie des fronts qui s'étendait
de la mer du Nord à la Suisse.
On entendait chanter dans la tranchée française. Richtig
ajusta ses jumelles et parcourut l'horizon le long de la
tranchée ennemie.
- Qu'est-ce qu'ils mijotent encore ceux-là ?
La nuit commençait à tomber et sous ce ciel gris et bas, le
soleil n'avait pas réussi à percer une seule seconde. Les yeux
des soldats avaient du mal à percevoir les reliefs et c'était
toujours dans ces moments-là qu'il fallait se méfier des
français.
Sa décision prise, Richtig lança.
- Etat d'alerte générale !
Richtig venait de l'armée de terre, c'était un spécialiste du
minage. De plus, il était capable de fabriquer toutes sortes
de bombes avec à peu près n'importe quoi. Bien que très

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jeune, il avait acquis ses galons de sergent dans la plaine de
la Marne.
Ses supérieurs avaient reconnu en lui, une autorité capable
de mener ses hommes au combat et une habileté à les
ramener tous, sains et saufs.
- Vous trois, au bout de la tranchée ! Au moindre bruit
suspect, tirez !
- Karl, Frantz et Adolf, avec moi !
- Herbert, prends trois hommes et va à l'autre bout de la
tranchée et fait gaffe !
- Adolf ! Tu vas me lancer une fusée éclairante dans ce coin-
là. J'ai l'impression qu'il s'y mijote un truc pas catholique.
Adolf obtempéra. Depuis l'affaire Stolz à Vienne, il était
parti à Berlin, pour essayer de s'engager dans l'armée
allemande. Après la mobilisation générale, le 1er août 1914,
il avait pensé que finalement, c'était le meilleur moyen de
manger à sa faim. Il s'était donc présenté au Q.G. à
Tempelhof, où se trouvait un petit aérodrome militaire
allemand. Il aurait aimé être dans l'aviation, armée toute
récente mais qui était essentiellement réservée à
l'aristocratie.
- Connaissez-vous la mécanique ? Lui avait demandé le
sergent recruteur.
- Non, mais je ne demande qu'à apprendre ! Avait répondu
Adolf.
- On va s'occuper de vous ! Lui avait-on dit.
On s'était tellement bien occupé de lui qu'il s'était retrouvé
dans l'armée de Von Kluck, avait subi la bataille de la

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Marne, et s'était retrouvé à moitié enterré dans une tranchée
du nord de la France.
Adolf tira. La fusée en crépitant diffusait une lueur blafarde
sur le champ percé comme un gruyère et rendait l'endroit
encore plus sinistre. On se serait cru sur la lune. Au moment
où la fusée retomba, Richtig écarquilla ses yeux, il lui avait
semblé avoir aperçu quelque chose. Le silence était retombé
sur le champ de bataille et la fusée avait été engloutie par la
nuit.
Le souffle chaud des soldats provoquait instantanément des
jets de vapeur. La tension était palpable.
- Adolf ! Une autre fusée vite ! Cria Richtig.
Le moment où la fusée s'éclaira dans le ciel marqua le début
de l'attaque.
A peine à cinq mètres d'eux, une rangée de soldats français
sous les ordres de leur chef, se leva d'un coup. Les hommes,
baïonnette au canon, se lancèrent à l'assaut de la tranchée
Allemande en criant pour se donner du courage et
impressionner leurs ennemis. Les Allemands
décontenancés, ne savaient plus trop s'ils devaient faire face
ou s'enfuir.
Les Français n'étaient plus qu'à deux mètres d'eux.
- Feuier ! Hurla Richtig pour couvrir les cris des Français et
galvaniser ses hommes.
Les premiers Français s'affalèrent au sol, redonnant du
courage aux soldats Allemands. La seconde rangée
d'ennemis était déjà sur eux. Pas le temps de recharger les
armes. Richtig accueilli le premier, qui avec l'élan,

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s'embrocha de part en part sur sa baïonnette et tomba dans
la tranchée. N'ayant plus d'arme, Richtig essaya de parer le
coup de lardoire qui lui transperça l'épaule gauche. Il
entraîna le Français dans sa chute et malgré la douleur, lui
transperça le ventre avec son casque à pointe.
Adolf, pendant ce temps, s'était emparé de la mitrailleuse
juchée sur le talus dont le servant avait été tué dès les
premiers coups de feu. Alors que les Français semblaient
dominer la situation, celui-ci se mit à arroser les lignes
ennemies qui arrivaient à la rescousse ainsi que ceux qui
avaient réussi à pénétrer dans la tranchée. Adolf tirait dans
la nuit, mû par une force qu'il avait du mal à maîtriser. Il ne
les distinguait pas vraiment, mais il entendait leurs cris
terribles. Les balles de gros calibre déchiquetaient leurs
corps, les uns après les autres. Les Français avaient compté
sur l'effet de surprise en tuant le mitrailleur en priorité et en
attaquant en masse. Le piège se refermait maintenant sur
eux.
Prenant deux chapelets de balles autour de la taille, celui-ci
se saisi de la lourde mitrailleuse mais parvînt avec du mal à
la décrocher de son support. Lorsqu'il aperçut Frantz au
corps à corps avec un Français, Adolf ajusta et profita d'un
instant où les deux hommes étaient séparés pour tirer une
salve. Les bras de l'homme firent des moulinets en l'air mais
sa tête n'était plus là. A la base du cou, un jet de sang giclait
par saccades, le cou lui-même n'était plus qu'une bouillie
informe.

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Frantz regarda Adolf et lui fit un signe de la main. Grâce aux
lanternes occultées, disposées deci-delà le long de la
tranchée, une pâle lueur diffusait une lumière blafarde qui
permettait à Adolf de distinguer ses compagnons dans la
tranchée, mais au-delà, c'était la nuit noire.
- Viens m'aider Frantz ! Cria Adolf.
La mitrailleuse pesant plus de trente kilos, tous deux
l'amenèrent au bord de la tranchée. Un rapide coup d'œil sur
Richtig, Adolf pensa qu'il allait s'en sortir. Assis dans la
boue, crispé par la douleur, celui-ci continuait à donner des
ordres.
- Dis sergent, ne penses-tu pas que ce serait le bon moment
pour attaquer ceux d'en face ? Demanda Adolf.
Richtig le regarda avec des yeux pleins de malice, un petit
rictus de douleur au coin du visage.
- Vas-y, mon gars ! Rassemble tout le monde et à l'attaque.
Nous n'aurons jamais une meilleure occasion.
Une dizaine d'hommes entouraient Richtig. Tous les
Français s'étaient repliés mais les coups de feu continuaient
de la tranchée.
- Vous êtes maintenant sous les ordres d'Adolf, obéissez-lui
comme si c'était moi !
- Frantz ! Aide-moi à porter la mitrailleuse et les bandes.
- Disposez-vous sur une seule rangée le long de la tranchée.
Nous allons avancer en silence et en finir avec l'ennemi !
Les hommes avançaient dans la nuit sans lune, l'ordre s'était
transmis d'homme à homme. Tout à coup, Frantz trébucha

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sur une masse molle et sursauta. On entendait des
gémissements tout près.
- Karl ! Balance-moi une fusée éclairante directement dans
leur tranchée.
La fusée chuinta, partit en zigzag à l'horizontal et vint
heurter une masse dans la tranchée adverse. Des cris
retentirent de tous côtés, lorsque la fusée crépita en éclairant
le camp ennemi.
Celle-ci avait heurté un groupe de quatre hommes qui
s'étaient réfugiés là, tentant de trouver le repos.
Le premier Français l'avait prise en pleine face et se
recroquevillait comme un ver de terre que l'on vient de
couper en deux. Les trois autres n'avaient pu éviter des
brûlures graves aux bras et aux jambes et essayaient tant
bien que mal en rampant sur le dos, de s'éloigner des restes
de la fusée.
Ce fut le moment de la contre-attaque pour les Allemands
qui investirent toute la tranchée sans rencontrer de
difficultés majeures.
Une pâle lueur éclaira l'horizon. L'aube faisait apparaître un
spectacle hallucinant. Des brumes traînaient au ras du sol.
On avait l'impression que des spectres blanchâtres sortaient
du champ de bataille pour s'élever vers les nues.
Adolf avait complètement oublié le froid du petit matin.
Avec son groupe, ils avaient fait des dizaines de prisonniers
et les avaient cantonnés dans une salle creusée à même le
sol.

37
La tranchée était conquise, mais cette victoire ne donnait pas
une grosse supériorité aux Allemands, car à quelques
centaines de mètres derrière, se trouvait le gros de l'armée
de Joffre.
Ce n'était donc pas l'action d'une poignée de soldats qui
influerait sur le sort de la guerre, surtout que l'ennemi
pouvait très bien reprendre la tranchée le lendemain.
Un peu plus tard, dans la matinée, Adolf, Frantz et leur
groupe virent s'approcher des soldats Allemands venant de
leur camp.
Richtig leurs avait demandé de tenir la tranchée, coûte que
coûte. Pour le moment, il n'y avait aucune réaction de la part
des Français.
Parmi les soldats se trouvait un Oberlieutenant, on le
reconnaissait à ses gros galons dorés, cousus sur les manches
de sa veste.
- Je suis fier de vous ! Dit-il en arrivant sur place.
- Ce sont ces deux hommes ! Fit Richtig, tenant son bras en
écharpe et désignant Frantz et Adolf.
- Ils m'ont sauvé la vie ainsi que celle de beaucoup de nos
hommes !
- Messieurs, je suis fier de vous ! Répéta l'officier. Pour cet
acte de bravoure, j'appuie votre nomination au grade de
caporal et cette nomination prend effet aujourd'hui même.
Messieurs, vos noms s'il vous plaît !
Frantz et Adolf se regardèrent pendant que l'officier sortait
un calepin et un crayon.
- Frantz Albrecht, répondit le premier.

38
- Adolf ! Adolf Hitler répondit le second.

Une Hispano-Suiza longeait tranquillement le Wannsee, un


lac à l'ouest de Berlin. Ron Abbot admirait ce paysage
magnifique qui lui rappelait son pays d'origine, le Canada.
Le lac, en ce début de mois d'octobre 1936 était d'une beauté
sans pareil. Plus l'automobile progressait, plus les couleurs
du lac passaient du bleu phtalique au bleu de cæruleum et
finissaient en gris perle et vert sapin. Les reflets de la forêt
le transformaient en un kaléidoscope d'une myriade de
couleurs.
Ron était perdu dans ses pensées. Issu d'une famille de
Toronto, son père Edward, riche industriel n'avait qu'un
espoir dans la vie, c'est que son fils reprenne un jour ses
affaires.
Edward possédait environ un dixième des forêts
canadiennes, fortune qu'il tenait de ses grands-parents,
anciens colons anglais du siècle dernier. Celui-ci avait fondé
en 1920, la Abbot Paper company, compagnie qu'il avait fait
fructifier année après année et comptait sur son fils pour
reprendre un jour le flambeau.
Ron n'avait pas dit non à son père qu'il aimait plus que tout,
mais ses inspirations pour le moment le dirigeaient vers le
journalisme politique.
Il n'avait eu aucun mal à obtenir une carte de presse car
lorsque l'on s'appelle Ron Abbot et que l'on est le fils d'un

39
des magnats du papier, un journal vous accueille à bras
ouverts.
Lorsqu'il déclara à son père qu'il voulait suivre les
événements en Europe, celui-ci s'était mis en colère.
- Ça ne va pas, non ! L'Europe est instable en ce moment. La
France vient de devenir communiste, l'Allemagne et l'Italie
ont un régime fasciste, et toi, petit journaliste débutant, tu
voudrais aller là-bas. Mon fils, ta place est ici avec moi !
Tu sais, depuis que ta mère est morte, j'ai travaillé jour après
jour, et c'est pour toi que je l'ai fait !
- Père, un jour, je vous le promets, je reviendrai prendre la
place que vous me réservez, mais je suis désolé, ce n'est pas
ce que j'ai envie de faire aujourd'hui !
En désespoir de cause, son père avait accepté les volontés de
Ron en lui faisant promettre de ne pas prendre de risques.
Edward lui avait malgré lui, imposé un colosse de près de
deux mètres, d'une cinquantaine d'années et qui serait son
homme de confiance et son garde du corps, partout où Ron
devrait se déplacer.
Celui-ci avait commencé par tout refuser en bloc car il
aimait trop sa liberté, mais son père avait menacé de lui
couper les vivres s'il refusait. Comme Ron était habitué au
luxe des grands hôtels et des belles voitures, ce n'est pas avec
son salaire de journaliste qu'il pourrait mener son train de
vie.
Il avait accepté et après tout, pourquoi pas, son garde du
corps pourrait lui servir en cas de besoin.

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Celui-ci était l'homme de confiance d'Edward Abbot mais
également son ami. Ils avaient débuté ensemble à l'époque
où le père d'Edward menait les rênes de la famille. Edward
voulait mener la vie rude des bûcherons canadiens. C'est là
qu'il avait fait la connaissance de Jasper Tuyaudepoèle, un
solide québécois d'origine française. C'est lui qui lui avait
appris le métier. A l'époque, il fallait couper une centaine
d'arbres par jour à la hache, les tirer avec des chevaux jusqu'à
un endroit en pente où ils finissaient par glisser pour se jeter
dans un lac en contrebas. Les bois étaient ensuite acheminés
vers l'usine de pâte à papier et la scierie, à une quarantaine
de miles en aval, selon la technique des bois flottés.
Jasper Tuyaudepoèle était un homme jovial. Quand il vous
donnait une tape amicale dans le dos ou qu'il vous serrait la
main, il valait mieux être de constitution solide. Edward en
était et leur principal passe-temps après le travail, c’était le
concours de bras de fer. Lorsque les muscles saillaient,
chacun se regardait dans les yeux, retenant son souffle. La
transpiration des deux adversaires mouillait le dos de leurs
chemises à carreaux rouges et verts et en général, cela
finissait presque toujours par la victoire de Jasper.
Un dimanche à la fête du village alors que Jasper se faisait
plaisir en sortant son crincrin et en dansant sur des vieux airs
canadiens, Edward descendait quelques pintes de bière au
bar en plein air, érigé pour l'occasion. Son regard se porta
alors sur une frêle jeune fille qui dansait sur la piste avec une
amie.

41
- Cole ! Ressers-moi un verre s'il te plaît ! Dit-il pour se
donner du courage. Lorsqu'il voulut se lever, il sentit ses
jambes s'affaisser sous son poids. Il se dirigea d'un pas mal
assuré vers la piste de danse et demanda d'un air affable...
- Voulez-vous danser, mademoiselle ?
Les deux filles le regardèrent d'un air moqueur.
- Non, merci ! Répondit la frêle jeune fille. Mon père m'a
défendu de danser avec un homme saoul !
- Mais je ne suis pas saoul ! Dit-il d'un air maladroit, la voix
déraillant légèrement tout en fixant la fille d'un œil flou.
- Non merci ! Répéta-t-elle. Laissez-nous tranquilles !
- Dis, Jasper, c'est vrai que je suis saoul ? Demanda-t-il, le
cerveau de plus en plus embrumé par l'alcool.
Jasper n'eut pas le temps de répondre à son ami, qu'un autre
bûcheron prit Edward par le bras et d'un geste ferme, tenta
de le sortir de la piste.
- On n’a pas besoin de mecs bourrés ici, tu troubles la soirée,
alors vas-t-en !
Le bûcheron ne put finir sa phrase que le poing d'Edward
s'écrasa sur son nez, déjà cassé par de nombreuses bagarres.
Jasper avait muni son crincrin d'un fond métallique en
prévision de ce genre d'événement car cela faisait le
troisième violon qu'il cassait sur la tête de bûcherons. Il se
ravisa et posa son instrument délicatement sur une chaise. Il
se décida ensuite à prendre un bûcheron à chaque main, par
leur col, et se mit à les cogner l'un contre l'autre à qui mieux
mieux en riant.

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La bagarre générale avait éclaté. Jasper en saisit un par les
pieds et le fit tournoyer, percutant la plupart des
antagonistes.
Un des gars partit en marche arrière et vint, de son large
fessier, écraser la chaise et le violon que Jasper avait posé
là.
Lorsque la bagarre fut terminée, faute de combattant, Jasper
contempla d'un air défait, les restes de son violon. Edward,
lui, plein de plaies et de bosses, émergeait lentement de
dessous un tas de bûcherons inconscients.
Six mois plus tard, la frêle jeune fille devenait Madame
Edward Abbot, la mère de Ron.

Ron sortit de sa rêverie. Cela faisait une semaine qu'ils


avaient débarqué du " Prince of Wales " au Havre. Jasper lui
servant également de chauffeur, ils avaient sorti la splendide
Hispano-Suiza du bateau pour directement prendre la route
de Paris, où ils avaient séjourné plusieurs jours. Tous deux
avaient sympathisé dès la première rencontre, à la grande
satisfaction d'Edward.
Ron avait été élevé dans le luxe et il aurait eu du mal à vivre
autrement à l'étranger que dans les palaces. C'était un
Dandy, toujours bien habillé dont la carrure athlétique et la
figure de beau gosse pouvaient le faire passer pour un
mannequin de chez Chanel.
- On arrive ! Lui dit Jasper.

43
L'automobile emboîta la grande avenue de plus de six
kilomètres de ligne droite qui part de Charlottenburg pour
pénétrer au centre de Berlin.
On voyait se dresser au loin la porte de Brandenbourg. Cela
lui rappelait un peu les Champs Elysées et l'Arc de Triomphe
qu'ils avaient arpentés pendant leur court séjour à Paris.
Sa connaissance de l'allemand qu'il parlait couramment avec
un petit accent indéfinissable lui avait fait décrocher un
contrat du Daily Télégraph de Toronto pour couvrir les
événements dans cette partie chaude de l'Europe. Il devait
travailler en relation avec Der Berliner, dont le siège se
situait Postdamerplatz.
- On va d'abord chercher notre hôtel !
- D'après ce que j'ai compris, c'est tout près de ton boulot !
Répondit Jasper.
L'Hispano se gara sous le hall d'entrée du Wilhelmhôtel.
Un bagagiste se précipita pour ouvrir la porte de Ron avec
un grand sourire affable. Lorsqu'il vit Jasper déplier ses
jambes et émerger de l'automobile, l'autre eut un mouvement
de recul sous l'œil complice de Ron qui ne savait pas s'il
devait ou non garder son sérieux.
- Tenez mon ami, les bagages sont dans le coffre, voici les
clés. Je vous confie la voiture !
L'autre hocha la tête sans quitter des yeux la grosse barbe
rousse de Jasper. C'est vrai qu'avec lui, il n'était pas question
de passer inaperçu.

44
Ron pénétra dans l'entrée du siège du Berliner, un des
journaux les plus lus de Berlin.
- Bonjour ! J'ai une lettre d'introduction pour Monsieur
Klein ! Dit-il à la petite secrétaire cachée derrière ses
lunettes.
- De la part de qui ? Demanda-t-elle.
- Ron Abbot, du Daily Télégraph !
Conversation au téléphone.
- Premier étage porte gauche ! Dit-elle avant de se réfugier
de nouveau dans les papiers.

Le bureau de Viktor Klein sentait bon le bois ciré. Une


immense bibliothèque trônait sur les deux tiers des murs.
Des livres bien rangés sur leurs étagères. Plutarque siégeait
à côté d'Homère et de Victor Hugo. Un énorme volume de
Karl Marx tenait une place privilégiée au centre des
rayonnages. Sur son bureau, un globe terrestre et au sol, un
tapis persan recouvrant pratiquement l'ensemble du parquet.
- Entrez Monsieur Abbot, entrez ! Asseyez-vous !
Ron s'exécuta.
- On m'a beaucoup parlé de vous et j'ai reçu récemment une
lettre de votre père à votre sujet !
- Je sais ce qu'elle contient ! Coupa Ron d'un air agacé. Je
suis sûr que dans cette lettre, il vous charge de veiller sur
moi et de ne pas me faire prendre trop de risques. J'ai passé
toute ma jeunesse dans un cocon. J'ai besoin de respirer et

45
de vivre ma propre vie. Mon père a toujours été très
protecteur avec moi !
- C'est à peu près cela ! Répondit Klein.
- Je comprends très bien votre situation, aussi pour votre
premier reportage, j'ai décidé de vous envoyer à Munich.
Vous n'êtes pas sans savoir que nous sommes en octobre et
que pendant tout le mois, c'est l'Oktoberfest, la fête de la
bière qui est une tradition chez nous. C'est l'occasion pour
vous de me ramener un bon reportage. J'ai cru comprendre
que vous n'étiez pas venu seul du Canada.
- Non, effectivement, il y a Jasper, qui est à la fois mon garde
du corps et mon homme à tout faire. Encore une idée de mon
père !
- Eh bien Jasper vous servira de photographe. Dites-lui de
prendre contact avec le journal, on lui enseignera le
maniement d'un appareil photo. A vous deux vous allez
former une équipe du tonnerre !
En sortant du Journal, Ron était furax. Pour son premier
reportage, on l'envoyait dans les bistrots de Munich pour
interroger les buveurs de bière. Finalement, Klein avait,
avec finesse, obéit aux pressions de son père. Il l'avait
envoyé dans un endroit où il ne se passait rien et l'avait
flanqué de son garde du corps.
- Te voilà bombardé photographe ! Dit-il à Jasper étonné.
- C'est vrai ! Jubila celui-ci. J'ai toujours rêvé d'apprendre la
photographie !

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- Il faut que tu passes au journal cet après-midi, on va
t'apprendre le métier. Ajouta Ron, content d'avoir enfin un
peu de temps libre et seul.
- Je garde la voiture ! Conclut celui-ci.
Pendant que Jasper serait au journal, Ron avait l'intention de
voir Berlin de plus près, car son vrai reportage, celui qu'il
avait envie d'envoyer au Daily Télégraph, c'était ici, à Berlin
et non pas à Munich qu'il comptait le faire. Il se passait trop
de choses ici, à Berlin pour qu'un journaliste ne l'ignore. Il
avait la conviction que c'était ici qu'allait se jouer dans un
avenir proche le destin de l'Europe et peut-être du monde, et
ce reportage-là, il n'avait pas l'intention de le rater.
Ron avait garé sa voiture dans une impasse, à l'abri des
regards et s'était mis à déambuler sur le trottoir avec
l'intention d'écouter les conversations et prendre le pouls du
centre-ville. A peine eut-il débouché le coin de la rue que
des coups de sifflets se firent entendre. Une vingtaine de
policiers, un brassard à croix gammée sur le bras gauche et
habillés en civil, vomirent de trois voitures et investirent la
petite place.
- Papier Bitte ! Demanda l'un des deux hommes se dirigeant
vers Ron.
C'était un homme de petite taille, chauve, petite moustache
et cicatrice sur la joue droite. C'est lui qui avait l'air de mener
toute la troupe. Ron sortit ses papiers.
- Canadien ! Hein ?
- Oui ! Oui ! Répondit Ron.
- Que faites-vous à Berlin ?

47
- Je suis journaliste, je travaille pour Der Berliner en
Allemagne.
L'homme acquiesça, hochant la tête lentement et regardant
Ron d'un œil soupçonneux. Celui qui l'accompagnait prit un
calepin et nota les références de sa carte de presse.
- Nous recherchons un individu dangereux ! Reprit le
chauve. Il a déjà tué deux policiers. Avez-vous remarqué
quelque chose ? On l'a repéré dans le quartier !
- Heu !... Non ! Fit Ron. Je viens d'arriver !
- Il serait bon que vous ne restiez pas dans les parages, cela
pourrait devenir dangereux pour vous ! Une balle perdue est
si vite arrivée ! Dit-il en lui rendant ses papiers.
Ron partit sans demander son reste. Au moment où il ouvrit
la porte de sa voiture, il entendit un bruit sec. En levant la
tête, il aperçut un jeune homme d'environ vingt-cinq ans,
pendu à la gouttière de la façade. La gouttière venant de
céder, celui-ci essayait d'attraper la rambarde d'un balcon.
- Il va se tuer ! Se dit Ron. Le jeune homme lâcha d'un coup,
attrapa la rambarde au vol, se rétablit sur le balcon puis
entreprit la descente de la façade par la gouttière verticale,
descendant jusqu'au sol. La scène se déroulait dans
l'impasse. On entendait tout près, les coups de sifflet et les
cris aigus du chauve qui déployait ses hommes. Décidément,
Ron n'aimait pas ces gens.
D'un dernier saut, le jeune homme atterrit sur le sol, il n'avait
pas remarqué Ron qui l'observait.
- Remarquable ! Lui dit-il. Je ne sais pas si j'aurais pu le
faire !

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Le jeune homme se retourna d'un coup, un vent de panique
dans son regard. Ron un doigt sur la bouche le rassura un
petit peu. L'autre le regarda un moment, interloqué. Etait-il
pris au piège. Pourtant, celui-ci n'avait pas l'air d'un nazi
mais plutôt d'un homme du monde. Le jeune homme qui
avait instinctivement plongé la main dans sa poche se
détendit un petit peu.
- Je m'appelle Ron, et vous ?
L'autre regardant à droite et à gauche entendait les
vociférations de la Gestapo se rapprocher.
- Albert... Albert Kohlwitz, mais le temps n'est pas aux
présentations. Pouvez-vous m'aider ? Demanda-t-il,
lorgnant l'automobile.
Ron, sortant de sa nonchalance, réalisa que le jeune homme
était en danger et lui aussi.
- Euh... Oui, oui, venez !
Ron fit signe à Albert de passer à l'arrière de la voiture. Tout
en soulevant le bas du siège arrière, Ron d'un air complice
lui dit :
- C'est une cache secrète ! Cette voiture servait à la
contrebande de l'alcool et des cigarettes dans les années
vingt. Albert s'y engouffra d'un coup, entendant les sifflets
se rapprocher de plus en plus.
A peine Ron s'était-il mis au volant de sa voiture que deux
sbires s'engouffrèrent dans l'impasse, l'arme au poing.
- Halt ! Les deux sbires tenaient leurs Lüger nerveusement,
prêts à tirer. Deux autres arrivèrent derrière eux, dont le
chauve essoufflé.

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- Encore vous ! S'exclama-t-il. Je vous avais dit de quitter le
quartier !
- C'est ce que j'étais en train de faire ! Répliqua Ron, toisant
l'autre et pensant "tu ne me fais pas peur sale rat".
Le chauve examina l'impasse, parcourant des yeux les toits
environnants et repérant la gouttière cassée, pliée à angle
droit.
- Des gens viennent de signaler l'individu que nous
recherchons courant sur les toits dans ce pâté de maisons.
N'avez-vous rien remarqué ?
Son regard soupçonneux essayait de capter la faute dans les
yeux de Ron.
J'aurais dû être comédien ! Se dit-il.
- Bon ! Je m'en vais maintenant !
- Attendez ! Fit le chauve.
Celui-ci fit le tour de l'Hispano, lentement, vérifiant que
personne n'était aplati à l'arrière ou sous la voiture. Puis, d'un
coup, ouvrit le coffre, son arme pointée vers celui-ci. Il y eut
un instant de silence, puis...
- Allez ! Dégagez !
Ron ne se le fit pas dire deux fois. Le moteur de l'Hispano
pétarada, puis se mit à ronfler. D'un coup la voiture
s'ébranla. La dernière chose qu'il aperçut dans le rétroviseur,
c'est le complice du chauve, relevant sur son calepin, le
numéro d'immatriculation de la voiture.
- Eh bien ! Moi qui voulais passer inaperçu, cela commence
bien !

50
La porte de la suite du Wilhelmhôtel s'ouvrit par à-coups.
Un Jasper à poil roux, couvert de matériel photographique
surgit, brandissant victorieusement une lampe flash à la
main droite, un Leica dernier modèle à la main gauche, des
sacoches autour des bras et du cou et le manuel du petit
photographe coincé sous l'aisselle. Il ressemblait à un arbre
de Noël. Arborant son plus grand sourire, il s'exclama.
- Ça y est ! La photographie n'a plus de secrets pour moi !
J'ai passé l'après-midi à monter et démonter le matériel. Je
n’ai pas encore très bien compris comment on met la
pellicule, mais ils m'ont donné le manuel du parfait petit
photographe, alors tu penses bien que ça va être un jeu
d'enfant pour moi !
Ron passa sa main sur ses yeux en se disant :
- Mon Dieu, entre Jasper et moi... Quelle équipe !
Un jeune homme surgit de la chambre où il était resté pour
se reposer.
- Qui c'est celui-là ? Demanda Jasper.
- Il s'appelle Albert Kohlwitz. Je viens de le tirer des griffes
de la Gestapo !
- Quoi ! Bredouilla Jasper qui blêmit. Alors dès que j'ai le
dos tourné, il faut que tu cherches des ennuis !
- Ecoute Jasper, j'ai passé l'âge des remontrances. J'ai
accepté que tu viennes avec moi, uniquement à cause de
mon père, mais j'entends bien vivre et travailler comme je
l'entends !

51
- Oui ! Tu n'as pas l'air de te rendre compte qui sont ces gens.
Ils ne rigolent pas ! Ce sont des tueurs et ce n'est pas ton ami
qui me contredira !
Albert hocha la tête.
- Bon, réfléchissons. Est-ce qu'ils t'ont demandé tes papiers ?
- Oui, ils ont vu ma carte de presse et ils ont même
l'immatriculation de la voiture !
- Bon ! Dit Jasper. Il n'y a pas un instant à perdre. Je leur
donne une demi-heure pour savoir où nous sommes. Un
canadien, ça ne peut séjourner que dans un hôtel et ils auront
tous les renseignements qu'ils voudront par le Berliner. Ça
fait combien de temps que tu es rentré ?
- Environ une demie heure !
- Vite fais les valises ! On se barre !
- Et Albert ?
- Il nous suit. Quelqu'un l'a-t-il vu ?
- Non ! Nous sommes directement montés du garage à la
chambre !
- C'est déjà ça, mais je suis sûr qu'ils vont faire une descente
à l'hôtel, alors le mieux, c'est que l'on file vers Munich sans
plus traîner !
Ron ouvrit la porte de sa chambre lentement, sans bruit. Le
couloir était vide. Tous les trois se dirigèrent, valises sous
les bras, silencieusement vers l'escalier de service. A peine
étaient-ils au bout du couloir que l'ascenseur se déclencha.
On entendait le ronflement de la machinerie et le cliquetis
des relais électriques. Ron, caché derrière le mur de l'escalier
de service, aperçut trois hommes qui en sortirent, brassard à

52
croix gammée au bras gauche. Ils semblèrent hésiter, puis
arrivés au niveau de sa porte, se disposèrent en embuscade.
L'un deux frappa. Il savait que la chambre était occupée.
Lorsque Ron s'avisa de suivre Jasper et Albert, les trois
hommes vociféraient et défonçaient la porte à coups de
pieds.

Ron réfléchissait dans la voiture qui les menait vers Munich.


Albert avait rejoint sa cachette inconfortable le temps de
s'éloigner suffisamment de Berlin. Ils s'étaient sauvés
comme des voleurs et c'était la première fois qu'il se sentait
dans l'illégalité, lui qui aimait les situations claires, il avait
l'impression d'être embarqué dans une histoire plutôt
trouble.
Les arbres défilaient le long de la petite route ensoleillée. De
temps en temps, ils croisaient une automobile mais les deux
hommes restaient silencieux.
Ron se rendait bien compte qu'il avait agi avec
l'inconscience de la jeunesse. Il s'imaginait qu'une fois dans
son palace, plus personne ne pouvait rien faire contre lui.
Cela se passait comme ça au Canada, mais il avait oublié un
détail, il était en Allemagne, dans l'Allemagne nazie et il
avait par son inconscience, risqué sa vie, celles d'Albert et
de Jasper.
Justement, c'était grâce à la vision précise de Jasper qu'ils
avaient échappé aux griffes des policiers allemands. Ce
Jasper, à la fois garde du corps, chauffeur, photographe et
homme à tout faire était bien son protecteur. Et si son père

53
l'avait choisi, c'est qu'il connaissait bien son jugement et sa
ruse.
S'il était parti tout seul pour l'Allemagne, à cette heure-ci il
croupirait déjà dans une geôle d'Hitler.
- Jasper, excuse-moi pour ce que je t'ai dit tout à l'heure. Je
me rends compte que j'ai agi avec légèreté et je tiens à te dire
que sans toi, on était cuit !
- Jasper regarda Ron tout en conduisant, un sourire en coin
dans sa barbe rousse et lui donna une bourrade amicale sur
l'épaule.
- Sacré gamin ! Dit-il, souriant à Ron qui se massait la
clavicule.
- Tu es bien comme ton père ! Fougueux, irréfléchi, mais
courageux. Tu as du tempérament et j'aime ça. Je croyais
trouver un fils à papa, ramolli, mais par ton action contre la
Gestapo, j'avoue que tu m'as épaté ! Bon ! Si on le sortait de
là maintenant !
Ron regarda aux alentours, ils étaient assez éloignés de la
ville pour dégager Albert de sa cachette.
- Salut Albert, moi c'est Jasper, on n'a pas eu le temps d'être
présentés !
- Ouf ! Je n'habiterais pas là tout le temps, fit-il en se massant
les côtes. Je vous remercie pour tout ce que vous avez fait
pour moi !
- Si tu nous racontais plutôt ton histoire ! Les policiers m'ont
dit que tu avais descendu deux d’entre eux, est-ce vrai ?
- Oui ! Fit Albert. Mais j'étais en légitime défense. En vérité,
ces hommes sont à ma recherche depuis un an. J'entreprenais

54
des études d'Ethnologie en Angleterre et pendant l'été 1935
alors que je revenais passer mes vacances en Allemagne
chez mes parents, ceux-ci avaient disparu. Ils habitaient un
petit village en Autriche nommé Braunau. Ils vivaient dans
une ferme en Alpage. Lorsque je suis monté là-haut, il n'y
avait plus personne. Dans la cuisine, les assiettes et les
couverts étaient restés sur la table, un restant de haricots
finissait d'y pourrir. J'ai cherché partout. Je n'ai trouvé
personne, ni mon père, ni ma mère, ni même une lettre ou
une indication permettant de savoir où ils étaient. Alors je
suis redescendu au village où j'ai interrogé méthodiquement
tous ceux que je rencontrais. Personne ne savait rien. C'est
comme s'ils avaient disparu dans la nature. Je suis resté deux
jours à l'auberge de Frau Dückstein, mais au moment de
quitter les lieux, deux individus m'agrippèrent à la sortie et
me fourrèrent dans leur automobile. Ils avaient des brassards
à croix gammée et conduisaient à tombeaux ouverts sans se
méfier de moi. A l'Université anglaise, j'avais appris des
techniques de combat mais n'avais jamais pu les mettre en
pratique. Malgré mes menottes, je balançai un coup de
coude dans la gorge de celui qui se tenait à côté de moi. Il
s'est effondré sans même dire ouf ! Pour le conducteur, je lui
enserrai le cou et lui bandai les yeux avec la main gauche.
La voiture percuta un gros platane sur le bord de la route et
se retourna en faisant plusieurs tonneaux... Je me retrouvai
allongé dans un champ en contrebas. Lorsque je me
réveillai, les restes de la voiture calcinée finissaient de se
consumer. Les deux hommes avaient péri à l'intérieur et je

55
n'ai jamais su ce qu'ils me voulaient. J'ai pu retrouver les clés
des menottes. J'étais libre... La scène n'avait eu aucun
témoin. J’entrepris de faire une enquête plus approfondie et
plus discrète. Ces hommes aux croix gammées ne pouvaient
venir que d'Allemagne, car en Autriche, le pays est
indépendant et n'a pas l'intention de devenir nazi. Enfin,
pour le moment car il est vrai que l'on parle de l'Anschluss
depuis de nombreuses années...
- C'est quoi l'Anschluss ? Demanda Jasper.
- l’Anschluss, c'est ce qu'il se passerait si l'Allemagne et
l'Autriche se réunissaient en un seul pays dont le parti nazi
serait le moteur principal. Mais j'espère que cela n'arrivera
jamais. Du moins tant que Mussolini soutiendra notre
indépendance. Vous devez savoir qu'en Allemagne, depuis
l'élection d'Hitler, les nazis sont partout. Ils gangrènent les
administrations, les partis adverses sont pénétrés en
profondeur et s'effondrent comme des châteaux de cartes. Ce
qui est plus grave, c'est que les prisons regorgent de
prisonniers politiques qui sont internés quelque part dans des
camps. D'autres disparaissent complètement sans laisser de
traces... comme mes parents... Heureusement depuis que je
lutte contre les nazis, je me suis fait des amis. Un réseau de
résistance s'est créé. Il est essentiellement composé de
communistes et de gens qui recherchent leurs parents ou
amis disparus. Et ce réseau s'étend sur l'ensemble de
l'Allemagne. C'est grâce à eux si j'ai réussi à échapper à la
machine nazie. Il faut savoir qu'ils ont des renseignements

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sur tout le monde et je suis sûr qu'ils sont déjà bien
renseignés sur vous deux.
- Mais, dit moi Albert, qui dirige ce réseau ?
- Je ne peux pas te le dire, cela vaut mieux pour toi. C'est
également la raison pour laquelle ils se donnent tant de mal
pour me retrouver. Ils savent que je suis haut placé dans le
réseau et que je connais la plupart des gens importants qui
le composent. Tout ce que je peux vous dire, c'est que ce
réseau s'appelle Adler. Notre signe de reconnaissance est un
aigle. Je sais qu'il existe un autre noyau de résistance en
Allemagne qui s'appelle "Edelweiss". S'il pouvait en fleurir
des dizaines comme nous, nous aurions presque gagné la
partie. Mais l'année dernière, Hitler conscient du problème,
a nommé un homme et lui a donné des crédits pour nous
combattre. Cet homme s'appelle Tobias Von Krüger. Et
ceux qui tombent entre ses mains peuvent recommander leur
âme à Dieu.
Jusqu'à maintenant, il n'avait pas réussi grand-chose, mais
curieusement depuis quelques mois, il accumule de petites
victoires en coinçant quelques éléments du réseau. A croire
qu'une taupe a réussi à nous infiltrer.
- Ou qu'il a réussi à faire parler un prisonnier ! Répliqua
Ron.
- Oui, c'est possible ! Mais je me demande si c'est le fruit du
hasard, si ce matin je me suis fait repérer à Berlin. J'avais
rendez-vous dans une église et quelques personnes
seulement connaissaient la date et le lieu du rendez-vous.

57
- Aussi quelle idée de se fourrer dans la gueule du loup !
Berlin grouille d'indicateurs et de policiers en civil. Il se peut
que l'un d'entre eux t'ai reconnu et ai prévenu les autres.
- C'est possible ! Dit Albert songeur. En tous cas, cela
m'arrange bien que vous alliez à Munich, car c'est de là que
je venais avant mon rendez-vous. Eh oui, une grande partie
de mes amis sont à Munich. Berlin est une ville trop
dangereuse pour moi, alors qu'à Munich, je me sens presque
libre. La présence des nazis y est moins appuyée.
- Que venais-tu faire à Berlin ? Demanda Ron.
- En vérité, j'étais peut-être sur la trace de mes parents. Un
soi-disant informateur savait où ils se trouvaient. On devait
se rencontrer à l'église Kaiser Wilhelm mais je suis d'un
naturel méfiant. Un an de clandestinité a aiguisé mon
sixième sens... Un homme lisait un journal à l'entrée de
l'église. Ce que je trouvai déjà bizarre. En faisant le tour, je
vis deux voitures noires pleines à craquer, garées en épi,
prêtes à partir. Une troisième voiture surveillait la rue de
l'autre côté. Me ravisant donc, je fis demi-tour, ce qui surpris
complètement la Gestapo... Le piège n'avait pas
fonctionné... A peine ai-je fait demi-tour, que des coups de
sifflets fusèrent et les autos démarrèrent sur les chapeaux de
roues en faisant crisser leurs pneus. J'ai pris les jambes à
mon cou, la poursuite a duré un moment. De nombreuses
cachettes s'offraient à moi dans ces vieux quartiers. La
chasse à l'homme s'est terminée sur les toits, où les hommes
de la Gestapo resserraient leur toile. Sans ton intervention
Ron, non seulement j'étais cuit, mais également de

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nombreuses personnes car je ne sais pas si j'aurais résisté à
la torture. Oui, tu ne t'es pas rendu compte, mais tu as
sûrement sauvé plusieurs dizaines de personnes !
Ron ne dit rien. Il n'avait pas réalisé qu'une action
d'apparence insignifiante, comme cacher quelqu'un dans une
voiture, pouvait avoir des conséquences aussi importantes.
Voilà un garçon qui était plus jeune que lui, mais qui avait
une vision des choses et du monde totalement différente de
la sienne.
Avec modestie, Ron déclara.
- Bah ! Tu es tombé au bon moment sur la bonne personne
et la bonne voiture !
- En tout cas, d'après ce que tu nous dis, tu as bien été vendu
à la Gestapo ! Répliqua Jasper qui conduisait tout en
écoutant la conversation. Et ces gens savent que tu
recherches tes parents. Ils t'ont donc attiré dans ce piège
grossier. Il y a sûrement du Von Krüger là-dedans. Et à en
voir l'énergie qu'ils déploient pour t'attraper, tu dois figurer
parmi les priorités de Von Krüger. A Munich, il va falloir se
méfier de tout et de quiconque. Et tout ça ne nous dit
toujours pas pourquoi tes parents ont disparu... Mais en tout
cas, cela a effectivement un rapport avec les nazis, puisque
toi-même, tu as failli te faire prendre dans ton village. Il y
aurait donc un informateur dans le village. Dis-moi Ron,
Munich n'est pas très loin, si on allait faire un tour à Braunau
avant d'aller à Munich ?

59
- Je pense que ce serait une bonne idée ! Répondit Ron. On
ira rechercher des indices au village et à la ferme. Et avec un
peu de chance...
- Vous avez peut-être raison ! Dit Albert. Dans ma
précipitation à chercher mes parents, j'ai peut-être oublié
quelque chose d'important. Mais ça fait un an maintenant, ça
risque d'être difficile !
- Et dangereux ! Ajouta Jasper.
- J'ai quelque chose qui nous protégera du danger !
Albert sorti de sa poche un pistolet Lüger, pris à l'un des
policiers tués dans la voiture.
- Je ne m'en suis jamais servi, mais je suis prêt à défendre
notre peau avec s'il le faut !
- Range ça ! Dit Jasper. J'espère qu'on n'aura jamais
l'occasion de s'en servir !
- Tu sais, il y a un an, j'avais récupéré les deux pistolets, mais
j'en ai donné un, à une amie en danger. Elle non plus n'a pas
eu à s'en servir jusqu'à maintenant, mais elle s'est sentie plus
protégée.
- Peux-tu me le montrer et m'expliquer comment ça marche
car je n'ai pas l'habitude des armes à feu ! Demanda Ron.
Albert lui expliqua comment charger et tirer. Ce modèle de
Lüger apparemment massif, était d'une maniabilité à toute
épreuve, ce qui faisait son succès. Il avait été retenu pour
équiper la Gestapo, ainsi que les officiers d'armée. Ron
remarqua trois encoches sur la poignée.
- Ce doit être le nombre de gens tués par cette arme et son
propriétaire ! Dit Albert.

60
L'automobile avait bifurqué vers l'Autriche. Ron pensa qu'il
faudrait bien qu'il aille à Munich pour faire son reportage,
mais la fête de la bière durait tout le mois et elle n'en était
qu'à son début. Il avait donc tout le temps pour son escapade
en Autriche. Avec son reportage sur Munich, il donnerait le
change pendant que son vrai reportage lui, avançait bien. En
une journée, il avait réussi ce qu'aucun journaliste n'avait pu
faire auparavant. Interviewer un membre de la résistance
contre les nazis et apprendre autant de choses en si peu de
temps. Sur quoi de plus important allait-il encore se heurter
? Il se le demandait mais n'avait pas l'intention de faire courir
le moindre risque à ses amis. Le Berliner étant un journal
sûrement dirigé de l'intérieur par les nazis, il avait
l'intention, une fois son reportage terminé, de l'envoyer au
Daily Télégraph qui pourrait le publier, relayé par les
journaux du monde entier, afin de faire savoir à tous, ce qu'il
se passait dans ce petit coin de l'Europe.

La ferme était toujours là, agrippée à sa prairie, un petit vent


froid glaçait les visages. Une triste constatation avait résigné
Albert. Avec Ron et Jasper, ils avaient fait le tour du
bâtiment. La porte d'entrée était cassée et pendait
lamentablement. L'intérieur de la maison était sinistre et le
silence de ces lieux donnait à l'endroit une atmosphère
irréelle. Le temps s'était arrêté là, depuis un an. La ferme
avait subi l'hiver et le toit de la grange s'était effondré sous
le poids de la neige. Les volailles et les bovins avaient dû

61
quitter la ferme et étaient devenus sauvages ou avaient
crevés dans un coin, faute de soins. Le potager n'était plus
qu'un terrain en friche.
De l'endroit où il était, Ron dominait l'ensemble de la
propriété. Cela faisait des heures qu'ils cherchaient. Ils
avaient espéré une indication, quelque chose qui aurait pu
les mettre sur la piste des parents d'Albert. Rien... Ron mit
la main sur l'épaule d'Albert.
- Ce n'est pas ici que l'on trouvera quelque chose ! Dit-il.
Albert le regarda l'air triste.
- Tu as raison. Partons !
Les trois amis reprirent le sentier des alpages pour
redescendre au village. Ils étaient venus directement à la
ferme et avaient caché l'automobile dans un coin tranquille
pour ne pas attirer l'attention. Jasper avait amorcé la
descente pendant que Ron et Albert regardaient une dernière
fois l'endroit où celui-ci avait passé toute sa jeunesse avec
ses parents bien aimés, Shlomo et Bertha. Il se rappelait ces
moments de bonheur... Il se revoyait gambader dans la
prairie avec son chien Rolf, un berger de deux ans. Ils étaient
inséparables. Il avait bien fallu le quitter pourtant pour aller
faire ses études à l'étranger. Cela avait été des moments
déchirants. La séparation d'avec ses parents était déjà
éprouvante, mais en plus, ce chien qui le regardait fixement
en gémissant doucement... Il entendait encore ses
aboiements, alors qu'il arrivait au village. Shlomo avait été
obligé de l'attacher. Qu'était-il devenu lui aussi ?

62
Soudain, alors même que leur dernier regard se portait sur
l'endroit, Ron aperçut à vingt mètres d'eux une croix qui
émergeait à peine d'un fourré... Il se précipita d'un coup vers
elle sous les yeux étonnés d'Albert. Il arriva essoufflé,
devant un petit monticule de pierres, duquel émergeait la
croix. Le tout avait été envahi par la flore environnante, mais
c'était sans compter sur les yeux d'aigles de Ron.
- Je la connais cette tombe ! Dit Albert en arrivant derrière
Ron. Sur la croix en bois on lisait "JOSEPH BOCKMANN
1832-1907".
- Je la connais cette tombe, répéta Albert, c'est celle de
l'oncle de ma mère. Je ne l'ai pas connu. C'est lui qui a laissé
la ferme à mes parents. C'était un brave homme.
Les deux hommes firent le tour de la tombe, dégageant
quelque peu les hautes herbes qui l'envahissaient. Ron
aperçut tout à coup une inscription qui avait l'air plus
récente. Celle-ci avait été gravée grossièrement dans le bois,
au dos de la croix, mais le temps et les intempéries ne
l'avaient pas encore tout à fait effacée. L'air intrigué de Ron
attira l'attention d'Albert. Tous deux accroupis au dos de la
croix, essayaient de déchiffrer ce qui était écrit, "DACHAU
15-06-35".
A ces mots, Albert sentit un grand espoir monter en lui. Il se
releva d'un coup pour réfléchir. Ron fit de même.
- Ça te dit quelque chose toi ?
- C'est bien mon père qui a écrit ça, je reconnais son écriture.
Ça veut dire que le 15 juin de l'année dernière, mon père a
voulu me prévenir. Mais pourquoi sur cette croix ?

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- Et Dachau, ça te dit quelque chose ?
- C'est une petite bourgade près de Munich. Il y a d'ailleurs
là-bas une prison politique, ou plutôt d'après ce qu'on m'a
dit, un camp de prisonniers. A part ça, je ne vois pas !
Arrivé en bas, où Jasper les attendait, ils lui racontèrent
l'histoire de la croix, sans oublier aucun détail.
- Ça ne fait aucun doute ! Tes parents ou du moins ton père
se trouve dans un camp de prisonniers à Dachau, depuis l'été
de l'année dernière.
- Mais pourquoi ? Ils n'ont jamais rien fait à personne. Ce
sont de simples paysans qui ne demandaient qu'une chose,
qu’on les laisse vivre tranquille.
- Je n'en sais rien ! Fit Jasper.
- En tout cas, c'est ce qu'il va falloir découvrir ! Fit Ron.
Dépêchons-nous d'aller au village, je crois qu'il commence
à pleuvoir !
Lorsqu'ils arrivèrent à l'auberge Dückstein, des trombes
d'eau tombaient sur le village. Celui-ci était complètement
désert. Les gens préférant rester au coin du feu. Les trois
hommes chargés de leurs bagages, pénétrèrent dans
l'auberge, le dos voûté, essayant d'éviter les gouttes glacées
qui leurs caressaient le cou et imbibaient leurs vêtements.
L'auberge de Frau Dückstein était le seul commerce du
village. Elle existait depuis le début du siècle et faisait office
d'hôtel, restaurant, bistrot et poste. C'était le fils Dückstein
qui avait repris le flambeau, car sa mère, trop âgée, ne
s'occupait plus que de la poste. Elle avait tenu à rester en
activité, alors elle collectait les lettres des villageois pour les

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donner au vaguemestre qui passait une fois par semaine.
C'est elle, qui se chargeait de distribuer le courrier destiné
aux villageois. C'était une occasion pour elle de sortir un
peu, de voir du monde et surtout de se tenir au courant de
toutes les affaires du village. Car en son temps, elle avait une
réputation. Les gens du village l'appelaient, "la mère je sais
tout". En vérité, on la soupçonnait de passer son temps à
décoller toutes les lettres, de les lire avant de les remettre
aux intéressés. Ce qui fait qu'avec le temps, grâce à tous ces
petits secrets, elle avait réussi à s'enrichir par des moyens
inavouables. Elle possédait, entre autres, les deux tiers des
terrains de Braunau.
Comment les avait-elle eus ? Mystère... D'autant plus que
depuis quelques années, les affaires de son auberge ne
marchaient pas très bien. Son fils qu'elle avait eu avec un
soldat de passage en 1915, tenait la boutique. C'est lui qui
faisait fonctionner l'hôtel et le restaurant à l'occasion, car le
client était rare. La seule chose qui fonctionnait
correctement, c'était le bistrot, où tous les paysans du
voisinage venaient y passer leurs soirées. C'est vrai que les
distractions étaient rares dans la région. On était loin des
salons huppés, des palaces que fréquentait Ron.
Fritz Dückstein était du genre pleutre. Un peu ramassé sur
lui-même et maigrelet. A sa naissance, cela avait failli
tourner mal car sa mère l'ayant mis au monde à l'âge de
quarante-cinq ans, sa vie et celle du bébé avaient été
menacées par une fin de grossesse difficile. Ils ne devaient
leur vie, que grâce aux talents du docteur Sigmund, le

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médecin de campagne, qui avait à charge plusieurs villages
de la région.
Cela n'avait pas empêché Frau Dückstein pendant sa
grossesse, de mener son auberge d'une main de fer, car elle
avait toujours été habituée à gérer ses affaires, seule et ne
tolérait pas que quelqu'un s'en occupe à sa place.
Son fils lui, se laissait mener par le bout du nez par cette
mère tyrannique, au point que les seuls moments de
tranquillité, c'était le soir lorsque derrière son bar, sa mère
étant couchée, il buvait du schnaps avec les consommateurs
habituels, au point qu'a vingt et un an, il était devenu
alcoolique. Sa calvitie naissante et les ravages de l'alcool, lui
donnaient vingt ans de plus.

Lorsque Jasper, Albert et Ron entrèrent dans la maison, un


silence religieux régnait dans la salle. C'était la fin de l'après-
midi, et les paysans n'avaient pas terminé leur labeur.
Le bistrot était donc vide à l'exception de deux petits vieux
qui jouaient silencieusement aux cartes, au rythme des tic-
tacs de la grosse horloge baroque trônant au bout de la pièce.
- Auriez-vous des chambres s'il vous plaît ? Demanda Ron.
L'autre le fixa de ses yeux glauques.
- C'est possible, si vous avez de l'argent !
Ron vexé, qui n'avait pas l'habitude qu'on le traite de cette
manière faillit en perdre la parole.
- Bien sûr que nous avons de l'argent ! Lui montrant une
liasse de billets de cent dans sa poche intérieure.

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- A la vue des billets, l'autre devint tellement servile que l'on
aurait dit la caricature du maître et de son esclave. Il s'aplati
presque devant Ron.
- J'ai deux chambres libres, dit-il et si vous voulez manger,
ce soir je peux vous faire le plat maison !
En vérité, l'hôtel n'avait jamais compté plus de quatre
chambres. Les deux autres étant la sienne et celle de sa mère.
Les chambres étaient à l'étage. Lorsque Jasper passa devant
Fritz, avec un petit air mauvais dans les yeux, celui-ci
sembla se ratatiner derrière son bar. Impressionné par cette
armoire à glace.
Jasper se ravisa et revint vers Fritz, le dominant de plus d'un
mètre de sa hauteur.
- Connais-tu la ferme des Kohlwitz ?
L'autre étonné par la question reprit un peu d'assurance
malgré le regard implacable de Jasper.
- Non ! Euh... c'est-à-dire que... oui ! Mais pourquoi cette
question ?
- C'est moi qui pose les questions ! Reprit Jasper. Sais-tu ce
qui leur est arrivé ?
- Non ! Non ! Je vous assure ! Un jour ils ont disparu, et
personne ne sait où ils sont allés. Peut-être sont-ils partis en
Suisse sans en parler à personne... Allez donc savoir !
- Et pourquoi en Suisse ?
- Euh ! Parce que là-bas, il parait qu'il y a du travail !
Jasper sonda son regard pendant que l'autre semblait se
dérober. Celui-ci s'éclipsa pendant que Jasper montait
rejoindre ses deux amis. Albert prit la première chambre

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pendant que Ron et Jasper s'installèrent dans celle avec vue
sur la rue.
- Tu n'aurais pas dû parler de ça à ce fruste. Tu sais comme
moi que c'est quelqu'un d'ici qui a vendu Albert lorsqu'il était
revenu voir ses parents !
- Justement ! Dit Jasper. J'y ai bien réfléchi ! Dans cette
auberge se trouve le seul téléphone du village !
- Comment le sais-tu ?
- J'ai remarqué, quand nous sommes arrivés, que les poteaux
téléphoniques s'arrêtaient à l'auberge !
- Et alors, où veux-tu en venir ? Demanda Ron.
- Ça ne peut-être que d'ici que l'on a pu prévenir la Gestapo
ou les services secrets restés dans le secteur !
- Il va falloir en tenir compte effectivement ! En attendant,
j'ai faim, allons nous restaurer !
Tous trois s'étaient installé dans la petite salle de restaurant,
heureusement éloignée du bistrot, dont le brouhaha
parvenait jusqu'à leurs oreilles. C'était maintenant l'heure de
pointe et Fritz comme à son habitude, s'enfilait des rasades
de son alcool habituel avec les cantonniers et les ouvriers de
ferme du village. Lorsqu'une petite vieille se dirigea vers
eux, avec un plateau et trois petits verres d'eau de vie, ceux-
ci commençaient à s'impatienter.
- Je vous offre l'apéritif ! Dit-elle.
Ron regardait cette petite vieille qui marchait lentement avec
des gestes saccadés, mais la tête droite. Elle les observait
derrière de gros lorgnons épais, qui vue de face lui faisait

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des yeux énormes. Yeux qui avaient l'air bien vivants,
attentifs à toutes choses.
- Tu es Albert Kohlwitz ! Dit la sexagénaire en regardant
fixement Albert.
L'autre décontenancé par une question aussi directe, lui fit,
- Euh... Oui c'est moi !
- J'ai bien connu tes parents ! Ils venaient se ravitailler chez
moi. Tu ressembles beaucoup à ta mère. Tu as les mêmes
yeux qu'elle !
Comment une personne de cet âge pouvait en reconnaître
une autre rien que par sa ressemblance ? C'est vrai qu'il
ressemblait à sa mère, mais quand même ! Elle était bien
renseignée, ou alors ils avaient affaire à un être exceptionnel
pour son âge, car la dernière fois qu’il l'avait rencontré avec
ses parents, il devait avoir huit ou neuf ans.
Les yeux de la vieille étaient en mouvement perpétuels.
Jasper lui demanda.
- Justement, savez-vous ce qu'ils sont devenus ?
- Pas le moins du monde ! Lui répondit-elle avec un sourire
édenté et ses yeux s'agitant nerveusement. Ça fait plus d'un
an qu'on ne les a pas revus.
Albert reprit.
- Je suis venu passer deux jours l'année dernière dans votre
auberge, mais je ne vous ai pas vu. Par contre, je me
souviens de votre fils, car c'est lui qui m'avait reçu. Le
lendemain, je me faisais attraper par deux hommes, soi-
disant policiers, à la sortie de votre auberge. Comment
expliquez-vous ça ?

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Il y eut un moment de silence.
- Je ne m'explique rien. A cette époque, j'étais malade,
clouée au lit avec une fièvre de cheval !
Comme si de rien n'était, Frau Dückstein changea la
conversation.
- Je vous amène le plat du jour, des saucisses et pommes de
terre avec de la bière.
Celle-ci reparti avec son plateau, clopin-clopant, laissant
cois nos trois amis.
- Si vous voulez mon avis, elle en sait plus que ce qu'elle en
dit !
- Oui ! Dit Jasper. Et son fils avec sa face de traître doit y
être pour quelque chose, que ça ne m'étonnerait qu'à moitié.
Ils finirent rapidement leur repas.
- Qui l'aurait cru ! Fit Ron. C'était bon, ou alors c'est que
j’avais très faim !
La petite vieille réapparut une serviette dans la main. Les
derniers clients du bistrot venaient de quitter l'auberge.
Avec une rapidité que l'on ne pouvait pas soupçonner de la
part de Frau Dückstein, celle-ci sortit une vieille pétoire
russe qu'elle tenait sûrement de son grand-père, et la brandit
sous le nez de Jasper qui était en train d'avaler son dernier
morceau de saucisse. La bouchée fit un bruit étrange dans la
gorge de Jasper, qui n'avait pas l'habitude de ce genre de
surprise. Albert et Ron firent mine de se lever, mais le clic-
clac du levier d'armement d'un fusil de chasse se fit entendre
derrière eux. Fritz se tenait là, les menaçant.
- Bien joué Fritz ! Dit la vieille. Fouille-les !

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Heureusement, Albert avait laissé son Lüger dans la cache
secrète de la voiture.
Fritz les fouilla sous le regard mauvais de Jasper. On aurait
dit que celui-ci allait le mordre. L'autre osa à peine tâter ses
poches, sans rien trouver d'intéressant, mais récupéra leurs
papiers, ainsi que la carte de presse de Ron, avec la liasse de
billets de sa poche intérieure.
Ils étaient bien tombés dans la gueule du loup.
- Pourquoi faites-vous ça ? Demanda Albert.
- Tu devrais déjà être mort ! Dit la vieille. A cause de toi, je
n'ai pas touché la prime que l'on m'avait promise.
- Mais pourquoi ? Répliqua Albert.
- Parce que vous êtes de trop, toi, ton père, ta mère et tous
ceux de ton genre !
- Savez-vous où ils se trouvent.
- Qui ça, tes parents ? Hi ! Hi ! Hi ! Ricana la petite vieille.
Là où ils se trouvent, tu vas les rejoindre bientôt, ainsi que
tes collègues.
Ron et Jasper se regardaient du coin de l'œil.
- Fritz, emmène-moi ces deux-là à la cave ! As-tu prévenu
Traubert comme je te l'avais dit ?
- Oui maman !
- Bon ! Je m'occupe de l'autre. Allez toi, avance !
- Eh bien, pour une mémé de choc, elle a du cran cette petite
vieille ! Dit Jasper en essayant de plaisanter sur la situation
dans laquelle ils étaient.

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Tous deux se trouvaient dans le noir complet. Un petit
soupirail au fond de la cave laissait rentrer une lueur
insignifiante.
A tâtons, ceux-ci avançaient vers la lueur... Jasper en
tâtonnant, tomba sur des étagères à bouteille.
Machinalement il en prit une, tira le bouchon avec ses dents
et se mit à en prendre une rasade, qu'il recracha aussitôt avec
dégoût. C'était de l'huile !
Leurs yeux commençaient à s'habituer à l'obscurité.
- Suis moi Jasper !
Ron avait une idée. Il n'était pas question de défoncer la
porte qui était en fer très épais, mais ce soupirail semblait
plus facile à attaquer.
- Te sens-tu d'enlever ces deux barreaux ? demanda-t-il à
Jasper.
- Je vais essayer, mais il va falloir que tu me portes, le
soupirail est trop haut !
On entendait la pluie à travers l'ouverture. Celle-ci avait
diminué d'intensité. Dehors tout était silencieux.
Ron entreprit de faire la courte échelle à Jasper, mais c'est
comme si l'on avait placé là, entre ses mains, une douzaine
d'enclumes. Ron résistait bien, mais cela ne pouvait pas
durer longtemps.
- Ça y est ! En voilà déjà un ! S'exclama Jasper
victorieusement en arrachant le premier barreau dont les
scellements étaient rongés par l'humidité et l'oxydation.
Il attaqua le deuxième avec hargne et obstination. Ron n'en
pouvait plus. Il était de forte constitution, mais il y avait des

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limites devant cette erreur de la nature. Le deuxième barreau
céda... Jasper partit en arrière, Ron ne pouvant pas le retenir.
Avec un cri et un fracas effroyable, celui-ci était tombé sur
un grand tas de pomme de terre, et avait emporté avec lui
une étagère où était entreposé la réserve de schnaps de
l'auberge.
- Chut ! Fit Ron.
Un bruit de moteur et des phares éclairaient maintenant la
rue. L'automobile avançait silencieusement et s'arrêta devant
l'auberge. Deux portes claquèrent et des coups résonnèrent à
la porte.
- Vite Jasper, viens m'aider !
Jasper bougonnant, se tenant les côtes, essayait d'émerger du
tas de bouteilles, dont plusieurs s'étaient cassées en
l'aspergeant d'alcool de patates.
- Pouah ! Qu'est-ce que tu pues ! Aide-moi à monter !
Le soupirail était relativement étroit, ce qui permettait à Ron
d'en sortir, mais pour Jasper, c'était exclu.
Ron passa la tête, regarda vers la voiture. Il ne vit personne
et s'extirpa de la cave où il était prisonnier.
- Va prendre le Lüger ! Fit Jasper. Il lui lança les clés de
l'automobile qu'heureusement Fritz n'avait même pas senties
dans ses poches.
Ron contourna la voiture, regarda à l'intérieur... Personne...
Les clés étaient sur le tableau de bord. Il ouvrit doucement
la porte et s'empara des clés, puis il se dirigea vers l'impasse
où ils avaient garé l'Hispano. Il récupéra l'arme.

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Ron sentait l'adrénaline en lui. Il fallait qu'il agisse et vite.
Les autres allaient soit embarquer Albert, soit lui régler son
compte sur place. La porte de l'auberge n'était pas fermée à
clé. Il entrouvrit avec prudence... Personne dans la grande
salle... Seule une bougie éclairait l'entrée... Aucun bruit...
Arrivé à l'escalier, il surprit quelques bribes de conversation
au premier étage. Il monta l'escalier en bois, en faisant
attention de ne pas le faire craquer. S'il avait eu les clés de
la cave, il aurait délivré Jasper en premier, mais là, il n'avait
pas le choix. Les vies d'Albert et de Jasper se trouvaient de
nouveau entre ses mains. Et cette fois ci, il n'avait pas intérêt
à se tromper. Arrivé à l'étage, il se dirigea vers la chambre
du fond. Celle de la vieille, d'où venait le bruit. Il entendait
nettement les coups donnés à Albert. Celui-ci ne bronchait
pas. Par l'interstice de la porte entrouverte, Ron apercevait
Albert qui avec un courage sans limites, résistait aux deux
hommes qui se relayaient pour le frapper. La vieille et son
fils étaient assis sur un lit et contemplaient le spectacle...
Comment aurait-il réagi, lui, Ron, à la place d'Albert. Ce
serait-il déballonné dès les premiers coups, ou au contraire,
aurait-il trouvé la force de résister aux agresseurs ?
- Alors parle ! Fit le plus petit de sa voix stridente. Qui est
ton chef ? Qui sont tes complices ? Réponds !
Un filet de sang coulait à la commissure de sa lèvre. L'œil
droit avait doublé de taille et virait au vert sombre moiré.
- Ça suffit ! Cria Ron en faisant irruption dans la pièce,
l'arme au poing. Ne bougez plus et détachez Albert ! Vite !

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Le moment de surprise passé, Ron reconnu le chauve de
Berlin avec sa vilaine cicatrice sur la joue et son adjoint.
Les deux hommes obtempérèrent et détachèrent Albert qui,
se frottant les mains, récupéra les deux armes des
tortionnaires. Les Dückstein se tenaient à l'écart, toujours
assis sur le lit.
- Tiens, tiens ! Fit le vilain chauve. Alors on n’a rien vu, rien
entendu. Tu es cuit Albert ! D'autres hommes vont arriver !
On est bien renseigné sur toi, on sait ce que tu veux !
La vieille, qui n'avait pas encore réagi, se retourna de trois
quart face avec une rapidité de cow-boy, et pointa sa pétoire
sur Ron... Le coup se fit entendre dans la pièce. L'adjoint du
chauve se précipita sur la seule bougie qui éclairait la pièce.
Dans l'obscurité totale, des projectiles traversaient la pièce
dans tous les sens. On apercevait des éclairs et les traces
lumineuses des balles qui lui rasaient les oreilles.
- Albert ! Albert ! Ça va ! Fit Ron qui n'avait pas rêvé. La
vieille avait bien tiré sur lui presque à bout portant. Il n'avait
pourtant rien senti. Il avait beau se tâter dans le noir, pas de
blessure... Pas de douleur...
- Albert !
- Oui ! Ça va ! Va chercher une bougie !
Le spectacle qui se présentait à lui était insoutenable... Le
chauve qui s'appelait Ernst Traubert, était raide mort, étendu
les bras en croix, une balle dans le cou. Son adjoint gisait la
main crispée sur la bougie. Albert ne lui avait pas laissé le
temps d'en faire plus. Mais qui avait descendu Traubert ?

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Cela restait un mystère. Dans le noir, chacun avait tiré au
jugé.
Quand Ron tourna la tête vers la vieille, celle-ci avait le
crâne pratiquement chauve, noirci par la poudre. Le visage
était méconnaissable... Sa pétoire lui avait explosé à la
figure, permettant à Ron d'échapper à une mort certaine.
- Tu as eu de la chance sur ce coup-ci ! Mais ne tire pas trop
sur la corde ! Dit Albert.
Des petits cris aigus sortaient de dessous le lit. Fritz,
recroquevillé dans la position du foetus, avait eu la présence
d'esprit de plonger sous le lit, ce qui lui avait sauvé la vie.
- Il faut que j'aille libérer Jasper ! Il doit ronger son frein !
La lourde porte métallique de la cave s'ébranla...
- Jasper ! Jasper ! C'est moi ! Tu peux sortir, il n'y a plus rien
à craindre !
Jasper sortit de la cachette où il s'était fourré en entendant le
bruit de la porte.
- Ouf ! Je me suis senti vieux dans ce trou à rat... Que s'est-
il passé ? J'ai entendu des coups de feu... J'étais mort
d'inquiétude !
- Je vais tout te raconter...

- Pitié ! Pitié ! Ne me tuez pas ! Criait Fritz.


- Cela dépend de toi ! Fit Jasper qui avait pris en main
l'interrogatoire.

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Pendant ce temps-là, Ron essayait de soigner Albert avec les
moyens du bord.
- Il ne faut pas rester là ! Dit celui-ci. Tu as entendu ce
salopard ! D'autres risquent d'arriver à la rescousse !
- On s'en va ! Allons voir si Jasper a réussi à tirer quelque
chose de Dückstein !
- Je ne sais rien du tout ! C'est ma mère qui m'a obligé à
prévenir les allemands, je n'ai fait qu'obéir.
- Calme-toi Fritz ! Fit Ron. Dis-nous ce qu'on veut savoir et
nous te laisserons en paix ! Où sont les parents d'Albert
Kohlwitz ?
- Je ne sais rien ! Répéta Fritz.
Jasper, qui commençait à s'impatienter, saisi Fritz par le col
et le souleva d'un bras comme une plume.
- Parle ou je te balance par la fenêtre de la chambre !
- Non ! Non ! Laissez-moi ! Cria Fritz. Là !... Là !...
Fritz montrait un tiroir de la commode de sa mère.
Ron l'ouvrit et en sorti une boîte en fer, dans laquelle se
trouvaient des lettres et des papiers administratifs.
- Bon, partons ! Lança Ron en prenant soin d'embarquer la
boîte en fer. On n'a plus rien à faire ici. Nous sommes en
danger !
- Et lui, qu'est-ce qu'on en fait ?
- Laisse-le ! Il va avoir assez de soucis comme ça dans peu
de temps !
Sur la route qui les éloignait de Braunau, Jasper aperçu tout
à coup au détour d'un virage, des phares se dirigeant à toute
vitesse vers eux.

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En moins d'une seconde, celui-ci éteignit ses phares pour se
garer derrière un bosquet d'arbres... Trois voitures roulant à
un train d'enfer, les croisèrent et disparurent dans la nuit vers
Braunau.
Ce pauvre Fritz n'avait pas fini d'en voir s'il n'avait pas eu la
présence d'esprit de prendre le large.

- Je connais un endroit discret à Munich ! Dit Albert.


Ils avaient roulé toute la nuit, et comme à l'aller, ils n'avaient
eu aucune difficulté à repasser la frontière Austro
Allemande.
Malgré cela, Ron n'avait pas réussi à trouver le sommeil.
Sans cesse, il se retournait pour voir si l'on ne les avait pas
suivis depuis la frontière. Il est vrai qu'ils étaient passés par
une petite route de montagne et qu'à cet endroit-là, le poste
frontière se résumait à un petit chalet de montagne occupé
par deux douaniers. Il n'y avait même pas de barrière. Jasper
avait coupé le moteur dans la descente, et ils étaient passés
dans un silence complet, sans troubler outre mesure le
sommeil des deux fonctionnaires.
- La voiture est trop voyante ! Dit Ron. Il faut que l'on trouve
un hangar pour la dissimuler quelque temps.
- Ne t'inquiètes pas ! Fit Albert. L'endroit où je vous mène
est une petite maison bourgeoise, située à la périphérie de
Munich. Vous y serez bien et il y a un garage pour cacher la
voiture. La propriétaire est une veuve d'une cinquantaine

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d'années, ralliée à notre cause et elle nous accueillera à bras
ouverts.
Les premiers rayons du soleil apparurent à l'horizon derrière
les montagnes, lorsqu'ils entrèrent dans Munich. La voiture
longea un moment la rive gauche de l'Isar, puis tourna dans
une large avenue, bordée de luxueuses maisons bourgeoises,
devant lesquelles de petits jardinets rivalisaient de fleurs
d'automne.
- C'est là ! Fit Albert.
Dans la rue encore endormie, le soleil séchait les pavés
luisants de la pluie qui était tombée toute la nuit.
Albert descendit de la voiture.
- Attendez-moi là un moment !
Celui-ci frappa à la porte de la maison plusieurs fois... Une
femme d'un certain âge lui ouvrit avec un large sourire. Ils
parlèrent un moment tout en regardant par intermittence vers
l'automobile.
Elle avait dû être très belle dans sa jeunesse. Le front haut et
les cheveux blancs, tombant en cascade sur sa robe de
chambre qui dissimulait à peine une poitrine généreuse. Elle
avait des yeux bleu acier, les joues creusées, surmontées de
pommettes saillantes qui trahissaient ses origines slaves.
Albert leur fit signe de venir.
- Je vous présente la comtesse Grüda Von Hohenbourg !
- Enchanté, Ron Abbot ! Et lui, c'est Jasper Tuyaudepoèle !
Nous venons tous deux du Canada. Je suis journaliste, et
Jasper est mon photographe. Mais ces jours-ci, nous avons
eu quelques petits problèmes avec la Gestapo, et...

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- Je suis heureuse de vous accueillir chez moi pour le temps
qu'il vous plaira ! Albert m'a dit que vous préféreriez mettre
votre automobile à l'abri. Il y a un garage derrière la
propriété qui donne sur la route qui longe la rivière. Je vais
m'en occuper.
- Nous vous en remercions ! Fit Jasper qui n'avait pas pris
conscience des regards furtifs de la comtesse, sur lui.
Il est vrai qu'un géant canadien à barbe rousse n'est pas
courant. Si on l'avait affublé d'une culotte de peau et d'un
costume folklorique, on aurait pu le prendre pour un de ces
authentiques bûcherons bavarois.
En tout cas la comtesse avait l'air de l'apprécier. S'il n'y avait
pas eu les deux autres, elle l'aurait volontiers invité illico
dans son lit encore chaud.
Il faut dire que dans le milieu de l'aristocratie bavaroise, elle
se taillait une sérieuse réputation de croqueuse d'hommes.
Depuis la mort de son mari, survenue prématurément
pendant une chasse au cerf, du plus haut de la hiérarchie
aristocratique, jusqu'au plus petit des contes et baronnets de
la région, tous ou à peu près, étaient passés dans son lit.
De mauvaises langues ont même prétendu que l'accident de
chasse dont avait été victime son mari aurait été prémédité.
Il est vrai que quelques semaines plus tard, on voyait la
veuve joyeuse parader dans tous les salons de Munich avec
un nouvel ami chargé de la consoler. Cet ami étant justement
celui qui avait malencontreusement vidé son fusil sur le mari
qui avait pris la décharge en plein visage. C'était un accident
regrettable. Et la comtesse ne s'en remettrait jamais. Mais

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c'était sans compter sur le sang slave qui coulait dans ses
veines. Sous l'apparence d'une faible femme, elle avait une
poigne d'acier, et laissant dire les ragots à son sujet, elle
n'avait pas l'intention de passer le reste de sa vie à pleurer
sur son sort, ni de sortir de chez elle vêtue de robes noires.
Devant un petit déjeuner copieux, chacun donnait son avis
sur la situation et les actions à mener. Grüda qui les écoutait
d'un air distrait, jetait tout son dévolu sur Jasper assis en face
d'elle. Celle-ci le regardait avec des yeux langoureux, lui
proposant des toasts qu’elle beurra elle-même.
Jasper avait tenu le volant toute la nuit. Il avait les yeux
rouges et les paupières qui commençaient à s'affaisser. La
tête appuyée dans sa main gauche, il ne prenait plus part à la
conversation. Un bourdonnement uniforme s'insinuait dans
son cerveau. Il n'avait même pas remarqué Grüda qui
déployait tous ses atouts pour se faire remarquer... Tout à
coup, le bras de Jasper accoudé sur la table pencha et sa tête
tomba d'un coup, le nez dans son bol de café.
- Le pauvre homme ! S'écria Grüda, qui n'avait pas trouvé
meilleure occasion pour contre-attaquer. Il est
complètement éreinté ! Ne vous inquiétez pas, je vais
m'occuper de lui !
Jasper, l'air confus, se leva comme un zombie. En se tenant
le nez et marmonnant quelques excuses sous l'œil amusé de
Ron et Albert, il suivit machinalement Grüda, qui
l'enveloppait de son bras droit, tout en le dirigeant vers le lit
de sa chambre.

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Il s'assit sur le lit de la gorgone qui commençait à lui enlever
sa chemise.
- Je vais bien m'occuper de vous ! Dit-elle en lui massant le
cou. Grüda appréciait visiblement le corps de ce géant qui
malgré la cinquantaine demeurait athlétique.
- Ça vous fait mal quand je vous masse ici ?
- Mmm, non ça va merci !
- Voulez-vous que je vous coule un bain ?
Jasper acquiesça un geste qui paraissait être affirmatif.
Grüda se dirigea vers la salle de bain qui communiquait avec
la chambre. Elle fit couler l'eau chaude et prépara des sels
de bain à la lavande. Lorsque Grüda revint, elle trouva
Jasper allongé sur le lit, dormant du sommeil des
bienheureux. Grüda songea... Si le reste est aussi bien que
ce que j'en ai vu, mon bonhomme tu ne perds rien pour
attendre...
Albert était parti voir ses amis du réseau Adler et s'enquérir
de quelques nouvelles au sujet de deux canadiens qui
auraient quelques ennuis avec la Gestapo. Il avait conseillé
à Ron d'éviter de sortir pour ne pas se faire remarquer, mais
malgré sa nuit blanche, il n'avait pas sommeil et tournait en
rond dans la maison. Jasper, lui, dormirait au moins jusqu'à
la fin de l'après-midi. Quant à la comtesse, elle s'était
transformée en horticultrice et passait son temps à soigner
ses fleurs plus magnifiques les unes que les autres.
- Je vais faire un tour en ville ! Dit-il à Grüda.
- Ça n'est pas très prudent ! Vous pouvez tomber sur les
hommes de la Gestapo !

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- Je dois faire un reportage pour "Der Berliner", alors
puisque je suis là et que je n'ai rien d'autre à faire, autant
profiter de ce temps de libre pour faire mon travail.
- Que devez-vous faire comme reportage ?
- Je dois écrire un article sur la fête de la bière !
- Cela n'a pas l'air de vous enthousiasmer !
- A vrai dire, pas tellement, mais ça fait partie du boulot. Où
pourrais-je trouver un article intéressant ?
La comtesse réfléchit... A cette époque de l'année, la ville
est envahie par les touristes. Les rues du centre sont
bariolées de drapeaux allemands et autrichiens, auxquels
s'ajoutent
ceux rouges et noirs à l’effigie de la Svastika.
La comtesse n'aimait pas ces manifestations d'octobre. Tous
ces alcooliques qui sèment la panique et cassent tout dans la
ville malgré une police omniprésente, cela n'était pas de son
goût.
Elle eut une idée qui permettrait à Ron de faire son article
sans être obligé de trop s'exposer au centre-ville.
- Pourquoi n'iriez-vous pas au jardin Anglais ? C'est de
l'autre côté de la rivière, à l'écart du centre-ville !
- Un jardin anglais ? Qu'est-ce que j'irais y faire ?
- Comment vous ne savez pas que c'est là que se trouve la
plus célèbre guinguette d'Allemagne ? J'y allais lorsque
j'étais jeune fille !
- Alors il y a bien longtemps ! Pensa Ron.
- Cela s'appelle le Biergarten et je peux vous dire qu'à l'heure
de midi, vous trouverez matière à votre reportage.

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Le jardin anglais est un des plus anciens et des plus vastes
parcs publics d'Europe. Il s'étend sur d'anciens marécages
qui longent la rive de l'Isar depuis le centre de la capitale
bavaroise, jusqu'à l'extrême nord de la ville.
- Mais pourquoi y a-t-il un jardin anglais en plein cœur de
Munich ?
- Tout simplement parce que son créateur était un anglais,
Benjamin Thompson. Il est devenu plus tard le Comte Von
Rumford, titre qu'il dût au Prince Charles Théodore de
Bavière en récompense des services rendus à la nation.

Ron arpentait tranquillement les allées du parc, tout en


profitant du soleil. Il longea le lac du Kleinhesselhoher, où
des demoiselles vêtues de blanc, coiffées de chapeaux de
paille, faisaient du canotage en riant.
Il percevait le bruit d'une fête au loin, de la musique
bavaroise qui rythmait les cris des gens. Tout cela semblait
loin et proche à la fois. Le parc était immense, mais plus il
s'approchait et plus il se sentait plongé dans cette ambiance
de fête. Ce n'est en tout cas pas là que la Gestapo pouvait le
repérer.
Lorsqu'il arriva au Biergarten, il n'en crut pas ses yeux... Il
avait là, devant lui, au moins sept mille personnes qui
festoyaient aux rythmes de plusieurs orchestres.
Les gens qui avaient la chance d'être à table ingurgitaient la
Weissbier, la bière blanche, servie dans des chopes d'un litre.

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Celle-ci était accompagnée de grands bretzels, de jarret de
porc servi avec de la choucroute et des boulettes.
Cela commençait à mettre Ron en appétit. Les gens se
tenaient les uns contre les autres. Les bras sur les épaules, ils
chantaient en dandinant de droite à gauche. Il faut dire que
le spectacle de ces gros bavarois et bavaroises faisant
ripaille, avait quelque chose de rassurant en cette époque
difficile.
Ron se prit au jeu de la fête. Cela faisait du bien, après ces
heures passées à Braunau, de se détendre un peu...
Dommage que Jasper n'était pas là. Il aurait pu apprécier
cette ambiance qui lui aurait rappelé les fêtes bûcheronnes
canadiennes.
Finalement, Monsieur Klein, le directeur du Berliner, avait
peut-être raison. Il se passait des choses à Munich,
complètement en déphasage avec le reste de l'Allemagne.
Des choses qui montraient des gens ayant envie d'oublier les
tracas et soucis d'un avenir sombre. Il fallait en parler pour
leur dire que rien n'était perdu, que l'on pouvait encore être
heureux, même dans un pays partagé comme l'Allemagne...
Ron avait fait la queue à une des brasseries du Biergarten.
Il se promenait maintenant le long des allées de la
guinguette, un cornet de frites garnies d'une saucisse et d'une
chope de bière à l'autre main. Il réfléchissait machinalement
à ce qu'il allait écrire pour son reportage. Les grands
marronniers prodiguaient une ombre bénéfique sur Ron, car
ce soleil d'octobre, tapait encore très dur.

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Soudain, son attention fut reportée sur un groupe au fond de
la guinguette au bord du lac. Il se distinguait par des chants
de salle de garde. Tous portaient au bras des brassards ornés
de la Svastika.
On aurait dit une réunion en plein air de toute la Gestapo de
Munich. Après tout, eux aussi ont bien le droit de s'amuser,
ces braves gens ! Se dit Ron. Ils étaient là, à trente mètres de
lui, sans se soucier le moins du monde de ce qu'il se passait
autour d'eux... L'un d'eux se leva, fit un discours rapide,
ponctué par les cris de ses auditeurs. Il porta un toast en
levant sa chope, ce qui augmenta la frénésie du groupe qui
se leva d'un coup, le bras tendu en avant en criant : "Zieg
Heil ! Zieg Heil !"
En s’asseyant tous, ils continuèrent à chanter des chansons
paillardes.
Ron adossé à son marronnier, contemplait la scène... Les
passants, indifférents à cette agitation, se promenaient
tranquillement. Une majorité de gens dans cette région de
Bavière n'avait pas voté pour le parti nazi pendant les
élections et ils les considéraient comme des extrémistes
capables du pire. Mais tant que ceux-ci se bornaient à faire
de la politique sans influer sur les intérêts de chacun, le
bavarois de la rue les considérait comme des marginaux qui
seraient vite remplacés, vu la vitesse à laquelle les
gouvernements se succédaient.
Ron remarqua une jolie jeune fille blonde qui passa devant
lui, poussant un landau... Il la suivit des yeux, rivés sur sa
croupe qui se déhanchait à chaque pas. Il n'avait pas eu le

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temps de bien voir son visage, mais aurait aimé lui faire un
brin de causette.
Elle portait un tailleur et une jupe courte unie, ce qui faisait
ressortir ses longues jambes fuselées. Sa démarche sportive
trahissait un entraînement intensif, passé dans les jeunesses
hitlériennes. Elle devait avoir tout juste vingt ans, pensa-t-il.
C'était un exemplaire type de la race arienne que Hitler et sa
bande voulaient instaurer en Allemagne.
Celle-ci arriva tranquillement au niveau du groupe qui
continuait à brailler. Indifférente au bruit, elle arrêta le
landau et s'assit sur un banc public. Ron, toujours adossé à
son marronnier, terminant ses frites, pouvait maintenant
distinguer nettement son visage magnifique. Mais quelque
chose ne collait pas. Son visage trahissait une tristesse
indéfinissable et des petites ridules autour de ses yeux,
réfléchissaient la tension accumulée.
Quelques sifflets et quolibets fusèrent du groupe en transe
choucroutesque. Celle-ci, le dos tourné, toujours
indifférente, demeurait immobile, songeuse sur son banc.

Ron se dit qu'il était peut-être temps d'aller la consoler. Peut-


être qu'elle était fille mère, que son amant l'avait abandonnée
à son destin, lui laissant un rejeton non voulu ni par elle, ni
par ses parents.
Elle devait sûrement souffrir de cette situation. L'heure de la
sieste avait sonné. Les allées du Biergarten étaient
maintenant vides et ne se rempliraient que le soir à la tombée

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de la nuit. Les nazis continuaient à chanter. Quelques-uns
étaient assommés d'alcool et dormaient sur la table, la tête
enfouie entre leurs bras.
La fille se leva d'un coup, se pencha sur le landau et sembla
arranger le drap du bébé puis elle s'éloigna de celui-ci à la
grande surprise de Ron qui pensa...
- Non ! Ce n'est pas possible ! Elle ne va quand même pas
abandonner son enfant.
Ron, intrigué par la Walkyrie, se mit à la suivre voyant là
une bonne occasion d'engager la conversation. Elle accéléra
le pas. Il se trouvait maintenant à cinquante mètres du
landau.
Un des nazis avait aperçu, dans son euphorie, la poussette
délaissée. L'homme se leva avec valses hésitations pour s'en
approcher.
C'était un gros bavarois au visage rougeaud. La panse
remplie de bière dodelinait à chaque pas. Il arriva au niveau
du bébé, se pencha, projetant son haleine pestilentielle dans
l'atmosphère confinée de la voiture d'enfant.
Le souffle de l'explosion projeta Ron par terre. Celui-ci se
trouvait pourtant à une centaine de mètres des nazis. Il ne
restait plus rien du gros bavarois qui avait été transformé en
chaleur et lumière. L'explosion de la bombe dissimulée dans
le landau, avait pulvérisé le groupe de joyeux fêtards. Les
quelques débris qui jonchaient le sol n'avaient rien
d'identifiable. Par l'effet de souffle, plusieurs marronniers
étaient tombés sur les allées, déracinés. Une atmosphère
irréelle et une odeur de soufre régnait sur le Biergarten. Les

88
gens commençaient à affluer de partout. Ron, assis par terre,
percevait les cris de quelques rescapés qu'on essayait
d'extirper d'une montagne de chaises et de tables
enchevêtrées les unes les autres. Seul, l'emplacement des
nazis avait été complètement nettoyé. S'ils subsistaient
quelques restes, les poissons du lac allaient en profiter. Cet
attentat avait été préparé et exécuté de main de maître.
- C'est ce qu'on appelle le nettoyage par le vide ! Se dit Ron
qui se retourna d'un coup pour voir la fille disparaître au bout
de l'allée. Il se leva prestement, malgré le choc qu'il venait
de subir. Il voulait en savoir plus sur cette mystérieuse
créature qui venait de le ramener brusquement à la réalité.
La fille se dirigeait vers le sud du parc en courant.
Ron la poursuivait mais n'arrivait pas à gagner un pouce sur
elle. Soudain, au détour d'un chemin, une grande clairière.
Ron vit avec stupeur et étonnement quelque chose qui
semblait déplacé pour un parc allemand. Une pagode
chinoise en bois, composée de quatre étages, trônait en plein
milieu. Les quatre toits de la pagode étaient ornés de
clochettes sur les rebords. Le tout formait une superbe tour,
reproduction parfaite de ce qu'on pouvait trouver en chine
méridionale au cinquième siècle avant JC.
Revenu de sa surprise, Ron parcouru des yeux la clairière,
personne. En face, c'était le lac. Elle n'avait donc pas pu aller
bien loin.
Ron avança lentement. Si cette femme était capable
d'anéantir une bande de nazis à coup de bombe, cela ne serait
qu'une formalité pour elle de lui tirer une balle dans la tête

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si celle-ci était armée et il y avait de bonnes chances pour
que ce soit le cas.
Ron pénétra sous les auvents du rez-de-chaussée et arpenta
les premières marches de l'escalier en colimaçon à l'affût du
moindre bruit. Il ne l'avait pas encore remarqué, mais le
silence en ces lieux contrastait avec les bruits du Biergarten.
Inspectant systématiquement chaque étage de la tour, il
arriva au dernier. Personne... Ron se dit qu'à cette hauteur, il
avait une petite chance d'apercevoir la belle inconnue dans
sa fuite et se pencha vers le sud en scrutant le parc. Celle-ci
avait disparu mystérieusement...
Ron eut un sursaut et son sang se glaça d'un coup lorsqu'il
sentit contre ses vertèbres le canon d'une arme pointée sur
lui.
- Qui êtes-vous ? Pourquoi me suivez-vous ? Demanda la
belle.
Ron qui levait ses bras lui répondit.
- Je ne vous veux aucun mal, nous avons les mêmes
ennemis !
- Tournez-vous !
Ron s'exécuta... La beauté de son visage contre le sien
l'envahit, ses yeux le fixaient durement mais sa bouche
sensuelle avait l'air d'une invite...
- Que faisiez-vous là-bas, vous me suiviez ?
- Pas du tout, j'étais là par hasard !
- Je ne vous crois pas !
- Il le faut pourtant. Je suis journaliste canadien et je suis
venu faire un article sur l'Oktoberfest. Disons que votre

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allure m'a intrigué. Voyez-vous, nous autres journalistes,
nous avons l'œil plus développé que quiconque et je dois
avouer que quelque chose en vous a attiré mon âme de
journaliste.
Il n'osa pas avouer qu'en vérité son œil de journaliste était
attiré par la cambrure de ses fesses. S'il lui avait dit, la
réaction aurait peut-être été brutale.
- Je ne vous crois pas ! Répéta-t-elle d'un air glacial.
Elle se recula d'un pas et mis son arme en joue face au
visage de Ron.
Le cerveau de Ron marchait à cent à l'heure. Il lui restait
quelques secondes à vivre. Il fallait trouver quelque chose
ou bien elle allait supprimer le dernier témoin gênant de son
attentat, surtout si celui-ci était un journaliste.
Ron remarqua soudain l'arme que tenait la fille entre ses
mains. C'était un Lüger absolument identique à celui
qu'Albert possédait. Il s'en souvenait très bien. Il l'avait lui-
même démonté et Albert lui avait expliqué son
fonctionnement. Il lui avait dit... mais oui, qu'il en avait
donné un à une amie qui était en danger... Il n'y avait qu'une
chance sur mille pour que ce soit cette amie, mais...
- Je suis un ami d'Albert Kohlwitz ! Lança-t-il.
La fille qui tenait toujours Ron en joue, se détendit
légèrement, scruta le regard de Ron et recula tout en baissant
son arme.
- Vous ne m'avez jamais vu ! Je vous conseille de ne pas me
suivre. Votre vie serait en danger !

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Elle s'éclipsa par l'escalier, laissant Ron dans la stupeur la
plus complète. Il resta là, quelques secondes, le temps de se
remettre de ses émotions. Il venait de l'échapper belle, car la
fille n'aurait pas hésité à tirer.
Ron s'éloigna du parc et repris le chemin de la maison où
Grüda et les autres devaient s'inquiéter de son absence. Se
remémorant les événements tout en marchant, il imagina un
instant que s'il avait logiquement pris le landau et couru en
direction de la fille, il ne serait plus de ce monde à l'heure
actuelle. Pourquoi n'avait-il par réagit comme une personne
normale ? Il se dit que sa bonne étoile le protégeait.
Mais cela allait-il durer ?

- Nous nous sommes faits du souci ! Fit Grüda en ouvrant sa


porte.
Elle n'était vêtue que d'un peignoir de bain et ses formes
généreuses moulaient le vêtement.
- Jasper est-il réveillé ?
- Euh !... Oui... Oui ! Fit-elle, embarrassée.
Ron pénétra dans la chambre de Grüda pour tenir Jasper au
courant des événements. Celui-ci était assis dans le lit et
s'adonnait à un de ses passe-temps favoris, manger. Son
torse nu émergeait des draps, un plateau surmontait
l'ensemble, garni de tout ce que Grüda avait pu trouver dans
ses provisions.

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- Ça va pour toi, Jasper ?
- Très bien ! J'ai bien dormi ! Fit-il en regardant Grüda avec
un œil de connivence.
Ron ne chercha pas, par pudeur, à savoir ce qu'il s'était passé
dans la chambre et ne se demanda même pas s'ils s'étaient
vraiment faits beaucoup de soucis pour lui. Il passa
rapidement au vif du sujet.

- Tu as eu beaucoup de chance de t'en tirer sans casse, fiston.


Est-ce que l'on t'a remarqué ?
- Tu sais, il y avait des tas de gens et je ne peux pas vraiment
l'affirmer.
Quelqu'un frappa à la porte au même moment.
- Ne bougez pas ! J'y vais ! Fit Grüda.
Albert émergea de la porte, l'air excité et inquiet.
- Alors, quoi de neuf Albert ?
- Sur vous, rien de spécial. J'ai contacté mes informateurs
qui, je peux vous l'assurer, sont bien placés pour recueillir
tous renseignements concernant la Gestapo. C'est comme si
rien ne s'était passé à Braunau.
Jasper venait d'enfiler un des peignoirs de Grüda.
Le bout des manches lui arrivait au coude mais comme le
ridicule n'avait jamais spécialement ébranlé son esprit,
celui-ci pénétra dans le salon, pieds nus, sous le regard
gourmand de Grüda.
- Cela signifie deux choses ! Dit-il, tout en croquant une
pomme. Ou la Gestapo n'a aucun renseignement et a conclu

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à un règlement de compte, ou Fritz Dückstein s'est fait
prendre et il a parlé. Cela voudrait donc dire qu'ils savent
tout ce qu'il s'est passé, ce qui expliquerait qu'aucune
information, même minime, n'ait transpiré. Il y a sûrement
du Tobias Von Krüger là-dessous. J'ai l'impression que cet
homme que l'on ne connaît pas, en sait plus sur nous que
nous-mêmes et qu'il nous suit à la trace pour mieux nous
abattre.
- D'après ce que j'en sais, Von Krüger est à Berlin et avant
qu'une affaire pareille arrive à ses oreilles... Albert était
perplexe. Par contre, il est arrivé quelque chose d'important,
ici même, à Munich. Il y a eu un attentat terroriste. D'après
la rumeur de la rue, une bande de communistes aurait
attaqué un paisible groupe de bavarois qui participaient à la
fête de la bière, là-bas, pas très loin d'ici. Ils auraient
mitraillé la guinguette et lancé des grenades, il y aurait pas
mal de mort.
- Mais, c'est absolument faux ! S'exclama Ron.
J'y étais et j'ai tout vu. C'est une fille, toute seule, qui a posé
une bombe près de ces gens. C'étaient tous des croix
gammées. Je peux même te dire que la fille, tu la connais.
- Quoi !
- Elle a failli me descendre moi aussi. C'est seulement
lorsque j'ai prononcé ton nom qu'elle a baissé son arme et
s'est éclipsée en un clin d'œil.
- Pourquoi en est tu venu à prononcer mon nom ?
- J'avais reconnu le Lüger qu'elle me braquait entre les deux
yeux, celui que tu avais donné à une amie, rappelle-toi.

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- Hilde !
- Elle s'appelle Hilde ? Demanda Ron, intéressé.
- Oui ! Hilde Speer, mais je ne comprends pas ce qui lui a
pris. Cela ne peut être qu'une initiative personnelle. C'est
contraire à notre règle, nous ne commettons pas d'attentat,
nous préférons agir dans l'ombre car le moindre petit
accrochage est amplifié par les nazis qui en profitent pour
faire campagne contre les communistes et attisent la haine
entre pro et antinazis. J'irai la voir pour comprendre les
raisons de son geste.
- A mon avis, elle a dû s'évanouir dans la nature en quittant
Munich. Tu n'es pas le seul qui aimerait lui dire deux mots,
moi aussi !
- En attendant, fit Jasper, les rues de la ville vont grouiller
de croix gammées, on a donc intérêt à se faire tout petit !
- Tu oublies que je suis journaliste et toi photographe et c'est
notre métier d'aller dans la rue lorsqu'il s'y passe quelque
chose.
- Qu'en pensera ton père quand je lui dirai que...
- Il n'en pensera rien car tu ne lui diras rien ! Coupa Ron.
Demain matin, tu prends ton matériel photographique et tu
me suis. Aurais-tu peur ?
Lorsque Ron avait comme ça, un excès d'autorité, il valait
mieux ne pas le contrarier, pensa Jasper et après tout, demain
il ferait jour.

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Le lendemain matin, la ville était en effervescence. La
dernière édition du Münschen Jedestages relatait avec forces
détail le dernier attentat fratricide perpétré par une bande de
communistes qui, armés jusqu'aux dents, avaient
sauvagement attaqué des membres du congrès du parti nazi.
Le journal ajoutait que des femmes et des enfants innocents
avaient été tués et, raffinement extrême, qu'on avait même
retrouvé les débris d'une poussette d'enfant que l'on s'était
empressé de montrer aux journalistes et aux témoins
présents dans le Biergarten.
Ron était dégoûté. Comment des journalistes pouvaient-ils
écrire des mensonges pareils. Lui qui se voulait être le
champion de l'objectivité, ne pouvait pas admettre que par
l'intermédiaire de journaux, l'on fasse avaler n'importe quoi
aux gens. Il avait là devant lui, la pénible constatation du
mauvais côté de son métier. Un métier pourri jusqu'à la
moelle et secrètement influencé par les nazis.
Mais tant pis. Il travaillait malgré tout pour un journal
allemand et avait bien l'intention d'envoyer ses articles. Mais
ce journal était-il lui aussi gangrené de l'intérieur ?

Albert avait préféré rester chez Grüda car il n'appréciait pas


lorsque les rues de Munich étaient en effervescence. Il
n'oubliait pas qu'il était recherché par la Gestapo et que s'il
tombait entre les mains de Krüger, il était fichu.
Ce n'était donc pas la peine de prendre des risques inutiles
en accompagnant Ron et Jasper.

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Ce dernier n'avait emporté que le Leica en bandoulière et
suivait Ron péniblement car il marchait d'un pas rapide, l'air
décidé à faire son métier.
Les rues étaient animées. Les passants n'arrêtaient pas de
discuter de l'attentat de la veille. Les pros nazis soutenaient
qu'il fallait en finir avec les communistes.
Les autres, moins extrémistes, essayaient de comprendre.
Des groupes se formaient pour ou contre une action à mener
en guise de représailles.
Sur la Koenigmaxjosephplatz, un groupe de personnes,
hommes et femmes, s'était rassemblé, scandant des slogans
antinazis. Sur leurs banderoles, qu'ils avaient préparées en
hâte pendant la nuit, ils dénonçaient le coup monté par les
croix gammées. On avait même dessiné une tête de mort
ornée d'une petite moustache et d'une mèche en bataille.
D'autres groupes montaient vers la place, passablement
excités mais ceux-ci n'avaient rien à voir avec les
communistes.
Ils étaient composés pour la plupart, d'adolescents
appartenant à la jeunesse hitlérienne et exhibaient bien haut
leurs brassards rouges et noirs autour du bras en criant des "
Zieg Heil " et des " à mort les cocos"
Les passants qui traînaient dans la rue se terraient au passage
de ces jeunes hommes qui semblaient être encadrés par
plusieurs individus plus âgés les poussant à la confrontation.
Ron scrutait la place relativement petite où s'étaient
regroupés les communistes.

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Des voitures de la police ainsi qu'une camionnette s'étaient
garées discrètement le long des rues aboutissant à la place.
- Jasper ! Prends des photos de ça !
Ron avait aperçu une bande qui faisait tranquillement la
queue autour de la camionnette et à qui l'on distribuait des
matraques, couteaux et autres babioles du même genre.
Pendant ce temps, les gauchistes composés d'une centaine
de personnes, défilaient autour de la place. Les véhicules de
la police avaient pris soins de barrer l'accès des rues autour
de celle-ci pour éviter aux manifestants de se répandre dans
la ville.
Jasper se dirigea vers la camionnette pendant que Ron ne
perdait pas une miette de la scène. De toute manière, ils
étaient coincés eux aussi sur la place et leurs seules armes
étaient un stylo et un appareil photo.
La camionnette se trouvait à l'opposé de l'endroit où Ron se
situait.
Il repéra une porte d'immeuble entrouverte. Cela pouvait
être utile au cas où il faudrait se réfugier rapidement.
Jasper s'était mélangé aux manifestants pour essayer de
prendre le plus discrètement possible, des photos de la
mystérieuse camionnette qui alimentait en armes de toutes
sortes les jeunes nazis. La barbe rousse de Jasper émergeait
du groupe, ce qui permettait à Ron de suivre les évolutions
de son ami.
Jasper visa et pris un premier cliché où l'on distinguait
nettement, d'une part l'immatriculation du camion, d'autre
part un homme en train de distribuer des barres de fer. Une

98
deuxième photo représentait un jeune, essayant de
dissimuler maladroitement une arme à feu sous sa veste,
avec en arrière-plan une dizaine de visages haineux de nazis
qui avaient remarqué le manège de Jasper.
L'un d'eux surprit son regard et lui fit un signe qui ne se
prêtait à aucune équivoque. Dirigeant son pouce vers le cou,
il fit mine de se trancher la gorge.
Sans être impressionné pour autant, Jasper continua sa série
photographique sur le groupe de communistes et leurs
banderoles.
Plusieurs coups de sifflet fusèrent lançant le départ, comme
dans un ballet orchestré. Les croix gammées attaquèrent. Les
jeunes se déployèrent, armés jusqu'aux dents. Il en sortait de
toutes les rues. Ron était en admiration devant la passivité
de la police qui se contentait de rester dans leurs voitures
pour compter les points. Le choc fut terrible. Les
manifestants commencèrent à se disperser sous le coup de la
panique. Une jeune femme était tombée à terre et se faisait
piétiner allègrement. Jasper qui venait de percevoir un cri
étouffé, se retourna et remarqua la fille inanimée sur le pavé.
Il tenta une approche, mais fut surpris par l'attaque de
plusieurs loubards, qui lui sautèrent dessus pour le bourrer
de coups. Il reconnut parmi eux, celui qui lui avait fait un
signe si affectueux et qui brandissait devant lui, un joli
poignard à cran d'arrêt.
Jasper n'eut que le temps de parer l'attaque du tueur, mais lui
envoya un magistral coup de tête à assommer un bœuf. Il
valdingua dix mètres plus loin. Il se débarrassa des autres

99
congénères par quelques petites tapes amicales. Les autres
n'en auraient que pour un mois d'hôpital. Il se concentra sur
la fille qui gisait toujours là, par terre, à une dizaine de
mètres de lui.
Depuis le début de l'attaque, Ron avait suivi la bataille
rangée. Il se mordait les doigts d'avoir envoyé Jasper dans
cette galère. Il suivait ses évolutions dans la panique et la
poussière mais maintenant, il ne le voyait plus et cela
l'inquiétait.
Ça ne pouvait signifier qu'une chose. Jasper gisait là, par
terre, quelque part à partir du dernier point où il l'avait
entrevu.
Ron hésita un moment, vu la confusion qui régnait. Des
cocktails Molotov explosèrent, provoquant une fumée dense
et âcre sur toute la place. La scène était indescriptible. Les
communistes avaient déterré les pavés de la chaussée pour
les balancer sur la tête de leurs adversaires ou pour s'en
servir comme arme de défense.
Ron se lança d'un coup dans la mêlée. Il fallait récupérer
Jasper à tout prix. Son père ne lui pardonnerait jamais s'il lui
arrivait quelque chose. Un communiste le fixa, menaçant,
une pierre à la main. Ron lui fit un signe de la main pour lui
faire comprendre qu'il était de son côté. L'autre se rasséréna,
visant une autre cible.
- Jasper ! Cria Ron, Jasper !
Il ne distinguait rien à plus de trois mètres. Ses yeux le
piquaient et sa gorge était en feu.

100
Là, tout à coup, dans cet amas chaotique, une chevelure
blonde attira son attention... L'atmosphère irréelle créée par
la fumée et le bruit provoquait-elle dans son cerveau, des
hallucinations, ou alors était-ce la réalité ?
- Hilde ! Cria-t-il, Hilde !
Ce fut le dernier mot qu'il prononça avant de s'écrouler,
assommé par la matraque d’un jeune nazi.
Jasper avait réussi à rejoindre la fille inanimée sur les pavés
et essayait de lui faire reprendre connaissance. Il s'était
accroupi pour ne pas se faire remarquer... Tout en
prodiguant les premiers soins à la jeune fille, il était attentif
à une attaque surprise, protégeant son appareil photo dont
les clichés allaient faire du bruit. De toute manière, les
belligérants de toute nature, fuyaient la place, maintenant
envahie de fumée. La police qui avait intensifié ses barrages
interceptait tous ceux qui n'avaient pas de brassards au bras
et de nombreux communistes prenaient place maintenant
dans la camionnette qui avait servi au transport des armes.
Jasper prit la fille, toujours inanimée, dans ses bras pour se
diriger à l'aveuglette vers l'endroit où il avait laissé Ron. Ne
le trouvant pas, il reconnut la porte d'immeuble qu'ils avaient
repérée avant la bagarre. Il l'ouvrit et se trouva dans un vaste
couloir où l'air était meilleur à respirer. Une vieille femme
ouvrit sa porte et leur fit signe de rentrer.
- Je vous ai aperçu par la fenêtre ! Entrez ! Entrez ! Dit-elle
avec un petit air de jubilation contenue, heureuse de pouvoir
participer à l'événement à sa manière.

101
- Ces nazis, ce sont tous des bandits et des assassins ! Elle
invita Jasper à déposer la jeune fille sur le lit de sa chambre.
- Ne vous inquiétez pas, j'étais infirmière dans ma jeunesse,
je vais bien la soigner !
Celle-ci n'avait pas de blessures apparentes. Elle avait dû
prendre un coup et avait été choquée. La priorité pour elle
était de se reposer.
- Je reviendrai la voir ! Dit Jasper. Je suis à la recherche de
mon ami, vous ne l'auriez pas vu de votre fenêtre ? Il se
tenait devant votre porte tout à l'heure !
- Est-ce que ce n'est pas le style grand, blond et beau gosse ?
Fit la vieille. Parce que si c'est le cas, j'en ai effectivement
vu un qui se lançait à l'assaut de la mêlée.
- Qu'est-ce qu'il lui a pris ? Songea Jasper tout en scrutant la
place à travers la fumée qui se dissipait.
Celle-ci était maintenant complètement vidée de ses
belligérants et un silence de champ de bataille régnait sur le
lieu. Il ne restait plus à Jasper qu'à rentrer chez Grüda en
espérant que Ron de son côté en ferait autant s'il n'avait pas
été pris par la Gestapo.

Une douleur vrilla le cerveau de Ron et le tira du sommeil


dans lequel il était plongé depuis plusieurs heures. Lorsqu'il
ouvrit les yeux, son esprit en alerte essayait d'analyser très
vite ce qu'il se passait. Il avait beau écarquiller les yeux, il
ne voyait rien. Il savait qu'il se trouvait allongé sur un sol
dur dont il sentait l'humidité s'insinuer à travers la chemise,

102
le silence était total... Une odeur abominable de pourriture
régnait. Il était enfermé dans une pièce sans lumière. Il ne
sentait aucune présence dans cette pièce et ses yeux
commençaient peu à peu à s'adapter à l'obscurité. En dehors
de sa douleur à la tête, tout avait l'air de bien fonctionner. Il
se mit assis d'un coup pour remarquer au fond de la pièce
une faible lueur... Il réussit à se lever. Un bourdonnement
sourd résonnait dans son crâne et le faisait tituber. Lorsqu'il
atteignit la lueur, il s'aperçut que c'était une petite fenêtre
garnie de barreaux qui donnait sur un magnifique ciel étoilé.
Pas une lumière au-dehors... Il n'arrivait pas à distinguer,
dans cette nuit sans lune, les alentours de sa prison.
En somme, que risquait-il ? D'avoir fait son métier de
journaliste. Qui irait faire la relation avec Albert Kohlwitz
et le village de Braunau. Ron se mit à trembler... Etait-ce le
froid qui régnait dans la pièce et qui agissait sur sa chemise
mouillée ou bien était-ce l'angoisse de se retrouver en face
de ceux qui l'avaient enfermé ?
Un bruit sec sortit Ron de sa léthargie... La lumière du soleil
envahissait maintenant sa geôle et l'éblouissait. La porte
s'ouvrit devant deux gardiens qui l'empoignèrent sans
ménagement. Ils le traînèrent dans des couloirs sombres, le
long desquels se succédaient des portes sinistres. Derrière
chacune d'elles se déroulait un drame humain...
Des hommes devaient attendre leur sort, comme lui-même
ignorait ce qu'il adviendrait de lui.
Ils arpentèrent un escalier étroit. Comme Ron traînait à
monter, le gardien se trouvant derrière, lui asséna un coup

103
entre les omoplates, ce qui amplifia sa douleur au crâne. Un
des gardiens lui fit signe de pénétrer dans une pièce sombre
éclairée par une lanterne basse. Le mobilier de la pièce se
résumait à une chaise. Au fond, sur une pile, se trouvait du
matériel que Ron reconnut avec frayeur... Des accessoires
de torture... Cela allait de la paire de menottes au fouet, en
passant par divers attirails métalliques, pinces, petites
matraques et autres.
Une terreur viscérale envahit Ron. Si on l'interrogeait sur
Albert, serait-il capable de résister à la torture ?
Des bruits de bottes résonnèrent dans le couloir et
s'amplifièrent jusqu'à la porte.
Ce fut les pires secondes de sa vie.
Il avait du mal dans la semi obscurité et aveuglé par la
lampe, à distinguer l'homme qui se tenait dans l'encadrement
de la porte.
- Laissez-nous ! Dit-il aux gardiens qui filèrent docilement
en fermant la porte derrière eux.
Il y eut un moment de silence. Ron sentait un regard perçant
le fixer mais ne voyait rien.
- Je suis le colonel Tobias Von Krüger. Trancha-t-il. Je vous
suis depuis votre arrivée dans notre pays. Je sais qui vous
êtes, mais je ne comprends pas ce que vous venez faire en
Allemagne.
- Je suis venu faire du journalisme ! Répliqua Ron, décidé à
ne pas se laisser impressionner par cet homme fringuant
dans son costume flambant neuf de S.S.

104
- Est-ce du journalisme que de fricoter avec des terroristes
communistes ? Cingla Von Krüger.
- C'est faux ! Protesta Ron.
- Comment expliquez-vous votre présence dans un quartier
de Berlin, alors que la police recherchait un dangereux
terroriste communiste ? Il a eu beaucoup de chance... C'est
un miracle s'il a réussi à leur échapper... Est-ce que le
miracle c’était vous ?
- Pur hasard !
Von Krüger saisit la lampe pour la diriger face à Ron.
- Et comment expliquez-vous que lors d'un attentat ici
même, à Munich, il y a deux jours, l'on ait remarqué un
homme grand et blond correspondant à votre description,
qui s'enfuyait juste après l'explosion d'une bombe ?
- Pur hasard ! Répéta Ron. C'est vrai, j'étais venu au
Biergarten pour faire un reportage sur la fête de la bière.
Mon journal Le Berliner vous le confirmera, interrogez-les !
- C'est déjà fait ! Répliqua Von Krüger.
- J'ai effectivement remarqué un individu louche qui
s'enfuyait. Ça m'a intrigué et j'ai eu envie de le suivre.
Il se garda bien de préciser que l'individu louche était une
femme qui s'appelait Hilde Speer et qui était l'amie d'Albert,
l'un des hommes les plus recherché par la Gestapo.
- L'avez-vous rattrapé ?
- Non je l'ai perdu de vue, il m'a échappé. Il était plutôt petit
et brun.
Ron sentit que ce mensonge ne passait pas.

105
- Monsieur Abbot, si je le désire, j'ai différents moyens pour
vous faire parler. Alors je vous conseille de me dire la vérité.
Ron lorgna du coin de l'œil l'arsenal du petit bourreau
amateur campé au fond de la pièce.
- Mais je vous dis la vérité ! Mentit-il.
- Très bien fit Von Krüger, vous l'aurez voulu !
Ron pouvait maintenant distinguer son regard dans la
lumière qui accentuait les contrastes du relief de son visage.
Sous sa casquette, on devinait une chevelure blonde coiffée
en brosse. Deux yeux gris s'animaient dans des orbites
creusées et des arcades proéminentes ornées de sourcilles
blonds en broussailles. Son nez aquilin et son menton
volontaire terminaient son visage.
- Vous l'aurez voulu ! Répéta-t-il. Il passa la porte en la
claquant.
Ron se demanda ce qui allait lui arriver... Du bruit dans le
couloir... De nouveau, les deux gardiens l'empoignèrent.
L'un d'eux, un regard bestial sur son visage lui décocha un
direct en pleine face. Le choc fut si brutal que Ron fut projeté
en arrière et atterrit sur la pile. Sa main saisit machinalement
la paire de menottes qu'il avait aperçue. Un filet de sang
ruisselait de sa narine gauche. Il remarqua un poing d'acier
ornant les doigts du gardien qui s'approchait, menaçant.
Ron lui lança les menottes en pleine figure, stoppant net son
attaque. Deux autres gardiens entrèrent dans la pièce pour
prêter main forte à leurs collègues. Ils l’extirpèrent de la
pièce tout en le bourrant de coups. Ron ne criait pas, il ne
voulait pas leur donner ce plaisir. Une porte s'ouvrit et il fut

106
projeté dehors. A sa grande surprise, il se retrouva dans la
rue, assis sur le trottoir. La porte de la prison claqua aussitôt
derrière lui... Il se retourna vers elle, s'essuya le nez d'un
revers de manche, maculant de sang sa pauvre chemise.
Se levant d'un coup, il partit sans demander son reste, de
peur que les gardiens ne changent d'avis.
Il avait mal partout. Son estomac, ses côtes, son dos et
surtout sa tête.
Il avait l'impression d'être une plaie vivante.
Trop fatigué pour penser, Ron arpentait les trottoirs de
Munich, essayant de se repérer. Il n'avait pas remarqué
derrière lui, deux hommes en civil qui le suivaient à
distance. Les événements revenaient à lui... Il savait tout.
Krüger savait tout... Alors pourquoi l'avait-il relâché ? Cette
question l'obsédait... Et s'il savait tout, pourquoi ne lui avait-
il pas parlé de Braunau et des policiers tués à l'auberge
Dückstein ? Est-ce que la communication fonctionnait si mal
entre la Gestapo et les S.S. ? Ou alors... S'il lui avait parlé de
cela, il aurait été obligé de l'arrêter alors qu'en se taisant,
Krüger pouvait se permettre de le laisser partir. Et Ron libre,
il pouvait remonter la filière en le faisant suivre pour arriver
jusqu'à Albert. Cela signifiait donc qu'il était suivi... Ron se
retourna d'un coup et fit mine de chercher le nom d'une rue.
Il remarqua un homme qui se déroba à sa vue en une fraction
de seconde. Il se rendit compte que sa situation était pire
qu'en prison.
Combien d'hommes avait-il sur le dos ? Si Krüger voulait
récupérer Albert, il avait dû mettre le paquet et participait

107
sûrement lui-même à la filature. C'était un malin. Il avait
joué sur la psychologie de Ron pour remonter jusqu'à Albert.
D'abord la nuit en prison, la fatigue, puis la peur dans la salle
de torture, pour finir avec les coups. Après tout cela, un
homme normal aurait rejoint sans réfléchir un lieu où il se
sentirait en sécurité et permettre ainsi à Krüger de réussir
son coup... Ron avait récupéré ses facultés beaucoup plus
rapidement que ne l'avait prévu Krüger et il se demandait
déjà comment se débarrasser des vautours qui le collaient,
dans une ville qu'il ne connaissait pas.
Ron déambulait le long d'une avenue du centre de Munich.
Il avait déjà, mine de rien, repéré deux acolytes derrière lui.
Dans la rue, une automobile noire roulait au pas. A
l'intérieur, quatre hommes en costume gris, brassards au
bras, n'avaient pas l'air de lécher les vitrines. Ron n'avait pas
encore remarqué l'état dans lequel il se trouvait. Une barbe
de deux jours, le visage fatigué, des vêtements déchirés et
tachés de sang qui lui donnaient l'air de sortir d'un enfer...
C'était presque çà... Il pensa à sa bonne étoile qui le
protégeait depuis son arrivée en Allemagne. Il fallait à tout
prix qu'il réussisse à rejoindre ses amis tout en échappant
aux allemands qui le poursuivaient. Albert ne pouvait pas
être pris par Krüger. Trop de vies étaient en jeu comme il le
lui avait expliqué la première fois qu'il l'avait tiré des griffes
de la Gestapo.
Son cerveau marchait à toute vitesse. Il tourna la poignée
d'une porte d'immeuble. Elle était fermée à clé. Il continua
sa progression dans l'avenue, essaya une autre porte qui

108
s'ouvrit devant un couloir sombre. Ron referma la porte
derrière lui en prenant soin de glisser un oeil dans
l'encoignure de celle-ci. Il vit les quatre hommes sortir en
trombe de la voiture. Les deux autres n'avaient pas bougé...
Un petit sourire en coin se dessina sur les lèvres tuméfiées
de Ron qui verrouilla la porte.
- Je vais les faire courir ! Pensa-t-il. Regardant autour de lui,
le couloir n'avait aucune autre issue. Il décida de monter aux
étages. Il entendait déjà la sonnette de la concierge résonner
à l'entrée. Une lucarne se situait au dernier étage, qui
permettait l'accès au toit. Une tige métallique permettait de
lever la lucarne mais il fallait utiliser l'échelle fixée et
cadenassée au mur.
Ron était grand. Il pouvait attraper le bord de la lucarne,
mais aurait-il la force de se hisser jusqu’au toit ? Des bruits
de pas claquèrent dans l'escalier. Des hommes couraient et
allaient le rattraper. Krüger n'avait jamais eu l'intention de le
libérer... Ils allaient le rejeter en prison et le torturer pour de
bon. Ron s'élança et réussit à attraper le rebord de la lucarne.
Ses muscles étaient tétanisés, mais il fallait à tout prix qu'il
y arrive, sinon, il était pris au piège...
Il essaya de se hisser mais ses forces le trahissaient. Il se
détendit d'un coup et se retrouva pendu à la lucarne,
gesticulant des jambes.
Un des hommes de la voiture atteignait le dernier étage,
essoufflé. Lorsqu'il aperçut Ron, il redoubla d'effort et se
précipita sur lui en essayant de se plaquer contre ses jambes.
Ron, le vit arriver par derrière et lui décocha le revers de sa

109
semelle en pleine figure. L'homme fut projeté en arrière et
vint rebondir contre la porte palière. Une poussée
d'adrénaline envahit Ron, qui au prix d'un effort surhumain
parvint à se hisser sur le toit. Ron courait, le cœur en haleine
et la peur au ventre. Ironie du sort, il entendait des coups de
sifflet, en bas, dans la rue. Il avait l'impression de revivre le
cauchemar qu'avait subi Albert à Berlin... Heureusement
l'avenue était longue.
Il repéra au bout du pâté de maisons, une lucarne identique
à la première.
- Pas la peine de prendre des gants ! Se dit-il. Deux coups de
pieds et la vitre fut pulvérisée.
Lorsque Ron entrouvrit la porte de l'immeuble, il la referma
presque aussitôt en voyant la voiture des nazis passer en
trombe. Rapidement il l'ouvrit de nouveau et traversa la rue,
l'air de rien... De l'autre côté, il s'engagea dans une petite
ruelle en pente, que des ouvriers avaient barré pour curer les
égouts. Au fond, on apercevait l'Isar qui coulait
tranquillement, indifférente à toutes ces agitations
humaines. C'était l'heure du casse-croûte et le groupe
d'égoutiers était assis derrière leur citerne de curage. Ils
déballaient les pots de camp que leurs femmes avaient
préparé avec amour.
- Au point où j'en suis ! Songea Ron, en jetant un coup d'œil
derrière lui.
On ne l'avait pas encore repéré. Il s'empara d'une lanterne et
d'allumettes posées sur le rebord du trou et s'y engouffra,
sans une certaine répulsion...

110
Il craqua une allumette. La lanterne à pétrole s'éclaira.
Bravant l'insoutenable puanteur, il s'engagea dans l'étroit
boyau où régnaient le silence et les rats. Ceux-ci ne
s'enfuyaient même pas à l'approche de Ron qui en avait une
sainte frousse. Il balança des coups de pieds aux plus
entreprenants.
Sa progression était pénible. Il pataugeait dans un mélange
innommable.
Le boyau tournait à droite. Le nom de la rue apparut sur un
panneau.
"FELSENSTRASSE".
- Prenons la Felsenstrasse ! Se dit-il. On verra bien où ça me
mènera. Ron commençait à suffoquer.
L'accumulation de méthane dans certaines parties basses de
la galerie, lui interdisait toutes respirations profondes et il
s'essoufflait très vite.
Les ombres s'allongeaient et se déformaient par l'action de
la lumière, faisant naître des formes monstrueuses qui
n'existaient que dans son imagination.
Il n'y avait plus de rat lorsqu'il arriva à un carrefour à quatre
voies. Il réussit à lire "ISARSTRASSE" devant un boyau qui
partait en pente. La flamme de la lanterne commençait à
vaciller et l'idée de se retrouver dans une obscurité totale lui
faisait glacer le sang dans ses veines.
La rivière n'était pas loin d'après lui. Peut-être à une
cinquantaine de mètres.
Son petit séjour dans les égouts de Munich commençait à
s'éterniser.

111
Il pensait aux palaces qui se trouvaient au-dessus de lui et
qu'il avait l'habitude de fréquenter.
- Ah ! Si mon père me voyait !
Des images défilaient dans sa tête. Des salons luxueux, des
femmes élégantes dans de splendides automobiles
reluisantes. Son monde avait basculé pour quelque chose qui
ressemblait à l'enfer. Il avait l'impression que s'il s'en sortait,
il ne verrait plus la vie de la même manière. Sa façon de
penser, même, en serait affectée.
Une faible lueur s'insinua dans la galerie... Une sortie !
Pensa-t-il avec soulagement. Il avait bien parcouru sept ou
huit cents mètres sous terre.
- Espérons que ça suffira pour semer mes poursuivants !
Les eaux sales se jetaient dans la rivière. Ron déboucha à
l'extérieur en aspirant une grande goulée d'air frais. Il
ressentit un bien-être qui lui procura un sentiment de
résurrection.
Après avoir inspecté les environs, il escalada un talus et se
retrouva sur un petit chemin qui longeait l'Isar.
Des pêcheurs à la ligne de toutes sortes empruntaient
souvent ce sentier.
L'état de ses vêtements empirait de plus en plus et s'il ne se
faisait pas repérer, cela tiendrait du miracle. Il emprunta une
petite rue qui remontait vers le centre.
Ron se mit à ralentir le pas. Un véhicule rouge qu'il n'avait
pas encore remarqué, était garé là, à trente mètres. Quatre
personnes attendaient à l'intérieur.

112
Ron s'arrêta, le désespoir au ventre. Il avait cru échapper à
Krüger, mais celui-ci bien plus malin l'avait pris au piège.
C'était fini... Exténué, il était prêt à se rendre et refusait de
continuer à se battre pour sa liberté.
Il était là, debout dans la rue, résigné, attendant qu'on le
reprenne. Aurait-il le courage de mourir sans rien révéler ?
Le crissement de pneu de la voiture noire des quatre nazis
sorti Ron de ses pensées.
Elle s'engouffra dans la petite rue et avança au ralenti... Ils
savaient que le canadien était coincé et savouraient ces
minutes de plaisir.
Ron entendit soudain un moteur pétarader... La voiture
rouge s'ébranla pour se positionner au milieu de la rue et
s'immobilisa, s'interposant ainsi entre Ron et les nazis. Tout
à coup, avec une accélération étonnante, celle-ci se propulsa
en marche arrière, pour prendre de plus en plus de vitesse et
percuta avec force et fracas l'avant de la voiture des nazis.
Ils furent tous les quatre projetés contre les parois du
véhicule. Le moteur avait reculé de trente centimètres et le
train avant était détruit.
La voiture rouge redémarra aussi vite en marche avant pour
s'immobiliser devant Ron complètement ahuri...
- Montez !
Ron n'en croyait pas ses yeux. Il mit quelques secondes
avant de réagir...
- Montez ! Vite !
Il venait de reconnaître la voix féminine qui l'invitait à
monter.

113
- Hilde ! C'est vous ?
Ne se faisant pas prier davantage, il s'engouffra à l'arrière du
véhicule. Il ne s'était pas encore assis que la voiture
démarrait en trombe.
Plusieurs coups de feu éclatèrent... Deux des quatre nazis
avaient réussi à s'extirper tant bien que mal de la ferraille
tordue et tiraient au jugé. Le pare-brise arrière explosa en
morceaux. Hilde et Ron furent assaillis de milliers de petits
débris de verre.
- Baissez-vous ! Fit Hilde en aplatissant de ses mains la tête
de Ron.
Il n'avait pas eu le temps d'apercevoir les deux acolytes qui
venaient de s'engouffrer dans la ruelle en suivant le chemin
des pêcheurs. A peine arrivèrent-ils que la voiture leur
fonçât dessus... L'un d'eux percuta l'avant du moteur sans un
cri. Il rebondit contre un mur et roula sur la chaussée.
L'autre se retrouva sur le capot et vînt s'aplatir la tête sur le
pare-brise.
Déjà l'automobile amorçait son virage, projetant le nazi qui
roula sur le talus pour finir sa course dans l'Isar.
Ron se retourna pour apercevoir l'homme se faire engloutir
par la rivière.
- Je vous remercie ! Dit Ron en fixant Hilde.
La tension était tombée d'un coup dans la voiture et celle-ci
s'éloignait du centre-ville.
Sa bouche sensuelle était une des plus belles que Ron avait
vu dans sa vie. Ses lèvres pulpeuses semblaient vivantes et
autonomes. Les yeux d'Hilde avaient perdu la froideur qu'ils

114
avaient au Biergarten pour laisser place à un mélange
d'anxiété et de soulagement à la fois.
- Pourquoi m'avez-vous sauvé ?
- N'êtes-vous pas un ami d'Albert Kohlwitz ?
- Oui, je vous l'ai déjà dit !
- Nous avions eu vent qu'un de nos membres était
emprisonné par cette pourriture de Krüger. Nous avons fait
le nécessaire pour le libérer. J'ignorais que c'était vous ! C'est
seulement lorsque je vous ai vu, assis sur le trottoir, devant
la prison, que j'ai deviné le piège de Krüger. Cette ordure n'a
qu'un rêve, celui de capturer Albert et avec lui tout le réseau.
Une action d'éclat de cette ampleur, permettrait à Krüger
d'être dans les bonnes grâces d'Hitler qui ne l'oublions pas,
lui a donné comme mission de nous détruire tous. L'orgueil
de cet homme dépasse les bornes. Krüger espère, après ça,
jouer un rôle politique important auprès d'Hitler.
- Est-ce qu'Albert est au courant de ma mésaventure ?
- Il l'est, et il doit maintenant savoir que vous êtes libre.
- Comment puis-je vous remercier ?
- Vous le pouvez, en faisant votre métier. Faîtes connaître
au monde entier notre lutte de tous les jours contre ces
monstres !
Hilde s'affala doucement contre la banquette. Elle bascula sa
tête vers l'arrière et respira profondément.
Ron se serait bien réfugié contre cette gorge offerte, mais il
se contenta de réfréner ses instincts. De toute manière, dans
l'état où il était... et l'odeur pestilentielle dont il embaumait
la voiture... Lui d'habitude toujours si bien habillé et si

115
raffiné avait troqué la tenue du play-boy contre celle d'un
clochard.
- Je vous présente Jacob ! Fit Hilde en désignant le
chauffeur. Sans sa présence d'esprit, à cette heure-ci, vous
seriez de nouveau en prison !
Ce dernier fit un signe de la main, tout en tenant le volant.
- Lui c'est Gerd, un ami de toujours !
Gerd se retourna pour serrer la main de Ron.
Hilde se mit à dévisager Ron de la tête aux pieds. D'un coup
elle se mit à rire, un rire nerveux, qu'elle n'arrivait pas à
refréner.
- Excusez-moi, c'est votre tête !
- A ce point-là ?
- C'est même pire ! Pouffa Hilde. Je crois que vous avez
besoin d'une bonne douche et de vêtements neufs. Nous
allons chez Gerd, il est à peu près de votre taille. Il vous
fournira des habits. Quant à moi, je soignerai vos petits
bobos.

Ron était aux anges. Il avait pris trois douches pour se


débarrasser de cette odeur tenace d'égout mais un léger
fumet désagréable persistait encore. Il avait compensé cela,
en s'aspergeant d'eau de Cologne.
Hilde s’affairait maintenant sur lui. Elle enduisit
méthodiquement son torse et son dos d'une pommade qui lui
produisait des effets bénéfiques. Enfin le pensait-il car c'était

116
peut-être les mains douces de Hilde sur son corps meurtri,
qui provoquaient cette euphorie dans laquelle il se trouvait.
Il brûlait d'envie de lui poser une question. Il s'était retenu
jusqu'à présent, mais voulait savoir.
- Hilde ! Demanda-t-il, pourquoi avez-vous posé cette
bombe au Biergarten ?
Hilde, qui soignait les ecchymoses sur le visage de Ron eut
un temps d'arrêt, puis...
- Ce n'est pas votre affaire !
- Pourtant, j'aimerais savoir, n'oubliez pas que je suis
journaliste et que c'est mon métier de tout savoir !
- En vérité, se ravisa-t-elle, j'ai agi personnellement. Mais
j'avais une raison profonde pour le faire !
Ron la regarda, un air interrogatif.
- Il y avait parmi ces hommes, plusieurs personnes
responsables de l'internement de mes parents. Ça fait deux
ans déjà. Je ne sais pas ce qu'ils sont devenus, mais ce que
je sais, c'est que ce sont ces salauds qui les ont dénoncés
comme communistes actifs. Mes pauvres parents qui
n'avaient jamais rien fait de mal... Je ne sais même pas s'ils
sont encore vivants à l'heure actuelle...
Des larmes coulèrent de ses beaux yeux. Ron pouvait voir
toute la détresse défiler dans son regard. Il lui prit le visage
entre ses mains, la regarda pleurer. En voulant la consoler il
lui essuya ses larmes. Leurs visages se rapprochèrent. La
bouche de Hilde rencontra celle de Ron dans un baiser chaud
et fougueux. Leurs cœur battaient la chamade.
- Aie ! Fit Ron en massant doucement sa lèvre tuméfiée.

117
- Hilde retrouva le sourire qui éclairait tant son visage. Elle
lui donna un léger baiser que Ron parut apprécier et continua
à lui caresser les côtes endolories en se réfugiant contre lui.

Albert et Jasper avaient accueilli avec bonheur la nouvelle


de la libération de Ron.
Jasper faisait les cent pas dans le salon de Grüda. Au grand
désespoir de celle-ci, il n'avait même pas eu la force de
grignoter une des petites douceurs qu'elle lui avait préparées.
Albert, grâce au réseau Adler savait Ron dans les griffes de
Krüger et avait été étonné de la réaction de celui-ci. En tout
cas grâce à ses amis, son plan était contrecarré. Ron était
libre et les rejoindrait rapidement.
Grüda vint se blottir contre Jasper qui maugréait, impuissant
devant les événements.
- Ne t'inquiète pas comme ça ! Il est entre de bonnes mains
et sera bientôt ici !
- Tu as raison, j'ai tort de m'inquiéter autant pour lui, mais je
suis un peu comme son père, ici dans ce pays. S'il lui arrivait
quelque chose de grave, je ne pourrais pas me le pardonner
!
- Maintenant que nous le savons en sécurité, si l'on se
détendait un peu. On va en profiter pour examiner les
papiers contenus dans la boîte de la vieille Dückstein.

118
Jasper et Albert n'en revenaient pas. La vieille avait amassé
des lettres et des photos concernant la famille Kohlwitz ou
en avait fait des copies.
Pour quelles raisons cette femme s'amusait elle à détourner
le courrier des gens et en particulier, celui des parents
d'Albert. Et ceci depuis très longtemps.
Que pouvait-elle bien en tirer ? La réponse était sûrement là,
dans la boîte. Mais il y avait au moins une bonne centaine
de lettres et des dizaines de photos. Chacun se partagea un
paquet. Grüda se proposa également et tout trois
commencèrent les investigations.
Ils recherchaient des indices qui pourraient leur donner des
nouvelles des parents d'Albert. On savait qu'ils se trouvaient
sûrement dans un camp d'internement, tout près de Munich,
à Dachau, mais on ne savait pas pourquoi on les avait
enfermés.
Ces lettres pouvaient peut-être leur apporter la lumière.

Depuis plusieurs heures déjà, ils parcouraient des dizaines


de documents et n'avaient trouvé aucune indication.
Albert tomba soudain sur une lettre datant de 1906. Un
cachet de la poste principale de Berlin indiquait 8 juillet
1906, un mois avant la mort de Klara, sa grand-mère. Il ne
l'avait jamais connue, mais son père lui en avait souvent
parlé. Il déchiffra rapidement les premières lignes de la
lettre... "Chère maman, je suis arrivé à Berlin où je termine

119
mes études. Ne t’inquiète pas pour l'argent, j'ai trouvé un
travail qui me permet de vivre décemment. J'espère que tu
vas bien." Et c'était signé...
Albert n'en croyait pas ses yeux.
Quand Jasper et Grüda aperçurent les yeux exorbités
d'Albert, ils se tournèrent vers lui, interrogatifs.
- Vous n'en croirez pas vos oreilles, dit Albert....
Je suis le neveu d'Adolf Hitler !
- Quoi ! Firent Jasper et Grüda avec un ensemble parfait.
Qu'est-ce que c'est que cette blague ?
- Lisez vous-mêmes !
- C'est vrai, je me disais aussi qu'il y avait un petit air de
famille ! Répliqua Jasper pour le taquiner.
- Ce n'est pas possible, je m'appelle Kohlwitz, pas Hitler.
Ça ne peut signifier qu'une chose. Mon père a un demi-
frère, et il s'appelle Adolf Hitler ! Ce que je ne comprends
pas, c'est que mon père ne m'ait jamais parlé de ce demi-
frère. Comme s'il l'avait banni de sa mémoire.
- Ça expliquerait peut-être les raisons pour lesquelles tes
parents sont emprisonnés ! Fit Jasper.
- Tu as sûrement raison ! Tiens, voilà une des dernières
photos de mon père. Je me demande bien comment la
Dückstein se l'ait procurée.
- C'est incroyable ! S'exclama Jasper. C'est vrai finalement
que tu as un air de famille ! Regarde ton père ! Dit-il tout en
griffonnant sur la photo au crayon noir. Tu lui teints les
cheveux blonds en noirs, tu lui rajoutes une moustache, et
regarde !

120
- Ça alors, Grüda n'en revenait pas. On dirait vraiment
Hitler !
- Mais ce n'est pas lui, c'est mon père ! C'est Shlomo
Kohlwitz !
- Oui, mais regarde la ressemblance, on dirait son sosie !
Albert admit qu'effectivement, la ressemblance était
étonnante.
- Bon ! Ça nous mène à quoi tout ça ?
- A rien, continuons à chercher ! On peut sûrement trouver
d'autres indices !

- Je commence à saisir les raisons qui ont entraîné Hitler à


faire enfermer mes parents. C'est directement de lui que sont
venus les ordres à la Gestapo, j'en mettrais ma main au feu !
Vous connaissez la politique d'Hitler. Il préconise
l'épuration de la race allemande, vous savez, le grand blond
aryen, fort beau et intelligent.
Je suis juif par mon père ! Repris Albert... Peut-être qu'Hitler
ne supporte pas ce lien familial compromettant et veut en
faire disparaître toutes traces.
- Cela me semble un peu léger ! Fit Jasper, en proportion des
sommes d'efforts mises par les nazis pour te retrouver.
- Alors, je ne comprends plus !
- Continuons à chercher !
- Tiens, s'étonna Grüda, j'ai là un petit paquet de feuillets
recopiés mais il n'y a pas les originaux !

121
Un petit ruban enserrait le paquet insolite.
- Fait voir !
Jasper commença la lecture avec attention, cela prit environ
dix minutes.
- Alors là, mes amis, c'est la deuxième nouvelle incroyable
de la journée !
Décidément, la Dückstein avait en sa possession une mine
de renseignements de première importance. J'aimerais bien
posséder les originaux !... S'ils existent.
Ecoutez bien ce que je vais vous raconter !

Il était une fois un riche banquier de Vienne qui s'appelait


Frankenberger et qui était juif de surcroît. Il avait un fils un
peu volage qui profitait de sa situation pour fricoter avec
toutes les filles qui lui tombait sous la main.
Un jour, le fils Frankenberger rencontra sur son chemin une
jeune fille de ferme qui se nommait Annamaria Schiklgrüber
et qui ramenait les vaches à l'étable.
Cela se passait au siècle dernier. Après avoir engagé la
conversation avec la fille qui était belle et peu farouche,
Annamaria laissa son troupeau dans un champ et alla
rejoindre Frankenberger dans un grenier à blé des environs.
Ça se termina comme vous l'imaginez et cela ne pouvait être
qu'une aventure de plus pour le fils du banquier. Excepté le
fait qu'au bout de quelques mois, Annamaria s'aperçut
qu'elle était enceinte de lui.
Elle alla trouver le père Frankenberger qui la jeta
immédiatement dehors.

122
Celle-ci menaçant de raconter à son entourage ce que lui
avait fait son fils, le père se ravisa argumentant le fait qu'il
allait y réfléchir et qu'il lui ferait connaître sa décision.
Promu Baron par l'empereur François Joseph, le banquier
juif qui avait peur pour la réputation de sa famille, persuada
un brave garçon meunier ambulant dénommé Johann
Hiedler, mais plus couramment surnommé Hitler, d'épouser
la jeune domestique, moyennant finance. Il s'engageait bien
sûr à s'occuper de l'enfant jusqu'à sa majorité.
L'enfant naquit et on l'appela Aloïs mais son père adoptif ne
voulut point le reconnaître.
Il fut inscrit sur le registre des baptêmes comme né de père
inconnu. Il prit donc le nom de sa mère pour s'appeler Aloïs
Schiklgrüber
A la mort de Johann Hiedler, Aloïs ne voulut pas garder le
nom de sa mère.
Il le mua en Hitler grâce à la complicité d'un prêtre qui ne se
souciait guère des questions d'état civil.
Ainsi, Aloïs Hitler eut un enfant de Klara... Adolf, qui était
de lui et Shlomo, né d'un premier mariage de Klara avec un
juif nommé Moshé Kohlwitz

Si vous m'avez bien suivi, non seulement Hitler ne doit pas


aimer avoir un demi-frère juif, mais lui-même est d'origine
juive par la famille Frankenberger. Voilà les véritables
raisons de l'acharnement des nazis. Si ça venait à se savoir,
cela discréditerait sa politique. Voilà d'où viennent tous tes

123
ennuis et ceux de tes parents. Tant qu'il n'aura pas réussi à
faire disparaître toutes traces de ses origines, Hitler peut
craindre une fuite et si le peuple qui a voté pour lui savait
qu'il était juif, il ne resterait pas au pouvoir.
- Vois-tu, Albert, ton affaire est une affaire d'état.
- Hitler veut certainement récupérer les originaux !
- J'aimerais bien savoir où ils se trouvent. Nous aurions une
arme incroyable contre les nazis.
- Ça, c'est un mystère, mais ce n'est pas la Dückstein qui les
possédait car si elle en avait fait des copies, c'est que ces
lettres avaient trop d'importance.
Ces copies représentent en fait une correspondance qui
s'arrête en 1903 à la mort d'Annamaria Schiklgrüber qui sans
aucun doute, faisait chanter Frankenberger pour toucher une
pension.
De toute manière, je suis sûr que nous ne sommes pas les
seuls sur la piste de ces papiers. Shlomo et Bertha ont dû être
interrogés longuement et si les allemands ont retrouvé les
originaux, c'est mauvais signe pour tes parents.
Le visage d'Albert se décomposa.
- Ne t'inquiète pas outre mesure. S'ils les avaient retrouvés,
ils ne mobiliseraient pas autant de monde pour te chercher.
Ils doivent penser que c'est toi qui les détiens.
- C'est donc pour ça qu'ils me font passer pour un dangereux
terroriste communiste.
- Evidement !
- Je n'en reviens pas d'être le neveu d'Hitler. Mon pire
ennemi !

124
- Il va falloir t'y faire, mais rassure-toi, ce n'est pas cela qui
va te faire grimper dans la hiérarchie nazie.
Albert sourit tristement.
- A ton avis, pouvons-nous alerter la presse allemande et
internationale sur ce qu'on fait subir à l'opposition politique
en Allemagne. Pouvons-nous faire savoir au monde entier
que le chef des nazis est un juif ?
Ça déstabiliserait le régime abject qui nous dirige.
- On pourrait peut-être faire quelque chose, mais pas avec
les journaux allemands qui sont censurés et de toute
manière, dirigés en sous-main par les nazis et Goebbels qui
en a besoin pour sa propagande.
Il serait bon de faire passer à l'étranger, le reportage que Ron
va écrire dès qu'on l'aura mis au courant des événements.
- Je vais voir si c'est possible ! Fit Albert, pensant au réseau
Adler.

- Une question me vient à l'esprit ! Demanda Albert.


Comment les nazis ont-ils pu être au courant de ces lettres.
- Je n'en sais rien. La vieille était parfaitement capable
d'envoyer des copies à Hitler pour le faire chanter. Des
documents à l'adresse du chancelier du Reich sont
automatiquement interceptés par des sous fifres avant d'être
lus par Hitler lui-même. Le pli a dû tomber entre des mains
indélicates et à la chancellerie, ce n'est peut-être plus qu'un
secret de polichinelle.

Jasper fouilla la poche intérieure de sa veste.

125
- Tiens ! Au fait !
- Voilà toujours les photos que j'ai développées ce matin.
Elles ne sont pas mal, n'est-ce pas ?
Albert parcourut les photos une à une.
- Oui, effectivement ! Regarde sur celle-ci... A côté de la
camionnette, c'est Krüger.
- Fait voir !... Sale gueule !
- Ça prouve que c'est bien lui qui a orchestré la manifestation
et la bagarre qui a suivi.
- Comment pouvait-il être au courant au point d'avoir le
temps d'organiser une contre-manifestation. Les
communistes s'étaient réunis la nuit même pour le
lendemain.
- Il y a des espions partout. Les communistes aussi sont
infiltrés.
Il faut se méfier de tout le monde et ne rien dire au sujet des
documents. C'est trop gros pour nous, trop dangereux.

On frappa à la porte.
- Herein!
- Gutten tag Herr Kolonel!
- Oui, bonjour, bonjour ! Alors quoi de neuf. Avez-vous
placé des barrages à toutes les sorties de la ville comme je
vous l'ai ordonné ?

126
- Ya ! Herr Kolonel ! Ils n'ont aucune chance de quitter
Munich sans être repérés !
- Bien ! Bien ! Et les recherches en ville ont-elles abouties à
quelque chose ?
- Nous avons retrouvé la voiture qui a servi aux terroristes.
Elle était garée dans le quartier universitaire de Schwabing.
- A Schwabing ! Avez-vous fait fouiller l'université. C'est
un repaire de jeunes communistes prêts à s'exhaler pour la
moindre cause.
- Ya ! Herr Kolonel ! Nous avons trouvé quelques armes de
poings, mais aucune trace d'eux... Par contre, il y avait du
sang sur la banquette arrière. Peut-être que l'un d'eux est
blessé sérieusement ! Nous finirons par retrouver sa trace,
tous les hôpitaux ainsi que les médecins sont prévenus.
- Et l'immatriculation de la voiture, avez-vous retrouvé son
propriétaire ?
- Oui, euh !... C'est la voiture personnelle du chef de la
Gestapo de Munich.
Euh... Celle-ci avait été volée, il y a une semaine et...
- J'en ai assez ! Ils se foutent de nous ! La Gestapo est
incapable de faire régner l'ordre en ville. C'est une bande
d'incapables. Je vais m'occuper sérieusement de cette
affaire. Et si je n'y arrive pas par mes propres moyens, j'ai
une autre solution... Une solution plus longue, dit-il en se
calmant, mais un moyen infaillible pour attraper toute la
bande... Qu'on mette en alerte ma compagnie de S.S.
cantonnée à la caserne d'Augsbourg. Je veux des hommes

127
partout aux alentours de Munich et ses faubourgs... Je veux
qu'on retrouve ces salopards !
- A vos ordres Herr Kolonel !
L'adjoint de Krüger quitta le bureau avec déférence. Tobias
n'était pas d'humeur à être contrarié ce matin. Il avait passé
une nuit blanche à tourner en rond dans sa chambre. Il se
contempla dans le miroir accroché au mur délavé de son
bureau... La mine était maussade. Les orbites de ses yeux
injectés de sang, étaient encore plus creusées qu'à l'habitude.
Avait-il présumé de ses possibilités et de sa valeur. Il se
remémora le jour où on lui confia la mission pour laquelle il
se trouvait là aujourd'hui, au lieu d'être tranquillement chez
lui à Berlin, dans sa demeure de maître. Une propriété qu'il
avait héritée de son père et qu'il avait valorisée avec le
temps. C'est là qu'il emmenait régulièrement ses conquêtes.
Il fréquentait le milieu aristocratique dans les salons huppés
de la ville. Son père avait été le Baron Wilhelm Von Krüger,
grand propriétaire terrien à l'Est de Berlin. Lui, n'avait pas
suivi la lignée de la noblesse allemande, mais avait préféré
l'armée où il était devenu colonel de la S.S.
Un jour, il fit la connaissance, dans une réception, d'un
homme sans âge, au crâne un peu dégarni et se déplaçant
toujours avec une canne qui soutenait mal sa jambe boiteuse.
Ce monsieur se présenta à lui sous le nom de Joseph
Goebbels. Evidemment, avec le temps, celui-ci parcouru le
chemin qu'on lui connaît pour devenir ministre de la
propagande dans le gouvernement nazi. Ministère dans
lequel il excellait.

128
C’était Goebbels qui avait proposé Von Krüger à Hitler,
entendant les problèmes qu’évoquait celui-ci. Krüger
revoyait le jour où il avait été présenté à Hitler. Goebbels et
lui avaient été convoqués au Reichstag pour une entrevue
avec le Führer et ils attendaient dans un petit salon de style
baroque. Tobias était nerveux. Il n'avait pas voulu s'asseoir
et faisait le tour du petit salon... Il s'arrêta devant la cheminée
sur laquelle siégeait une splendide horloge tout en nacre, du
dix-huitième siècle. A sa droite, une magnifique tapisserie
d'Aubusson représentait la victoire de Samothrace. Sur le
mur face à la porte, un immense portrait du Führer en
costume d'apparat, semblait fixer Tobias qui préféra
détourner la tête vers Goebbels.
- Détendez-vous, mon cher Krüger, vous me semblez
nerveux. Vous verrez, cela va bien se passer !
La porte s'ouvrit, faisant apparaître un chambellan.
- Monsieur le Chancelier va vous recevoir !
Goebbels se leva d'un coup puis semblant entraîner Tobias,
le fit pénétrer le premier dans le bureau d'Hitler.
Le bureau était baigné par une lueur de volets mi-clos. De
petits abat-jours délicats éclairaient les quatre coins de
l'immense salle, dont les murs habillés de bois sculptés,
étaient du plus pur style baroque. Au plafond pendaient deux
superbes lustres de Venise, commandés spécialement par le
Führer aux souffleurs de verre de Murano. Le bureau
apparaissait minuscule par rapport à l'immensité de la pièce.
Hitler était plongé dans des cartes étalées là, pêle-mêle.

129
Tobias et Goebbels se trouvaient debout à cinq mètres du
bureau, gênés de s'apercevoir qu'Hitler ne s'était pas encore
rendu compte de leur présence. Tobias n'osait plus avancer,
espérant que celui-ci allait lever la tête. Mais Hitler
continuait à griffonner nerveusement sur ses cartes, ignorant
le monde qui l'entourait. Goebbels toussota l'air de rien, pour
faire en sorte de signaler leur présence, mais Hitler
continuait à marmonner tout seul, tout en écrivant. Un long
silence gêné suivit, puis brusquement, comme s'il sortait de
son monde exalté, il leva la tête d'un coup, semblant détecter
une présence dans cette semi pénombre.
- Joseph ! Eh bien, qu’est-ce que tu fous là ? Je ne t’avais
pas entendu entrer. Approche ! Approche !
- Bonjour, mein Führer !
- Dis-moi, tu ne viens pas me demander de l'argent au moins,
parce que les finances sont au plus bas. Göering est venu
hier pour me demander d'augmenter le budget de l'armée. Tu
te rends compte, il veut des blindés et des avions
supplémentaires. Ce gros porc m'a saigné à blanc !
- Non, non Adolf ! Je suis venu pour la raison que vous
savez ! Fit-il en se tournant vers Tobias qui était resté en
retrait.
- Approche ! Comment t'appelles-tu mon ami ?
- Kolonel Tobias Von Krüger! Mein Führer.
- J'ai entendu parler d'un Von Krüger, ici même, à Berlin !
- C'était mon père, le baron Wilhelm Von Krüger. Il est
décédé l'an dernier !

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- C'est regrettable, c'est regrettable, dit-il tout en ayant l'air
de penser à autre chose. Joseph, tu l'as mis au courant de la
situation ?
- Euh, pas entièrement ! Dit-il devant Tobias, l'œil inquiet.
Je lui ai simplement dit que vous aviez besoin d'un homme
de confiance !
- C'est tout à fait cela ! Reprit Hitler, tout en fixant Tobias
avec insistance.
On aurait dit que ses yeux essayaient de percer à jour la
personnalité de celui-ci.
- J'ai une mission à te confier ! Fit-il. Une mission spéciale
qui exige à la fois de la discrétion, de l'habileté et de la
fermeté. Tu as été chaudement recommandé par Joseph, qui
voit en toi un homme de valeur, capable de mener à bien
cette mission.
- Vous avez devant vous l'homme qu'il vous faut ! Répliqua
Tobias qui ne voyait pas ce qu'il aurait pu dire d'autre, sans
entraîner la colère d'Hitler et sa déchéance immédiate.
- Bien ! Bien ! J'aime les hommes qui savent ce qu'ils
veulent ! Répliqua Hitler.
Tobias se demandait ce qui allait lui tomber sur la tête et
maudissait le jour où il avait rencontré Goebbels.
Hitler se frotta machinalement la moustache. Assieds-toi !
Désignant à Tobias, une chaise en face de lui et oubliant
complètement Goebbels resté debout derrière eux.
Tout en rapprochant son visage de celui de Tobias qui ne
broncha pas, il s'adressa à lui.
- Je hais les communistes ! Tu les aimes toi ?

131
- Non, Mein Führer !
- Je hais tous ces terroristes qui agissent en Allemagne,
financés soit par les pays de l'Est, soit par la juiverie
internationale qui cherchent à me déstabiliser.
- Moi aussi je les hais Mein Führer !
- Eh bien voilà ! Sursauta-t-il d'un coup. Nous sommes
d'accord. Ta mission, si tu l'acceptes, est de servir ton pays
en détruisant ces nids de rats. Je ne veux plus entendre parler
de réseaux terroristes qui gangrènent l'Allemagne et même
l'Autriche. Te sens-tu à la hauteur de ce que je te demande ?
Tobias sembla bredouiller, mais réussit à répondre
clairement tout en dissimulant son émotion.
- Je serai à la hauteur de ce que vous me demandez et je vous
promets des résultats rapides ! Dit-il en se pinçant les lèvres
devant la difficulté de la tâche à accomplir.
- Bien ! Notre intermédiaire sera Joseph qui me rendra
compte tous les jours de la progression de la mission et des
résultats obtenus. J'espère que ces résultats seront
fulgurants ! Rajouta Hitler, avec une lueur inquiétante dans
les yeux, qui n'avait pas échappé à Tobias.
En résumé, s'il échouait, il risquait de terminer soit dans un
camp, soit en exil, privé de ses biens et de la vie dorée qu'il
affectionnait.
- Merci Goebbels ! Pensa-t-il.
- C'est tout ! Coupa Hitler, mettant fin aux pensées de
Tobias.
- Ce n'est pas tout ! Fit Goebbels timidement, il y a la
question du budget pour l'organisation de...

132
- Quoi ! Un budget ! Alors toi aussi tu me demandes de
l'argent. Je ne suis pas une vache à lait que l'on trait à la
demande !
- Bon ! Bon ! Fit Goebbels, craignant que Hitler entre dans
une de ces colères noires, dont son entourage redoutait plus
que tout. Nous nous débrouillerons, j'ai ma petite idée là-
dessus !
Tout en saluant Hitler qui s'était déjà replongé dans ses
papiers, les deux hommes ressortirent du bureau. Tobias
venait de passer le quart d'heure le plus terrible de sa vie. Il
se sentait vidé. Comment lui, un Von Krüger, avait-il pu se
laisser piéger de cette manière ? Comment avait-il pu se faire
embarquer dans une affaire pareille. Maintenant que le
chancelier comptait sur lui, il était condamné à réussir.
C'était une question de vie et de mort. Pire que cela, une fuite
en avant.
- Nous demanderons un budget à la Gestapo ! Fit Goebbels.
Je connais bien Himmler, il nous prêtera ses hommes et des
voitures. Nous profiterons de tous les renseignements qu'ils
ont accumulés sur les réseaux antinazis existant en
Allemagne !
Tobias acquiesça, à demi rassuré par les dires de Goebbels.
Les deux hommes se quittèrent là. Ils ne s'étaient plus revus
depuis.

133
Il se contemplait toujours dans le miroir de son bureau. La
mine creuse. Il avait quand même fait quelques progrès
depuis, mais cela faisait presque un an qu'il combattait ces
réseaux invisibles, composés d'éléments insaisissables.
Himmler lui avait concédé un local et quelques hommes.
Mais que pouvait-il faire de sérieux avec des moyens aussi
dérisoires.
Hier encore, plusieurs de ces hommes avaient été tués ou
blessés et une voiture détruite en poursuivant des terroristes
et ce journaliste canadien.
Il ne comptait plus que sur l'espion qu'il avait réussi à
infiltrer dans le réseau Adler. Il finirait avec le temps par
obtenir des résultats, du moins il l'espérait.

Cela faisait une semaine que Ron était reclus chez Gerd, un
des deux amis de Hilde. Depuis qu'il avait échappé aux
griffes de Krüger, il se remettait doucement de ses blessures
et avait mis à profit ce temps pour rédiger un premier article.
Associé aux photos de Jasper, ses écrits allaient faire du
bruit s'il réussissait à faire parvenir le tout rapidement à son
journal.
La poste Allemande était étroitement surveillée. Les colis et
les lettres allant ou venant d'une autre région d'Allemagne
ou de l'étranger, étaient systématiquement mis à l'écart et
ouverts par des spécialistes de la Gestapo qui notaient toutes
anomalies.

134
S'ils tombaient sur son reportage, ils apprendraient comment
on fait passer un règlement de compte pour un attentat
terroriste, comment on muselle une petite manifestation
communiste en manipulant la jeunesse hitlérienne, avec
photos à l'appui de policiers gestapistes distribuant des
armes et le tout orchestré par un colonel de la S.S. Tout ceci
pourrait être une immense farce si ce n'était
malheureusement que la réalité. On trouverait également
dans cet article, les confidences de l'un des chefs, d'un des
plus importants réseaux antinazis du pays. Ron avait bien
sûr changé les noms et les lieux mais son reportage retraçait
scrupuleusement ses premiers contacts vécus en Allemagne.

Il avait bien travaillé et s'accorda un moment de repos. Jacob


et Gerd étaient repartis vers le nord. Seule, Hilde venait tous
les soirs et comme chaque nuit, depuis une semaine, ils
faisaient l'amour. Leurs corps enlacés, ils s'endormaient à
l'aube, harassés de plaisir, essayant d'oublier qu'ils étaient
recherchés par la police.
Pour Hilde, la Gestapo n'avait qu'un signalement
approximatif et comme ses papiers étaient en règle, celle-ci
pouvait circuler dans Munich comme elle le désirait. Quant
à Ron, c'était tout autre chose. Officiellement, on l'avait
laissé partir donc, il était censé être libre de faire son métier
normalement. Officieusement, si on le retrouvait, soit on lui
tirait dessus sans sommation, soit on l'arrêtait de nouveau et

135
il ne ressortirait jamais plus de sa geôle sauf pour y être
torturé.
Ron s'impatientait. C'était bientôt l'heure de Hilde. Il était
pressé de la serrer dans ses bras et de fondre son visage
contre le sien, caressant ses cheveux et respirant son parfum.
Du bruit à l'extérieur. Ron jeta un œil par la petite fenêtre.
Le grincement familier du portail du petit jardinet se fit
entendre. C'était elle. Ron reconnut sa silhouette légère et sa
démarche sportive. Mais... Qui était avec elle ?
Un homme d'un certain âge l'accompagnait. Pourtant, celle-
ci était tenue de ne divulguer sa cachette à quiconque.
Le claquement sec de la clé dans la serrure, la porte s'ouvrit
et un parfum envahit instantanément la pièce. Ron se
précipita pour accueillir Hilde et la prit dans ses bras. Elle se
décolla avec douceur, l'air apparemment un peu gêné.
- Je te présente Viktor, un membre du réseau Adler, mais
aussi un ami. Il est là pour nous aider !
- Je croyais que personne ne devait savoir où j'étais !
- Oui, mais les choses ont changé ! Les barrages dans
Munich qui s'étaient intensifié cette semaine, ont disparu
depuis ce matin. J'ai l'impression qu'ils ont renoncés à nous
chercher. Ils doivent penser que nous sommes loin !
C'est le moment pour toi de rejoindre tes amis ! Dit-elle avec
regret. Viktor et moi-même allons t'accompagner pour être
sûrs qu'il ne t'arrive rien !
- Bien ! Je vous suis ! Dit-il en regardant Hilde du coin de
l'œil. Serait-ce possible que leur aventure s'arrêtât là, qu'il ne
la revît peut-être plus ?

136
- Nous allons t'emmener en ville. Viktor a sa voiture et de
là, nous irons à la cache d'Albert !

Viktor conduisait lentement, sans se faire remarquer. Sur la


banquette arrière, Hilde s'était serrée dans les bras de Ron et
l'embrassait furieusement comme si c'était un baiser d'adieu.
Ron la caressait doucement. Sa main descendit le long du
dos de Hilde. Il sentit la chaleur de sa cuisse et releva
imperceptiblement sa jupe. La main pénétra avec frénésie à
l'intérieur de ses cuisses pour remonter doucement vers son
bas ventre. Hilde haletait et semblait trouver cela à son goût.
Viktor qui conduisait avait l'air d'ignorer complètement ce
qu'il se passait à l'arrière. Il s'en tenait à sa route
qu'éclairaient deux phares vacillants. La nuit tombait vite en
octobre.
Ron pensa que Hilde avait dû choisir un chauffeur d'un
certain âge car il serait plus indulgent à ce qu'il se passerait
derrière lui. Cette pensée encouragea Ron qui commença à
dévêtir Hilde qui se laissa faire.
Ses mains parcouraient son corps à toute vitesse, accentuant
sa pression sur les zones érogènes. Les seins gonflés d'Hilde
se pressaient maintenant sur le corps nu de Ron et tous deux
haletaient sur la banquette dans l'indifférence totale de
Viktor qui poursuivait son chemin tranquillement.
Les allées et venues de Ron dans le corps de Hilde
accentuaient leur plaisir au fur et à mesure que le rythme
s'accélérait.

137
Soudain, tous deux explosèrent en une extase qui se
poursuivit jusqu'à ce que Hilde se laisse tomber sur Ron, le
corps en transe. La chevelure de Hilde recouvrait son visage
et son parfum l'enveloppait.
Ils restèrent ainsi un bon moment, indifférents aux
cahotements de l'automobile sur les pavés. Ils arrivaient en
ville. Ils se rhabillèrent pour de nouveau s'étreindre. La
voiture s'immobilisa sur le bord du trottoir.
L'avenue était animée car les fêtes d'octobre continuaient et
l'on entendait au loin, la musique bavaroise générée par des
orchestres, dispersés dans différents points de Munich.
- Tu ne peux pas me suivre ! Fit Ron.
Hilde le fixa. Ses yeux reflétaient un mélange d'étonnement
et de résignation.
- Mais !... Tout seul, tu risques de te faire prendre ! Il n'y a
peut-être plus de barrages mais la ville grouille de policiers
en civil. Ensemble, on aura l'air de deux amoureux sans
histoire !
- Je n'ai pas le droit de divulguer la cachette d'Albert à qui
que ce soit, même à toi. Peux-tu le comprendre ? Moins on
en sait, mieux c'est pour tout le monde !
Si Albert veut te voir, il te le fera savoir lui-même. Quant à
nous deux, je n'ai pas l'intention que ça s'arrête, je veux te
revoir !
Hilde regarda Ron. Des larmes perlèrent le long de ses joues.
- Moi aussi, je veux te revoir ! Dit-elle amoureusement. J'ai
une idée !

138
Viktor placera sa voiture ici même tous les samedis. C'est le
jour où il vient en ville. Si tu veux me contacter, il suffira de
glisser un petit mot par le haut de la vitre entrouverte en
fixant un lieu de rendez-vous.
- C'est une bonne idée ! Ne t'inquiète pas pour moi, j'en ai
vu d'autre. Sois prudente ! Dit-il avant de l'embrasser.
Il se retrouva dans la rue. Un dernier signe de la main et Ron
disparut dans l'avenue envahie par de nombreux groupes de
fêtards.

Ron frappa à la porte de chez Grüda. Il était deux heures du


matin. Il avait pris mille précautions pour ne pas être suivi.
Il s'était d'abord mélangé à la foule, pour disparaître dans des
rues sombres et passer dans des couloirs d'immeubles.
S'étant petit à petit rapproché de l'Isar, la rivière qui coule à
Munich, il avait traversé un pont pour se retrouver de l'autre
côté au jardin anglais. Ron avait escaladé discrètement le
mur d'enceinte du jardin zoologique, fermé à cette heure
avancée de la nuit.
Seule, la partie où se trouvait la guinguette du Biergarten
était toujours animée.
On entendait au loin, les rumeurs de la fête et la musique.
Après avoir traversé le jardin dans toute sa longueur par de
petites allées discrètes, il se cacha dans un buisson épais où
il attendit une trentaine de minutes.

139
C'était une nuit sans lune où seuls, quelques pâles réverbères
rendaient une lumière blafarde qui donnait à l'endroit, une
atmosphère fantomatique.
Personne ne l'avait suivi. Du moins, il en avait l'impression.
Ron était parfaitement conscient que sa vie, celle de Hilde,
d'Albert et de dizaines de personnes inconnues de lui,
dépendaient de sa prudence.
Il reconnut la petite avenue tranquille et la demeure de
Grüda. Un léger sourire s'afficha sur le coin de ses lèvres en
pensant à la surprise qu'il allait faire à ses amis.
La porte s'ouvrit et Albert apparut dans l'encadrement. Ron
remarqua qu'il tenait dans sa main droite, son Lüger braqué
sur lui.
- Ron ! S’exclama-t-il. Son regard inquiet et en alerte,
s'adoucit tout à coup.
Entre vite ! Personne ne t'a suivi ?
- Sois tranquille, j'ai fait attention !
- Si tu savais le souci que l'on s'est fait, surtout Jasper !
- Je m'en suis sorti grâce à Hilde. Je te raconterai tout dans
le détail.
- Mais... Que fait tu habillé à cette heure-ci ?
- Je n'étais pas encore couché. Je dors peu la nuit.
- Jasper et Grüda vont bien ?
- Viens, tu vas voir !
Albert entrouvrit la porte de la chambre de Grüda. On
devinait une masse informe de deux corps enlacés sous le
drap, dormant du sommeil du juste.

140
- Ce n'est pas la peine de les réveiller. Ils auront la surprise
demain matin !
- En parlant de surprise, nous avons étudié les papiers
récupérés à l'auberge Dückstein. Tu vas être étonné de ce
que nous avons découvert !

Jasper avait bien dormi. Cela faisait quelque temps qu'il


filait le parfait amour avec Grüda. Celle-ci qui était
matinale, n'était déjà plus dans le lit.
Jasper s'étira tout en bâillant, se gratta à travers sa barbe
rousse et s'asseya dans le lit.
- Tiens ! Grüda n'était pas venue comme d'habitude avec son
petit plateau plein de bonnes choses, ce n'était pas normal.
Chaque matin, elle venait le réveiller en se lovant contre lui.
Elle enfouissait sa tête sous les draps et lui mordillait tout le
corps. Jasper adorait ça.
Il sortit du lit. Une bosse énorme déformait son slip
kangourou comme chaque matin. La fraîcheur de la pièce
non chauffée, y était pour quelque chose.
Il soulagea tranquillement sa vessie et passa sa robe de
chambre pour aller au salon. Quelle ne fut pas sa surprise en
apercevant Ron à table, devant un petit déjeuner copieux en
compagnie d'Albert et Grüda.
- Ron ! S’écria-t-il, heureux d'avoir devant lui l'objet de tous
ses soucis.
Celui-ci se leva et les deux hommes s'étreignirent.

141
- Eh bien mon cochon, tu peux te vanter de m'avoir fait
passer des nuits blanches !
Ron pensa que ces nuits blanches n'étaient sûrement pas de
son fait mais plutôt celui de Grüda qui caressait Jasper du
regard.
Pendant le petit déjeuner, chacun raconta son histoire. Ron
fut époustouflé d'apprendre qu'Albert était un parent de
Hitler. Tous, suivaient les démêlés de Ron et Krüger et la
manière dont il avait glissé entre ses pattes grâce à Hilde.
- Voilà une alliée de poids ! Fit Albert. Il va falloir la
rencontrer car je vais avoir sûrement besoin d'elle pour sortir
mes parents de Dachau !
Ron se garda de leur dire qu'il avait un moyen de la contacter
car c'était intimement personnel. Et puis, on ne sait jamais,
il valait mieux cloisonner les informations car il en était sûr,
Albert ne leur disait pas tout non plus. Peut-être en parlerait-
il à Jasper, plus tard.
Ron sortit son dossier contenant le reportage qu'il avait pu
tranquillement rédiger.
- Il faudrait faire parvenir ça au journal !
- Facile, je corresponds avec mes amis de Berlin
régulièrement !
- Non Albert, tu n'as pas compris ! J'ai bien réfléchi. Le
Berliner doit être un journal Allemand aussi pourri que les
autres. Non, ce que je veux, c'est que tu fasses parvenir cet
article et tous ceux que j'écrirai dans l'avenir au Daily
Télégraph à Toronto, Canada !
Albert resta stupéfait un instant.

142
- Ce que tu me demandes là n'est pas commun, mais je vais
m'y mettre et avec mes amis du réseau Adler, je te garantis
une voie directe Munich Toronto !
Je vais faire transiter tes documents par la France ou
l'Espagne via New York, grâce à l'aéropostale. Les gens de
ton journal se chargeront de les rapatrier au Canada.
Un service en vaut un autre. J'aimerais que toi et Jasper,
vous m'aidiez à trouver un moyen de sortir mes parents de
ce camp de Dachau !
- Ça ne va pas être facile ! Fit Ron. C'est une affaire d'état.
Hitler a dû prendre toutes ses précautions pour qu'on ne les
retrouve pas. Mais tu peux compter sur nous pour t'aider.
- Je vous en remercie !
En résumé, que savons-nous ?
Mes parents sont enfermés au camp d'internement de
Dachau, tout près d'ici. C'est là que Hitler a fait boucler tous
les opposants politiques gênants. Nous connaissons les
raisons pour lesquelles ils ont disparu et nous savons que
l'on ne peut pas s'évader de Dachau car c'est une prison
modèle gardée jour et nuit par des soldats triés sur le volet.
J'ai beau y réfléchir, je ne vois qu'une solution. Pénétrer en
force dans le camp et enlever mes parents au nez et à la barbe
des gardiens !
- C'est impossible ! Lança Jasper.
- Erreur ! Les gardiens surveillent d'hypothétiques évasions
mais ne s'attendent pas à une action de l'extérieur !
- Tu le penses vraiment ?
Une lueur de désespoir passa dans les yeux d'Albert.

143
- Tu as raison Jasper ! Si c'est un camp spécial, toutes les
possibilités d'évasion ont dû être envisagées par les nazis.
- On se ferait descendre avant même d'approcher les
clôtures !
Il y aurait peut-être une solution... Il faudrait pouvoir rentrer
légalement dans le camp, avoir le temps de trouver tes
parents et filer en douce. On pourrait utiliser la cache, sous
le siège arrière de l’Hispano Suiza !
- C'est une bonne idée, mais comment crois-tu obtenir une
invitation de ces messieurs ?
La conversation s'arrêta là. Aucun n'entrevoyait une solution
suffisamment valable qui aurait une chance d'aboutir avec le
minimum de risques.

- Qu'est-ce que c'est que ces histoires ?


Tobias Von Krüger se tenait au garde à vous dans le bureau
de Goebbels.
- Je croyais que vous maîtrisiez la situation mon cher
Krüger. Si vous avez la curiosité de lire les journaux
étrangers, vous vous apercevrez que vous êtes loin du
compte. C'est une véritable campagne contre nous, contre
l'Allemagne !
Tobias saisit un exemplaire du Washington Post sur le
bureau.
La première page titrait : " Hitler, le juif errant "

144
Il en saisit un autre, le Daily Télégraph qui lui parlait d'un
complot contre les communistes.
- Regardez, celui-ci est très intéressant ! Fit Goebbels.
Examinez la photo en première page.
On distinguait une camionnette sur fond de manifestation,
de laquelle des individus distribuaient des armes à des
jeunes, ornés d'une croix gammée au bras.
- Bon, et alors ?... Une camionnette sur une place, cela ne
veut pas dire grand-chose !
- Examinez plus attentivement la photo !
Tobias pâlit d'un coup et ses viscères se nouèrent un peu
plus.
Il venait de se reconnaître, en uniforme de S.S. en train de
suivre la distribution.
- Priez pour que le Führer ne s'en aperçoive pas sinon c'en
est fait de vous et de moi !
Tobias réfléchit un moment. Ça ne pouvait provenir que de
ce fouille-merde de journaliste Canadien. Il avait pourtant
tout fait pour le coincer, mais à croire qu'il s'était évaporé
dans la nature. Il était persuadé que celui-ci était toujours à
Munich, mais des gens le cachaient. Il aurait du mal à le
localiser.
- Bien ! Fit Goebbels. J'ai décidé de prendre les choses en
main. Cela devient trop dangereux pour tout le monde.
- Reconnaissez que vous ne m'avez pas donné beaucoup de
moyens !

145
- Vous allez les avoir Krüger, vous allez les avoir. Il est
impératif de savoir d'où proviennent ces reportages et de
faire taire la source !
- Je pense connaître l'identité de l'homme qui a écrit tout ça. !
Il n'osa pas avouer à Goebbels qu'il l'avait tenu entre ses
mains et qu'il l'avait laissé s'échapper.
Sa réaction aurait pu être violente.
- Qui est ce ?
- C'est un journaliste Canadien qui séjourne en Allemagne
depuis peu. Malgré cela, il a réussi le tour de force de se
trouver face à plusieurs événements de première importance.
Les photos proviennent d'un géant à barbe rousse qui
l'accompagne, Canadien lui aussi. Du moins, je le présume
car nous n'avons pas beaucoup de renseignements sur lui !
- Comment se fait-il que vous ne les ayez pas encore
localisés ?
- Je sais qu'ils se trouvent quelque part dans Munich, mais
s'ils sont, comme je le pense, aidés par le réseau que je
pourchasse, cela ne va pas être facile !
Goebbels prit une mine sombre.
- Ecoutez ! Inutile de vous dire que nous sommes tous deux
sur une corde raide !
Tobias acquiesça.
- Si quelqu'un vous reconnaît sur cette photo, nous sommes
foutus !
Aussi, aviez-vous besoin d'être présent ce jour-là ? Vous
vous rappelez la promesse que nous avons faite à Hitler !
Nous nous sommes engagés tous les deux, ce jour-là. Moi,

146
en vous recommandant à lui et vous pour l'éradication totale
de nos ennemis. Les mois ont passé et rien ou pas grand-
chose n'a été réalisé !
Voilà donc ce que j'ai décidé. Nous allons agir en douceur
pour ne pas éveiller les soupçons tout en étant sur la
défensive !
- Vous savez, la photo n'est pas très bonne. Il faut vraiment
chercher pour me reconnaître. Et puis, peu de gens en
Allemagne lisent des journaux étrangers, à part les étrangers
eux-mêmes !
- Alors, comment expliquez-vous que moi je vous ai
remarqué ?
Il y eut un silence lourd de conséquences.
- Il est vrai que peu de personnes vous connaissent. Tout le
monde ignore le rôle que vous jouez contre nos ennemis. Et
je sais que Hitler ne lit jamais de journaux. Nous avons donc
une grande chance pour que rien ne se passe, mais on ne sait
jamais !
J'ai donc décidé d'employer une grande offensive de charme
vis à vis des journalistes étrangers. Histoire de calmer la
vague d'agressivité qu'ils ont contre nous. Nous allons leur
montrer que nous traitons un communiste ou un juif comme
un homme normal. Je vais organiser plusieurs conférences
de presse. La propagande, ça me connaît, n'est-ce pas ?
Pendant ce temps-là, vous agirez dans l'ombre. Je vous
accorde des crédits illimités sur mon propre ministère et je
vais vous fournir les hommes nécessaires pour surveiller les
routes, les gares dans un rayon de cinquante kilomètres

147
autour de Munich. Vous verrez ! Ils sont meilleurs que ceux
de la Gestapo !
- Ma garnison de S.S. stationnée à Augsbourg se joindra à
eux.
- Attention Krüger, je ne veux pas de grands déploiements
de force, ce n'est pas le moment de se faire remarquer. Je
veux de la discrétion, il faut que vos hommes et les miens se
déguisent en courant d'air, mais surveillent tout pour
localiser ce journaliste et sa bande.
- Apparemment, ceux-ci sont bien organisés puisqu'ils ont
réussi à faire parvenir des articles et des photos à des
journaux étrangers alors que tout est contrôlé.
- Je veux qu'on détruise cette organisation. Il faut apporter
du concret au Führer et rapidement. C'est le seul moyen de
faire passer les erreurs qui ont été commises !

- Enfin, ça bouge ! Pensa Tobias, une fois dans la rue.


Goebbels a peur, peur d'être discrédité. C'est pour cela qu'il
veut bien m'aider. Finalement, songea-t-il, un petit sourire
aux lèvres, le piège à rat s'est également refermé sur lui.
Il ne serait plus le seul bouc émissaire en cas d'éventuel
échec.
Sa conversation dans le bureau de Goebbels l'avait fait venir
à Berlin pour la journée mais il fallait qu'il reparte, tôt le
lendemain matin pour Munich.

148
Il devait mettre en place son dispositif de surveillance mais
ce soir, il dormirait dans sa maison, loin des soucis.

Tobias s'était mis à l'aise. Après s'être déharnaché de son


uniforme, il avait pris un bain pendant plus d'une heure.
Cette sensation délicieuse de l'eau tiède mélangée aux sels
de bain, l'avait complètement détendu.
Il était assis là, dans son salon, vêtu d'une simple robe de
chambre, contemplant le portrait de son père tout en sirotant
un verre de whisky bien tassé.
Il avait auparavant engagé sur son Gramophone un de ses
disques favoris puis tourné la manivelle pour entendre enfin
Marlène Dietrich dans une de ses chansons langoureuses. Il
se leva et se dirigea vers l'ancien secrétaire directoire de son
père. Il hésita devant les multiples tiroirs du meuble avant
d'en ouvrir un où se trouvait une boîte de cigares dont son
père était friand et qu'il faisait venir directement de Cuba.
Tout en exhalant de grosses bouffées de fumée, il saisit son
verre vide, le remplit de nouveau et salua le portrait de son
père.
- Prosit ! Mon pauvre vieux ! Tu me manques souvent tu
sais ! Si tu étais encore de ce monde, tu me rassurerais. Tu
me conseillerais sur ce que je dois faire. Maintenant, je ne
peux compter que sur moi !
Des coups à la porte tirèrent Tobias de sa rêverie. Il se
dirigea vers l'entrée.

149
- Qui est là ? demanda-t-il d'une voix ferme ?
- Moi ! Répondit la voix à l'extérieur.
La porte s'ouvrit. Le regard de Tobias se porta sur la
personne qui le fixait d'un regard inexpressif.
- Entre ! Fit-il. Ils pénétrèrent dans le salon.
- Veux-tu un whisky ?
- Non merci !
- Tu es venu me parler du réseau Adler ?
- Oui, j'ai une piste !
Les yeux de Tobias déjà embrumés par l'alcool s'agrandirent
imperceptiblement.
- Je dois revoir mon contact demain. Il suffit de le suivre et
il nous mènera directement chez Albert Kohlwitz !
- Cette fois ci, il ne faut pas rater cette occasion ! Je vais
faire disposer tout un réseau de guetteurs pour qu'il n'ait
aucune chance de nous échapper !
Tu n'aurais pas, par hasard, entendu parler d'un journaliste
canadien qui se cacherait avec eux ?
Hilde sursauta imperceptiblement sans que Tobias puisse le
remarquer. Il est vrai que le whisky agissait sur lui de
manière notable.
- Euh... Non, je n'en ai pas entendu parler !
- Au fait, je dois te féliciter pour ton action d'éclat au
Biergarten de Munich. Grâce à l'attentat commis par tes
soins, nous avons pu coffrer une grande partie des
communistes de Munich. Ils sont tous dans des camps
d'internements et ils y resteront aussi longtemps que je le
voudrai !

150
Hilde regrettait sincèrement d'avoir expédié dans l'au-delà,
une bande de gros nazis décadents qu'elle ne connaissait
même pas. Tout cela pour provoquer des émeutes dans
Munich. Dire qu'elle avait été obligée de mentir à Ron au
sujet de ses parents disparus. Alors que ceux-ci se portaient
le mieux du monde et vivaient tout près de la frontière
suisse.
Pourquoi avait-elle fait cela ? Elle avait passé son
adolescence dans les jeunesses hitlériennes. Ceci expliquait
cela, mais elle avait eu également un faible pour le regard
magnétique de Tobias, tel le cobra qui fixe sa proie pour
l'hypnotiser et en faire ce qu'il veut. Elle l'avait fait dans
l'intérêt du Führer, lui avait dit Tobias, mais elle se dégoûtait
d'avoir agi ainsi.
Celui-ci commençait à la fixer avec un autre regard. Il
s'approcha d'elle. N'avait-elle pas été sa maîtresse dans le
temps ? N'avait-il pas passé avec elle des moments
délicieux, ici même, dans ce salon, sur ce canapé, sous le
regard oblique de son père, immortalisé une fois pour toutes
sur ce portrait cloué au mur.
- Non ! Non ! Laisse-moi Tobias, je ne veux pas !
- Tu ne veux pas ou tu ne peux pas ! Dit-il, la voix pleine
d'amertume.
- Ecoute, j'avais l'intention de te le dire. J'aime quelqu'un
d'autre !
Le visage de Tobias grimaça et ses yeux s'agrandirent
encore. Il essaya de presser Hilde contre lui par la force. Elle

151
se débattit furieusement. Comment contenir une jeune
femme de vingt ans en pleine force de l'âge ?
C'est ce qu'essayait de faire Tobias en l'agrippant pour lui
décocher un baiser farouche.
- Aie, s'écria Tobias ! Elle l'avait mordu jusqu'au sang.
Salope ! Tu vas voir !
Il attrapa le bras de Hilde qui essayait de s'enfuir puis la
traîna sur le canapé qui en avait vu d'autres. Il pesa de tout
son poids sur elle, sentant la chaleur de ses reins compressés
sur sa poitrine. Tobias avait d'un coup enlevé sa robe de
chambre, sous laquelle il ne portait rien. Son membre
essayait de faire son chemin sous la jupe retroussée de Hilde
qui se débattait.
- Salaud ! Laisse-moi ! Cria-t-elle.
Mais Tobias n'écoutait plus. Il pénétra le sexe humide
d'Hilde et commença à lui labourer le bas ventre.
Hilde serrait les dents, partagée entre la brutalité du contact
et l'extase qui l'empêchait de hurler et de lui griffer les yeux.
C'est elle qui ensuite accéléra le rythme, entraînant Tobias
dans un cycle infernal de convulsions ponctuées de petits
cris étouffés.
On entendait au fond de la pièce, le disque rayé de Marlène
qui répétait inlassablement les mêmes paroles.
Tobias sortant de sa torpeur, se leva, le sexe en érection et
alla arrêter l'appareil.
- Tu n’es qu'une ordure ! Lança Hilde en se rajustant.
Tobias ne répondit pas, indifférents à ses propos. Hilde fit
mine de quitter la pièce.

152
- N’oublie pas demain ! Lui dit Tobias. Nous les aurons tous
jusqu'au dernier !

Hilde reprit la route de Munich dans sa voiture, conduite par


Viktor. Elle se sentait sale et avait envie de prendre douche
sur douche.
Krüger n'était qu'un porc. Comment avait-elle pu être
séduite par cet homme aux manières si brutales. Tout chez
lui respirait la bestialité.
Elle se mit à penser à Ron et son moral remonta un petit peu.
Elle était submergée par un sentiment d'impuissance car sa
piste pour remonter jusqu'à Kohlwitz, c'était lui. Une peur
indicible s'insinua en pensant qu'à cause d'elle, Krüger
pourrait tenir Ron entre ses mains. Lui avouer la vérité pour
qu'il ne tombe pas avec ses amis dans un piège, Ron ne lui
pardonnerait pas.
Alors !... Hilde ne savait plus.
Pour la première fois de sa vie, Hilde aimait vraiment un
homme, mais cet homme était en danger et c'était de sa faute.
Elle se serait bien débrouillée pour le sortir de la nasse au
dernier moment, mais si Krüger lui-même s'occupait de la
filature, Ron serait inévitablement reconnu et enfermé avec
ses amis.

153
- Goebbels tient une conférence de presse ce matin à
Munich ! Annonça Albert en rentrant précipitamment chez
Grüda.
Jasper et Ron prenaient leur petit déjeuner, omelette et bacon
au programme.
- Je ne peux pas y aller ! Dit Ron. Je suis grillé ! Tu penses
bien que tous les journalistes seront contrôlés et fouillés !
- Et si j'y allais moi ! Fit Jasper. J'ai ma carte de photographe
du "Berliner".
J'écrirai l'article pour toi. Les Allemands ne s'attendent pas
à ce qu'un de nous deux soit présent à cette conférence. Et
entre toi et moi, je suis celui qui a le plus de chance de s'en
sortir !
- Et si c'était un piège ?
- Je ne pense pas. Après le coup bas qu'on leurs a porté, le
régime a grand besoin de se réhabiliter aux yeux du monde
extérieur. Goebbels est, j'en suis sûr, l'homme de la
situation !
- Dépêche-toi ! Fit Albert. Tu as tout juste le temps de te
préparer. La conférence a lieu dans une heure à l'hôtel
Georges III.

La salle était pleine. Jasper qui avait eu un peu de mal à se


repérer en ville était arrivé en dernier. Il avait passé le
contrôle de la Gestapo sans problème et se trouvait au fond

154
du grand salon de l'hôtel. Un brouhaha indescriptible
emplissait ses oreilles.
Tout à coup, sur l'estrade montée en hâte, un homme tapota
le micro installé pour la circonstance. Arborant son plus
large sourire, l'homme annonça.
- Son excellence, Monsieur le ministre de la propagande !
Un homme relativement chétif, le front dégarni et une canne
à la main, monta sur le podium.
Le brouhaha fut remplacé par un bourdonnement. Goebbels
attendit un moment que le silence total se fasse pour faire
son effet.
- Messieurs les hommes de presse ! Je vais répéter
aujourd'hui, ce que j'ai dit hier à Berlin à vos confrères et ce
que je dirai demain à Karlsruhe !
Messieurs, qu'avez-vous contre nous ? Pourquoi cette
campagne diffamatoire contre notre pays ?
L'Allemagne est un pays libre où tout homme a le droit de
vivre en paix !
Nous traitons tous les Allemands quelques soient leurs
origines et leurs religions de la même manière.
Des journaux étrangers ont osé insulter notre Führer. Lui qui
passe toutes ses journées à la chancellerie, ne dormant que
quelques heures par nuit, pour essayer d'améliorer la vie
ordinaire de nos concitoyens et pour faire de l'Allemagne un
pays de paix et de liberté !
C'est facile de spolier lorsqu'on est loin d'ici. Ceux qui ont
écrit toutes ces calomnies ne sont pas dignes d'être des
journalistes. Ils risquent de mettre notre pays à feu et à sang

155
en divisant nos concitoyens et en les dressant l'un contre
l'autre !
On a osé dire que l'on avait dans ce pays, des prisonniers
politiques. Il parait que nous enfermons tous les
communistes et ceux qui ne sont pas du même bord que
nous !
Allons Messieurs ! Voyez par vous-mêmes. Le pays est
calme, je vous mets au défi de trouver un seul prisonnier
politique en Allemagne. Nous n'enfermons que les bandits
de droit commun, ceux qui volent, ceux qui tuent.
L'Allemagne est une démocratie et notre Führer en est le
symbole !
Vive l'Allemagne ! Vive notre Führer !
Goebbels avait réussi son effet car le silence régnait dans la
salle. Les journalistes continuaient à prendre des notes sur
leurs calepins. Jasper, au fond écoutait d'un air désabusé.
- Cause toujours mon bonhomme ! Marmonna-t-il entre les
lèvres.
L'homme du début réapparut sur l'estrade.
- Messieurs ! Monsieur le Ministre est prêt à répondre à
toutes les questions que vous voudrez bien lui poser !
Goebbels s'était assis à côté de lui et attendait d'un air serein,
les premières questions.
Un des journalistes du premier rang leva le bras.
- Guy Barnier de "La Nouvelle". Quelle est la part de la
vérité sur les rumeurs qui prétendraient qu'Adolf Hitler
aurait des origines juives ?

156
- Monsieur, on ne choisit pas ses origines, ni la couleur de
sa peau. Et de toute manière, s'il y avait ne serait-ce qu'une
part infime de vérité dans cette rumeur, cela ne changerait
rien à rien. Nous, allemands, aimons le peuple juif qui est
partie intégrante de notre pays. La communauté juive chez
nous, a autant d'importance aux yeux de notre Führer, que la
communauté protestante et catholique !
Mais je démens formellement les origines que l'on prête à
notre Führer !
- John Buchanan du "Chicago Tribune". Comment
expliquez-vous les affirmations journalistiques concernant
les communistes et comment comptez-vous apaiser les
manifestations qui éclatent un peu partout.
- Je vous le répète, le pays est calme. Il y a un peu
d'agitations ici ou là, mais ce ne sont que quelques jeunes
exaltés des milieux estudiantins qui veulent refaire le
monde. Vous savez ce que c'est, nous avons été jeunes nous
aussi ! Dit-il en riant pour détendre l'atmosphère, faisant rire
l'assemblée et créant ainsi une ambiance bon enfant.
Quant aux communistes, bien que ce ne soit pas mon parti
favori... Rire général... Ils peuvent vivre en Allemagne ou en
Russie comme bon leur semblent !
- Jasper Tuyaudepoèle du "Berliner". Nous laisseriez-vous
la possibilité de visiter les prisons de notre choix et d'y faire
notre métier ? Ce serait pour vous une preuve évidente de
votre bonne volonté, qui effacerait une fois pour toute, ces
ragots.

157
Goebbels sembla un instant pris au dépourvu et hésita, mais
aux vus de l'attitude des journalistes qui paraissaient
encourager l'initiative de Jasper...
- Bien sûr, c'est une bonne idée, c'est le meilleur moyen pour
nous de vous démontrer que nous n'enfermons dans nos
prisons que des bandits de droit commun. Pour cette raison,
tous ceux qui le désireront viendront à la fin de cette
entrevue, réclamer à mon secrétaire, une autorisation de
visite de la prison de leur choix où ils pourront à leur guise,
visiter les installations et parler avec les prisonniers.
L'assemblée était aux anges. Tous commentaient la décision
de Goebbels et parlaient entre eux du choix de l'endroit à
visiter.

- Je l'ai ! Je l'ai, chantonnait Jasper en rentrant chez Grüda.


Ron qui était en train de rédiger un article détourna la tête
un instant pour regarder ce colosse en train d'esquisser
quelques pas de danse dans le salon.
- Tu as quoi ! Demanda Ron.
- Regarde ! Tu n'en croiras pas tes yeux !
Ron parcourut le bout de papier que lui tendait Jasper.
C'était effectivement une autorisation de visite du camp de
prisonniers de Dachau, à trente kilomètres de Munich,
signée par Goebbels lui-même.

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- Comment as-tu fait ça ? C'est incroyable ! Es-tu sûr au
moins qu'on ne t'a pas mené en bateau et que ce papier est
valable ?
- Tu peux en être sûr. Il y a une dizaine de gars qui ont
demandé à visiter Dachau, parce que c'était une des prisons
les plus proches d'ici.
Tu parles ! Lorsqu'ils vont voir arriver tout ce beau monde,
ils vont bien être obligés de nous ouvrir les portes. Surtout
avec l'aval de Goebbels.
La visite a lieu demain et les jours qui suivent. Jusqu'à ce
que chacun ait pu se rendre compte si oui ou non il y a des
prisonniers politiques.
- Je viens avec vous ! Dit Albert qui sortait de sa chambre et
avait entendu la conversation.
- Mais voyons, tu n'y penses pas sérieusement ! Tu veux te
jeter dans la gueule du loup ?
- Il n'y a que moi qui puisse reconnaître mon père ou ma
mère. Surtout s'ils sont dans un état déplorable !
Ron réfléchit un instant.
- Je crains qu'il ait raison. Cela va poser un problème. Il n'y
a de la place que pour deux dans la cachette aménagée,
comment va-t-on faire ?
- On se serra un peu plus, voilà tout !
- Il faut y réfléchir !
- Nous n'avons pas le temps, c'est demain matin qu'il faut
être à Dachau. Il faut partir cet après-midi ou au plus tard, à
l'aube. Grüda ! C'est toi qui conduiras la voiture, je serai à
côté de toi. Ron et Albert, vous vous tasserez dans la cache.

159
En cas de contrôle, celle-ci est indécelable. Lorsque nous
arriverons sur place, nous laisserons Grüda à l'hôtel du
village car je ne veux pas qu'elle prenne trop de risques.
Albert restera caché. Une fois à l'intérieur du camp, il
trouvera bien un moyen de se mélanger aux journalistes
présents. Seuls Ron et moi avons des papiers en règle. Nous
risquons d'être contrôlés sévèrement. J'espère qu'ils n'ont pas
là-bas, un avis de recherche sur nous !
- Je ne pense pas. C'est une prison gérée par des militaires,
pas par la Gestapo !
Même moi ! Fit Albert. Je suis certain qu'ils ne me
connaissent pas !
Ron pensa tout à coup au rendez-vous qu'il avait donné à
Hilde le soir même.
Il était allé comme prévu au lieudit, le samedi précédent,
avait glissé son petit papier par la vitre entrouverte de la
voiture de Viktor. Il espérait le moment où ils se
retrouveraient en tête à tête. Il sentait déjà son parfum et
l'image de son visage venait troubler sa vision de la réalité.
Comment faire pour la prévenir ?
Il n'avait aucun moyen de le faire et surtout il n'en avait pas
le temps.

L'Hispano Suiza cahotait sur la petite route de campagne.


Grüda et Jasper respiraient l'air vivifiant d'octobre à pleins
poumons. On aurait cru deux amoureux partant en
promenade d'agrément pour la journée.

160
- Va doucement ! S'exclama Jasper, pensant à ses amis,
enfermés derrière et qui subissaient les chocs lorsque
l'automobile passait dans les nids de poules.
Grüda était heureuse de participer à cette aventure. Grâce à
elle, ils avaient réussi à quitter Munich discrètement. Ils
avaient bien croisé quelques policiers à la sortie de la ville
mais on ne leur avait fait aucune difficulté.
Jasper s'était coiffé d'une cagoule en cuir et d'une grosse
paire de lunettes appartenant à feu le comte Hohenbourg.
Personne n'avait vraiment prêté attention à ce couple en
balade et affublé comme il était, Jasper défiait quiconque de
le reconnaître.
Ils avaient roulé une grande partie de l'après-midi et le
crépuscule commençait à assombrir l'horizon.
- Jasper ! S'écria Ron de sa cachette. On en a marre d'être là-
dedans !
- Je ne peux pas vous faire sortir maintenant ! La route est
très fréquentée par des camions militaires et des patrouilles.
Patientez un peu ! Dès que je trouve un coin tranquille, je
vous sors de là !
- Grüda ! Prends ce petit chemin, là-bas, il mène tout droit à
ce bosquet d'arbres !
La voiture cahota encore un peu plus dans le chemin creux
jusqu'à s'arrêter une fois pour toutes.
- Ouf ! Ce n’est pas trop tôt ! Firent-ils en cœur en s'extirpant
de l'endroit exigu.
- Où sommes-nous ?

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- Pas très loin du village de Dachau où Grüda va passer la
nuit !
- Et nous ?
- Nous ? Eh bien, je crois qu'une nuit à la belle étoile ne nous
fera pas de mal !
Ça nous laissera le temps d'aller voir ce camp de plus près !

Ron, Jasper et Albert étaient allongés dans l'herbe, mouillée


par la rosée du matin. Tous trois contemplaient le camp de
prisonniers planté là, devant eux.
Les rayons naissants du soleil irisaient les millions de
minuscules gouttelettes formant le brouillard qui traînait au
ras du sol. Il allait faire beau.
Ils avaient laissé Grüda comme prévu, à l'auberge du village
où se trouvaient déjà plusieurs journalistes. Ceux-ci avaient
opté pour la solution d'être sur place le soir même et ainsi
être prêts le lendemain matin.
Grüda passerait à peu près inaperçue au milieu de
l'effervescence inhabituelle de l'auberge.
La première rangée de barbelés se dressait à moins de deux
cents mètres du petit bois dans lequel ils s'étaient cachés. Les
panneaux affichés à intervalles réguliers autour du camp, ne

162
laissaient planer aucune équivoque. La clôture était
électrifiée. Un courant de trois mille volts sortait d'un
transformateur situé au centre du camp. Des soldats armés,
accompagnés de chiens, parcouraient le chemin de ronde qui
reliait entre eux chaque mirador, en haut desquels se tenaient
des hommes armés et dotés de jumelles puissantes.
Une deuxième rangée de barbelés, plus basse, terminait un
"no man's land" truffé de mines antipersonnel.
Le camp était immense. Des baraquements à perte de vue
s'alignaient les uns derrière les autres.
- Baisse toi Albert ! Fit Ron en apercevant un des soldats qui
observait à la jumelle dans leur direction.
- Heureusement que nous ne sommes pas obligés de pénétrer
là-dedans en force. On se serait fait descendre avant même
d'approcher de la première ligne de grillage !
- Et regarde ! Pas question d'essayer la nuit !
On distinguait d'énormes projecteurs sur chaque mirador qui
ne laissaient aucune chance à un fugitif.
- Bon ! Ça va être l'heure. Allons-y !

Les trois hommes traversèrent le petit bois pour rejoindre


l'automobile cachée en contrebas.
- C'est le moment ! J'espère que ça va marcher !
Albert pénétra dans la cache, le cœur noué. Ron démarra la
voiture et se dirigea vers l'entrée du camp qui terminait la
route.
- Croise les doigts, Jasper !

163
L'entrée principale était surmontée d'un grand panneau sur
lequel on pouvait lire : "Arbeit macht freie." Le travail fait
la liberté.
Un des soldats leva le bras pour faire signe de s'arrêter. "Halt
! Papier bitte" !
Ron tendit ses papiers ainsi que l'autorisation signée de
Goebbels. Le soldat qui ne devait pas avoir plus de dix-huit
ans dévisagea Ron puis se concentra sur les papiers. Il
recommença le manège plusieurs fois. Perdu dans un casque
trop grand pour lui, il semblait décontenancé. Ça n'était pas
la routine habituelle des voitures de patrouille et des
camions de ravitaillement qui venaient livrer Dachau en
toutes sortes de marchandises. Il fit le tour de l'automobile
puis d'un signe, demanda les papiers de Jasper. Il disparut
ensuite dans une baraque qui devait être le bureau des
gardiens et en ressortit avec son supérieur. Tout en venant
vers eux, ils examinaient le laissez-passer.
- Bonjour messieurs ! Fit le gros allemand qui faisait souffrir
les pauvres boutons de sa vareuse. Son fasciés rougeaud
trahissait une longue habitude à descendre les bocks de bière
bavaroise à l'auberge du village.
- Nous avons été prévenus de votre arrivée, vous êtes les
premiers. Suivez ce soldat, désignant son jeune collègue, et
allez garer votre véhicule là-bas, dans la cour principale !
La voiture pénétra dans la cour, roulant au pas. Un mat était
planté en plein milieu et un drapeau nazi, rouge et noir
flottait au vent. Ron s'attendait à une fouille approfondie
mais ce ne fut pas le cas. Il se gara dans un coin de la cour,

164
relativement tranquille qui permettrait à Albert de se
mélanger aux autres, du moins, l'espérait-il. Le soldat qui les
avait accompagnés restait immobile et muet.
- J'ai l'impression qu'il va falloir attendre !
- Cigarette ! Fit Ron au jeune troufion. Celui-ci déclina d'un
geste. Il était chargé de les garder mais comme Ron le
pensait, l'arrivée d'une dizaine de journalistes allait les
prendre au dépourvu. Albert en profiterait pour sortir à ce
moment-là.

Cela faisait maintenant plus d'une heure qu'ils attendaient.


Les rayons du soleil commençaient à les réchauffer un peu,
lorsqu'ils aperçurent une file d'automobiles qui arrivaient les
unes derrière les autres. Ils avaient dû tous se donner le mot
pour partir ensemble de l'auberge et la procession avançait
lentement, ponctuée de coups de Klaxon.
L'embouteillage s'immobilisa devant la porte principale où
les quelques soldats qui étaient là, filtrèrent les véhicules un
par un. Tous vinrent se garer au fur et à mesure à côté de
l'Hispano Suiza. Ce n'est pas dix journalistes mais vingt ou
trente personnes qui s'extrayaient des véhicules. Il y avait là,
les photographes bardés d'appareils, plusieurs secrétaires
féminines qui accompagnaient le groupe et tous avaient des
cartes professionnelles en règle.
Une certaine effervescence commença à monter dans la
cour. C'est le moment qu'attendait Ron. Il tapa deux coups

165
sous la banquette arrière et Albert en profita pour sortir, l'air
de rien tout en se mêlant à la foule. Le pauvre soldat qui ne
savait plus où donner de la tête, essayait de regrouper tout le
monde.
Un homme en uniforme d'officier sortit d'une des baraques
et accompagné de deux gardes, se dirigea vers eux.
- Je suis le capitaine Joseph Kramer, commandant de ce
camp de prisonniers. J'ai reçu des instructions précises à
votre sujet et je dois m'y tenir. Vous allez être pris en charge
par ces trois hommes qui vont vous faire visiter les
installations. Vous pourrez prendre tous les clichés que vous
voudrez. Je vous demande simplement de rester groupés.
Que personne ne s'avise de s'éloigner sinon mes gardes
risqueraient de vous confondre avec des prisonniers évadés.
Dans ce cas, ils ont ordre de tirer à vue !
Cette petite mise au point faite, chacun se regarda et un
bourdonnement monta de l'assemblée. Le capitaine reprit.
- Vous devez savoir que ce camp est très récent. Il est
contrôlé non pas par des fonctionnaires de police, mais par
des militaires. Cet endroit a été créé pour concentrer un
maximum de détenus de droit commun, ce qui évite aux
vieilles prisons d'être trop encombrées. On ne s'évade pas de
ce type de prison et il est question d'en construire d'autres du
même type bientôt !
Ce matin est réservé à la visite du camp, ensuite vous aurez
le droit de dialoguer avec des détenus. Je vous attends tous,
ce soir, à ma table, à vingt heures. Nous aurons ainsi
l'occasion de discuter et je répondrai aux questions qui vous

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brûleront les lèvres. Je vous souhaite donc une bonne
journée.
- Sympa le capitaine, tu ne trouves pas ?
- Si, fit Jasper, mais ça reste dans la ligne que s'est fixé
Goebbels. Ils nous font du charme. Plus ils sont polis et
sympathiques, plus ils ont des choses à nous cacher !
- Dire que mes parents sont sûrement là, quelque part, mais
où ?
Albert regardait les maisonnettes en bois, toutes identiques,
qui s'alignaient à perte de vue. Il commençait à mesurer
l'immensité de la tâche. Comment les retrouver parmi ces
milliers de gens ? Il ne pouvait quand même pas visiter les
baraques une par une.
Le groupe progressait lentement à l'intérieur du camp
longeant une allée principale le long de la clôture électrifiée.
Une colonne de détenus se tenait au garde à vous tout au
long de cette allée. Ils étaient vêtus d'une espèce de pyjama
rayé dont le tissu avait dû être l'excédent d'un marchand de
matelas.
Tous avaient le crâne rasé et étaient coiffés d'une sorte de
bonnet du même tissu.
- Que font ces hommes ? Un des journalistes posa la question
au garde qui semblait le plus âgé et le plus avenant.
- Ils sont punis et devront rester ainsi jusqu'à ce que notre
commandant lève la punition !
- Et depuis combien de temps sont-ils là ?

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- Ceux-ci ne sont là que depuis deux jours ! Fit le garde. Il y
en a qui arrive à tenir quatre, voire cinq jours avant de
tomber !
- Et quand ils tombent ?
- Et bien quand ils tombent, ils ont droit à un jour
supplémentaire !
- Mais, c'est abominable ! S'écria une des secrétaires.
Qu'ont-ils fait pour mériter ça ?
- Bah ! Certains ont volé leurs camarades, d'autres se sont
battus où ont désobéi aux ordres !
- Et si certains d'entre eux refusent la punition ?
- Ils ne refusent jamais ! Dit le garde en riant. Vous voyez
là-haut, désignant ses collègues perchés sur les miradors. Si
l'un d'entre eux venait à quitter le rang, il serait considéré
comme fugitif. Notre commandant vous a précisé à l'arrivée
comment il agissait avec les fugitifs.
Devant l'air ahuri du groupe, le garde leur rappela que si ces
hommes étaient ici, c'est qu'ils avaient volé ou tué des
femmes et même des enfants.
Ceux-là pouvaient s'estimer heureux de n'avoir pas été
pendus haut et court sans autres formes de procès. Il rajouta
que ce camp était une prison disciplinaire et que le
commandant sous ses aspects bon père de famille, faisait
régner l'ordre d'une poigne de fer.
Albert scrutait le visage de ces hommes espérant ne pas
reconnaître en l'un d'entre eux, celui de son père.
- Vous êtes ici dans le quartier des hommes. Il désigna du
doigt, des prisonniers qui travaillaient à la construction d'un

168
nouveau baraquement. Un des photographes recula de
plusieurs mètres pour prendre une vue d'ensemble.
Une rafale de balles laboura l'herbe autour de lui, projetant
de la terre et des cailloux un peu partout. Dans un sursaut, il
lâcha son appareil et se réfugia en un clin d'œil, à l'intérieur
du groupe sans oser récupérer son matériel.
Il venait de franchir la limite interdite qui séparait l'allée de
la clôture intérieure. Les détenus regardèrent passer les
journalistes devant eux sous une hilarité générale, malgré les
remontrances des soldats qui les gardaient.
- T'as vu ça ?
- Ouais, ça ne rigole pas ! Fit Jasper. Regarde le gars, là-bas,
il ne s'en est pas encore remis, il est tout jaune !
Ils arrivèrent dans une petite cour intérieure où trônaient en
plein milieu, plusieurs douches en plein air. Les hommes
devaient y passer chaque jour et par tous les temps. L'eau
avait évidemment la température de la rivière, c'est à dire,
agréable en été et terrible en hiver. Ces douches
fonctionnaient dix heures par jour sans discontinuer. Il y
avait peut-être six mille prisonniers et à toute heure, des
colonnes d'hommes complètement nus faisaient la queue,
résignés, sous l'œil faussement pudique des secrétaires qui
faisaient semblant de détourner la tête.
- C'est pour éviter la vermine ! De plus ils sont tenus de laver
leurs vêtements une fois par semaine. Le commandant est
strict sur ce sujet. Il entend à ce que le camp soit le plus
propre d'Allemagne.

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La visite continuait. Ils aboutirent à l'extrémité de la clôture
qui repartait sur la droite. On avait planté une haie qui suivait
les barbelés et Ron se demandait ce qu'il y avait derrière. Un
peu plus loin, une entrée était gardée par deux factionnaires
qui n'avaient pas l'air de plaisanter.
- Où cela mène-t-il ? Demanda Ron au garde.
- Ce sont les nouveaux locaux dont la construction est
presque terminée !
Personne n'y habite encore mais ça va permettre de doubler
la capacité du camp et de dégorger les prisons d'Allemagne
encore surchargées. Il est interdit d'y aller à cause des
travaux, c'est dangereux !
- Si je comprends bien, la politique est à la concentration de
tous les détenus d'Allemagne au même endroit. Ne craignez-
vous pas que cela vous explose un jour à la figure ?
- Comme je vous l'ai déjà dit, personne ne s'évade de ce
camp. En cas de problèmes graves, une garnison de S.S. est
stationnée à quelques kilomètres d'ici et a les moyens
nécessaires pour juguler une mutinerie.
- Et les prisonniers politiques ? Ron essayait de piéger le
garde.
- Quels prisonniers politiques ? Il n'y a pas de prisonniers
politiques !
Cette entrée gardée intriguait Ron.
- Vous avez gobé l'histoire de cette zone soi-disant en
construction ?
- J'ai l'impression que c'est là qu'ils ont parqué tous les
politiques. S'ils nous permettent de visiter que cette partie du

170
camp, c'est qu'ils savent que l'on n’y trouvera rien. Je
donnerais cher pour aller de l'autre côté de cette haie !
- J'ai faim ! Fit Jasper, habitué depuis quelque temps aux
repas réguliers de Grüda. Rien n'avait été prévu pour le repas
de midi et ils allaient devoir attendre le soir pour se rattraper.

Ron réfléchissait à la manière de pénétrer en douce dans la


zone interdite.
Il n'était pas question de le faire en plein jour mais à la faveur
de la nuit et avec une bonne pince coupante. Il y en avait
justement une dans la voiture.
Le groupe s'arrêta de nouveau devant une baraque et les
soldats leur firent signe qu'ils pouvaient entrer à l'intérieur.
La première chose qui frappa Ron en entrant, fut l'odeur de
bête qui régnait. Il se serait cru un instant, revenu dans les
égouts de Munich. Il faisait sombre car les quelques fenêtres
existantes étaient toujours occultées et laissaient passer très
peu de lumière.
Des hommes les attendaient, allongés sur les paillasses de
leurs lits superposés. Les trois gardes avaient pris soin de
rester dehors, préservant ainsi leurs narines délicates et
ricanant sous cape en voyant les secrétaires hésitantes
devant l'entrée.
Ils avancèrent dans l'allée. Les détenus les suivaient des
yeux, immobiles, sans rien dire. Les expressions de leurs
regards reflétaient un mélange d'étonnement, d'envie mais
peut-être aussi de mépris.

171
Albert commença à poser quelques questions anodines à l'un
d'eux, ce qui entraîna de la part des autres journalistes le
début du contact. Ce fut progressivement un brouhaha
indescriptible. Visiblement, ces hommes étaient là pour ça.
Ils avaient dû être préparés pour répondre à toutes les
questions posées. Ils obéissaient aux ordres eux aussi.
Qu’allaient-ils y gagner en échange ? On ne le saurait peut-
être jamais.
- Connais tu le prisonnier le plus ancien dans cette baraque ?
Interrogea Albert.
- Je crois bien que c'est Hermann ! Désignant du doigt, un
des hommes assis par terre, indifférent à tout ce qui se
passait.
Tous trois se dirigèrent vers lui. L'homme semblait ratatiné,
les yeux dans le vague. C’est tout juste s'il avait pris
conscience du monde autour de lui.
Ron secoua doucement son épaule, ce qui entraîna chez lui
un sursaut convulsif, comme si on avait tiré l'homme d'un
mauvais cauchemar.
Hermann les regarda. Ses yeux n'exprimaient rien. Ron se
risqua à poser une question, sentant que celui-ci était prêt à
répondre.
- Es-tu là depuis longtemps ?
Hermann hésita un instant.
- Un an !... Ça fait un an que je suis là. Hermann dodelinait
de la tête comme pour approuver ses dires. Depuis la
construction du camp. Moi et beaucoup d'autres, avons bâti
les clôtures, les baraques.... Au début, on dormait à la belle

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étoile, même en hiver. Nombres de mes amis n'ont pas
supporté le froid et sont morts. Moi, j'ai eu la malchance de
résister.
- Connais tu beaucoup de gens ici ?
- Je connais presque tout le monde !
- Connais tu quelqu'un qui s'appelle Kohlwitz ?
L'homme réfléchit un moment. Ses sourcils broussailleux se
froncèrent et des lignes profondes se tracèrent sur son front
et son crâne rasé.
- Oui !... J'ai déjà entendu ce nom. Il me semble même qu'il
y avait une femme qui se nommait ainsi.
- Oui ! Oui ! C'est cela, lança Albert qui écoutait
attentivement derrière Ron sans rien dire.
- Sais-tu ce qu'ils sont devenus ?
- Je n'en sais rien, il y a tellement de mouvement ici, ça va,
ça vient. Est-ce qu'ils étaient Juifs ?
- Oui !
- Alors, à l'heure où je vous parle, ils sont sûrement au
paradis.
Albert blêmit.
- Comment ! Que veux-tu dire ? Tu... Tu penses qu'ils sont
morts.
- Non ! Non ! Ils sont au paradis.
- Je ne comprends pas ! Fit Albert qui avait pris
l'interrogatoire en main.
- Oui, au paradis, là-bas. C'est ainsi que l'on appelle la zone
interdite qui se trouve derrière ces barbelés et qui s'étend sur
l'ensemble des collines que vous apercevez, là-bas !

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- Pourquoi appelez-vous cette zone, le paradis ?
- Et bien, c'est parce qu'on a vu tellement de gens passer dans
le camp et un beau jour, disparaître de l'autre côté, depuis on
dit qu'ils sont au paradis !
Tous trois se regardèrent. Ça confirmait les soupçons de Ron
sur cette mystérieuse entrée, gardée en permanence par des
soldats.
- On te remercie ! Fit Albert en lui glissant un paquet de
tabac dans la main. Il regarda le paquet d'un air incrédule, le
renifla. Une joie indescriptible passa d'un coup sur son
visage.
Un autre prisonnier s'approcha d'Hermann.
- Tu parles trop Hermann ! Tu sais ce que tu risques, on t'a
prévenu ! Tu peux crever si tu veux, mais ne nous entraîne
pas avec toi, pense aux autres. Quant à vous, vous n'avez
rien vu, rien entendu. Vous savez Hermann, c'est un vieux
fou. Ils lui en ont tellement fait baver, qu'il ne sait plus très
bien ce qu'il dit !
- Quoi ! Je ne sais plus ce que je dis !
Hermann rentra dans une colère noire.
- Je n’en ai rien à foutre moi, de toutes manières, on va tous
crever ici. Alors, un peu plus tôt, un peu plus tard !
Il se leva, chancelant. On sentait sa maigreur à travers ses
loques. Les doigts crispés sur son tabac, il vociféra des
injures envers son compagnon faisant des grands gestes avec
les mains. Il se calma avant de se rasseoir, prostré dans son
coin de baraque, repartant dans son monde peuplé de
fantômes et d'êtres imaginaires.

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Les trois amis sortirent de la cabane, suivis par les autres qui
en avaient assez vu.
- Qu'en pensez-vous Albert ?
- Je dis qu'il faut absolument savoir ce qu'il y a de l'autre
côté. Apparemment, nos confrères n'ont pas l'air de se poser
beaucoup de questions sur cet endroit. Ayons l'air de penser
comme eux. Ce soir on avisera !
- Non ! Dit Albert. Ce soir j'aviserai !
- Comment ça ?
- Oui, je réalise que ce serait trop dangereux pour vous deux.
Vous avez déjà fait beaucoup trop pour moi. C'est de la folie
d'avoir pénétré avec moi dans ce camp. Ce sont mes parents
et c'est moi qui vais prendre les plus grands risques. C'est
normal... Et je ne veux pas vous entendre protester. Tous les
deux, vous assisterez normalement au repas du commandant
ce soir. Pendant ce temps-là, moi, j'agirai. Donnez-moi
jusqu'à minuit. Ensuite vous récupérerez vos
papiers à l’entrée et vous partirez. Normalement, je devrais,
si tout va bien, me retrouver dans la voiture, caché avec mes
parents... Si je n'y suis pas, partez et laissez-moi me
débrouiller seul !
- On ne partira pas sans toi de toute manière !
- Vous ferez comme je vous ai dit ! Si vous restez là plus
longtemps, vous risquez de vous faire remarquer et de vous
faire confondre bêtement !
Vous avez vu ce qu'ils font aux hommes ?
Vous n'auriez aucune chance de vous échapper d'ici !

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Sur ces mots, les trois gardes firent signe au groupe de
poursuivre la visite du camp.
Ils se dirigeaient maintenant vers le quartier des femmes qui
étaient en nombre nettement inférieur aux hommes
puisqu'elles étaient à peine deux cents réunis dans trois
baraques à l'écart.
A leur arrivée, une grosse femme aux seins généreux vint à
leur rencontre.
S'en suivirent des palabres agités entre la femme et le garde
le plus âgé.
- Vous pouvez pénétrer ! Fit le garde aux journalistes qui
entourèrent automatiquement la femme.
- Messieurs ! Je m'appelle Irma Greese. Je dirige cette partie
du camp qui est complètement indépendante du reste. Je
tiens à vous dire que je ne suis pas d'accord pour vous faire
rentrer. Le capitaine Kramer a outrepassé ses droits car cette
zone relève directement de la direction pénitentiaire qui se
trouve à Munich.
- Il ne nous en a pas parlé !
- Je le reconnais bien là. Malgré tout et compte tenu que vos
laisser passer viennent du ministère, J'accepte mais sous
certaines conditions.
Les gardes n'ont pas le droit de rentrer, ni les photographes,
ni les femmes.
Seuls, les journalistes sont autorisés et poseront leurs
questions en ma présence !
- Nous perdons notre temps ici ! Chuchota Albert à voix
basse dans l'oreille de Ron.

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- Je sais, mais il y a peut-être des renseignements à glaner.
- Ça m'étonnerait, la grosse matrone va rester derrière nous
et les filles ne diront rien par peur des représailles !
- Alors pour notre part, contentons-nous de scruter les
visages de ces femmes. Il y a peut-être ta mère parmi elles.
Ron et Albert pénétrèrent avec quelques autres pendant que
Jasper, bardé de matériel photographique, se borna à les
regarder s'éloigner derrière le grillage. Profitant de cette
pause, il saisit son Leica et mitrailla les environs.
Il fallait qu'ils aient un maximum de photos pour pouvoir à
l'avenir les étudier et s'en servir pour leurs reportages.
Les femmes ne subissaient pas le même régime de vie que
celle des hommes.
En effet, elles bénéficiaient de cabanes un peu plus
confortables. Des petits jardinets où poussaient quelques
légumes s'étalaient entre les maisons. La grosse Irma sentant
des hommes derrière elle, ondulait de la croupe, adoptant un
rythme qui ressemblait à un défilé de mode. Elle se
retournait de temps en temps vers eux et leur décochait des
œillades à vous dégeler un saint.
- Suivez-moi ! Fit-elle.
Irma ouvrit la porte de la première habitation. Dès que les
premiers journalistes pénétrèrent à l'intérieur, ils furent
accueillis à coups de sifflets admiratifs.
La plupart des femmes allongées sur leurs paillasses se
levèrent pour voir de plus près si elles ne rêvaient pas. Des
hommes dans l'enceinte de leur baraque. Certaines d'entre

177
elles n'avaient plus vu d'hommes depuis des mois, voire des
années.
Nos deux amis avaient pris la précaution de laisser rentrer
les autres. Eux, étaient restés sur le palier.
Plusieurs de ces femmes pour la plupart aux crânes rasés et
aux sourires édentés commencèrent à entourer les
malheureux hommes et à les tripoter un peu partout. Ils
avaient beau chercher à se défendre, ils n'étaient armés que
de calepins et de stylos. Elles étaient environ une
soixantaine, entassées dans l'habitation.
En moins de temps qu'il ne fallut pour le dire, les cinq ou six
hommes piégés se retrouvèrent nus de la tête aux pieds. Ce
fut l'hallali.
Plusieurs vilaines les tenaient par les bras pendant que
d'autres enfouissaient leurs têtes entre les cuisses des
malheureux. Certaines s'étaient dénudées pour venir s'aplatir
sur le corps de leurs victimes qui se débattaient. Une frénésie
s'était emparée de la baraque. Irma, sur le pas de la porte,
riait aux éclats. Elle avait préparé son coup et connaissait
d'avance la réaction de ses femmes. Elle jouait ainsi un bon
tour au commandant du camp.
- Y a-t-il d'autres amateurs ? demanda-t-elle en se dirigeant
vers la deuxième baraque.
- Non ! Non ! Fit Ron en reculant pour finalement s'enfuir à
toutes jambes, suivi de très près par Albert et quelques
rescapés.
- Il faut faire quelque chose ! Ces femmes sont en train de
faire passer un mauvais quart d'heure à nos confrères.

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On entendait les cris rythmés des femmes dans la cabane la
plus proche. Chacune attendait son tour. Il allait falloir
attendre qu'elles aient assouvi leurs envies pour voir
réapparaître le restant de l'équipe.
- Faite quelque chose ! Répéta Ron aux gardes.
Ceux-ci qui redoutaient de pénétrer chez les femmes, se
réfugièrent derrière le fait qu'ils n'avaient pas le droit de
passer l'enceinte sous peine de punitions.
Ron résigné, regardait vers la cabane, impuissant.
- C'est absolument répugnant de la part de ces femmes !
Lança une des secrétaires, outrée. Comment peut-on se
comporter de la sorte ? Nous nous plaindrons au ministère !
Les soldats firent semblant de ne pas entendre.
Ils n'avaient pas envie d'être les victimes d'une bande de
folles et d'attraper des petites bêtes et des maladies
vénériennes.
Au bout d'une heure, le calme était revenu. Les gardes
commençaient à se demander s'il ne fallait pas intervenir ou
aller chercher du renfort. La porte s'ouvrit tout à coup devant
une Irma méprisante. Six silhouettes sortirent à la queue leu
leu, heureux d'échapper à cet enfer. Ils étaient complètement
nus et se dépêchaient de revenir sur leurs pas, la tête baissée,
leurs mains cachant leur nudité sous l'œil décidément très
pudique des secrétaires.
La grosse Irma qui avait rassemblé les vêtements des
infortunés en avait fait une boule. Elle la lança par-dessus la
grille. Une des culottes resta accrochée en haut du barbelé et
l'on vit cette scène comique d'un homme nu en train

179
d'essayer d'attraper sa culotte. Il sautait sur place, faisant
balancer ses appas de haut en bas, sous le sourire contenu
des secrétaires.
- Vous pouvez revenir quand vous voudrez ! Notre porte
sera toujours grande ouverte ! S'écria Irma.
Une acclamation ponctua sa phrase et une nuée de femelles
sortirent des portes et des fenêtres en criant.
- Bon, les Don Juan ! Fit Jasper aux pauvres victimes, si on
se barrait de là !
Les autres sans rien dire, l'air soumis, filèrent le train au reste
du groupe et tout le monde reprit le chemin de la cour
principale où étaient garées les voitures.
- Je ne reste pas une seconde de plus chez les fous !
- Moi non plus ! Répéta un autre.
Avec toutes ces histoires, la fin de l'après-midi s'annonçait.
Le soleil piquait du nez vers l'Ouest et préludait à la nuit qui
tombait tôt et brutalement en ce mois d'octobre. Lorsqu'ils
arrivèrent dans la cour principale, il faisait nuit noire.
Plusieurs d'entre eux sautèrent dans leurs automobiles,
récupérèrent leurs papiers à l'entrée et filèrent sans
demander leurs restes vers Munich.
Kramer qui sortait de son bureau se dirigea vers eux. Il ne
restait qu'une dizaine de personnes y compris Ron et Jasper.
Albert avait profité de l'obscurité pour retourner se cacher
discrètement dans l'Hispano, impatient d'aller jeter un œil
dans la zone interdite. Des projecteurs puissants balayaient
maintenant tout le camp. La nuit était tellement noire qu'à
quelques centimètres d'un lampadaire, on ne voyait rien.

180
- J'ai l'impression que beaucoup d'entre vous n'ont pas
apprécié la visite ! Dit Kramer en plaisantant.
- Oui, mais nous reconnaissons que le travail que vous faites
ici est admirable. Nous avons des tas de questions à vous
poser ! Ron voulait s'approprier les bonnes grâces de
Kramer.
- Vraiment ! Fit celui-ci. Alors faite moi l'honneur de
partager mon repas ainsi que vos amis !
Tout ce petit monde pénétra chez le capitaine et chacun
s'installa au salon, pour déguster un apéritif.
Comment un homme aux allures si affables pouvait-il
diriger un camp d'internement avec une telle poigne de fer.
Il avait l'allure du plus commun des mortels. Il passerait
inaperçu, si on le croisait dans la rue.
Ron songeait à cet homme et réfléchissait sur leur situation.
Pendant que les autres journalistes harcelaient Kramer de
questions, il pensait à Albert, enfermé dans la voiture.
- Pourvu qu'il réussisse et qu'il ne fasse pas tout ça pour
rien !

Cela faisait une dizaine de minutes qu'Albert zigzaguait


entre les maisons pour éviter les projecteurs. A cette heure,
tous les prisonniers avaient réintégré leurs baraques et les
gardes ne circulaient que sur les chemins de ronde avec leurs
chiens.

181
Seule, à intervalles réguliers, une patrouille traversait le
camp de part en part.
L'unique difficulté qui se présentait à lui pour le moment,
était de ne pas être pris dans la mire des projecteurs.
Il est vrai que chaque garde de nuit sur les miradors, était
formé pour éclairer le camp d'une manière bien précise.
Des trajectoires avaient été étudiées pour faire en sorte que
pas un centimètre de terrain ne demeure dans l'ombre très
longtemps et que les trajectoires du mirador voisin,
complètent celles de l'autre.
Ainsi, il suffisait à chaque garde de service, d'appliquer les
directives apprises en formation pour que le camp, même la
nuit, soit surveillé de manière efficace.
Des lampadaires à l'intérieur du camp, complétaient cet
éclairage.
Albert mesurait la difficulté de sa tâche. Il s'arrêtait un
moment pour étudier le cycle d'une trajectoire. Au moment
qu'il jugeait bon, il fonçait pour se cacher un peu plus loin,
prenant soin de ne pas se faire prendre par le projecteur
suivant...
C'était risqué, mais aussi le seul moyen de progresser vers la
partie nord du camp où se trouvait la zone interdite.
Le silence régnait à l'extérieur. Lorsqu'il s'approchait d'une
habitation, il entendait des conversations feutrées.
Cela faisait déjà un bon moment qu'il progressait entre les
maisons, lorsque soudain il entendit des bruits de cailloux
roulant sous des bottes. En un éclair, il se plaqua contre une
des cloisons de la baraque la plus proche. Trois gardes

182
accompagnés d'un chien berger allemand formaient une
patrouille. Ils marchaient vite car ils avaient hâte de se
retrouver dans leurs quartiers. Quelle barbe ce service, alors
qu'ils pourraient être chez eux avec leurs familles. Et puis,
quelle utilité ces patrouilles à l'intérieur du camp.
Ils savaient bien que les barbelés extérieurs étaient
électrifiés, que personne ne pouvait s'évader. Alors à quoi
bon !
Ils arrivèrent au niveau d'Albert qui se plaqua encore un peu
plus.
Soudain, le chien s'arrêta pour renifler l'air... Son sang se
glaça. Il retint sa respiration au maximum...
L'animal commençait à tirer sur sa laisse dans sa direction...
- Allez viens Rolf ! Ce n’est pas le moment de chasser les
rats. Si tu es sage, tu auras ta pâtée !
Le soldat tira sur la laisse. Le chien, tendu, les oreilles
dressées, en état d'alerte, suivit son maître en gémissant, tout
en regardant dans la direction d'Albert.
Un soupir de soulagement muet traversa le corps et l'esprit
d'Albert.
Encore une peur comme celle-là et son cœur lâcherait.
Il continua sa progression vers la clôture intérieure qui le
séparait de la zone mystérieuse. Heureusement, elle n'était
pas électrifiée.
Une zone dégagée de toute habitation terminait le nord du
camp avant les barbelés et la haie qui suivait derrière.
Comment faire pour y arriver sans être vu ?

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Il repéra au loin l'entrée gardée qui permettait l'accès au
"Paradis".
S'il traversait à cet endroit, il serait immanquablement repéré
par les deux gardes qui n'étaient qu'à cent cinquante mètres
de lui.
D'autre part, le ballet des miradors était incessant en ce lieu.
Par contre, il avait l'impression que de l'autre côté, vers la
zone interdite, il faisait nuit noire. Pas un seul projecteur ne
l'éclairait.
Etait-ce mauvais signe ? Pourtant les lignes électrifiées
avaient l'air de continuer vers là-bas. Albert repéra une
tranchée naturelle, peu profonde. Elle longeait l'allée qui
menait droit à l'extrémité nord de la clôture.
Il s'y faufila en rampant pour éviter les traits de lumière...
- Ouf ! M’y voilà ! Songea-t-il.
Il sortit la pince coupante qu'il avait pris la précaution
d'emporter, ainsi que son arme, son Lüger. Il fit un tour
d'horizon... Rien d'anormal...
Il consulta sa montre... Neuf heures !
- Il va falloir faire vite ! Pensa-t-il.
Par précaution, il lança sa pince métallique sur le grillage...
L'absence d'étincelle venait le conforter sur ce qu'il pensait
déjà. Ce grillage n'était pas électrifié.
Il ne mit que quelques secondes pour couper les fils et faire
une ouverture suffisante pour pouvoir passer. Par prudence,
dès qu'il fut de l'autre côté, il referma le trou, afin d'éviter
d'attirer l'attention inutilement.

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Il pénétra à l'intérieur de la haie, se frayant un passage à
travers les branches. Il était dans la zone interdite.
En fait de paradis, il faisait nuit noire de ce côté du camp.
Pas de miradors, pas de gardes avec les chiens. Ses yeux
commencèrent à s'accoutumer à l'obscurité. Il distinguait
devant lui, des bâtiments identiques aux autres ainsi que
deux ou trois bâtisses un peu plus importantes sur la droite
derrière une colline.
Une bouffée d'espoir l'envahit. Il venait d'apercevoir une
lumière à travers les volets de la cabane la plus proche.
Albert s'en approcha dans la nuit, manquant de peu de
s'étaler par terre lorsque son pied se prit dans une racine. Il
s'approchait inexorablement de cette lueur qui semblait un
phare pour lui. La baraque était toute proche. Il s'avança
devant la fenêtre et essaya d'apercevoir quelque chose à
travers les volets clos.
Des hommes étaient étendus sur leurs couchettes. Beaucoup
d'entre eux semblaient d'une maigreur extrême. Comment
pouvait-on laisser crever des êtres humains de la sorte ?
C'était inadmissible, même en prison.
Soudain, par la fenêtre obscure d'à côté, apparut un visage
grave et maigre aux yeux enfoncés dans leurs orbites. Ce
visage l'observait.
Albert eut un mouvement de recul et tomba de tout son long,
le dos sur des tôles. Il perçut un remue-ménage à l'intérieur.
Lorsqu'il se releva, il fut tout étonné de voir des gens qui
l'entouraient. L'un d'eux le visa de sa lampe de poche.
- N'ayez pas peur ! Fit l'un d'eux. Entrez vite !

185
Albert ne se le fit pas dire deux fois. Un silence total
l'entourait. Ces hommes le regardaient comme s'il venait
d'une autre planète. Ils étaient tous d'une incroyable
maigreur, les membres squelettiques.
- Vous n'êtes pas d'ici, comment avez-vous fait pour
parvenir jusqu'à nous ?
- C'est une longue histoire. Mais vous-même, comment ce
fait-il que vous soyez dans cet état ?
- C'est très simple ! Dit l'un d'eux qui paraissait être le chef.
Les soldats nous ont parqués dans ce recoin du camp et ne
nous donnent plus à manger. Ça fait déjà plusieurs mois.
Alors, nous nous débrouillons comme nous pouvons pour
survivre. Il y en a beaucoup qui sont morts.
- Mais, qu'avez-vous fait pour mériter ça ?
- Oh ! Rien de bien terrible. Sauf peut-être de ne pas penser
comme ceux qui dirigent le pays en ce moment.
- Des politiques ! Vous êtes des prisonniers politiques ! C'est
Ron qui avait raison !
- Qui est Ron ?
- Euh !... Ron, c'est un ami, c'est un journaliste. Grâce à lui,
on peut peut-être éviter que cela continue !
- Pour nous, c'est trop tard !
Albert ne répondit pas. Il regardait ces êtres qui n'étaient
plus que des fantômes d'eux même. La plupart d'entre eux
n'avaient plus la force de se lever de leurs couchettes et
contemplaient Albert de leurs yeux glauques.
- Connaissez-vous quelqu'un du nom de Kohlwitz ?

186
- J'ai connu un Kohlwitz, mais de l'autre côté du camp. Il
n'est jamais venu ici.
Albert ne comprenait plus. D'après Hermann qui connaissait
tout le monde, il ne pouvait se trouver qu'ici. Alors, qu’était-
il devenu ? Où pouvait-il bien être aujourd'hui ?
- Par contre, je connais une Kohlwitz ! Rajouta-t-il,
provoquant un sursaut chez Albert.
- Où est-elle ? Demanda-t-il avec insistance.
- Dans la baraque des femmes, de l'autre côté de la colline,
là-bas !
- Il faut que j'y aille car je n'ai pas beaucoup de temps !
- Que lui veux-tu à cette femme ?
- C'est ma mère !
L'assemblée admirative se tut. Quelle était donc cette espèce
d'homme qui venait libérer sa mère, même en enfer.
Comment pouvait-il entrer et sortir d'ici à volonté sans être
inquiété le moins du monde ?
En vérité, cet homme les fascinait.
- Tiens ! Prends la lampe, tu en auras besoin plus que nous
et bonne chance !
- Si je pouvais tous vous faire sortir de là, je le ferais... mais
je ne le peux pas. Je suis désolé !
- Partez ! Partez vite !
Albert n'eut pas vraiment le temps de dire tout ce qu'il
pensait qu'il se trouva dehors, dans la nuit.

187
Tout en progressant vers la colline, Albert ne pouvait pas
s'empêcher de penser à l'état dans lequel il allait trouver sa
mère. Il espérait quand même qu'elle soit en état de marcher
et qu'il ne serait pas obligé de la porter tout le long du trajet
retour. Il avançait lentement sur un terrain chaotique. La
lune venait de se lever et semblait plantée sur le sommet de
la colline, ce qui favorisait sa progression. Albert se hâtait
tout en restant prudent.
Un bâtiment jaillit au détour du sentier. Il en fit le tour. La
porte était cadenassée. La construction avait l'air récente. Il
manquait des volets à certaines fenêtres. Albert se colla
contre une des vitres et éclaira de sa lampe. Pas âme qui
vive... On ne distinguait que des fours en pierres réfractaires
dont certains n'étaient pas terminés.
- Des fours ! Pourquoi des fours ? Qu'est-ce qu'ils veulent
fabriquer ici ?
Est-ce une usine de carrelage ou une immense boulangerie ?
C'était un mystère complet mais il ne fallait pas rester là. Il
fallait au plus vite qu'il récupère sa mère et qu'il réintègre la
voiture avec elle. Ce qui n'était pas une mince affaire.
Il aperçut une autre baraque plus petite où de petites lueurs
trahissaient une présence humaine. Il s'en approcha. Son
cœur battait la chamade. Se retrouver face à sa mère après
tant de temps, il y avait de quoi être ému.
Albert ouvrit la porte lentement. Il voulait éviter de créer un
choc trop important. Il y avait là, une dizaine de femmes qui
n'avaient pas l'air d'être en si mauvais état que les hommes.

188
Albert scruta les visages un par un. Une grosse déception
l'envahit, sa mère n'était pas dans le lot.
- Qui êtes-vous ? Que venez-vous faire ici ? Demanda une
des femmes.
Albert décontenancé et découragé leur dit :
- Je ... Je suis désolé ! Je cherchais ma mère, mais
apparemment, elle n'est pas ici !
- Albert !
Il se dirigea vers l'endroit d'où venait la voix.
- C'est... C'est toi maman ?
- Albert !
Il se précipita vers le lit où Bertha était allongée. Ses grands
yeux verts mangeaient son visage. Elle avait souffert de la
malnutrition plus que ses congénères et semblait frêle et au
bout du rouleau.
- Mon fils !
Ses mains caressaient sans force le visage d'Albert.
- Je suis venu te tirer de là ! Te sens-tu capable de me
suivre ?
- Oui ! Oui ! Dit-elle péniblement en faisant mine de se
lever.
- Attends ! Attends ! Laisse-moi faire !
Albert releva sa mère et s'assit à côté d'elle. Il la serra contre
lui et ne put retenir ses larmes. Cette femme si forte qui avait
l'air si fragile.
Les autres femmes les entouraient, émues.
Bertha réussit à se lever et trouva la force de s'habiller. Mais
il fallait qu'il se rende à l'évidence. Sa mère n'aurait jamais

189
la capacité physique de le suivre. Il lui fallait la porter sur
une bonne partie du retour, ce qui n'allait pas faciliter les
slaloms entre les projecteurs.
Bertha fit un signe pour dire adieu à ses camarades. Cela
allait trop vite pour elle. Quelques minutes auparavant, elle
agonisait dans son lit, oubliée de tous. Maintenant, elle était
avec son fils qui la soutenait et l'emporterait loin de cet
enfer.
Ils descendirent doucement la colline en direction des
barbelés et du trou qu'Albert s'était aménagé.
- Comment se fait-il que tu sois en si piteux état par rapport
aux autres femmes ?
- Tu sais Albert, ici, si l'on veut survivre, il faut échanger
aux soldats quelque chose contre de la nourriture !
- Et alors ?
- Les seules choses que l'on peut offrir ici-bas, ce sont nos
corps.
Albert eut un sursaut.
- Moi je n'ai pas voulu jouer le jeu. Chaque matin, des
soldats viennent patrouiller. Le reste du temps il n'y a
personne et nous sommes livrées à nous-mêmes. Mais quand
ils viennent, la plupart des soldats amènent en cachette un
peu de nourriture et ils passent une petite heure en
compagnie des femmes.
- C'est dégueulasse !
- Moi j'ai préféré mourir !

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- Ne t'inquiète pas maman, je vais te sortir de là grâce à mes
amis, mais il faut absolument que tu obéisses à tout ce que
je te dirai de faire sans chercher à comprendre !
- Ne t'inquiète pas je le ferai !
- Et papa, où est-il ?
- Au début, il était avec moi au camp. On s'apercevait de
temps en temps malgré le sadisme de la grosse Irma qui
faisait tout pour nous empêcher de nous voir, même de loin.
Puis un jour j'ai appris que des soldats S.S. étaient venus et
l'avaient emmené. C'est tout ce que je sais !
- Tu veux dire que Shlomo n'est plus à Dachau ?
- Non mon fils. Et malheureusement, je n'ai jamais réussi à
savoir où ils l'avaient emmené !
Tous deux arrivèrent devant la haie qui séparait les deux
parties du camp.
- A partir de maintenant on ne dit plus rien et tu fais
exactement tout ce que je fais !
Ils traversèrent la haie puis les barbelés. Une nouvelle force
transcendait Bertha. Elle se sentait libre, même si les
apparences ne plaidaient pas en sa faveur. Elle suivit Albert
dans la tranchée jusqu'à la première baraque. Sentant les
forces de sa mère diminuer, Albert la pris sous son bras et
ils se faufilèrent entre les rayons de lumière.
Ils avaient bien progressé sans rencontrer de patrouille. Il
était plus d’onze heures et il devait être au maximum à
minuit dans la voiture. Mais dans l'euphorie d'avoir retrouvé
sa mère, Albert savait qu'il devait continuer à garder toute

191
son attention. Trop d'empressement pouvait les précipiter à
leur perte.
Bertha n'en pouvait plus.
Ils s'asseyèrent par terre afin de reprendre leur souffle
quelques instants.
- Il faut y aller maintenant ! Murmura Albert.
Bertha acquiesça d'un signe de la tête. Ils traversèrent une
petite cour que les projecteurs inondaient régulièrement de
lumière. Au beau milieu de la cour Bertha, toujours soutenue
par Albert, trébucha. Ils tombèrent tous les deux. Le temps
de se relever, Albert réalisa qu'ils n'avaient plus le temps
d'atteindre la baraque suivante, sans se faire
irrémédiablement repérer par les gardes. Albert attrapa sa
mère d'un coup et ils se plaquèrent au sol, en attendant le
prochain cycle... Ils sentirent le rond de lumière passer sur
eux, ce qui les glaça jusqu'aux os... Albert s'attendit dans les
secondes qui suivirent à des cris d'alerte. L'image de leurs
corps déchirés par des rafales de mitraillette passa dans sa
tête... Finalement cela ne lui faisait rien de mourir puisqu'il
était avec sa mère... Alors fichu pour fichu... Et il serra les
dents.
Le rayon de lumière continua sa progression... Rien ne se
produisit.
Albert réagit très vite. Sans attendre le prochain passage, il
leva sa mère et tous deux se précipitèrent derrière la cabane.
Le cœur à cent à l'heure...
Comment était-il possible que l'on ne les ai pas aperçu ?
Il vit dans cet acte la main de Dieu qui semblait les protéger.

192
- On va peut-être s'en sortir quand même ! Pensa-t-il.
Ils débouchèrent dans la cour principale où étaient garées les
voitures. Ils longèrent les baraquements, arrivèrent à
l'Hispano et y pénétrèrent discrètement.
- Maman, il y a une cachette là, sous le siège arrière. Nous
allons nous y mettre et si tout va bien, dans une demi-heure
nous serons sortis d'ici !
Tu vas pouvoir te reposer tant que tu veux maintenant !
Mais Bertha était trop excitée pour arriver à se détendre.
Quant à Albert, il avait réussi l'exploit de revenir trente
minutes avant le rendez-vous. Son état euphorique était au
maximum. Il sentait qu'il allait exploser.
Ils étaient tous les deux allongés sous la banquette arrière, à
l'écoute du moindre bruit environnant.
Le silence était presque complet. Albert percevait, pas très
loin, le murmure de la réception en faveur des journalistes.
Bertha songeait. Elle qui avait il y a une heure encore, que
peu d'espoir de survie. Elle n'arrivait pas encore à imaginer
qu'elle puisse avoir un avenir autre que celui de sa prison.
Chez le capitaine Kramer, la réception tirait sur sa fin. Un
aide de camp avait apporté des cafés à tous les journalistes
présents. Ceux-ci semblaient satisfaits des réponses faites
par Kramer, aux multiples questions qu'ils lui avaient
posées.
- Eh bien Messieurs, je crois que c'est l'heure pour tout le
monde d'aller dormir. Nous nous levons tôt demain matin !
Dans une ambiance à peine tumultueuse, les journalistes
réintégrèrent leurs voitures.

193
- N'oubliez pas de récupérer vos papiers à l'entrée du camp !
Fit Kramer, l'air joyeux.
Pour lui, cela s'était passé comme Goebbels l'avait voulu.
C'était le principal. Il n'aurait pas d'ennuis et avec un peu de
chance, on penserait à lui pour des charges plus importantes
dans l'avenir.
- S'il vous plaît, Messieurs ! S'adressant à Ron et Jasper qui
étaient les derniers à sortir. Pouvez-vous patienter un
instant ?
Ron et Jasper se regardèrent, une lueur d'inquiétude dans
leurs yeux.
- Oui ! Qu'y a-t-il ? Demanda Ron.
- Je voudrais vous présenter un de mes amis qui vient
d'arriver et qui aimerait vous connaître !
- Ce serait avec plaisir ! Fit Ron en pensant au rendez-vous,
il était juste minuit. Mais nous devons partir nous aussi, on
se lève tôt demain matin. Ce sera pour une autre fois !
Jasper acquiesça d'un signe de tête.
- J'insiste ! fit Kramer, une lueur d'acier dans le regard.
Ron et Jasper n'osèrent plus le contrarier. Tant qu'ils étaient
à l'intérieur du camp, ils étaient à sa merci.
- Entrez mon ami ! La porte s'ouvrit lentement et la
silhouette de Tobias Von Krüger apparut dans le chambranle
de la porte.
Sur le coup de la surprise, Ron et Jasper restèrent figés.
Leurs visages s'étaient allongés. D'un geste de
découragement Ron se laissa tomber sur la chaise. Jasper
l'imita. Tobias savourait ce moment... Narguant nos deux

194
amis de son regard, de petites ridules s'étaient formées
autour de ses yeux. Il semblait beaucoup s'amuser de cette
situation. Un silence lourd était retombé dans la pièce.
- Alors ce reportage, intéressant ?
- Très ! Répondit Ron qui en même temps réfléchissait.
Il les tenait... Kramer et lui étaient armés, pas eux. La seule
arme qu'ils avaient emportée, c'est Albert qui la détenait.
- On aura beau dire ce qu'on voudra sur Goebbels, mais c'est
un homme très perspicace. Lorsqu'il m'a téléphoné en me
signalant que l'homme qui lui avait forcé la main pour visiter
Dachau était un grand costaud avec une barbe rousse et
bardé d'appareils photographiques, nous nous sommes dit
qu'il y avait de grandes chances pour que ce soit le complice
du canadien. Je suis donc venu faire un tour chez mon ami
Kramer, histoire de vérifier... Je dois reconnaître que vous
êtes culottés. Mais cela ne change pas mon point de vue sur
vous. Je vais donc vous reposer la même question qu'à la
prison et cette fois-ci, je demande une réponse rapide et
précise !
- Où est Albert Kohlwitz ?
Il y eut un moment de silence... Tobias jouait avec la crosse
de son arme fichée dans son étui.
- Si vous ne me répondez pas, vous ne quitterez jamais ce
camp !
- Et si on vous répond ! Demanda Jasper ironiquement.
Les quatre hommes s'étaient bien compris. De toute
manière, Tobias n'avait nullement l'intention de les laisser
partir. Et ils le savaient.

195
Imité par Kramer, Tobias sortit son arme et mit Jasper en
joue. Puis s'adressant à Ron...
- Si vous ne me répondez pas, je transforme la tête de votre
ami en bouillie informe !
- Ne te laisse pas impressionner ! Fit Jasper. On doit tous
mourir un jour de toute manière !
- J'admire votre flegme anglo-saxon !
- Vous vous trompez, je suis d'origine française et je
t'emmerde !
Ron vit le moment où Krüger allait tirer de sang-froid, le
doigt se crispa sur la gâchette...
- Attendez ! Fit Ron. Il y a peut-être moyen de s'arranger !
- Non ! Il n'y en a aucun ! Répondit Krüger en se tournant
vers Ron. Je répète ma question pour la dernière fois. Où est
Albert Kohlwitz ?...
- Je suis là ! Levez les mains ! Lâchez vos armes et ne vous
retournez pas !
Surpris, Kramer et Krüger lâchèrent leurs revolvers,
immédiatement récupérés par Ron et Jasper.
- Vous voyez comment une situation peut changer
rapidement ! Dit Ron s'adressant à Krüger qui ne broncha
pas.
Albert apparut derrière la porte.
- Merci pour vos armes Messieurs ! J’étais moi-même
désarmé !
Kramer leva les yeux au ciel.
- C'est à mon tour de vous sauver, rappelez-vous chez
Dückstein !

196
- Et ton Lüger ?
- Je l'ai perdu dans le camp, sûrement pendant ma chute dans
la zone interdite. Si un des prisonniers le récupère, ça risque
de faire du foin !
- Mais qu'est-ce qui t'a amené ici ?
- Quand j'ai vu minuit passer et entendu les voitures des
autres journalistes partir, j'ai compris qu'il se passait quelque
chose d'anormal !
- Et maintenant, comment allez-vous sortir du camp ?
Demanda Kramer.
- J'ai ma petite idée là-dessus ! Jasper, tu peux me ligoter
ça ! Désignant Krüger.
- Avec plaisir, fils ! En empoignant Krüger qui se laissa
docilement emmener.
- Tu vois salopard, on ne te tuera point, on n'est pas des
sauvages nous !
Et il le tira vers la chambre de Kramer.
- Ne retombez jamais sur mon chemin ! Fit Krüger.
On pouvait voir sans peine les yeux remplis de regret de
Jasper. Il aurait sans aucun doute aimé donner une bonne
correction à cet homme, mais il se dit qu'il n'en valait pas la
peine. Il évitait ainsi le risque d'alerter les aides de camps de
Kramer qui ne dormaient pas très loin d'eux.
Il se contenta de le ligoter solidement avec du fil électrique
et de le bâillonner. D'une main, il souleva le lit en bois épais
qui devait bien peser une centaine de kilos et y poussa
Tobias en rabattant le lit sur lui.
- Voilà ! Là tu seras bien, bonne nuit !

197
Puis il partit rejoindre ses camarades.
- Capitaine, vous allez nous aider ! Fit Ron. A votre avis,
quel est le plus important, nous laisser partir ou prendre une
balle dans la tête ?
- Je crois finalement après mûres réflexions, que je vais vous
laisser partir ! Dit-il avec son air bonasse.
- Vous allez vous installer devant à côté de moi, pendant que
Jasper vous tiendra en joue derrière ! Au moindre écart, vous
êtes mort !
- Et votre ami là, je présume que ses papiers ne sont pas à
l'entrée. Mes gardes ont des ordres stricts. Il ne passera pas.
- Ne vous inquiétez pas pour lui !
Albert sortit le premier. Il ne voulait pas dévoiler à Kramer
l'emplacement de la cache. Il rejoignit sa mère sous le siège
arrière.
Ensuite ils sortirent de l'appartement, accompagnés de
Kramer pour prendre place dans l'Hispano Suiza.
- Belle voiture que vous avez là, tenta de plaisanter Kramer.
Mais je ne vois pas votre ami, comment va-t-il sortir d'ici ?
- Il est déjà dehors ! Mentit Ron.
- Vous voulez dire qu'il peut entrer et sortir de ma prison
sans que personne ne le voie ?
- C'est un peu ça !
Kramer blêmit en pensant au savon qu'on allait lui passer.
Des hommes pouvaient entrer et sortir à leur guise. Que
pouvait-il faire de toute manière, sinon obéir à ces hommes
qui le menaçaient. Ce n'était pas un héros et il préférait
perdre l'honneur à la vie. C'était sa philosophie.

198
La voiture démarra et se dirigea vers la sortie du camp. Les
phares éclairaient faiblement et passaient pratiquement
inaperçus, confondus à la lumière des projecteurs au ballet
incessant. Il était vraiment plus que temps de quitter cet
endroit.
Le garde fit signe à Ron d'arrêter le véhicule... Il tourna
autour et salua son chef.
- Tout va bien Herr Kapitän ?
- Oui ! Oui ! Tout va bien, allons dépêchons !
La sentinelle s'empressa d'aller chercher leurs papiers à la
baraque des gardes.
- C'est bon vous pouvez passer !
Ron ne se fit pas prier pour obtempérer. La voiture démarra
en cahotant sur le chemin creux.
Ils avaient réussi et se trouvaient maintenant en pleine
campagne, libres, hors de cet endroit terrible.
Arrivés à mi-chemin entre Dachau et Munich, Ron arrêta la
voiture.
- C'est là que nos routes se séparent ! Dit-il à Kramer.
- Vous n'allez pas me...
- Tuer ? Non ! Rassurez-vous, nous sommes des gentlemen.
Vous trouverez bien quelqu'un pour vous ramener au camp.
- Et n'oubliez pas Von Krüger ! Fit Jasper. A cette heure-ci,
il doit ressembler à une crêpe. Vous lui transmettrez nos
amitiés ! Dit-il en riant.
La voiture repartit, laissant Kramer seul dans la nuit noire.
A cette heure-là, l'éventualité de rencontrer quelqu'un pour
le ramener était plutôt restreinte.

199
Il ne lui restait plus qu'à refaire le chemin à pied.
Qu'allait-il dire à Von Krüger. Ils se connaissaient depuis
longtemps. Il comptait sur lui pour arranger le coup.
L'Hispano continua sa route dans la nuit. Tout à coup, Ron
pila et le véhicule s'arrêta brusquement.
- Nous avons oublié Grüda !!!
Il ne faut pas qu'elle reste à l'auberge à Dachau !
Dès que tout sera découvert, ça risque de chauffer là-bas et
la route risque d'être contrôlée par les militaires !
- Bon sang ! Que faire ? pensa Jasper. Avec tous ces
imprévus nous avons oublié de repasser à l'auberge. C'est ma
faute ! Je suis impardonnable !
- Il faut y retourner ! Nous lui devons trop pour la laisser
tomber !
Albert sortit de sa cachette à ce moment précis. Ron lui
expliqua la situation.
- Je n'ai pas encore eu le temps de vous le dire, mais j'ai
retrouvé ma mère ! Elle est en train de dormir, épuisée mais
heureuse !
- Laisse la se reposer ! Et ton père ?
- D'après ma mère, il n'est plus à Dachau et personne ne sait
où il se trouve.
Ron manœuvra et repartit en sens inverse en direction du
village de Dachau.
- Pourvu que Von Krüger ne se soit pas déjà délivré de ses
liens, sinon nous sommes cuits !

200
Grüda regardait sa montre pour la centième fois, le cœur
serré. Cela faisait près d'une heure qu'on aurait dû venir la
chercher. Que s'était-il passé ?
C'était anormal.
De la fenêtre de sa chambre, elle attendait à tout moment
l'apparition des phares dans la nuit, pour quitter en douce
l'auberge endormie.
Elle avait payé sa note le soir même. Personne ne se serait
posé la question de savoir si elle était partie pendant la nuit,
ou tôt le matin. L'important était de ne pas se faire
remarquer. Dès que l'évasion serait découverte, une enquête
approfondie des militaires aurait lieu dans les environs du
camp et immanquablement dans cette auberge où avaient
séjourné la plupart des journalistes. Plus le temps passait et
plus Grüda ressentait une angoisse monter en elle.
- Pourvu qu'aucun d'entre eux ne se fasse prendre !
Elle eut une pensée pour Jasper. C'est vrai, cet homme lui
avait redonné la joie de vivre. Elle, qui avait passé des
moments difficiles à la mort de son mari, feu le Comte
Hohenbourg, entrevoyait peut-être un autre départ dans la
vie. Si Jasper le voulait, elle serait prête à abandonner tout
pour lui. Ses biens, son titre, tout pour suivre cet homme
jusqu'au Canada. Mais Jasper ne lui demanderait pas une
chose pareille. Lui qui avait une trop grande pudeur d'âme,
respectait trop la vie d'autrui et ne profiterait jamais d'un
avantage, quel qu'il soit, pour influencer les décisions de
Grüda. Et pourtant, pensait-elle, Jasper l'ignorait sûrement,
mais il suffirait d'un mot de lui, pour qu'elle le suive au bout

201
du monde. Elle ne lui avouerait jamais cette faiblesse. Leur
relation pour le moment était encore trop récente pour
conclure quoi que ce soit. De toute manière, cet homme
qu'elle ne connaissait que depuis quelques semaines avait
peut-être des projets plus importants qui excluaient
complètement une vie de couple régulière. Et Grüda n'était
pas femme à s'imposer. Il fallait laisser faire les choses. Si
le destin le voulait, peut-être seraient-ils réunis un jour pour
la vie. C'était en tout cas son vœu le plus cher et le plus
secret...
Une sirène au loin tira Grüda de ses pensées. Une peur
viscérale lui glaça le sang.
- Mon Dieu ! Ils se sont fait prendre ! Je n'aurais jamais dû
accepter qu'ils prennent des risques pareils !
Grüda tournait en rond dans sa chambre. Que faire ? Peut-
être avaient-ils quand même réussi à s'échapper ? Mais alors
pourquoi une sirène en pleine nuit ? Si tout s'était passé
comme prévu, on aurait dû s'apercevoir de l'évasion, que le
lendemain matin, après l'appel quotidien des prisonniers.
Grüda avait pris sa décision. Elle allait passer la nuit à
l'auberge et partirait normalement à l'aube en espérant
trouver un véhicule qui la ramènerait à Munich. En l'absence
de toute information, elle ne pouvait pas s'exposer plus. Elle
devait rentrer chez elle, dans l'espoir de voir ses amis
réapparaître.
Ne rien savoir de la situation la mettait au supplice. Mais elle
avait dans la vie, connu des situations encore plus difficiles

202
et elle n'était pas femme à se laisser abattre, même devant le
danger.

Ron conduisait vite malgré la faible lueur des phares sur la


route. Il tentait le tout pour le tout et espérait bien tirer Grüda
de la situation difficile dans laquelle il l'avait mise. Albert et
sa mère étaient sortis de la cache. Tous les quatre scrutaient
l'horizon limité en espérant ne pas faire de mauvaises
rencontres.
- Ne t'inquiète pas, j'ai bien attaché Von Krüger ! Ça
m'étonnerait qu'il arrive à se défaire de ses liens sans l'aide
de quelqu'un. Surtout avec un lit sur le corps ! Quant à
Kramer il est sûrement encore sur la route !
A peine Jasper avait-il terminé sa phrase, qu'une silhouette
fantomatique et gesticulante apparut dans le sillon de leurs
phares. Ron accéléra et Kramer n'eut que le temps de se jeter
dans le bas-côté.
- Schweinhund ! Lança-t-il en se relevant.
Il n'avait pas reconnu la voiture dans l'obscurité de la nuit,
mais il maudissait ce chauffard qui lui enlevait sa toute
dernière chance de rattraper les fuyards. Ils n'étaient plus
qu'à quelques kilomètres de Dachau, quand Jasper aperçut
au loin les phares de plusieurs véhicules se dirigeant vers
eux.
Ron pila et éteignit ses lumières.
- Arrête le moteur ! Il prêta l'oreille.

203
On entendait nettement au loin, une sirène qui tranchait le
silence de la nuit de ses hurlements stridents, sans tenir
compte du sommeil des habitants du village tout proche.
- Ils ont tout découvert ! Nous n'avons plus le temps d'aller
au village sans croiser cette colonne de véhicule qui vient
vers nous. A mon avis ce sont des camions remplis de
soldats !
Jasper serrait les poings, impuissant.
- Il faut partir d'ici ! Dit Ron, les mains crispées sur son
volant. C'est une vie contre quatre. Même si on laisse passer
les camions en se cachant, on ne pourrait plus regagner
Munich et on se ferait prendre immanquablement. Toute la
zone va être contrôlée !
- Tu as raison ! Fit Jasper la mort dans l'âme. Partons vite !
A l'arrière de l'automobile, Albert et Bertha ne disaient rien.
Ils espéraient malgré tout que leurs amis allaient prendre
cette décision.
Après tout, Grüda n'était qu'une cliente comme les autres
dans cette auberge. Mais comment pourrait-elle expliquer sa
présence à Dachau. De toute façon pour le moment, elle était
toujours libre. Et puis n'était-ce pas une femme
intelligente ?
Elle réussirait sûrement à se sortir de cette situation. Du
moins ils l'espéraient tous les quatre.

204
Tobias était dans une fureur noire. Il n'arrêtait pas d'aller et
venir dans la cour principale du camp. Il hurlait des ordres
aux uns et aux autres, envoyait des véhicules de toutes sortes
vers les fuyards. Il avait passé un long moment ligoté et
bâillonné, coincé sous un lit dont le poids l'empêchait de
respirer normalement. Il avait réussi au bout d'un certain
temps à plier ses jambes et à lever le lit avec ses genoux.
A force de lever le lit et de le faire retomber bruyamment sur
ses pieds, il avait attiré l'attention d'un des aides de camp de
Kramer, qui dormait dans la chambre à proximité. Celui-ci
en entendant des coups répétés, se demandait bien ce que
pouvait faire son capitaine à cette heure-ci ?
Mais n'osant pas déranger son supérieur, il avait fini par
mettre son oreiller sur sa tête afin de retrouver le sommeil.
Mais ces coups anormaux finirent par l'inquiéter et il se leva
afin d'en connaître la raison. Il enfila sa robe de chambre et
alla frapper à la porte de Kramer... Il y plaqua son oreille et
entendit des coups. Il finit par ouvrir la porte et il se retrouva
dans le salon... Personne... Les coups venaient de la
chambre. Il y pénétra et alluma la lampe... Il ne comprenait
rien. La pièce était vide. Le lit n'était même pas défait. Tout
à coup, il crut avoir la berlue en voyant le lit se soulever pour
retomber aussitôt... Il eut un mouvement de recul... Quelle
était cette sorcellerie ? Puis, lentement il s'approcha et
aperçut une paire de bottes qui gesticulaient. Il eut du mal à
soulever le lit pour sortir Von Krüger de sa position
inconfortable. Celui-ci avait le visage en ébullition.

205
A peine eut-il libéré le colonel, que celui-ci vociféra un débit
de paroles dont l’aide de camp avait des difficultés à
comprendre.
Dans un état second, les yeux embués de sommeil, le pauvre
aide de camp n'était pas en mesure d'analyser correctement
la situation.
Ils donnèrent l'alarme. Puis ils s'aperçurent que le capitaine
Kramer avait disparu avec les fuyards. Ils craignirent pour
sa vie, car il était entre les mains d'un des terroristes les plus
recherchés d’Allemagne. Le premier réflexe de Tobias fut
d'alerter la garnison de S.S. prévue en cas de mutinerie. Il
les envoya en direction de Munich. C'était la direction la
plus probable qu’avaient pu emprunter les fuyards. S'ils
étaient partis vers Augsburg, sa garnison dont il avait le
commandement, les bloquerait bien avant la ville. Il restait
le nord vers Landshut. Il réfléchit un instant... Le mieux était
de prévenir la Gestapo de la ville qui établirait des barrages
à l'entrée de Landshut.

Ainsi le filet se refermerait sur eux. Dire qu'il les avait tenus
entre ses mains, dans le camp le plus hermétique
d'Allemagne et qu'ils avaient réussi à s'échapper. C'était à
peine croyable et surtout agaçant, de voir ce canadien lui
filer à chaque fois entre les doigts.
Comment avaient-ils pu réussir à quitter le camp sans être
inquiétés ? Et comment Kohlwitz avait-il pu passer l'entrée
et avec quelle complicité ?

206
Ce n'est pas un journaliste. Avait-il affaire à des diables ?
Diables ou pas, Tobias s'était juré de les avoir tous, un jour,
entre ses mains. Et ce jour n'allait pas tarder.

L'aube pointait sur l'horizon. Ron et ses amis étaient


parvenus à revenir dans Munich par de petites rues discrètes,
sous les directives d'Albert qui connaissait la ville comme sa
poche. Ils avaient ainsi, évité plusieurs barrages établis sous
les ordres de Tobias. Ils s'étaient retrouvés dans le quartier
tranquille où se situait la demeure de Grüda.
Après avoir dissimulé la voiture dans son garage, ils
récupérèrent les clés de la maison, cachées sous un pot de
fleurs.
La villa semblait vide sans sa maîtresse, mais tout le monde
était fatigué. Il fallait dormir, après on réfléchirait à la
situation.
Tobias faisait les cent pas dans le bureau de Kramer,
attendant qu'on lui donne de bonnes nouvelles. La matinée
était déjà bien avancée et la prison reprenait son rythme
journalier. La porte s'ouvrit et Tobias vit rentrer Kramer, la
mine défaite et les traits tirés. Son uniforme était imprégné
de taches de boue et d'herbe. Il s'asseya, prit machinalement
la bouteille de schnaps sur la table, un restant de la réception
de la veille. Il la porta à sa bouche et s'en enfila une rasade
en guise de petit déjeuner.
- Alors, demanda-t-il, des nouvelles ?

207
- Non ! Fit Tobias, la mine aussi défaite que lui.
Il saisit la bouteille et imita Kramer.
Un garde frappa à la porte au même moment.
- Herein ! Lança Kramer.
- Herr Kapitän, on signale la disparition d'une prisonnière
dans la zone B !
- Comment ! Ça n'est pas possible ! On ne peut pas s'évader
d'ici ! Dit-il faussement en pensant à Albert.
Tobias écoutait la conversation sans rien dire.
- Comment s'appelle la prisonnière ?
- Bertha Kohlwitz, elle était là-bas en phase terminale.
A ce nom, Tobias se leva d'un coup.
- Bertha Kohlwitz ! S’écria-t-il, sais-tu comment s'appelle
l'homme qui a fait échouer notre coup ?
- Non !
- Albert Kohlwitz !
Kramer se rassit et reprit une rasade de l'alcool qui traînait
sur la table.
- Nous connaissons maintenant la raison de la présence ici
du terroriste le plus recherché d'Allemagne !
- Attends ! Tu ne sais pas tout ! Dit Kramer, distillant son
schnaps à petit feu.
Sais-tu qui nous a expédié cette femme ici ?
- Je l'ignore, mais j'ai l'impression qu'une nouvelle tuile va
nous tomber sur la tête !
- Le Reichmarschal Himmler lui-même. Il parait que les
ordres venaient de plus haut encore ! Dit-il en plaquant deux
doigts sous son nez.

208
Grüda avait quitté l'auberge dès le point du jour. Elle n'avait
pas réussi à fermer l'œil de la nuit et arpentait les rues du
village à la recherche d'un véhicule en partance pour
Munich. C'était l'heure où les paysans sortaient les vaches
des granges pour les mener au pré. Il faisait maintenant trop
froid en ces nuits d'octobre pour les laisser en pleine
campagne. Ces braves bêtes sortaient des abris sous les
huées et les gestes vifs des fermiers. Des jets de vapeur
sortaient de leurs narines et une d'elle manqua de renverser
Grüda à son passage, sous le regard confus du paysan.
- Connaissez-vous quelqu'un qui voudrait m'emmener à
Munich ?
- Euh... Il y a bien le père Stauffer qui fait les marchés. Il
habite en bas de la rue, près de la fontaine, là-bas, vous
voyez !
Grüda acquiesça.
- Mais il faut vous dépêcher, c'est l'heure où il s'en va chaque
matin.
- Merci !
Grüda descendit la rue. Une senteur d'herbe forte et de bouse
de vache embaumait le village et lui rappelait sa jeunesse en
Hongrie, où elle avait été élevée.
Lorsqu'elle arriva à la fontaine, un vieil homme était en train
d'ouvrir sa grange pour en extirper un antique camion qui
datait de la première guerre mondiale. Celui-ci était chargé
de foin et de cageots de légumes de toutes sortes.
- Monsieur Stauffer ?

209
- Oui ! C’est moi !
Il avait une bonne tête de brave paysan, le visage marqué par
les rudes travaux des champs. C'était le moment pour lui,
depuis longtemps, de prendre sa retraite. Il travaillait depuis
l'âge de dix ans et ne pouvait pas concevoir la vie sans son
travail. Il mourrait probablement un jour sans avoir arrêté.
Stauffer enleva par politesse, son vieux galurin pour
s'adresser à Grüda.
- Que puis-je faire pour vous ?
- Eh bien voilà. Pourriez-vous m'emmener à Munich ? Je
suis ennuyée. Des amis devaient venir me rechercher car
j'étais ici pour quelques jours de repos !
Ceux-ci m'ont fait faux bond. Je suis donc bloquée dans
votre village !
- Eh bien, c'est avec grand plaisir ! Fit le père Stauffer, tout
en réajustant son chapeau. Vous avez de la chance, il n'y a
pas beaucoup de voitures dans le coin. Mais ce sera à une
condition !
- Ah bon ! Fit Grüda inquiète.
- Oui, à condition que cette vieille tête de mule veuille bien
démarrer. Il y a des jours où elle n'a pas envie, lorsque le
temps est humide.
On aurait dit que ce vieux célibataire endurci parlait de sa
femme. Celle qu'il n'avait jamais eue faute de temps.
Toujours dans les champs ou en train de vendre sa
production, la vie était passée si vite qu'à cinquante ans, il
avait renoncé à se marier. Maintenant qu'il en avait plus de
soixante, voir une belle femme comme Grüda lui demander

210
de monter dans son camion, était pour lui quelque chose
d'inimaginable.
Stauffer saisit la manivelle et commença à tourner plusieurs
fois. Le moteur cracha, toussa et une fumée noire sortit du
pot d'échappement, envahissant tout le garage. L'homme
réitéra son geste jusqu'à ce que son vieux camion rafistolé
s'ébranle. Le moteur avait l'air de tenir le coup.
- Montez madame !
Grüda se risqua à grimper dans la camionnette. La banquette
était dure et la plupart des éléments du tableau de bord avait
été bricolés par Stauffer. Le véhicule traversa le village sans
encombre mais ils n'avaient pas parcouru un kilomètre qu'un
soldat leur fit signe de s'arrêter à côté d'un camion de
l'armée. Stauffer obtempéra en jurant.
- Bon sang de bonsoir, qu'est-ce qu'ils nous veulent encore !
Ils nous ont suffisamment cassé les pieds cette nuit avec leur
sirène. Grüda qui avait ses papiers en règle, n'était qu'à
moitié tranquille.
Le soldat examina les documents longuement et fit le tour
du camion. Il souleva quelques balles de foin, puis les laissa
partir. Le camion repartit en cahotant. Cette expérience
soulagea Grüda. Si elle avait pu passer ce barrage, elle
pourrait aller sans problème jusqu'à Munich.
Ils avaient à peine parcouru cinq kilomètres quand ils
arrivèrent au carrefour qui allait d'un côté vers Landshut, de
l'autre vers Munich. Il y avait là, plusieurs automobiles
garées sur le talus et un camion de soldat de la S.S.
- Halt ! Fit l'homme armé qui n'avait pas l'air de plaisanter.

211
- Décidément, aujourd'hui, ils ont juré de nous emmerder !
Grüda resta silencieuse. Il y avait là plusieurs officiers qui
arpentait le carrefour, supervisant les contrôles. Un soldat
examina de nouveau leurs papiers d'identité et fit le tour du
véhicule sans rien trouver.
Un des officiers présents s'approcha tranquillement d'eux
pendant que le soldat qui les contrôlait leur faisait signe de
repartir.
Le camion démarra sous le regard de l'officier, scrutant ses
occupants.
Les yeux de Grüda croisèrent un bref instant ceux de
l'homme qui n'était autre que Tobias Von Krüger lui-même,
décidé à participer aux opérations sur le terrain. Le véhicule
continua sa route. Grüda l'avait reconnu grâce à la photo de
Jasper. Elle n'en menait pas large. Elle n'osa pas se retourner
pour savoir ce qu'il se passait. Apparemment, on les avait
laissé partir. En vérité, le regard de Grüda avait déclenché
une étincelle dans l'esprit de Tobias. Il connaissait cette
femme. Il l'avait vu quelque part, mais où. Il maudit sa
mémoire qui le trahissait mais il prit soin de noter le numéro
matricule du camion.

Ils arrivèrent dans les faubourgs de Munich sans aucun autre


accrochage.
Grüda redoutait à chaque virage de retomber sur un barrage.
Décidément ; il ne faisait pas bon circuler en ce moment.

212
Elle eut une pensée pour ses amis en espérant qu'ils avaient
pu rejoindre la maison sans problème.
- Vous pouvez me laisser ici ! Fit-elle à Stauffer. Ils
arrivaient au centre-ville.
Et merci pour tout !
- Madame ! Avant que vous partiez, j'aimerais seulement
savoir comment vous vous prénommez.
- Grüda ! Dit-elle en souriant.
- Et bien, Grüda, vous avez ensoleillé ma journée. Au revoir
! J'espère que l'on se reverra !
Grüda lui fit un signe et l'engin démarra dans une gerbe de
fumée.
Elle n'était qu'à un quart d'heure de chez elle en marchant et
Grüda marchait vite. Elle était pressée d'être fixée sur le sort
de ses amis.
Enfin, sa maison était en vue. Elle sortit la deuxième clé qui
était toujours dans son sac et ouvrit la porte. Le silence était
total dans la maison...
Son premier réflexe fut d'entrouvrir la porte de sa chambre.
Lorsqu'elle vit une grosse barbe rousse dépasser des draps,
elle se précipita sur Jasper qui sursauta. Lorsqu'il reconnut
Grüda, tous deux s'enlacèrent tendrement. Grüda n'avait
connu dans sa vie que deux ou trois instants de bonheur
comme celui qu'elle était en train de vivre. Ils restèrent là,
allongés sur le lit, l'un contre l'autre, sans rien dire.

213
20 octobre 1936 en fin d'après-midi... Nos amis étaient
autour d'une table garnie par les soins de Grüda. Ils fêtaient
le succès de la libération de Bertha ainsi que le retour sain et
sauf de Grüda.
- Je n'aurais jamais pensé que l'on puisse se sortir de cette
histoire ! Fit Jasper.
- Mes amis, je vous remercie sincèrement pour les risques
énormes que vous avez pris. Pour cela, je serai à jamais votre
débiteur !
Albert était heureux. De ses mains, il entourait
affectueusement les épaules de sa mère.
- Nous avons eu également très peur pour Grüda et je suis
heureux que tout se soit arrangé !
Grüda et Jasper tendrement enlacés, étaient aux anges.
Ron pensait à Hilde. Quel bonheur ce serait si lui aussi
pouvait la tenir dans ses bras. Samedi, il ne manquerait pas
de glisser un petit mot dans la voiture de Viktor, son
chauffeur, en espérant que cette fois-ci, il ne serait pas obligé
de se dérober. En attendant, comme les autres, il savourait
ce moment de bonheur. Il réfléchissait déjà aux articles qu'il
allait écrire sur ce qu'il venait de vivre avec ses amis. Il avait
l'intention de témoigner sur la présence des prisonniers
politiques dans les prisons allemandes. Il donnerait les
noms, les lieux et il prouverait par des photos et le
témoignage vivant de Bertha, que le gouvernement actuel
bafouait et se fichait éperdument des droits de l'homme,
malgré la propagande outrancière et la censure de Goebbels.

214
Bertha commençait à parler. Elle qui dans le temps était une
nature gaie, avait malgré son sourire, une lueur de tristesse
dans son regard.
Peut-être pensait-elle, en ce moment même à Shlomo.
Etait-il encore vivant ? Où pouvait-il être ?
Ron qui contemplait Bertha devina ses pensées.
- Où qu'il soit, nous retrouverons votre mari, je vous le
promets !
Il espérait ainsi, la réconforter, elle, qui par bonheur avait
déjà retrouvé son fils, ne lui lâchait plus la main.
Contrairement aux autres et malgré ses privations, elle
mangeait peu. Son estomac s’était refermé. Jasper qui était
en face d'elle, n'osa pas trop se servir et pourtant la faim le
tenaillait. Grüda saisit son plat et déposa une bonne part de
pommes de terre dans l'assiette de Jasper. Elle commençait
à bien le connaître son Jasper, puis s'adressant à Bertha :
- Ne vous inquiétez pas, je vais bien m'occuper de vous.
Dans quelques jours, vous retrouverez votre appétit et vous
oublierez le cauchemar que vous avez vécu !
- Je serais complètement heureuse si Shlomo était avec
nous ! Dit-elle dans un soupir.
Il y eut un lourd moment de silence.
- Et si vous nous racontiez ce qu'il s'est passé à Braunau ?
Comment vous êtes-vous retrouvée dans ce camp maudit ?
Les yeux de Bertha devinrent flous. Son esprit semblait
remonter le temps. Elle avait du mal à se concentrer sur ce
jour maudit qui les avait fait basculer du bonheur de leurs
montagnes, à l'horreur de l’internement nazi.

215
C’était le 15 juin 1935.
- Oui ! Oui ! Je m'en souviens ! Il faisait beau et nous
venions juste de recevoir une lettre d'Albert qui nous
annonçait ses prochaines vacances avec nous ! J'étais
heureuse. Il y avait bien neuf mois que nous ne l'avions pas
revu. Il était en Angleterre... Shlomo venait de sortir les
vaches. J'étais dans la cuisine en train de préparer le repas
de midi et je voyais Shlomo par la fenêtre qui distribuait des
graines aux volailles dans la cour de la ferme.
Tout à coup je l'ai vu qui levait les bras en l'air. Je me
demandais bien ce qu'il lui prenait ! Alors je me suis déplacé
légèrement vers la droite et c'est là que j'ai aperçu le canon
d'un fusil braqué sur lui...
Je croyais rêver. Je me suis dit : ce n'est pas possible, il doit
y avoir une erreur !
Qui pouvait bien nous en vouloir au point de nous menacer
avec une arme ? Nous n'avons jamais fait de mal à
personne !
Ils étaient plusieurs dans la cour à menacer mon mari.
Que pouvais-je faire ?
Il y avait quatre hommes en civil, un brassard à croix
gammée autour du bras.
Je me suis demandé comment des allemands osaient porter
ce brassard ici, en Autriche et en toute impunité, alors que
notre pays, pour une grande partie, n'acceptait pas la montée
du nazisme chez nos voisins.

216
J'étais toujours derrière ma fenêtre, cachée discrètement,
paralysée par la peur. Sans bouger les quatre hommes
fouillaient des yeux les alentours de la cour.
- Il y a quelqu'un d'autre avec toi ?
- Non ! Dit Shlomo.
Je me suis fait encore plus petite. S'il leur prenait l'idée de
fouiller toute la ferme, ils finiraient par me trouver !
- Tu es bien Shlomo Kohlwitz?
- Oui, c'est moi ! Que me voulez-vous ? Pourquoi me
menacez-vous ?
Je ne vous ai rien fait !
- Les questions, c'est nous qui les posons. Quelqu'un a
décidé en haut lieu que tu étais gênant !
- Vous êtes allemands, alors vous parlez de mon demi-frère
Adolf ?
Les quatre hommes ne répondirent pas.
- Vous savez, j'ai suivi de loin l'ascension de mon demi-frère
depuis qu'il a été élu chancelier. Je n'aurais jamais cru cela
possible ! J'avais pourtant tiré un trait sur lui et c'était
réciproque. D'ailleurs nous nous sommes toujours détestés.
Je me demande bien pourquoi nous sommes gênants
aujourd'hui ?
Un des hommes tiqua.
- Vous avez bien dit "nous" ?
Shlomo se mordit la lèvre, maudissant sa bévue.
L'homme fit un signe de la tête aux trois autres qui se
dispersèrent dans la ferme, à la recherche d'hypothétiques
occupants. L'un d'eux s'est dirigé directement vers la cuisine

217
où je me trouvais. Prise de panique, je me faufilai dans la
chambre, passai par la fenêtre pour m'enfuir dans le pré en
direction de la forêt proche.
Je n'étais qu'à une centaine de mètres du bois lorsque
j'entendis des coups de feu derrière. Plusieurs balles
sifflèrent autour de moi. Je m'immobilisai, les bras en l'air.
L'homme arriva en courant et me fouilla en laissant traîner
ses horribles mains partout sur moi. Il me fit signe de
retourner vers la ferme. C'est à ce moment-là que d'autres
coups de feu ont éclaté. J'ai tout de suite pensé à Shlomo,
mais j'ai repris espoir quand je l'ai aperçu dévaler la colline
en direction du village. Il avait une bonne avance sur ses
poursuivants.
L'homme m'a fait redescendre vers la ferme, puis il m'a
enfermée dans la grange. Deux heures après, Shlomo me
rejoignait. Ils avaient réussi à le rattraper. Heureusement il
était sain et sauf. Il eut le temps de me raconter ce qu'il lui
était arrivé... Dans la cour de la ferme, le nazi lui avait fait
la confidence qu'ils allaient être envoyé au camp de
prisonniers de Dachau en Allemagne.
Quand Shlomo lui a dit qu'ils n'avaient pas le droit, l'homme
lui a rétorqué en ricanant, qu'ils avaient tous les droits avec
un juif.
Lorsque Shlomo a entendu les détonations de mon
poursuivant, il en a profité pour surprendre et mettre à terre
son agresseur. Il a ensuite filé vers le village. Il s'est caché
un moment près de la tombe de mon père où il a gravé un

218
message pour Albert. C'est le seul moyen qu'il avait de
mettre notre fils sur une piste.
Ensuite, il s'est fait prendre...
- Nous avons effectivement trouvé ce message ! Fit Ron.
C'est même grâce à lui que nous avons pu vous délivrer !
- En attendant, après un long voyage en voitures séparées,
j'espérais bien qu'on les bloquerait à la frontière. Ce n'était
pas possible que des douaniers autrichiens laissent passer
des compatriotes retenus prisonniers par des allemands !
Pourtant, c'est ce qu'il s'est passé... Quand le nazi a tendu un
papier à un des douaniers, celui-ci semblait impuissant.
Avec regret il les a autorisés à passer et nous a regardé partir
avec plein d'amertume dans ses yeux.
J'étais désespérée et je suppose que Shlomo l'était aussi de
son côté. Je dis je suppose, car nous n'avons plus eu
l'occasion de nous retrouver ensemble pour communiquer.
Je l'apercevais bien dans le camp de temps en temps. Bien
sûr, nous avons essayé de nous faire des signes malgré nos
gardiens respectifs.
Un jour je ne l'ai plus revu. J'ai appris ensuite par un des
gardiens, que Shlomo avait été emmené par des soldats pour
une direction inconnue.
Quant à moi, si vous n'étiez pas venu me chercher, j'allais
finir par mourir dans ce camp...
- Croyez-moi ! Répéta Ron. Dès que nous saurons où il se
trouve, nous mettrons tout en œuvre pour le délivrer. Grâce
au réseau Adler, nous saurons bientôt où il est. Ce n'est pas
possible de perdre sa trace ainsi !

219
- Merci, Josépha !
La secrétaire du Reichsführer S.S. Himmler venait de poser
son plateau chargé de tasses de café sur le bureau de celui-
ci. Elle commença à remplir délicatement chaque tasse en y
ajoutant un morceau de sucre.
Une réunion informelle et secrète se tenait dans le bureau de
Himmler. Goebbels, Kramer et Krüger avaient été
convoqués d'urgence chez le Reichsführer S.S.
Ils se tenaient tous les trois, face à lui, très embarrassés.
Himmler avait un air agacé avec son regard de fouine
derrière ses lunettes rondes.
- Ce qui est arrivé à Dachau est absolument inadmissible !
Dit-il sèchement.
Il ne faut surtout pas que cela s'ébruite. Si l'on venait à
apprendre que l'on rentre et sort à sa guise de la prison la
plus hermétique d'Allemagne, Hitler nous supprimerait les
crédits pour finir de construire celles qui sont en chantier.
A-t-on au moins retrouvé les fuyards ?
- Non ! Pas encore ! Répondit Goebbels. Le colonel Von
Krüger a mis tout en œuvre pour les avoir. Il a fait cerner
toute la région. On ne peut plus circuler dans tous les
environs de Munich, sans que nos soldats passent tous les
véhicules au peigne fin. Nous contrôlons de près l'identité
de tout le monde.

220
Peut-être trouverons nous une piste ?
- J'aime assez votre optimisme mon cher Goebbels. Savez-
vous que la femme qui s'est évadée m'avait été confiée par
notre Führer lui-même ?
J'ose espérer que son mari est toujours entre nos mains ?
- Oui, répondit Goebbels. Shlomo Kohlwitz est enfermé à la
prison de Spandau à l'ouest de Berlin. Il est là-bas au secret
et je sais que notre Führer a l'intention de l'interroger au sujet
de certains documents importants qu'il détiendrait.
Josépha servit une tasse de café fumant à chacun des
interlocuteurs, reprit son plateau et sortit du bureau à pas
feutrés.
- Et vous Colonel, qu'en pensez-vous ?
Tobias qui écoutait la conversation d'un air intéressé,
répondit à Himmler.
Quelque chose l'obsédait depuis que la veille. Il avait
entrevu le regard de cette femme dans ce vieux camion
délabré. Elle n'avait pas l'air d'une paysanne et dénotait dans
le paysage. C'est d'ailleurs ce qui avait attiré son attention.
Il possédait le matricule du camion et avait bien l'intention
d'approfondir son enquête. Il avait déjà vu cette femme, mais
son souvenir restait flou.
- J'ai plusieurs pistes ! Dit-il au Reichführer S.S.
- Lesquelles ? Je veux des faits précis !
Himmler n'avait pas l'intention de s'en laisser conter. Ce
n'était pas pour rien qu'il était l'homme de confiance d'Hitler.
Goebbels était le roi de l'esbroufe. Il pouvait faire gober ce

221
qu'il voulait au Führer. Par contre lui, peu de personnes
pouvaient se vanter de l'avoir mené en bateau.
- Eh bien ! Ma première piste, c'est une femme qui est à nos
services et qui peut remonter la filière. Nous avons réussi à
l'infiltrer dans le réseau Adler et elle peut nous mener jusqu'à
Albert Kohlwitz, le fils de Shlomo. A partir du fils, nous
pouvons coincer toute la bande. Sans compter les révélations
qui entraîneront immanquablement d'autres arrestations des
membres du réseau Adler !
- Cette fille me semble effectivement une piste importante.
Comment s’appelle-t-elle ?
- Hilde Speer !
- Je souhaite pour vous que le piège fonctionne, sinon...
- En vérité, nous devions les coincer il y a deux jours. Le
piège avait été mis en place, mais personne n'est venu au
rendez-vous ! Hilde espère un contact très prochainement.
- Cette Hilde, la croyez-vous fiable ?
- Elle a intérêt ! Je vais lui annoncer que des soldats seront
en permanence chez ses parents, jusqu'à ce qu'on arrive à
nos fins.
- Où habitent ses parents ?
- Près de la frontière suisse !
- Bien ! Cela me semble en effet une précaution utile, jugea
Himmler en se calmant un peu.
- Mais... J'ai peut-être une autre piste qui serait le fruit de
nos contrôles effectués aussitôt après l'évasion. Mais, sur
cela, je ne peux pas encore vous dire grand-chose.

222
- Approfondissez Krüger ! Approfondissez ! Il nous faut des
résultats rapidement.
Tobias avait l'impression de se retrouver devant Hitler, qui
lui avait demandé lui aussi, des résultats rapides. Il faisait ce
qu'il pouvait. Et de toute manière, tout ça commençait
largement à le dépasser. Il ne savait pas encore comment il
allait sortir de cette histoire, ni s'il allait y laisser des plumes.
Il ne pouvait plus faire marche arrière, alors la fuite en avant
était la seule solution. Il allait approfondir, comme le disait
si bien son chef et finirait bien par savoir qui était cette
femme mystérieuse dans le camion. Il le saurait déjà, si
Himmler ne lui avait pas fait perdre son temps en le
convoquant d'urgence à Berlin.
Kramer lui, n'avait rien dit. Il était présent à la réunion, mais
son avenir de commandant de prison modèle était bien
compromis. Il allait sûrement se retrouver au fin fond de
l'Allemagne, dirigeant une prison pourrie. A moins qu'on ait
d'autres vues sur lui. Avant tout c'était un militaire, et il
risquait de se retrouver en Rhénanie, région que Hitler venait
de remilitariser récemment.

Les battants de porte de grange volèrent en éclat lorsque les


soldats de Krüger y pénétrèrent. Il faisait encore nuit, mais
on devinait à l'horizon vers l'Est, les prémices d'une lueur
dans le ciel.

223
Le village était encore endormi. Jürgen Stauffer fit un bond
dans son lit, lorsqu'il entendit le vacarme de la porte et les
sinistres bruits de bottes des soldats dans l'escalier.
Deux soldats S.S. firent irruption dans la chambre du père
Stauffer qui avait du mal à émerger de son sommeil. Il se
frotta les yeux des deux mains, comme s'il voulait mieux se
réveiller pour sortir de son cauchemar.
Les deux soldats le menaçaient de leurs fusils et n'avaient
pas l'air commode.
- Hände Hoch ! Cria l'un d'eux.
Stauffer s'exécuta et leva les mains en l'air, assis dans son lit
sans rien dire.
Il était trop vieux pour chercher un sens à tout cela. Quelle
importance pouvait avoir sa vie pour des hommes comme
eux. Il entendait en bas à l'extérieur, des bruits de soldats qui
couraient sur les pavés de la rue. D'autres semblaient fouiller
dans les pièces à côté, mettant tout sens dessus dessous.
Un bruit de pas dans l'escalier, se distingua des autres par
son poids plus lourd. Un officier apparut à la porte de la
chambre.
- Bonjour Herr Stauffer ! Fit Krüger tout en reconnaissant le
chauffeur qui accompagnait la mystérieuse femme. J'ai
besoin de renseignements que vous détenez sûrement et
vous allez me les donner !
L'installation d'un camp de concentration à quelques
kilomètres du village, avait renforcé l'aversion de Stauffer
pour les militaires.

224
Comme lui, de nombreux voisins avaient été spoliés. Sous
prétexte d'une nécessité impérieuse de l'Etat, de nombreuses
parcelles de terrains leurs avaient été confisquées.
- Allez-vous faire foutre ! Lança Stauffer à la face de
Krüger.
- Comme vous voudrez ! Lui répondit celui-ci, en faisant
signe à ses soldats, rompus aux vieilles habitudes de la
torture.
Les S.S. sortirent du lit le pauvre vieux qui râlait. Ils
l'emmenèrent dans la cuisine et attachèrent ses poignées à la
grosse cuisinière, face au mur, tournant le dos à ses
agresseurs. Qu'est-ce qu'un misérable vieux paysan comme
lui, pouvait-il bien savoir, pour intéresser au plus haut point
les S.S. ?
Le triste spectacle du vieil homme en tenue de nuit et en
culotte ne semblait pas apitoyer ses bourreaux.
Sur un signe de Krüger, l'un des soldats sortit un fouet et les
premiers coups cinglèrent dans le dos de Stauffer qui serra
les dents. Il ne voulait pas montrer malgré son âge, qu'il était
vulnérable. Même sous la torture, ils n'obtiendraient rien de
lui.
Krüger redescendit l'étroit escalier qui donnait dans la
grange.
Il préférait revenir dans un petit moment, lorsque l'homme
serait plus coopératif. Pour le moment, il fumait
tranquillement une cigarette sur les pavés de la rue, en
admirant le lever du soleil.

225
L'atmosphère pesante qui régnait dans cette rue vide, le fit
sourire.
Il savait très bien que tous les voisins, alertés par le vacarme
de ses soldats, se tenaient cachés derrière leurs portes et
fenêtres et le guettaient.
Si cela ne dépendait que de lui, il aurait mis le feu à ce
village de rats.
Stauffer avait arrêté de serrer les dents depuis longtemps. A
chaque coup de fouet, en dépit de sa volonté, un cri rauque
sortait de sa bouche. Cela l'aidait à supporter la douleur
physique qui pénétrait au plus profond de son âme.
Seules, des zébrures ensanglantant sa chemise, témoignaient
des stigmates laissés par la lanière au cuir épais.
Un autre coup de fouet et Stauffer s'aplatit sur la cuisinière.
Il perdit connaissance un moment.
Krüger n'entendant plus de cri, écrasa sa cigarette et remonta
l'escalier.
- Alors ! Demanda-t-il aux soldats.
Un des hommes balança un seau d'eau sur la tête du vieil
homme.
Stauffer réagit à l'eau froide mais resta prostré. Il ouvrit à
peine les yeux.
- Alors Herr Stauffer, j'espère que vous allez être plus
coopératif avec moi !
Stauffer ne fit aucun signe.
- Je voudrais simplement que vous me disiez qui était la
femme que vous transportiez l'autre jour dans votre voiture ?
- C'est ma cousine ! Répondit-il d'une voix vacillante.

226
- Comment s’appelle-t-elle ?... Répondez !
Encore sous le choc de la douleur, Stauffer essayait de
réfléchir rapidement.
Il ne pouvait pas donner le nom d'une personne, sans lui
attirer inévitablement des ennuis. D'un autre côté, il se
demandait ce qu'avait bien pu faire une aussi jolie fille
comme Grüda, pour attirer derrière elle, une cohorte de S.S.
- Très bien ! Vous l'aurez voulu ! Dit Krüger d'un air agacé.
Il réfléchissait à la manière de faire plier le vieux.
Apparemment, il se laisserait mourir sous la torture plutôt
que de parler. Pourtant, il n'avait pas l'impression que cet
homme appartienne à un quelconque réseau.
Il jeta un coup d'œil derrière la fenêtre et apercevant le
camion du vieux il lui dit :
- Je crois que je vais sortir votre camion dans la rue et le
brûler devant tout le monde. Cela fera un exemple qui
devrait dissuader les gens d'ici à agir contre le Reich.
La réaction de Stauffer fut violente et rapide pour un homme
de son âge.
- Non ! Pas mon camion ! Il se releva d'un coup.
Krüger sentit qu'il avait trouvé un point vulnérable.
- Alors répondez à ma question, fit-il d'un air mauvais. Si
vous me dites la vérité, nous vous laisserons tranquille, je
vous le promets !
- Elle s'appelle Grüda ! Lança-t-il en se maudissant. Je ne la
connais pas. Elle est venue le matin avant que je parte faire
mon travail à Munich. Elle m'a demandé de l'y emmener. Je
n'avais aucune raison de lui refuser. Elle semblait ennuyée,

227
car les amis qui devaient la rechercher lui avait fait faux
bond. Elle m'a dit qu'elle était venue passer quelques jours
de vacances ici !
Comment pouvait-on choisir de passer des vacances ici ?
Songeait Krüger.
- A quel endroit avait-elle pu séjourner dans le village ?
- Je n'en sais rien, elle ne me l'a pas dit. Elle parlait peu... A
moins qu'elle soit allée à l'unique auberge du village !
Krüger attrapa la tignasse du vieux Stauffer et le fixa dans
les yeux.
- Si tu m'as menti, nous reviendrons !
- Je vous ai dit la vérité, c'est tout ce que je sais !
- Et où l’as-tu déposée à Munich ?
- En plein centre-ville !
Krüger lâcha le vieux d'un air rageur.
- Détachez-le ! Dit-il aux soldats qui s'empressèrent d'obéir.
Les trois S.S. redescendirent l'escalier sous le regard torve
de Stauffer.
Arrivé en bas dans la grange, Krüger s'arrêta et sortit une
cigarette. Il prit le temps de l'allumer tranquillement et aspira
de grandes bouffées. Il se tourna vers Stauffer qui le fixait
du haut de son escalier et jeta délicatement mais d'un geste
rapide, l'allumette sur une balle de foin sec qui s'enflamma
aussitôt. Lorsque Krüger sortit de la grange, des flammes de
deux mètres s'élevaient déjà et commençaient à lécher la
toiture.
Sur un signe de Krüger, les véhicules militaires démarrèrent
et dévalèrent la rue, tandis que Stauffer descendait l'escalier

228
et s'activait comme un fou pour sortir son camion de la
grange en flamme.
Quelques voisins finirent par sortir de chez eux et
s'empressèrent de prêter mains fortes au vieux paysan.
Krüger arrêta son véhicule devant l'auberge à la sortie du
village.
- Que puis-je faire pour vous ? Lui demanda l'aubergiste
derrière son bar.
C'était l'heure où d'habitude, la plupart des paysans venaient
boire une petite goutte avant le travail. L'auberge était
presque vide et il régnait à l'intérieur un silence de mort.
Chacun savait ce qui s'était passé chez le vieux Stauffer. Une
atmosphère de haine mêlée de peur emplissait la pièce.
- Une femme a-t-elle séjourné ici, il y a deux jours ?
- Oui effectivement ! Elle est arrivée un soir, accompagnée
d'un géant à barbe rousse. Elle a passé la nuit seule et est
reparti le lendemain matin. Au début, j'ai pensé qu'elle
faisait partie de la bande de journalistes qui était présente le
même soir. C'est après que je me suis rendu compte qu'elle
semblait plutôt les éviter.
Cela renforçait ses soupçons sur elle. Le géant à barbe
rousse qui l'accompagnait, ne pouvait être que Jasper
Tuyaudepoêle.
- Savez-vous autres choses sur elle ?
- Non ! Elle n'a pas laissé d'adresse !
Krüger repartit sans rien dire, accompagné de ses soldats et
tous reprirent la route pour Munich.

229
Dans la voiture Tobias réfléchissait. Il n'avait pas appris
grand-chose, sauf le prénom de la mystérieuse femme. Il
avait mentalement reconstitué l'action de ses ennemis. En
dehors de l'incompréhensible évasion sous les yeux des
gardiens, il savait qu'ils étaient arrivés la veille, mêlés aux
autres journalistes et avaient laissé Grüda volontairement.
Ou alors, ils n'avaient simplement pas pu la récupérer. Mais
quel était son rôle ?
Grüda était un prénom plutôt sophistiqué, en tout cas pas
banal. Il était persuadé de l'avoir entendu quelque part. Mais
où ?
Un éclair passa dans l'esprit de Tobias. Le terme
"sophistiqué" avait déclenché chez lui un cheminement de
pensées qui l'amenait au milieu dans lequel il était né, celui
de l'aristocratie. Mais oui, Grüda, son père lui en avait parlé.
Il se rappelait maintenant. Lorsqu'il avait une quinzaine
d'années, cette femme était même venue chez eux. Tobias
frappa son poing dans son autre main. Bien sûr Grüda Von
Hohenbourg, la femme du comte Von Hohenbourg décédé,
l'année dernière.
Bon sang ! Cette femme est la clé de tout. Il lui restait à
savoir où elle habitait dans Munich pour retrouver la piste
de Kohlwitz et des canadiens.

230
La maison de Grüda était tranquille en ce début d'après-midi.
Ron venait d'expédier son dernier reportage sur les camps
d'internement des prisonniers politiques en Allemagne.
Jasper et Grüda goûtaient aux plaisirs du jardin potager.
Jasper admirait la facilité avec laquelle Grüda arrivait à faire
pousser les fleurs magnifiques qui ornaient sa serre au fond
du jardin.
Bertha, elle, se reposait tranquillement tandis que son fils
Albert était allé prendre contact avec les membres du réseau
Adler. Elle se remettait doucement de ses épreuves et
commençait à manger normalement. Une bonne cure à la
montagne et une nourriture adéquate la remettrait
complètement d'aplomb. Pour le moment, elle se sentait
encore faible et ne pouvait pas faire des efforts soutenus
mais son état s'améliorait rapidement.
Ron se demandait si ça ne devenait pas dangereux de rester
chez Grüda.
Qui sait, avec toutes ces allées venues, si on n'avait pas
remarqué quelque chose. Il pensait sérieusement à mettre les
femmes à l'abri du danger.
Grüda lui avait dit qu'elle possédait un chalet de montagne
en Autriche dans le village de Kitzbühel où elle allait
régulièrement faire du ski avec feu son mari le comte.
L'idée avait germé dans sa tête et il avait décidé d'évacuer
Bertha et Grüda.

231
Elles partiraient pour l'Autriche, le soir même,
accompagnées par Jasper.
Ça pouvait être difficile car les routes étaient surveillées.
Depuis leur évasion, trois jours avant, les soldats
contrôlaient en majeure partie, la région nord de Munich,
aux alentours de Dachau. Se diriger vers le sud devrait poser
moins de problèmes. Ils prendraient la route de Salzbourg,
de nuit. Ils bifurqueraient ensuite par des chemins de
campagne, droit sur la frontière. Ils passeraient en
dissimulant Bertha à l'intérieur de la cache aménagée dans
l'Hispano Suiza. Il valait mieux qu'il leur laisse sa voiture
car jusqu'à maintenant, celle-ci leur avait porté chance.
Ron avait décidé de rester en Allemagne pour continuer le
travail qu'il avait commencé. Il était loin du petit reportage
sur l'Oktoberfest. Il savait que de nombreux journaux
étrangers se repasseraient ses articles. Il en avait eu
confirmation par un des agents de la filière, chargé de faire
passer ses reportages. Ce même homme lui avait montré
plusieurs exemplaires de journaux étrangers parlant
d'agitation en Allemagne. Même si ce n'était pas ses articles,
les autres quotidiens s'en inspiraient et c'était le plus
important.
Dans l'esprit de Ron, tout était clair sur la façon de mener les
choses. Il restait juste un détail, réussir à convaincre Jasper
d'emmener les femmes en Autriche en le laissant seul à
Munich.

232
- Non ! Non ! Non ! Et non ! J'ai promis à ton père d'être
toujours auprès de toi, tant qu'on serait en Allemagne. C'est
de la folie de rester seul ici sans personne pour t'aider !
- Mais voyons Jasper ! On ne peut pas laisser Bertha et
Grüda ici. Le danger est autour de nous. Il faut les mettre à
l'abri et vite. Je pense sérieusement que ça devient
dangereux de rester. J'ai comme un pressentiment !
- Ron a raison ! Grüda fixait Jasper. Qui sait si Krüger n'a
pas fini par trouver une piste que nous aurions négligée.
N'oublions pas que tout ne s'est pas passé comme on l'avait
prévu et que nous n'avons pas tout maîtrisé. Il se peut qu'un
détail le mette sur notre piste !
- Tu serais d'accord pour quitter ta maison, du moins
temporairement ?
- Bien sûr ! Je crois qu'il est temps que l'on change d'air.
Celui de la montagne fera le plus grand bien à Bertha. Là-
bas, nous serons en sécurité !
Quant à Ron, il est entre de bonnes mains avec Albert. Il
pourra continuer son travail en toute sécurité et nous
rejoindra dès qu'il aura terminé !
- Mais !... Je...
Jasper n'avait plus d'arguments devant Grüda. Il ne lui restait
plus qu'à accepter d'emmener les deux femmes en lieu sûr.
- Il y a le téléphone au chalet. Appelez demain matin. Nous
devrions être arrivés, si tout va bien. Il ne reste plus qu'à faire
nos bagages. Tu viens, Jasper ?
- Oui ! Euh... Je viens ! Dit-il, décontenancé.
Ron lui tapota le dos, un sourire en coin.

233
- Ne t'inquiète donc pas. Je te téléphonerai régulièrement au
chalet. Et dès que je le pourrai, je vous rejoindrai car je n'ai
pas l'intention de moisir dans ce fichu pays !
Albert ouvrit la porte d'entrée et pénétra dans le salon de
Grüda mais à la grande surprise de tout le monde, il n'était
pas seul. S'il avait pris ce risque, c'est que cela devait être
important.
- Je vous présente Josépha ! Dit-il.
C'est un de nos membres très actifs. Si je l'ai fait venir ici,
c'est qu'elle a des choses importantes à vous révéler. Des
choses qui ne pouvaient se transmettre que de bouches à
oreilles.
La petite secrétaire de Himmler était un peu intimidée.
Sachant Albert à Munich, elle avait pris le train depuis
Berlin, prétextant un décès dans sa famille. Cela lui
permettait de s'absenter un jour et comme Himmler
possédait une dizaine d'employées, elle passerait inaperçue.
Elle n'était pas très belle derrière ses lunettes rondes et ses
cheveux tirés en arrière. Sous son petit tailleur strict, on
devinait une silhouette frêle. Elle était de santé précaire car
pendant son adolescence, elle avait été frappée par la
tuberculose et s'en était sortie que par miracle.
- Je sais où se trouve Shlomo Kohlwitz ! Susurra-t-elle.
Bertha tressaillit. Il y avait encore un espoir de revoir
Shlomo vivant.
- Où est-il ? Demanda-t-elle.
- Il est enfermé à la prison de Spandau à l'ouest de Berlin. Il
est au secret et va devoir subir dans deux jours, un

234
interrogatoire conduit par le Führer lui-même. Je connais
l'heure du transfert de Shlomo, mais j'ignore le lieu de
l'interrogatoire. L'idéal, si vous voulez le libérer, serait
d'intercepter le véhicule qui le transportera pendant le trajet.
C'est là qu'il y a le plus de chance. Mais un autre problème
est à résoudre. La Gestapo escortera le véhicule. Ils seront
sûrement armés jusqu'aux dents.
- Comment pouvons-nous tendre une embuscade sur un
trajet dont nous ne connaissons pas la destination. Ron ne
pouvait pas s'empêcher d'admirer ce petit bout de femme qui
avait bravé le danger pour leur apporter cette information
capitale.
- Nous allons étudier ça ! Fit Albert. Je pars demain pour
Berlin. Avec nos amis, nous allons mettre le paquet pour le
libérer. Nous disposerons des embuscades sur tous les trajets
possibles entre la prison et Berlin !
- Et si l'interrogatoire doit se faire ailleurs qu'à Berlin ?
- Nous prévoirons également cette éventualité. De toute
manière, nous serons vite fixés sur ce point !
Bertha s'approcha.
- Sois prudent mon fils !
- Ne te fais pas de soucis, je te ramènerai papa !
Bertha se réfugia dans les épaules d'Albert.
- Je n'ai pas envie de te perdre, toi aussi !

235
- Nous partons, nous aussi, ce soir pour l'Autriche ! Fit
Jasper. Ça devient trop dangereux de rester ici. Ron reste en
Allemagne. Je compte sur toi Albert, pour le protéger.
J'emmène ta mère là-bas avec Grüda !
Albert hocha la tête.

Jasper abaissa les lunettes sur ses yeux et enfonça son casque
en cuir sur sa tête. Bertha et Grüda installées à l'arrière, la
voiture chargée de bagages cahota et s'élança dans la nuit
sous les yeux de Ron et d'Albert après les adieux d'usage.
Josépha avait de son côté, reprit un train de nuit pour Berlin.
Il fallait qu'elle soit présente le lendemain à son travail.
L'Hispano longea tranquillement l'Isar dans la ville
endormie. On entendait au loin la rumeur de l'Oktoberfest
qui troublait un peu le silence. Les rues, à cette heure étaient
pratiquement désertes et un brouillard épais envahissait peu
à peu les artères de la ville. On ne distinguait pas un phare à
vingt mètres. S'ils tombaient sur un barrage, ils ne pourraient
s'en apercevoir qu'au dernier moment et auraient du mal à
l'éviter. D'un autre côté, ce brouillard était leur allié et Jasper
avait hâte de se retrouver en rase campagne, sur des petites
routes où il y avait peu de chance de faire des mauvaises
rencontres.

236
Jasper consulta sa carte. Ils étaient sortis de la ville sans
anicroche et la route de Salzbourg était là, devant eux. Le
brouillard s'épaississait encore.
Bertha et Grüda se recroquevillèrent sur la banquette arrière.
Il commençait à faire froid. Toutes deux sombraient petit à
petit dans une torpeur proche du sommeil, bercées par le
ronronnement de l'automobile.
Seul, Jasper veillait au grain. Il avait un mal fou à distinguer
la route et écarquillait les yeux à travers ses lunettes
submergées de buée. De temps en temps, le halo
fantomatique de deux phares arrivant en sens inverse,
surprenait Jasper qui, essuyant ses lunettes d'une main,
évitait l'obstacle en faisant un écart. La route n'était pas très
large. C'était pourtant l'axe principal reliant Munich à la
frontière Autrichienne.
Les peupliers défilaient les uns après les autres, éclairés
faiblement au passage de la voiture. Tout, autour d'eux,
n'était que blancheur opaque. Jasper se serait cru dans un
monde irréel, peuplé de dangers permanents et de
cauchemars dantesques. Un coup d'œil à l'arrière, ses
passagères étaient allongées sur la banquette de moleskine,
vaincues par le sommeil. Il se rendait bien compte que leurs
vies dépendaient de lui. Ron et Albert avaient également de
sérieuses raisons de compter sur lui. Il fallait coûte que coûte
arriver à franchir cette fichue frontière et les mettre en
sécurité.
Jasper orienta son rétroviseur sur Grüda. Comme elle était
belle, ainsi enveloppée dans son manteau de fourrure,

237
l'esprit perdu dans les limbes. Le sommeil lui allait bien. Il
fallait avouer que cette femme avait perturbé sa vie de
célibataire. Il sentait que rien ne serait plus pareil et qu'il
faudrait qu'il adapte sa vie en fonction d'elle. Mais avait-il
vraiment envie de cette nouvelle vie ? A cinquante ans, se
sentait-il prêt pour cela ?
S'il se posait ses questions, c'est qu’inconsciemment, il avait
envisagé l'éventualité de passer le reste de sa vie avec elle.
Cela ne faisait pourtant que quelques semaines qu'ils se
connaissaient, mais ne sentait-il pas monter en lui cette
certitude qu'elle l'aimait et qu'elle ressentait les mêmes
choses que lui.
Une nouvelle lueur surgit à travers la purée de pois qui sortit
Jasper de sa rêverie. Il se tînt prêt à faire un écart au passage
de la voiture et ne s'aperçut qu'au dernier moment, que les
phares étaient en fait deux projecteurs qui inondaient de
lumière, le barrage installé par les soldats. Plusieurs voitures
étaient garées sur le bas-côté et trois soldats barraient la
route, mitraillette à la hanche. Tout se passa très vite dans
l'esprit de Jasper qui fit mine de ralentir et accéléra au
dernier moment, fonçant dans le tas.
Deux des hommes volèrent dans le fossé tandis que le
troisième se mit à canarder le véhicule en vociférant des
ordres.
- Restez allongées ! Cria Jasper aux deux femmes encore
endormies. Il slaloma entre les voitures disposées sur la
chaussée et défonça une barrière qui obstruait la voie.
Plusieurs balles ricochèrent sur la carrosserie heureusement

238
solide de l'Hispano. Une d'entre elles traversa le pare-brise
arrière qui explosa sous le choc. Grüda et Bertha qui se
serraient l'une contre l'autre reçurent une multitude de petits
bouts de verre qui se mélangèrent à leurs chevelures. Malgré
cela, elles ne bronchèrent pas d'un pouce.
La voie était libre. Une fois encore, Jasper avait été
confronté à la dure réalité de ce pays hostile. Plus question
maintenant de passer par la frontière.
Ils allaient avoir toute la Gestapo à leur trousse. Un coup
d'œil dans le rétroviseur, Jasper n'apercevait que le faible
reflet de ses feux arrière sur le brouillard nocturne. Les
autres ne devaient pas être bien loin. Il alluma rapidement la
petite lumière intérieure au-dessus de lui et consulta
fébrilement sa carte tout en conduisant d'une main.
- Si je ne me suis pas trompé, marmonna-t-il pour lui-même,
nous devrions trouver un petit chemin vers la droite dans pas
longtemps !
Bertha et Grüda étaient silencieuses. Elles s'étaient relevées
et regardaient leur chauffeur d'un air inquiet.
Une série de virages successifs, d'après la carte, la voie
vicinale se trouvait juste après. Jasper avait les yeux rivés
sur le bord droit de la route. Il aperçut soudain, au détour
d'un virage, l'accès tant recherché.
Aucun panneau ne l'indiquait. Jasper pila et un crissement
de pneus se fit entendre. Il venait de dépasser le chemin.
- Vite ! Vite ! Cria Grüda. Son regard passait de Jasper à
l'arrière de la voiture en alternance. Elle s'attendait à voir
surgir à tout moment les phares de leurs poursuivants.

239
Jasper passa la marche arrière qui avait du mal à
s'enclencher. Celui-ci poussa un gros juron canadien dont ni
Bertha ni Grüda ne perçurent le sens.
La vitesse craqua un bon coup sous les efforts de Jasper et
la voiture s'élança en marche arrière. Les deux femmes
étaient silencieuses. Si les nazis arrivaient maintenant, c'était
la collision inévitable. Leurs vies étaient en grand danger.
L'Hispano repartit en avant, se propulsant à toute allure dans
le chemin, que seuls les gens du coin connaissaient avec
précision.
Jasper se gara en quelques secondes sur le bas-côté et
éteignit ses feux.
A peine l'avait-il fait que le vrombissement de plusieurs
voitures attira leur attention. On entendait nettement les
dérapages à chaque tournant. Les trois véhicules passèrent
les uns après les autres dans un fracas de ferraille sans même
s'apercevoir de l'embranchement et continuèrent leur route
vers Salzbourg.
Grüda fit une prière muette. Les nazis avaient disparu dans
le néant comme ils étaient apparus. Un silence profond
s'installa dans la campagne bavaroise.
- Ne restons pas là ! Fit Bertha suppliante.
Jasper remit le moteur en marche. Ce chemin se dirigeait
droit vers l'Autriche qui devait être à une trentaine de
kilomètres.
L'automobile avança doucement. Des silhouettes étranges
d'arbres aux branches torturées apparaissaient à la lueur de
leurs phares et donnaient l'impression de fantômes

240
menaçants. La progression se faisait de plus en plus
lentement car de nombreux petits chemins se croisaient et
s'entrecroisaient et formaient un réseau complexe que seuls
devaient emprunter les paysans de la région. Quelques
fermes étaient installées dans les parages, cultivant le maïs,
le tabac et la pomme de terre. Grüda et Bertha s'étaient
rendormies. Jasper sentait ses paupières s'affaisser
inexorablement. Il fallait continuer mais le pauvre n'en
pouvait plus. Il était quatre heures dix à sa montre. Jasper
aperçut le long de l'accotement, un sentier montant un flanc
de colline broussailleuse.
Il valait mieux prendre certaines précautions pour ne pas se
faire remarquer.
Il grimpa une dizaine de mètres et stoppa dans les buissons.
Les manœuvres dans le sentier cahoteux n’avaient pas pour
autant réveillé ses passagères. Jasper percevait leurs
respirations fortes dans le silence de la nuit. Il détendit ses
jambes et pencha sa tête en arrière dans un soupir, se
remémorant les dernières heures passées. Doucement, les
images dans son esprit s'évanouirent subtilement pour
laisser place à un sommeil profond.

Un premier rayon de lumière déchira le rideau de brouillard.


Il faisait jour et le soleil n'allait pas tarder à s'imposer.
Un des rayons titilla l'œil de Jasper qui bougonna dans un
ronflement forcé.

241
Il essaya de se retourner pour trouver une position plus
confortable. A l'arrière, on dormait toujours, emmitouflées
dans les manteaux de fourrure que Grüda avait pris la
précaution d'emmener, en prévision de l'hiver à Kitzbühel.
Après trois ou quatre contorsions, Jasper finit par ouvrir les
yeux.
Le brouillard avait laissé la place au soleil. De la colline où
ils se trouvaient, ils dominaient toute la campagne
environnante.
La vue panoramique qui s'étalait devant Jasper finit par le
sortir tout à fait de sa léthargie. Un superbe lac de forme
allongée venait s'appuyer sur les premiers contreforts des
Alpes autrichiennes. Les yeux écarquillés, Jasper s'empressa
de prendre la carte afin de se situer. Il sortit de l'automobile
et respira une bonne goulée d'air frais. Sa préoccupation
première fut de faire un petit feu pour préparer le café qu'ils
avaient embarqué avec quelques autres provisions.
Cela lui rappelait sa vie au Canada, au temps où avec
Edward, le père de Ron, il menait la vie rude des bûcherons
au Nord du Manitoba près du lac Winnipeg.
L'odeur du café finit par réveiller Grüda et Bertha.
- Je pense que c'est le Tegernsee ! Fit Jasper à l'adresse des
deux femmes qui contemplaient le panorama.
- C'est magnifique !
- L'Autriche est là-bas, après le lac, à environ dix
kilomètres !
- Alors qu'est-ce qu'on attend ? Fit Bertha.
- En vérité, je pense qu'après ce lac, il n'y a plus de route !

242
Cela signifiait qu'à un moment ou un autre, il allait falloir
abandonner, une fois pour toutes, la voiture.
Jasper imaginait déjà la colère de Ron. Il savait son ami très
attaché à cette voiture qu'il possédait depuis sa jeunesse. Il
allait devoir l'abandonner à son sort alors qu'elle représentait
une valeur marchande non négligeable.
Mais trois vies valaient sûrement plus qu'une voiture. Il était
sûr que Ron le comprendrait. Ils reprirent peu après leur
route.
La voiture cahotait dangereusement dans les chemins creux,
prévus essentiellement pour les charrues agricoles.
Au détour d'un virage, une ferme apparut. Ils ne pouvaient
pas l'éviter, le chemin menait directement dans la cour. Un
paysan était déjà en plein labeur. Il s'arrêta net, lorsqu'il les
aperçut. Jasper stoppa la voiture et coupa le moteur.
- Bonjour ! Fit Jasper. Nous nous sommes un peu perdus !
L'homme les salua de la tête.
- Qui cherchez-vous donc ? Demanda-t-il sur un ton jovial.
Il devait avoir une quarantaine d'années mais en paraissait
cinquante, déjà usé par la terre.
- Eh bien, en vérité, nous ne cherchons personne, nous
voulons nous rendre en Autriche !
- Pour l'Autriche, il fallait continuer vers Salzbourg !
- C'est que nous recherchons un autre chemin plus tranquille
pour passer la frontière !
- Je vois ! Je vois ! Fit le paysan. Un petit air malin dans le
regard. Vous fuyez les nazis et vous voulez passer en douce
par la montagne !

243
Son parler franc dérouta Jasper un instant mais il fit une
tentative pour contredire sa déduction. Le paysan s'amusait
follement. Malgré le fait que ces gens vivaient constamment
dans leurs fermes, presque en autarcie, il ne fallait pas les
prendre pour des imbéciles.
- Eh bien oui ! Lança Grüda. C'est vrai, nous sommes
poursuivis par une horde de nazis aux idées malsaines et
nous essayons de fuir vers l'Autriche. Cette nuit nous avons
forcé un barrage et nous n'avons aucune chance de passer
par la frontière !
- Je vois ! Je vois ! Répéta le paysan songeur. Qu'avez-vous
fait ?
- Nous luttons contre ce régime abject et nous leur avons
porté quelques coups qu'ils n'ont pas encore digérés.
- Vous avez faim ? Demanda le paysan.
- C'est que... Oui, nous avons faim ! Mais…
- Entrez-vous êtes les bienvenus !
Ils pénétrèrent dans la bâtisse du paysan. Une petite fille
d'une dizaine d'années, aux longues nattes blondes, prenait
son petit déjeuner.
- Voici Traudel ! C'est ma fille ! Nous vivons là tous les deux
et il y a beaucoup à faire dans une ferme comme celle-là.
Traudel m'aide bien !
Elle regarda son père en souriant. Sur ses lèvres, la trace
d'une petite moustache blanche de lait, lui donnait un air
coquin.
- Bonjour Mesdames ! Bonjour Monsieur !
- Elle est très bien élevée cette petite fille ! Fit Grüda.

244
Le plus grand regret de sa vie, était bien de ne jamais avoir
eu la chance de mettre un enfant au monde. C'était son plus
cher désir, mais le destin en avait voulu autrement.
- Donc, si j'ai bien compris, reprit le paysan, vous voudriez
aller en Autriche avec votre automobile ?
- C'est ça ! dit Jasper.
- Je doute que vous puissiez rouler sur des sentiers à
chèvres !
- Ça veut dire qu'il n'y a pas de route ?
- Je n'ai pas dit ça ! Ça veut surtout dire qu'il va falloir y aller
à pied. C'est la meilleure solution pour vous ! Il faut
descendre jusqu'au lac, puis le plus dur commence. Il faut
emprunter le sentier des douaniers, en espérant ne pas
tomber sur eux et marcher pendant huit kilomètres avec
beaucoup de montées difficiles. Puis de là, vous redescendez
pendant cinq kilomètres à peu près. Lorsque vous croisez la
route, vous êtes en Autriche !
Il y a un village à quelques kilomètres vers le Sud. Là-bas,
vous trouverez quelqu'un pour vous emmener où vous
voudrez !
Ma fille va vous conduire jusqu'au lac. Elle connaît bien le
chemin. Puis elle vous indiquera le sentier à prendre. Ensuite
c'est à vous de continuer !
Jasper réfléchissait. Il y avait environ une quinzaine de
kilomètres à marcher. Pour lui, c'était de la rigolade. Bertha
n'y arriverait jamais. S'ils tombaient sur un os, ils ne
pourraient pas s'enfuir.
- Et pour notre voiture ?

245
- Ne vous inquiétez pas ! Fit le paysan. Je vais la cacher dans
la grange sous le foin et je défie les nazis de la trouver !
- Nous vous enverrons quelqu'un pour la récupérer. Cette
personne vous dédommagera pour la peine et les risques. Si
personne ne vient la chercher, et bien elle sera à vous. Je ne
sais comment vous remercier ! Nous allons prendre le
minimum de bagages pour la route et nous partirons !

Cela faisait une demi-heure qu'ils descendaient à pied vers


le lac. Bertha donnait déjà des signes de fatigue et ce n'était
que la descente. Plus ils s'approchaient, plus le lac
resplendissait. Son bleu profond tranchait par rapport à
l'univers minéral autour de lui. Il était encastré dans une
vallée d'où arrivait un ruisseau de montagne qui l'alimentait
et qui se terminait en une cascade d'une dizaine de mètres.
Le bruit de la chute augmentait à mesure qu'ils
s'approchaient du bord de l'eau. Autour du lac, quelques
fermes étaient installées et l'on pouvait voir ça et là,
quelques troupeaux de vaches qui broutaient paisiblement.
Ils s'arrêtèrent un moment au bord d'une source pour
s'abreuver. La jeune fille qui menait la marche depuis le
début les imita.
- Dis-moi Traudel ! Demanda Grüda. Sommes-nous encore
loin du sentier des douaniers ?
La petite fille désigna le chemin du doigt.

246
- C'est là-bas, dit-elle. Il y a un mois, j'ai accompagné une
famille au même endroit !
- Ah bon ! Nous ne sommes pas les premiers ?
- Non Madame, et vous ne serez sûrement pas les derniers !
Dit-elle en riant. L'innocence de ses dix ans ne lui faisait
pas vraiment rendre compte de la situation qui faisait fuir les
allemands de leur propre pays.
Grüda ne pouvait pas s'empêcher de penser à ces braves gens
qui n'hésitaient pas, quoi qu'il arrive, à donner un coup de
pouce à tous ceux qui fuyaient le pays par leurs propres
moyens.
Elle déposa un baiser sur le front de Traudel qui agita sa
main en guise d'au revoir et la vit s'éloigner tranquillement
sur le chemin du retour.
Le plus dur restait à faire. Bertha suivait des yeux le sentier
abrupt qui attaquait la montagne.
- Mon Dieu ! Dit-elle. Je n'y arriverai jamais !
- Ne vous en faites pas, s'il le faut je vous porterai !
Jasper voulait la rassurer. Elle avait l'air plus légère que
leurs bagages.
Ils attaquaient maintenant le sentier des douaniers. La vue
était magnifique et cette journée que le mois d'octobre leur
offrait, donnait l'impression que l'été était revenu.
Mais ils n'avaient pas le temps d'observer le paysage. Ils
devaient fournir un effort physique trop important pour jouir
de la nature autour d'eux. Ils ne pensaient qu'à mettre un pied
l'un devant l'autre, sans réfléchir, en mesurant leur
respiration.

247
Bertha se trouvait maintenant sur les larges épaules de
Jasper. Elle tenait des bagages dans ses mains. Grüda suivait
péniblement derrière, elle aussi lourdement chargée.
Jasper se tourna un instant en direction de Grüda.
- C'est une erreur ! Fit-il. Nous n'aurions jamais dû emporter
tout ça. Nous sommes trop chargés !
- Tu as raison Jasper, il vaut mieux être libres et sans
bagages, que prisonniers avec toutes nos affaires !
Grüda accompagna la parole au geste en jetant deux de ses
sacs dans le ravin. Bertha fit de même. La montée reprit.
Encore un effort et ils atteindraient bientôt le point le plus
haut. Ils pourraient se reposer avant d'amorcer la dernière
descente.
Plus ils montaient, plus ils découvraient la campagne
bavaroise qui s'étalait derrière eux.
- Ça y est, voilà le col !
Malgré la surcharge de Bertha, Jasper n'avait pas failli. Ils
s'asseyèrent tous les deux en attendant Grüda qui avait pris
du retard vers la fin de la côte.
Lorsqu’enfin elle parvint à les rejoindre, elle s'affala de tout
son poids dans l'herbe. Son coeur battait la chamade et le
bourdonnement régulier parvenait jusque dans ses tympans.
- Ne bougez plus ! Cria le douanier qui était armé.
Un deuxième homme plus jeune, accompagnait son
supérieur dans sa tournée. Le fusil braqué sur eux ne faisait
aucun effet sur Grüda qui essayait toujours de reprendre son
souffle.
Jasper leva les mains.

248
- Nous ne sommes pas des contrebandiers ! Dit-il à celui qui
était le plus nerveux.
- Qu'est ce qui me le prouve ? Demanda celui-ci.
- Regardez-nous. Nous n'avons presque pas de bagages.
Nous fuyons simplement vers l'Autriche pour échapper aux
nazis.
L'homme se calma un petit peu et se tourna vers son
collègue. Ils discutèrent longuement à voix basse puis le plus
jeune s'approcha de Jasper.
- Excusez mon collègue, il est un peu nerveux. Il m'a
simplement demandé de vous dire que ça pourrait s'arranger
si...
Il fit un geste avec ses doigts.
- Vous comprenez, nos salaires sont très bas et mon collègue
a une famille à nourrir. Peut-être qu'après, il vous laissera
partir !
Jasper avait bien compris le manège. Leur coup était bien
huilé. Ils savaient que de nombreuses personnes fuyaient
l'Allemagne par ce chemin. Il suffisait de les attendre au col,
à l'endroit où ils étaient le plus vulnérables, pour prélever
aux pauvres fugitifs un droit de passage.
Jasper fouilla dans sa poche et sortit deux billets de dix
marks. Le jeune empocha et retourna discuter avec celui qui
les tenait en joue. Le douanier finit par baisser son fusil et
les deux hommes s'éclipsèrent comme par enchantement.
- Je crois que maintenant nous sommes au bout de nos
peines ! Dit Jasper en s'allongeant dans l'herbe.

249
Ron avait mal dormi. Le fait d'être seul dans cette grande
maison et sachant ses amis sur les routes, n'avait pas facilité
son sommeil. Il s'était réveillé tôt. Le jour n'était pas encore
levé et il avait essayé d'appeler le chalet de Kitzbühel sans
succès. Personne ne lui répondait. Dans sa tête, il
échafaudait des hypothèses de toutes sortes, jusqu'aux plus
absurdes.
Mais il savait les deux femmes en sécurité avec Jasper, qui
ferait tout pour arriver au but. Il rappellerait en fin de
matinée et cette fois, il en était persuadé, quelqu'un
décrocherait à l'autre bout du fil.
Du coup il s'était habillé. Il flâna çà et là dans la maison, puis
décida d'écrire un article.
La liaison par la filière d'Albert via le Daily Télégraph
fonctionnait bien. Seulement, il devait rester une taupe,
infiltrée au beau milieu du système nazi.
C'était le seul moyen de faire parvenir la vérité à l'extérieur,
sans craindre des représailles. Cela avait été le cas pour ceux
qui avaient bravé les nazis au grand jour. Menaces sur la
famille, harcèlements de toutes sortes, meurtres. Tout était
bon pour dissuader un journaliste de dire ce qu'il se passait
vraiment dans ce pays.
Une lueur dans le ciel annonça l'aube. Ron écrivait sans
relâche. Un sifflement à l'extérieur attira son attention. On
aurait dit un camion qui freinait au bout de la rue. Un second
bruit le décida à se lever de son bureau et aller voir par la
fenêtre ce qui se passait. Il tira discrètement le rideau et ce
qu'il vit le tétanisa.

250
Deux camions barraient la rue de chaque côté et des soldats
en sortirent dirigés par un colonel S.S., qui n'était autre que
Krüger lui-même.
Ils n'avaient pas l'air de bien savoir où se diriger dans la rue.
Ron mit à profit ce laps de temps pour finir de s'habiller,
rafler ses papiers d'identité ainsi que son reportage et filer à
l'anglaise par le jardin, après avoir éteint toutes les lampes.
Il s'éclipsa par la serre et le garage qui donnaient de l'autre
côté du pâté de maisons, le long de la route qui longeait
l'Isar. Il ouvrit la porte du garage prudemment. Il s'attendait
à tout instant, à voir des soldats lui barrer le chemin.
Etait-il pris au piège ?
Personne... Apparemment Krüger avait agi avec rapidité
sans avoir étudié au préalable le plan du quartier. Ron se mit
à courir le long de la route déserte à cette heure matinale.
Tous les dix mètres il se retournait, puis plongea en bas du
talus qui bordait la rivière.
Il resta immobile dans l'herbe un petit moment. Tout à coup,
il vit à une centaine de mètres de lui, des soldats surgir du
garage de Grüda.
Ils fouillèrent les alentours du garage et l'arme au poing,
semblèrent scruter l’horizon.
Ron s'était aplati dans l'herbe et les observait à travers les
buissons.
Il était de nouveau un homme traqué et en fuite. Son corps
subissait les mêmes sensations que celles qu'il avait
ressenties lors de la traque dans les égouts.

251
Tobias fulminait. Une fois de plus, il était arrivé trop tard.
Le nid de rats était vide. Dès qu'il avait appris le nom de la
rue où habitait Grüda Von Hohenbourg, il avait rassemblé
ses hommes et sans attendre, avait foncé vers l'endroit,
disposant ses camions en embuscade.
Il n'avait pas le numéro de la maison de Grüda. Pour avoir
son renseignement, les occupants de la première maison de
la rue firent l'affaire. Il les réveilla et les questionna avec
rudesse. Terrorisés, les habitants lui indiquèrent tout de suite
l'adresse exacte de Grüda.
Ayant obtenu son information, Tobias y envoya ses soldats,
qui, sans prévenir, défoncèrent la porte d'entrée à coup de
crosses. Ils entrèrent dans la maison pour y inspecter toutes
les pièces.
Tobias ordonna une perquisition. Tout ce qui pouvait fournir
des indices était embarqué dans les camions. Les soldats
fouillaient sans ménagement et cherchaient une éventuelle
cache secrète. Les meubles basculés, s'écrasaient sur le
plancher avec fracas. Les matelas étaient tailladés et
inspectés dans tous les sens. Les pots de fleurs du jardin
furent cassés les uns après les autres et la serre détruite en
vue d'une fouille systématique.
Un des soldats cassa une jarre et y découvrit une boîte en fer
remplie de papiers qu'il rapporta à son chef.
C'était un endroit bizarre pour ranger des papiers.
Tobias ouvrit la boîte et commença à lire une des lettres qui
parlait de la famille Kohlwitz. Il remit la lettre dans la boîte,
la referma et emporta le tout sous son bras.

252
- Tenez-moi informé des conclusions de la perquisition !
- Bien Herr Kolonel !
Il reprit sa voiture et s'éloigna, laissant les soldats achever
leur œuvre.
Les voisins proches de Grüda entendaient un fracas
épouvantable dans la maison. Tout était systématiquement
inspecté et détruit. Les S.S. étaient passé maître dans l'art
de fouiller une maison.
Ron s'en voulait terriblement. Il avait omis de prendre les
documents concernant les origines d'Hitler qu'il avait lui-
même dissimulé dans une jarre du jardin. En cédant à la
panique, ces documents lui étaient complètement sortis de
l'esprit. Il fallait à tout prix qu'il les récupère.
Ron passa la matinée assis au bord de la rivière comme un
insignifiant pêcheur.
Vers midi il se décida à aller observer ce qui se passait chez
Grüda. Au moindre bruit suspect, il ferait demi-tour. Il
suffirait de pénétrer discrètement dans le jardin pour
récupérer les fameux documents, s'ils n'avaient pas été
découverts.
Il fit le tour du pâté de maisons et déboucha dans la rue où
les camions avaient pris position. Ils avaient disparu.
- C'est bon signe ! Pensa-t-il.
Mais il continua à se méfier. Prudemment il revint sur ses
pas et s'approcha du garage. Il ouvrit doucement la porte qui
n'avait pas été verrouillée par les soldats. Il avança à pas de
loup. Le silence était pesant. Il atteignit la serre, ou du moins
ce qu'il en restait. Si Grüda avait assisté à ce spectacle elle

253
aurait défailli. Elle qui se donnait tant de mal pour
transformer son jardin en un petit paradis fleuri.

Ron était obligé, pour progresser, de marcher sur le verre


pilé. Ce qui provoquait un bruit que l’on pouvait facilement
entendre de la maison. Il s’attendait à tout moment à voir des
hommes surgir par la porte de la véranda.
Quelle misère. Tout était détruit. Les fleurs arrachées et
piétinées, les pots cassés y compris la jarre où se trouvaient
les papiers précieux. Ce qui laissait augurer de l’état à
l’intérieur de la maison.
Il n’eut pas le courage d’aller plus loin. Il n’y avait sûrement
plus personne, mais à quoi bon. Krüger avait les documents
et il n’y avait plus rien qui l’attachait ici. Et puis, il ne voulait
pas attirer l’attention sur lui alors qu’on le croyait peut-être
en Autriche ou ailleurs. Si on l’apercevait, il serait encore et
encore irrémédiablement traqué.
Cette fois ci, il n’y aurait plus Hilde pour l’aider. Qu’allait-
il faire maintenant ? Albert était parti pour Berlin avec son
groupe d’intervention, les autres étaient en Autriche ou du
moins, il l’espérait. S’il voulait renouer le contact avec le
réseau Adler, il n’y avait qu’un moyen et il venait de
l’évoquer, Hilde. Il savait comment la contacter, mais le
temps pressait. On était que Mardi et il ne se sentait pas de
vivre dans la clandestinité et de manière précaire autant de
temps en attendant le Samedi suivant. C’était décidé. Ron
prit le chemin du centre-ville. Hilde lui avait dit que Viktor,

254
son chauffeur, garait sa voiture tous les Samedis au même
endroit.
Peut-être qu’avec un peu de chance, il venait également de
temps en temps pendant la semaine.
Il passa le quartier de Schwabing, longea l’Isar pendant un
moment. Après avoir passé le pont qui mène au vieux
Munich, Ron arpenta des petites venelles où des marchands
de toutes sortes étalaient leurs produits. C’était également le
quartier fréquenté par de nombreux militaires. Les bars
louches foisonnaient et les prostituées de plus en plus jeunes
essayaient de glaner quelques marks. La crise avait sorti de
nombreuses filles des campagnes environnantes. Par besoin
alimentaire, elles venaient le soir, tapiner dans ces rues à la
recherche du gogo.
Pour le moment, en dehors des marchands et de quelques
badauds, les ruelles étaient vides car c’était le début de
l’après-midi, l’heure où de nombreux munichois faisaient la
sieste.
Ron déboucha sur une place qu’il connaissait bien puisque
c’est là que Hilde l’avait déposé la dernière fois qu’ils
s’étaient vus. C’est sur cette même place que Viktor laissait
son automobile.
De nombreuses voitures étaient garées le long des trottoirs
mais point celle de Viktor. Ron désespérait.
C’était le seul fil conducteur qui pouvait le ramener à Hilde
et Albert. Qu’allait-il pouvoir faire en attendant ? Il ne
pouvait pas se faire remarquer et il était sûr que Krüger avait
fait placarder des affiches le concernant dans tous les hôtels

255
de la ville. Il se rappelait la séance photo qu’il avait subie à
la prison de Munich. Krüger détenait son portrait et
sûrement celui d’Albert. Non seulement les hôtels, mais tous
les endroits publics devaient être prévenus. Les restaurants,
les bars, la gare, tout devenait dangereux pour lui sans
compter la Gestapo en civil qui devait patrouiller.
Il redressa son col et baissa la tête en marchant. Tout
paraissait hostile autour de lui. Il avait l’impression que les
gens qu’il croisait le regardaient bizarrement.
Une angoisse indéfinissable le saisit. Le mieux était de se
mélanger à la foule. C’est là qu’il passerait le plus inaperçu.
Malheureusement pour le moment, les rues étaient désertes.
Ron ne s’avoua pas vaincu. Peut-être que Viktor était dans
le quartier malgré tout mais qu’il avait rangé sa voiture
ailleurs, soit faute de place, soit pour d’autres raisons. Il
entreprit donc de passer au crible toutes les rues du quartier
en priant pour tomber sur le véhicule tant recherché.

Cela faisait plus de deux heures qu’il tournait en rond. Les


gens du voisinage qui le voyait passer dans la rue pour la
deux ou troisième fois se demandaient s’il ne faisait pas
partie de la Gestapo en civil, chargé de surveiller le quartier.
Ron s’asseya sur un des bancs publics d’une petite placette,
située sur les hauteurs dominant la ville. Il avait fini par
aboutir là, sans trop savoir comment.

256
A l’ombre d’un gros platane, Ron réfléchissait sur sa
situation précaire. Il faudrait un miracle pour qu’il s’en
sorte. Ce miracle, il le cherchait toujours en scrutant les
différentes rues qui redescendaient vers le centre. De là où
il se trouvait, il dominait tout le quartier mais les rues étaient
peu animées.
Soudain, il la vit. La vieille Daimler noire montait
allègrement la côte. Un espoir fou envahit Ron. Il était
presque certain de ne pas se tromper. Il aperçut un homme
ressemblant à Viktor, arrêter sa voiture le long du trottoir
d’une rue tranquille. L’homme en sortit et se dirigea vers
l’entrée d’un petit immeuble de trois étages.
Ron se leva et se mit à dévaler frénétiquement la ruelle,
manquant glisser sur les pavés avec ses chaussures de ville.
Sa crainte était de voir Viktor repartir avant qu’il n’ait pu le
rejoindre. Il accéléra encore le pas. La Daimler était là,
devant lui. Il ne pouvait pas y avoir erreur. C’était bien celle
qui l’avait transporté et c’était donc bien Viktor qu’il avait
aperçu de loin. D’ailleurs, la vitre arrière était restée ouverte
en prévision des messages.
Il tâtonna une des portes arrière qui finit par s’ouvrir. Il s’y
engouffra et se cacha à l’arrière en espérant que Viktor n’en
aurait pas pour longtemps.
Ron, allongé sur le siège arrière de la Daimler avait fini par
s’assoupir à force d’attente. Sa mauvaise nuit y était pour
beaucoup et le fait d’avoir renoué le fil conducteur avait
complètement expulsé ses angoisses.
Le bruit d’un claquement de portière le fit sursauter.

257
Il ouvrit les yeux et la première chose qu’il vit, c’est le soleil
qui se couchait à l’horizon. Les prémices de la nuit
gagnaient sur le ciel. Il avait dû dormir au moins quatre
heures.
- Viktor !
L’homme ne s’était pas rendu compte de la présence de Ron.
Il avait démarré la voiture et dévalait lentement la pente
pavée de la rue.
Viktor se retourna et reconnut instantanément Ron qui lui
souriait.
- Qu’est-ce que vous faites ici ?
- Il faut absolument que je voie Hilde !
- Hilde est à Berlin !
- Que fait elle là-bas ?
- Elle est en opération !
Ron ne put s’empêcher de faire la relation avec le coup de
main monté par Albert pour libérer son père. Elle était
sûrement là-bas avec eux, à prendre des risques. Ce n’était
pourtant pas la place d’une femme. Quel rôle pouvait-elle
bien jouer ? Quels dangers la guettaient ?
En parlant de danger, Ron bénissait la décision qu’il avait
pris la veille, d’expédier tout le monde en Autriche. S’ils
étaient restés, ils seraient tous à la merci de Von Krüger et
lui aussi. Mais comment avait-il pu savoir qu’ils se
trouvaient dans la maison de Grüda. Mystère ! Il avait beau
essayer de comprendre, il ne le saurait sûrement jamais.
Peut-être un indice avait mené Krüger sur leur piste. C’est

258
vrai que l’évasion de Bertha avait été un peu improvisée. A
moins que...
Une sombre idée lui vînt à l’esprit. Jasper s’était fait prendre
sur la route de l’Autriche. Ils étaient tous prisonniers de
Krüger et avaient dû subir un interrogatoire musclé...
- Non, ça n’était pas possible !
Ron préféra éluder cette possibilité.
- Je vous mène chez un membre du réseau. Là-bas, vous
serez en sécurité.
Viktor conduisait sagement. Pas un geste brusque, il
respectait le code à la perfection. C’était peut-être le moyen
idéal pour ne pas se faire remarquer. Et cela marchait. Il
bifurqua vers le sud et prit la route de Salzbourg, la même
que Jasper avait prise la veille au soir. Ron fit une prière
muette pour ne pas faire de mauvaises rencontres. Comme
si Viktor avait lu dans ses pensées...
- Nous ne rencontrerons pas de barrage ici ! Ils ont été levés
hier. Je suis déjà passé par là ce matin, il n’y a rien à
craindre ! Ron était à demi rassuré.
La Daimler roula à travers la campagne pendant cinq ou six
kilomètres puis tourna à gauche sur un chemin creux. La
voiture tangua dans tous les sens car les ornières étaient
profondes. Au détour d’un virage, Ron aperçut un hameau
de maisons en ruine dont seule une grosse ferme semblait en
état. Un homme en salopette bleue qui avait entendu la
Daimler arriver de loin, se tenait sous le porche d’entrée
d’une immense cour.
- Ne bougez pas ! Fit Viktor.

259
Il sortit du véhicule. Il s’ensuivit une longue discussion avec
le fermier.
L’homme en salopette fit signe à Ron de sortir et de
s’approcher.
- Bonjour ! Ron Abbot ! Je suis journaliste.
- Je sais qui vous êtes ! Je suis également au courant de vos
activités !
Ron parut surpris d’entendre ce fermier à l’aspect rustaud,
lui parler dans sa langue maternelle sans aucun accent.
Jusqu’à maintenant et en accord avec Jasper, ils s’étaient
efforcés de s’entretenir dans la langue de Goethe pour se
faire comprendre. Ça n’était pas toujours facile pour Jasper
qui ne maîtrisait pas totalement. Ron traduisait.
Parlait-il anglais pour que Viktor ne comprenne pas ou bien
était ce pour détendre l’atmosphère ?
- Vous êtes le bienvenu ici, ainsi vous me tiendrez
compagnie !
- Vous voulez dire que vous êtes seul à vivre dans cet
endroit ?
- Eh oui ! Quelquefois, il faut savoir apprécier la solitude !
Cet homme semblait bien mystérieux pour un simple
paysan. D’ailleurs, il n’avait pas l’air d’y avoir beaucoup
d’activités agricoles dans le coin. Pas d’animaux sauf un
chien qui aboyait à l’encontre de Ron. Les champs aux
alentours avaient l’air en friche. Mais qui était donc cet
homme aux airs affables qui le recevait ?
Viktor serra la main du fermier, salua Ron d’un geste et
repartit dans sa voiture par le même chemin.

260
Les deux hommes suivirent au loin les phares de la Daimler,
sans rien dire, jusqu’à ce qu’ils disparaissent complètement
dans le brouillard naissant. Celui-ci tombait vite à cette
époque. Dans moins d’une heure, ce serait la purée de pois.
- Entrons ! Fit le fermier.
Ron le suivit. Il évita de justesse le chien qui fit mine de le
mordre à son passage.
- Calme ! Blitz, calme ! C’est un ami !
Le chien sembla comprendre ce que lui dit son maître. Il
devait tromper sa solitude en discutant des heures avec la
bête.
Les deux hommes pénétrèrent dans la maison qui était
sûrement la seule habitable.
- Au fait, je ne me suis pas encore présenté. Je m’appelle
Gustav. Je dois vous paraître bien mystérieux ! Fit-il en
voyant le regard intrigué de Ron.
- Eh bien, à dire vrai, je me demande ce qu’un homme seul
peut bien faire dans un endroit pareil. De plus, vous n’avez
pas l’air d’un fermier !
- C’est exact ! Asseyez-vous !
Gustav s’activa sur la cheminée et une douce flamme jaillit
qui réchauffa instantanément la pièce.
Blitz, le chien, s’y précipita et s’allongea devant, dans un
bâillement qui s’amplifia aux quatre murs. Ron lui posa une
main sur la tête et commença à le caresser. Blitz se laissa
faire et lécha la main de Ron.
- Vous voyez, il vous a adopté !
- Vous l’avez depuis longtemps ?

261
- Non, il était là lorsque je suis arrivé. Il était seul et
abandonné. Nous nous sommes compris tous les deux,
depuis, il ne me quitte plus !
Ron jeta un œil par la fenêtre, il faisait nuit noire. Il ne put
s’empêcher de penser à ce qu’il serait devenu, tout seul dans
Munich. Il serait inévitablement tombé comme un fruit mûr
dans les griffes de Krüger.
Un frisson parcourut le corps de Ron. Il faisait nettement
plus froid en rase campagne qu’en ville. S’il n’y avait pas la
cheminée, il se serait gelé.
- Je suis sûr que vous avez faim ! Gustav prit un air jovial.
Ron ne s’était pas rendu compte que son estomac le
tenaillait. Il n’avait rien mangé de toute la journée. On ne lui
avait même pas laissé le temps de prendre son petit déjeuner.
- Je dois avouer que oui !
Gustav ouvrit une immense armoire qui, à la grande surprise
de Ron, regorgeait de victuailles. Boîtes de conserve,
jambons, saucisses et même des légumes et des fruits frais.
- Je vois que vous n’avez pas de problème de ravitaillement !
Gustav coupa une tranche de jambon qu’il lança à l’adresse
de Blitz. Il s’en saisit d’un coup de gueule précis et se mit à
la dévorer tranquillement.
- Il faut que je vous avoue quelque chose ! Dit-il à Ron, tout
en ouvrant une boîte.
Ron écoutait attentivement.
- Aimez-vous les haricots ?
- Euh !... Oui, Fit Ron, décontenancé.

262
Je pense que vous avez le droit de connaître la vérité. Sans
le vouloir et peut-être sans le savoir, vous faites maintenant
partie du réseau Adler. Cela ne surprenait Ron qu’à moitié.
- Vous êtes même considéré comme un membre important !
Une pièce maîtresse pour ainsi dire !
- Considéré par qui ?
- Mais par moi ! répondit Gustav.
Ron réfléchissait à grande vitesse tout en regardant cet
homme qui l’intriguait de plus en plus.
- Mais, bon dieu, qui êtes-vous au juste ?
- Je m’appelle Gustav Richtig et je suis le chef historique du
réseau Adler !
Gustav continuait à remuer ses haricots, sûr de l’effet qu’il
venait de produire.
Ron resta affalé dans le vieux fauteuil. C’en était trop pour
la journée.
Un silence s’en suivit uniquement ponctué par les
bâillements du chien et le crépitement du bois sec dans la
flamme.
- Pourquoi Viktor m’a-t-il conduit directement à vous ? Ne
prenait-il pas un risque en le faisant ?
Viktor vous a mené ici parce que je le lui avais demandé.
Mais je ne vous attendais pas si tôt. Nous attendions samedi
car nous étions sûrs que vous vouliez revoir Hilde.
- Vous la connaissez bien ?
- Qui ça, Hilde ? Depuis sa naissance !
- Est-elle au courant de vos activités ?

263
- Non ! Voyez-vous, je connais bien ses parents qui habitent
près de la frontière suisse. Mais je ne lui ai jamais révélé le
rôle que je joue dans le réseau Adler. Je suis son chef, mais
comme la plupart d’entre eux, elle ne le sait pas. C’est
préférable !

- J’ai dit quelque chose qu’il ne fallait pas ? Gustav venait


de remarquer un froncement de sourcils sur le visage de
Ron.
- Euh !... Non ! Non ! Ron se rappelait ce que lui avait dit
Hilde au sujet de ses parents. Ils étaient morts en prison.
Peut-être que Gustav n’était pas au courant. Ron décida qu’il
n’en parlerait pas. Si Hilde ne lui avait pas dit, c’est qu’elle
avait ses raisons.
- Elle n’est pas mal, Hilde ! Si j’avais votre âge !
Gustav devait avoir une bonne cinquantaine d’années bien
tassées.
- Rassurez-vous, je la considère plutôt comme la fille que je
n’ai pas eue. Je l’ai vu naître et l’ai même élevé pendant
quelques années !
- Quand reviendra-t-elle ? Demanda Ron, impatient.
- J’ai ordonné à Viktor de faire savoir à Hilde où nous
sommes. Dès qu’elle sera de retour de Berlin, elle viendra,
je vous le garantis !
- Comment pouvez-vous en être si sûr ?
- Elle vous aime ! Elle me l’a dit. Vous avez de la chance,
c’est une fille bien !

264
- Ron détourna pudiquement le regard et fixa la flamme qui
doucement l’hypnotisait. Au bout d’un moment, perdu dans
ses réflexions, ses yeux n’arrivèrent plus à se détourner du
feu. Cette énergie pure qui dévorait les bûches comme Hitler
dévorerait lentement l’Europe si on le laissait faire.
- A table ! Fit Gustav, tirant Ron de sa rêverie.
Il remarqua que Gustav claudiquait légèrement de l’épaule
gauche en posant la casserole sur la table.
- Ça, c’est une vieille blessure de guerre ! Une baïonnette
qui m’a traversé l’épaule de part en part !
C’est d’ailleurs une des raisons pour lesquelles Hitler a été
nommé caporal en 1915 !
Gustav mangeait tranquillement ses haricots accompagnés
d’une tranche de jambon de montagne.
Cet homme aux mille facettes étonnait Ron de plus en plus.
Il voyait en lui un bon sujet de reportage.
- Vous avez connu Hitler personnellement !
- Bien sûr !
- Pouvez-vous me raconter ? L’instinct de journaliste
reprenait le dessus.
- Eh bien oui ! C’est Hitler qui m’a sauvé la vie. Sans lui,
aujourd’hui, il n’y aurait pas de réseau Adler. A l’époque,
j’étais l’officier qui le commandait. Il faut reconnaître que
l’homme que j’ai connu en 1915, n’a plus rien à voir avec
celui de maintenant !
- Mais, il vous a sauvé la vie ! Comment pouvez-vous être,
aujourd’hui, son pire ennemi ?
- Parce que je suis juif et de surcroît communiste !

265
Un silence s’installa entre les deux hommes. Ron griffonnait
sur son calepin.
- Vous pouvez citer mon vrai nom. Vous savez, Gustav
Richtig est mort depuis longtemps !
- Cela ne vous gêne pas que je raconte votre histoire ?
- Au contraire. C’est pour ça que je vous juge important dans
le réseau. Vos armes sont la plume et la feuille de papier.
Nous avions besoin de quelqu’un comme vous pour harceler
les nazis. Ils sont malades de rage quand ils lisent vos
articles dans la presse étrangère !
- Je pense qu’il est temps que je vous fasse part d’une
découverte que nous avons faite avec Albert !
J’avais pris l’engagement de le révéler à quiconque mais je
crois que vous avez le droit de savoir !
Gustav l’écouta attentivement.
Ron lui raconta l’histoire de Shlomo et ses liens directs avec
Hitler. Gustav en resta pantois. Ron s’appuyait sur les
documents découverts chez la vieille Dückstein.
- C’est incroyable ce que vous me racontez là !
Et où sont ces fameux documents ?
- Malheureusement, entre les mains de Krüger, mais ce ne
sont pas les originaux !
- Vous aviez fait une copie ?
- En vérité, nous ne savons pas où se trouve le véritable
dossier !
- C’est ennuyeux !

266
- Tout est vrai ! Autre chose. Il y a quelques jours, nous
avons fait évader Bertha, la femme de Shlomo du camp de
Dachau !
- Je suis au courant, Albert m’a téléphoné avant de partir
pour Berlin afin de tenter de libérer son père !
- Vous avez le téléphone ici ! S’écria Ron.
- Mais oui, là, à côté !
- Ron se leva d’un coup et se précipita dans la pièce où se
trouvait l’appareil.
Il composa fébrilement le numéro du chalet de Grüda qu’il
connaissait par cœur à force de l’avoir fait. Les sonneries
s’égrenèrent les unes après les autres.
- Allez ! Bon dieu, réponds !
Il perçut un clic et une voix lui répondit. Une voix qu’il
connaissait bien.
- Allô !
- Allô, Jasper ! C’est bien toi ?
- Mais oui, c’est moi ! Fit Jasper, heureux d’entendre son
ami.
- Tout s’est bien passé ?
- Eh bien, pas tout à fait comme nous l’aurions voulu, mais
nous sommes sains et saufs à l’endroit convenu !
Jasper était prudent dans ses propos au cas où le téléphone
serait sur écoute. Ron qui avait parfaitement compris fit de
même.
- Nous avons eu un os ce matin !
- Ah bon !

267
- Il y a eu une descente et la maison a été fouillée de fond en
comble. Ils ont tout détruit et ont récupéré les documents que
tu sais. Moi-même, j’ai failli me faire prendre !
- Où es-tu maintenant ?
- Ne t’inquiète pas, je suis en sécurité chez un ami. Je
t’expliquerai !
- Nous avons été obligés de laisser la voiture en Allemagne
mais elle est à l’abri. Il te restera à la récupérer le moment
venu. Je suis forcé de...
Ron appuya plusieurs fois sur le combiné sans succès. La
ligne était coupée et un son discontinu parvenait à son
oreille.
- Ils coupent souvent du côté autrichien ! Fit Gustav.
Ils sont mal équipés. Quelques fois ce sont les allemands
qui écoutent les conversations et qui interrompent quand ils
le jugent nécessaire. Mais ne vous inquiétez pas, ce sont
sûrement les autrichiens !

268
24 Octobre 1936.
Il faisait encore nuit noire mais une lueur imperceptible se
devinait au-dessus du ciel de Berlin.
Le brouillard était encore plus dense que d’habitude. Le
bourg de Spandau se trouvait à l’ouest de Berlin, à proximité
du Tegelersee et du Vannsee, deux lacs importants qui à eux
deux, produisaient une purée de pois à couper au couteau.
Albert attendait, transit dans sa voiture. Les deux hommes
à l’arrière s’étaient endormis, attendant le signal du départ.
L’homme à côté de lui était plongé dans la lecture. Albert
scruta avec difficulté à travers l’humidité, l’entrée de la
porte de la prison par laquelle Shlomo devait sortir dans
moins d’une demi-heure. Josépha leur avait bien spécifié
que le convoi quitterait la prison de Spandau à cinq heures
tapante du matin, pour une destination inconnue. Ce convoi
serait composé d’un camion et d’un véhicule
d’accompagnement, remplis de sbires armés jusqu’aux
dents. Il y avait de grandes chances pour que le lieu inconnu
soit le Q.G. du haut commandement de la Gestapo à Berlin,
mais ça pouvait être ailleurs. Aussi avait-il disposé cinq
véhicules remplis d’hommes à lui le long du trajet entre
Spandau et Berlin, villes distantes de sept kilomètres. Le
plan avait été arrêté.
Un camion attendrait à la sortie de Spandau au pont de la
Spree.
A cinq heures pile, il chaufferait son moteur, en attendant
patiemment le signal convenu de l’arrivée du convoi. Il

269
laisserait passer le camion prison, puis foncerait sur la
voiture d’escorte pour les bloquer.
Avec de la chance, il balancerait la voiture dans la rivière
glacée. Ensuite, ce serait l’hallali sur le camion prison que
l’on bloquerait à l’entrée de Siemenstadt. Tout avait été
prévu à la hâte, faute de temps, mais ils en avaient largement
discuté avec leurs collègues de Berlin. Pour le cas
improbable où ils prendraient une autre direction, Albert
avait prévu l’équipe de Hilde qui se tenait à l’autre bout en
amont de la prison. Ainsi, il protégeait Hilde malgré son
insistance à vouloir participer à l’action. Elle ne connaissait
pas l’identité de la personne qu’ils allaient essayer de
délivrer, car elle n’était pas dans le secret, comme d’ailleurs
la plupart d’entre eux. Mais elle, comme les autres, étaient
solidaires. Albert préférait que Hilde ne s’engage pas dans
l’embuscade. S’il lui arrivait quelque chose, Ron ne lui
pardonnerait pas.
Les minutes s’égrenaient lentement lorsque le
vrombissement d’une voiture qui venait de Berlin se fit
entendre dans l’univers ouaté où ils se trouvaient.
Aux toutes dernières secondes, deux phares percèrent l’épais
brouillard et les nazis passèrent devant eux.
Le sifflement des freins marqua la fin du voyage et le
véhicule vira à droite vers l’entrée de la prison.
Deux coups de Klaxon, puis un soldat ouvrit les lourds
battants de la porte pour laisser pénétrer la voiture dans la
grande cour pavée de la prison.
- Attention ! C’est pour bientôt ! Fit Albert.

270
Ses trois collègues sortirent de leur léthargie. C’était
effectivement l’escorte qui venait de Berlin pour chercher
Shlomo. Comment n’y avait-il pas pensé plus tôt. Ils
auraient coincé la voiture avant son arrivée à la prison,
auraient pris la place des nazis et auraient utilisé les
autorisations pour sortir Shlomo. Mais tout le monde avait
pensé que les hommes de l’escorte passeraient la nuit dans
la prison. Une occasion unique s’était présentée à eux et ils
l’avaient raté.
Dès que le convoi sortirait, Albert et ses amis suivraient à
faible distance, sans phare. Ils prêteraient main forte au
camionneur sur le pont de la Spree, laissant partir le véhicule
prison pour son destin. Enfin, après la neutralisation de
l’escorte, ils laisseraient le camion en travers sur le pont,
pour bloquer toute tentative des gens de la prison, au cas où
des coups de feu les alerteraient. Normalement, ce serait le
moment pour le camion prison de tomber dans l’embuscade
des amis berlinois.
Le bruit des battants de porte sortit Albert de ses pensées. Et
si l’escorte roulait devant le camion ?
C’était foutu ! Il faudrait improviser et surtout, l’effet de
surprise serait gâché.
Albert aperçut un gros camion noir sans fenêtre, franchir
l’enceinte de la prison, suivit de près par la voiture d’escorte.
Tout se déroulait donc comme prévu. Les deux véhicules
étaient au point fixe devant l’entrée. Ils recevaient sûrement
les dernières consignes.

271
- Allez bon sang ! Allez ! Insista Albert qui ne savait pas
encore dans quel sens le convoi allait se diriger.
Au bout de quelques hésitations, le convoi s’ébranla pour se
diriger vers eux, ce qui provoqua chez Albert un soupir de
soulagement. Lorsqu’il passa devant eux, il était cinq heures
deux. Les quatre hommes se regardèrent.
- On y va !
Albert lança son moteur sans allumer les phares.
Tout en gardant une distance respectable et malgré le
brouillard, il suivait la voiture d’escorte en essayant de se
faire le plus discret possible, ce qui représentait un exercice
pour le moins périlleux.
Albert s’approchait jusqu’à deviner les feux arrière de la
voiture, puis calquait sa vitesse sur elle.
Ils étaient déjà au pont. Le chauffeur du camion qui attendait
en embuscade, fut surpris par l’apparition subite des phares
du camion prison, qui pourtant roulait doucement en
cahotant et en crachant sa fumée noire directement aux
visages des cinq nazis qui l’escortaient. Le temps que le
chauffeur fasse mouvoir son camion, le véhicule prison avait
déjà doublé le pont et l’escorte qui suivait de près, amorçait
son passage.
L’homme accéléra au maximum et le camion fit un bond en
avant.
Il n’était déjà plus possible de les prendre de plein fouet. Il
aurait bien aimé les pousser dans la flotte. Tant pis, mais il
fallait absolument les immobiliser d’une manière ou d’une
autre.

272
Les nazis venaient de repérer le camion qui s’avançait vers
eux. Son chauffeur n’apercevait dans la voiture, que des
visages horrifiés, poussant des cris qu’il n’entendait pas,
mais qu’il devinait aisément.
Le choc fut brutal. Le chauffeur du camion qui avait prévu
le coup fut projeté vers son volant qu’il avait garni d’un
épais édredon et s’en tira sans égratignure.
La voiture avait été percutée par la portière arrière droite et
le nazi qui se trouvait là, avait le visage ensanglanté,
décalqué sur la vitre épaisse. La voiture par le choc était en
travers du pont et trois des hommes essayaient d’en sortir,
l’arme à la main.
Le chauffeur du camion passa la marche arrière pour se
repositionner de manière à pouvoir repousser le véhicule
contre la balustrade du pont qui céderait sous l’effort.
Le chauffeur de la voiture réussit à sortir, sa porte n’était pas
coincée. Une balle traversa le pare-brise du camion, le
transformant en dizaines de petites étoiles. D’un coup de
coude le chauffeur cassa un morceau du pare-brise qui
gênait sa visibilité. Il réenclencha la première. Le camion
fonça de nouveau, poussant la voiture vers la balustrade du
pont. Le nazi se retrouva coincé entre la voiture et la bordure
du pont.
A l’intérieur, les hommes s’agitaient beaucoup. Aucun
n’arrivait à sortir. Ils étaient pris au piège et subissaient les
coups de butoir du camion qui n’arrivait pas, malgré toute
sa puissance, à balancer la voiture dans la Spree. Leurs
visages reflétaient l’horreur.

273
Albert et ses acolytes qui étaient derrière, suivaient les
événements. Deux d’entre eux étaient sortis et fonçaient sur
les nazis, mitraillettes au point, pour prêter main forte au
chauffeur dont l’action diminuait d’intensité.
Albert et son collègue, scrutaient à travers le brouillard en
direction de Spandau où l’alerte avait dû être donnée car les
coups de feu s’entendaient de loin.
Les deux hommes d’Albert arrosèrent copieusement la
voiture de plusieurs rafales jusqu’à ce que tout fût immobile
à l’intérieur.
- Vite ! Albert franchit rapidement le pont, prenant ses amis
au passage, ainsi que le chauffeur du camion.
Albert regarda dans le rétroviseur en s’éloignant du pont. Il
ne vit qu’une voiture écrasée contre la balustrade et un
camion en travers qui interdisait complètement le passage à
quoi que ce soit.
- Dépêchons-nous si nous voulons assister à l’hallali. Le
camion prison n’a pas pu prendre d’autres routes que celle
qui longe la Spree sur plusieurs kilomètres. Même s’ils se
sont aperçus de l’absence de leur escorte, je pense que leur
premier réflexe a été de filer droit vers l’embuscade de nos
amis berlinois.

274
Les hommes du réseau Adler de Berlin étaient sur le qui-
vive. C’était l’heure où le camion devait fatalement arriver.
Si dans dix minutes il n’était pas encore arrivé, cela
commencerait à être très inquiétant.
Le chef de l’équipe berlinoise attendait, assis sur le capot de
sa voiture, lorsqu’un homme en bicyclette arriva en trombe
tous phares éteints.
- Ils arrivent ! Ils sont à deux minutes ! J’ai entendu leur
moteur. Il y a eu du grabuge au pont de la Spree, des rafales
de mitraillette !
Pour Georg, le chef de l’équipe, cela signifiait que le plan se
déroulait comme prévu. Il était le seul à être dans le secret
pour Shlomo. Albert lui faisait confiance. Georg et lui
avaient des contacts réguliers entre Berlin et Munich. Ils
avaient pratiquement le même âge et s’estimaient beaucoup.
Les autres n’étaient que des hommes de main qui ignoraient
les buts précis de l’opération. C’était plus prudent.
Georg plaça son fusil sur le capot de la voiture, prêt à tirer
vers l’habitacle du chauffeur. Ses hommes firent de même.
Il faisait toujours nuit et seul, un réverbère disposé au
carrefour, éclairait l’endroit d’une lueur blafarde.
Le bruit du moteur s’insinua jusqu’à devenir fort. Georg
percevait, d’où il était, le bruit des rapports de vitesse que le
chauffeur négociait brutalement. Les phares du camion
traversèrent la nappe de ouate et Georg aperçu face à lui, à
moins de vingt mètres, la tête casquée du chauffeur. Il tira
une seule balle. La tête du soldat parut partir en arrière et ses

275
mains lâchèrent le volant. Le camion partit en travers et
comme au ralenti s’abattit lourdement sur le flanc.
- Pourvu que le père d’Albert ne soit pas blessé ! Pensa
Georg.
Puis il lança des ordres et les voitures se dispersèrent de
manière à ce qu’ils ne puissent pas être surpris. Plusieurs de
ses hommes faisaient déjà le tour du camion, l’arme au
poing.
Première inspection de l’habitacle. Le chauffeur avait pris
la balle bien au milieu entre les deux yeux et ne s’était
même pas vu mourir.
Un silence impressionnant régnait sur l’endroit.
Un des hommes de Georg grimpa sur la carcasse du
camion et essaya d’ouvrir la porte qui à son grand
étonnement céda du premier coup. Il n’eût pas le temps de
se poser plus de questions en rabattant le montant de porte.
Comment se faisait-il qu’une porte qui devait enfermer un
prisonnier, cède si facilement La rafale qu’il prit à bout
portant le transperça de part en part et il se trouva projeté
quelques mètres en contrebas, les bras en croix. Le camion
vomissait d’hommes en arme qui mitraillaient
copieusement les véhicules de Georg.
Des grenades furent lancées et déjà trois voitures étaient en
flamme. Les hommes de Georg tombaient comme des
mouches sous l’effet de la surprise.
- Repliez-vous, c’est un piège ! Hurlait Georg.

276
Armé d’un fusil, il ne pouvait pas grand-chose contre les
armes automatiques, mais chacune de ses balles arrivait au
but.
Albert fut surpris en voyant un soldat surgir au milieu de la
route. Il ne put l’éviter et celui-ci fut projeté au loin pour
retomber inerte. Des flammes et des bruits de mitraille
l’alertèrent. Les berlinois n’avaient que des fusils. Ils
s’étaient jetés dans la gueule du loup.
Albert fit signe aux deux hommes qui possédaient des
mitraillettes d’aller au-devant de leurs collègues berlinois.
L’effet de surprise joua en leur faveur. Les nazis ne
s’attendaient pas à se voir attaquer par-derrière, ce qui créa
un flottement parmi leurs forces.
Georg en profita pour lancer son ordre de repli aux quelques
hommes qui lui restaient. Ceux-ci s’engouffrèrent dans les
deux voitures intactes, protégées par les tirs d’Albert et de
ses hommes qui les couvraient comme ils pouvaient.
Soudain, trois camions chargés de soldats armés, arrivèrent
pleins phares de Berlin. Des renforts avaient dû être
demandées de la prison de Spandau, coupant toute retraite à
Georg et ses hommes. Ils sortirent en trombe des voitures
pour se disperser dans le brouillard et la nuit, sous les rafales
des soldats.
Seul, Georg s’était embusqué dans un coin, pour empêcher
les soldats de suivre ses hommes.
Albert blêmit. Ils étaient coincés. D’un côté, le pont était
bouché sur la Spree. Ici, les soldats les empêchaient d’aller
plus loin. Il n’y avait pas d’autres routes. Il fit signe à ses

277
hommes de réintégrer la voiture, puis partit en marche
arrière sur une bonne centaine de mètres avant de faire demi-
tour en direction du pont.
Ils avaient été trahis. Quelqu’un avait parlé aux nazis de leur
intention de délivrer son père.
- Qui avait pu faire une chose pareille ! Pensait Albert. Il n’y
avait que très peu de personnes au courant de l’opération. A
moins qu’une indiscrétion ou une maladresse soit à l’origine
du désastre.
Les nazis ne les avaient pas suivis, encore aux prises avec
les gars de Georg. L’espoir d’Albert était d’aller déplacer le
camion sur le pont avant les soldats et de prendre la route
vers le sud en direction de Postdam. Berlin devenait un peu
trop chaud pour eux.
Albert pila net en apercevant le pont. Les hommes de la
prison l’avaient investi et étaient en train de dégager les
carcasses métalliques. Ils venaient d’installer deux puissants
projecteurs et mettaient en batterie des mitrailleuses sur
trépied. Les soldats savaient qu’il n’y avait pas d’autre issue.
Le traquenard avait été bien monté.
Un silence de mort régnait dans la voiture. Les cinq hommes
se regardèrent en silence. Les nazis les avaient vus et les
attendaient de pieds fermes. Albert percevait les
vociférations d’un sergent lançant des ordres dans leur
direction. Soudain, un bruit de moteur se fit entendre
derrière eux. Les camions venus de Berlin bouclaient la
boucle et fermaient le piège. Ils seraient sur eux dans
quelques secondes.

278
Pas un mot ne s’était échangé mais les cinq hommes
s’étaient parfaitement compris.
- On y va les gars ! Accrochez-vous !
Albert écrasa l’accélérateur, le moteur hurla. Les pneus
pleins patinèrent quelques instants avant que la voiture ne
bouge. Les phares des camions débouchèrent derrière eux et
un bruit d’arme automatique résonna dans la nuit. Les
projectiles martelèrent la carrosserie en saccades. Une des
balles traversa le cou d’un des compagnons d’Albert, qui
s’effondra sans rien dire. Les autres se baissèrent sauf lui,
maintenant la route face au barrage avec la ferme intention
de passer à travers.
Ce n’était pas le premier barrage qu’il forçait et ce ne serait
pas le dernier.
Ils n’étaient plus qu’à vingt mètres du pont. Albert
n’entendit pas le sergent qui hurlait ‘ Feuer ! ‘
Son pare-brise devînt opaque. Son volant ne lui obéissait
plus. Un bruit d’enfer, provoqué par le martèlement des
balles, l’assourdissait.
Il ne sentit pas la voiture rouler sur elle-même, faisant
plusieurs tonneaux, pas plus qu’il n’entendit les cris de ses
amis, lui vriller les tympans. Tout à coup, il se sentit flotter.
Etait-il déjà mort ? Ainsi, il y avait bien une vie après la vie.
Pourtant, il n’avait pas senti d’impacts sur son corps. C’était
probablement l’adrénaline ! Pensa-t-il. Tout se passait
maintenant comme au ralenti. La vie s’était arrêtée là.
Soudain, un choc brutal le ramena à la réalité et une morsure
atroce emplit son corps torturé. Le vide spatial avait fait

279
place à un monde glauque où le silence était total. Plus de
bruit de mitraille, mais un froid terrible, celui de la mort.
Albert ouvrit les yeux. Ils étaient tous morts autour de lui.
Une vague clarté inondait la voiture. L’un de ses hommes
flottait au-dessus de lui, laissant échapper de son torse une
traînée rouge vif.
La rivière ! Ils étaient tombés dans la rivière. Albert reprit
définitivement conscience lorsqu’il voulut aspirer de l’air.
L’eau envahit sa gorge en un instant.
Il fallait absolument sortir de ce tas de ferraille. Dans sa
panique, Albert s’escrima sur sa portière qui ne voulait pas
s’ouvrir. Il avait encore tout au plus, trente secondes avant
de perdre conscience définitivement. Combien de fois lui
avait on dit que lorsqu’un grand danger vous menace, on
revoit le film de sa vie. Albert ne voulait pas tomber dans le
piège. S’il se laissait aller, il allait petit à petit sombrer dans
un demi coma où son cerveau ne pourrait plus le sauver. Il
fallait utiliser les quelques instants que Dieu lui faisait grâce
pour trouver une solution qui permettrait de le délivrer de
son cauchemar. Albert sentait la lente agonie s’insinuer dans
tout son corps. Il avait l’impression d’entendre des voix lui
parler. Ses gestes devenaient difficiles.
Une cacophonie lui percutait le crâne, comme si des
milliers de gens lui criait quelque chose. Il ne comprenait
pas ce que ces entités lui voulaient. Soudain, les voix se
turent et dans un silence sépulcral, une voix douce et chaude
retentit. Une femme âgée le fixait. Ses yeux représentaient
l’amour à l’état pur. Albert reconnut instantanément sa

280
grand-mère, Klara Kohlwitz. Elle était belle. Il voyait ses
lèvres bouger doucement. Manifestement, elle lui envoyait
un message qu’il essayait de traduire.
- Le pare-brise ! Casse le pare-brise ! Semblait lui dire la
voix.
Dans un sursaut de conscience, Albert étendit ses deux pieds
contre le pare-brise déjà transpercé par les balles. Il céda du
premier coup. Aurait-il la force de remonter jusqu’à la
surface ? Il n’avait vraiment pas l’intention d’offrir ses
poumons à l’eau glacée de la Spree.
Il sentit ses forces se décupler. En haut, c’était la vie.
Albert remonta en quelques brassées, la vingtaine de mètres
que représentait la profondeur de la Spree à cet endroit. Plus
il remontait, plus la lumière devenait éclatante. Il n’en
pouvait plus, il fallait qu’il respire. Il avala sa salive. L’air
qu’elle contenait lui permettrait de tenir encore deux ou trois
secondes. Soudain, sa tête creva la surface. Albert ouvrit la
bouche goulûment, permettant à l’oxygène de venir
réalimenter son cerveau embrumé. Le projecteur aveuglant
disposé sur le pont l’empêchait de voir les soldats, prêts à
tirer.
Albert reprenait son souffle lorsque les armes crachèrent
leurs projectiles. Un d’entre eux toucha le crâne d’Albert qui
coula à pic dans les eaux glacées de la Spree.

281
Hilde, dans sa voiture, avait vu Albert démarrer et filer le
train au convoi. Gerd et Jacob, ses deux équipiers habituels,
dormaient d’un sommeil profond à l’arrière de la voiture. Ils
avaient l’habitude de ce genre d’attente et avaient
parfaitement confiance en Hilde qui les réveillerait en cas de
problème.
Elle avait eu une entrevue secrète, la veille, avec Von
Krüger. Hilde était distante et sur ses gardes mais Tobias
était plus préoccupé par les révélations qu’elle lui avait faite
que par tout autres choses.
Elle avait sommé Von Krüger de faire libérer sur le champ,
ses parents, assignés à résidence. En cas de refus, elle faisait
capoter l’opération.
Celui-ci s’était exécuté et avait donné des ordres par
téléphone pour que les nazis en place chez ses parents,
partent immédiatement. Elle avait également obtenu de les
appeler peu après, pour avoir confirmation. Les hommes de
Krüger étaient partis sans demander leur reste.
- Allez en Suisse, chez l’oncle Reiner ! Leur avait-elle dit.
Je viendrai vous rejoindre dès que je le pourrai. Je vous en
prie, ne me posez aucune question pour le moment. Je vous
raconterai tout plus tard et ne vous en faites pas pour moi !
Puis, elle avait raccroché. Maintenant, rien ne l’empêchait
plus de se venger de Von Krüger.
Celui-ci voulait Albert, il allait l’avoir. Mais Hilde n’en
resterait pas là. D’après ce que lui avait dit Tobias, il
assurerait lui-même le transport de Shlomo Kohlwitz, dans

282
une voiture banalisée. Ils partiraient discrètement de la
prison, un peu après le convoi mais dans l’autre direction.
A cette heure-là, le piège se serait refermé sur les terroristes.
La destination, il l’avait gardée pour lui, mais Hilde avait
l’intention de lui coller le train et d’en finir une fois pour
toute avec ce salopard à la première occasion. Elle
accomplirait ainsi le travail pour lequel elle était venue à
Berlin, libérer Shlomo. Elle envoyait le fils à une mort
certaine pour sauver ses parents, elle se devait de sortir le
père coûte que coûte des griffes des nazis.
Hilde eut une pensée pour Ron. Grâce à ses manœuvres, elle
avait réussi à ne pas l’exposer aux dangers. Elle savait qu’il
était en sécurité à Munich.
Ce n’était pas son rôle de risquer sa vie dans une embuscade.
Il avait des choses plus importantes à effectuer pour le
réseau.
Hilde venait de réveiller Gerd et Jacob. Ils avaient un mal
fou à sortir de leur léthargie. Tout de suite, une chose les
frappa. Des coups de feu résonnaient dans le lointain. On se
battait par là. N’étaient-ils pas venus pour cela ? Qu’est-ce
que l’on attendait pour prêter main forte aux amis ?
- Nous avons une autre mission ! Leur expliqua Hilde. Elle
scrutait avec impatience l’entrée de la prison. Les deux
hommes se contentèrent de ses explications. Ils savaient
qu’elle était au courant d’informations dont ils n’avaient pas
accès. Eux, n’étaient que des hommes de mains, payés par
le réseau mais quand il fallait casser du nazi, ils répondaient
toujours présents.

283
Les portes de la prison s’ouvrirent. Plusieurs engins, chargés
de soldats armés, filèrent en direction de Berlin. Seule, une
voiture en fin de convoi, se dirigea de leur côté et passa
devant eux en pétaradant.
Hilde reconnut l’homme en uniforme à côté d’un soldat qui
faisait office de chauffeur. C’était bien Von Krüger. Hilde
l’avait aperçu l’espace d’un instant, mais elle était formelle.
Une silhouette malingre et fluette se tenait seule, sur la
banquette arrière. La voiture s’éloigna dans le brouillard.
- Ce sont eux !
Hilde se lança à leurs trousses. Krüger se croyait hors de
danger et partait l’esprit tranquille mais à la première
occasion, elle ferait tout pour libérer Shlomo Kohlwitz. Elle
n’ignorait rien de l’identité de Shlomo. Krüger lui avait tout
dit. Il avait été obligé de le faire pour conclure son pacte avec
Hilde. Elle savait que c’était le père d’Albert mais n’avait
pas hésité face à ses parents en péril.

La voiture semblait se diriger vers le sud. Ils avaient traversé


Postdam et se dirigeaient vers Leipzig. Il faisait jour depuis
longtemps et le brouillard s’était finalement levé en fin de
matinée.
La voiture de Krüger ne semblait pas vouloir ralentir. Hilde
et ses amis suivaient de loin sans se faire repérer.

284
- Jacob, prends le volant s’il te plaît ! Je vais me reposer un
peu à l’arrière. Ne te fait pas remarquer et ne te laisse pas
semer !
- Notre voiture est plus puissante que la leur. Si nous devions
les perdre de vue, nous pourrions toujours les rattraper !
- D’accord, d’accord, mais soit prudent tout de même. Il ne
faut pas qu’ils se rendent compte que nous sommes derrière
mais il ne faut pas les perdre !

Les deux véhicules parcouraient la campagne. Cela faisait


plusieurs heures qu’ils roulaient et s’approchaient de
Nüremberg.
- Ils n’ont quand même pas l’intention de l’emmener à
Munich, ce serait le comble !
- Du calme Jacob, soyons patient. Ils ne devraient pas tarder
à s’arrêter pour manger. Peut-être pourrons nous agir !
La voiture de Krüger pénétra dans un village.
- Nous allons nous arrêter à cette auberge ! Fit Tobias en
s’adressant à son chauffeur. Vous nous réserverez une table
pour deux dans un coin tranquille et vous irez manger en
cuisine !
- A vos ordres Herr Kolonel !
- Cher monsieur Kohlwitz, je vous invite à ma table.
Nous avons à parler tous les deux. Je vais donc détacher vos
menottes, j’espère que vous ne ferez pas de bêtises !
Shlomo resta muet et tendit ses bras au chauffeur. Celui-ci
sortit une petite clé de sa poche et d’un coup sec, enleva les
entraves. Shlomo se frotta longuement les poignets en

285
grimaçant. Quelques instants plus tard, les deux hommes se
retrouvaient dans l’auberge, en tête à tête.
- Ce que je vais vous dire est confidentiel ! Murmura Tobias.
J’avais donc besoin d’être seul avec vous, un moment !
- Pourquoi m’invitez-vous à votre table ? Votre rôle n’est-il
pas de me conduire chez mon frère ?
- Justement, Herr Kohlwitz, vis à vis de mon Führer, je vous
dois le respect et je n’aime pas traiter le demi-frère d’Adolf
Hitler comme un prisonnier de droit commun !
- Vous vous foutez de ma gueule ! Fit Shlomo. Vous feriez
mieux d’en venir au fait !
- Très bien ! Très bien ! Répliqua Tobias, interloqué par la
force de caractère de cet homme. Venons-en donc au vif du
sujet !
- Il y a deux jours, en perquisitionnant dans une maison
bourgeoise de Munich, nous avons trouvé des documents
vous concernant, vous et votre frère !
- Demi-frère !
- Frère, demi-frère, comme vous voulez. Le fait est que ces
documents attestent qu’Adolf Hitler serait d’origine juive.
Je n’ai pas encore eu le temps matériel pour faire une
recherche approfondie sur ces papiers qui à l’évidence sont
des copies mais j’aimerais savoir où se trouvent les
originaux ?
Je sais que Himmler et Goebbels recherchent activement ces
documents mais ils n’ont pas osé vous interroger avant que
le führer le fasse !

286
- Franchement Kolonel, croyez-vous que si je possédais ce
précieux dossier, je ne m’en serais pas servi contre Hitler ?
- Franchement, non ! Avant que l’on vienne vous chercher
dans vos montagnes autrichiennes, vous vous foutiez
éperdument de la vie de votre frère. Ensuite, vous étiez en
prison et vous ne pouviez plus les utiliser. Je suis persuadé
que c’est vous qui les avez cachés quelque part !
Les deux hommes se toisèrent. Les années d’internement
avaient endurci Shlomo. Il n’avait plus rien à perdre,
maintenant qu’il était sûr que Bertha était morte à Dachau.
Jusqu’à son dernier souffle, il combattrait la machine nazie
et son dictateur, même s’il était de son propre sang.
- Je commence à saisir. C’est pour ça que vous m’emmenez
chez mon frère. Il va me demander la même chose. Lui, je
comprends, mais vous colonel, pourquoi ces papiers vous
intéressent-ils ?
- Mettons que c’est pour moi, une assurance sur la vie !
- Vous êtes donc en si grand danger ?
- Votre frère m’a confié une mission et je viens de la réussir
ce matin même !
- Si vous avez réussi, de quoi avez-vous peur ?
- Je me méfie des hommes qui ont trop de pouvoir, surtout
sur la vie des autres !
- Vous êtes un de ceux-là, vous aussi !
Un long silence ponctua la phrase. La serveuse entra, un
plateau à la main, garni d’une savoureuse choucroute dont
le fumet embauma la pièce instantanément. Shlomo inspira

287
longuement. Il ne se rappelait plus le dernier jour où il avait
fait un vrai repas.
- Mangez donc ! Fit Krüger, vous devez avoir faim !
Shlomo se jeta sur la choucroute sans complexe, comme le
font les prisonniers, à l’heure de la soupe.
Il tenait son bras gauche disposé en crochet, comme pour
isoler un peu plus son assiette. Vieille habitude prise à
Dachau pour empêcher que le voisin de table pique dans sa
nourriture.
- Avez-vous réfléchi ? Demanda Krüger à l’heure du café.
- Que me donnez-vous en échange ?
- La liberté !
- Qu’est-ce que la liberté sans sa famille ? Pensa Shlomo. Et
puis, Krüger ne pouvait pas le laisser libre, c’était évident.
De toute manière, il n’avait pas les documents.
- Je ne sais pas où ils sont et même si je le savais, je ne vous
le dirais pas car vous êtes un nazi, donc mon ennemi !
- A votre aise ! Fit Krüger, menaçant. Alors, il faut que je
vous parle de la mission que votre frère m’avait confiée. Je
devais anéantir un réseau de terroristes antinazis, implanté
dans toute l’Allemagne. Ce matin, je leur ai porté un coup
mortel. La plupart d’entre eux sont tombés dans le piège
que nous leur avions tendu. Le chef est mort, à l’heure où
je vous parle !
- Et alors, je ne vois pas le rapport avec moi. Je n’ai jamais
fait partie d’un réseau, quel qu’il soit !
- Leur chef s’appelait Albert Kohlwitz, vous connaissez ?

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La réaction de Shlomo fut inattendue. Après quelques
secondes de stupeur silencieuse, Shlomo saisit la carafe
d’eau pour la flanquer de toutes ses forces, à travers le
visage de Krüger qui poussa un cri de souris avant de
s’affaler par terre. Shlomo en profita pour filer à l’anglaise.
Il traversa l’auberge en bousculant bruyamment les tables
des quelques convives installés dans la grande salle. Il finit
par sortir de l’auberge et resta quelques instants devant
l’entrée, regardant de droite à gauche et semblant hésiter
sur la direction à prendre. Il aperçut soudain la voiture,
garée un peu plus loin par le chauffeur de Krüger. Il s’y
précipita, espérant trouver les clés sur le tableau de bord.
Hilde et ses amis, à l’affût non loin de là, furent surpris de
voir Shlomo sortir seul en courant.
- C’est le moment les gars ! Démarre, Jacob !
Jacob hésita. Il avait mis les clés dans une de ses poches et
les cherchait nerveusement.
- Qu’est-ce que tu fous ?
Jacob fit un geste impuissant puis une lueur de joie envahit
son visage. Il brandit le jeu de clés sous le nez de Hilde.
- Attends Jacob ! Hilde venait d’un geste rapide de saisir les
clés des doigts de Jacob.
- Ne bouge plus Kohlwitz !
Krüger le visait avec son arme de service tenant son nez
ensanglanté d’une main. Il s’était relevé tant bien que mal et
était sorti du restaurant sur les traces de Shlomo. Le
chauffeur, alerté par le bruit, rappliqua derrière son chef.

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- Enfermez ce prisonnier dans la voiture et attachez-le, il est
dangereux !
Le jeune soldat s’exécuta, poussa brutalement Shlomo dans
le véhicule et le menotta à la portière.
Krüger retourna à l’auberge pour y soigner son nez tandis
que le chauffeur montait la garde devant son prisonnier.
- C’est fichu, on ne peut rien tenter pour le moment !
Ils l’ont attaché dans la voiture !
- Si on tentait une attaque surprise ?
- Non ! C’est trop risqué. Nous pouvons tomber sur d’autres
soldats que Krüger. Le village m’a l’air assez important pour
avoir une garnison. Je n’ai pas envie de les avoir à nos
trousses. Le mieux est d’attendre. Si seulement nous
parvenions à connaître leur destination.
- J’ai une idée ! Fit Gerd. Il suffit d’aller se renseigner à
l’auberge. Ils ont sûrement entendu quelque chose !
- Bon ! Attendons qu’ils s’en aillent puis nous irons aux
nouvelles. Laissons-leur un peu de champ, nous les
rattraperons en route !
- Bonjour madame ! Fit Hilde en s’engouffrant dans
l’auberge. La tenancière remettait les choses en ordres tout
en bougonnant. Elle fixa Hilde, se demandant ce qu’on lui
voulait encore.
- Pourrais-je vous parler quelques instants ?
- Bien sûr, jeune fille !
- Connaissez-vous la destination des hommes qui viennent
de partir ?
La femme leva les bras au ciel.

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- J’espère ne plus les revoir ceux-là. Les deux hommes qui
étaient dans la petite salle ne voulaient pas être dérangés
mais le chauffeur qui mangeait en cuisine a été un peu plus
bavard. Il m’a demandé combien de temps il fallait pour
aller jusqu’à Berstesgaden. Il s’est même vanté qu’il allait
chez le Führer !
- Je vous remercie beaucoup, madame. Au revoir !
Hilde quitta le restaurant précipitamment sous les yeux
éberlués de la patronne.
- Mais qu’est-ce qu’ils ont tous aujourd’hui à sortir de chez
moi en courant ?

- Vite ! Il n’y a plus de temps à perdre. Jacob démarra en


trombe à la poursuite de Krüger qui avait dix bonnes minutes
d’avance.
- Ils vont à Berstesgaden, au Berghof, la résidence d’été
d’Hitler. Il faut absolument les intercepter avant !

La voiture de Krüger filait bon train. Une douleur lancinante


partait du nez, attaquant les sinus et lui percutait le crâne. Il
se maudissait d’avoir été aussi léger avec Kohlwitz. Tel
père, tel fils. Mais il n’avait pas dit son dernier mot.
A l’arrière, Shlomo pleurait doucement, sans bruit. Les
larmes coulaient malgré lui. Après sa femme disparue à
jamais dans un camp, c’était maintenant le tour de son fils
bien aimé. Il n’avait plus jamais eu de nouvelles de lui mais

291
il était fier qu’il soit mort en héros, les armes à la main,
combattant leur pire ennemi.
- Où allons-nous ? Tranchât-il, dans le silence qui régnait.
- Nous allons à Berstesgaden, au Berghof ! Répondit
Krüger. Hitler se repose là-bas quelques jours. Il veut vous
voir ce soir même !
- Passons-nous par Munich Herr Kolonel ? Demanda le
chauffeur.
Tobias consulta la carte. Non ! Il faut absolument arriver
avant ce soir. La route de Regensburg me paraît un peu plus
difficile, mais plus rapide. Après Nuremberg, vous quitterez
la nationale !
Jacob avait le pied au plancher. Ils arrivaient à Nuremberg
et n’avaient toujours pas aperçu l’automobile. Il n’y avait
pourtant pas d’autres chemins. Ils auraient déjà dû les
rattraper.
A la sortie de la ville, Jacob prit tout naturellement la route
de Munich, direction évidente pour Berstesgaden.
- Ça devient inquiétant ! Toujours pas de Krüger à
l’horizon !
Ils ont dû passer par Regensburg ! Fit Hilde en examinant sa
carte. Nous aurions dû y penser. C’est plus montagneux,
mais moins long !
- C’est foutu !
Le désespoir envahit Hilde. Elle s’était donnée ce but ultime
de libérer Shlomo et voilà qu’elle n’était même pas fichue
de le faire. Il fallait absolument le délivrer. Son cerveau
fonctionnait à toute vitesse.

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- Jacob ! Continuons vers Munich, nous allons chercher du
renfort. Ils vont voir Hitler au Berghof. Ils seront bien
obligés d’en partir. C’est là que nous interviendrons !

La voiture serpentait sur une route de montagne. D’où ils


étaient, ils pouvaient admirer le Königsee scintillant dans le
soleil couchant. Ce lac tout en longueur commençait au sud
de Berstesgaden et se terminait vers l’Autriche. En se
penchant en contrebas, on pouvait remarquer un groupe de
minuscules maisons qui formaient le petit bourg. Si l’on
avait de bons yeux, une grosse bâtisse se distinguait des
autres, à l’écart de la ville sur une hauteur. C’était le
Berghof.
La voiture s’arrêta et Krüger présenta la convocation écrite
du Führer, au chef du premier poste de garde. Le soldat fit
mine de regarder à l’intérieur, fixant Shlomo d’un air
curieux. Celui-ci détourna les yeux et regarda de l’autre côté
en attendant que ça se passe. Pendant ce temps, deux autres
sbires vérifiaient le coffre et sous le capot moteur. Puis, à
l’aide d’une sorte de poêle à frire munie d’un miroir, ils
passèrent au crible le châssis.
- Vous pouvez passer ! Le garde salua Von Krüger au
passage puis se précipita sur son téléphone de campagne.
Le véhicule parcourut plusieurs kilomètres sur une route
bordée de sapinières dont l’odeur exhalait jusque dans la

293
voiture. Des reflets rouges coloraient quelques petits nuages
cotonneux dans le ciel d’ouest. Il faisait presque sombre.
Ils arrivèrent devant un deuxième poste de garde d’où partait
une clôture barbelée de trois mètres de haut qui devait faire
le tour du domaine. Des soldats accompagnés de chiens
longeaient le chemin de ronde, jour et nuit.
- Vous voyez, le Führer est bien protégé ! Krüger voulait
rompre le silence et tromper ses propres angoisses.
Le chauffeur stoppa de nouveau. Les hommes choisis pour
la garde rapprochée du chancelier, étaient triés sur le volet
parmi la crème de la S.S.
Ils subissaient un entraînement intensif et journalier et
étaient tous volontaires.
- Vos papiers s’il vous plaît ! L’officier chef de poste
dévisagea Krüger.
- Nous sommes attendus par le Führer ! Fit Tobias. Nous lui
menons cet homme car il veut l’interroger personnellement.
- Cet homme a-t-il ses papiers ?
- Non, aucun ! C’est un prisonnier !
- Alors, vous ne pouvez pas pénétrer dans l’enceinte du
Berghof. J’ai des ordres très précis à ce sujet !
- Voulez-vous prévenir le Führer de notre arrivée ?
- Je ne peux pas déranger le Führer sans une raison
importante !
- C’est une raison importante !
- C’est à moi d’en juger et je ne pense pas qu’il soit digne à
un prisonnier d’être en présence du Führer !

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Tobias fixa l’officier d’un œil torve et lui dit d’une voix
mielleuse.
- J’espère que vous ne regretterez pas votre jugement
lorsque vous vous retrouverez simple troufion à creuser des
tranchées dans un camp de Rhénanie !
L’homme regarda Krüger sans rien dire.
- Cet homme est le demi-frère du Führer.
Cela vous suffit-il ?
L’officier contempla Shlomo, entravé par les menottes, à
l’arrière puis revînt à Krüger qui avait pris un air sûr de lui.
- Je préviens le Führer, Herr Kolonel !
Quelques minutes plus tard, l’automobile longea une allée
fleurie se terminant par une aire pavée, entourée de balustres
en marbre blanc et de statues de la même couleur. Un large
escalier montait jusqu’à une immense terrasse qui
surplombait l’ensemble de la chaîne de montagnes et le lac
en contrebas.
Tobias fit sortir Shlomo et tous deux commencèrent la
montée du grand escalier. On devinait dans la pénombre du
soir, la silhouette d’un homme debout sur un balcon qui
observait l’arrivée des deux hommes.
Un majordome en tenue blanche vînt à leur rencontre et les
guida vers la grande salle de réception où un silence
imposant régnait. Il les laissa ainsi dans ce décor princier.
De hauts tableaux ornaient les murs et de gigantesques
lustres de Venise et de Baccarat illuminaient la pièce de
millions de perles d’or.

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Tobias avait jugé bon d’enlever les menottes de Shlomo
pour ne pas choquer le Führer. Un bruit de pas sembla
descendre un escalier puis s’approcher d’une salle voisine.
Ces pas se rapprochèrent, martelant le sol en marbre et
résonnant jusqu’à eux.
La porte s’ouvrit et Adolf Hitler entra dans la pièce, vêtu
d’un costume civil gris sombre.
- Bonsoir, Kolonel Von Krüger !
Tobias se mit au garde à vous et salua son chef suprême.
- Bonsoir mein Führer !
- Je désespérais de vous revoir un jour !
- Mein Führer, je suis venu pour vous dire que la mission
que vous m’aviez confiée a été accomplie et que le réseau
Adler est détruit jusqu’à la tête !
- Bien ! Bien ! Je suis heureux de l’apprendre Kolonel, vous
serez récompensé à votre juste mesure. Je manque
cruellement d’hommes comme vous. Allez-vous reposer,
vous en avez besoin. Vous pouvez vous retirer, une chambre
a été préparée pour vous. Krüger salua son chef de nouveau
puis, lui obéissant aveuglément, claqua des talons et quitta
la salle, laissant les deux frères face à face.
Shlomo fixait son demi-frère avec le même air autoritaire
que lorsqu’ils étaient enfants. Adolf marchait lentement
dans la pièce sans vraiment regarder Shlomo. Il ne se
décidait pas à engager la conversation.
- Notre mère ta réclamé sur son lit de mort. Elle aurait bien
aimé voir réunie, sa famille au complet, surtout ses deux
fils !

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Adolf tourna vivement la tête vers Shlomo.
- J’ai un problème avec toi, Shlomo !
- Tu as toujours eu un problème avec moi !
Tu es une grave menace pour moi. Est-ce que tu peux
comprendre ça ?
- Je ne vois pas en quoi je serais une menace pour toi. Je
vivais tranquillement avec ma femme dans la montagne sans
rien demander à personne. Tu nous as fait chercher et jeter
en prison. Tu as détruit ma famille. Bertha est morte à
Dachau. Quant à moi, si tu veux me faire mourir, fait le de
ta main. Aie au moins ce courage !
- Calme toi, Shlomo ! Je ne t’ai pas fait venir ici pour
réveiller de vieilles histoires de famille. D’abord, Bertha
n’est pas morte à Dachau. Elle a été enlevée puis libérée par
des gens qui combattent ma politique. A l’heure où je te
parle, elle doit se trouver quelque part en Suisse ou en
Autriche !
Le coup psychologique asséné par son frère, assomma
Shlomo qui fut contraint de s’asseoir. Son long séjour dans
les geôles nazies y était pour quelque chose. De plus, son
voyage jusqu’à Berstesgaden l’avait fatigué. Apprendre en
peu de temps la mort de son fils et la survivance de sa
femme, avait créé quelques remous dans son esprit et dans
son corps.
- Es-tu sûr au moins de ce que tu avances ou est-ce encore
une de tes ruses ? L’espoir pour lui de revoir Bertha un jour,
avait complètement disparu.

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- J’en suis sûr ! Certains, dans mon entourage ont essayé de
me le cacher mais je possède un service très efficace de
renseignement, qui me permet d’être au courant de à peu
près tout ce qui se passe en Allemagne et ailleurs. Un chef
d’état doit tout savoir sinon, il se condamne à brève
échéance !
- Je sais pourquoi tu m’as fait venir ici !
- Les intérêts de l’état ! Répliqua Adolf.
- Pourquoi mènes-tu cette politique atroce ? Pourquoi cette
haine contre les juifs ? Aurais-tu oublié tes origines ?
- Mais, je me fous d’être juif ou non. Seule, la politique de
l’Allemagne et son avenir m’intéresse !
- Oui, mais si le bruit se répandait qu’un chancelier issu d’un
parti qui prône l’antisémitisme, était d’origine juive, le pays
serait ingouvernable !
- Je vois que tu as tout compris. Je ne pouvais pas prendre le
risque de te laisser en liberté !
- Tu n’as pas répondu à ma question. Pourquoi cette haine.
Cela peut aller très loin si tu persistes dans cette voie !
- Tu n’as rien compris ! Comment crois-tu que j’aie pu
relever un pays comme l’Allemagne en si peu d’années ?
Regarde-les tous, ils m’acclament, je suis leur guide. En
1933 lorsque j’ai été élu, le pays était dans la misère, laissé
pour compte par les autres nations d’Europe. On nous avait
tout bonnement laissé crever, comme un chien enragé qu’on
laisse agoniser dans un coin.
Comment crois-tu que j’arrive à donner du travail à des
millions d’hommes aujourd’hui ?

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- Je ne sais pas ! Répondit Shlomo, dubitatif. Il faut dire que
la politique et lui ne faisait pas bon ménage.
- Avec l’argent des juifs !
Shlomo le regarda, interrogateur. Adolf reprit.
- Avec le climat de haine qui s’est installé dans le pays, de
nombreux juifs quittent l’Allemagne en catastrophe. Leurs
biens sont souvent confisqués ou rachetés à bas prix. Les
tableaux de maître, les bibelots de valeur, sont revendus
dans des galeries et salles de vente à l’étranger. Tout cet
argent vient remplir les caisses de l’état. Tu ne peux pas
t’imaginer le nombre de lingots d’or récupérés et qui
atterrissent dans nos coffres. La banque centrale a retrouvé
une seconde jeunesse. Ainsi j’ai les fonds qui me permettent
de lancer des grands travaux et donc, de donner du travail à
des milliers de personnes. Ce n’est pas plus difficile que ça !
Crois-tu que je puisse prendre le moindre risque de
compromettre ma politique de relance qui va mener
l’Allemagne à la place qui lui revient ?
- Tu oublies que nous sommes autrichiens !
- J’ai bon espoir de voir l’Autriche dans le giron de
l’Allemagne dans un an ou deux !
- Tu veux créer un grand état germanique ?
- Je n’ai jamais dissimulé mes intentions. Lorsque j’ai écrit
Mein Kampf en prison, je déclarais déjà mes intentions.
Mais qui m’a lu ? Oui, je veux bâtir un grand pays. Je veux
que tous ceux de souche germanique et parlant la langue
nous rejoignent. Cela concerne tous les sudètes de
Tchécoslovaquie, une partie des polonais...

299
- Te rends-tu compte de ce que tu me dis ! C’est la guerre
que tu veux !
- Qui te parle de guerre ? Il y a des moyens plus subtils pour
arriver à ses fins mais j’ai encore besoin de temps. Pour faire
imposer ses volontés, il faut être fort !
- C’est pour cette raison que tes usines produisent à grande
échelle des chars, des avions, des sous-marins !
- Oui, et ça me coûte la peau des fesses mais bientôt ;
l’Allemagne fera trembler le monde !
- Tu es un fou doublé d’un mégalomane !
- Donne-moi les documents que tu caches. Tu es le seul qui
puisse encore tout faire basculer !
- Jamais ! Tu m’entends ? Jamais ! Même si je dois en
mourir !
Hitler baissa les bras en poussant un grand soupir. Il esquissa
le geste de mettre la main sur l’épaule de Shlomo.
- Mon frère, aide-moi ! Aide-moi à rendre des millions
d’hommes heureux !
- Jamais ! Shlomo repoussa le bras d’Adolf. Comment as-tu
pu penser que je puisse collaborer à tes idées meurtrières ?
- Ah ! Si je n’avais que des hommes comme Von Krüger,
j’aurais déjà pu mettre mes projets à exécution !
- Détrompe-toi ! Cet après-midi même, il essayait de
m’extorquer les documents que tu me réclames !
Hitler resta un instant interloqué.
- Il a fait ça ?
- Oui, pour se protéger ou te doubler !
Adolf sentit monter la colère en lui.

300
- Alors, il n’a pas eu confiance en son Führer. Il a voulu
m’avoir. Lui aussi aura la récompense qu’il mérite !
Il y eut un moment de silence et de colère contenue.
- Ecoute-moi bien Shlomo. Nous sommes trop vieux tous les
deux pour redevenir ce que nous avons raté lorsque nous
étions jeunes. La vie nous a séparés trop longtemps. Si tu
entraves mes projets, tu partageras le même sort que ceux
qui se sont mis en travers de ma route. Alors ?...
- Tu peux toujours courir !
- Profite de cette dernière nuit de liberté. Demain, tu
réintégreras ta prison et tu plongeras dans l’oubli de tous !
Shlomo resta silencieux. Il pensait à Bertha. Ainsi, elle était
vivante et de surcroît, en liberté. C’était la seule chose
positive de cette aventure, mais quelle chose. Une joie
indicible effaçait l’angoisse d’un retour à sa prison. Il se
surprit à penser qu’avec les incertitudes que la vie offrait
parfois, peut-être aurait-il un jour la chance de revoir sa
femme adorée.

Le soleil était au zénith dans le ciel de Berlin et le brouillard,


le long de la Spree, avait disparu depuis longtemps.
Plusieurs plantons faisaient les cent pas sur le pont de
Spandau qui avait été rapidement nettoyé. Dès les premières
lueurs du jour, une dépanneuse avait dégagé la voiture
écrasée ainsi que le camion des terroristes. Seules, quelques
traces contre les balustres du pont et de petites flaques de

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sang bruni ici et là, témoignaient de la violence de l’attaque
orchestrée par Albert.
La balle qui l’avait fait couler à pic, lui avait haché le cuir
chevelu sur cinq centimètres. Il était resté groggy pendant
quelques instants mais la température de l’eau l’avait fait
réagir rapidement. Albert manquait à nouveau d’oxygène
mais il fallait absolument s’éloigner le plus vite possible de
la lumière des projecteurs. Il nagea entre deux eaux et
s’accrocha au bord gluant de la rivière tout en laissant
dépasser sa tête sous les herbes. Il aspira une grande goulée
d’air frais sans faire de bruit. Il était encore trop près de ses
ennemis et chaque seconde qui passait le rendait encore plus
vulnérable. Heureusement pour lui, la lumière aveuglante
des projecteurs braqués sur le milieu du cours d’eau,
masquait les alentours proches où il se trouvait.
Un bruit de pas tout près de lui. Deux soldats longeaient la
rive en parlant, absorbés par le ballet des phares.
- J’espère qu’ils sont tous crevés là-dedans !
- Regarde ! Là-bas !
Albert se fit encore plus petit sous sa touffe.
- Quelque chose flotte !
Les deux hommes qui avaient ordre de tirer à vue firent un
carton sur le pauvre corps du chauffeur de camion. Le
courant ramenait le cadavre vers le pont et les soldats
s’éloignèrent. Albert en profita pour s’éclipser
définitivement de cet endroit dangereux.
Il nageait à contrecourant et les morsures de l’eau glacée le
torturaient sans relâche. Sans sa parfaite condition physique

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et ses talents de nageur, il n’aurait pas survécu à son
aventure. Il décida de remonter sur la berge, tant le froid était
intense mais Il eut toute les peines du monde pour se hisser
sur le talus. Albert s’affala dans l’herbe et y demeura,
haletant. Une douleur lancinante lui labourait le crâne. Le
brouillard s’était levé et le soleil commençait à darder de ses
rayons. Heureusement pour lui, le temps de ce mois
d’octobre était vraiment exceptionnel. Malgré cela, Albert
grelottait. Il se leva et décida de marcher pour se réchauffer
tant soit peu mais se heurta à une digue où la Spree se
transforme en cascade dans un vacarme assourdissant. En
haut de cette digue, il aperçut un terre-plein en béton à l’abri
du vent. Il s’allongea après avoir enlevé son lourd manteau
mouillé. Albert s’endormit là, face au soleil qui lui
prodiguait une douce chaleur bienfaisante.
Une douleur fulgurante réveilla Albert en sursaut. Il porta
machinalement sa main dans ses cheveux. Il ne saignait plus.
Le froid de l’eau avait dû arrêter l’hémorragie. Combien de
temps avait-il dormi là ?
Le soleil était encore bien haut dans le ciel et lui avait été
bénéfique. Il se sentait mieux. Il s’assit et contempla la
rivière. Que faire, pensa-t-il ? L’attaque avait échoué, ils
avaient été pris au piège.
Quelqu’un les avait trahis. Il était temps de mettre de l’ordre
dans le réseau. Il n’y avait cependant que peu de gens au
courant de l’opération et la plupart étaient morts. Albert
avait beau y réfléchir, les personnes qui restaient suspects
étaient toutes au-dessus de tout soupçon.

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Il restait une seule planque sûre, la maison de Georg dans
Berlin. C’est là que se réunissaient Georg et ses hommes.
Albert la connaissait pour y être allé plusieurs fois lors de
contacts. Elle se situait dans le quartier de Tiergarten, à
proximité de la rivière. Il n’y avait qu’une centaine de
mètres, depuis la Spree pour accéder, d’abord sur un terrain
vague, puis dans le jardin de la propriété. Peut-être y
retrouverait-il quelques survivants.
Il longea la rive déserte et se retrouva sous les premiers ponts
de Berlin. Il continua sa progression, enjambant
régulièrement des clochards endormis, cuvant leur mauvais
vin. Albert connaissait assez bien la ville mais ne l’avait
jamais visité de cette manière. D’un point de vue touristique,
ça semblait une idée originale, mais Albert n’était pas là
pour faire du tourisme.
Il repéra la grosse maison aux volets verts et aux façades
décrépies que Georg avait hérité de ses parents. Cette bâtisse
avait déjà hébergé de nombreuses personnes en fuite,
traquées par les nazis. La maison était grande et avait la
particularité de se trouver à proximité de l’eau. Plusieurs
barques étaient constamment amarrées à un ponton, tout
près, en prévision d’une fuite rapide et discrète.
Albert bifurqua vers le terrain vague et jeta un œil par-dessus
la clôture. Pas âme qui vive. Traversant le jardin rapidement,
il entreprit d’ouvrir la porte de derrière qui ne lui résista pas.
A l’intérieur, les murs épais ne renvoyaient qu’un silence de
mort. Albert monta l’escalier de bois grinçant. Tout sentait
l’humidité et le bois pourri. Arrivé dans le couloir de l’étage,

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il essaya un interrupteur sans succès. Il craqua une allumette
et ouvrit la porte devant lui. La lumière du jour diffusait une
faible lueur voilée à travers les fentes des volets. Albert
lâcha l’allumette qui lui brûla le doigt. Il jura et retourna
dans le couloir. De toute évidence, il n’y avait personne.
Soudain, un bruit attira son attention au bout du couloir. Il
avança prudemment dans un silence feutré. Il n’était pas
armé et si les nazis avaient découvert la planque, il se jetait
dans la gueule du loup. Il perçut un déclic qui le fit tressaillir.
Que faire ? Faire volteface et se sauver en courant, ou
prendre sur soi et essayer de savoir qui était là. Albert en
était certain, il y avait une présence dans la pièce du fond.
Comment les allemands auraient-ils pu remonter si vite vers
cette maison ? Quant à lui, il n’était plus recherché
puisqu’on le croyait mort. De plus, il n’avait rien remarqué
d’anormal aux alentours de la propriété.
Cette pensée le rassura et il se mit à parcourir les derniers
mètres qui restaient jusqu’au fond du couloir.
Il craqua une deuxième allumette tout en poussant la porte
du pied. Celle-ci s’ouvrit lentement en grinçant. Une odeur
bizarre régnait dans la pièce et on entendait dans la
pénombre, le bruit d’une respiration saccadée.
- Qui est là ? Demanda Albert.
Il jeta l’allumette en direction de la présence. La première
chose qu’il vit fut le visage effrayé de Georg qui, aveuglé
par la petite flamme, ne pouvait pas reconnaître l’homme qui
se tenait devant lui.

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Georg était recroquevillé dans un coin de la chambre.
Adossé au mur, il se tenait le ventre et grimaçait de douleur.
- Georg ! C’est moi, Albert !
Un léger sourire crispé par la douleur éclaira son visage
inondé de sueur.
- Ne t’inquiète pas ! Je ne t’abandonnerai pas. Il faut te
soigner !
Georg fit un geste de dépit.
Albert ouvrit discrètement les volets de la pièce qui donnait
sur le terrain vague. La lumière envahit la chambre. Un
désordre indescriptible y régnait.
- Je vais t’allonger sur le lit. Essaye de m’aider car tu n’es
pas léger ! Plaisanta-t-il pour le rassurer.
Tant bien que mal, Georg supporté par son ami, réussit à se
lever et avança vers le lit en traînant des pieds. Il s’affala sur
le matelas dans un cri de douleur contenue. Après avoir
ouvert sa chemise, Albert inspecta la blessure. C’était
sérieux, il fallait le mener à l’hôpital. Seulement, toute
blessure par balle était signalée à la Gestapo et c’était
comme s’il le livrait directement dans le bureau de Goering.
Georg regardait le visage inquiet d’Albert.
- Je suis foutu ! Hein !
- Ne dis pas de bêtises ! Non, tu vas vivre, mais tu as besoin
de soins urgents et il n’y a que l’hôpital pour ça !
Georg avait compris.
- Je connais un médecin à Berlin mais il habite de l’autre
côté de la ville !
Albert se demandait s’il allait tenir longtemps.

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- Tu es blessé toi aussi !
- Ce n’est rien, juste une éraflure !
- Il s’en est fallu d’un cheveu !
Georg se mit à rire, heureux de sa plaisanterie.
Finalement, son moral n’avait pas l’air trop atteint et
puisqu’il fallait agir rapidement, Albert se décida.
- Allez ! Lève-toi. On va aller le voir ton toubib !
- Comment veux-tu y aller, en taxi, en autobus ? Avec ma
chemise pleine de sang et ton crâne balafré, on se ferait
repérer à plus d’un kilomètre !
- Où m’as-tu dit qu’il habitait ton médecin ?
- A Treptow, à l’est de la ville !
- Tu es sûr qu’il y est en ce moment ?
- Je ne suis sûr de rien !
- J’ai une idée ! Te sens-tu capable de marcher jusqu’à la
rivière ? Il n’y a que cent mètres à parcourir !
- Je pense que oui !
- J’ai repéré des embarcations là-bas. Si l’on passe par la
Spree on se fera moins remarquer. Pourras-tu reconnaître
l’endroit où demeure ton médecin ?
- Bien sûr ! C’est le quartier de mon enfance. Seulement, il
va falloir marcher longuement de la rivière jusque chez lui !
- T’en sens-tu capable ?
- Oui ! Ne t’inquiète pas, je crois que c’est la meilleure
solution possible de toute manière !
Les deux hommes sortirent de la maison.
Georg soutenu par Albert marchait difficilement en se tenant
le ventre. Ils traversèrent le terrain en friche et aboutirent sur

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le bord de la rive. Georg se laissa tomber dans la barque et
Albert saisit les rames. Tous deux remontaient le courant,
voyant défiler un à un devant eux les ponts de Berlin. Georg,
assis le dos appuyé aux membrures de la barque, contemplait
sa ville. Il ne sentait plus la douleur et avait l’impression
d’avoir un bout de bois à la place du ventre.
- C’est là-bas !
Georg désigna du doigt un ponton en béton duquel montait
un escalier qui menait au pont juste au-dessus. A partir de
là, il fallait arpenter un long boulevard fréquenté, puis
tourner à droite dans une petite rue. Le médecin habitait au
rez-de-chaussée d’un vieil immeuble et vivait de la clientèle
du quartier.
Ernst Schultz avait eu son heure de gloire pendant la grande
guerre. A l’époque, il était médecin en chef dans un hôpital
de campagne derrière les lignes du front. Une fois de plus,
des obus étaient venus s’écraser à quelques mètres de lui
mais ça ne l’arrêtait pas. Sans discontinuer et quelquefois à
la limite de l’épuisement, Ernst opérait, amputait ou
recousait avec les moyens du bord. On l’avait gentiment
remercié à l’armistice en le décorant de la médaille du mérite
national puis il était tombé dans l’oubli le plus complet.
Georg et Albert avaient remonté l’escalier lentement avec
difficulté et marchaient maintenant sur le boulevard. La nuit
tombait et les gens qui les croisaient ne les remarquaient pas,
plus préoccupés qu’ils étaient à rentrer chez eux. Dès que le
soleil disparaissait, un froid humide envahissait la ville.

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Georg s’efforçait de marcher en se tenant droit. Il ne voulait
pas éveiller l’attention mais chaque pas lui coûtait. Une
douleur atroce lui vrillait le corps. La seule crainte d’Albert
était que son ami tombe comme une masse sans avoir le
temps de dire ouf. Pour cela, il ne le soutenait pas mais était
prêt à lui attraper le bras en cas de défaillance. Ils avançaient
lentement dans le brouhaha du soir. Georg fit un signe en
désignant la petite rue. Ils arrivèrent devant la porte d’un
immeuble austère. Albert poussa celle-ci et ils pénétrèrent
dans un couloir obscur. En cherchant à tâtons, il trouva le
commutateur et le couloir s’éclaira. La porte du médecin se
trouvait juste en face d’eux. Une plaque en cuivre gravée
désignait l’endroit. Albert sonna et un bruit de gong retentit.
La porte s’ouvrit devant un homme bedonnant, de forte
corpulence, au crâne chenu et à la barbe garnie.
- Georg ? Il remarqua le teint cireux de son ami.
Sans rien dire d’autre, l’homme les fit rentrer dans son
appartement et les guida directement vers une petite salle de
soins.
- Je vous laisse dix minutes, le temps d’expédier les clients
qui sont dans la salle d’attente ! L’homme avait une voix de
baryton et aurait très bien pu chanter ‘Faust ‘ à l’opéra.
Georg s’allongea sur le lit de malade, le calvaire touchait à
sa fin.
- Nous avons réussi ! Ici, tu es en sécurité !
Georg entendait les propos rassurants de son ami mais il
n’en pouvait plus. L’effort avait été trop grand depuis ce
matin où il avait échappé par miracle à l’attaque des nazis.

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Il avait vu tous ses hommes se faire tuer l’un après l’autre.
Il avait fait face à la horde pour essayer de les protéger et
avait à peine senti le projectile traverser le péritoine et se
loger dans le rein. Seule, une impression de brûlure intense
avait ralenti sa charge contre ses ennemis. Tournant les
talons, il se mit à courir dans le brouillard avec l’énergie du
désespoir. En y repensant, cette balle lui avait
temporairement sauvé la vie. Sans elle, il se serait jeté à
corps perdu dans la bataille et serait mort à l’heure qu’il est.
Il sentit ses paupières se fermer irrésistiblement, sombrant
doucement dans l’inconscience. Seul, le bourdonnement
déformé des paroles d’Albert, parvenait jusqu’à son
cerveau. Il avait perdu beaucoup de sang.
- Ce n’est pas le moment de s’endormir ! Albert le secoua.
Georg revenait à la conscience comme un noyé revient à la
surface avant de recouler. Il sentit à peine le docteur Schultz
et Albert le transporter vers une table d’opération et le
dévêtir pour nettoyer la plaie.
- Il a perdu beaucoup de sang. Il va avoir besoin d’une
transfusion !
- Je suis prêt à lui en donner !
- Ça ne se fait pas comme cela. Il faut d’abord déterminer le
groupe sanguin auquel appartient Georg. Je vais effectuer
une analyse de son sang et du votre, j’espère qu’ils seront
compatibles. Je n’en ai pas pour longtemps. En attendant,
restez près de lui. Vous allez me servir d’aide-soignant
pendant l’opération. A la guerre comme à la guerre !

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Après ses prélèvements faits, Schultz quitta la pièce un
moment. Albert fixait les yeux révulsés de son ami, en proie
à une forte fièvre. Georg se mit tout à coup à grelotter en
claquant des dents. Albert quitta son manteau et le recouvrit
mais les tremblements continuaient. Comme en transe, il
était pris d’une frénésie de bougeotte aiguë. Les
tremblements étaient si brutaux et son front si brûlant
qu’Albert était désemparé. Lui qui n’avait aucune notion de
médecine constatait son impuissance devant la situation.
Schultz revînt de son labo au même instant.
- Je ne peux pas lui donner de votre sang, ça le tuerait !
- Qu’allons-nous faire ? Albert était inquiet.
- C’est moi qui vais lui en donner et c’est vous qui allez me
piquer !
- Vous piquer !!! Je dois vous enfoncer ça dans le bras ? Il
avait devant lui une seringue à endormir un hippopotame.
Pourquoi ne vous piquez-vous pas vous-même ? Ensuite, je
vous aiderai à faire passer le sang dans le récipient.
- Je préfère que ce soit vous car d’un bras, ce n’est pas facile.
Et puis, je dois vous l’avouer, je n’aime pas me piquer seul !
Il n’aime pas ou il a la trouille ! Pensa Albert. En attendant,
il fallait qu’il enfonce la grosse aiguille dans la veine du
toubib et cette idée lui était insupportable. Lui qui dans sa
jeunesse se sentait mal à la vue du sang.
- Bon, on y va ! Fit-il avec hésitation.
Il entoura le bras de Schultz d’une lanière et serra comme il
put.

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- Eh bien voilà, de quoi aviez-vous peur ? Vous vous
débrouillez comme un chef. Maintenant, choisissez une
veine bien saillante !
- Bien saillante, bien saillante, il en a de bonnes, lui !
Un grand cri résonna dans le cabinet.
- Vous m’avez fait mal ! Hurla Schultz. Il ne faut pas mettre
l’aiguille à la verticale mais de côté comme ça !
Albert vit Schultz s’enfiler la seringue lui-même dans le
bras. Son visage crispé trahit une douleur contenue. Le sang
commença à couler dans le bocal.
- Vous ne feriez pas un bon infirmier ! Lança le médecin en
bougonnant.
- Je n’en ai pas l’intention, je fais des études d’ethnologie !
- C’est presque le même métier sauf que vous, les hommes,
vous les examinerez de loin !
Les deux hommes échangèrent un sourire. Finalement, ce
Schultz était un brave type.
- Lorsque je l’aurai transfusé et extrait la balle, je
m’occuperai de vous. En attendant, prenez ce flacon et
aspergez-en sur votre blessure. Tout à l’heure, je vous
mettrai des points !
Albert prit le flacon et s’aspergea l’eau oxygénée sur sa
cicatrice puis poussa lui aussi un grand cri qui résonna dans
tout le cabinet.
- Ha ! Ha ! Ha ! Fit Schultz d’un grand rire de gorge.
Chacun son tour !

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Il s’affairait maintenant à extraire le projectile logé dans le
rein. Georg était transfusé et endormi. Albert fournissait les
instruments que Schultz réclamait.
- La voilà ! Schultz avait pris un air vainqueur. C’est du petit
calibre, heureusement pour lui. Laissons-le se reposer, c’est
ce qu’il a de mieux à faire !
Schultz fixa Albert entre quatre yeux.
- Bon ! A nous deux maintenant !

En ce matin du 25 octobre 1936, l’orage avait éclaté dès


l’aube, réveillant Tobias en sursaut. Des éclairs zébraient le
ciel à travers la fenêtre et un vent violent faisait plier les
saules et les sapins. Tobias regarda sa montre. Cinq heures.
Dehors, c’était la nuit noire. Il se leva et se tînt un moment,
debout devant la porte vitrée donnant sur la terrasse du
Berghof. Un terrible éclair frappa un cèdre du parc en
contrebas. Le feu du ciel éclairait par flash le paysage
environnant. Tobias aperçut le lac serpentant dans la vallée
jusqu’à l’Autriche. L’image avait été instantanée mais la
rémanence de celle-ci lui permettait en fermant les yeux de
reconstituer dans son cerveau, la vue magnifique sous une
lumière blafarde comme le fait la lumière sur la pellicule
photographique.

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On frappa à la porte. L’aide de camp de Hitler ouvrit et le
salua en se raidissant.
- Herr colonel, j’ai ordre de vous donner ce pli. Vous ne
devrez l’ouvrir qu’une fois arrivé à Berlin et en présence du
commandant de la prison de Spandau où vous devez
ramener votre prisonnier. Vous devez être parti dans une
heure, ce sont les ordres du Führer !

La voiture venait de quitter le Berghof et roulait sous une


pluie battante. Le chauffeur de Tobias s’appliquait à rouler
doucement sur la route glissante, le visage collé au pare-
brise et rythmé par les allers et retour de l’essuie-glace.
Shlomo, attaché à l’arrière à la poignée de la porte, s’était
rendormi. Tobias tournait et retournait le pli dans ses mains.
Celui-ci comportait un sceau de cire représentant un aigle et
il était impossible d’ouvrir la lettre sans l’endommager. Il
était intrigué. Etait-ce une nouvelle mission secrète ?
Pourtant, il avait réussi ce qu’on lui avait demandé et
commençait à voir le bout du tunnel. Alors, que lui voulait-
il encore ? Il aurait donné n’importe quoi pour entendre la
conversation qui s’était déroulé entre les deux frères. Il y
avait sûrement un rapport direct entre ce pli et Shlomo
puisqu’il fallait qu’il l’ouvre en présence du directeur de la
prison. Tobias se perdait en conjectures. Il pressentait que
cela ne signifiait rien de bon pour lui. Aurait-il déplu à Hitler

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ou était-ce vraiment une mission de confiance qu’il ne
pouvait confier à personne d’autre que lui.
La pluie redoublait de violence et martelait les tôles de la
voiture qui remontait cahin caha vers le col par la petite route
qui serpentait jusqu’à Regensburg. A chaque lacet, le
chauffeur n’en finissait pas de ralentir, de repasser la
première pour attaquer la côte suivante. Par cette pluie
battante, on ne distinguait rien à plus de vingt mètres. Ils ne
devaient plus être très loin du col maintenant, mais là-haut,
la montagne et le ciel se mélangeaient. Les nuages gorgés
d’eau avaient envahi les sommets.
- Ça y est ! Pensa le chauffeur. On y arrive ! Ensuite, ce
serait la descente jusque dans la plaine où le temps devait
être plus clément.
Tobias aperçut au détour d’un virage, la borne qui marquait
l’emplacement de l’endroit le plus haut.
- Nous y sommes ! Voilà le col !
Sa voix grave trancha dans le crépitement de la pluie et
réveilla Shlomo. Dans son bonheur d’avoir atteint le col sans
encombre, le chauffeur ne vit qu’au dernier moment, le gros
rocher disposé au milieu de la route. Un grand coup de
volant vers la droite, la voiture glissa de travers, tapant
l’arrière contre le caillou. Elle rebondit ensuite et alla se
nicher dans le fossé marquant le sous-bois. Tobias était dans
une colère noire et injuriait son chauffeur en le traitant de
tous les noms. Celui-ci argumentait le fait qu’il ne pouvait
pas prévoir un éboulement en plein virage et qu’il pouvait
s’estimer heureux de ne pas avoir basculé dans le ravin.

315
Shlomo à l’arrière ne disait rien. Il était le seul à avoir
remarqué que les buissons aux alentours se mettaient à
bouger et que des hommes en armes, mitraillettes aux
poings, cernaient silencieusement le véhicule. Gerd menaça
le chauffeur à travers la vitre. Jacob ouvrit d’un coup la
portière et désarma Von Krüger. Les deux hommes surpris
par l’attaque rapide se regardèrent, étonnés.
- Allez ! Sortez de là ! Gerd avait pris son air le plus mauvais.
Krüger et son chauffeur obtempérèrent.
- Donne-moi ça, toi ! Jacob lui arracha des mains la
mystérieuse lettre de Hitler. Krüger se retrouva allongé dans
l’herbe mouillée. Deux autres sbires de Hilde s’affairaient à
dégager l’automobile du fossé mais n’y arrivaient pas.
- Gerd, Jacob, allez les aider, prenez le chauffeur
avec vous !
Hilde s’approcha de Krüger le menaçant de son pistolet.
- Tu croyais t’en tirer aussi facilement ! Hilde jubilait.
- Salope ! C’est donc toi qui es derrière tout ça. Je vais leur
dire qui tu es exactement !
- Si tu fais ça, tu supprimes ta dernière chance de rester en
vie. Si je voulais, je pourrais te descendre là, maintenant et
mes hommes trouveraient ça tout à fait normal !
Hilde appliqua son Lüger sur la nuque de Tobias.
- Non ! Non ! Ne fait pas ça !
- Je te conseille de te taire. J’ai peut-être encore besoin de
toi. Tu pourrais encore sauver ta vie... Alors ?
Tobias resta silencieux.
- Qu’est-ce que c’est que cette lettre ?

316
- Ne l’ouvre pas ! Je n’en ai pas le droit sinon je vais au-
devant de graves ennuis !
- Tu trouves que tu n’en as pas suffisamment ? Elle arracha
l’enveloppe.
Il y eut un moment de silence. Hilde parcourut le document
tout en surveillant le prisonnier du coin de l’œil. Hilde se mit
à rire de bon cœur. Ça ne lui était pas arrivé depuis
longtemps.
- Tu veux que je te le lise ton document ?
Tobias était tout ouïe.
- A l’attention du commandant de la prison centrale de
Spandau.
Veuillez prendre en charge le prisonnier Shlomo Kohlwitz.
Cet homme devra rester au secret aussi longtemps que je
l’aurai décidé.
Tobias adressa un regard interrogateur à Hilde ne
comprenant pas ce qu’il y avait de si comique là-dedans.
- Tiens ! Un petit mot pour toi également !
Et je vous donne l’ordre d’arrêter sur le champ le Kolonel
Von Krüger suspecté de haute trahison. Il devra être exécuté
sans autres formes de procès, selon la loi martiale militaire
le lendemain de son arrestation.
Et c’est signé ‘Adolf Hitler’.
Tobias en était tout pantois. Une lueur d’incrédulité passa
dans son regard.
- Je ne te crois pas !
Hilde lui tendit la feuille et Tobias se releva pour lire sa
condamnation. Il n’en croyait pas ses yeux.

317
- Après tout ce que j’ai fait pour lui. Il sentit une colère
sourde monter. A ce moment précis, il aurait préféré que
Hilde lui tire une balle dans la tête et on n’en parlerait plus.
- Il est sympa ton patron ! Tu as vu comment il traite ses
subordonnés ?
- Que veux-tu faire de moi ?
- Je n’en sais rien encore mais je vais y réfléchir. Tu pourras
peut-être nous être utile !
Hilde appela Jacob pour qu’il prenne en charge les deux
prisonniers puis elle s’approcha de Shlomo, en train de
suivre les manœuvres pour sortir la voiture du fossé.
- Vous nous avez donnés un mal fou pour vous libérer !
Hilde examina les menottes.
- On va vous enlever ça !
- Pourquoi m’avoir rendu la liberté ?
- Parce qu’il y a des personnes qui tiennent à vous voir libre !
Une lueur d’espoir se lut dans ses yeux. Allait-il revoir
Bertha ? Ou bien était-ce une nouvelle machination pour
essayer de lui extorquer les fameux documents qu’il n’avait
pas. Il fallait qu’il soit sur ses gardes.
- Nous ne pouvons rester ici plus longtemps ! Fit Hilde.
Un dernier effort, la voiture de Krüger se retrouva sur la
route.
- On y va !
Gerd et Jacob chargèrent les prisonniers dans le véhicule.
Les autres hommes de Hilde s’y engouffrèrent également.
La voiture démarra du premier coup. Jacob qui conduisait,
savait exactement où aller.

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Shlomo semblait indifférent à la pluie qui redoublait de plus
belle. Le silence était retombé sur le col, comme si rien ne
s’était passé. Le chemin avait été dégagé et aucune trace ne
subsistait.
- Et nous, on part à pied ?
Hilde avait pris son air le plus doux.
- Ne vous inquiétez pas ! Dit-elle en lui montrant la petite
clé qui permettait de dégager ses mains. Un déclic sec et
Shlomo jeta les menottes au loin dans les ronces du sous-
bois. Il se frotta ensuite longuement les poignets.
- J’espère que c’est la dernière fois que je suis attaché !
- Venez !
Hilde et Shlomo parcoururent une cinquantaine de mètres
jusqu’à une vieille Daimler, dissimulée dans un fourré.
La voiture de Hilde n’était plus qu’à quelques kilomètres de
Munich lorsqu’elle bifurqua à droite dans un chemin creux.
Elle avançait lentement en cahotant. Hilde s’arqueboutait
par moments sur le volant pour maîtriser les excès de liberté
de l’automobile. Shlomo distingua à cinq cents mètres de là,
une ferme ou plutôt un petit hameau dont la plupart des
maisons n’étaient plus que des ruines. Seule, la grande ferme
centrale semblait en état. La voiture stoppa devant l’entrée
et un chien courut au-devant d’Hilde.
- Tout doux Blitz ! Fit-elle devant la démonstration de
tendresse que lui exprimait le chien en appliquant les pattes
de devant sur ses épaules.
Hilde était quelque peu déséquilibrée et essayait d’esquiver
les coups de langue sur la figure.

319
- Ça va ! ça va le chien !
Gustav sortit dans la cour pour venir au-devant d’eux et
étreignit Hilde longuement.
- Où est-il ? Demanda-t-elle.
Gustav fit un geste précis et Hilde partit dans la direction
indiquée.
- Bonjour, vous êtes Shlomo Kohlwitz ?
- Oui, c’est moi !
- Je m’appelle Gustav et je fais partie du réseau de votre fils !
- Avez-vous des nouvelles de lui ?
- Non pas encore ! Mais cela ne saurait tarder. En attendant,
rentrons ! Il montra du doigt le ciel qui distribuait toujours
sa pluie à profusion.

Ron était assis devant une vieille table de ferme disposée


dans sa chambre pour pouvoir travailler. Il finissait de
rédiger l’article qu’il destinait au Daily Telegraph. Il y
narrait l’histoire de Gustav Richtig, sergent dans l’armée
allemande en 1915 et qui avait eu sous ses ordres, un certain
soldat Hitler. L’article retraçait la vie de Gustav qui était
passé dans la clandestinité pour lutter contre l’homme qui
lui avait sauvé la vie car Gustav était juif et communiste.
Non seulement dans ce pays, on ne pouvait pas avoir un avis
politique différent du régime en place, mais encore il ne
fallait pas avoir la malchance de naître du mauvais côté de
la barrière.

320
La flamme de sa bougie vacillait dans le léger courant d’air
qui parcourait la pièce.
Ron se frotta les yeux. C’était la mi-journée, mais il faisait
aussi sombre qu’au crépuscule. Le ciel ne laissait guère
filtrer les rayons du soleil.
Un éclair de découragement l’envahit. Tout ce qu’il faisait
était-il vraiment utile ? Les risques qu’il prenait et le fait
d’être dans la clandestinité dans un pays hostile, le jeu en
valait-il la chandelle ?
Au plus bas de sa lassitude, la tête penchée sur son papier,
une main sur son front, Ron se sentait très seul. Tout à coup,
il eut l’impression de sentir le parfum de Hilde se propager
dans la pièce.
- J’ai des hallucinations olfactives ! Pensa-t-il.
Non, Ron se refusait de penser à elle. Cela ne ferait
qu’aggraver son moral, qui était déjà au plus bas. Mais
finalement sa faiblesse l’emporta et il se laissa aller à
retrouver l’image de cette femme.
Cela faisait peu de temps qu’ils s’étaient séparés mais Ron
était bouleversé. Il n’arrivait plus à retrouver l’image précise
de son visage. Sa mémoire le trahissait et il avait toutes les
peines du monde à affirmer les traits pourtant si jolis de
Hilde. Il ne se rappelait précisément que de sa bouche
pulpeuse, tel un fruit rouge offert à son plaisir.
Ron se mit à inspirer pleinement l’air de sa chambre, en
essayant de capter de nouveau le parfum subtil.
- Incroyable ! Se dit-il. Ça marche !

321
Il sentit à peine des mains douces caresser ses cheveux. Il se
retourna brusquement. Il n’osait y croire. Elle était là, une
lueur intense dans son regard. Ron ne l’avait pas entendu
arriver.
Sans un seul mot, ils s’entrelacèrent dans un baiser
fougueux. Ron la serrait à l’étouffer. Ses mains parcouraient
tout son être, essayant de reconstituer mentalement ce corps
qui faisait partie de lui et dont il ne pouvait plus se passer.
- Tu m’as manqué tu sais ?
Ron regardait fixement le visage juvénile de Hilde. Elle vînt
se blottir contre lui et tous deux restèrent un long moment
ainsi, immobiles, sans rien dire.
- Et Albert, il est là lui aussi ?
Hilde eût un imperceptible mouvement de recul comme si
tout ce qu’elle avait pu refouler en elle pendant leurs
retrouvailles, rejaillissait à la surface. Malheureusement,
c’était la réalité. Elle marchait sur une corde raide. Si Krüger
parlait, non seulement elle serait considérée comme une
traîtresse vendue à l’ennemi, mais elle risquait surtout de
perdre son amour et cette pensée lui était insupportable.
- Que se passe-t-il ma chérie ? Tu sembles contrariée !
- Non ! Non ! Pas du tout, c’est parce que je suis fatiguée !
Je n’ai guère dormi la nuit dernière !
- Il est arrivé quelque chose à Albert ?
- Je n’en sais rien. Nous devions délivrer son père en
attaquant le fourgon prison. Il y a eu du grabuge. Je n’ai pas
pu savoir car c’est à ce moment-là que j’ai aperçu Krüger en
voiture emmenant Shlomo. Ils ont dû tomber dans un piège.

322
Pendant ce temps-là, je suivais Krüger jusqu’à Berstesgaden
où avec mes hommes, nous avons réussi à libérer Shlomo !
Hilde s’en voulait de mentir à la seule personne avec qui elle
voulait vivre un amour vrai, mais si elle lui avouait être
l’instigatrice de l’embuscade de Spandau, quelle serait la
réaction de Ron ?
Il ne comprendrait pas. Tout s’écroulerait autour de lui.
- Shlomo est là, je l’ai laissé avec Gustav, quant à Krüger,
nous l’avons fait prisonnier !
- Krüger est prisonnier !
- Je me demande même si nous pouvons nous en servir, il
n’est plus en odeur de sainteté auprès de son patron. Hitler
l’a fait condamner à mort !
- Qu’a-t-il fait ?
- J’en parlais avec Shlomo, il a essayé de lui extorquer les
fameux documents qu’Hitler recherche activement. Sans
succès d’ailleurs !
- Ah oui ! Les fameux documents ! J’aimerais bien les avoir
en notre possession. Ce serait pour nous, une arme terrible.
Je me demande comment Hitler a été mis au courant de leur
existence ?
- J’ai demandé à Shlomo, il m’a dit ne pas savoir où ils se
trouvent !
- Qu’en penses-tu ?
- Je le pense sincère. Il n’aurait aucun intérêt à nous les
cacher !
- Mais si la vieille Dückstein en a fait des copies, c’est qu’ils
existent bien !

323
- Pas sûr, c’est peut-être une invention de la vieille !
- En tout cas, ces papiers font courir beaucoup de monde !
- Allez viens Ron, je vais te présenter à Shlomo !
Tous deux quittèrent sa chambre pour se rendre au salon où
Gustav activait la cheminée. C’était l’heure de déjeuner et
notre homme faisait mijoter quelques bonnes choses sur son
fourneau.
Shlomo, assis sur son fauteuil, essayait de capter la chaleur
de la timide flamme qui naissait à travers les petites branches
disposées dans l’âtre. A l’arrivée de Ron, Shlomo se leva.
- Je vous présente Ron Abbot, C’est un journaliste canadien
qui nous aide bien et c’est un ami d’Albert !
- Je suis heureux de serrer la main d’un ami de mon fils !
Fit-il en se rasseyant.
- Savez-vous où il se trouve ?
- Non ! Je suis désolé !
- D’après Von Krüger, il serait tombé dans un piège des
nazis !
- Si cela peut vous rassurer, je connais bien Albert et je sais
qu’il est de taille à se sortir de toutes sortes de traquenards !
- Dieu vous entende mon ami, Dieu vous entende ! Une
lueur de désespoir trahissait son regard.
- Allez ! Fit Gustav. En attendant, vous allez me faire le
plaisir de goûter à ce merveilleux goulasch, préparé par un
grand chef. Je sais, j’ai raté ma vocation !
- Eh ! Ron, tu as oublié de lui dire le meilleur !
Ron chercha un instant à quoi Gustav faisait allusion.
Se tapant le poing sur le front.

324
- Mais oui ! Bon sang, je suis impardonnable de ne pas vous
l’avoir dit plus tôt. Nous avons réussi à libérer votre femme.
Elle se trouve en ce moment même, pas très loin d’ici, en
Autriche. A Kitzbühel, exactement. C’est une station de ski.
Elle se porte bien et reprend des forces dans le chalet d’une
amie !
Elles sont protégées par Jasper, mon photographe. Si vous
voulez, ce soir, vous pourrez lui téléphoner !
Shlomo était aux anges.
- C’est vous qui l’avez libérée ?
- Oui, enfin, je n’étais pas seul. Ça n’a pas été une mince
affaire que de la faire évader du camp de Dachau mais nous
avons eu beaucoup de chance. Il y avait Jasper, Albert et
moi. Nous sommes tombés sur Krüger et ça a failli mal
tourner. Heureusement, nous avons réussi !
- Ne soyez pas modeste Ron, je connais bien ce camp. Il est
impossible de s’évader de cet endroit. Comment avez-vous
fait ? C’est incroyable !
- Je vous le répète, nous avons eu beaucoup de chance !
- Il faut plus que de la chance pour sortir de là. Il faut une
certaine abnégation de sa propre personne. Pour Albert, je
comprends qu’il veuille délivrer ses parents mais vous et
votre ami, vous n’étiez pas obligés de le faire. Je vous en
serai reconnaissant et redevable toute ma vie !
- Enfin, ils sont en Autriche, en sécurité et c’est le principal !
Ron était un peu gêné. Sa modestie venait d’en prendre un
sacré coup.

325
- La sécurité des personnes dans tous les pays d’Europe est
assez relative en ce moment. J’ai vu Hitler, hier. Il m’a
avoué son intention d’annexer l’Autriche dans les deux ans
qui viennent. Etre en Autriche, c’est être en liberté
surveillée. Il faut penser à l’avenir proche. Dès que j’aurai
rejoint ma femme et mon fils, je prendrai la décision d’aller
vivre, là où Hitler et sa clique ne pourront pas nous
atteindre !
- Où comptez-vous aller ?
- Aux Etats-Unis. L’Europe va devenir trop dangereuse, ces
temps-ci. Si Hitler arrive à ses fins, je prédis une seconde
guerre mondiale d’ici peu !
Ron jubilait d’un point de vue journalistique.
- Puis-je vous citer dans mes articles ?
- Mais, j’espère bien. Vous pouvez raconter toute l’histoire
de ma vie si cela vous chante !
Ron avait eu une chance inouïe depuis qu’il était en
Allemagne. Cette chance de rencontrer les personnes clés et
de participer aux événements importants dans le pays. Et
voilà que sans bouger de cette ferme isolée, cet homme lui
racontait le plus simplement du monde qu’il avait vu Hitler,
la veille au soir et qu’ils avaient discuté ensemble au
Berghof, un des endroits les plus secrets du monde.
- Vous a-t-on déjà dit que vous ressembliez étrangement à
votre demi-frère ?
- C’est, ma foi, vrai. J’en suis conscient. Cela vient de ma
mère !

326
- N’avez-vous jamais pensé que vous pourriez vous servir
de cette ressemblance contre Hitler !
Gustav avait posé sa question machinalement, tout en
mangeant son goulasch. Cette amorce n’était pas le fruit du
hasard. Gustav y avait mûrement réfléchi depuis qu’il avait
vu Shlomo pour la première fois. La forme de son visage,
son regard, tout trahissait un air de famille.
- Comment ça ? Demanda Shlomo en guise de réponse à la
demande de Gustav.
- Pour remplacer votre frère, par exemple !
Shlomo s’étrangla presque. Que Gustav ai pu imaginer une
chose pareille le dépassait.
- C’est une plaisanterie !
- Non, je suis très sérieux !
Shlomo essayait de capter dans son regard, le moment où
Gustav éclaterait de rire en parlant de sa bonne blague mais
celui-ci restait de marbre.
- Comment arriverais-je à prendre la place d’un homme
aussi protégé que lui et pour faire quoi ?
Ron et Gustav le fixaient sans rien dire. Hilde semblait
absente, blottie contre Ron.
- Bon Dieu ! Vous avez imaginé ça ! Avouez que vous y
aviez pensé !
Gustav lui répondit d’une voix monocorde.
- J’ai effectivement envisagé cette éventualité. A la
condition, bien sûr, que vous soyez d’accord !
- C’est pour cette raison que vous m’avez tiré des griffes de
Krüger, pour m’envoyer en enfer !

327
- Vous vous trompez ! Je ne vous avais jamais vu
auparavant. Non, c’est en vous voyant que l’idée a germé !
- Mais, que je sois d’accord ou pas, c’est impossible. Hitler
est un des hommes les plus protégé de la planète. Et puis, je
ne lui ressemble pas assez, on s’apercevrait très vite de la
supercherie !
- Je vais vous avouer quelque chose ! Reprit Gustav.
Non seulement nous l’avons envisagé mais nous pensons
que c’est tout à fait possible. Je vais même vous dire plus,
c’est peut-être notre seule chance aujourd’hui d’éliminer
Hitler et d’éviter une guerre imminente !
Shlomo était assommé par ce qu’il venait d’entendre. Lui,
un homme comme les autres, presque insignifiant, oserait-il
entreprendre une chose pareille. Les risques étaient
énormes, à la limite du suicide. Saurait-il trouver le courage
nécessaire pour dire oui.
Il comprit tout à coup que tout le monde attendait qu’il
accepte cette folie.
- Si vous permettez, je suis un peu las. Je voudrais me
reposer un peu !

- Sors de là ! S’écria Jacob. Tobias eut du mal à sortir de la


voiture où on l’avait fourré. Il se cogna sur le rebord
supérieur du toit.
- Aie !

328
- Fait pas tant de manière, avance !
Tobias avait du mal à avancer les yeux bandés. Il progressa
à tâtons, s’attendant à tout moment à heurter un obstacle. Il
sentait qu’il marchait sur un terrain meuble. Ses bottes
s’enfonçaient parfois de plusieurs centimètres dans la boue
et une odeur nauséabonde lui chatouillait les narines. Il en
déduisit qu’il se trouvait dans une ferme ou en tout cas, à la
campagne. Soudain, une idée horrible parcourut son esprit.
On l’avait amené là pour lui régler son compte, une fois pour
toutes. Ils étaient là, autour de lui, prêts à l’exécuter.
Cela faisait trois jours qu’on le maintenait enfermé dans une
cellule humide et puante, dans une obscurité totale. D’après
lui, la cellule devait se situer dans Munich, non loin des
égouts de la ville. Il avait calculé le temps passé depuis sa
geôle jusqu’ici. Ils avaient roulé longtemps et pouvaient se
trouver n’importe où, peut-être même n’avaient-ils même
pas quitté la ville. En tout cas, si on lui avait bandé les yeux,
c’est qu’il était dans un lieu important, peut-être le Q.G. du
réseau Adler.
- Tu peux enlever ton bandeau !
Tobias l’enleva mais ses yeux furent tout de suite envahis
par la lumière du pâle soleil qui éclairait la campagne. Sa
première réaction fut de se cacher la vue pour se réhabituer
progressivement à la lueur du jour. Il distingua dans le flou,
les murs d’enceinte d’une cour de ferme qui semblait à
l’abandon. Seul un chien le regardait à l’entrée, attaché à une
chaîne. La pauvre bête était affalée par terre et le fixait d’un
air triste. Un homme sortit de la bâtisse et s’avança vers lui,

329
un fusil à la main. Jacob, lui, avait emprunté le Lüger de
Hilde et visait Krüger. Celui-ci observait les alentours pour
tenter de reconnaître un détail permettant de le situer.
Apparemment, il était en rase campagne. Pas de montagne
en vue, aucun repère possible.
- Vous êtes bien Tobias Von Krüger ? Demanda l’homme
au fusil.
- Je suis le Kolonel Von Krüger et je voudrais savoir ce que
vous envisagez faire de moi !
- Vous avez été jugé par un tribunal civil pour vos exactions
commises à la prison de Munich ainsi que pour le massacre,
il y a quatre jours, dans l’embuscade entre Spandau et
Berlin. La sentence est la peine de mort. L’homme fixait
intensément Krüger dans les yeux.
Tobias, incrédule, resta figé, sans rien dire. Quels que soient
les gens vers qui il se tournait, tout le monde voulait le voir
six pieds sous terre.
- Nous sommes chargés d’exécuter la sentence !
- Non ! Non ! Attendez, il doit y avoir une autre solution !
Cria Tobias.
- Allez ! Jacob le poussa vers une fosse dont le fond baignait
dans le purin.
Tobias n’avait jamais vu la mort d’aussi près et des larmes
sortaient de ses yeux sans qu’il les commande, brouillant la
vue de ce paysage qui serait la dernière image de sa vie. Il
arriva péniblement au bord de la tombe improvisée et la fixa
sans trop y croire. Il n’osait plus regarder ses bourreaux. Il
entendit soudain le déclic du Lüger et du fusil Maüser.

330
- Non ! Il cria de toutes ses forces et se retourna, pris d’un
courage subit.
Tout se passa très vite. Trois voitures arrivèrent à toute
vitesse par le sentier et pénétrèrent dans la cour en dérapant
sur la boue.
- Personne ne bouge ! Les mains en l’air !
Plusieurs nazis menaçants sortirent du premier véhicule. Les
deux hommes jetèrent leurs armes.
Tobias n’en croyait pas ses yeux. Il avait eu une chance folle.
Il restait là, comme tétanisé par ce qui venait de lui arriver.
Une situation comme celle-ci, on ne pouvait la voir que dans
un film mais pas dans la réalité. Un sourire se dessina sur ses
lèvres mais il se figea net lorsqu’il aperçut un homme sortir
de la deuxième voiture. Il reconnut instantanément Adolf
Hitler, entouré de deux généraux. Les trois personnages se
dirigeaient vers lui, le visage maussade.
La dizaine de soldats qui l’accompagnaient formaient un
cercle autour de la scène. Adolf toisa Krüger un moment.
- Vous n’avez pas obéi à mes ordres mon cher Krüger !
Tobias trouva la force de faire le salut nazi mais aurait
préféré se trouver au fond de la fosse à purin, une balle dans
la tête et qu’on le laisse tranquille.
- Je suis tombé dans un guet-apens Mein Führer. J’étais
retenu prisonnier et sans votre arrivée impromptue, je serais
mort !
- Hum ! J’aurais peut-être dû ralentir le rythme en venant ici,
plaisanta-t-il. Vous êtes un cadavre en sursis Herr Kolonel !

331
- Mais, qu’ai-je fait Mein Führer ? Je ne mérite pas ça. J’ai
toujours obéi aveuglément à vos ordres. J’ai réussi dans la
mission que vous m’aviez confiée !
- Taisez-vous Krüger ! Non seulement vous avez essayé de
garder pour votre compte des documents ultras secrets mais
je vous accuse de comploter contre moi !
- Mais, c’est faux ! Je vous le jure !
- Je me suis laissé dire que vous fomentiez contre moi, un
attentat avec quelques officiers supérieurs de l’état-major !
- Je vous jure que non ! Qui a pu vous mettre ça dans
la tête ?
- J’ai mes sources bien informées. Que savez-vous de mon
emploi du temps pour les quinze jours qui viennent !
Tobias réfléchit. Que pouvait-il lui dire pour prouver sa
bonne foi. Il essayait de se remémorer le rapport mensuel
uniquement réservé aux gradés supérieurs et concernant les
déplacements officiels de leur chancelier, prévus dans le
mois courant.
- Je me souviens que vous aviez prévu quelques jours de
repos au Berghof puis le 29 Octobre, c’est à dire demain, un
discours à Stuttgart devant une assemblée de la jeunesse
Hitlérienne, puis votre présence à la traditionnelle séance de
clôture de l’Oktoberfest à Munich, le soir du 31 à la taverne
Gessler. Pour ce qui est du mois de Novembre, je n’ai pas
encore eu l’occasion d’en prendre connaissance !
Hitler resta silencieux prenant un air soupçonneux.
- Mais croyez-moi, Mein Führer ! C’est une énorme erreur !
Je vous ai toujours servi loyalement. Je suis un de vos

332
hommes les plus fidèles et je me ferais tuer pour vous s’il le
fallait !
- Nous en reparlerons sûrement un jour futur. Pour le reste,
je veux bien vous croire mais il va falloir dans l’avenir
proche que vous me prouviez votre fidélité !
Un soupir de soulagement envahit Tobias.
- Mais...
Tobias se contracta de nouveau. Cet homme avait le don de
jouer avec ses nerfs.
- Je me dois par précaution, de vous garder au secret pendant
quelques jours. Vous serez enfermé mais bien traité. Si vous
obéissez aveuglément et sans chercher à comprendre, il y
aura une mission pour vous, qui permettra de racheter vos
erreurs !
Je jugerai sur place. Et estimez-vous heureux de la qualité
de mon service de renseignement qui vous a permis d’être
libéré in extremis !
Soldats, emmenez cet homme. Il ne doit avoir de contact
avec personne tant que je le déciderai !
Deux des soldats embarquèrent Krüger dans une des
voitures, destination un endroit secret connu d’eux seuls. Le
véhicule quitta la cour de la ferme.
Une hilarité générale éclata, les soldats se tenaient le ventre
et se pliaient en deux.
- Je dois reconnaître, mon cher Shlomo, que vous nous avez
époustouflés. Vous avez joué le rôle à la perfection et
Krüger n’y a vu que du feu !
- Je crois que vous m’avez convaincu !

333
Shlomo décolla sa moustache postiche et releva ses
cheveux en arrière.
- Je viens de me rendre compte que j’aimais jouer la
comédie !
Gustav, qui n’était autre que l’homme au fusil, s’approcha
en souriant.
- Ce ne sera pas plus difficile que ça avec votre demi-frère !
Si Krüger, qui a eu une entrevue hier avec lui, n’a pas pu
faire la différence, imaginez les autres !
- Je n’ai toujours pas compris comment et pourquoi vous
voulez procéder à cette substitution !
- Nous vous expliquerons plus tard les raisons qui nous
motivent. Quant à la manière de procéder, ça commence à
se préciser. Krüger est mûre. Nous allons pouvoir obtenir de
lui tout ce que nous voudrons !
Gustav appela Jacob.
- Tu ferais mieux de détacher Blitz avant qu’il n’arrache sa
chaîne et empêche-le d’aboyer, il me casse la tête !

Bon, nous avons des indications précieuses sur l’emploi du


temps de Hitler pour les jours qui viennent. Qu’en pensez-
vous ?
- Nous pourrions peut-être opérer à Stuttgart, demain !
- Non, Hilde, c’est trop court. Et c’est trop loin d’ici. Par
contre, vous l’avez entendu, le 31 Octobre, il sera dans notre
ville pour la clôture de la fête de la bière. Il va sûrement y

334
participer et faire son discours à la taverne Gessler. Il y aura
beaucoup de monde !
L’année dernière, il y avait deux mille personnes pour
applaudir Goebbels. Si cette année il vient lui-même, il va y
avoir une fichue pagaille !
- C’est l’information la plus précieuse que nous ayons. Il
faut l’utiliser au maximum. En dehors des hautes sphères de
l’état-major, personne à Munich n’est au courant de cela.
Les gens savent que traditionnellement, la fin de
l’Oktoberfest est marquée par la présence d’un homme
politique mais personne ne s’imagine voir Hitler apparaître
au moment de l’allocution !
Il veut sûrement garder l’information secrète jusqu’au
dernier moment par mesure de sécurité. Il ne sait pas que
nous savons et que nous avons trois jours pour préparer notre
coup !

La nuit était retombée sur la campagne Munichoise. Tout le


monde dans la ferme s’était endormi sauf Ron et Hilde qui
depuis plusieurs nuits, fêtaient dignement leurs retrouvailles
par des étreintes sulfureuses. Blottis l’un contre l’autre sous
les couvertures épaisses, leurs ébats s’étaient terminés par
un orgasme commun et prolongé. Chacun goûtait la
sensation du bienêtre, profitant des caresses du corps de
l’autre.
- Que feras-tu quand tout cela sera fini ?

335
- Je pense que je retournerai au Canada. J’ai promis à mon
père !
- Hilde se tut. Ron ne la voyait pas dans l’obscurité mais il
devinait que ce qu’il venait de lui dire la rendait triste. Tout
en caressant son visage, il sentit une larme, perler sur sa
joue. Sans rien dire, il la serra contre lui.
- Si tu veux venir vivre avec moi, je t’emmène !
Hilde l’étreignit un peu plus fort. Les événements de ces
derniers jours lui revenaient à l’esprit. Elle se demandait si
elle aurait un jour la force de lui avouer ses fautes. Ce qu’elle
redoutait le plus, c’est qu’il l’apprenne de la bouche de
Krüger.
Perdus dans leurs pensées, les deux amants commencèrent
doucement à glisser dans les bras de Morphée. Des petits
grattements imperceptibles sur les volets tirèrent Hilde de
son premier sommeil. Elle se dressa d’un coup et empoigna
son Lüger.
- Ron ! Tu n’as pas entendu ?
- Humm... Non, ça n’est rien, rendors-toi !
Des petits coups résonnèrent. Quelqu’un tapait derrière le
volet de leur chambre.
- Coucher, Blitz ! Ordonna Ron, à moitié endormi.
Hilde, bien réveillée, était persuadée que les bruits n’avaient
rien d’animal. Elle se leva, s’habilla succinctement et
s’approcha de la fenêtre.
- Qui est là ?
- C’est moi ! Répondit la voix.
- Qui ça moi ?

336
- C’est moi ! Albert !
- Albert ! Merci mon Dieu ! Pensa-t-elle. Ses prières avaient
été exaucées car sa conscience la torturait depuis qu’elle
avait laissé partir Albert vers son destin. Dans sa tête, tout
allait très vite. Elle était à la fois heureuse de revoir son ami
et inquiète de ses réactions. Avait-il des doutes sur elle. Il
avait eu le temps de réfléchir à tout ce qui s’était passé et
avait dû en tirer certaines conclusions. Si on la soupçonnait
directement, elle n’aurait pas la force de cacher ce qu’elle
gardait en elle. Bien sûr, elle pourrait plaider le fait que ses
propres parents étaient menacés par Krüger mais qu’en
penserait Ron. Elle lui avait raconté que ses parents étaient
morts. Il ne la croirait plus et elle finirait par le perdre.
Hilde entrouvrit doucement un des volets et le visage joyeux
d’Albert apparut dans le chambranle.
- Mais bon Dieu, c’est bien toi ! Ron venait d’émerger de
son demi-sommeil.
- Chut ! Chuchota Albert. Je n’ai pas envie de réveiller toute
la baraque. Je leur ferai la surprise demain matin. Y a-t-il un
coin pour dormir ?
- Oui, là-bas ! Elle lui montra le petit lit au fond de la pièce.
Hilde remarqua la balafre sur le cuir chevelu.
- Tu es blessé !
- Ce n’est rien, on m’a bien soigné !
- Raconte-nous !
- Plus tard, je suis crevé. J’ai trouvé quelqu’un pour me
ramener de Berlin mais j’ai fait le chemin à pied depuis
Munich. Alors, bonne nuit !

337
- Mais attends, on a des millions de questions à te poser !
- Ça attendra ! Lui répondit Albert en se fourrant sous la
couverture.
- Mais !
- Laisse-le donc, tu vois bien qu’il est vanné !
- Bon, eh bien bonne nuit Albert !
En guise de réponse, un ronflement régulier parvînt jusqu’à
leurs oreilles.
Ron et Hilde se plongèrent sous leur couche et reprirent leurs
étreintes, là où elles s’étaient arrêtées, laissant échapper des
petits rires étouffés sous la couverture.

Une bonne odeur de pain grillé et de saucisse titilla les


narines d’Albert qui avait dormi comme une masse. Partagé
entre la chaleur de sa couverture et les senteurs agréables qui
l’invitaient, il se leva au prix d’un effort surhumain malgré
le froid glacial de la chambre au petit matin. Il remarqua
dans le grand lit du fond, une masse informe de corps
emmêlés, emmitouflés sous un gros édredon. Il aurait fallu
un bombardement ou une attaque surprise pour les déloger,
ces deux-là. La nuit avait été rude pour eux et ils n’étaient
pas prêts à se réveiller. Albert enfila rapidement ses
vêtements en serrant les dents. Passer ainsi du chaud au froid
n’était pas facile ! Se dit-il, mais la récompense était au bout.

338
Il quitta la chambre sans bruit et longea le couloir de la ferme
qu’il connaissait bien. Il se dirigea vers la cuisine,
s’attendant à voir Gustav, affairé à une quelconque tâche
culinaire. Albert voulait lui faire la surprise de son retour.
Humant l’odeur du pain grillé, il s’arrêta net devant la porte
de la cuisine. Ce n’était pas Gustav. Il ne reconnaissait pas,
de dos, l’homme appuyé contre le fourneau.
- Bonjour !
L’inconnu se tourna mais avant même de le voir, Shlomo
avait reconnu la voix de son fils.
- Papa ! C’est bien toi !
Les deux hommes s’étreignirent. Des larmes jaillirent de
leurs yeux. Shlomo pleurait comme un enfant contre
l’épaule de son fils. Albert sentait le corps de son père
trembler d’émotion.
- Je te croyais mort !
- Et moi, je désespérais de te revoir un jour. Qu’as-tu fait à
tes cheveux ?
- Je les ai teints !
- Pourquoi ?
- Je t’expliquerai, c’est une idée de Gustav !
- Comment as-tu réussi à te sortir des griffes de Krüger ? Il
faut que tu me racontes !
- C’est grâce à Hilde, c’est elle qui m’a sorti de l’enfer. Mais,
assieds-toi, je viens de préparer un petit déjeuner copieux, tu
as sûrement faim !
Une demi-heure plus tard et un petit déjeuner englouti, le
père et le fils s’engueulaient.

339
- Tu ne vas pas faire ça ! Criait Albert. C’est de la démence !
C’est bien la peine qu’on se donne tout le mal du monde
pour te libérer !
- Mais pas du tout. Si tu avais assisté à la scène d’hier avec
Krüger, tu aurais été impressionné !
- Ecoute, tu as subi des moments difficiles en prison et tout
le monde sait qu’un traitement de ce type peut altérer
temporairement la raison d’un homme tout à fait normal !
- Tu prétends que je suis fou, demande l’avis de Gustav !
Gustav et Jacob s’étaient joint à eux dans la cuisine.
Le maître de la maison semblait approuver Shlomo.
- Ce n’est pas possible, vous êtes tous cinglés. Je refuse de
faire prendre le moindre risque à mon père !
- C’est dommage de ne pas avoir assisté à notre mise en
scène d’hier. Maintenant, Krüger obéi à ton père au doigt et
à l’œil. Un véritable toutou, on peut obtenir de lui tout ce
qu’on veut !
- Papa, ne les écoute pas ! Cela risque de devenir très
dangereux. Sur ce coup-là, c’est ta vie que tu tires à pile ou
face !
- Fiston, des tas de gens ont risqué leurs vies dans le seul but
de délivrer ta mère et moi. Tu es bien placé pour le savoir. Il
y en a d’autres qui sont morts pour ce même but. Et tu
voudrais que je me dérobe devant tous ceux qui attendent de
moi quelque chose d’important. Non, je ne peux pas et ne
veux pas me conduire en égoïste, ne penser qu’à ma petite
vie insignifiante. C’est une manière pour moi de leur rendre

340
la monnaie de leurs pièces. Une façon de les remercier pour
tout ce qu’ils ont fait pour notre famille.
De toute manière, je suis la clé de voûte de toute l’opération.
Si j’hésitais à y aller, le projet serait fichu et je ne veux pas
décevoir ceux qui travaillent déjà sur cette affaire. Tu
l’ignores, mais l’opération est déjà commencée et elle aura
lieu dans deux jours !
Albert resta silencieux, à bout d’argument. Il continuait de
penser que c’était de la folie mais ne pouvait s’empêcher
d’être en admiration devant son père. Malgré les brimades
et les privations, il n’avait pas perdu une once de son
courage. Il fallait le protéger malgré lui. Albert fouilla dans
sa poche et chercha à tâtons, un objet familier qu’il gardait
précieusement.
- Tiens papa !
Il lui tendit une étoile de David en argent massif, ciselée par
un orfèvre et que sa mère lui avait donné avant de partir faire
ses études.
- Maman m’avait donné cette étoile comme porte-bonheur !
Elle m’a porté chance jusqu’à maintenant, je te la donne !
Shlomo prit le pendentif.
- Merci fiston. Tant qu’elle restera dans la famille, tout se
passera bien pour nous. Je la garderai constamment sur moi !
Gustav coupa la conversation.
- Bon, j’ai faim moi ! Et ces saucisses qui refroidissent !
Après, nous aurons à parler des préparatifs et mises au point
pour être prêts le 31 Octobre !

341
La grande table en bois épais n’avait plus reçu autant de
monde depuis longtemps. Une grande partie des têtes
pensantes du réseau Adler étaient présentes et la discussion
allait bon train.
- Comment voulez-vous remplacer Hitler par Shlomo sans
éveiller les soupçons et sans qu’on s’en aperçoive ? Il a des
gardes du corps omniprésents qui se feraient tuer pour lui !
- Il faut agir par la ruse !
Gustav réfléchissait à l’épineux problème de la substitution
sans entrevoir la moindre solution.
- Il faudrait profiter d’un moment où il est seul ou peu
gardé !
- Ce gars n’est jamais seul sauf peut-être pour aller pisser !
Un éclair jaillit dans l’esprit de Ron.
- Mais, c’est une excellente idée ! C’est bien la fête de la
bière, non ? La bière, au bout d’un moment, ça fait pisser.
La voilà la solution, il faut procéder à l’échange dans les
chiottes !
- Tu prends les nazis pour des imbéciles ? En admettant que
pendant la soirée, Hitler aille aux toilettes, ce qui n’est pas
du tout sûr. Sa garde personnelle va passer l’endroit au
peigne fin et va virer tout le monde pour laisser pisser leur
Führer !
- J’ai une idée ! Fit Ron. On fait intervenir Krüger pour qu’il
neutralise sa garde personnelle le plus discrètement possible
et la remplace par vos hommes !
- Et Krüger, il va finir par se poser des questions !

342
- Pas si Shlomo lui raconte une histoire à dormir debout. Ce
mec ferait tout pour son patron. Il ne cherchera pas à
comprendre si on lui en donne l’ordre !
- Tout ça, c’est bien beau, mais si Hitler n’a pas envie de se
soulager !
- C’est un risque à courir. Nous allons tout faire comme si.
Ensuite, s’il le faut, on improvisera !
- Attention ! Cette opération ne laisse pas la place à
l’improvisation. Si un imprévu majeur arrive, nous laissons
tout tomber et tout le monde se disperse dans la nature !
- Ce serait dommage car nous n’aurons sûrement plus
beaucoup d’autres occasions de prendre connaissance à
l’avance des déplacements de Hitler !
Bien ! On va tous se répartir les tâches. Il faut que l’on soit
fin prêt pour le 31. Demain, reconnaissance des lieux. Une
partie d’entre nous se rendra à la taverne Gessler. Notre
présence là-bas comporte certains risques mais c’est
absolument nécessaire pour se familiariser avec l’endroit.
Shlomo n’ira pas pour des raisons que l’on devine. Il en
profitera pour peaufiner son personnage. Il n’y a vraiment
que sur place que l’on pourra se rendre compte de la
faisabilité de l’opération !

343
30 Octobre 1936. L’Oktoberfest battait son plein à l’heure
de midi. Beaucoup de bavarois voulaient profiter des
derniers jours de fête pour se réunir entre camarades et aller
ripailler dans les nombreuses guinguettes de la ville.
Paradoxalement, ces derniers jours voyaient le rythme des
festivités s’accélérer. Des gens arrivaient de toutes parts.
Des campagnes environnantes mais également de toute
l’Allemagne. C’était une tradition pour chaque allemand
d’assister une fois par an à la gargantuesque assemblée
païenne. Cela posait de nombreux problèmes à la police qui
surveillait les routes et les gares et qui n’arrivait pas à
endiguer le flot toujours croissant des adeptes de la
choucroute.
Les gens envahissaient la ville, persuadés comme chaque
année, d’assister à quelque chose d’unique, le jour de la
clôture. Quelque chose qu’ils pourraient raconter à leurs
enfants. La présence d’un homme politique important, peut-
être même celle du Führer.
Les hôtels de la ville étaient tous pleins depuis le début du
mois et ceux qui arrivaient pour la cérémonie de clôture
avaient intérêt à connaître du monde dans Munich. Dans le
cas contraire, ils étaient condamnés à dormir sur place, soit
dans les guinguettes, dans les rues ou sur les pelouses du
parc zoologique du Biergarten.
Le service d’ordre dans la ville était impressionnant mais il
y avait une certaine souplesse de leur part. La population
était peu contrôlée et la Gestapo se contentait de laisser
couler la circulation. De toute manière, même s’ils avaient

344
voulu faire du zèle, ils n’auraient pas pu empêcher le monde
de passer. Il en sortait de partout et ça n’était rien, comparé
au lendemain, dernier jour du mois. Ce jour-là,
l’effervescence est à son comble et l’Oktoberfest atteint un
niveau d’hystérie collective tel, qu’il est impensable de voir
se risquer au milieu de la foule, un homme politique, encore
moins le chef de l’état.
C’est malgré tout ce qu’envisageait de faire Adolf Hitler.
Que voulait-il prouver par ce geste ? Peut-être démontrer
qu’en dépit de ce que pouvaient raconter les journaux,
l’Allemagne et son Führer voulaient rester près de son
peuple, que la fracture dont les journalistes parlaient, n’était
que le fruit de leur imagination.
Le secret de sa présence à la clôture était bien gardé. A part
en haut lieu, personne dans Munich ne se doutait de l’effet
de surprise qu’il voulait produire en arrivant à l’improviste.
Il voulait profiter lui aussi de la frénésie ambiante et
terminer par un discours, haranguant les foules en leur
insufflant la fibre patriotique. Il était devenu maître dans
l’art de tétaniser le peuple et le mettre à ses pieds. Il n’y a
que comme ça qu’il se sentait bien.

Ron s’étonna de l’immensité de la salle dans laquelle il


venait de pénétrer. Avec Hilde, ils longèrent une des allées
principales. Ils avaient l’air de deux amoureux cherchant un
endroit libre parmi les milliers de tables. La bonne odeur de

345
cochon grillé avait mis Ron en appétit. Deux orchestres,
campés de chaque côté au fond de la salle, jouaient par
intermittence, inondant l’assemblée de musique rythmée et
provoquant chez les convives, une agitation ponctuée de
cris.
Ils trouvèrent deux places sur un des balcons suspendus à
une des extrémités de la guinguette. De là où ils étaient, ils
dominaient toute la salle. Vue du haut, la taverne Gessler
ressemblait à une gigantesque fourmilière où une centaine
de serveurs en veste blanche s’affairaient à chaque table,
déambulant dans les allées, tenant leurs plateaux en hauteur
avec une dextérité à toute épreuve.
Rares étaient les plats qui tombaient malgré les serveurs qui
se croisaient constamment entre les portes battantes des
cuisines. Le tout ressemblait à un ballet orchestré d’une
main de maître par un chorégraphe de génie.
Ron reconnut plusieurs membres du réseau qui
investissaient la place, s’infiltrant partout et étudiant les
moindres recoins, les issues de secours et tout ce qui pouvait
intéresser l’opération. Le jour J, ils auraient comme
consigne de s’éparpiller, attentifs à tout et prêts à intervenir
au moindre problème. Ils seraient en civil ou en uniforme
allant du simple soldat au général car la soirée du lendemain
risquait fort d’avoir le kaki comme couleur ambiante.
Ron fit signe à Hilde de rester à table. Il descendit les
marches du balcon et retraversa la salle entièrement pour
aller aux toilettes. C’est là que tout devait se jouer. Il était
convenu qu’Albert et lui devaient retenir le vrai Hitler

346
pendant que Shlomo jouerait sa comédie. Mais la réussite de
Von Krüger de se charger de la garde personnelle du
chancelier conditionnait tout le reste.
L’image de Jasper traversa un instant son esprit. S’il était au
courant de ce projet, il l’aurait assommé et ligoté jusqu’à la
fin de l’opération. Mais Ron était trop impliqué maintenant
dans les affaires de l’état, alors un peu plus ou un peu moins.
Et puis s’il avait accepté de passer à l’action, c’était plus
pour assouvir sa curiosité de journaliste. Avoir cet homme
en face de lui, cet homme qui était la source de tous ses
articles, cet homme qui l’intriguait et l’impressionnait à la
fois.
Il pénétra dans les toilettes. Il y avait un premier hall prévu
particulièrement à l’usage des femmes qui retouchaient leur
maquillage face aux immenses miroirs plaqués aux murs. La
séparation entre homme et dame se faisait ensuite par une
double porte battante donnant sur de vastes toilettes
séparées. Ron entra chez les hommes. La pièce était vide. Il
remarqua la porte d’un placard à balais fermé. En guise de
clé, la personne de l’entretient devait se servir d’un carré
pour serrure.
Ron sortit un petit couteau de sa poche et l’enfonça dans le
trou. Il ne mit que quelques secondes pour l’ouvrir. En guise
de placard, la porte dissimulait une pièce d’environ vingt
mètres carrés comportant des armoires métalliques. Le
vestiaire des serveurs. Soudain, il perçut un bruit derrière lui.
Il n’avait plus le temps de refermer la porte sans que l’autre

347
s’en aperçoive. Si par malchance, c’était un des serveurs, on
allait lui poser des questions.
A son grand soulagement, Hilde pénétra chez les hommes.
- Tu m’as fait peur ! Je t’avais demandé de ne pas bouger !
- C’est plus fort que moi, je me faisais du souci !
- Bon, ça ne fait rien. Regarde ! Ron lui montra le vestiaire.
- Je pense que c’est l’endroit idéal !
Des bruits de pas dans l’entrée. Ron referma la porte d’un
geste. Lorsque le gros bavarois apparut, il fronça les sourcils
en apercevant Hilde qui s’esquiva sans demander son reste.
Ron fit une mimique admirative sur la croupe de Hilde en
regardant l’allemand. Celui-ci s’esclaffa et s’appuya contre
la pissotière en rotant.

31 Octobre 1936. Tobias avait mal dormi. On lui avait


enlevé les menottes, ce qui représentait déjà un grand
confort par rapport aux journées passées dans l’obscurité
totale. Les deux soldats avaient obéi à la lettre aux ordres du
Führer. On l’avait enfermé dans une vieille maison des
environs car ils n’avaient à peine parcouru que deux
kilomètres depuis la ferme.
Le grand lit occupait une place majeure dans l’unique pièce.
Un vieil évier en pierre de taille servait de lavabo et de
cuisine mais luxe extrême, il y avait une cheminée et des
bûches. Le froid, dans la pensée de Tobias, était une des

348
choses les plus horribles qui soit. C’était pour lui une torture
raffinée qu’il avait lui-même pratiquée à la prison de
Munich pour faire parler les hommes qui tombaient entre ses
mains. Il suffisait de laisser pourrir un récalcitrant dans une
pièce humide, entièrement nu et de l’arroser à l’eau froide
régulièrement. L’homme hurlait à chaque opération mais ne
mourrait pas pour si peu. Petit à petit, il entrait dans une
phase où son corps était saisi de tremblements convulsifs.
Les hommes de Krüger le sortaient régulièrement de sa
cellule pour un interrogatoire serré où on l’immergeait dans
une baignoire remplie d’eau dans laquelle flottaient des
pains de glace. Lorsqu’il réintégrait sa geôle, son corps avait
perdu quelques degrés de plus. Ensuite, tout se passait
rapidement. Si l’homme ne parlait pas, on le laissait dériver
lentement vers une phase de somnolence où plus rien d’autre
n’avait d’importance que de sombrer lentement dans un
coma hypothermique aboutissant à la mort. C’est à ce
moment de la torpeur que des soldats expérimentés
intervenaient. Des lampes halogènes très puissantes
éclairaient la cellule pour l’empêcher de sombrer. Les
hommes se relayaient au fur et à mesure des interrogatoires
pour éviter que le prisonnier s’endorme. Ce qui était pour lui
le pire des supplices car l’homme n’avait plus qu’une chose
imprimée dans ses neurones, le désir de dormir et de quitter
ce corps qui le faisait tant souffrir. C’est en général à ce
moment-là que le prisonnier donnait tous les renseignements
désirés, presque malgré lui, comme pour soulager sa
conscience avant de mourir. Krüger notait toutes les

349
indications dont il avait besoin. Ensuite, on éteignait les
lampes qui finissaient par chauffer la pièce, ce qu’il fallait
éviter. Le prisonnier s’endormait avec l’impression d’avoir
résisté à son bourreau. La confusion dans son esprit était
telle qu’il ne se rendait pas compte d’avoir fourni des
indications capitales aux nazis. Les quelques personnes qui
résistaient étaient harcelées jusqu’au dernier soupir.

La méthode avait du bon mais Tobias ne pensait pas


l’expérimenter lui-même. Dans sa cellule pendant trois nuits
glacées, les vêtements mouillés par la pluie n’avaient pas
réussi à sécher. Il s’était recroquevillé dans un coin et avait
fini par s’endormir. Personne ne lui avait fourni eau et
nourriture. Quand il en sortit, il était diminué physiquement.
Tobias jeta un œil par la petite fenêtre aux barreaux épais et
aperçut les deux soldats qui le gardaient.
Il n’y avait aucun autre moyen de sortir de là que par la
porte. Machinalement, il saisit quelques broussailles sèches
et les fourra dans la petite cheminée. Il sortit son briquet
qu’on venait de lui rendre et porta la petite flamme qui se
mit à monter dans l’âtre. Tobias y rajouta progressivement
des petits bois puis une grosse bûche. Il sentit contre tout son
être, les bienfaits de l’énergie pure qui dansait devant lui. Le
feu éclairait la pièce dans la lumière du matin et lui apportait
un plaisir oublié. Il approcha ses mains pour se positionner
presque dans la flamme et ne les enleva que lorsque la

350
chaleur fut insupportable. Il se mit à penser au sort des
hommes qu’il avait fait souffrir par un des moyens les plus
abjects qui soit. Avait-il vraiment des remords à cet instant
précis ? Il savait maintenant ce que représentait la morsure
du froid et avait une petite idée sur ce qu’avaient pu ressentir
ces gens qui avaient malencontreusement croisé son chemin.
Dans sa tête, ces êtres insignifiants ne représentaient pour
lui que des portes d’accès à d’autres portes dont il fallait
trouver les clés pour toujours aller plus loin dans la quête de
sa mission.

Un claquement sec dans la serrure de la lourde porte le


ramena à la réalité. Un des soldats, qui n’était autre que
Gerd, l’ami de Jacob et Hilde, pénétra à l’intérieur.
- Tu as une visite !
Il était suivi de près par un des hommes de Gustav, déguisé
en général d’état-major. L’uniforme avait été subtilisé dans
une maison close de Munich. Le réseau ne manquait pas de
ressources pour les besoins logistiques. L’homme était
conscient de jouer là, le rôle de sa vie, en tout cas, un rôle
suffisamment important puisque tout le reste en découlait.
Gustav qui avait la pratique des manières militaires, l’avait
entraîné la veille à prendre des allures aristocratiques et à
regarder les gens de haut.

351
Il ne fallait en aucun cas que Krüger puisse avoir le moindre
doute de quoi que ce soit, sinon le montage subtil qu’ils
avaient mis en place s’écroulait.
L’homme écarta Gerd d’un geste lent et salua à la manière
des officiers de la Wehrmacht. Krüger lui rendit son salut
par un parfait ‘Sieg Heil’. Gerd eut un mal de chien à garder
son sérieux en voyant son collègue prendre des manières
qu’il ne lui connaissait pas. Il s’éclipsa avant de commettre
l’irréparable, c’est à dire, éclater de rire devant les deux
hommes. Lorsqu’il se trouva dehors, il mit sa main contre sa
bouche pour s’esclaffer en silence devant son collègue ahuri.
- Je suis le général Von Schutznitz ! Fit l’homme de Gustav.
Gerd avait l’oreille collée derrière la porte pour ne pas
perdre une miette de la conversation.
- J’ai des ordres pour vous Kolonel Von Krüger, des ordres
qui viennent d’en haut !
Tobias attendait tout ouïe les volontés de son Führer car il
avait bien compris l’allusion de Von Schutznitz. Qu’avait
bien pu imaginer Hitler pour le réhabiliter et pourquoi le
maintenir enfermé ici, dans cette vieille baraque, au lieu de
le garder en prison. Peut-être cela faisait-il partie de la future
mission. Hitler avait-il besoin d’un homme qui n’attire pas
l’attention ?
Von Schutznitz sortit un pli soi-disant officiel de sa poche.
Tobias reconnut sur l’enveloppe, l’emblème de l’aigle royal,
symbole de la puissance allemande.

352
Le faux général avait pour consigne de bien exhiber aux
yeux de Krüger, la missive et son sceau. Il commença à lire
le contenu de la lettre en la commentant.
- Vous avez ordre d’aider le Führer à coincer une bande de
salopards infiltrés dans l’armée, qui en veulent à sa peau. Il
va y avoir un attentat aujourd’hui même à la taverne Gessler,
ce soir à la clôture de l’Oktoberfest. Je suis envoyé par le
Führer lui-même pour mettre au point avec vous les détails
de la mission qu’il vous confie. Il s’agit d’éliminer les
hommes de sa garde personnelle, à un moment précis et dans
la discrétion la plus complète !
- Sa garde personnelle ! S’étonna Tobias.
- Vous avez bien entendu. Tous les hommes qui entoureront
le Führer ce soir sont des traîtres et la meilleure façon pour
les éliminer discrètement, c’est de les faire disparaître tous
ensemble. Ils n’auront ainsi pas le temps de se retourner et
réitérer leur coup. C’est bien de cette manière que l’on
écrase un nid de cafards !
- Comment vais-je pouvoir m’y prendre seul ?
- Vous ne serez pas seul. Je vais vous adjoindre une dizaine
de soldats qui vous assisteront. Mais ne vous y trompez pas
Kolonel, ces soldats auront l’ordre de vous descendre à la
moindre tentative de fuite ou d’hésitation. Ce qui
confirmerait les doutes du Führer à votre sujet !
- Je ne suis pas un traître, je lui ai déjà dit. Je n’ai pas
l’intention de me dérober aux ordres ! Fit Tobias, agacé par
les allures hautaines de ce général planqué qui avait dû
passer toute sa carrière dans les bureaux. Puisque je dois

353
prouver mon innocence, j’irai jusqu’au bout et sans
hésitation !
- Parfait, Von Krüger, c’est ce qu’on attend de vous !
L’opération doit s’effectuer lorsque Hitler se rendra aux
toilettes, pendant le repas qui suivra le discours !
Sa garde l’accompagnera et fera place nette pour laisser le
chancelier se soulager. C’est à ce moment-là qu’on les
soupçonne de tenter quelque chose !
- Pourquoi Hitler ne les arrête pas avant. Il joue sa vie à
quitte ou double !
- Il veut les prendre en flagrant délit !
- C’est de la folie !
- Vous connaissez le Führer, il a joué toute sa vie à quitte ou
double. C’est à vous d’intervenir dans les toilettes avant que
nos ennemis passent à l’action !
Il faudra les neutraliser dans le plus grand silence sans que
Hitler lui-même entende quoi que ce soit !
Ensuite, vous les remplacerez par nos hommes triés sur le
volet et qui le protégeront !
Avez-vous bien compris ?
- Que dois-je faire de ces traîtres ?
- Je ne veux pas connaître les détails macabres. Le plus
important est de les neutraliser dans la discrétion la plus
extrême et de les évacuer sans attirer l’attention !
- Rien que ça ? Plaisanta Krüger.
- Vous ne devez réapparaître qu’à la fin de la soirée lorsque
toute la mission sera accomplie !

354
- Je pense avoir tout compris ! Fit Tobias résigné. Il savait
la mission pratiquement impossible mais pour son Führer, il
tenterait le coup, devrait-il en mourir. Hitler mettait sa vie
dans la balance pour que lui, petit colonel insignifiant,
puisse prouver son innocence. Ou il était un traître et agirait
comme tel, ou il était loyal et le sortirait de là. Hitler n’avait
que ce moyen d’être sûr de sa loyauté. Son Führer venait de
lui donner une leçon qui renforcerait à jamais ses liens avec
lui.
- Ah ! Un détail important, il ne faut absolument pas que
Hitler vous voie avant que la mission soit terminée. Vous
devez être toujours en retrait mais suivre de loin tous ses
faits et gestes et être prêt le moment venu. De toute manière,
vos hommes ne vous quitteront pas d’une semelle.
Tobias ne chercha pas à comprendre les raisons pour
lesquelles il lui demandait de se soustraire à son regard.
Peut-être que les traîtres qui l’accompagnaient pouvaient le
reconnaître et deviner son dessein. Une raison de sécurité,
ce ne pouvait être que cela.
- Je vous laisse un plan des toilettes de la taverne pour vous
familiariser avec l’endroit. Nous passerons vous prendre ce
soir, ensuite, si tout va bien, vous pourrez repenser à votre
avenir !
Von Schutznitz salua en claquant les talons et se retourna en
tapant sur la porte. Gerd ouvrit au général de pacotille qui
commençait à avoir chaud. Lorsque Gerd referma la porte,
il souffla un grand coup, heureux de s’être acquitté avec
succès de sa mission. Gerd lui fit un signe avec le pouce levé

355
en guise de félicitations. Les trois hommes s’éloignèrent un
peu pour parler à voix haute.
- Dis-moi Klaus, je ne te savais pas si bon comédien !
- Sacré non, je suis vidé ! En tout cas, le fruit est mûr et prêt
à tomber !
- Gustav va être content !
- Il croit dur comme fer que son patron est en danger de mort.
J’avais peur de craquer avant la fin ou de faire une erreur
grossière. Finalement, je m’en suis bien sorti !
Je viendrai le chercher ce soir avec nos amis. Vous deux,
vous serez de la partie !
- A ce soir, on te le garde au chaud !

Horst Tapp se leva comme chaque jour à dix heures, prit son
petit déjeuner en flânant. Il se rendit à l’entrée de son
appartement pour récupérer l’exemplaire du
Münschenjedestages, que le livreur déposait chaque matin
sur son paillasson. Il le compulsa pendant une demi-heure
pour y lire les nouvelles locales. Cet homme d’une
cinquantaine d’années travaillait comme extra à la taverne
Gessler pendant l’Oktoberfest et ce, depuis qu’il était tout
jeune. Il était temps pour lui que ça s’arrête car la fatigue
accumulée pendant tout le mois, commençait à se faire
sentir. C’était d’ailleurs le cas pour tous les serveurs qui

356
assumaient les services du midi et du soir sans discontinuer,
sans un seul jour de repos.
Horst passa à la salle de bain et fit la moue en remarquant sa
mine renfrognée à travers le miroir brisé. Ses traits étaient
tirés et les yeux las. Comme il avait l’air fringuant pourtant,
en tenue blanche de maître d’hôtel. Lui qui était grand,
élancé et n’avait pas pris une once de graisse malgré l’âge.
C’était dû au fait qu’il avait toujours eu une activité
débordante aussi bien dans le travail qu’avec les femmes car
il plaisait à la gente féminine et il le savait.
Ses cheveux courts coiffés en brosse étaient d’un blanc
parfait, ce qui lui donnait un air distingué. Pourtant, ce matin
n’était pas comme les autres. Cela faisait longtemps,
plusieurs années même, mais aujourd’hui dans sa tête, il
était prêt. Sa décision était prise et tant pis pour les
conséquences. Cette clôture de l’Oktoberfest représentait
pour lui, un tournant dans sa vie. Si demain matin, il se
retrouvait devant sa glace, une nouvelle vie commencerait
pour lui et rien que d’y penser, ses yeux plutôt rieurs
reprenaient une forme de joie contenue.
Horst tourna son blaireau dans la mousse et s’en appliqua
délicatement sur le visage. La lame passa d’un geste sûr et
décisif sur la peau burinée et sous le menton volontaire,
coupé en deux par une fossette profonde. Après une friction
prolongée d’eau de Cologne, celui-ci s’habilla car il avait
juste le temps de se rendre à la taverne pour son service de
midi.

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Il sortit de chez lui et longea d’un pas rapide la Kaiserstrasse,
faisant des signes aux gens du voisinage qu’il croisait. Cela
faisait une dizaine d’années qu’il habitait le quartier et les
voisins l’aimaient bien. Il était toujours présent pour rendre
service à quelqu’un en difficulté. Ces mêmes voisins
voyaient régulièrement des femmes franchir le seuil de son
immeuble, jamais les mêmes. Ça pouvait durer toute la
journée. Lorsqu’on voyait les volets s’ouvrir sur la rue, il ne
se passait jamais plus de dix minutes avant de voir la femme
quitter l’immeuble. C’était d’ailleurs devenu l’objet
d’enjeux des parieurs du bistrot d’en face qui
chronométraient le temps entre l’ouverture des volets par
Horst et l’instant où la personne franchissait la porte donnant
sur la rue. Celui qui se rapprochait le plus du temps exact, se
faisait payer la tournée par les autres.
Horst tourna au coin de la Hammelstrasse et pénétra dans la
petite boutique d’un tailleur juif. L’homme s’aplatit devant
lui, le laissa entrer et referma derrière, non sans lorgner à
droite et à gauche avant de baisser le rideau. Il ne se passa
pas cinq minutes avant que Horst ressorte de l’échoppe, un
paquet dissimulé dans la poche intérieure de son manteau
épais. Il prit la direction de la taverne Gessler située en plein
centre. Plus il s’approchait du centre et plus l’effervescence
de cette journée particulière se faisait sentir. Il entra dans la
taverne dont les vitrines occupaient tout un pâté de maison
face à la Karlthéodorplatz.
Horst s’arrêta net. Des hommes en civil fouillaient de fond
en comble la grande salle des festivités, ce qui représentait

358
un travail fastidieux. Horst renfonça son paquet un peu plus
au fond de sa poche et se dirigea par l’allée centrale vers la
cuisine.
- Halt ! Qui êtes-vous ?
Horst se retourna et essaya d’arborer son meilleur sourire.
- Bonjour ! Je travaille ici, je viens prendre mon service de
midi !
Le policier en civil l’inspecta d’un air soupçonneux. Ils
avaient un peu près le même âge, mais autant l’un était grand
et mince, autant l’autre était petit et bourreleteux.
- Vous avez vos papiers ?
Horst fouilla dans la poche arrière de son pantalon et en
sortit un petit portefeuille d’où il extirpa la carte d’identité.
- Voilà ! Fit Horst en tendant sa carte.
L’autre lui prit brutalement la carte des mains. Il était agacé
d’être dominé de deux têtes par cet homme et d’être obligé
de se plier le gras du cou pour pouvoir le regarder dans les
yeux.
- Je vous assure que je travaille ici !
- Laissez-le donc ! Lança un homme qui sortait des cuisines.
Il s’approcha de Horst. C’est un de mes maîtres d’hôtel. Si
vous nous retardez, nous ne serons jamais prêts pour ce midi
et pour la réception de ce soir que nous devons préparer !
Le policier lui rendit sa carte et fit un signe de la tête pour
lui signifier à regret d’aller à son travail. Il aurait bien aimé
trouver chez cet homme quelque chose à redire, histoire de
le tracasser. Il ne supportait pas son air arrogant. En vérité,
il avait du mal à accepter le fait d’être le fruit d’un père

359
alcoolique et d’une mère au physique ingrat alors que l’autre
en face possédait une nature à damner toutes les femelles qui
passaient à son encontre.
Il le regarda s’éloigner dans l’allée, resta songeur quelques
instants puis se remit fébrilement à sa fouille systématique,
lançant des ordres à son équipe et faisant de grands gestes
comme pour se donner plus d’importance. On lui avait
donné la mission d’inspecter de manière approfondie la
guinguette, en vue de l’éventuel passage d’un homme du
gouvernement.
- Ils sont plutôt nerveux les gugusses ! Fit Horst à son
supérieur. Les deux hommes s’appréciaient et se tutoyaient
volontiers.
- Tu parles, ce soir, ça va bouger et cela nous confirme que
nous allons voir passer de la grosse légume. Peut-être
Goebbels, comme l’année dernière !
- Peut-être ! Répondit Horst.
- Il est temps de se mettre au travail. Va te changer et viens
me rejoindre à la cuisine. On a du pain sur la planche.
Horst fit mine d’obéir mais fonça à la réserve. Il monta sur
une chaise, regarda autour de lui et déposa discrètement son
paquet sur un boyau d’évacuation d’air, fixé au plafond. Vu
du sol, celui-ci était invisible et ce n’est pas là que les
policiers auraient l’idée de fouiller. Horst retraversa la
grande salle. Il pénétra aux toilettes, ouvrit la porte des
vestiaires avec son carré et se mit en tenue. La journée allait
être mémorable.

360
Fritz Berkel en avait terminé avec la fouille de la grande
salle. La vingtaine de sbires qui étaient sous ses ordres
étaient épuisés. Ils avaient soulevé des centaines de tables et
de chaises, vérifiant méticuleusement chaque endroit où l’on
aurait pu dissimuler une bombe ou des armes. Ils n’avaient
rien trouvé. Berkel, de ses gros bras boudinés faisait des
moulinets, exigeant de ses hommes plus d’énergie. Ceux-ci
n’en pouvaient plus. Il les expédia vers le large escalier en
colimaçon qui donnait accès aux balcons.
Horst prit l’allée centrale, poussant un chariot rempli de
piles d’assiettes qu’il avait l’intention de distribuer sur
chaque table. Berkel, à force de hurler ses ordres, transpirait
à grosses gouttes.
- Vous allez finir par les tuer, à ce rythme ! Lui dit Horst en
passant.
Berkel le toisa méchamment sans rien dire. Il le suivit du
regard, ses petits yeux porcins enfoncés dans leurs orbites.
Les gouttes de sueur perlaient sur ses joues boursouflées.
Horst commençait à disposer tranquillement ses assiettes à
chaque table lorsque Berkel s’approcha de lui d’un pas
chaloupé.
- Toi, tu n’as pas intérêt à faire le malin, tu m’as compris ?
Horst tourna la tête pour contempler cette caricature de
visage. Il ne répondit pas. Ce n’était pas l’homme qu’il
haïssait. Ce pauvre personnage était déjà assez malheureux
comme ça en étant gros, laid et infirme. Non, ce qu’il

361
exécrait, c’était le fait qu’on puisse permettre à des gens
comme lui de diriger d’autres hommes avec la même cruauté
que celle que la nature avait fait part à son égard. Et ceci
était très répandu dans le système nazi. Il suffisait de
regarder Himmler, Goebbels ou Goering pour le
comprendre.
Berkel s’éloigna de lui et Horst continua à vaquer à ses
occupations lorsqu’il le vit se diriger vers la réserve. Tout en
plaçant ses assiettes, Horst lorgnait d’un œil inquiet vers son
endroit. Il vit avec soulagement Berkel ressortir de la réserve
et pénétrer dans les cuisines.
- Horst ! Viens là !
Il sursauta lorsqu’il vit Berkel avec son collègue de travail.
Il s’approcha d’eux d’un pas tranquille.
- Monsieur le policier voudrait inspecter le vestiaire des
serveurs. Peux-tu l’accompagner et lui ouvrir la porte.
- Mais, bien sûr ! Répondit Horst en souriant. Suivez-moi !
Il se dirigea à pas rapide dans la grande allée car il fallait
retraverser la salle. Si Berkel avait pu voir le regard amusé
de Horst à ce moment-là, il l’aurait descendu sur-le-champ.
Il essaya tant bien que mal de suivre le pas de celui-ci qui
accéléra encore un peu plus. L’autre derrière n’en pouvait
plus et soufflait comme un bœuf en tenant un mouchoir pour
s’éponger la figure. Lorsque Horst arriva à l’entrée des
toilettes, Berkel était encore à une trentaine de mètres et
avait renoncé à le suivre. Il termina les derniers mètres en
chancelant avant de s’asseoir sur une chaise qui fit mine de
craquer sous le poids. Horst se dit que s’il restait là encore

362
une minute, la chaise allait s’écrouler et il ne pourrait pas
s’empêcher de rire devant le pauvre policier.
- Vous vous sentez bien Monsieur ? Si vous le désirez, je
peux vous apporter un verre d’eau. Il ravala son sourire. Si
la chaise craquait à ce moment précis, il ne pourrait pas
résister au fou rire qui commençait à monter dans sa gorge
et si l’autre le jetait en prison, cela compromettrait ses
projets.
Berkel fit un geste de la main en guise de ‘non, ce n’est pas
la peine’ et tenta de se relever. Horst se précipita sur lui pour
l’aider car s’il se rasseyait maintenant, il se retrouverait le
cul par terre. Par bonheur, Berkel se remit sur pieds et tout
en reprenant de la contenance, fit signe à Horst de continuer.
- Voilà, c’est ici ! Horst ouvrit la porte avec son carré.
Berkel pénétra dans l’antre des serveurs et passa en revue
chaque placard. Ceux-ci n’étaient pas fermés à clé. Il
s’arrêta sur un d’eux et resta figé. Horst ne comprenait pas
pourquoi. Il était masqué par la porte du casier et se
demandait bien ce que Berkel avait pu trouver. Il essaya de
passer la tête mais l’autre s’en rendit compte et ferma
brutalement le placard. Sans rien dire, Berkel termina sa
ronde et quitta l’endroit sans même prêter attention à Horst.
Celui-ci se précipita vers le mystérieux placard. Lorsqu’il
découvrit la photo d’une superbe créature en tenue légère,
épinglée au fond de l’étagère, il ne savait plus s’il fallait en
rire ou avoir de la pitié pour cet homme.

363
La soirée était bien avancée et l’ambiance à la taverne
Gessler battait son plein. La présence dans la salle de
nombreux officiers et soldats laissait présager de la venue
imminente des officiels dont la grande table avait été
disposée au centre de la taverne. Pour le moment, la table
inondée de fleurs et décorée de vaisselle fine, était vide.
L’impatience se faisait sentir. Des militaires entonnèrent un
chant nazi, repris par les centaines de civils se trouvant dans
la foule. L’orchestre accompagnait l’ensemble, faisant
résonner ses cuivres avec fracas.
Gustav avait disposé ses hommes un peu partout malgré
l’omniprésence des sbires de Berkel. Tout le monde
attendait qu’il se passe quelque chose. La venue d’un
mystérieux personnage politique était sur toutes les lèvres.
Cela ne coupait pas l’appétit aux participants du banquet qui
se faisaient servir des plats de choucroute saucisses
fumantes, arrosées de bière bavaroise et accompagnées des
sempiternels Bretzels artisanaux et folkloriques. Nombreux
étaient ceux qui s’y étaient pris trop tard et s’entassaient au
fond de la salle, les yeux rivés sur les plats servis à table et
sur la tribune montée à l’occasion sur le balcon, dominant
toute l’auberge.
Non loin des toilettes, plusieurs hommes de Gustav étaient
embusqués. Gerd tenait Von Krüger à l’œil près de lui au
cas où il aurait de mauvaises idées. Celui-ci semblait docile.
Il scruta son regard dirigé vers la tribune. Avait-il gobé la
mise en scène ou faisait-il semblant ? Enfin, tout avait l’air
au point. Il ne restait plus à Hitler qu’à venir à la soirée et à

364
avoir une envie de pisser pressante. Hitler était si
imprévisible. S’il n’en avait pas envie, il ne viendrait pas et
tout tomberait à l’eau.
Gerd et son équipe voyaient défiler des hommes et des
femmes qui entraient et sortaient sans interruption des
toilettes. L’opération discrétion n’allait pas être aisée.
Pourtant, c’était la clé de voûte de la mission. Un camion
était garé sur le trottoir à une vingtaine de mètres de l’entrée
annexe. Dedans attendait une autre équipe chargée
d’évacuer la garde personnelle du Führer. Krüger devait
jouer sur du velours. Son rôle était d’occire purement et
simplement chaque garde pendant que les autres les
dirigeraient en les soutenant vers le camion. De loin, on
prendrait cela pour une scène de beuverie et comme la
viande saoule ne manquerait pas, personne ne devrait se
rendre compte de la réalité, du moins en théorie.
Les chants patriotiques commençaient à s’essouffler
lorsqu’une clameur de contentement résonna au bout de la
salle. Un des hommes de Berkel traversa précipitamment
l’allée centrale et se dirigea vers son patron.
- Les voilà ! Ils arrivent ! Leurs voitures viennent de s’arrêter
devant l’entrée principale.
Le sang de Berkel ne fit qu’un tour. Il fonça lourdement vers
la porte, suivi de son sous-fifre.
Du camion embusqué, les hommes aperçurent deux voitures
officielles ornées de petits drapeaux à croix gammées. Elles
arrivèrent à force allure et se garèrent devant la taverne de

365
manière parfaite. Les chauffeurs qui les conduisaient étaient
des as.
De la première automobile surgirent cinq hommes en tenue
spéciale, la tenue noire réservée aux gardes personnels de
Hitler. Ils s’investirent autour de la seconde voiture, l’œil
aux aguets et la mitraillette au poing. L’un d’eux, un officier
qui semblait diriger le groupe, ouvrit la portière arrière pour
en laisser sortir un personnage habillé en militaire. Sa
casquette raidie par l’amidon, donnait l’impression de
s’ériger vers le ciel. L’homme se tînt debout un instant,
regardant à droite et à gauche, un petit air de contentement
dans le regard. Celui de quelqu’un qui allait passer une
bonne soirée à discourir et ripailler à volonté. Adolf Hitler
rajusta son col de gabardine et attendit la sortie de la
personne qui l’accompagnait.
- Vous venez Erasmus ?
Erasmus Taggerzeit était le maire de Munich depuis 1933 et
un grand ami d’Adolf. La fête de la bière, c’était son œuvre.
C’est lui qui avait propulsé cet événement au niveau national
et qui l’avait fait connaître hors des frontières. Il ne pouvait
en aucun cas, rater la clôture de l’Oktoberfest.
Les deux hommes franchirent la porte d’entrée de la taverne
sous les ovations de la foule. Les gardes poussèrent
fermement le public pour permettre leur passage. Une trouée
se forma. La taverne était en délire. Pratiquement personne
ne s’attendait à voir le führer et c’était le genre de situation
qu’Adolf affectionnait. Il s’immobilisa dans la grande allée.

366
Des milliers de bras levés le saluaient, scandant un hymne
au dieu vivant.
Une forte odeur de saucisse et de choux envahit ses narines.
L’homme scrutait cette foule qui était à ses pieds. Il avait
faim mais il fallait d’abord apporter à ces gens ce qu’ils
attendaient tous. L’allocution que le Führer se devait de leur
donner. Le directeur de la taverne accompagné de Berkel
s’approchèrent de lui et le saluèrent.
- Monsieur le chancelier, nous sommes très honorés de votre
présence. Si vous voulez bien me suivre !
Adolf fit un signe de politesse envers le directeur et le suivit
docilement avec toute sa troupe. Celui-ci lui indiqua le grand
escalier en colimaçon qui menait au balcon où se tenait la
tribune, montée à cet effet.
Adolf laissa Erasmus et ses gardes s’installer à la table des
officiels. Seul, le commandant des gardes du corps le suivit
et se figea en retrait derrière lui.
Tous les convives de la soirée se tenaient maintenant debout
autour des tables, les yeux rivés sur lui. Un silence total
trancha par rapport à l’effervescence des minutes
précédentes. Tout le monde attendait les premiers mots du
Führer comme s’ils avaient besoin de cela pour respirer.
Adolf sentit ses facultés d’orateur monter en lui. Lorsqu’il
était dans cet état, il en oubliait tout le reste. C’est presque
en transe qu’il commença les premières phrases de son
discours dont les mots bien choisis, résonnaient comme des
battements de tambour. La rumeur disait qu’il s’entraînait
des heures devant son miroir, mettant au point les moindres

367
expressions, accentuant sur les propos les plus déterminants,
ceux qui en général, déclenchaient l’euphorie et la frénésie
parmi ses auditeurs.
Lorsqu’il s’arrêtait entre deux phrases pour donner plus
d’effet, il profitait de cet instant pour mesurer l’intensité
ainsi obtenue. Pendant ces moments-là, on pouvait entendre
des mouches voler. Puis, il reprenait de plus bel et repartait
dans son allocution pour finir enfin une demi-heure ou trois
heures après. Il ne perdait pas un seul des milliers
d’auditeurs, pétrifiés par cette cascade de mots, roulant les
uns plus vite que les autres jusque dans leurs cerveaux
anesthésiés. Il terminait enfin son discours, les yeux levés
vers le ciel et les bras tendus, sous le fracas des
applaudissements de l’assemblée.
Le discours avait duré quinze minutes. Adolf avait l’estomac
qui le tenaillait et avait décidé de faire au plus court. Il salua
une fois encore la foule prosternée devant lui et quitta la
tribune pour redescendre l’escalier, l’air content de lui,
toujours suivi de son officier garde chiourme. Il s’asseya à
sa place réservée, autour de la table officielle dont les
serveurs débarrassaient les énormes bouquets de fleurs pour
faire place à des choses plus comestibles.
Il y avait là, le maire de Munich, le directeur de la taverne,
quelques généraux d’état-major et tout au bout de la table,
sa garde personnelle ainsi que Berkel qui prenait deux places
à lui tout seul.
Les maîtres d’hôtel amenèrent les premiers plats et des
bocks d’un litre de bière faisaient face à chaque convive.

368
Adolf saisit son verre, en examina le liquide couleur miel et
le porta à hauteur du visage.
- Prosit, mes amis !
Tous firent de même. L’ambiance dans la salle était un peu
retombée et chacun respectait le fait qu’un homme, même
chancelier, puisse prendre son repas sans être dérangé. On
se serait presque cru un jour normal d’Oktoberfest où
chaque personne se trouve devant sa montagne de
choucroute sans savoir par quel bout la prendre.
Adolf était en pleine conversation avec Erasmus qui profitait
de l’occasion pour essayer de soutirer des fonds pour sa
ville. La période n’était pas faste mais Adolf écoutait d’un
air intéressé les arguments de son ami tout en crochetant de
sa fourchette, des bouchées de choux Ils en étaient tous deux
à leur deuxième bock de bière et l’effet de l’alcool
commençait à se faire sentir, surtout chez Erasmus. Il
tapotait familièrement l’épaule d’Adolf tout en lui racontant
des histoires cochonnes. Cela faisait presque une heure que
le repas durait au rythme de ballet des serveurs, qui allaient
et venaient, apportant toujours plus de choux, de saucisses
et de bière. L’assemblée, tout autour, avait fini par s’habituer
à la présence de Hitler et la soirée continuait bon train.

369
Certaines tables se vidaient au grand bonheur de ceux qui
attendaient, debout dans la foule, d’avoir l’insigne honneur
de dîner en présence de leur chancelier.
Gustav consulta sa montre d’un air agacé. Hitler ne décollait
pas le cul de sa chaise et si cela continuait, la soirée allait se
terminer sans que rien ne se passe.
Pourtant, Gustav avait compté au moins trois litres pour
Hitler et cinq pour le maire de Munich qui risquait dans les
minutes suivantes, de rouler sous la table. Il lança un regard
inquiet à un de ses hommes qui le lui rendit. D’où il se
trouvait, il pouvait apercevoir Gerd, près des toilettes.
Ils en étaient aux fromages qui s’étalaient sur la table. Ceux-
ci représentaient toutes les régions d’Allemagne mais Adolf
n’aimait pas le fromage. Il en profita pour héler son officier
garde du corps et lui glissa quelques mots à l’oreille. Celui-
ci fit signe à deux de ses hommes et tous trois repartirent
dans la grande allée vers la sortie puis bifurquèrent vers les
toilettes, ce qui alerta Gerd et sa bande. Les deux soldats se
postèrent à l’entrée des toilettes tandis que leur chef pénétra
dans la première salle pour virer comme des malpropres les
femmes qui se refaisaient une beauté, face aux grands
miroirs. Il emprunta le passage qui partageait les hommes et
les dames et fit le tour pour vérifier qu’il n’y avait plus
personne. Une fois la chose faite, il sortit pour rejoindre ses
deux hommes à l’entrée en ayant l’air d’attendre.
Adolf se leva d’un coup et fit quelques pas hésitants. Il fit
signe aux gardes qui restaient de venir en aide au pauvre

370
Erasmus qui, s’il continuait ainsi, allait s’uriner dessus sans
même s’en rendre compte.
La petite troupe progressa dans l’allée. Erasmus qui ne
pouvait pas marcher tout seul, était supporté par les deux
gardes. Adolf marchait derrière eux, saluant de la tête
quelques tables en passant. Il était temps pour eux d’aller
vidanger leurs vessies.

Ron regardait sa montre inlassablement. Il était presque


vingt-trois heures. Cela faisait des lustres qu’ils attendaient,
Albert, son père et lui, tous trois dissimulés dans le vestiaire
des serveurs. Ils avaient réussi à grimper sur les conduits de
ventilation qui parcouraient toute la taverne. Du sol, ils
étaient invisibles et avaient vu défiler les maîtres d’hôtel
prenant leur service, les uns après les autres.
Maintenant, c’était le silence complet. On était venu les
prévenir de l’arrivée de Hitler à la taverne, depuis, plus rien.
Ron était redescendu de son perchoir et faisait le guet par le
trou carré de la porte.
Shlomo transpirait à grosses gouttes. Etait-ce la chaleur ou
le trac ? Toujours est-il qu’il se demandait encore si tout cela
en valait la peine. En cas de réussite, quels étaient les plans
de Gustav ?
Il se souvenait encore de ses dernières paroles.
- Ne vous inquiétez pas Shlomo, si nous y arrivons, nous
serons toujours derrière vous pour vous protéger. Si Hitler

371
est éliminé de la scène, votre rôle sera d’agir en sorte pour
que progressivement, les allemands soient dégoûtés de sa
politique et du parti nazi. Nous serons là pour vous planifier
les décisions politiques qui feront qu’au bout de quelque
temps, le pays rejettera complètement Hitler et sa bande et
demandera de nouvelles élections. Mais il faut que tout se
passe en douceur !
Ensuite, avant qu’il fasse trop chaud pour vous, vous
disparaîtrez de la circulation. Ce qui salira encore plus
l’image du vrai Hitler !
Shlomo avait beau se ressasser ces paroles dans la tête, tout
était purement théorique. C’est vrai qu’il ressemblait
beaucoup à son demi-frère, mais quand même, si on le
regardait de plus près, on pouvait s’apercevoir de la
supercherie. S’il n’y avait pas eu la mise en scène de Krüger
qui s’était révélée positive, il n’aurait sûrement pas osé
entreprendre cette folie. Et puis... Etaient-ce vraiment les
projets de Gustav ? Depuis le début, il avait ressenti chez cet
homme quelque chose d’indéfinissable, quelque chose de
mystérieux.
Un geste de Ron, qui avait l’œil collé au trou de la serrure,
les alerta. Ron mis son doigt devant la bouche en guise de
silence et éteignit la lampe des vestiaires. Il aperçut un
homme en uniforme d’officier faire le tour des toilettes,
inspectant les latrines, donnant des coups de botte dans
chaque porte pour s’assurer qu’il n’y avait personne. Il le vit
s’approcher de sa porte. La poignée tourna vivement sans
succès. L’officier insista plusieurs fois puis s’éloigna au

372
grand soulagement des trois amis. Le silence retomba dans
la pièce. Il n’y avait plus de va et vient constant dans les
toilettes. Cela ne pouvait signifier qu’une chose, l’endroit
était interdit, c’était le moment crucial, l’alerte rouge. Ron
susurra à voix basse.
- Ça va être à nous. Vous pouvez descendre et que Dieu nous
protège !
Un silence pesant s’installa au rythme de leurs respirations.

Les deux soldats ne laissaient plus entrer personne et leur


chef écartait la foule qui s’agglutinait pour laisser un
périmètre de sécurité. A cinq mètres de là, Gerd suivait la
scène avec intérêt. Il allait falloir agir vite sous le couvert de
l’agitation et du bruit des orchestres qui produisaient une
démesure de cuivre et de tambours.
Soudain, la foule s’écarta, laissant apparaître deux soldats
soutenant un homme d’un âge mûr mais qui n’était pas
Adolf Hitler.
- Scheise ! C’est la tuile ! Pensa Gerd. Il se ravisa aussitôt
en apercevant Hitler qui les suivait en serrant des mains sur
son passage. Ses yeux en disaient long sur son état d’ébriété.
Il avançait lentement, d’un pas mal assuré, un sourire figé
sur son visage. Gerd et ses hommes, mélangés à la foule
reculèrent imperceptiblement. Krüger détourna la tête. Les
ordres étaient précis, il ne fallait en aucun cas que Hitler ou

373
quiconque, croise son regard pendant l’opération et le
reconnaisse.
Tout ce petit monde pénétra dans la première salle des
toilettes, sous le regard hermétique des deux gardes à
l’entrée. Il était nécessaire pour Gerd et Tobias que tout se
passe en quelques minutes. Les hommes du camion étaient
en alerte et ceux, dispersés dans la taverne, rappliquaient
pour faire écran au reste de la foule qui de toute manière
commençait à refluer.
Ils avaient bien réfléchi sur la façon d’agir. Tout d’abord,
neutralisation des gardes à l’entrée, ce qui ne devrait pas être
trop difficile, compte tenu de la surprise. La deuxième phase
serait plus aléatoire.
Gerd et Tobias, bras dessus bras dessous s’approchèrent des
deux hommes en titubant et en chantant une chanson
paillarde. Les gardes les toisèrent du regard sans bouger.
- On peut passer s’il vous plaît, on a envie de pisser !
Gerd avait pris une voix nasillarde tout en s’approchant à les
frôler. Aucun des deux hommes n’eut le temps de réagir
lorsque d’un geste synchronisé, les deux lames
s’enfoncèrent sous le menton pour traverser d’un coup sec,
la langue, le palais et la base du cerveau. Avant même de
s’écrouler, les corps étaient déjà soutenus par les gars du
camion et évacués discrètement.
Tobias entrouvrit d’un centimètre la porte d’entrée. A
l’intérieur, Erasmus venait juste d’avoir un haut le cœur et
un jet plein arrosa copieusement un des deux hommes qui le
soutenaient.

374
- Emmenez-le aux toilettes des femmes, il n’est pas en état
de rester debout. Là-bas, il pourra s’asseoir !
Adolf avait un peu de compassion pour son ami. Il le savait
en situation difficile avec sa femme. Les deux soldats
s’exécutèrent tandis qu’Adolf pénétra chez les hommes en
chantonnant.
Le chef des gardes avait pris soin de rester dans l’entre-deux
de manière à surveiller à la fois Erasmus et Adolf. Il n’était
pas du genre causant. Il obéissait aux ordres sans chercher à
comprendre et cela plaisait à Hitler.
Gerd s’engouffra dans la salle aux miroirs, suivi de Tobias
et plusieurs de ses hommes en tenue. Deux d’entre eux
gardaient l’entrée. Tobias, en tête, s’approcha à pas feutrés
de la porte battante qui les séparait de l’officier. Après un
regard furtif, il l’aperçut, occupé à observer Erasmus qui ne
voulait pas s’asseoir sur un siège et qui se battait presque
avec les pauvres soldats un peu dépassés.
- Du calme, Monsieur le maire !
L’officier garde du corps lui avait parlé sèchement, comme
s’il s’adressait à un de ses subordonnés.
Ce furent ses derniers mots. Tobias le saisit par derrière et
l’entraîna dans la salle mixte pour l’achever. Gerd fit signe
à ses collègues d’en finir avec les deux derniers gardes, trop
occupés qu’ils étaient à tenir Erasmus, endormi d’un coup
sur son siège.
Trois minutes après le début de l’opération, la garde
personnelle de Hitler au grand complet se trouvait dans le
camion qui démarra en trombe avec Krüger au volant, pour

375
une destination inconnue. Ce n’étaient pas les endroits
discrets autour de Munich qui manquaient pour se
débarrasser de cinq cadavres. Une fois la besogne terminée,
il fallait qu’il revienne à la taverne se présenter devant son
Führer et faire le point sur la réussite de sa mission.
Peut-être qu’après cette action de gloire, il rentrerait dans les
bonnes grâces de son chef et décrocherait enfin une
promotion importante, si possible un poste supérieur à
Berlin. Il ne se sentait bien que dans la capitale. Il y avait sa
vie, sa maison, ses terres, tout ce qu’il aimait et rien que d’y
penser, il avait hâte d’y être.

Ron perçut le bruit de la porte battante et colla son œil à


travers le trou de serrure. Il vit entrer dans les toilettes,
l’homme le plus aimé et le plus détesté de l’époque. Adolf
s’installa contre la pissotière, le dos tourné à la porte des
vestiaires, tout en fredonnant une des musiques que
l’orchestre venait de jouer. Il mit un certain temps à dégrafer
son uniforme. Devant l’impossibilité de le faire, il poussa un
gros juron et tira sur la braguette de ses doigts maladroits.
Les boutons cédèrent et il se libéra avec soulagement. Il
fallait maintenant éliminer trois bons litres de bonne bière
bavaroise. Le bienêtre de sa vessie dégonflée éclaira son
visage, toujours tourné face au mur. Il n’entendit pas Albert
arriver derrière lui. Par contre, il sentit le magistral coup de

376
pied au cul qui l’expédia contre l’urinoir où il s’écrasa les
testicules dans un cri de douleur.
Il n’eût pas le temps de crier à sa garde. Albert lui plaqua
son arme à la tempe.
- Alors, Tonton, on n’est pas content de me voir ?
L’autre le regarda l’air surpris et n’osa rien dire. Albert
l’entraîna de force dans le vestiaire où se trouvaient Ron et
Shlomo, puis referma la porte.
- Enlève ta veste et ton pantalon !
Adolf s’exécuta sans broncher mais ne put s’empêcher de
s’exclamer lorsqu’il reconnut Shlomo.
- Shlomo ! C’est toi qui es derrière tout ça ?
- Tu te trompes ! Je ne suis qu’un des rouages d’une machine
qui finira par vous écraser tous, vous les nazis.
- Dépêche-toi, papa ! L’heure n’est pas à la discussion !
- Tu as raison, Albert ! J’ai déjà assez discuté avec lui, il n’y
a rien à en tirer !
Shlomo enfila la veste et le pantalon d’Adolf, retira son
chapeau et apposa sa moustache postiche sous son nez.
- Qu’en penses-tu, mon cher frère ?
- Bof ! Pâle imitation. Et tu crois tromper quelqu’un comme
ça ?
- J’en ai l’intention, que tu le veuilles ou non !
Albert ouvrit la porte et laissa passer son père en lui
souhaitant bonne chance. Ils restèrent ainsi quelques instants
puis Albert referma la porte et Shlomo se retrouva seul.
C’est à ce moment qu’il mesura toute l’importance de sa
situation. Il se regarda dans un miroir, rajusta sa moustache,

377
renfonça sa casquette et sortit des toilettes homme. Est-ce
que Gerd avait mené sa mission à bien ? S’il tombait sur la
véritable garde personnelle de Hitler, allait-il faire illusion ?
Il déboucha dans la salle mixte où par bonheur, il reconnut
au premier coup d’œil, ses amis déguisés en soldat.
Gerd s’approcha de lui.
- Tout va bien Shlomo ?
- Attention ! Ne prononcez plus jamais ce nom devant moi.
Désormais, c’est Mein Führer !
Gerd sourit et invita Shlomo à sortir une fois pour toutes de
ces toilettes nauséabondes. Il allait devoir plonger dans la
foule. Ce premier test grandeur nature serait aussi le dernier.
Si ça ne marchait pas, il serait vite fixé.

Shlomo salua et serra quelques mains avant de se diriger


vers la table des officiels, guidé par Gerd et ses amis.
Quelle impression indescriptible que de se voir adulé par des
milliers de personnes qui scandent votre nom. Quelques
dizaines de minutes avant, il se trouvait à cheval sur un
conduit de ventilation, il était maintenant dans la peau du
personnage le plus important d’Allemagne.
Il atteignit sa table où il retrouva Erasmus, ramené peu de
temps avant. Le pauvre ne s’était rendu compte de rien et se
trouvait plongé dans un demi-sommeil, proche de la
léthargie. Malgré cela, un serveur posa un bock de bière
devant lui.

378
Erasmus tenta de s’en saisir sans succès. Shlomo assoiffé par
l’angoisse de l’attente s’empara du bock.
- Prosit, mes amis !
Seul, un général en face de lui eût le courage de le suivre
dans sa démarche. Les autres devaient penser qu’il était le
plus fort, même à ce petit jeu. Nul ne pouvait s’imaginer
qu’il avait passé toute la journée sans boire et sans manger.
- Maître d’hôtel ! Resservez-moi donc de la choucroute et
des saucisses. Le serveur fit des yeux tout ronds. Autour de
lui, on le regardait avec effarement. Où pouvait-il caser tout
ça ? Même Berkel au bout de la table, qui terminait
difficilement son cinquième plat en resta baba.
Pendant ce temps, Albert avait quitté le vestiaire pour
rejoindre Gustav, laissant Hitler aux mains de Ron. Il voulait
suivre pas à pas l’action de son père, lui faire savoir qu’à
chaque instant, lui et ses amis seraient présents pour assurer
sa sécurité.

Le dos appuyé contre la porte des vestiaires, Ron tenait en


joue Adolf qui le fixait sans rien dire.
- Monsieur le chancelier ! Fit Ron dans un accent teinté
d’anglo-canadien. Je m’appelle Ron Abbot et je suis
journaliste canadien. Puisque nous sommes condamnés à
rester ensemble un bon moment, pourriez-vous m’accordez
un interview ?

379
Adolf qui avait complètement dessaoulé toisa Ron d’un
regard qui en disait long.
- Que faites-vous dans cette histoire ? Demanda Adolf.
Comment un journaliste canadien peut-il être mêlé
directement à un complot dirigé contre moi ?
- La seule chose qui m’intéresse en vérité, c’est mon métier.
Vous pensez bien qu’obtenir une interview de vous est un
scoop et je ne veux rater ça pour rien au monde !
- J’ai entendu parler de vous par mes services secrets. C’est
vous l’instigateur de ces articles que reprennent tous les
journaux étrangers en ce moment !
- Exact !
- J’en ai lu quelques-uns, vous m’avez l’air bien renseigné !
- Le hasard et la chance m’ont beaucoup aidé !
- Cette fois-ci, vous avez dépassé les bornes et forcé votre
chance. Vous ne vous sortirez pas vivant de cette situation !
- Si vous faites allusion à votre garde personnelle, à cette
heure, elle doit flotter entre deux eaux dans l’Isar !
Adolf se tut. Son cerveau réfléchissait à cent à l’heure.
Shlomo était bien capable de faire illusion. Depuis toujours,
ils se ressemblaient comme de vrais frères. Il avait été
frappé, lors de sa dernière entrevue avec lui à Berstesgaden,
par sa ressemblance qui s’affirmait avec l’âge.
- Qu’allez-vous faire de moi ?
- Ça dépendra de l’interview. Si vous êtes coopératif, vous
aurez une petite chance de vous en sortir !

380
- D’accord ! Je vous écoute ! Dans l’esprit d’Adolf, il fallait
gagner du temps au maximum. L’autre en face lui offrait ce
temps précieux. Il fallait coopérer, après on verrait bien.
Hitler avait accepté trop facilement. Ron le savait, il
n’obtiendrait pas ce qu’il voulait, sous la menace de son
Lüger, mais le fait d’interroger Hitler, ce qui était le rêve de
tous journalistes, était quelque chose d’unique. Il allait
falloir lire entre les phrases.
- Je voudrais commencer par une question qui me brûle les
lèvres. Je me suis laissé dire que vous aviez l’intention de
mettre l’Europe à feux et à sang. Y a-t-il une part de vérité
ou ne sont-ce que des affabulations ?
Adolf sourit tout en reprenant une certaine assurance.
- Décidément, monsieur Abbot, vous êtes vraiment un
homme hors du commun. J’admire votre courage mais c’est
du suicide. En vérité, vous me ressemblez. Vous êtes du
genre à aller jusqu’au bout de vos objectifs, prêt à jouer votre
vie à quitte ou double.
Vous voulez connaître la vérité sur mes projets immédiats ?
Je vais vous les dire car après tout, je n’ai rien à perdre, vous
ne quitterez jamais l’Allemagne vivant !
Un frisson parcourut le dos de Ron car entendre ça de la
bouche de Hitler, c’était comme s’il se trouvait déjà devant
un peloton d’exécution.
- Ne m’en voulez pas, Monsieur le chancelier, mais je ne fais
que mon métier de journaliste !
- De fouille-merde, oui !

381
- Vous n’avez pas répondu à ma question ! Reprit Ron
sèchement.
- Que croyez-vous ? Il faut vivre en Allemagne pour
comprendre. Voilà un peuple déchu et humilié par la
dernière guerre et qui a trouvé en moi leur guide. Ce que je
leur dis les pénètre au plus profond de leur cœur et de leur
esprit. Oui, l’Allemagne a besoin d’espace vital. Vous n’êtes
pas à même de le comprendre, vous qui venez d’un pays
gigantesque. Vous savez, il y a longtemps que les allemands
vivent au-delà des frontières du pays. L’Autriche et la
Hongrie parlent notre langue. En Tchécoslovaquie, des
milliers de sudètes d’origine germanique vivent opprimés et
dans la pauvreté la plus complète. En Pologne, c’est pareil.
Je vais peut-être vous l’apprendre, il y a même des
Allemands sur votre continent, aux états unis. On les appelle
les Amisch !
Vous voulez connaître mes intentions, elles sont simples.
Annexer d’une manière ou d’une autre, tous les territoires
occupés par les Allemands et créer un empire puissant avec
lequel il faudra compter et où il fera bon vivre pour tous.
- Vous avez l’intention d’envahir les Etats-Unis ?
Adolf ne sourit même pas à la boutade. Ron reprit...
- C’est de l’utopie. Ce que vous me racontez là, c’est la
guerre. Vous voulez replonger ce pays dans l’ornière dans
laquelle il a du mal à se défaire !
- S’il y avait la guerre, nous la gagnerions mais dites-vous
bien que les choses puissent se passer d’une toute autre

382
manière. Je n’ai pas l’intention de déclarer la guerre à
quiconque !
- Pourquoi, alors, êtes-vous en train de vous constituer un
arsenal terrifiant ?
- Simple précaution !
Monsieur Abbot, j’aimerais assez que nous parlions de
l’article que vous avez écrit au sujet de mes origines juives !
Détiendriez-vous des documents sur ce sujet ou n’étaient-ce
que de simples allégations ?
- Je croyais que c’était moi qui posais les questions !
- Vous pourrez poser toutes les questions que vous voudrez
mais ce point-là me hante l’esprit depuis pas mal de temps !
- J’ai eu un document en ma possession mais ça n’était
qu’une copie. Je ne sais pas où se trouvent les originaux !
- Vous êtes un bien piètre journaliste à qui on peut faire
avaler ce que l’on veut. Où est votre objectivité dans cette
affaire si une simple copie peut vous convaincre. Et puis
non, je ne vous crois pas. Vous détenez, j’en suis sûr, les
véritables dossiers sinon vous n’auriez pas pris tous ces
risques !
- Ce n’est pas le document en lui-même mais plutôt les
circonstances dans lesquelles je l’ai obtenu qui m’ont
convaincu. Des gens sont morts pour ça !
J’aimerais maintenant changer de sujet et vous interroger
plus précisément sur votre politique. Nous avons tout le
temps pour ça !

383
Shlomo en était à sa deuxième assiette de choucroute et
commençait à aller mieux. Il n’était pas encore remis des
privations dont il avait été victime à Dachau., alors pour une
fois qu’on le servait comme un roi, cela avait du bon.
Erasmus s’était effondré sur la table, la tête enfouie entre ses
bras, sous les quolibets des autres convives.
C’était le moment tant attendu du dessert et les maîtres
d’hôtel s’apprêtaient à servir du coulis de cerise dans de
grandes assiettes. Berkel avait les yeux qui lui sortaient des
orbites car c’était son dessert préféré. Il allait s’en faire une
ventrée mémorable. La bave lui en sortait de la commissure
des lèvres. Un grand serveur distingué s’approcha de la table
officielle en tenant en l’air un grand plat creux sous cloche.
Il s’approcha de Shlomo avec l’aisance des serveurs de
grands restaurants et se planta face à lui devant la grande
table tandis que Berkel tendait déjà son assiette. Shlomo
salua sa prestation en levant son verre de bière. Comme pour
honorer le compliment de son Führer, l’homme en tenue
blanche posa délicatement le plat sur la table sans même
créer une seule vibration à la surface du coulis. Il leva
délicatement la cloche du plat, se saisit du vieux Kirov,
pistolet russe de la dernière guerre et tira un premier coup
d’une main malhabile, en direction de Shlomo. Son bock de
bière éclata et s’éparpilla en mille morceaux. Revenu de sa
surprise, Horst Tapp qui n’avait pas l’habitude des armes à
feu, regarda Shlomo sans comprendre. Pour lui, Hitler était
toujours assis, apparemment intact.

384
La scène se passa comme au ralenti. Horst tira un deuxième
coup qui résonna dans la taverne, faisant prendre conscience
aux gens du danger imminent. Malgré l’abrutissement dû à
l’alcool, des hommes et des femmes se ruèrent sous les
tables en hurlant. Un début de panique envahit la foule qui
se pressait déjà vers la sortie en se bousculant.
La deuxième balle traversa l’épaule de Shlomo et se logea
dans le crâne d’une vieille femme encore assise à sa table.
Horst, ahuri de voir Hitler toujours vivant, prit son temps
pour viser et tira un troisième coup de feu.
Le projectile frappa Shlomo en plein cœur et il tomba en
arrière avec sa chaise, inerte.
Les gouttes de sueur perlaient sur le visage de Horst. Il avait
eu le temps de tirer trois coups de feu sans que personne ne
lui mette des bâtons dans les roues mais les sbires de Berkel
et les hommes de Gustav commençaient à se ressaisir. Tout
ce beau monde était en train de cerner la table officielle
malgré les difficultés dues à la panique.
Horst contempla sa victime une dernière fois par terre.
- J’espère que tu as ton compte, sale nazi !
Il regarda autour de lui. La menace se précisait. Horst se
précipita vers les cuisines par l’allée centrale en courant.
Quelques coups de feu en l’air eurent tôt fait de calmer ceux
qui faisaient mine de se mettre en travers de son chemin.
Berkel, frustré par l’absence de coulis, se leva et visa
posément Horst qui continuait à courir. Une grosse tache
rouge macula le fringuant costume blanc du maître d’hôtel
qui tomba raide mort en glissant sur le sol carrelé. La balle

385
ayant traversé la moelle épinière, Horst était passé de vie à
trépas sans transition, sans même sentir la douleur. Tandis
que les hommes de Berkel se précipitaient sur Horst, Gerd
et Albert s’occupaient d’évacuer Shlomo à travers la foule
affolée. Dans la panique, personne ne savait qui faisait quoi
et les hommes de Gustav progressaient difficilement vers la
sortie.
- Sortons par la porte de secours, derrière les toilettes !
- Il faut prévenir Ron que tout est fichu !
- Je m’en charge !

Adolf avait répondu docilement à toutes les questions de


Ron et l’entretien commençait à s’essouffler. D’où ils
étaient, ils percevaient les bruits de fond en sourdine de la
salle et avaient mis les coups de feu sur le compte de joyeux
drilles faisant péter des pétards. Soudain, des coups
résonnèrent à la porte.
- Ron ! C’est moi, Gerd ! Tout est foutu ! Il faut se replier,
on a tiré sur Shlomo !
Ron ouvrit la porte et découvrit un Gerd affolé.
- Vas-y, j’arrive !

386
Il se tourna vers Hitler qui le regardait intensément du fond
des vestiaires. Il leva imperceptiblement son revolver et le
dirigea vers lui.
- Eh bien ! Qu’attendez-vous pour tirer ?
- Si nous n’avions pas manigancé notre petit plan, à cette
heure, vous seriez sûrement un homme mort à la place de
votre demi-frère. J’ai bien envie de forcer le destin car vous
avez eu une chance insolente jusqu’à maintenant !
Ron appuya insensiblement sur la gâchette du Lüger, faisant
lever le percuteur de quelques millimètres puis relâcha la
pression exercée sur celle-ci.
- J’ai peut-être tort, mais je ne suis pas un assassin !
On se reverra en enfer !
Ron sortit des vestiaires et referma la porte derrière lui. Il
quitta rapidement les lieux pour appliquer le plan prévu en
cas de pépins.
La panique était à son comble à la taverne Gessler. Les
hommes de Berkel étaient en train d’évacuer sans
ménagement le cadavre ensanglanté de Horst dont la tête
pendait en arrière et qui provoquait un mouvement de recul
de la foule à son passage.
Berkel, lui, essayait de progresser vers la table officielle
d’où il avait vu le Führer pour la dernière fois. Il avait eu
tort, pensait-il, de se jeter à corps perdu sur le tireur au lieu
de s’occuper de son chancelier mais la tentation avait été
trop grande de se venger une fois pour toutes de cet homme
qu’il trouvait prétentieux.

387
Les gens se bousculaient dans la grande allée et il avait de
plus en plus de mal à avancer. Lorsqu’il arriva à la table, il
eut le choc de sa vie. Hitler avait disparu. Pourtant, il l’avait
bien vu tomber en arrière à quelques mètres de lui, il n’avait
pas rêvé.
Il chercha des yeux autour de lui, regarda sous la table,
poussant un ivrogne en passant qui n’était autre qu’Erasmus,
toujours endormi.
Une petite flaque rouge sur le dallage témoignait de la
réalité. Berkel blêmit. Si Hitler s’en était sorti, il ne donnait
pas cher de sa peau, lui qui était chargé de sa sécurité.
- Non de Dieu ! Où est-il passé ?
Il se mit à secouer nerveusement Erasmus qui parut sortir de
ses limbes.
- Arrêtez de me secouer comme ça ! Laissez-moi dormir !
Berkel insista jusqu’à ce qu’Erasmus s’aperçoive que la
taverne était complètement vidée de ses convives.
- La fête est finie ? Dit-il d’une voix nasillarde. Il esquissa
le geste de saisir un bock de bière qui traînait à proximité.
Berkel l’en empêcha.
- Le Führer a disparu ! Savez-vous où il est allé ? Avez-vous
vu quelque chose ?
Erasmus avait un mal de tête terrible. Chaque parole de
Berkel l’assommait un peu plus.
- Je ne sais pas ! Je n’ai rien vu, que s’est-il passé ?
- On a tiré sur Hitler !
- Quoi !

388
Erasmus sembla réagir et se mit sur ses jambes. La vue de
la taverne complètement dévastée acheva de le convaincre.
Des objets de toutes sortes jonchaient le sol.
- Il y a eu un tremblement de terre ?
Berkel, tout en soutenant Erasmus, le dirigea vers la sortie
que ses hommes gardaient.
Une foule compacte était amassée sur la place et attendait
que tout soit fini pour aller récupérer les affaires laissées sur
place pendant la panique.

Un camion arriva du fond de l’avenue. Le chauffeur


conduisait vite et semblait se diriger vers la place.
Lorsque Tobias aperçut l’attroupement devant la taverne, il
se dit que quelque chose d’anormal s’était passé. Il avait
pourtant obéi à la lettre aux ordres du Führer en se
débarrassant une fois pour toutes, des hommes qui le
trahissaient autour de lui.
Le camion se gara bruyamment sur la place et Tobias en
sortit précipitamment. Il fendit la foule pour accéder à
l’entrée principale.
- Laissez-moi passer !
Les sbires de Berkel ne semblaient pas bouger.
- Je suis directement aux ordres d’Adolf Hitler !
Les gardes le laissèrent pénétrer à l’intérieur. Tobias se
heurta à Berkel en train de fouiller partout.

389
- Qui êtes-vous ?
- Je suis le colonel Von Krüger et je prends mes ordres
directement du Führer. Savez-vous où il se trouve
actuellement ?
Berkel le regarda la gorge serrée.
- Le Führer a disparu !
- Comment ça ? On ne disparaît pas comme ça lorsqu’on est
au milieu d’une foule de gens !
- C’est pourtant ce qui est arrivé ! Un homme déguisé en
serveur a tiré sur lui. J’ai vu le Führer tomber. Je ne suis pas
fou, il gisait là, il y a encore son sang. J’ai alors poursuivi le
tueur avec mes hommes. C’est à ce moment-là que j’ai perdu
le Führer de vue !
- Vous avez perdu le Führer de vue ! Vous savez ce que cela
va vous coûter !
Berkel sembla se ratatiner.
Au même instant, des coups sourds retentirent tout près de
la sortie. Le bruit avait l’air de provenir des toilettes. Tous
deux traversèrent la grande salle en courant.
Adolf qui avait essayé d’ouvrir la porte sans succès tentait
maintenant de la défoncer à grands coups de pied.
Un des gonds céda. Encore un petit effort et le deuxième
subirait le même sort. Il s’était étonné que personne ne
vienne à son aide. On n’entendait plus les orchestres jouer
et le vacarme qu’il faisait aurait dû immanquablement
rameuter du monde.
La porte céda au dernier coup et tomba de tout son long,
soulevant une gerbe de poussière.

390
Un homme en chemise et caleçon apparut à contrejour de la
lumière des vestiaires, sous les yeux médusés de Berkel et
Krüger qui mirent plusieurs secondes pour reconnaître le
premier personnage d’Allemagne.
- Tobias Von Krüger ! Mais qu’est-ce que vous foutez ici ?
Adolf regarda Berkel d’un œil noir.
- Vous ! Trouvez-moi une veste et un pantalon à ma taille.
L’autre disparut dans la seconde qui suivit.
- Vous vous trompez ! Fit Tobias. J’ai parfaitement et
scrupuleusement suivi vos ordres en éliminant votre garde
personnelle. A cette heure-ci, ils contemplent le ciel
Munichois, dans une fosse à purin. Ironie du sort, là où
Tobias avait failli finir et là où Hitler l’en avait délivré.
Adolf toisa Tobias. Dans ses moments-là, il valait mieux se
taire et Tobias le sentit. Adolf réfléchissait. Il avait
l’impression d’avoir raté un épisode. Mais bien sûr ! Ils
avaient profité de la ressemblance de Shlomo pour leurrer
Krüger.
- Vous n’êtes qu’un idiot, colonel !
L’autre le regarda, stupéfait. Après tout ce qu’il avait fait
pour lui, il se faisait encore une fois remballer.
- Quand m’avez-vous vu pour la dernière fois, colonel ?
Tobias s’étonna de la question mais lui répondit.
- Je suis bien obligé de m’en rappeler. La dernière fois que
nous nous sommes vus, vous me sortiez in extremis des
griffes des terroristes qui allaient me régler mon compte !
Et si je vous dis que la dernière fois que je vous ai vu, c’était
dans ma résidence du Berghof à Berstesgaden !

391
Tobias parut décontenancé et bredouilla sans sortir une seule
phrase intelligible. Et si je vous dis également que l’homme
qui vous a sauvé la vie n’était pas moi mais un imposteur.
Toute cette histoire n’était qu’un coup monté de toutes
pièces par nos ennemis !
- Comment est-ce possible ? Je m’en serais aperçu !
- C’est pour cela que je vous traite d’idiot. Vous n’êtes
même pas foutu de faire la différence entre moi et une
caricature. Est-ce que vous prenez le temps de regarder les
gens en face ? Cet imposteur, vous l’aviez sous la main, il y
a quelques jours. Ça n’est autre que mon demi-frère Shlomo.
Comment a-t-il pu se retrouver en liberté alors qu’il était
sous votre responsabilité ? Savez-vous que pour ça, je peux
vous faire enfermer pour longtemps ?
- C’était de toute manière votre intention !
Il y eut quelques secondes de silence.
- Je vous avais pourtant donné l’ordre formel de n’ouvrir
cette lettre qu’en présence du directeur de la prison de
Spandau.
- C’est en repartant de Berstesgaden que nous sommes
tombés dans une embuscade. La lettre contenant vos ordres
a été lue devant moi. Je ne pouvais que m’étonner de cette
décision injuste car je vous ai toujours servi loyalement !
- Même lorsque vous avez tenté de récupérer les documents
de Shlomo pour votre propre compte ?
- Ça n’était qu’une simple précaution. J’étais à bout et je
n’avais pas dormi depuis deux jours. J’ai agi par peur. Je
vous le répète, je vous ai toujours été fidèle !

392
- C’est vrai ! Fit Adolf. Je dois reconnaître que sous mes
ordres ou ceux de mon imposteur de frère, vous avez
toujours servi aveuglément et à la lettre !
Je vais vous redonner une chance. Vous êtes un idiot, mais
un idiot obéissant et fidèle. Vous allez me retrouver ces
salopards et je vais vous en donner les moyens. Personne
n’échappe à son sort, surtout lorsque ce sort est décrété par
moi, Adolf Hitler !
Je considère ce canadien comme l’ennemi public numéro un
d’Allemagne. Il ne doit pas en ressortir vivant. Quant aux
autres, je ne veux même pas en entendre parler. Ils doivent
subir le destin réservé aux traîtres à leur pays !

Berkel pénétra timidement dans les toilettes, un pantalon et


une veste sous le bras et les tendit avec déférence, presque
plié en deux, histoire de se faire oublier, quoiqu’il fut
difficile pour lui de se faire tout petit. Peut-être pensait-il
ainsi occulter ses carences en matière de sécurité à la taverne
Gessler.
- Venez Von Krüger, nous allons nous occuper
personnellement de ce petit journaliste et de sa bande !
Suivez-moi. Nous allons sans perdre de temps, diriger les
recherches depuis la Kommandantur de Munich, j’en fais
une affaire personnelle !

393
- Doucement, maintenez-lui la tête !
Albert et Gustav extirpèrent lentement Shlomo du véhicule
qui les avait ramenés en trombe jusqu’à la ferme. Shlomo
était toujours inconscient et deux taches rouges inondaient
sa chemise. Ron maintenait sa tête et les trois amis
l’acheminèrent ainsi dans la nuit froide jusqu’à l’intérieur de
la bâtisse où Hilde attendait avec impatience en se rongeant
les ongles.
Albert n’avait pas voulu qu’elle participe à l’opération. Trop
dangereux pour une femme avait-il déclaré. Albert la
soupçonnait-il ? C’était bien possible, aussi n’avait-il pris
aucun risque.
Hilde s’était fait un sang d’encre pour Ron. Elle savait que
si la tentative ratait, il n’y aurait plus de place pour eux en
Allemagne. Hitler était trop puissant dans le pays et avait la
main mise sur tout.
Ils auraient même une chance énorme s’ils arrivaient à
passer la frontière.
Elle entendit le bruit d’une voiture dans la cour. Le temps de
passer un châle sur les épaules, elle sortit sur le pas de la
porte et les vit ramener Shlomo. Une lueur de dépit se lisait
dans les yeux des trois hommes. Elle n’avait jamais vu Ron
dans cet état. Il se sentait responsable comme les autres.
Même s’il n’était pas l’instigateur de la mission, il ne s’était
pas interposé pour l’empêcher. Ils avaient pourtant promis à
Shlomo que sa sécurité serait garantie à tout moment. S’il

394
était ainsi, allongé sur le tapis devant la cheminée, c’était
aussi de sa faute.

Albert s’affaira sur lui. Des larmes inondaient son visage et


coulaient sur la chemise de son père. Shlomo esquissa un
mouvement de la tête et ouvrit les yeux à la grande surprise
de tout le monde.
- Papa ! Tu n’es pas mort ?
Shlomo les regarda un instant.
- Où sommes-nous ?
- A la ferme. On t’a ramené complètement inconscient.
- C’est fini, je ne suis plus Hitler ?
- Je crains bien que non ! Répondit Albert.
- C’est dommage, ça commençait à bien me plaire !
Il serra les dents de douleur en tenant son épaule.
- Ah ! Ça me lance !
- Je n’y comprends rien ! Fit Gustav. J’ai nettement vu le
serveur te tirer une balle en plein cœur et à bout portant.
Shlomo fouilla à tâtons à l’intérieur de la poche
ensanglantée de sa chemise et en sortit un bout de métal
brillant et tordu.
Albert s’en saisit.
- Mon Dieu ! L’étoile de David que je t’avais confiée. Elle
t’a sauvé la vie !

395
Celle-ci ressemblait plus à des pétales de fleurs qui se
ferment avec comme cœur, la balle de plomb du vieux
Kirov, écrasée au centre de l’étoile.
Shlomo répondit d’une voix fatiguée.
- Je t’avais promis de toujours la garder sur moi !
- Ça va, papa, tu vas t’en sortir avec au plus une côte cassée.
Quant à ton épaule, la balle t’a simplement éraflé. Les
muscles n’ont même pas été atteints !
Hilde ! Peux-tu m’apporter de l’eau chaude pour nettoyer
ses blessures ?
Avec des bandages et un sommeil réparateur, demain, tu
seras sur pieds !
Gustav prit la parole d’un ton grave.
- Il va falloir aviser maintenant. Vous ne pouvez plus rester
en Allemagne. La phrase était tombée comme un couperet.
C’était pourtant l’inévitable évidence. Il fallait organiser
rapidement l’évacuation des Kohlwitz, père et fils ainsi que
celle de Ron. Les nazis allaient leur tomber dessus dans peu
de temps.
Gustav réfléchissait.
- Albert, te rappelles-tu le nom de ce garçon à Berlin qui est
un ami de Georges.
Devant la mine interrogatrice d’Albert, celui-ci renchérit.
- Mais oui, ce pilote qui est basé à Tempelhof !
- Tu veux parler de Werner !
- Oui, c’est cela. Crois-tu que nous pourrions lui demander
de nous aider !
- Je pense qu’il acceptera. Il déteste Hitler !

396
- Contacte le immédiatement et essaye de voir s’il peut faire
quelque chose rapidement !
- Quoi, maintenant ? Il est quatre heures du matin !
- Plus une minute à perdre. Je suis sûr que de l’autre côté, ils
ne gaspillent pas de temps. Nous risquons de les avoir sur le
dos plus vite que nous le pensons !
N’oublions pas que Von Krüger est venu à la ferme. Il n’a
pas toujours eu les yeux bandés et malgré toutes nos
précautions, il est possible qu’il ait pris des points de
repères !
De mon côté, je vais organiser des tours de garde avec Gerd
et Jacob de manière à ne pas nous laisser surprendre !

- Alors Kolonel, réfléchissez encore. Vous avez été en


contact avec eux. N’avez-vous pas la moindre idée sur
l’endroit où ils pourraient se trouver ?
Tobias se torturait l’esprit mais à quatre heures du matin, il
tombait de sommeil et n’avait pas les idées claires. Hitler
tournait en rond dans le bureau du chef de la Kommandantur
de Munich et avait l’air frais comme un gardon. Certains
disaient qu’il ne dormait que deux ou trois heures par nuit.
Il fallait ses huit heures de sommeil à Tobias qui ne voulait
pourtant pas montrer à son Führer des signes de fatigue.

397
- On m’a bandé les yeux la plupart du temps mais pendant
les seuls moments où j’étais libre de voir, j’ai eu la certitude
de me trouver au sud de Munich.
Je ne sais pas très bien pourquoi. Etait-ce le type de paysage
qui est différent au nord, était-ce cette ligne de montagne
que j’ai pu entrevoir à l’horizon. J’ai cru reconnaître les
Alpes Autrichiennes.
- A votre avis, était-ce loin de la ville ?
- Ils m’ont baladé un certain temps mais là aussi, je suis
persuadé que nous étions proches de Munich.
Lorsque l’on m’a amené du lieu où j’étais enfermé jusqu’à
la taverne Gessler, mes gardiens n’ont pas pris la peine de
faire des détours. Peut-être étaient-ils convaincus que
l’opération allait réussir et qu’ils n’auraient plus besoin de
moi. Je dirais, une dizaine de kilomètres tout au plus !
Adolf se pencha sur la carte d’état-major de la région de
Munich. Il traça un cercle de dix kilomètres de rayon dont le
centre était la ville.
- Voyons ! Il n’y a qu’au sud que l’on peut apercevoir les
montagnes !
- Un détail me revient ! Fit Tobias. Un peu avant d’arriver à
la taverne, nous sommes passé par un endroit où régnait une
odeur nauséabonde, un peu comme du cadavre brûlé !
- La tannerie ! Le chef de la Kommandantur les avait rejoints
dans le bureau.
Elle se trouve au sud-est de Munich en direction de la route
de Salzbourg !
- Cela confirmerait vos dires, Kolonel !

398
Adolf hachura le quart de cercle sud-est.
- Que l’on lance des recherches intensives dans toute cette
région. Pas une motte de terre ne doit être épargnée ! Que
des petites patrouilles motorisées et équipées de radios
fouillent toutes les fermes et nous alertent s’ils découvrent
quelque chose. Quant à vous Kolonel, vous allez également
sur le terrain pour coordonner les recherches !
Tobias obtempéra et salua le chancelier.
- Nous serons prêts à agir dès l’aube ! Dit-il en se demandant
quand il aurait la possibilité de dormir.

Hitler restait pensif. Les rats seraient-ils encore là, dans leur
nid ? Ils avaient forcément des moyens de communication
rapides entre eux. Si la ferme n’était pas éloignée de la ville,
peut-être se servaient-ils tout simplement du téléphone bien
que les installations hors de Munich n’étaient pas encore très
nombreuses !
- Je vais vous charger d’une mission de confiance,
commandant !
Le chef de la Kommandantur se raidit ostensiblement.
- A vos ordres Mein Führer !
- Je veux que l’on mette sur écoute téléphonique toutes les
habitations isolées mais proches de la ville se situant dans le
quart sud-est !

399
- C’est un travail fastidieux mais nous y arriverons Mein
Führer !
- Bien ! Bien !
Tout était maintenant en place. Des barrages avaient été
évidemment placés en priorité et surveillaient toutes les
routes.

L’aube du premier Novembre 1936 se levait. La journée


allait être longue à la fois pour Ron et ses amis que pour
Tobias et ses soudards.
Des plaques de brouillard paressaient encore dans les creux
des reliefs. Le soleil qui se levait, annonçait une belle
journée d’automne, indifférent aux affaires des hommes.
- J’ai pu contacter Werner. Il est d’accord mais il ne pourra
obtenir un avion qu’en fin d’après-midi. Il fera passer ça
pour une mission de surveillance des frontières !
- A nous de prévoir un balisage sur le champ le plus plat aux
environs de la ferme car l’obscurité tombe vite en fin
d’après-midi. J’espère que nous n’aurons pas de mauvaises
surprises entre-temps. Gustav faisait allusion à une attaque
prématurée de leurs adversaires !

400
La matinée se passa sans anicroche. Ron et Hilde s’étaient
retrouvés dans la petite chambre de ferme et s’étaient
endormis d’un coup. L’angoisse et la fatigue nerveuse de ces
dernières heures, les avaient vaincus. Au réveil, ils avaient
fait l’amour un peu plus fort que d’habitude, comme si
c’était la dernière fois. Tous deux regardaient maintenant
sans rien dire, l’astre du jour, monter dans le ciel et caresser
leurs visages de ses rayons bienfaisants.
- Tu vas partir ! Demanda Hilde.
- Oui ! Répondit Ron laconiquement.
Un silence lourd s’instaura entre eux. Des larmes perlèrent
sur les joues de Hilde.
- Il le faut ! Je suis un danger pour tout le monde ici, y
compris toi !
Ron contempla Hilde plus intensément.
- Qu’est ce qui te retient ici ? Viens avec moi, je te l’ai déjà
proposé !
Hilde brûlait d’envie de dire oui mais ne pouvait accepter.
Elle pensait à tout ce qu’elle avait caché à l’homme qu’elle
aimait. Dans son esprit, elle ne pouvait concevoir un amour
aussi fort, basé sur le mensonge et l’hypocrisie. Pourtant
cette situation, elle ne l’avait pas voulu. Seuls, les
événements s’en étaient mêlés de sorte qu’aujourd’hui, elle
était partagée entre l’envie de vivre sa vie dans un amour
vrai et la peur qu’on découvre le rôle obscur dans lequel elle
avait trempé à plusieurs reprises. Elle ne savait plus que faire
et seules, les larmes de son corps sortaient sans retenue.
- Pourquoi pleures-tu ainsi ?

401
- Je t’aime Ron, je t’aime ! Elle enfouit sa tête contre la
sienne. Tout son corps tremblait d’émotion.
- Moi aussi, je t’aime, depuis le premier jour où je t’ai vu !
C’est pour ça que je te demande avec insistance de partir
avec moi !
- Je ne peux pas, je ne peux pas ! Susurra-t-elle.
- Mais pourquoi ?
Hilde faillit un instant lui déballer toute l’histoire. Sa liaison
avec Von Krüger, la vraie raison pour laquelle elle avait
placé une bombe au Biergarten et enfin, sa trahison pour
avoir envoyé Albert et le réseau de Berlin dans un
traquenard. C’était trop pesant pour elle. Il fallait qu’elle
l’avoue à quelqu’un.
Ses lèvres allaient bouger lorsqu’elle se reprit. Son aveu lui
coûterait forcément son amour. Ron ne pourrait pas accepter
que la femme qu’il aime soit une traîtresse, une moins que
rien.
Hilde se leva sans rien dire et s’habilla.
- Il y a beaucoup de choses à faire avant ton départ. Viens,
lève-toi, la journée est déjà bien avancée !
Ron s’exécuta. Il avait encore un point important à régler. Il
fallait prévenir Jasper en Autriche qu’il allait tenter de
passer la frontière Suisse avec Shlomo et Albert.
Gustav avait tout prévu. L’avion décollerait en direction du
sud-ouest, longerait la frontière Autrichienne jusqu’au lac de
Konstanz. Ce lac avait la particularité de former la frontière
entre l’Allemagne, l’Autriche et la Suisse. L’avion équipé
de flotteurs, essayerait d’atterrir ou plutôt d’amerrir sur la

402
côte sud du Bodensee, au large de la petite ville de Rorshach
en Suisse. Une fois sur le lac et malgré une navigation de
nuit, il serait aisé de repérer les lumières des différentes
agglomérations sauf si le brouillard était trop épais. C’était
un risque à courir.

Tobias avait profité de quelques heures de répits pour faire


un somme dans le camion rempli d’électronique qui assurait
à la fois la coordination et la liaison des différentes
patrouilles. Ces hommes assuraient également une partie des
écoutes téléphoniques que la Kommandantur ne pouvait pas
assumer. Il s’agissait en fait des fermes les plus éloignées du
centre du cercle de recherche. Il y en avait quand même
plusieurs dizaines et les spécialistes étaient sur le qui-vive,
constamment à l’écoute. Tobias sentit qu’on lui secouait
l’épaule. Il sursauta avant de sortir complètement de sa
torpeur.
- Herr Kolonel !
- Que se passe-t-il ?
- Herr Kolonel, nous venons d’intercepter un appel bizarre.
Les interlocuteurs ne se sont pas nommés, comme s’ils se
méfiaient de quelque chose mais ils ont parlé d’un rendez-
vous.
- Ont-ils dit où.
- Oui ! Il s’agit d’une ville qui s’appelle Rorshach.

403
- Qu’on alerte les troupes les plus proches de l’endroit et
que...
- Herr Kolonel, nous avons vérifié. Cette ville se trouve en
Suisse !
- En Suisse !... Ce sont donc bien eux. Ils ont l’intention de
passer la frontière Suisse. Mais comment, par quels moyens,
peut-on localiser l’appel ?
- La conversation a été trop courte mais nous pouvons penser
que cela provenait de ce coin. L’homme désigna un endroit
sur la carte. Tobias resta songeur un instant.
- Que l’on ordonne à toutes les patrouilles de se concentrer
sur cet endroit. Qu’on nous prévienne au moindre indice, au
moindre doute. Dite au chauffeur de démarrer. Nous allons
nous rapprocher de ce lieu pour être prêt à agir !
La fin de l’après-midi approchait. Gerd et Gustav,
accompagnés de plusieurs hommes finissaient d’aménager
une zone d’atterrissage. Ils avaient choisi l’endroit le plus
plat et nettoyé le terrain de tous les débris et pierres qui
jonchaient le sol. Malgré cela, l’atterrissage risquait d’être
périlleux car le terrain choisi comportait de nombreuses
malformations et bosses en tout genre.
Ils terminèrent la confection de tas de bois qui, après y avoir
mis le feu, permettraient au pilote de visualiser la piste dans
l’obscurité la plus totale.
Pendant ce temps, Jacob était chargé de la surveillance des
environs. Muni d’une paire de jumelles, il passait son temps
à balayer l’horizon.

404
Ses yeux s’arrêtèrent tout à coup sur un véhicule qui
progressait en cahotant sur le chemin de la ferme et projetant
derrière lui un nuage de poussière. Il y avait deux hommes à
l’intérieur.
- Nom de Dieu !
Il descendit de l’arbre où il était perché et se mit à courir en
direction du chemin, son fusil à la main. Il se positionna
derrière une butte, juste à temps pour voir arriver la voiture
qui s’arrêta net.
Les deux hommes sortirent précipitamment de la voiture et
se camouflèrent derrière des taillis. D’où ils se trouvaient,
ils pouvaient apercevoir l’effervescence inhabituelle qui
régnait dans la ferme. Il ne pouvait absolument pas s’agir de
paysans en pleine besogne. Quelques-uns portaient des
fusils sur l’épaule. D’autres étaient en plein déménagement
et remplissaient des véhicules avec toutes sortes de choses.
Pas de doute, ils étaient tombés en plein sur le nid de rats.
Les deux soldats reculèrent en rampant. Il ne restait plus
qu’une chose à faire, prévenir immédiatement par radio et
communiquer leur position. Ensuite, Von Krüger
déclencherait l’hallali.
Lorsque le premier coup partit, un des deux hommes se
relevait pour se diriger vers la voiture. Il tomba les bras en
croix dans une ornière. L’autre fit mine de pénétrer dans le
véhicule pour saisir le combiné de la radio. Le deuxième
coup résonna dans la campagne et la balle traversa le cœur
de part en part. Celui-ci resta figé, un instant incrédule avant
de retomber en arrière sur le siège conducteur.

405
Déjà, plusieurs hommes de Gustav, alertés par les coups de
feu, se précipitèrent vers l’endroit. Lorsqu’ils y parvinrent,
Jacob était en train de fouiller le véhicule et récupérait les
armes des deux soldats.
- Ça commence à devenir dangereux ! Vivement que l’avion
arrive et qu’on se tire d’ici !
Gustav donna des ordres.
- Faites disparaître tout ça ! Cela prouve qu’ils sont tout prés.
Nous avons un petit répit mais dès qu’ils s’apercevront de
leur disparition, ils arriveront en nombre !
Ron rassura Gustav.
- La nuit commence à tomber. L’avion ne devrait pas tarder.
Il lui faut tout au plus une heure de vol pour venir de Berlin.
- Espérons qu’ils ne nous découvrent pas avant !
- Retournons à la ferme et que l’on soit prêt à allumer les
bûchers dès que l’avion est signalé. Quant à toi Jacob, ouvre
l’œil et préviens-nous dès qu’ils arrivent !

Une obscurité totale avait envahi la campagne bavaroise.


Une fois les dernières lueurs disparues à l’horizon, un
brouillard léger avait repris ses droits. Il serait le maître de
la nuit. L’avion n’était toujours pas là. Pourtant, Albert avait
donné une position précise de la ferme. Les repères étaient
suffisants pour que la marge d’erreur soit minime.
Werner avait-il eu des difficultés à remplir sa mission ou
bien s’était-il trompé de route et avait fait demi-tour par

406
dépit. La deuxième hypothèse était peu probable car Werner
avait plus de dix ans d’aviation derrière lui et était un
champion de la navigation. Alors pourquoi n’était-il
toujours pas là ?

Gustav espérait évacuer ses amis avant le crépuscule, ce qui


lui aurait permis de quitter la ferme avec ses hommes pour
aller s’installer ailleurs. Il s’était habitué au calme de ce
hameau et allait le regretter. Seulement après le passage des
nazis, il n’en resterait rien. Ceux-ci avaient des méthodes
expéditives pour détruire les caches de leurs ennemis.
Que faire ? Pensa Gustav. Changer son fusil d’épaule et
s’occuper lui-même de conduire ses amis en Suisse. Pour le
moment, les nazis n’avaient pas encore fait surface, alors
pourquoi attendre plus ? L’avion maintenant n’avait que peu
de chance d’arriver. C’était dit. A la première alerte de
Jacob, il ferait partir Ron, Albert et Shlomo par les petits
chemins paysans qui formaient un labyrinthe complexe à
travers la campagne. Ses hommes les connaissaient par cœur
et se déplaçaient dans la nuit avec une grande précision. Ils
pouvaient rouler des centaines de kilomètres sans rencontrer
une seule route départementale. C’était peut-être la
meilleure solution pour les faire passer en Suisse mais Hitler
avait des moyens puissants et se douterait sûrement de cette
éventualité. Gustav hésitait. Non ! Il fallait qu’ils quittent le

407
pays le plus rapidement possible et pour se faire, il n’y avait
qu’une seule solution fiable, l’avion !

Jacob commençait à geler dans son arbre. Les autres avaient


terminé le déménagement et plusieurs voitures étaient déjà
parties pour un autre lieu secret. Les yeux de Jacob à travers
ses jumelles, fixaient un point bien précis. Une colonne de
phares avançait à tâtons dans la nuit. Cinq kilomètres les
séparaient de la ferme et à cette allure, ils seraient sur eux
dans quinze minutes, peut-être moins.
Jacob tira un coup de feu. Le signal convenu en cas d’alerte.
Gustav tourna la tête, l’air inquiet en direction de Jacob. Il
savait qu’il n’avait plus beaucoup de temps pour décider
mais jusqu’à l’ultime instant, il espérait voir se dessiner dans
le ciel étoilé, les lumières de l’avion.
Il ne connaissait pas personnellement Werner mais on l’avait
décrit comme un homme de parole. Albert lui avait
parfaitement expliqué la situation. A moins que la
malchance l’ait contraint à atterrir pour un problème
mécanique. Gustav n’avait pas pensé à cela.

408
Plusieurs coups de feu résonnèrent dans la nuit. Seul, le halo
des phares nazis éclairait le chemin derrière la colline. Tous
les hommes prévus pour protéger la ferme et retarder
l’arrivée des nazis s’étaient joint à Jacob et défendaient leurs
positions.
Les armes automatiques de l’ennemi entrèrent en scène.
Gustav regarda un long moment en direction de la bataille.
Les autres étaient supérieurs en hommes et en armes. Ils ne
tiendraient pas longtemps. Ron, Hilde, Albert et Shlomo
sortirent de la ferme pour rejoindre Gustav.
- Nous allons vous évacuer par nos propres moyens !
L’avion ne viendra plus. Il faut que mes hommes se replient
sinon ce sera un massacre !
Ron hocha la tête, silencieux. Il avait espéré et compté sur
cet avion. Pas seulement pour lui mais il n’avait pas oublié
la promesse qu’il avait faite à Albert, trouver ses parents et
les mettre en sécurité.
Gustav leur désigna la voiture prévue pour eux. Le chauffeur
qui connaissait bien la région faisait chauffer le moteur
depuis un petit moment. Il était temps de faire ses adieux à
Gustav et à Hilde.
Gustav serra la main de Ron.
- Merci pour tout ce que vous avez fait pour nous !
- Oh vous savez, je n’ai fait que mon métier !
- Je compte bien que vous continuiez à le faire mais à l’abri
de tout ça !
- Ne vous inquiétez pas, je ne vous laisserai pas tomber !

409
Gustav tapota l’épaule de Ron puis serra les mains d’Albert
et Shlomo.
- Bonne chance à tous !
Hilde croisa le regard de Ron qui ouvrait la portière de la
voiture. Les coups de feu se rapprochaient mais Hilde n’en
avait que faire à ce moment précis.
Elle ouvrit la bouche pour lui dire quelque chose lorsqu’un
bourdonnement se fit entendre à l’horizon.
- C’est l’avion ! Cria Gustav.
Une rapide analyse de la situation. Ses hommes ne reculaient
pas à pas mais le feu était encore nourri. Cela signifiait qu’ils
résistaient bien.
- Mon Dieu, donnez-moi encore dix minutes !
La prière muette galvanisa Gustav.
- Changement de programme ! Sortez de la voiture !
Finalement, je crois que vous allez le prendre ce putain
d’avion !
- Hilde ! Viens m’aider à allumer les balises ! Elle regarda
Ron, ahurie devant la rapidité des événements. Elle lui lança
un regard impuissant et fila à la suite de Gustav. Il fallait que
l’avion les détecte rapidement sinon, il perdrait un temps
précieux à faire des ronds dans le ciel.

410
Gustav avait déjà allumé deux feux lorsque Hilde arriva sur
la piste improvisée.
- Va au bout du terrain et allume les premiers tas de bois !
Ainsi, Werner percevrait les deux extrémités de la piste et
pourrait amorcer sa descente sans attendre.
Ron et ses amis couraient également en direction du terrain.
Ils avaient récupéré leurs bagages qui contenaient de quoi
faire sauter la forteresse Hitler.

Werner était en alerte depuis un bon moment. Il guettait dans


la nuit, un hypothétique signal. Il connaissait bien Albert par
l’intermédiaire de Georg. Il était un peu plus vieux qu’eux
mais n’avait pas résisté à leur bonne humeur et leur joie de
vivre.
Ils s’étaient connus un an plus tôt à Berlin et avait été
conquis par le duo Albert Georg. S’ils l’avaient appelé de
l’enfer, il serait venu les chercher. Il avait pris du retard car
obligé d’atterrir à Nuremberg pour une durite qui avait
éclaté. Celle-ci avait arrosé d’huile le moteur chaud,
provoquant une émanation de fumée blanche assez
spectaculaire.
Il avait perdu deux heures à trouver une durite compatible
car le vieux Dornier, monté sur flotteur, n’était pas de toute
jeunesse.

411
La nuit avait gagné le poste de pilotage et Werner
concentrait son attention vers le sol. On se battait en dessous.
Ses amis étaient en difficulté. Il aperçut soudain plusieurs
feux s’allumer, un peu au nord du champ de bataille. Ça y
est. Il devinait maintenant le tracé d’une piste. Il ne fallait
pas perdre de temps et atterrir du premier coup. Le vent
soufflait du bon côté. Tout dépendait de sa dextérité à
plaquer son avion au sol le plus vite possible et à le
repositionner pour un décollage urgent.
La fusillade dans la nuit se rapprochait dangereusement.
Werner sentit les roues toucher le sol assez durement puis
l’engin se mit à cahoter, faisant craquer toutes ses
membrures. Werner aperçut un homme s’approcher avec
une torche mais continua sa manœuvre en faisant demi-tour,
prêt à redécoller, le moteur en régime et le frein à main serré.
Werner sortit du poste de pilotage pour accueillir l’homme
à la torche. Il fit coulisser la porte donnant accès à la zone
passager, découvrant un Gustav aux yeux exorbités.
- Vite ! Vite ! Ils sont sur nous !
Albert arriva derrière suivi des autres.
- Salut Werner ! Je dois te dire que tu tombes à pic !
Une balle salua sa phrase.
- Vite ! Montez !
L’un après les autres, les passagers montèrent. Le dernier fut
Ron qui n’arrivait pas à quitter la main de Hilde. Celle-ci
tentait de lui dire quelque chose mais le bruit de l’hélice
couvrait ses paroles.

412
Gustav pendant ce temps se tenait à l’arrière de l’avion et
répliquait avec son vieux fusil, face aux mitraillettes de
l’adversaire.
L’avion commençait à avancer lentement. Ron ne lâchait
pas la main de Hilde qui courait à côté de l’appareil.
Plusieurs balles sifflèrent autour de la carlingue. Une d’entre
elle emporta la vie de Gustav qui gisait face contre terre, la
main crispée sur son arme. Une deuxième rafale traversa la
carlingue, secouant tout l’appareil.
- Viens avec moi ! Criait Ron, tenant toujours sa main.
- Je ne peux pas !
Elle poussa un petit cri étouffé et ses jambes se ramollirent.
L’avion prenait de la vitesse tandis que Ron s’obstinait à
tirer Hilde dans le cockpit.
- Albert ! Aide-moi !
Les deux amis parvinrent à hisser la jeune femme dans
l’habitacle puis fermèrent la porte coulissante.
- Ils y sont tous restés en bas ! Fit Albert horrifié.
- C’est pour nous qu’ils l’ont fait. Il ne faudra jamais
l’oublier !
Le calme était revenu dans l’appareil. Seul, le
bourdonnement du moteur omniprésent, berçait
l’atmosphère.
Ron allongea son amour sur un banc en moleskine. Jadis, cet
avion était utilisé par les généraux d’aviation qui faisaient
leurs tournées de cette manière. Aussi, l’intérieur de la partie
passager avait un petit air luxueux.
Hilde émit un long soupir et regarda Ron de ses yeux affolés.

413
- Ron, je ne vais pas mourir ? Lui implora-t-elle. Je suis trop
jeune !
- Non mon amour, je vais bien te soigner, ne t’en fait pas !
La balle s’était logée à la base du cou et Hilde avait de plus
en plus de mal à respirer.
- Où sont Gerd et Jacob ? Et Gustav ?
- Ne t’inquiète pas pour eux. Je les ai vus s’enfuir par les
petits chemins de campagne ! Mentit Ron. Ils n’arriveront
pas à les retrouver !
Ron sentit des larmes sortir malgré lui de ses yeux.
- Ron ! Haleta Hilde. Il faut que je te dise…
- Plus tard ! Plus tard !
- Non ! Agonisa-t-elle. Je ne suis pas celle que...
Sa tête retomba doucement sur la banquette. Ses beaux yeux
bleus avaient perdu de leurs éclats et fixaient sans aucune
expression le haut de la carlingue.
Les yeux sont le miroir de l’âme ! Pensa Ron. Son âme était
partie ailleurs en gardant avec elle, l’amour qu’ils
partageaient. D’un geste doux, il lui ferma les yeux et la
serra contre lui en pleurant.
Albert et Shlomo, absorbés par ce qui venait de se passer, se
tenaient debout autour de Ron, sans rien dire. Albert posa
une main sur son épaule.
- Nous sommes désolés pour ce qui vient d’arriver !
Ron tourna la tête vers eux. Son visage d’habitude si gai et
plein d’énergie était comme mort. Il s’asseya sur la
banquette et resta là, prostré, à regarder l’enveloppe terrestre
de la femme de sa vie.

414
- Albert ! Amène-toi !
- Qui a-t-il Werner, un problème ?
- j’ai de plus en plus de mal à diriger ce fer à repasser volant.
Les rafales de balles doivent y être pour quelque chose. Le
palonnier est mou et le manche accroche. Va au fond de
l’appareil, tu trouveras une porte de visite pour accéder au
gouvernail. Il y a là-bas une commande manuelle. Les câbles
ont dû être cisaillés par les impacts. Pour le moment, nous
nous dirigeons plein ouest au lieu de prendre le cap de la
Suisse et je n’arrive plus à lui faire changer de direction !
- D’accord ! J’y vais ! Tu m’indiqueras de combien de
degrés je devrais tourner le gouvernail !
Albert traversa la carlingue et pénétra en rampant dans la
queue de l’appareil. Grâce à la lampe de poche que lui avait
fournie Werner, il trouva la porte de visite du premier coup.
Il l’ouvrit et découvrit un bras de levier. Il était impossible
de faire bouger la gouverne arrière à la main tant la force du
vent était importante. Il enclencha le levier et tira dans un
sens. Albert vit les étoiles changer de configuration par le
hublot arrière. L’avion virait.
- Encore un peu ! Werner hurlait à travers son mégaphone
pour se faire entendre.
- Voilà, c’est bon ! Maintenant, replace le gouvernail en
position neutre.
Albert rejoignit Werner une fois l’opération terminée.
- Alors, ça ira comme tu veux ?

415
- Nous nous dirigeons droit sur le Bodensee, ce qui est une
bonne chose !
- Mais ?
Werner regarda son ami. Son regard en disait long.
- Mais... Nous ne pouvons plus atterrir.
Le visage d’Albert devint blême.
- Comment cela ?
Les balles nazies ont également détruit une des gouvernes
de profondeur. C’est à cause de cela que mon manche
accroche. On ne peut plus ni descendre ni monter
rapidement. Ça signifie plus d’atterrissage direct. Tout au
plus, nous pouvons faire varier notre altitude en jouant sur
les courants d’air comme un planeur mais ce serait de la folie
de se poser ainsi avec ce vieux coucou et tout ce monde à
l’intérieur !
- Werner, je suis désolé de t’avoir mis dans cette situation !
- Ça n’a pas d’importance. Je me demande si je serais resté
encore longtemps dans une armée qui sert des nazis. Cela
n’a fait que précipiter les choses. Je crois bien que je vais
aller en Suisse avec vous !
- Mais, tu viens de me dire que nous ne pouvions plus nous
poser !
- Il y a des parachutes sous les banquettes !
La gorge d’Albert se serra un peu plus.
- As-tu pensé aux autres ? Mon père est éclopé d’un bras,
quant à Ron, avec le choc qu’il vient de subir, je le vois mal
sauter en parachute.
- Vois-tu une autre solution ?

416
- Je ne sais pas, peut-être pourrait-on réparer cette gouverne
de profondeur. N’y a-t-il pas de système manuel là aussi ?
- Si tu as envie de monter sur l’aile, ne te gêne pas !
Les gouvernes de profondeur sont situées sur chaque aile.
J’arrive à actionner celle de gauche mais celle de droite est
bloquée. Avec la lampe de poche, regarde par le hublot et
essaye d’éclairer l’aileron droit !
Son sang se glaça dans ses veines lorsqu’il découvrit une
gouverne à moitié déchiquetée par les projectiles et qui
semblait coincée par un bout de métal.
- Tu vas prendre ma place. On a encore une petite chance si
j’arrive à débloquer cette fichue mécanique !
- Prendre ta place !
- Mais oui, tu vas voir, c’est facile !
Albert pénétra dans la poste de pilotage et se cramponna sur
les commandes.
- Surtout, garde le cap et ne prends pas d’initiatives !
- Compris !
Werner s’affaira dans la carlingue à la recherche du passage
des câbles dans la paroi droite de l’avion au grand
étonnement de Ron et de Shlomo.
- Mais, qui pilote ? Demanda Shlomo à demi rassuré.
- C’est votre fils et il se débrouille bien apparemment !
- Mon fils ! Il n’a jamais fait ça de sa vie. N’est-ce pas un
peu dangereux ?
- Nous avons un petit problème sur l’aile droite et il n’y a
que moi qui puisse le résoudre !

417
Werner accompagna les gestes à la parole en arrachant les
rembourrages habillant le fuselage mettant à jour une
multitude de poulies, de câbles et de réas. L’un de ces câbles
pénétrait directement à l’intérieur de l’aile guidé par la gorge
d’un réa incliné.
- C’est celui-ci !
Muni d’une pince, il donna plusieurs coups secs sur le câble.
Werner sentit qu’il agissait directement sur la gouverne car
l’avion avait de légers soubresauts qui ne devaient pas
rassurer Albert aux commandes.
Werner commença à s’énerver.
- Pas moyen de débloquer ce fichu machin !
- Puis-je vous aider ? Demanda Shlomo.
- Oui ! Continuez à faire ce que je fais. Pendant ce temps, je
regarde ce qui se passe dehors avec ma lampe !
Shlomo se saisit de la pince. Lui, rompu aux travaux
manuels des champs, se sentait habile de ses mains.
Il continua à tirer avec insistance. Tout à coup, le câble
devînt mou.
- C’est cassé !
Shlomo n’avait pas revêtu toute l’importance de cette
constatation.
C’était leur dernière chance d’éviter le parachute en pleine
nuit. Werner inspecta l’aile une dernière fois. La gouverne
était bloquée en position descente.
- Werner !
Albert ressentait une tendance de l’avion à piquer s’il lâchait
le manche.

418
- Ne change rien, je reprends ma place !
Albert entendit ses paroles avec soulagement.
Werner reprit le manche et le tira à fond pour contrer la
poussée dans l’autre sens.
L’avion avançait plus ou moins en crabe et un peu incliné
mais ne perdait pas d’altitude.
- Il faut prendre une décision rapidement. Il faut sauter
maintenant. D’après mes calculs, nous sommes proches du
lac !
- Ne peut-on pas attendre le jour pour sauter ?
- Nous n’aurions jamais assez de carburant et si nous
dépassons le lac, nous irions nous écraser sur les montagnes
Suisses. Mais un danger plus grand nous menace. Si la
deuxième gouverne cède sous la pression trop forte,
l’appareil piquera en quelques secondes et nous n’aurons pas
le temps d’enfiler nos parachutes et de sauter !
Albert hocha gravement la tête. Il regarda du côté de son
père, absorbé par le spectacle des étoiles et des lueurs vues
du sol. Ron était assis les yeux dans le vague, immobile.
- Ça ne va pas être facile avec eux !
Il ne pouvait pas laisser son père sauter seul dans la nuit
mais Ron semblait tellement vulnérable.
- Ecoute Werner ! J’aimerais que tu te charges de mon père
et que vous sautiez ensemble. Il faut absolument que je
m’occupe de mon ami. Dans l’état où il est, il serait capable
de rester dans l’avion. De toute manière, on se retrouve en
bas.

419
- Ne crains rien, je me charge de ton père. Soulève les
banquettes, tu trouveras un parachute pour chacun et des
petites trousses de survie munies de lampes rouges et
blanches. Surtout, n’oublie pas les lampes, elle nous
permettrons de se repérer dans la nuit et de se retrouver très
vite !
- Et Hilde ?
Werner tourna son regard vers elle.
- Que peut-on faire de plus. Ce sera son tombeau !
- Albert baissa la tête un instant.
- Allez ! Il faut y aller !
- Tu as raison !
Il se dirigea droit vers son père. La meilleure façon d’agir
était de les prendre au dépourvu et de ne pas leur laisser le
temps de réfléchir. Il souleva un des bancs et en sortit quatre
sacs.
- Que fais-tu ? Demanda Shlomo intrigué.
- Enfile ce parachute par précaution. C’est un ordre de
Werner !
Shlomo obtempéra sans rechigner.
- Il faut tirer là pour l’ouvrir !
Werner qui venait de bloquer les commandes apparut.
- C’est ici qu’il faut sauter. En bas, ce ne sont que collines
boisées et petites montagnes. D’après mes derniers calculs,
le lac de Konstanz est tout près !
Shlomo roula des yeux tout ronds.

420
- Papa ! Tu te lances avec Werner et on se rejoint en bas. !
Tu comprends, il faut que je m’occupe de Ron. N’ai pas
peur. Ce n’est qu’un mauvais moment à passer !
Albert traversa la carlingue et posa sa main sur l’épaule de
Ron qui sursauta. Il était transfiguré.
- Il faut que tu passes ce parachute !
Ron se leva docilement et s’exécuta, au grand étonnement
de son ami. Il lui expliqua le fonctionnement et fourra dans
sa poche la trousse de survie ainsi que la petite lampe.
- Il faut y aller ! Pressa Werner.
Les deux hommes se rapprochèrent de la porte coulissante
qui s’ouvrit brutalement. Ron eut un geste de recul devant la
violence de l’air qui s’engouffrait dans l’avion. Devant eux,
le néant obscur et glacé, une des bouches de l’enfer.
De l’autre côté, la promesse d’une nouvelle vie ou était-ce
le commencement de la mort.
On s’imagine l’enfer comme un antre débordant de flammes
où grouillent des millions de démons agitant des fourches
pour occire les damnés. La vérité est-elle toute autre. Ce vide
spatial dans le froid absolu n’y ressemble-t-il pas ?
- On y va !
Les deux amis se sentirent happés par une force incroyable
et virent les feux de l’avion s’éloigner rapidement tandis
qu’une action fluide mais palpable s’exerçait sur leurs
visages et sur leurs corps.
Albert actionna sa manette et se sentit tiré vers le haut,
perdant instantanément Ron de vue, aspiré par l’obscurité.

421
Ron, dans sa chute, regardait vers le ciel. Apercevant les
lumières de l’appareil continuant son vol, il poussa un grand
cri. C’était l’adieu pathétique à son amour perdu.
- Hiiiiilde !
La regardant s’éloigner dans les limbes, Ron se demanda s’il
ne valait pas mieux abréger là, une vie terrestre qui avait
perdu tout son sens. Il pourrait ainsi la rejoindre quelque part
de l’autre côté du miroir. C’était facile. Il suffisait de ne pas
tirer sur la manette qui libère le parachute et tout serait
terminé. A quoi bon vivre pour souffrir le restant de sa vie.
Il la voyait s’éloigner au ralenti, il percevait encore le
bourdonnement sourd de son sarcophage qui allait en
diminuant pour s’éteindre à jamais.
Les images défilèrent à toute vitesse. Il revoyait son père lui
prodiguant des conseils de prudence avant de partir pour
l’Allemagne. Puis, un défilé de visages amis surgit de son
esprit. Jasper, qui n’avait eu de cesse de le protéger et qui
avait hésité longuement avant de partir pour l’Autriche en le
laissant seul à la merci des dangers permanents. Gerd, Jacob,
Gustav qui lui avait demandé de continuer la lutte contre le
régime nazi. Ils s’étaient tous sacrifiés pour qu’il puisse
poursuivre l’œuvre entreprise.
Une brèche venait de lézarder sa certitude. Voulait-il
réellement mourir ou bien se trouvait-il sous l’emprise d’un
choc psychologique qui lui masquait les vérités.
Avant même de se poser la question de sa survie, il se sentit
aspiré vers le ciel. Machinalement, sa main était restée
crispée sur la tirette mais ça n’était pas lui qui avait décidé

422
l’ouverture de son parachute. C’était une force obscure,
sortie du néant et à laquelle il ne pouvait pas résister.
Quelqu’un ailleurs voulait qu’il reste en vie. Peut-être était-
ce Hilde qui lui faisait un signe. Son destin ne devait pas
s’arrêter là. Flottant silencieusement dans la nuit sans lune,
il sentit une nouvelle conscience le pénétrer et un sentiment
d’apaisement l’envahir comme si Hilde lui transmettait toute
l’énergie qu’elle possédait pour lui insuffler une nouvelle
envie de vivre.
Il en était sûr, c’était bien elle qui s’était manifestée.
A peine sorti de ses pensées, ses pieds heurtèrent la cime
d’un sapin et un amas de branches cassées dévalèrent
jusqu’au sol, exhalant une forte odeur de résine. Ron
continuait à tomber, s’enfonçant de plus en plus
profondément dans l’arbre. Un coup sec de ses suspentes et
il se retrouva pendu à son harnachement. Le silence qui
suivit trancha.
Il n’avait aucune idée de ce qui l’entourait ni quelle distance
le séparait du sol. Ses yeux commencèrent à s’habituer peu
à peu à la nuit sans lune. Des formes allongées et pointues
se découpaient faiblement dans le ciel étoilé. Il se mit à
balancer de droite à gauche, espérant attraper au vol une
branche suffisamment solide pour s’agripper. Malgré ses
moulinets, aucun point d’appui ne s’offrit à lui. En désespoir
de cause, il fouilla sa poche, se souvenant de la lampe
qu’Albert lui avait donnée. Ses doigts engourdis par le froid
se saisirent de l’objet. La lampe lui glissa des mains et une
foule de jurons canadiens accompagna sa chute.

423
Il allait devoir attendre le jour pour évaluer sa situation. Il
était perdu en pleine montagne bavaroise sans avoir pu
rejoindre ses amis. Pourvu que ceux-ci s’en sortent sans
pépin. Il finirait bien par retrouver leurs traces dans la
matinée.
Ron n’avait pas véritablement compris pour quelle raison ils
avaient dû sauter en parachute au lieu d’amerrir sur le lac.
Jasper allait se faire un sang d’encre.
Il finit par s’endormir, bercé par le balancement dans un
silence sépulcral que seul, le bruissement d’une petite brise
fine à travers les sommets, venait troubler. Le cri d’un
grand-duc le tira de son cauchemar. Il ouvrit les yeux
instinctivement. Une lueur subtile teintait l’horizon vers
l’est. Ron distinguait nettement le paysage forestier autour
de lui. Il baissa les yeux vers le sol. Sa surprise fut grande
de se rendre compte qu’il était à moins de deux mètres du
plancher des vaches. Il distinguait même la lampe de poche,
jonchée sur un tapis d’épines de pin.
Il n’oserait jamais en parler aux autres.
Il dégrafa son sac et tomba d’un coup, en souplesse.
Maintenant il s’agissait de retrouver ses amis. Il ne savait
même pas s’il était en Suisse, en Autriche ou encore en
Allemagne. Il fallait donc être très prudent. Il repéra une
colline qui dominait l’endroit. Le mieux était de profiter du
restant de la nuit pour faire des signaux lumineux car dans
une heure, il ferait complètement jour.

424
Ron grimpait la dénivellation à travers la sapinière, guidé
par sa lampe de poche. Il rencontra au hasard de ses pas, des
petits animaux nocturnes, surpris par le rayon lumineux et
détalant à son passage en émettant des petits bruits furtifs.
Encore un effort et il dominerait la campagne environnante.
D’après ses calculs et la lueur qui s’affirmait à l’Est, il était
dans la bonne direction. Il allait pouvoir envoyer ses signaux
rouges en espérant que ses amis le repéreraient à travers les
nappes de brouillard qui flottaient au fond des vallées.
Le jour pointait lorsqu’il atteignit une petite clairière
aménagée en haut de la colline par les bûcherons du
voisinage. Des stères de bois s’entassaient là, prêtes à être
embarquées pour l’hiver.
Ron poussa l’interrupteur sur la position rouge et dirigea le
faisceau dans la direction présumée de l’atterrissage de ses
amis. Aucune réponse.
Il sentit cette impression monter en lui d’être tout à fait seul
au monde. Il se décida enfin à passer sur la lumière blanche
au risque de se faire repérer par des travailleurs matinaux
mais à quoi bon, ce n’est pas Von Krüger qui pourrait le
retrouver dans cet endroit. Qu’avait-il bien pu devenir, celui-
là ? Il était censé revenir à la taverne après le coup. Le vrai
Hitler avait dû le faire abattre sur place ou bien il s’était fait
enfermer pour la fin de ses jours dans une geôle obscure. Il
avait obtenu ce qu’il méritait. Cet homme fourbe et
ambitieux était, il le pressentait, responsable d’une manière
ou d’une autre de la mort de Hilde. Ses pensées cheminant,
le visage de son amour surgit de son esprit. Quelques larmes

425
perlèrent malgré lui et il resta là, assis dans l’herbe,
continuant ses signaux en espérant une réponse.
Tobias contemplait dans l’aube naissante, les ruines de la
ferme qui brûlait. Ses hommes avaient rassemblé dans la
cour, les armes, les munitions et les cadavres de leurs
ennemis, allongés sur le dos les uns à côté des autres. Il y
avait là une vingtaine d’hommes que Tobias ne connaissait
pas. Lui qui s’attendait à reconnaître Ron, Albert et les
autres était déçu. Une fois de plus, ils avaient réussi à lui
glisser entre les pattes. Ce maudit avion, arrivé au dernier
moment, avait permis à ses ennemis jurés de se dégager de
l’étau avant qu’il se referme. Cette putain de Hilde devait
être avec eux. Un de ses soldats avait cru apercevoir la
silhouette d’une femme, montant dans l’avion en marche. Il
avait bien essayé de tirer mais elle avait réussi à grimper
dans l’appareil.
Tobias se tenait le bras. Un chien enragé s’était jeté sur lui
au moment de l’attaque. Trois balles à bout portant l’avaient
expédié ad patres. La dépouille de Blitz gisait dans la fosse
à purin.
- Herr Kolonel !
Tobias se tourna d’un mouvement rapide du côté du soldat
qui l’interpellait.
- J’ai le Führer au téléphone, il s’impatiente !
- J’arrive, fit-il en se dirigeant vers le camion où les écoutes
téléphoniques se poursuivaient.
- Kolonel Von Krüger, à vos ordres !

426
- Ah ! Von Krüger, je désespérais de vous avoir. Alors, où
en êtes-vous ?
- Nous avons détruit le repaire des terroristes et récupéré de
nombreuses armes et munitions !
- Que voulez-vous que j’en fasse de vos armes. Ce qui
m’intéresse, ce sont les documents. Les avez-vous ?
- Une partie des terroristes a pu s’enfuir dans un avion. Les
documents doivent être avec eux !
- Pour votre information, un avion s’est écrasé cette nuit à
une dizaine de kilomètres du lac de Konstanz !
- Mais alors, ils sont tous morts !
- Pas du tout. D’après les premières constatations, il n’y
aurait qu’un cadavre à l’intérieur !
- Ils ont sauté en parachute sur la zone. A cette heure, ils sont
en Suisse !
- L’explosion a réveillé tout le village. Des soldats sont sur
place et fouillent les décombres. Ce que je veux, c’est que
vous vous concentriez sur cet appareil. Les documents y sont
peut-être restés. Inutile de vous préciser de bloquer la
frontière et d’alerter nos bateaux qui contrôlent la partie
allemande du lac Bodensee. Je suis sûr qu’ils sont encore en
Allemagne !
- A vos ordres mein Führer. Dans deux heures, je serai sur
place et coordonnerai les opérations. Nous allons les
retrouver !
- Vous avez bien compris Von Krüger. Les documents que
détient ce journaliste ne doivent pas nous échapper. C’est ce
qui conditionne le rachat de vos fautes passées !

427
- J’ai bien compris mein Führer !
- Et ne laissez aucun survivant !
Tobias allait lui répondre mais Hitler avait déjà raccroché.
Ainsi, leur avion était tombé en Allemagne. Cela signifiait
qu’il avait encore une petite chance de les rattraper s’il
faisait vite.
Les pensées de Tobias s’entrechoquaient. Le camion roulait
à tombeau ouvert, suivi d’une cohorte de voitures de
patrouille. Cela faisait presque deux heures qu’ils
parcouraient les petites routes de montagnes et se trouvaient
dans la zone du crash. Tobias avait obtenu des précisions en
cours de chemin. L’avion était tombé à côté du village de
Wangen. Les soldats avaient ratissé l’endroit où des débris
jonchaient le sol sur plusieurs kilomètres carrés. Résultat des
recherches, il n’y avait bien qu’un cadavre dans la carlingue
calcinée. D’après les restes des vêtements, il s’agissait d’une
femme. Par contre, aucune sacoche contenant des papiers.
Manifestement, l’équipage avait sauté en vol en laissant là
cette femme. Pourquoi, mystère. C’était sûrement Hilde.
Un détail frappa Tobias. Un morceau de flotteur avait été
retrouvé intact. Ils avaient donc bien l’intention d’atterrir sur
le lac, de préférence en Suisse mais quelque chose ne s’était
pas passé comme prévu et les avait forcés à sauter.
La partie n’était donc pas terminée. Ils étaient peut-être là,
tout près d’eux dans la montagne en train d’essayer de
rejoindre le lac où quelqu’un devait les attendre.
Il consulta sa carte. Combien de distance, l’avion avait-il
parcouru à vide avant de tomber. C’était chercher une

428
aiguille dans une botte de foin. Ce n’étaient que collines
boisées et petites montagnettes. Difficile d’y lancer ses
hommes même bien équipés. Le mieux était d’envoyer les
voitures de patrouille. Avec un peu de chance, il récolterait
des indices.
Pour le contrôle des rives du lac et de la frontière, ce serait
plus aisé. Il y avait la garnison de Lindau, petite ville à deux
pas de l’Autriche, au bord du lac.

Le temps serait gris aujourd’hui. Ron voyait défiler les


bandes de nuages, poussées en altitude par un vent violent.
Il avait froid. Cela lui avait pris depuis qu’il essayait en vain
d’envoyer des signaux du haut de son promontoire. Peut-être
l’avait-on cru mort et ses amis avaient continué leur chemin
vers la Suisse. Cette pensée le glaça encore plus. Avec le
soleil disparu, Novembre, dans cette partie de l’Europe
annonçait une série de jours gris et pluvieux, ce qui était
normal d’ailleurs pour la saison. Ce n’est pas sa petite veste
légère qui allait le protéger des intempéries. Il avait été pris
au dépourvu au moment de l’attaque de la ferme et n’avait
pensé à prendre que ses documents. Documents qu’il avait
d’ailleurs oubliés dans l’avion. Comment avait-il pu laisser
sa sacoche, c’était impardonnable. Il était à gifler.
Bien sûr, ses articles, il pourrait les retaper mais il y avait
également tous les papiers qu’on lui avait confiés et qu’il

429
n’avait pas encore eu le temps d’étudier. Il avait été surpris
lorsque Gustav avait extrait d’une grosse armoire, une
volumineuse enveloppe, cachée sous une pile de drap et lui
avait dit :
- Tenez Ron ! Ces documents représentent plusieurs années
de lutte contre les nazis. Ils ne peuvent pas être en de
meilleures mains !
Il les avait acceptés en le remerciant et en lui promettant de
les étudier et d’en tirer le plus avantageux pour ses articles.

Le vent devenait vraiment trop vif. Ron releva le col de sa


veste pour se protéger de la morsure du froid. Il entreprit la
descente du sentier. Ayant repéré en contrebas plusieurs
maisons forestières sur une petite plaine, il décida de s’y
rendre. Peut-être y trouverait-il de quoi se chauffer, peut-être
même des vêtements et de la nourriture. Il avait une faim
épouvantable et percevait par moments, les râles de son
estomac vide.
Quelques petites gouttelettes de pluie fines et glacées
s’entrechoquèrent sur son front. Le ciel devenait de plus en
plus menaçant. En marchant vite, il arriverait peut-être en
bas avant l’averse. Le sentier se rétrécissait. La pluie
tombant en douceur faisait ressortir les odeurs de la terre,
mélangées à celles des champignons et de la mousse qui
tapissaient les arbres et les rochers environnants.

430
La pente était moins dure maintenant et il commençait à
entrevoir à travers les épineux, une large clairière où se
trouvaient les cabanes. Au détour d’un fourré, un bruit de
branches cassées le surprit. Lui qui ne disposait d’aucune
arme pour se défendre, était à la merci de n’importe qui. Tant
qu’il ne savait pas à quel endroit il se trouvait, il devrait
redoubler de prudence.
Il s’approcha à petits pas, un bâton à la main. Arme plutôt
dérisoire contre un revolver ou un fusil mais qu’à cela ne
tienne. Tout à coup, une silhouette fauve bondit au-dessus
de lui. Il eut juste le temps de se baisser et vit s’éloigner un
jeune cerf que sa présence avait dû affoler. Il arrêta sa course
à une vingtaine de mètres de Ron et le fixa curieusement.
Ses bois avaient la taille d’un animal de deux ou trois ans.
Ron demeura stupéfait devant le regard de l’animal comme
si celui-ci essayait de percer le secret de ses pensées. Il n’osa
plus faire un geste de peur de le faire fuir. Au bout d’un
moment, le cerf tourna la tête, s’ébroua et s’éloigna
tranquillement. Lequel des deux était le plus en danger et
dénué de tout ? On aurait dit que la bête avait parfaitement
compris la situation.

Ron reprit son chemin. La pluie devenait de plus en plus


persistante. S’il ne trouvait pas rapidement un endroit pour
se sécher, il allait attraper la mort, c’était sûr. L’orée du bois
était toute proche. Ron traversa, non par plaisir, le taillis

431
mouillé, ce qui contribua à imbiber un peu plus sa petite
veste d’automne. Les grosses gouttes suintaient le long de
son nez et il sentait ses cheveux complètement trempés. Les
cabanes étaient là.
La petite plaine vue du haut de la colline était en fait un
champ labouré. Sur les trois bicoques, deux d’entre elles
n’étaient que des abris à bois mais la troisième, située au
fond du champ, avait l’air plus importante. Il s’en approcha
avec prudence, enfonçant à chaque pas, ses chaussures de
ville dans les ornières de glaise. Plus il progressait, plus ses
chaussures devenaient lourdes, accumulant la boue sous les
semelles. Soudain, il eut la berlue, il ne rêvait pas, un léger
fumet blanc sortait d’un tuyau qui faisait office de cheminée
sur le toit de rondins. Il y avait du monde là-dedans.
Son premier réflexe fut de faire demi-tour mais lorsqu’il
regarda autour de lui, tout n’était qu’arbres ruisselants et
nature farouche. Sa seule issue était la baraque. Peut-être
allait-il tomber sur des gens qui l’aiderait. Il n’osa pas penser
le pire. Il s’approcha de la cabane à la toucher. Encore une
dernière enjambée et il se retrouverait devant l’entrée. Il
amorça son mouvement lorsque la chaussure droite resta
enfoncée dans l’argile engluant ainsi sa chaussette dans dix
centimètres de bouillasse.
Il récupéra la godasse en maugréant, la secoua plusieurs fois
avec vigueur et frappa trois coups secs à la porte. Il s’attendit
à voir apparaître un vieux bûcheron comme dans son pays,
surpris de le voir dans cet état. Personne n’ouvrit la porte.

432
Il insista en frappant, sans succès. Se sentant en droit de
l’ouvrir, Il pénétra à l’intérieur et fut tout de suite frappé par
la douceur qui y régnait. Il fit encore un pas en avant et sentit
le désagréable contact glacé du canon d’un Lüger contre sa
nuque.
Il leva les bras en l’air et se tourna lentement en direction de
son agresseur.
Lorsqu’il vit le visage hilare d’Albert, la tension tomba
instantanément. Ron souffla un grand coup.
- Ne me refais jamais ça si tu ne veux pas me faire mourir
avant l’âge !
- Qu’est-ce que tu fais dans cet état ? Je t’ai cru mort ! Albert
tapota les épaules de son ami, manifestement heureux de le
retrouver.
Je t’ai cherché toute la nuit, ensuite j’y ai renoncé avec le
mauvais temps. Je me suis installé là en attendant mais je me
doutais que si tu étais encore vivant, tu viendrais te réfugier
ici !
- Ah ! Que c’est bon la chaleur !
Ron enleva sa veste, ses chaussures, ses chaussettes et colla
tout ça près du feu.
- Des nouvelles de mon père et de Werner ?
- Non ! Je les ai vus sauter de l’avion, ensuite ils ont disparu
dans la nuit. J’espère qu’ils ont trouvé un abri eux aussi !
- Je l’espère. En attendant, il me faudrait des vêtements plus
chauds !
- Regarde dans l’armoire au fond. J’ai aperçu quelques
frusques. Cela doit appartenir à un paysan !

433
Ron se dirigea pieds nus vers la vieille armoire dont la porte
brinquebalante grinça en s’ouvrant.
Il y avait là, une tenue de travail en toile épaisse ainsi qu’un
imperméable à capuchon. Plusieurs paires de bottes
traînaient au sol.
- Il y a tout ce qu’il nous faut ici. Au fait, où sommes-nous
au juste ?
- En Allemagne !
Ron avait redouté la réponse d’Albert mais inconsciemment,
il le savait.
- Qu’allons-nous faire maintenant ?
- Nous allons attendre que la pluie cesse et reprendre des
forces. Regarde ce que j’ai trouvé !
Albert dénoua un sac de toile de jute. Des dizaines de
champignons s’offraient à leur appétit.
- Tu peux me faire confiance, ce sont des cèpes. Ils sont
bons, je m’y connais !
L’odeur des champignons venait de réveiller la faim féroce
de Ron, mise en veilleuse par les événements. Résister à ces
petites merveilles était au-dessus de ses forces. Il en saisit
un et se mit à le croquer à pleines dents.
- Attends ! C’est meilleur cuit ! J’ai trouvé également
quelques herbes pour le goût !
Ron lui raconta l’épisode du cerf. Si Albert avait été avec
lui, ils auraient peut-être de la viande à cette heure-ci.

434
Albert passa la tête dans l’espace de la porte entre ouverte.
- Le temps a l’air de s’arranger !
On n’entendait plus le crépitement régulier des gouttes d’eau
sur le toit de la cabane.
- Il faut partir ! Il ne faut pas laisser aux nazis le temps de
mettre en place un dispositif qui nous empêcherait de gagner
la Suisse ou l’Autriche !
Les deux amis s’équipèrent chaudement et quittèrent la
cabane pour se remettre en route.
Le ciel demeurait toujours gris et menaçant mais il ne
pleuvait plus. Ron avait toujours faim. Les champignons
d’Albert ne l’avaient pas rassasié et il rêvait tout en
marchant d’une table bien garnie. Comme il était loin de son
milieu de luxe. Maintenant, il se nourrissait de champignons
et s’habillait en paysan.
- D’après moi, il faut se diriger Sud Sud-ouest. Je pense que
c’est la bonne direction pour le Bodensee !
Il avait beau faire confiance à Albert qui semblait savoir par
où passer, Ron ne distinguait à l’horizon que collines boisées
et petites montagnes. S’il y avait un lac d’importance par-là,
celui-ci se cachait bien.

Ils arpentaient les sentiers forestiers depuis plusieurs heures


déjà. Les bottes de Ron étaient trop larges et des ampoules
étaient apparues sur ses orteils qui lui faisaient mal à chaque
pas. Heureusement qu’il avait gardé ses chaussures. Il les

435
renfilerait à la première occasion. La pluie avait repris et les
deux hommes faisaient face à la nature et aux intempéries,
espérant se trouver dans la bonne direction. Un lac comme
le Bodensee était difficile à rater, étant un peu près aussi
grand en superficie que le lac Léman.
Albert se tourna d’un coup. Là, vers le Sud, le bruit d’un
coup de feu venait de retentir. Il avait été sensiblement
étouffé par la pluie et le relief mais Albert l’avait nettement
entendu.
Les deux hommes dévalèrent le sentier en trombe, prenant
garde de glisser sur l’herbe mouillée. Courir avec leurs
tenues rapiécées et leurs bottes trop larges était un art
difficile à pratiquer. Leurs mouvements étaient lourds et
gauches mais une chose était sûre, il fallait savoir sur qui on
tirait.
Un chasseur, quoiqu’avec ce temps... Une rafale d’arme
automatique balaya leurs doutes.
- Là !
Albert désigna un pré en contrebas où deux hommes
tentaient de fuir deux véhicules de patrouille qui les
canardaient.
- Bienvenue à la civilisation ! Grinça Ron entre ses dents.
- Ce sont eux ! C’est mon père !
Les deux silhouettes longeaient la lisière de la forêt et
venaient dans leur direction. Shlomo tenait une sacoche à la
main, celle de Ron.
Albert dévala la pente à travers les chênes et les sapins,
traversant sans hésitation les buissons les plus

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inexpugnables. Ron avait du mal à suivre son ami tant la
forêt était épaisse.
Werner et Shlomo réussirent à pénétrer dans le sous-bois,
salués par une volée de projectiles qui se perdirent dans
l’écorce des arbres. Shlomo trébucha sur un tapis d’épines
mouillées mais se ramassa aussitôt, récupérant la sacoche au
passage.
Les quatre nazis sortirent des voitures et arrosèrent
abondamment la lisière de leurs armes automatiques.
Werner et Shlomo étaient déjà hors d’atteinte, continuant à
grimper la pénible pente sans savoir où se diriger. Ils
entendirent soudain le bruit d’une cavalcade au-dessus
d’eux et virent Albert déboucher d’un fourré comme un
forcené. Un sourire muet parcourut le visage des trois
hommes mais l’imminence de la situation ne leur laissait pas
le temps de parler. Albert leur fit signe de continuer à
monter.
Ron jaillit d’un coup. Il avait le visage griffé et ressemblait
à un ours des cavernes avec ses frusques. Il allait parler
lorsque son ami lui fit signe de se taire.
Pendant que les autres remontaient jusqu’au sentier plus
haut, Ron et Albert se mirent à l’affût derrière les fourrés.
Le bruit des armes automatiques était terminé. Les nazis
devaient être en train de chercher les cadavres des fugitifs,
ou commençaient peut-être déjà leur progression vers le
haut.
Soudain, Albert se tendit et abaissa la tête de Ron.

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Deux des soldats apparurent, inquiets, scrutant les buissons
en avançant lentement. Albert pointa son Lüger vers leurs
ennemis. Ils avaient l’avantage de la surprise. Les autres
poursuivaient des fuyards et ne s’attendaient pas à une
riposte de leur part.
Deux coups de feu plus tard, les nazis gisaient inertes au sol.
Il n’avait pas eu le choix contre un ennemi supérieurement
armé. Il se précipita sur une mitraillette tombée dans les
feuilles mortes puis récupéra un chargeur plein qu’un des
deux nazis portait à la ceinture. Il en restait encore deux qui
n’allaient pas tarder à arriver, alertés par les détonations.
Un bruit de branches cassées sur la gauche. Albert passa son
Lüger à Ron. Tous deux se dispersèrent pour les prendre à
revers.
L’homme déboucha derrière eux à leur grande surprise.
Albert d’un geste calculé se retourna et appuya sur la
gâchette avant même que l’autre ne réagisse.
Les balles déchiquetèrent son corps les unes après les autres
en faisant un bruit mat à chaque impact jusqu’à ce que
l’homme sans vie s’effondre, telle une paillasse
ensanglantée. Ron perçut un craquement de branche à sa
droite. Le dernier nazi redescendait la pente en courant,
conscient que l’avantage était maintenant dans le camp des
autres. Il ne fallait pas qu’il réussisse à s’enfuir sinon il ne
donnerait pas une heure avant que la moitié de l’armée
Allemande fouille ce coin de Bavière, rendant impossible
leur fuite vers la Suisse.

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Ron dévala la pente derrière le fuyard, le Lüger dans la main
et ne sentant plus ses ampoules aux pieds. Tout en courant,
il essaya d’ajuster l’homme qui zigzaguait entre les arbres.
La balle se ficha dans un sapin, faisant sauter quelques bouts
d’écorce. Il n’était plus qu’à une dizaine de mètres de lui. Il
avait été champion de course de fond à l’université de
Toronto et malgré le manque d’entraînement et
l’accoutrement dont il était affublé, il rattrapait son homme
rapidement.
Le nazi sentit le souffle de Ron dans son dos. Il se tourna et
d’un geste, brandit un revolver avec lequel il voulait
surprendre Ron pratiquement sur lui. L’homme visa et glissa
sur le tapis d’épines mouillées entraînant Ron dans sa chute.
Tous deux roulèrent un moment et une bagarre s’en suivit.
Chacun luttait farouchement pour sa survie. Le regard
acerbe et tendu de son adversaire fixait Ron en plein effort.
Le nazi réussit à se relever mais comme il avait perdu son
arme quelque part dans les buissons, il préféra prendre ses
jambes à son cou.
Ron se releva, un peu sonné. Il se remit à sa poursuite mais
pas pour longtemps. Les lourdes bottes glissèrent de
nouveau et il se retrouva la tête dans les buissons. Le temps
de se relever, un moteur vrombit. Il était trop tard pour
empêcher la voiture de redescendre à toute allure en
cahotant dans les ornières du chemin. Lorsqu’il franchit la
lisière, ce n’était plus qu’un point mobile au loin qui
continuait inexorablement sa route vers leur perte.

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Il fallait agir vite pour sortir de la nasse qui allait se refermer
sur eux.
- Je suis désolé ! J’ai fait ce que j’ai pu !
- Ce n’est pas si grave. Ils avaient déjà dû signaler la
présence de fugitifs par radio. Et puis, maintenant nous
avons une voiture nous aussi. Pas de temps à perdre,
récupérons nos amis et éloignons-nous d’ici le plus vite
possible.
- As-tu vu dans quel état se trouve la bagnole ?
Le nazi avait eu la présence d’esprit d’arracher les fils du
moteur, de tirer sur les durites et de massacrer à coups de
bottes le tableau de bord. De plus, la clé du démarreur était
cassée dans la serrure.
- Le salopard ! Va vite récupérer Shlomo et Werner. Ce
dernier est un excellent mécanicien. Il réussira bien à nous
tirer d’affaire !

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Le capitaine frappa à la porte du bureau du Q.G. de la
garnison de Lindau.
- Herr Kolonel ! Un de nos hommes vient de nous alerter par
radio. Ils sont tombés sur les terroristes. Notre homme est le
seul rescapé !
L’homme tendit avec déférence une carte d’état-major à
Von Krüger.
Tobias prit la carte mais lorsqu’il essaya d’y fixer toute son
attention, les lettres et les chiffres se mirent à danser. Il
n’avait pas dormi depuis deux nuits et avait d’horribles
poches gonflées sous les yeux. Les traits tirés et les cheveux
en bataille, Tobias Von Krüger ne représentait plus à ce
moment précis, l’image que l’on pouvait se faire d’un
Reichkolonel de la S.S. Une bouteille de Whisky trônait
moitié vide sur le bureau. L’alcool l’aidait à supporter la
pression engendrée d’un côté par Hitler qui voulait
absolument récupérer les documents en possession du
canadien, et de l’autre par la faculté qu’avaient ses
adversaires à toujours glisser entre ses griffes. Il n’était pas
fait pour ces rebondissements à répétitions et le Whisky lui
prodiguait une sensation délicieuse qui lui donnait
l’impression de s’évader de la situation dans laquelle il se
trouvait.
Tobias reposa la carte sur la table, les yeux dans le vague.
- Que l’on envoie le gros de la garnison cerner la région où
les terroristes ont été aperçus pour la dernière fois. Ensuite,
vous ratisserez tout le secteur à partir de là et fouillerez

441
chaque motte de terre et chaque buisson. La voix de Tobias
était pâteuse.
Le capitaine Krabbe qui commandait cette même garnison
obtempéra et le salua avant de quitter le bureau non sans
maugréer intérieurement. Recevoir des ordres d’un officier
dans cet état et alcoolique de surcroît ne lui laissait présager
de l’avenir proche que des ennuis en perspective.
Tobias saisit la bouteille et se versa un verre. Les gouttes
d’or remplirent l’une après l’autre le verre que Tobias fixait
dans la lumière. La belle couleur jaune clair aux reflets irisés
était une invite à laquelle il ne pouvait résister. Sa main
tremblait imperceptiblement. Tobias porta le verre à la
bouche et d’un coup sec, vida celui-ci. Puis, comme si le
breuvage lui brûlait tout le corps, il précipita violemment le
verre qui s’éparpilla contre le mur en des milliers de petits
éclats. Il se leva, mit sa casquette et d’un pas mal assuré,
quitta le bureau.

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Le véhicule de patrouille tout terrain grimpait le sentier de
montagne tant bien que mal à grands coups d’accélérateur.
Il était trop large par rapport au chemin et les roues
empiétaient de chaque côté sur la nature, laissant des traces
visibles dans les herbes. D’après Werner qui faisait la
navigation, ce sentier menait tout droit sur une route
carrossable qui elle-même aboutissait au Bodensee.
L’important était de s’éloigner le plus vite possible de
l’endroit où ils avaient été repérés et de se rapprocher de la
frontière Suisse.
Albert conduisait la voiture à tombeau ouvert obligeant Ron
et Shlomo à se tenir fermement à l’arrière pour éviter d’être
précipités au dehors. Werner avait réussi le tour de force de
réparer la voiture en moins d’un quart d’heure. Si tout allait
bien, ils arriveraient quand même au lac.
Le col était proche. Ensuite, ce serait la descente vers la
liberté.
Albert s’arrêta net. Le spectacle qui s’offrait à eux était
magnifique. Le Bodensee était là. Ce lac de Konstanz,
majestueux, qui les avait tant fait languir, s’étendait là, à
perte de vue. Son gris profond envahissait leurs regards et se
confondait jusqu’à l’horizon avec le ciel de plomb. On
apercevait des bateaux qui sillonnaient sa surface. Des
navettes faisaient quotidiennement la traversée vers la
Suisse ou l’Autriche, d’autres n’étaient que des bateaux de
pêche. Trois nations se partageaient la faune du lac, ce qui
ne se passait pas sans heurt. Régulièrement, les uns allaient
pêcher dans les eaux des autres et vice et versa. Pour régler

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le différend et intimider les pêcheurs Suisses et Autrichiens,
la marine Allemande avait mis à l’eau depuis quelques
années, un patrouilleur d’une cinquantaine de mètres de
long, le Konstanz, armé d’une batterie de canons. Il pouvait
filer à vingt-deux nœuds même quand les eaux du lac étaient
agitées. Cela n’empêchait pas les autres de venir pêcher dans
les eaux Allemandes qui étaient les plus fournies en truites
et saumons.
Le Konstanz était devenu en peu de temps l’âme damnée de
tout Suisses et Autrichiens. Lorsque les enfants apercevaient
le bateau près de la rive, ils se sauvaient comme s’ils avaient
vu le diable en personne. Même les mères dans les
chaumières, menaçaient leurs enfants de les emmener sur le
Konstanz s’ils ne mangeaient pas leur soupe.

Personne ne parlait. Tous admiraient le paysage grandiose.


Une brise glacée leur marquait le visage.
Ron remonta son col un peu plus, serrant de près la sacoche
récupérée par Shlomo. Il ne pouvait s’empêcher de penser à
Jasper, quelque part autour de ce lac en train de les attendre
fébrilement. Où pouvait-il bien être à cet instant précis ? Il
avait dû s’inquiéter en ne les voyant pas atterrir comme
prévu. Il avait dû s’imaginer toutes sortes de choses.
Connaissant Jasper, il n’allait pas rester les bras croisés et
essayerait de reprendre contact avec eux.

444
- Les gars ! Je vois la Suisse ! Werner jubilait en regardant à
travers sa paire de jumelles. Son regard se porta sur la route
en contrebas. Il distinguait parfaitement la colonne de
camions kaki qui remontaient en file indienne le flan de la
montagne. Cette route était la seule et unique pour
redescendre vers la civilisation. Ils étaient coincés. A tour de
rôle, la consternation apparut sur leurs visages.
A l’œil nu, on distinguait parfaitement la progression des
soldats. Dans une heure, ils cerneraient tout le périmètre et
les bloqueraient inévitablement. Que faire ? S’ils
abandonnaient là le véhicule, ils fourniraient une indication
capitale à leurs poursuivants et perdraient un temps
précieux.
Tout à coup, la colonne qui semblait se diriger vers eux
bifurqua vers le nord à une intersection. Ils s’attendaient à
voir l’ennemi se partager en deux groupes mais à leur grande
surprise, la totalité des camions s’engagea dans la même
direction, approximativement vers la forêt où gisaient
encore les cadavres des trois nazis.
C’était peut-être leur chance. Leurs adversaires ne les
croyaient pas si éloignés de l’endroit où ils avaient été
repérés. Etait-ce un signe du destin ? Ron pensa
instantanément à une intervention de Hilde. C’était la
deuxième fois qu’elle agissait depuis l’au-delà.
Manifestement, il sentait sa protection sur lui et ses amis.
- C’est notre chance, les gars ! Il y a bon à parier qu’ils se
rendront rapidement compte de leur erreur lorsqu’ils ne

445
retrouveront pas le second véhicule. Il faut y aller
maintenant.
L’engin repartit à toute allure dans une descente infernale
sur le sentier. Après des soubresauts interminables, ils se
retrouvèrent enfin sur la route carrossable. Sans même
ralentir, Albert fonça en direction du lac vers Lindau.

Tobias aspirait l’air pur à grandes goulées. L’odeur des


sapins pénétrait jusqu’au plus profond de son cerveau et lui
rappelait sa jeunesse, lorsque sa mère l’emmenait à
Flensburg pour les vacances d’été. C’est là qu’habitait sa
grand-mère, à quelques kilomètres de la frontière du
Danemark. L’endroit était resté vierge, recouvert de beaux
sapins élancés, desquels exhalait une senteur incomparable.
Il avait finalement pris la direction des opérations. Au fur et
à mesure qu’il pénétrait la forêt bavaroise, ses idées se
remettaient lentement en place, comme si cet endroit
privilégié, possédait des propriétés curatives. Il ferma les
yeux un instant, se laissant conduire par Krabbe et essaya de
se remémorer ses dernières semaines. Tobias n’était pas un
idiot et savait parfaitement que le processus dans lequel il
s’était engagé ne pouvait rien lui rapporter de bon. Cela
pouvait même lui être fatal s’il n’obtenait pas des résultats
tangibles rapidement. Il fallait donc qu’il se ménage une
porte de sortie dans le cas où tout tournerait mal. La Suisse

446
était à portée de bateau, mais qu’irait-il faire là-bas sans
argent. Toute sa fortune était constituée de biens
immobiliers légués par son père et quelques bijoux
appartenant à sa mère. Si par malheur il échouait, tous ses
biens restant en Allemagne seraient automatiquement saisis
par des hommes habitués et rompus à ce genre d’exercice. Il
se maudissait de ne pas avoir prévu cette situation et de
n’avoir pas liquidé tous les terrains qu’il possédait à l’Est de
Berlin. Qui sait si l’avenir lui permettrait de le faire. Il
n’avait donc pas le choix pour l’instant. Il fallait absolument
qu’il rentre dans les bonnes grâces de ses supérieurs en
arrivant à coincer ces maudits canadiens ou tout au moins en
récupérant les documents qu’ils avaient entre leurs mains.
Les fameux papiers sur les origines juives de Hitler qu’il
pourrait ensuite monnayer contre une petite fortune et la
promesse de le laisser partir vers le pays de son choix. Il
avait pris sa décision comme ça. L’idée s’était insinuée en
lui, subtilement, puis s’était affirmée de plus en plus en
voyant la tournure prise par les événements.
- Nous arrivons Kolonel !
Tobias sortit de ses pensées.
- Etes-vous sûr de l’endroit ?
Le soldat derrière Tobias n’était autre que l’homme que Ron
avait involontairement laissé échapper.
- Oui, Herr Kolonel ! C’est là-haut, par ce sentier, à dix
minutes. J’ai saboté l’autre voiture avant de me replier, pas
de danger qu’ils l’utilisent. Dans ce terrain difficile, ils n’ont
pas pu aller très loin !

447
- C’est bon. Lancez l’ordre, capitaine. Que tout le monde
s’éparpille dans la nature à partir de ce point ! Et mettez le
paquet en direction du lac car c’est par là qu’ils se dirigent !
Le capitaine Krabbe lança l’ordre général. Aussitôt, les
véhicules légers quittèrent la colonne se dirigeant sur les
sentiers montagnards. Des dizaines d’hommes accompagnés
de chiens féroces dévalèrent des camions. Le but était
simple, former une nasse infranchissable dans laquelle leurs
ennemis n’auraient aucune chance.
Malgré le dispositif installé, Tobias était inquiet. A force de
scruter les collines et rochers environnants et de sentir
l’atmosphère ambiante, quelque chose lui disait qu’il était
en train de perdre son temps, que les fugitifs étaient déjà loin
d’ici. Il aurait mieux fait de se concentrer sur le lac qui était
le passage obligé de ses adversaires. Heureusement, une
partie de la garnison contrôlait les routes et les
embarcadères. Le Konstanz avait été mis en alerte lui aussi
et faisait des ronds dans l’eau, menaçant, contrôlant chaque
embarcation naviguant dans les eaux allemandes. Sa tâche
était difficile car la frontière étant très proche de Lindau, un
flot ininterrompu de bateaux de toutes sortes empruntaient
le passage.
Tobias tournait en rond, attendant les premiers résultats. Il
héla le soldat survivant qui les avait prévenus de la présence
des fuyards.
- Je veux aller là-haut ! Je veux que vous me racontiez
comment cela s’est passé !
- C’est à dix minutes d’ici, environ, Herr Kolonel !

448
- Capitaine Krabbe, vous venez avec nous ainsi que deux
hommes de votre détachement !
Le groupe embarqua dans une des voitures de patrouille et
commença la montée du sentier encaissé. Le véhicule
brinquebalait tout ce qu’il savait, s’enfonçant régulièrement
dans de profondes ornières formées par le sol détrempé.
Le soldat tendit son index vers un endroit bien précis, son
regard trahissait une inquiétude croissante. S’il s’était
trompé et si les autres avaient finalement réussi à les semer,
qu’adviendrait-il de lui ?
- C’est là-haut, au bout de ce pré, Herr Kolonel !
La voiture termina les dernières dizaines de mètres en
patinant sur l’herbe mouillée avant de s’immobiliser
définitivement. Le visage déconfit du soldat en disait long
sur la suite des événements.
La deuxième voiture avait disparu !
Tobias descendit le premier, inspectant les traces de roues
imprimées dans la boue. Il était clair que les fuyards avaient
réussi à faire démarrer le second véhicule de patrouille et à
quitter l’endroit au plus vite. Le visage fermé, Tobias scruta
à travers les branches épaisses de la forêt, se gardant bien de
pénétrer à l’intérieur. Etait-ce une ruse ? Leurs ennemis
étaient peut-être tapis là, à quelques mètres d’eux. Ils avaient
très bien pu cacher la voiture dans un fossé. Il fallait
s’attendre à tout avec eux.
- Capitaine Krabbe ! J’aimerais que vos hommes inspectent
ce bois. En cas d’alerte, qu’ils tirent !

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Les deux soldats de Krabbe guidés par le troisième
franchirent la lisière avec prudence. Ils avançaient pas à pas,
attentifs à tout bruit. Soudain, l’envol d’un oiseau les surprit
car un silence de mort régnait dans cet univers végétal. Ils
reprirent leur progression, attaquant la dure côte, s’attendant
au pire à chaque instant.
Pendant ce temps, Krabbe fumait une cigarette dans la
voiture et Tobias faisait les cent pas.
S’ils avaient vraiment réussi à passer à travers les mailles du
filet, ils étaient loin à cette heure-ci. Et dire qu’il les tenait à
portée de main. Il sentit une colère sourde monter en lui
comme à l’époque où il interrogeait des prisonniers à la
prison de Munich et que ceux-ci lui résistaient.
- Je suis entouré d’incapables ! Pensa-t-il. Voilà pourquoi je
n’arrive pas à mes fins !
Les soldats ressortirent de la forêt au même moment.
- Alors ! Tobias leur lança un regard mauvais.
- Il n’y a que des cadavres là-haut ! Répondit l’homme au
menton crispé.
- Pas de danger qu’ils utilisent le véhicule saboté ! C’est ce
que tu m’as dit !
Tobias fixait le regard du soldat en face de lui, tel un cobra
devant sa proie. Grâce à toi, ils ont filé entre nos doigts et
ont plusieurs heures d’avance !
L’autre restait là, prostré, n’osant pas dire un mot.
- Si tu étais à ma place, comment réagirais-tu ?

450
L’homme visiblement apeuré se retrouva face au canon du
Lüger de Tobias. Il bredouilla quelque chose mais rien
d’intelligible ne sortit de sa bouche.
Tobias continua.
- Tu n’as pas répondu à ma question.... Quelle sanction
prendrais-tu à ma place si quelqu’un t’avait gravement
induit en erreur au point que cela puisse compromettre une
mission importante ?
- Non ! Ne tirez pas !
- Si je ne tire pas, que vais-je dire au Führer quand il me
reprochera d’avoir laissé échapper nos ennemis ?
- Ne tirez pas, je vous en supplie !
- Herr Kolonel, Je...
- Silence Krabbe ! Ne vous en mêlez pas !
Le soldat s’était mis à genou face à Krüger, l’implorant de
lui laisser la vie sauve. Les autres regardaient la scène sans
piper mot.
- Que crois-tu qu’il risque de m’arriver quand j’affronterai
la colère du Führer entre quatre yeux dans son bureau. Je
n’aurai plus que quelques heures à vivre. Hitler ne me le
pardonnera pas !
Tobias pointa l’arme, visa un des genoux. Le coup de feu
retentit et se répercuta de sommet en sommet.
- Voilà ce qu’il m’arrivera !
Le soldat recroquevillé de douleur roula dans l’herbe
humide, la rotule éclatée, le sang giclant par saccades.
- Seulement moi, je risque de la prendre en pleine tête. Tu
peux donc t’estimer heureux !

451
Tobias fourra tranquillement l’arme dans son étui puis
donna un ordre ferme.
- Que l’on ordonne à toutes les patrouilles de faire demi-
tour. Nous avons assez perdu de temps comme ça. Vos
hommes vont rester ici pour le soigner. Nous les
récupérerons plus tard, nous sommes pressés !

Tobias conduisait lui-même la voiture dans une descente


infernale. Krabbe était à côté, les lèvres serrées, se tenant
tant bien que mal, baissant la tête pour éviter les branchages
qui lui fouettaient le visage.
- Cet homme est fou ! Pensa-t-il. Tous les nazis sont des
cinglés et des assassins. Et ce sont eux qui dirigent le pays.
Quelle misère, mon Dieu, jusqu’où ira-t-on ?
Sans se soucier de rien, Tobias rejoignit la route et
redescendit vers Lindau. Le visage de Krabbe passait du vert
au gris cendre lorsqu’il apercevait le ravin monter vers lui à
chaque virage en dérapage.
- Le Konstanz !
- Comment, Herr Kolonel ?
- Le Konstanz ! Faites-moi transporter sur le Konstanz. Je
suis sûr qu’ils vont essayer de passer cette nuit. Je veux être
là pour les cueillir. Grâce à ce patrouilleur, nous avons la
maîtrise totale du lac.
- Seulement dans les eaux Allemandes ! Objecta Krabbe.

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- Dans les eaux Allemandes comme ailleurs. J’irai au diable
pour les retrouver !
Krabbe n’osa rien rajouter de peur de perturber Krüger dans
sa descente acrobatique. Il se demandait s’il allait arriver
vivant à Lindau.
Un rayon de soleil avait réussi à traverser la masse de nuages
et inondait le lac de sa lumière, le faisant virer de la couleur
plomb au bleu profond. Tobias n’avait d’yeux que pour une
forme grise et allongée se distinguant à la surface du lac. Le
Konstanz laissait échapper quelques bouffées de fumée
noire à intervalles réguliers. Le patrouilleur faisait des ronds
dans l’eau. Sa sirène déchirait le silence majestueux de la
montagne pour bien montrer son omniprésence. Les autres
n’avaient plus qu’à obtempérer lorsque, menaçant, il
s’approchait d’une embarcation suspecte. L’alarme hurlait
plein pot et la trentaine d’hommes de pont courait en tous
sens, les armes à la main, prêts à investir l’embarcation pour
la fouiller de fond en comble.
Les pêcheurs Suisses et Autrichiens étaient habitués aux
démonstrations de puissance du Konstanz mais là, les
Allemands commençaient vraiment à dépasser les bornes.
Pourtant, le commandant du navire, le capitaine Joachim
Glogner, avait reçu ses ordres directement de l’état-major. Il
fallait intensifier les actions sur le lac pour retrouver des
terroristes susceptibles de fuir vers la suisse et transportant
des documents de la plus haute importance. Ses supérieurs
étaient persuadés qu’ils allaient passer par là. L’ordre était
signé du ministre de la marine lui-même. Joachim Glogner

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était un homme d’expérience, détestait les nazis et avait lui-
même sélectionné les hommes composant son équipage. S’il
obéissait au doigt et à la lettre à l’ordre reçu, il devrait passer
son temps à fouiller des centaines de bateaux de pêche, voire
des barques. On l’autorisait même officieusement à pénétrer
dans les eaux Suisse si le cas se révélait nécessaire. Mais
Joachim savait lire entre les lignes. Depuis des années, les
gens d’ici vivaient en harmonie et en bonne intelligence et
le Konstanz était le garant de la stabilité du lac. Et voilà un
gouvernement nazi qui lui donnait l’ordre, au mépris de
problèmes diplomatiques, de ne pas hésiter à mettre la
zizanie dans les eaux étrangères.
Si la chose arrivait, il se retrouverait en première ligne, lui
et son bateau. Ceux de l’état-major auraient tôt fait de
démentir et de reporter la responsabilité sur lui, invoquant la
désobéissance aux ordres reçus. Mais il fallait jouer le jeu et
montrer à tous que le Konstanz participait activement aux
recherches. Joachim était donc sur la corde raide. Il fallait
contenter les nazis tout en évitant de froisser leurs voisins
frontaliers. La tâche serait difficile.

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Werner fouillait la côte de ses jumelles depuis une bonne
heure, cherchant un moyen de passer à travers les mailles du
filet. Ils avaient emprunté des sentiers parallèles, descendant
vers le lac, évitant ainsi les patrouilles et plusieurs barrages
établis par Krüger et avaient échoué à une centaine de mètres
de la rive sur une petite hauteur.
Shlomo et Albert étaient parti camoufler leur véhicule
devenu inutile et trop repérable. Ron, lui, avait beau réfléchir
à la situation, même s’ils trouvaient le moyen de traverser,
ce serait risqué. Ils avaient repéré ce patrouilleur Allemand
qui les défiait au milieu du lac. Impossible de contourner par
l’Autriche car la frontière était bien gardée. Encore moins de
faire le tour de l’autre côté en longeant la rive Allemande.
Non, le passage obligé était tout droit, à travers le plan d’eau
jusqu’en Suisse.
A force de descendre, ils s’étaient heurtés à la côte, à une
douzaine de kilomètres à peine à l’ouest de Lindau, dans un
endroit un peu sauvage et désert. D’où ils se trouvaient, la
route passait en contrebas et de nombreux véhicules
militaires allaient et venaient dans les deux sens. La région
semblait en effervescence. Ron avait du mal à croire que
c’était à cause d’eux, pourtant, c’était la réalité vraie.
Werner soupira tout en se frottant les yeux. Ces jumelles lui
donnaient la nausée et ses yeux finissaient par loucher en
croisant le regard de Ron.
- Passe-moi ça, fit-il. L’autre lui donna les lunettes sans
hésiter.

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Comment faire ? Pensait Ron. Il y a bien un petit port, là-
bas, à environ deux kilomètres, mais il apercevait des
sentinelles qui faisaient les cent pas sur le ponton où étaient
amarrées plusieurs barques.
- S’ils se mettent à surveiller la moindre petite barque, notre
position va devenir intenable dans peu de temps !
- Bah ! La nuit va tomber dans moins d’une heure, ils ne
pourront pas tenter des recherches sérieuses avant demain
matin. Ça nous laisse une petite chance. Tout ce qu’il nous
faut, c’est une embarcation discrète !
- J’aimerais bien partager ton optimiste, Werner !
Un bruit de branches cassées derrière eux les fit se retourner
vivement. Ce n’était que Shlomo et Albert qui revenaient de
l’endroit où ils avaient caché la voiture.
Ron se remit à suivre l’évolution des bateaux de pêche qui
circulaient le long de la côte. Son attention se porta sur un
petit caboteur hors de la zone de travail des pêcheurs et qui
longeait la rive à moins de deux cents mètres du bord. Il lui
semblait bien l’avoir déjà vu passer tout à l’heure dans
l’autre sens. Etait-ce un espion nazi qui tentait de les repérer
ou alors... ?
- Qu’est-ce que c’est Ron ?
- Je n’en sais rien encore mais planquez-vous, ils ont
sûrement des jumelles à bord !
Ce bateau m’a l’air bizarre. Regarde, la plupart des bateaux
sont concentrés au milieu du lac, lui, se contente de passer
et repasser comme s’il attendait quelqu’un. Ce n’est pas non
plus une navette touristique !

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- Fais voir ! Demanda Albert.
Ron lui passa les jumelles.
- Il revient par ici. Dans dix minutes, il sera au plus près.
Tiens !!!
- Que vois-tu ! Demanda Ron, intrigué.
- Ce qui m’étonne, c’est que ce pêcheur porte les couleurs
du drapeau Autrichien mais, regarde les fanions de la société
de pêche à l’arrière du bateau. Il y en a un qui va t’intéresser.
Ron repris les jumelles avec frénésie. Il n’en croyait pas ses
yeux. Il venait de reconnaître le drapeau rouge blanc rouge
avec une feuille d’érable au milieu.
- Le drapeau canadien ! S’écria-t-il, médusé. C’est Jasper !
Le bateau se rapprochait de plus en plus et allait bientôt les
doubler. Ça y est, il apercevait parfaitement la silhouette du
grand gaillard qui était à la barre.
Son premier réflexe fut de lever les bras en l’air et hurler de
tout son souffle mais c’était peine perdue. Il ne les entendrait
pas. Le bruit du moteur et la distance ne lui permettraient
pas de les repérer.
- Bon Dieu ! Que faire ! Ron était désespéré. La nuit allait
tomber et c’était sûrement son dernier passage avant de
rejoindre son port.
Le soleil qui commençait à rougir se trouvait maintenant
plus bas à l’horizon que la couche nuageuse et inondait le
lac d’une langue de feu étincelante. Ron trépignait.
- Il faut absolument trouver le moyen d’attirer son attention
par ici. Ron voyait le bateau se rapprocher de plus en plus.
- Mais oui, s’écria Ron. Le soleil !

457
- Quoi, le soleil ?
- Albert, Shlomo, Werner ! Un d’entre vous a-t-il un miroir
dans sa poche ?
En voyant l’air désolé et dubitatif de ses camarades, Ron
comprit instantanément qu’aucun d’eux ne possédait l’objet
tant convoité.
- C’est foutu !
Il allait passer devant eux sans les voir. Il aurait suffi d’un
rayon du soleil dans le miroir pour capter l’attention de
Jasper.
- My God ! My God ! Lorsque Ron ne se contenait plus, sa
langue natale revenait au galop, ce qui étonnaient toujours
ses amis qui avaient l’habitude de l’entendre parler un
Allemand sans accent.
A cet instant précis, Ron pensa à Hilde. Elle qui l’avait
protégé jusqu’à maintenant ne pouvait pas le laisser tomber
ainsi. Il lui fit une prière muette.
Soudain, il ouvrit les yeux. Il savait. Tout était très clair.
- Albert ! Vite !
- Tu as deux minutes pour m’arracher le rétroviseur de la
voiture. Dépêche-toi !
Albert regarda Ron bizarrement, étonné par sa clairvoyance
en un moment pareil. Il avait tout compris.
- Compte sur moi ! Il fallait faire très vite. Des quatre amis,
seuls son père et lui savaient où était cachée la voiture et
c’est lui qui courait le plus vite.

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Ron regardait le bateau de Jasper s’approcher de plus en
plus. Dans peut-être cinq minutes, il les doublerait et il serait
alors impossible de lui envoyer un rayon du soleil qui
d’ailleurs, commençait à décliner.
Il consulta sa montre en se rongeant les ongles. Leur planche
de salut était là, devant eux, mais elle allait leur passer sous
le nez.
Un bruit de souffle de plus en plus fort se fit entendre. Albert
arriva complètement épuisé en haut de leur position et lança
à Ron une chose informe qui avait dû être un rétroviseur
dans une vie antérieure. Le miroir était intact. Albert
s’effondra dans l’herbe, la respiration coupée.
Ron s’en saisit et essaya de guider un rayon lumineux vers
le caboteur. Werner, à la jumelle, suivait et guettait les
réactions de Jasper. Le bateau continuait sans ralentir.
- Tu n’y est pas Ron, vise mieux.
Ron s’appliqua du mieux qu’il put mais le soleil couchant
n’était plus très puissant. Le bateau doublait leur position.
Jasper regardait droit devant lui, il n’avait rien vu.
- Vas-y, tu peux encore y arriver ! Werner observait toujours
grâce aux jumelles lorsqu’il remarqua le rai de lumière qui
jouait sur la cloison de la cabine de pilotage.
- Tu y es presque ! Un poil à gauche !
Jasper tourna la tête dans leur direction et le bateau ralentit.
- Continue, je crois qu’il nous a vu. Faite des signes, les
gars !
Jasper observait lui aussi à la longue vue. Werner le vit
agiter le bras.

459
- ça y est ! Il vient vers nous ! Ouais !!!
Les quatre amis, au comble de la joie se tapaient dans les
mains en dansant dans l’herbe.
- Il arrive ! Il arrive ! Ron exultait. Enfin un espoir sérieux
de pouvoir sortir du cauchemar dans lequel ils vivaient.
Le caboteur se rapprochait lentement de la rive mais ce
n’était pas le moment de commettre une imprudence. De la
route en contrebas, on ne pouvait pas apercevoir un bateau
contre le bord car la rive descendait à pic sur une dizaine de
mètres. Seuls, quelques accès piétonniers permettaient
d’aller au bord. Cette configuration était d’ailleurs assez
courante dans cette région de lac de montagne. Le fond
tombait très vite et une embarcation de petite taille pouvait
facilement s’y amarrer sans casse. Une fois le bateau de
Jasper au bord, on ne pouvait pas le voir de la route. Le
véritable danger était de traverser la route sans se faire voir
par quiconque.
Ron marqua le signal du départ. Le temps de prendre la
sacoche de documents, ils dévalèrent la pente et s’aplatirent
dans le fossé longeant la route. Ils laissèrent passer deux
camions bourrés de soldats.
- La voie est libre. Allons-y !
Ron avait repéré un sentier de l’autre côté qui menait au bord
du lac. Ils traversèrent en un éclair et se ruèrent à la queue
leu leu sur le chemin minuscule et glissant.
Le bateau était là qui dansait au gré des vagues. Il suffisait
d’un petit saut, ce qu’ils firent l’un après l’autre. Ils se
sentirent happés par deux bras gigantesques. Vu de loin, il

460
ne payait pas de mine mais de près, Jasper était vraiment
impressionnant.
Ron qui avait sauté le dernier se retrouva enserré comme un
grizzli sert sa proie.
- Ah fils ! Dit-il de sa voix tonitruante, je ne compte plus le
nombre de cheveux blancs que j’ai attrapé depuis une
quinzaine de jours. Bertha et Grüda sont en Suisse, elles
nous attendent !
- Tu connais Albert !
Celui-ci subit le même sort que Ron.
- Alors mon garçon, on n’a jamais été aussi près de la
liberté !
- Et je te présente le père d’Albert ainsi que Werner, notre
pilote d’avion !
Tous deux eurent le réflexe de reculer d’un pas de peur
d’être broyés par la même étreinte virile. Jasper leur tendit
la main.
- Je suis heureux de vous connaître !
Le visage de Werner passa au rouge lorsqu’il sentit sa main
se ratatiner à l’intérieur de celle de Jasper.
- Je sais le rôle prépondérant que vous avez joué pour libérer
ma femme et je vous en serai éternellement reconnaissant !
Shlomo évita la poignée de main mais lui tapa l’épaule
amicalement.
- Bah ! Je n’ai fait que mon devoir, vous en auriez fait autant
à ma place ! Fit-il en rougissant.
- Oh ! Ça n’est pas si sûr du tout !
Ron trancha la conversation.

461
- Bon, nous aurons tout le temps de raconter nos histoires
lorsque nous serons de l’autre côté. Comment comptes-tu t’y
prendre Jasper ?
- Je n’en sais fichtrement rien moi. Vous m’avez pris au
dépourvu. J’ai appris par le journal qu’un avion était tombé
non loin d’ici. Je me suis dit que c’était sûrement en rapport
avec vous. J’ai donc loué ce bateau en Autriche où je me suis
fait passer pour un pêcheur occasionnel. Je me suis fait
arraisonner trois fois depuis hier par ce patrouilleur que vous
apercevez là-bas, au milieu du lac. Ils sont maintenant
habitués à me voir mais ça ne les empêche pas de me fouiller
à chaque passage.
J’ai pensé que c’était dans cette zone que vous finiriez par
émerger, alors depuis, je fais des allers et retours en longeant
la côte, espérant tomber sur vous. Je dois vous avouer que je
n’y croyais plus !
- Tu parles, c’est un vrai miracle. C’était une bonne idée de
mettre un drapeau Canadien. C’est ce qui nous a permis de
te reconnaître. N’était-ce pas un peu risqué malgré tout ?
- Penses-tu ! Il y a un Allemand sur mille qui connaît le
drapeau de notre pays. Parmi les autres fanions à la poupe,
ça pouvait passer inaperçu sauf pour vous !
- Alors tu es tombé sur le millième Allemand car c’est Albert
qui a repéré le drapeau !
Jasper leva les yeux au ciel. Il y avait un bon dieu qui les
protégeait.
- Si nous regagnions l’Autriche, nous pourrions traverser le
pays et passer en Suisse en évitant le lac !

462
- Impossible, souffla Jasper, nous nous trouvons dans les
eaux Allemandes et pour retourner à mon port d’attache, je
serais immanquablement contrôlé. N’oubliez pas qu’ils ont
vos photographies.
- Alors que faire ? Demanda Ron.
- Je crois que le mieux est d’attendre qu’il fasse nuit noire,
ce qui ne devrait pas tarder d’ailleurs. Ensuite nous fonçons
tout droit de l’autre côté !
- Et le patrouilleur ?
- Il va y avoir du brouillard cette nuit sur le lac, j’espère qu’il
y en aura assez pour passer incognito !
- Was machen Sie hier ?
Le cri venait du haut de la pente, au bord de la route.
Jasper passa la tête hors de la cabine pour voir son
interlocuteur, les autres se gardant bien de se montrer.
Jasper aperçut la tête casquée d’un soldat puis un deuxième.
- Ce n’est rien ! Lança-t-il. J’ai des ennuis avec mon moteur
mais ça y est, c’est arrangé, je m’en vais !
Les deux soldats avaient l’air sur leurs gardes.
- Ce n’est vraiment pas de chance ! Susurra-t-il aux autres.
- Ne bougez pas, nous venons vous aider !
- Ce n’est pas la peine, c’est réparé. Merci !
- Ne bougez pas ! Répéta le soldat tout en amorçant sa
descente avec son collègue.
Jasper enfonça les gaz à fond et le caboteur s’écarta
violemment du bord, provoquant des remous et une série de
vagues.
- Halt ! Halt !

463
Les deux Allemands armèrent leurs fusils pour tirer mais le
bateau était déjà à une vingtaine de mètres.
- Baissez-vous ! Cria Jasper. Plusieurs balles rebondirent
contre les parois métalliques en sifflant mais sans toucher
personne.
- Nous sommes hors d’atteinte de ces deux salopards !
- Ouais, mais dans une heure, ce sera l’alerte générale !

Une houle de fond faisait danser le fier patrouilleur de la


marine Allemande qui se trouvait au beau milieu du
Bodensee. Tobias s’accrocha durement à l’échelle de
coupée, manquant tomber à l’eau puis, aidé par le matelot
de service, il réussit à poser pied sur le rafiot.
C’est vrai, vu des rives, il paraissait fringuant et puissant, ce
navire. Mais vu de près, on remarquait les cloques de rouille
gonfler sous la peinture, malgré le travail inlassable des
hommes d’équipage pour le remettre en état.
En pénétrant dans la coursive, Tobias sentit instantanément
l’odeur caractéristique de renfermé et de diesel. Les bruits
omniprésents des machines de toutes sortes et le
bouillonnement des canalisations au-dessus de sa tête
hantaient le navire. Il suivit le marin à travers un dédale de
couloirs et d’escaliers que celui-ci descendait comme une
flèche alors que Tobias s’empêtrait sur les marches

464
graisseuses. Ils aboutirent finalement à une porte qui
semblait être le bureau du commandant. Le marin frappa
puis entra. Il palabra quelques instants, ressortit et s’éloigna
pour vaquer à ses tâches de routine.
- Entrez ! Entrez, mon cher Krüger !
Tobias poussa la porte découvrant un homme qui travaillait
sur un bureau minuscule. Tout, d’ailleurs était minuscule. Il
avait l’impression d’avoir été jeté dans un placard à poupée.
Le commandant se leva et serra la main de Tobias.
- On m’a prévenu de votre arrivée !
- Qui donc ?
- Le capitaine Krabbe, c’est un de mes amis. Mais asseyez-
vous donc cher Kolonel. D’après ce que j’ai compris, vous
avez besoin de mon navire pour traquer des gens dangereux
qui seraient susceptibles de passer la frontière incessamment
par le lac !
- C’est exactement ça. Je suis pratiquement sûr qu’ils vont
essayer de passer cette nuit par ici !
- Qu’est-ce qui vous fait penser une chose pareille ?
- Je les connais trop bien. Depuis le temps que je les
poursuis, j’ai appris à penser comme eux !
Joachim acquiesça.
- Et que voulez-vous concrètement de moi ?
- Je suis ici pour réquisitionner votre navire et mener à bien
ma mission !
- Kolonel, sachez que l’on ne réquisitionne pas mon navire.
Je suis ici le seul maître après Dieu et j’ai moi-même une

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mission. Je suis aux ordres de l’amiral Doenitz, ministre de
la marine !
Tobias haussant le ton.
- Et moi, je suis aux ordres du Führer !
Les deux officiers venaient de se lever lorsqu’on frappa à la
porte.
- Herein ! Lança Joachim, exaspéré.
Le matelot jeta un regard furtif à Krüger, salua son capitaine
et lui remit un pli avant de repartir sans un mot.
Joachim consulta le pli, le regard en biais.
- Il semblerait que vous ayez raison sur un point !
La tension était retombée entre les deux hommes.
- Il y a une heure, un bateau s’est enfui après les sommations
d’une patrouille. Il y avait plusieurs personnes à l’intérieur.
D’après les soldats, ils se dirigeraient par ici.
Joachim réfléchit un instant, consulta une carte posée sur sa
tablette puis se décida.
- Suivez-moi à la passerelle !
Le commandant marchait vite le long des coursives
astiquées du soir au matin. Tobias avait du mal à suivre.
Après maints et maints changements de direction et
plusieurs escaliers, ils aboutirent à la passerelle. C’était une
pièce carrée d’environ cinq mètres de côté. Là, se tenait
l’officier de quart, deux sous-officiers et plusieurs matelots
occupés à la surveillance à la jumelle.
Pendant que Joachim discutait avec l’officier de quart,
Tobias essayait de percer la nuit noire à travers une des
vitres. Si les autres naviguaient tous feux éteints, ils avaient

466
toutes les chances de passer à travers. On distinguait
parfaitement au loin, la lumière des villages le long de la rive
avec une plus grande intensité à l’Ouest. Les reflets de la
ville de Konstanz vacillaient sur les vaguelettes.
Joachim lança un ordre et trois puissants projecteurs
s’illuminèrent presque en même temps. Ainsi, on pouvait
surveiller le lac de nuit et efficacement. Si une embarcation
naviguait dans les parages, elle serait fatalement détectée.
Tobias commençait à reprendre confiance.
- La partie n’est pas encore gagnée ! Joachim s’approcha de
lui. Regardez là-bas, ce qui arrive de la Suisse !
En effet, des nappes de brouillard venaient lentement et
silencieusement cerner le bateau, poussées par un petit vent
de Sud.
- Demain, il fera beau !
- Je m’en contrefiche qu’il fasse beau demain ! Pensa
Tobias. C’est cette nuit qui m’intéresse !
- Le problème avec le brouillard, c’est que lorsque vous
dirigez un projecteur puissant vers lui, l’intensité de la
lumière crée une nébulosité qui risque de masquer ce qui se
passe derrière. Espérons qu’il ne devienne pas trop épais
dans les heures qui viennent. Il y a parfois de vraie purée de
pois en cette saison. Nous sommes même parfois obligés
d’actionner la corne de brume pour ne pas être percutés par
des bateaux de pêche !

467
Le bruit régulier du moteur envahissait leurs tympans et la
houle faisait sursauter le petit caboteur par intermittence.
Imperturbable, Jasper debout à la barre, essayait de se frayer
un chemin à travers les petites nappes de brouillard qui
glissaient doucement sur la surface du lac.
Ron et les autres étaient assis dans la cabine où régnait une
demi obscurité. Ils avaient repris quelques forces en
ingurgitant les quelques rations que Jasper avait entassées
là. Il était temps. Ron qui avait l’estomac dans ses talons
depuis le début n’avait presque plus faim tellement il avait
faim.
- Comme c’est bon de manger ! Pensa-t-il. Il se leva, laissant
les autres se reposer un peu dans la cabine et rejoignit Jasper
à la barre. L’inquiétude trahissait son regard.
- ça va ?
Jasper lui fit un signe de la tête, les yeux rivés vers bâbord.
Ron aperçut lui aussi le ballet des projecteurs qui avait
commencé.
- ça fait environ dix minutes que ça dure, je me demande
comment ils ne nous ont pas encore repérés !
- Si c’est le cas, que fait-on ?
- C’est ça le problème. Moi qui m’en suis approché de près,
j’ai pu tout à loisir remarquer les deux imposants canons
disposés à l’avant. S’ils le désirent, ils peuvent nous
descendre où ils veulent, comme ça !
- Peut-être, mais ce n’est pas encore fait !
- Tu as raison mon garçon, ils ne nous ont pas encore coulé.
Si l’on veut passer en Suisse, il va falloir s’approcher d’eux.

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Cela risque d’être périlleux mais j’ai vu pire sur les rivières
canadiennes en furie lorsqu’il fallait tirer des kilomètres de
bois flottés et sur des bateaux aussi petits. Pendant quelques
instants, Jasper se remémora cette époque. Le décors était
presque le même qu’ici seulement au lieu du havre de paix
Canadien, il se trouvait toujours dans l’Allemagne nazie de
Hitler, cette Allemagne qui lui collait à la peau comme une
méduse.
Un flash aveuglant sortit Jasper de sa rêverie. Son premier
réflexe fut de changer de cap. Leur seule chance étant de
zigzaguer sur le lac en espérant trouver une nappe de
brouillard plus épaisse.
Une sirène retentit au loin. Ron et Jasper percevaient le bruit
des pistons dans la machine du Konstanz. Ceux-ci qui
tournaient au ralenti se mirent tout à coup à changer de
rythme.
- ça y est, nous sommes repérés !
Les trois projecteurs fouillaient maintenant avec insistance
dans leur direction mais Jasper multipliait les virages à
bâbord et tribord, s’arrangeant pour disparaître dans une
nébulosité. Cela leur donnait quelques minutes de répits
avant de se faire accrocher de nouveau par les Allemands.
Le Konstanz se trouvait maintenant à environ un demi mille
du petit caboteur et se rapprochait inexorablement. Jasper fit
un rapide calcul mental. Même en fonçant tout droit vers la
Suisse, ils seraient rattrapés à mi-parcours. Son cerveau
bouillonnait. Ron était allé réveiller tout le monde et chacun
scrutait au loin la menace flottante.

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- Il y a une nappe de brouillard plus importante là-bas, c’est
notre chance !
Le petit bateau crachait toutes ses tripes mais la silhouette
du patrouilleur éclairé avait encore grossi.
- Albert, va avec Ron à l’arrière ! Préparez-vous à décrocher
le canot de sauvetage. Nous allons profiter du brouillard
pour quitter le bateau !
Les deux amis se regardèrent étonnés mais ne discutèrent
aucunement les ordres de Jasper qui était maître à bord après
Dieu. En guise de canot de sauvetage, une minuscule
embarcation gonflable en caoutchouc se trouvait attachée à
la poupe. Il y avait tout juste la place pour trois personne, et
encore.
Un bruit d’explosion se fit entendre qui provoqua chez
Jasper un mouvement brusque de la barre à tribord. Un long
sifflement inquiétant et une gerbe d’eau s’éleva à quelques
mètres seulement du caboteur. Si le Konstanz se mettait à
tirer sans sommation, ils en avaient plus pour très
longtemps. Ron tourna la tête vers l’arrière pour essayer
d’apercevoir l’ennemi mais se trouva instantanément
englobé dans une épaisse purée de pois. Il ne voyait même
plus l’avant du bateau lorsque Jasper surgit suivi de près par
Werner et Shlomo.
- Dépêchons-nous ! Cria Jasper. Le premier tir était un tir de
réglage. Maintenant, nous sommes vraiment en danger.
Allez, vite ! J’ai bloqué les commandes à fond vers tribord !

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Ils s’entassèrent tant bien que mal dans le canot. Jasper
trancha la corde les reliant au caboteur. Ils le virent
s’éloigner vers le Sud-Ouest.
- Pas un bruit !
En quelques secondes, le vent qui jouait à la surface du lac
souffla le brouillard un peu plus loin, découvrant d’un coup
le caboteur et leur frêle embarcation. Ils tentèrent de se faire
le plus petit possible au raz des flots de peur de se faire
repérer. L’angoisse était à son comble.
Les battements de cœur de la bête étaient assourdissants. Le
sinistre bâtiment de la marine Allemande passa à moins de
trente mètres d’eux. Ron comptait mentalement les secondes
qui passaient s’attendant à tout instant à être repéré par les
hommes de pont. La longue carcasse grise défila devant eux.
Les pistons tapaient à toute allure et la machine crachait la
vapeur. Un violent remous frappait la poupe, l’hélice
tournait à se vriller. Le bruit de la machine diminua
d’intensité. Quand ils relevèrent la tête, le bateau s’éloignait
dans la nuit.
Sans rien dire, Jasper saisit les petites rames, évitant le
moindre clapotis. Il fallait passer en zone Suisse avant qu’ils
ne s’aperçoivent de la supercherie. Ron regarda le ciel. Les
nuages avaient disparu et la voûte céleste affichait ses
constellations d’hiver. Les étoiles scintillaient. Parmi elles,
il en était sûr, celle de Hilde brillait plus que les autres,
comme pour lui faire un clin d’œil, celui de la liberté toute
proche.

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Sur la passerelle éclairée, Joachim donnait ses ordres. Le
petit caboteur n’était plus qu’à une encablure du navire.
Tobias, le nez collé à la vitre, essayait d’apercevoir quelque
chose sans succès.
Les projecteurs éclairaient le petit bateau de pêche. Il n’y
avait pas âme qui vive sur le pont. Ces salopards avaient dû
se retrancher à l’intérieur ! Pensa Tobias qui rongeait son
frein.
Joachim donna l’ordre. Les deux canons crachèrent leur
puissance simultanément, faisant trembler les membrures du
Konstanz. Le roof du petit caboteur se volatilisa et le reste
de la carcasse se mit à zigzaguer comme un bateau ivre.
Les yeux collés à ses jumelles, Tobias tentait en vain de
détecter des formes humaines.
- Mais où sont-ils passés ? Se demandait Tobias.
Il se tourna vers Joachim.
- Commandant, je ne vois personne à bord. Faite éclairer les
environs immédiats au cas où ils auraient eu le temps de
quitter le bateau à notre insu !
Qu’ils fouillent la surface pour détecter d’éventuels corps
flottant entre deux eaux !

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Joachim, sensiblement agacé par les ordres de Tobias, ne
regarda même pas dans sa direction, parlant constamment
sur son téléphone de bord en liaison directe avec le pont.
Le ballet des projecteurs dévia, décrivant de longs arcs de
cercle autour des restes du bateau de pêche. Les machines
du Konstanz étaient repassées au ralenti.
Un quartier-maître surgit sur la passerelle, saluant son
commandant.
- Commandant, nous avons inspecté l’épave. Aucune trace
de corps ni même de sang dans les restes de la cabine. Par
contre, le canot de sauvetage a disparu. Son câble a été coupé
net.
- conclusion ? Demanda Joachim.
Le quartier-maître déglutit avant de répondre sous les yeux
menaçant de Tobias.
- Conclusion, nos ennemis ont vraisemblablement eu à un
moment donné le temps de s’échapper, profitant sûrement
de la présence des nappes de brouillard !
- Ils vous ont eu jusqu’à la moelle ! Cracha Tobias.
- Merci quartier-maître, vous pouvez retourner à votre
poste !
L’homme salua et s’éloigna aussitôt.
- J’espère que vous allez punir vos guetteurs pour ce
manquement grave à la vigilance ! Le visage de Tobias virait
au vert.
- Je ne les punirai pas ! Répondit Joachim. Ce n’est pas de
leur faute. Je les connais tous et je sais qu’ils ont fait tout ce

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qu’ils ont pu. Vos adversaires sont sûrement en zone Suisse
maintenant !
- Je vous signale que ce sont également vos adversaires !
Lança Tobias rageur. Eh bien, qu’attendez-vous pour donner
l’ordre de les poursuivre ?
- Nous sommes à la limite des eaux Allemandes, nous ne
pouvons pas aller plus loin !
- Non, mais je rêve ! Quand je vais raconter au Führer que
nos ennemis ont réussi à s’échapper à cause de
l’intransigeance d’un petit capitaine de bateau lavoir...
- Ça suffit ! Hurla Joachim. Qui êtes-vous pour donner des
ordres ici ?
L’atmosphère était lourde sur la passerelle et tous les
hommes de quart, présents, n’osaient piper mot.
- Vous êtes juste toléré à bord et ce n’est pas vous qui
déciderez si mes hommes doivent être punis et encore moins
de la route que mon navire doit accomplir !
Tobias fixait Joachim de ses yeux de squale. Il aurait donné
n’importe quoi pour se trouver face à lui dans son bureau de
la prison de Munich. Dans son cerveau, le sort de Joachim
était déjà réglé. D’un geste rapide et expert, le canon du
Lüger de Tobias se retrouva sur la tempe de l’infortuné
commandant.
- Si tu ne te diriges pas immédiatement vers la Suisse, je te
brûle la cervelle. Allez, donne l’ordre !
Joachim ne cilla pas et demeura impassible. Seule, une haine
féroce sortait de son regard. Plusieurs armes de service se
mirent à claquer autour d’eux. Tous les canons étaient

474
dirigés vers la tête de Tobias, n’attendant qu’un signe de leur
commandant. Tobias se tourna, apercevant les visages
farouches et déterminés, prêts à défendre leur chef. Il se
ravisa, comprenant que la situation tournait à son
désavantage.
- Ah ! Les chiens de garde veulent défendre leur maître !
- ça suffit Krüger ! Baissez votre arme !
- Il faut que j’aille en Suisse, le Führer ne me le pardonnerait
pas !
- D’accord Krüger. Je vous octroie deux hommes qui vont
vous mener en Suisse avec la vedette rapide du bord. Vous
y serez dans une heure. Vous vous débrouillerez comme
vous voudrez pour rentrer en Allemagne !
Tobias acquiesça sans rien dire et remit l’arme dans son
fourreau. Ce qu’attendaient les hommes de Joachim pour
fondre sur lui.
- Lâchez le et exécutez l’ordre que j’ai donné. Vous et vous,
vous êtes responsable de lui jusqu’en Suisse. Vous
n’accostez pas et vous revenez à bord immédiatement. Il
reste assez de la nuit pour que tout cela passe inaperçu !
Rajustant son uniforme, Joachim regarda partir la vedette
qui disparut rapidement dans le brouillard et la nuit. Avait-
il agit comme il le fallait ? Joachim possédait un sens suraigu
du code de l’honneur. Bien sûr, s’il s’était écouté, il aurait
laissé ses hommes régler son compte à cette ordure, mais
c’était un officier et donc un homme responsable de la vie
de toute personne présente sur son bateau.

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Le fait est que si Krüger retombait entre ses mains, comment
réagirait-il ? Il ne lui pardonnerait jamais l’affront qu’il
venait de subir devant ses hommes.

Dans l’aube naissante, des volutes de brouillard traînaient


toujours à la surface du lac. Cinq silhouettes transies par le
froid vif scrutaient droit devant eux, se relayant aux rames
pour se réchauffer un peu. Un silence sépulcral régnait sur
le lac. Seul, quelques vaguelettes, venant cogner contre
l’embarcation et le cri rauque de quelques rapaces matinaux,
perturbaient cette atmosphère.
Ron, les yeux rivés droit devant, essayait de percer les
petites nappes de vapeur d’eau, se sachant tout près du
rivage. Une pâle lumière baignait le ciel. On devinait des
formes toutes proches. Tout à coup, surgit de nulle part, un
gros pylône en béton surmonté d’une girouette, leur barra
l’horizon.
- La terre est proche, je le sens ! Fit Jasper doucement pour
ne pas déflorer ce moment privilégié que tous attendaient.
Soudain la barcasse se figea contre la rive boueuse, toujours
inondée de brouillard. Les cinq amis n’osèrent se lever.
Chacun réalisait la portée de ce moment tant espéré. Ils
étaient en Suisse.
- Allez ! On y va !

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Ron se leva et sauta sur la rive puis aida les autres, un par un
à s’extirper et à mettre pied à terre.
Ah, qu’il était réconfortant de se trouver sur une terre amie,
loin de la sauvagerie et la barbarie nazies. Un retour vers la
civilisation.
Un bruit de clochettes retentit tout près d’eux et quelques
cris et aboiements signifiaient l’heure pour les paysans du
coin, de mener les bêtes sur les pâturages environnants.
- Attendez-moi là ! On ne sait jamais, il vaut mieux être
prudent. Ron s’éclipsa et disparut en un instant, happé par
la vapeur d’eau. Les autres profitèrent de ce répit pour
détendre un peu leurs membres repliés pendant plusieurs
heures sur à peine un mètre carré.
Le peu de chaleur que procurait le soleil naissant, provoquait
une ascension rapide des gouttelettes d’eau pulvérisées et
retransformées en gaz. Ce sont des milliards de petites
gouttes, remontant vers le ciel par un principe physique tout
à fait classique et redonnant à la nature, non plus une forme
fantomatique et chaotique mais celle que l’on aime à voir
avec ses prairies, ses montagnes et ses villages.
Lorsque Ron rejoignit le groupe, on distinguait parfaitement
les environs proches. Quelques poches poisseuses
s’attardaient encore au fond des creux, là où le froid n’avait
pas encore céder sa place aux rayons du soleil.
- Nous sommes bien en Suisse et le village de Rorschach ne
se trouve qu’à cinq kilomètres vers l’Ouest.
- Si nous marchons vite, nous serons à l’auberge où j’ai
laissé Bertha et Grüda pour le petit déjeuner. Nous allons

477
leur faire la surprise. Jasper était impatient de serrer Grüda
contre lui.
Shlomo qui ne disait rien avait le cœur qui battait à rompre.
Depuis tout ce temps, séparé de Bertha, il allait la retrouver,
presque à l’improviste, comme un hasard. D’un coup de
baguette magique, Bertha serait là lorsqu’il pénétrerait dans
la salle. Leurs deux regards se croiseraient comme au temps
où ils étaient à l’école, dans la classe de Frau Lebensmann.
Les yeux émeraude de Bertha fixeraient les siens. Elle
remarquerait bien son visage émacié et sa maigreur mais
qu’importe. Ils étaient faits l’un pour l’autre et une vie
nouvelle pouvait maintenant commencer avec en plus la joie
de partager cette vie avec leur fils unique Albert, ce fils qui
avait bravé tous les dangers pour les réunir et prouver ainsi
que rien n’était jamais perdu tout à fait si l’on y croyait et si
l’on avait la volonté et le courage de vaincre.
Les cinq hommes pénétrèrent dans le village qui sentait bon
l’herbe et la bouse. Les maisons fleuries paraissaient plus
gaies et plus vivantes qu’en Allemagne.
Jasper repéra l’automobile avec laquelle ils avaient fait le
voyage d’Autriche pour la Suisse. Elle se trouvait à sa place,
contre le mur de l’auberge.
Ils s’arrêtèrent devant deux silhouettes au bout de la route,
qui se promenaient bras dessus, bras dessous, profitant du
soleil matinal.
- Jasper ! Grüda venait de reconnaître, parmi le groupe
d’hommes situés à une centaine de mètres d’elle, une carrure
qui ne pouvait pas passer inaperçu. Elle se mit à courir,

478
laissant là Bertha qui cherchait elle aussi, parmi les gens
présents, des visages familiers. Les privations à Dachau,
avaient entraîné chez elle, une cécité précoce qui ne lui
permettait pas de distinguer parfaitement un visage de loin.
Elle s’avança lentement. Deux formes se détachèrent du
groupe et se dirigèrent vers elle. Plus elle s’approchait, plus
une certitude s’insinuait en elle. Les deux êtres qu’elle
aimait le plus au monde sortaient du néant et venaient la
rejoindre.
L’instant d’après, tous trois se serraient les uns contre les
autres en pleurant. Shlomo, n’osant pas lever la tête par
pudeur serrait sa femme contre lui, n’y croyant pas encore.
Le cauchemar avait cessé.

- Vois-tu Jasper ! Fit Ron. Rien que pour ça, je veux bien
oublier tout ce que nous avons enduré ces derniers temps !
Laissons-les, ils ont beaucoup de choses à se dire !
- Si on allait à l’auberge, j’ai faim moi !
- Incorrigible Jasper !
Pour la première fois depuis longtemps, Ron riait de bon
cœur.

As-tu encore faim ? S’exclama Ron en comptant le nombre


de petits pains au lait que Jasper avait ingurgité. Ron avait
remarqué que lorsque Jasper se sentait bien, des petites
ridules s’exprimaient autour de ses yeux. De plus, Grüda
était comme collée à lui et lui lançait des œillades qui se

479
passaient d’explications. Ils avaient laissé le couple
Kohlwitz se reposer dans une des chambres de l’auberge.
Albert et Werner étaient partis se renseigner sur les autobus
et train en partance pour Zurich. Ils n’allaient pas rester en
Suisse. Werner envisageait de partir aux Etats-Unis et l’idée
semblait plaire à Albert.
- Tu n’es pas fatigué Ron ? Moi, la nuit d’enfer que l’on
vient de passer m’a complètement éreinté. Je vais demander
une chambre !
Jasper se leva suivi de Grüda. Tous deux ne remarquèrent
pas l’expression amusée de Ron, dessinée sur le coin de ses
lèvres.
- Bon, puisque tout le monde me laisse, je vais me reposer
aussi !
Il se leva, saisit la sacoche de documents dont il ne se
séparait plus et se dirigea vers le comptoir d’accueil de
l’auberge.
- On ne bouge plus! Fit l’homme qui se tenait face à eux. En
fait d’homme, ce n’était plus qu’une ombre qui les menaçait
de son Lüger. Tobias avait l’air abattu et fatigué. Une barbe
de plusieurs jours mangeait son visage mais malgré cela, il
avait l’air prêt à tout. Vêtu d’un imperméable qu’il avait dû
subtiliser à un épouvantail, il tentait sans succès de
dissimuler son uniforme. Sa casquette pliée en quatre
dépassait d’une des poches extérieures.
- ‘llo Krüggy ! Lança Jasper d’un air ironique, encore toi !
Ron avait l’impression de voir surgir un des monstres de son
dernier cauchemar.

480
Tobias se détourna de Ron et visa la tête de Jasper.
- J’ai un compte à régler avec toi ! Tobias se souvenait de la
nuit passée, ligoté et bâillonné sous un lourd sommier où il
avait failli mourir étouffé dans le camp de Dachau.
- Que voulez-vous ? Cria Ron.
- D’abord, les documents ! .... Allez ! Fit-il devant
l’hésitation de Ron.
De mauvaise grâce, Ron lui lança la sacoche sentant qu’il ne
plaisantait pas.
- Bien ! Bien ! Tobias avait un de ses mauvais sourires sur
le visage.
- Que voulez-vous encore ?
- J’ai l’intention de vous ramener tous les deux en
Allemagne !
Jasper avança d’un pas tout en se plaçant devant Grüda pour
la protéger.
- Toi, le gros, ne bouge pas d’un poil !
- Tu oublies que nous sommes en Suisse. Ici, le hors la loi,
c’est toi. Nous ne te suivrons pas !
Ron ne savait plus quoi faire. Il fallait coûte que coûte qu’il
récupère sa sacoche. Trop de vies avaient été sacrifiées pour
elle. En même temps, il fallait trouver le moyen de
neutraliser Krüger sans que personne ne prenne une balle.
Jasper fit un autre pas en avant.
- Tu crois me faire peur, espèce de pourri. On n’obtient pas
toujours ce qu’on veut avec une arme ! L’autre se fit plus
menaçant et se cabra sur son Lüger, le tenant des deux

481
mains. Ron remarqua qu’il avait lâché la sacoche et qu’il
restait une petite chance de la récupérer.
Jasper continua d’avancer vers Tobias désemparé. Ayant
l’intention de ramener Ron et Jasper vivants en Allemagne,
celui-ci hésita un instant.
Jasper continuait d’avancer et n’était plus qu’à quelques
mètres de lui.
- N’avance plus ou tu es un homme mort. !
Ne l’écoutant plus, Jasper termina sa trajectoire en se jetant
sur Tobias qui parvint à tirer deux fois sur le canadien.
Jasper émit un cri rauque et un rictus transforma son visage
mais à la grande surprise de Tobias, celui-ci toujours debout
lui arracha l’arme des mains. Une peur panique s’empara de
Tobias qui recula pour éviter l’étreinte de Jasper. Il s’empara
de la sacoche au vol et disparut dans l’ouverture de la porte.
Tout s’était passé si vite. Jasper s’écroula au sol.
- Jasper ! Grüda se précipita sur lui.
Ron s’accroupit à côté de son ami.
- Tu n’as pas pu t’empêcher de jouer les héros !
- Ne t’occupe pas de moi, court après les documents !
Ignorant ses suppliques, Ron et Grüda enlevèrent
délicatement sa chemise. Un des projectiles avait labouré la
base du cou sans grand dommage et était allé se loger dans
le tableau des clés à l’accueil.
- Ce n’est pas joli ! Fit Ron en examinant la seconde
blessure. A chaque respiration, des petites bulles de sang
s’échappaient du point d’impact.

482
- Ne bouge pas, nous allons chercher un médecin ! Prenant
Grüda à part.
- Je crois que le poumon est touché. C’est assez grave mais
il va s’en sortir, c’est un costaud !
Restez près de lui, je fais appeler un médecin !

- Ne t’en fait pas, Jasper, ça va s’arranger ! Lui dit-il en le


voyant s’éloigner sur une civière avec Grüda.
- Retrouve moi cette ordure de Krüger ! Grinça t’il entre ces
dents.
Ron était songeur. Krüger s’était volatilisé dans la nature
avec les documents que Gustav Richtig lui avait confiés et
pour lesquels plusieurs hommes s’étaient sacrifiés. Pour sûr
qu’il essayerait de rejoindre l’Allemagne par tous les
moyens et le plus rapidement possible. Mais, comment
avait-il pu les retrouver aussi rapidement ? Probablement la
voiture immatriculée en Autriche et garée devant l’auberge.
Le plus étonnant dans cette histoire, c’est l’audace avec
laquelle les nazis faisaient fi des frontières comme si
l’Europe entière leur appartenait.

Le canot à moteur fendait les vagues au maximum de sa


vitesse. Les pensées de Tobias s’entrechoquaient. Il avait
réussi à voler l’embarcation dans le petit port du village en

483
persuadant de son Lüger, deux pêcheurs en train de
raccommoder leurs filets. Ceux-ci étaient restés pantois en
voyant l’homme surgi de nulle part, s’éloigner avec leur
gagne-pain.
Une brise marine lui frappait le visage et rejetait ses cheveux
en arrière. Il avait réussi la partie la plus importante de sa
mission, récupérer les papiers tant convoités. Pour les
canadiens, il pourrait toujours raconter qu’ils étaient morts.
De toute manière, le Führer voulait ces documents à tout
prix. Il détenait enfin le moyen de remonter dans l’estime de
son chef et surtout de préserver le patrimoine que ses parents
lui avaient laissé.
- Embarcation à bâbord Kapitän ! Au 320 !
Joachim saisit la paire de jumelle et contempla longuement
l’horizon. Suivant mètre après mètre l’évolution du bateau
venant de Suisse, un léger sourire se dessina sur ses lèvres.
- Que fait-on Kapitän ? Il semble ignorer délibérément nos
signaux. Dans dix minutes, il pénétrera dans nos eaux !
Joachim ne quittait plus des yeux le petit point sur l’eau.
- Appliquez les sommations d’usage. Si d’aventure il
n’obéissait pas à l’injonction de s’arrêter pour les contrôles
habituels, nous appliquerions les ordres d’en haut, tels qu’ils
nous ont été formulés !
- Bien Kapitän !
L’homme salua et disparut de la passerelle.
- Machine avant, lentement ! Ordonna Joachim.
Le Konstanz s’ébranla tel un requin ayant senti l’odeur du
sang.

484
Tobias avait évidemment remarqué les signaux lumineux
venant du Konstanz mais les ignorait royalement. Pour lui,
c’était une perte de temps et la pensée de se retrouver face à
Glogner ne le réjouissait pas vraiment. Le navire n’était plus
qu’à une encablure de Tobias. Il était dans les eaux
Allemandes et fixait la côte toute proche. Une joie indicible
l’envahissait et la perspective de retourner à Berlin en
vainqueur, le rendait euphorique. Le soleil était de la partie
et une douce chaleur lui caressait le dos.
Un bruit de sirène le fit sortir de sa torpeur. Tobias tourna la
tête. De sa barcasse, il apercevait des marins à la proue du
Konstanz en train de faire des signes.
- Ils commencent à me courir ceux-là ! C’est pourtant facile
de me reconnaître !
En effet, Tobias s’était débarrassé du vieil imperméable,
arborant au grand jour son uniforme noir de Kolonel de la
S.S.
Sous les coups de sirène répétés et insistants, Tobias leur
lança un bras d’honneur et continua sa route.
L’instant d’après, un coup de tonnerre suivi d’une gerbe
d’eau à quelques mètres à peine du canot, glaça le sang de
Tobias, incrédule.
- Bande de pourris !
Un deuxième coup suivit d’un calme irréel à la surface du
lac. Seuls des débris de bois et une casquette de Kolonel
flottaient entre deux eaux. Tobias Von Krüger était passé de
vie à trépas pour un monde peut-être meilleur pour lui,

485
laissant couler à pic à une quarantaine de mètres de
profondeur, la précieuse sacoche.
- Cap au 110 !
L’homme de barre exécuta. Le Konstanz retourna se
positionner au milieu du lac, indifférent à ce qui venait de se
passer, laissant pour toujours au fond, le cadavre d’un
homme qui avait agi en fonction de la chance et du destin et
qui s’était laissé embarquer contraint et forcé dans une
roulette russe façon Adolf.

486
18 Janvier 1937.

Après une traversée sans histoire sur le Prince of Walles, les


silhouettes prétentieuses des buildings de Manhattan se
profilèrent à l’horizon. Bien emmitouflé sur le pont
supérieur du paquebot, Ron contemplait New York. La terre
promise pour des milliers d’émigrants provenant d’Europe,
chassés par les guerres successives et la misère, espérant une
vie meilleure au Etats-Unis pour eux et leur famille. Se
penchant sur le bastingage, il remarqua une activité intense
sur le pont inférieur. De nombreux Juifs réfugiés
d’Allemagne s’activaient en long et en large, trimbalant de
lourdes valises entre les cris des femmes et les pleurs des
enfants. Ils étaient parvenus à quitter le pays par des filières
organisées moyennant finance. Ils allaient découvrir un
nouveau pays qu’ils finiraient avec le temps par adopter bien
que dans leur cœur, il y aurait toujours une petite place pour
l’endroit de leur naissance.
Ils pouvaient se vanter d’avoir de la chance car pour des
millions d’entre eux restés en Europe, c’était le
commencement de la fin. Hitler ne leur laisserait aucun
répit.
Ron tourna la tête. Il en avait soupé de l’Allemagne et de ses
tristes sires. Il avait échafaudé son plan pour la semaine à
venir. Il resterait très peu de temps à New York puis
prendrait le train à la gare centrale pour Toronto. Le voyage
prendrait deux jours mais il ne se lasserait pas du paysage
des grands lacs Américains que la ligne de chemin de fer

487
longeait pour une bonne partie du voyage. Il profiterait de
ces deux jours pour élaborer dans sa cabine de luxe, le
contenu de ses articles pour le Daily Telegraph, essayant de
rassembler un maximum de souvenirs sur les papiers de la
sacoche disparue. Il avait eu le temps d’en lire quelques-uns
et pouvait reconstituer une histoire qui se rapprochait de la
vérité.
Il eut une pensée pour ses amis. Albert et ses parents étaient
restés en Suisse et préparaient leur départ pour les états unis.
C’était très long. Il fallait tout d’abord acquérir le statut de
réfugié politique puis obtenir des passeports Suisses.
Ensuite, l’argent pour le voyage, encore que sur ce point,
Ron avait proposé de tout financer. La fierté de Shlomo lui
interdisait d’accepter. Il avait déjà tellement fait pour eux.
Après des négociations ardues, Ron proposa d’avancer la
somme quitte à la rembourser plus tard. Shlomo avait fini
par céder sous la pression de Bertha et Albert.
Jasper et Grüda étaient déjà au Canada depuis Noël. Il s’était
bien remis de sa blessure mais le médecin lui avait prescrit
une vie au grand air ou dans un sanatorium pour remettre
définitivement son poumon en état. Quoi de plus vivifiant
que le grand nord canadien. Grüda avait profité de la
situation car il fallait quelqu’un pour s’occuper de Jasper.
Ron ne savait pas trop comment ces deux-là allaient finir
mais si Grüda avait franchi le pas en venant au Canada et
que Jasper n’avait rien objecté, c’est que la situation devait
convenir à tous les deux. Il irait les voir bientôt. Quant à
Werner, il avait réussi à dénicher une place de pilote à

488
Zurich dans l’aviation Suisse balbutiante. Dans son esprit,
c’était un job temporaire car lui aussi voulait visiter le
nouveau monde.

Le Prince of Walles dépassa Coney Island. Ron respirait à


gros poumons l’odeur de la civilisation. Ron fit un petit clin
d’œil en passant devant la statue de la liberté, portant sa
flamme bien haute dans le ciel. Remorqué par son bateau
pilote, le navire remonta péniblement Upper Bay et se
dirigea enfin vers l’embouchure de l’Hudson River. C’est là
que se trouvaient les quais d’amarrage. Enfin, les dernières
manœuvres avant de se coller au quai numéro 9 qui était noir
de monde, chacun attendant un frère, un ami ou une famille.
Ron décida d’attendre le temps de laisser passer le flux de
tous ces gens qui arrivaient là, pêle-mêle, un peu
désemparés. Ils allaient devoir subir les tracasseries
administratives inhérentes à tout émigrant venant s’installer
dans le pays.
- Monsieur Abbot ?
- Oui ? C’est moi ! Répondit Ron, étonné devant les mines
patibulaires des deux policiers américains.
- Veuillez nous suivre ! Lui dit le plus costaud d’un air
affable.
- Que se passe-t-il ? Demanda Ron.
Personne, à part Jasper, n’était au courant de son arrivée.

489
Les deux policemen firent comme s’ils ne l’avaient pas
entendu et d’un geste, l’invitèrent à le suivre.
Ils descendirent la coupée et se dirigèrent vers un hangar
jouxtant les quais. Le premier policier ouvrit une porte
métallique donnant accès à un long couloir sombre. Il s’y
engouffra suivi de Ron de plus en plus inquiet, le grand
costaud fermant la marche. Plus ils progressaient, plus Ron
se demandait s’il n’était pas tombé dans un piège. Les nazis
avaient des ramifications jusqu’aux Etats-Unis. Ce pourrait-
il qu’il soit de nouveau entre leurs mains. Et si c’était des
faux policiers ? A la première occasion, il essayerait de leur
fausser compagnie. Les trois hommes marchaient en silence.
Ils escaladèrent un escalier d’un pas alerte et aboutirent dans
un couloir plus sympathique. Au bout, derrière une porte à
battants, Ron percevait le brouhaha d’une foule.
Ce pourrait-il qu’on l’ait pris pour un émigrant et qu’on
l’emmène vers un de ces centres où des centaines de gens
faisaient la queue pendant des heures voire des jours. Avant
qu’il puisse clarifier sa situation, il en aurait pour des
semaines. Le premier policier déboucha dans la grande salle
suivie de Ron qui s’arrêta net, interloqué.
Un tonnerre d’applaudissements éclata autour de lui. Les
hommes et les femmes qui l’ovationnaient étaient pour la
plupart des journalistes. Une banderole avait été suspendue
sur laquelle on pouvait lire : Bienvenue à Ron Abbot,
meilleur reporter de l’année. Ron reconnut John Whiteman,
le directeur du Daily Telegrah qui s’avança vers lui.

490
- Mon cher Ron ! Dit-il en lui serrant la main, nous sommes
heureux de vous revoir. Nous avions, pendant un moment,
perdu tout espoir de vous retrouver. Les articles que vous
aviez réussis à nous faire parvenir ont fait sensation ici.
Monsieur Jasper Tuyaudepoèle nous a mis au courant de
votre arrivée. Nous voulions célébrer cela par cette petite
réception !
- Vous avez fait le voyage depuis le Canada, rien que pour
moi ?
- Nous vous devions bien cela. Bon nombre de journalistes
ont tenté d’entrer en Allemagne. Certains ont réussi mais
aucun d’eux n’a été aussi loin, en dépit des dangers
encourus. Savez-vous que le conseil d’administration de
l’université de Columbia, ici même à New York, a pensé à
vous !
- A moi ! Mais pour quelle raison ?
- Comment ! Vous ne savez pas que c’est cette université
depuis 1918 qui décerne le prix Pulitzer aux meilleurs
journalistes en récompense de leur audace, leur objectivité
et leur éthique ?
- Le prix Pulitzer ! Mais... C’est une erreur, je ne suis dans
le métier que depuis six mois !
- Allons, allons ! Votre modestie vous honore mais d’abord
sachez que la valeur n’attend pas le nombre des années.
Ensuite, il faut reconnaître que les articles que vous nous
avez fait expédier par votre filière et dans des conditions
difficiles, sont admirables. Enfin, entre nous, ne vous

491
attendez pas à grand-chose. Le prix est de cinq cents dollars.
Le plus important est la notoriété que cela vous apporte !
Whiteman rajouta.
- Et je suis fier d’avoir un Pulitzer dans mon journal !
Ron comprenait tout à coup les raisons qui avaient poussé
Whiteman à faire le voyage jusqu’à New York.
- Eh bien, je vous remercie pour tout ! fit-il, gêné.
- Ne nous remerciez pas, c’est vous qui avez tout fait. Et
j’espère que vous avez l’intention de continuer à travailler
chez nous !
- Eh bien...
- Ah ! Au fait, la cérémonie de remise du prix a lieu dans
une semaine, ici même à New York, dans le salon d’honneur
du Waldorf Palace !
- Dans une semaine ! Mais, j’avais l’intention de partir
demain pour le Canada et je...
- Taratata ! Vous êtes nourri, logé et blanchi à l’œil par le
Daily Telegraph jusqu’au jour de la cérémonie !
Remarquant le visage déconfit de Ron, Whiteman rajouta...
- Vous êtes déçu de ne pas revoir plus rapidement votre
famille !
- C’est un peu ça, j’avais espéré retrouver mon père...
- Surprise ! S’écria Whiteman.
Une silhouette s’avança à travers la foule. Edward Abbot,
tout sourire, s’approcha de son fils. Il n’avait pas osé se
manifester de suite pour laisser à Ron le temps d’assimiler
tout ce qui lui arrivait mais aussi par pudeur. Il est vrai que
les deux hommes s’étaient quittés un peu fâchés, Edward

492
marquant sa désapprobation sur le voyage de son fils en
Allemagne.
- Papa ! S’écria t’il. Le père et le fils s’étreignirent.
- Je suis fier de toi mon fils !
Ron avait mille choses à lui raconter mais ce n’était ni
l’endroit ni le moment. Emportés par la frénésie de la
réception, assaillis par des centaines de questions, Ron et
son père finirent dans un taxi Yellow cab en direction de
l’Yvory Tower, un des plus chics palaces de la ville.
Le calme contrastait avec les dernières heures passées. Ron
regardait ce père qui lui avait énormément manqué pendant
ces derniers mois.
Ils pénétrèrent dans le hall de l’hôtel et se dirigèrent vers la
réception.
- Bonjour James ! Il me faudrait une chambre
supplémentaire pour mon fils !
- C’est sans problème. Voilà, la 2212, elle est très
convenable !
- Où se trouve ta chambre, papa ?
- Je suis au 17ème étage.
- Moi au 22ème.
Les deux hommes se dirigèrent vers l’ascenseur.
- Après toi ! Ron entra le premier dans l’impressionnante
cabine qui montait les clients en moins de trente secondes
jusqu’au 25ème étage de la tour. Les portes allaient se
refermer lorsqu’une femme de haute stature s’y engouffra,
manquant de se faire coincer entre les battants.
- Sorry !

493
Tous deux acquiescèrent d’un geste de la tête sans rien dire,
un léger sourire sur les lèvres.
Un parfum suave et sucré envahit instantanément la cabine
qui s’ébranla dans un silence parfait. Les yeux de Ron et
d’Edward ne pouvaient se détacher de la splendide créature
blonde. Les lèvres pulpeuses recouvertes de rouge vif
révélaient un maquillage sophistiqué. Sa robe du soir faisait
découvrir des seins généreux et sublimes. Il y avait dans son
regard quelque chose d’indéfinissable, comme de la
tristesse. Elle se mit à chercher fébrilement dans son
minuscule sac à main également rouge vif et en sortit un
poudrier avec lequel elle commença à se farder, face au
miroir. Pris sous le charme, ils furent surpris par le signal
indiquant le 17ème étage.
- On se revoit à vingt heures pour le dîner, fiston !
- Ok !
Les portes se refermèrent sur Ron et la cabine redémarra.
Ron suivant machinalement l’évolution étage après étage
restait pensif. Le signal d’arrêt résonna et les portes
s’ouvrirent. Il allait quitter la cabine lorsqu’il tourna la tête
pour un signe de politesse envers la belle inconnue. Son sang
se figea instantanément. Une mauvaise lueur dans les yeux,
celle-ci visait Ron avec une miniature de revolver. Le coup
partit au moment même où Ron s’écartait. Il sentit la balle
lui raser l’oreille et se ficher dans le velours épais recouvrant
le mur du couloir.
Le moment de surprise passée, les portes de l’ascenseur se
refermèrent masquant la femme fatale. Ron se précipita et

494
parvint in extremis à passer le pied entre les deux battants.
La femme se recroquevilla au fond de la cabine. Sa tactique
était simple. Utiliser un Derringer, petit revolver facilement
camouflable dans un sac de femme dont personne ne se
méfierait. Mais cette mini arme avait un inconvénient, elle
ne pouvait tirer qu’une seule balle. Il fallait donc réussir du
premier coup sinon, c’était fichu.
Ron écarta les battants et se ficha face à elle.
- Qui êtes-vous ? Pourquoi vouliez-vous me tuer ?
La femme resta bouche bée.
- C’est bien, vous serez peut-être plus bavarde face à la
police !
Ron appuya sur le bouton du rez-de-chaussée. Pendant toute
la descente, ni Ron ni la blonde n’échangèrent un seul mot.
Elle se laissa mener docilement à l’accueil puis embarquer
par les cops pour interrogatoire.

Le téléphone sonna alors que Ron s’apprêtait à se coucher.


- Monsieur Abbot ?
- Moi-même !
- Je suis l’inspecteur Garsfield. C’est au sujet de la femme
qui a tiré sur vous tout à l’heure !
- Je vous écoute !
Ron sentait une certaine gêne dans les propos de l’officier
de police.

495
- Eh bien euh... Eh bien, nous avons été obligés de la
relâcher !
- Quoi ! S’exclama Ron, indigné. Ça n’est pas possible !
- Calmez-vous Monsieur Abbot, cette personne se nomme
Anna Grüss et fait partie du personnel de l’ambassade
d’Allemagne. En d’autres termes, nous n’avons aucune
possibilité d’action en justice sur cette femme. Tout ce que
nous pouvons faire, c’est l’expulser des Etats-Unis en tant
que Personale non grata !
Il y eut un silence au bout de la ligne.
- Je comprends ! Fit-il, dégoûté. Merci de m’avoir prévenu.
Bonsoir !
Ron raccrocha pensif.
Une fois encore, les nazis avaient tenté de le supprimer.
Fallait-il que l’état Allemand ai une sacrée dent contre lui
pour réveiller ainsi à l’étranger le personnel d’ambassade
bien en place. Cette Mata Hari allait être expulsée mais serait
remplacée rapidement. L’ambassade d’Allemagne était sous
haute surveillance depuis longtemps mais il n’existait aucun
conflit entre les deux pays. Ron avait pris sa décision. Dès
qu’il rentrerait au Canada, il irait se mettre au vert un certain
temps, histoire de se faire oublier. Peut-être resterait-il chez
Jasper. Là, il ne risquerait rien, du moins, l’espérait-il.

EPILOGUE

496
La campagne Bavaroise de ce printemps 1947 était radieuse.
Un homme se tenait là, au milieu du chemin, contemplant
d’un air tranquille la petite ferme face à lui. Le rouleau
compresseur de l’histoire était passé sur ce pays et ses
dirigeants. La misère était dans les villes à moitié détruites
pour la plupart. Les gens essayaient de glaner quelques
nourritures auprès des occupants alliés. Un pays entier était
à reconstruire. Seules, les fermes, qui vivaient en autarcie,
ne subissaient pas les mêmes contraintes.
L’homme se dirigea vers la cour où une jeune fille s’activait
à lancer des grains aux volailles, créant une envolée subite
de toutes ces bêtes à plumes, se ruant vers la nourriture et la
défendant à coups de bec et de cris.
- Bonjour Mademoiselle ! Je m’appelle Ron Abbot et je suis
Canadien. Je suis à la recherche d’un fermier qui aurait
recueilli, il y a plus de dix ans, des amis à moi qui voulaient
passer en Autriche !
- Vous aurez du mal à trouver par ici car la plupart des
fermes du voisinage ont toutes aidé de nombreuses familles
à passer la frontière.
- C’était en 1936. Vous deviez être bien jeune à l’époque.
La jeune fille fronça les sourcils, intriguée. De cette époque,
elle ne se rappelait que peu de choses.
- Voilà, mes amis étaient arrivés en automobile et avaient
été contraints de l’abandonner. Je suis venu la récupérer car
j’y tiens beaucoup, moyennant dédommagement bien sûr !
Ne l’auriez-vous pas vu circuler dans les environs par

497
hasard ?
La jeune fille avait beau réfléchir.
- Non, je ne vois pas. Mon père est au champ, il aurait pu
vous renseigner, à moins que...
- Oui ?
- Suivez-moi !
Ron la suivit et tous deux se dirigèrent vers un bâtiment qui
faisait office de poulailler. La jeune fille tira avec énergie
sur la porte grinçante.
- Ne serait-ce pas ça, par hasard ?
Ron souleva quelques bottes de foin et dégagea une chose
informe, recouverte d’une épaisse couche d’excréments de
poule. Ça ressemblait vaguement à une épave d’automobile.
Ron parvint au prix de quelques acrobaties à progresser à
travers le foin et les poules et arriva sur le devant de ce qui
ressemblait à une calandre. Il saisit un vieil outil et se mit à
gratter les déjections animales à l’endroit de la plaque
d’immatriculation de l’Hispano Suiza.
- C’est bien elle ! Fit-il en regardant la jeune fille.
Comment vous appelez-vous ?
- Traudel ! Fit-elle gaiement.
- Vous ne vous souvenez de rien ?
- Mon père pourrait mieux vous en parler, il sera là ce soir.
En attendant, je vous invite à partager mon repas !

498
Le père de Traudel coupa le pain noir, trois grosses tranches.
Il versa ensuite la soupe de choux et de pomme de terre dans
l’assiette de Ron.
- Je suis désolé pour la frugalité du repas mais ici, nous
sommes encore en guerre. Non pas contre des hommes, mais
contre des ennemis plus insidieux et sournois, la faim, la
misère.
- Vous me paraissez quand même privilégié par rapport à
ceux des villes !
- C’est vrai mais nous faisons tout ce que nous pouvons pour
eux. Il est difficile de gratter tous les jours sa pitance dans la
terre avec comme seul outil, ses deux mains. Dans le temps,
nous avions des machines, elles ont été détruites !
- Il faut beaucoup de courage, j’en conviens !
- Mais revenons à notre affaire. Effectivement, cette
automobile est là depuis 1936 et je n’aurais jamais pensé
voir quelqu’un venir un jour la récupérer. Le fait simplement
d’être au courant de cette histoire me prouve bien que vous
en êtes le propriétaire !
Cela s’est passé un jour d’automne en Octobre exactement,
je m’en souviens, je rentrais mes foins à cette époque. Ils
sont arrivés au petit matin, il y avait là un géant accompagné
de deux femmes. Ils ne sont restés que quelques heures.
C’est Traudel qui les a guidés vers le chemin menant à la
frontière Autrichienne !
- Je crois que je m’en rappelle, papa ! C’est flou, mais je
revoie un grand monsieur barbu impressionnant !

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- Je peux vous dire qu’aujourd’hui, grâce à vous, mes amis
s’en sont sortis et vivent au Canada et aux Etats-Unis !
- J’en suis très heureux pour eux. Au moins, ce que nous
avons fait à cette époque n’a pas été inutile pour tout le
monde ! Bien ! Cette nuit, vous dormez ici et demain nous
nous occuperons de cette voiture !

L’Hispano Suiza filait à toute allure sur la route ensoleillée.


Ils avaient passé la journée à nettoyer la voiture. Les
déjections de poulet avaient avec le temps, formé une
gangue épaisse sur la carrosserie, la protégeant de la
corrosion. La peinture avait retrouvé une nouvelle jeunesse.
Pendant que Traudel nettoyait et graissait la sellerie, Ron et
le fermier essayaient de faire démarrer le moteur
récalcitrant. Finalement, la manivelle eût gain de cause et
une détonation se fit entendre au pot d’échappement suivi
d’un ronronnement régulier à la grande joie de tous. Ron
avait quitté à regret ces braves gens en promettant de les
aider à supporter ces temps difficiles. Il se dirigeait vers la
frontière Suisse car il lui restait encore une chose importante
à faire. Une chose qu’il rêvait de faire depuis plus de dix ans
et qu’il allait enfin pouvoir concrétiser. Tout en roulant sur
les routes escarpées, son esprit allait et venait. Il pensait aux
documents qu’il s’était fait escamoter par Krüger.
Finalement, tout cela n’avait influé en quoi que ce soit sur

500
les événements. Dans les mois qui suivirent, Hitler oublia
Ron très vite, emporté par la tourmente. Une chose était
restée mystérieuse jusqu’en 1946. Qu’étaient devenus les
documents authentiques concernant les origines d’Hitler ?
Ron qui avait passé les dernières années de la guerre comme
correspondant dans le pacifique venait de rentrer et s’était
penché sur cette énigme. Il eut l’idée simple de téléphoner
depuis le Canada à l’ancienne auberge de la mère Dückstein
à Braunau en Autriche. Son fils avait disparu et l’auberge
était restée fermée pendant toute la durée de la guerre. Ce
n’est qu’en 1946 qu’un jeune couple reprit l’auberge. Un
beau jour, l’homme voulant réparer la grande horloge se
trouvant au fond de la salle à manger, découvrit un paquet
de lettre. Il s’aperçut très vite de l’importance de ces papiers
et alla les remettre aux autorités alliées occupant l’endroit,
en l’occurrence, au général Koulimov, commandant la
deuxième armée Russe d’occupation. Ces documents étaient
donc en possession des soviétiques et finiraient par se
retrouver sur une étagère, perdus au milieu d’autres archives
secrètes en Biélorussie ou en Ukraine. De toute manière,
maintenant que la guerre était terminée et Hitler disparu, les
historiens de tout poil pourraient aisément reconstituer
l’énigme des origines d’Hitler. Si ces documents avaient été
découverts avant son avènement en 1933, la seconde guerre
mondiale aurait peut-être été évitée. A quoi tiennent les
choses et leurs conséquences parfois si dévastatrices. Hitler
qui dans sa jeunesse avait exercé de nombreux métiers, était
surtout passionné par la peinture et voulait rentrer aux

501
Beaux-Arts à Vienne. Il vivait en peignant des petites cartes
postales qu’il vendait aux touristes en espérant réussir le
concourt des Beaux-Arts. Les juges l’avaient écarté sans se
rendre compte que s’il s’était engagé dans une carrière
artistique, il n’aurait peut-être jamais fait de la politique.

L’automobile dévalait la route en lacet menant à Lindau. Le


bleu du lac de Konstanz envahissait les yeux de Ron. Cette
région était merveilleuse en période de paix. La voiture
longea le lac pendant une dizaine de kilomètre. Tout à coup,
au détour d’un virage, Ron pila car une surprise de taille
l’attendait. Une vieille carcasse métallique gisait là sur le
flan. Son inclinaison faisait que l’eau pénétrait par le haut de
sa cheminée. Sa couleur était devenue rougeâtre tant la
rouille l’avait attaqué. Un trou béant traversait les
superstructures de part en part. Le Konstanz, fier navire de
la marine Allemande, avait dû être à la fête face à l’aviation
alliée et avait terminé sa vie comme un pauvre oiseau
mazouté au bord du plan d’eau. Qu’étaient devenus
l’équipage et son commandant ? Le navire serait très bientôt
la proie des ferrailleurs de tout poil. Ron repris sa route en
direction de la ville et se dirigea vers le petit aéroport remis
en état depuis peu. Il avait pris contact avec eux, quelque
temps avant pour louer un avion. C’était la seconde fois qu’il
montait dans un de ces engins qu’il n’affectionnait pas

502
particulièrement. Il est vrai que son baptême de l’air avait
été un peu mouvementé puisqu’il s’était retrouvé en pleine
nuit, attaché aux suspentes d’un parachute.
- Bonjour monsieur Abbot, votre avion est prêt !
Ron fit un signe de la tête et serra la main de son
interlocuteur.
- Avez-vous préparé ce que je vous ai demandé ?
- A la lettre !
- Bien ! Puis-je voir le pilote ?
- C’est moi-même !
Ron le regarda avec une lueur d’inquiétude dans le regard.
- Oui ! Oui ! Je suis le directeur de l’aérodrome, mais aussi
le pilote et le mécanicien. Que voulez-vous, la guerre a fait
des coupes sombres parmi les pilotes de la Luftwaffe mais
la relève est déjà là. Dans peu de temps, cet endroit
grouillera d’activité !
Il est vrai qu’en ce moment, les clients sont rares !
- Somme toute, l’avion est prêt ! Demanda Ron.
- Nous pouvons y aller maintenant ! Lui répondit l’homme
à tout faire.
Les deux hommes traversèrent un hangar où régnait une
pagaille indescriptible entre les pièces mécaniques jonchant
le sol et les barils de toutes sortes, laissant suinter l’huile ou
la peinture.
- Le voilà ! S’exclama fièrement le pilote. Je l’ai remis en
état moi-même et croyez-moi, il vole à la perfection !

503
Ron s’arrêta net et faillit rebrousser chemin. Devant lui, un
vieux Lysander biplan de la guerre de 1914 ressemblait plus
à une pièce de musée qu’à un avion prêt à voler.
- Ne vous inquiétez pas ! Fit le pilote. Il est un peu rustique
mais il est fiable. J’ai eu un mal fou à rassembler toutes les
pièces manquantes. Je les ai récupérés sur des épaves ou en
les adaptant mais j’ai déjà vingt heures de vol avec lui sans
problème !
Allez, aidez-moi à le sortir du hangar, nous partons
immédiatement !
Ron, tout en poussant, se demandait ce qu’il allait faire dans
cette galère. S’il n’avait pas une promesse à tenir, il y a belle
lurette qu’il aurait repris la route.
- Tenez ! Fit le pilote en lui tendant un casque et des grosses
lunettes. Ça souffle, là-haut !
- Contact ! Cria-t-il.
Ron saisit la pale de l’hélice et tira de toutes ses forces. Le
moteur toussota et bientôt, un ronronnement régulier envahit
la piste. Ron se cala dans son habitacle derrière le pilote et
lui fit signe qu’il était prêt. Le pilote lâcha les freins et mis
les gaz. Au même moment, Ron fit une prière muette.
L’avion prit de la vitesse et se libéra de l’attraction terrestre
en prenant de l’altitude. Le but était de survoler la région où
était tombé l’avion piloté par Werner.
- C’est ici ! Cria le pilote, montrant du doigt un petit village
en contrebas. L’affaire avait fait grand bruit à l’époque. On
se rappelait cet avion qui avait failli détruire le village.

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Ron ouvrit le portillon devant lui et en sortit un bouquet de
roses. Il le lança avec force et regarda les fleurs s’éparpiller
dans le ciel. Des larmes montèrent de ses paupières et de la
buée se forma sur ses lunettes.
- Dans mon cœur pour toujours ! Pensa Ron en se
remémorant le visage de Hilde, sa bienaimée.
Les villageois arrêtèrent un instant leurs travaux des
champs, bombardés qu’ils étaient par une pluie de fleurs. Ils
n’en connaîtraient jamais la raison.
L’avion s’éloigna comme si de rien n’était, laissant la place
à la plénitude du temps accompli et à la vie nouvelle,
prometteuse de paix et de bonheur pour tous.
- Finalement, il ne marche pas si mal, cet avion ! Pensa Ron.
Un sentiment de liberté nouvelle l’envahissait. Il avait
l’impression de sortir d’un purgatoire où il s’était jeté lui-
même. La boucle était bouclée et ils se retrouveraient, c’était
certain, dans un autre monde après cette vie. Hilde n’aurait
sûrement pas voulu que Ron reste attaché à son image
pendant plus d’une décennie mais un sentiment de
culpabilité tellement fort et un amour si violent avait figé
son esprit et son corps. Aujourd’hui, il se sentait libéré, prêt
à démarrer une nouvelle vie.
Un bruit anormal se fit entendre. Le moteur se mit à tousser
et l’hélice semblait vouloir s’arrêter.
Le pilote fit un signe rassurant. Ron remarqua son visage
décomposé à travers ses lunettes.

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- Ne vous inquiétez pas ! Lui Cria-t-il. C’est le moteur qui a
des ratés. Vous devriez enfiler le parachute qui est derrière
vous. Simple mesure de sécurité !

FIN

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