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JAMES

de

Claudia Rizet
James regarde sa mère. Ses cheveux sont gris autour de son visage, comme un ruban argenté qu’elle
y aurait glissé. Il n’a pas vu ses cheveux changer de couleur, il n’était pas là quand les premiers cheveux
blancs sont apparus.

Elle rit entre chaque parole qu’elle prononce.

Il se souvient avec un serrement au cœur qu’elle a toujours été ainsi : joyeuse. Même dans les
moments les plus tristes, les plus douloureux, elle a toujours eu cette voix légère, gaie. Elle aime à dire
que Dieu l’a faite ainsi : joyeuse, parce que le Monde a besoin de joie. C’est son don à elle comme
d’autres ont un don, à leur naissance : la poésie, la peinture, la musique… Alors elle fait attention à ne
jamais perdre cette joie qu’elle a dans la voix. Les jours de tristesse, de fatigue, de colère parfois, elle
préfère se taire.

Cela faisait 7 ans. 7 ans qu’il n’avait pas entendu sa voix. 7 ans sans entendre son rire. 7 longues
années…

De l’entendre à nouveau lui fait l’effet d’une douche rafraîchissante, d’une douce brise.

James se souvient…

Sa relation avec Sarah n’avait jamais été simple.

Romantique jusqu’au bout des ongles, James aimait cette relation compliquée, tourmentée qui
l’obligeait à plonger dans les profondeurs de son âme.

Son âme chevaleresque pouvait s’exprimer avec Sarah : elle était malheureuse, se sentait rejetée, mal-
aimée. Dès le premier jour il s’était promis, juré d’être celui qui la sauverait. Il s’est oublié pour elle, a
mis de côté (Enfoui même) ses projets de voyage, d’écriture. Alors parce qu’il l’aimait, il a décidé de
s’effacer pour l’idéal d’amour qu’il portait en lui, pour qu’on la voit, pour qu’elle puisse exister dans
le regard des autres, comme elle le disait si souvent.

Sa mère n’avait pas manqué de lui dire qu’il n’avait pas à se sacrifier par amour, que ce n’était pas sa
vie, qu’il pouvait vivre son besoin d’aider les autres en devenant psychologue, en écrivant même. Elle
trouvait sa plume si belle.

James et sa mère pouvaient passer des heures à en discuter. Jamais elle ne ménageait sa peine pour
lui. Il pouvait l’appeler à n’importe quelle heure. Elle répondait toujours et ce malgré le décalage
« horreur », comme elle s’amusait à dire. Il avait toujours été reconnaissant pour cette disponibilité
et parfois se demandait où elle puisait cette énergie. Il savait que ses nuits étaient courtes : son petit
frère si calme, si doux, si tranquille la journée vivait de véritables crises d’angoisse la nuit et dormait
peu.

A chaque fois qu’il écrivait sur son clavier : « Mam, t’es là ? », invariablement la réponse arrivait en
quelques secondes : « Toujours pour toi mon p’tit père ». James aimait quand elle l’appelait ainsi. Elle
disait qu’il avait dû être son père dans une incarnation antérieure et qu’elle en gardait
vraisemblablement un bon souvenir.

Et puis un jour Sarah est partie. Retrouver un autre.


James fut pris de panique, la suivit, la rattrapa, s’accrocha à elle et la ramena chez eux.
Dans le train qui les ramenait, alors que Sarah dormait sur la banquette, une femme entra dans leur
compartiment. Elle regarda Sarah puis plongea son regard dans celui de James et lui dit alors, dans un
murmure : « Le jour où vous reverrez votre mère, elle ne sera plus là ».

A l’époque, il n’avait pas compris. Aveuglé par la peur, prisonnier de ses émotions, il avait quelques
mois après cet incident coupé brutalement les ponts avec sa mère, comme pour conjurer le sort. Juste
avant Noël, cette fête qu’elle aimait tant et qu’elle se réjouissait de passer avec eux cette année-là.

7 longues années, prisonnier, le souffle toujours court, la peur au ventre.

Seules ses nuits lui permettaient de s’évader. Il s’imaginait Superman volant dans le ciel, là il lui
semblait que l’air était plus frais, plus respirable.

Sa mère lui manquait, parfois à en hurler.

Il avait fait son choix. Vivait ce qu’il pensait alors être son destin. Il essayait certains jours d’imaginer
ce que faisait, devenait son petit frère. Il lui arrivait, en cachette, d’aller sur le blog, la page facebook
de sa mère. Il avait alors des nouvelles, de temps en temps il voyait une photo de l’enfant, cet enfant
qui avait réveillé sa fibre paternelle. Il lisait les mots de sa mère qui lui laissaient un goût amer : elle
écrivait pour les autres…

Pourtant, elle lui aura régulièrement écrit au cours de ses années. Il le découvrirait des années plus
tard quand Sarah lui lâcherait avec cette cruauté qui l’habitait qu’elle avait effacé chacun des
messages, emails envoyés au cours de ces années.

A la naissance de leur fille, James a sincèrement pensé que Sarah serait enfin heureuse, qu’elle se
sentirait enfin vivante sous le regard de l’enfant.

Finalement, l’amour et la complicité qui les unissaient sa fille et lui rendrait Sarah folle furieuse. La
même fureur qu’elle avait éprouvée pour la relation qu’il avait avec sa mère. Jour après jour, elle
devenait de plus en plus méchante avec l’enfant. James craignait de plus en plus de laisser l’enfant
seule avec elle.

Un soir, en rentrant du travail, il découvrit la petite devant la télé. Les affaires de Sarah n’étaient plus
là.

James se souvient.

Il a pris sa fille dans ses bras, l’a tendrement embrassée, a préparé le repas tout en répondant aux
babillages d’Holly, lui a fait prendre son bain. Puis il l’a emmenée au lit et là ils ont lu ensemble le petit
dictionnaire qu’elle aimait tant. Tout comme lui enfant, elle aimait déjà les mots.

Lorsque sa fille s’est endormie, il s’est mis à son bureau, a ouvert son ordinateur et a écrit : « Mam,
t’es là ? ». Au bout de quelques minutes, qui lui parurent une éternité, les mots sont apparus :
« Toujours là pour toi mon p’tit père ».

C’est à ce moment très précis que James a compris que Sarah avait été sa prison, que si elle n’était
pas partie, il serait parti lui avec Holly. Le souvenir du voyage dans le train lui revint, les mots de
l’étrange passagère aussi : « Le jour où vous reverrez votre mère, elle ne sera plus là. »
L’écran s’est allumé, sa mère est là, devant lui, les yeux remplis de larmes, une main sur les lèvres pour
étouffer ses sanglots. James s’est mis à parler, à raconter. Jusqu’au petit matin pour lui, sa mère l’a
écouté, ne parlant que pour le rassurer.

Aujourd’hui, elle est là près de lui. Il la regarde. Elle rit, babille avec Holly. Il avait oublié qu’elle savait
parler aux tout-petits. Cela l’avait toujours fasciné de voir avec quelle aisance elle les comprenait. Elle
établissait une espèce de contact télépathique avec eux.

Il sait tout ce qu’elle a traversé au cours de ses 7 années : le cancer, l’accompagnement de ce petit
frère si calme. C’est lui, son frère, qui lui a raconté.

Il n’a plus mal au ventre, ni le souffle court. Il est bien, calme. Il a repris l’écriture, la musique, le chant.
Il se prend à rêver à devenir le nouveau Jacques Salomé.

Le feu crépite, Concerto pour une voix de Saint Preux envahit la maison, Holly se blottit sur ses genoux.
Sa mère discute, rit avec son mari. Son frère Jo, un casque sur les oreilles, joue à ses jeux vidéo. Il neige
dehors. Tout est si beau, si calme, harmonieux.

Plongé dans ses pensées, envahi par la douce ambiance de la maison, James voit sa mère s’approcher
de lui puis s’asseoir en repliant ses jambes sous elle. Elle se met à raconter l’histoire d’un de ses arrière-
grands-pères, un homme bon, doux, follement amoureux de sa femme. Celle-ci cherchait toujours à
vivre des histoires folles, rocambolesques. C’était les années folles, les gens n’avaient qu’une idée en
tête : s’amuser, aimer, créer, vivre tous les plaisirs de la vie. Sa grand-mère, lui dit-elle, aimait
follement son papa, qu’elle surnommait affectueusement « Mon p’tit père ».

Plus sa mère parle, raconte, plus James sent une forme d’apaisement l’envahir, commence à mieux
comprendre la place et les missions qui lui ont été léguées. Il commence à comprendre les difficultés
rencontrées dans l’histoire de son couple avec Sarah et tout doucement, au fur et à mesure que sa
mère parle, il sent, au plus profond de son être, que bientôt il pourra pleinement retrouver sa liberté,
il sent qu’il va à nouveau avoir la main sur son destin, qu’il va enfin pouvoir se reconstruire.
Claudia Rizet-Blancher est enseignante, auteure, journaliste.

Elle est la fondatrice et rédactrice en chef du blog « Les Carnets de Claudia », pistes de réflexions sur
la santé, l’environnement, l’éducation. Elle est également rédactrice en chef du blog « Présence
Kanak » dans lequel la société Kanak traditionnelle et moderne est présentée à travers sa culture,
ses fondamentaux et ses personnalités.

Ses ouvrages :
Une vie pour destin, un autre regard sur l’enfant Sur le chemin de Bénédicte

Retrouvez toute l’actualité de l’auteure sur son site : https://rizetblancherclaudia.com/

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© 2021, Claudia Rizet-Blancher


ISBN 979-10-359-1552-0
EAN 9791035915520

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