Chapitre III
UINTERCULTURALISME EN PERSPECTIVE
En Europe surtout, que ce soit le modéle anglo-saxon
‘ou le modéle francais (celui du « creuset francais » au
encore celui de I’interculture!), ces dernicrs sont adaptés
A des sociétés qui ont un fort degré d’homogénéité idéo-
logique. Le développement de l’option interculturelle,
en France notamment, s’explique par une tradition phi-
losophique et historique fondamentalement différente
de celle du multiculturalisme. Le poids de la philoso-
phic des Lumiéres et du principe duniversalité, allié &
une tradition juridique qui ne reconnait pas l’existence
des minorités, explique que le multiculturalisme soit en
France resté extérieur a la réflexion et aux initiatives
destinés soudre la question de la diversité culturelle.
Au-dela dun simple phénoméne, toujours possible, de
contamination intellectuelle et d’effet de mode, existe-
t-il une filiation entre le multiculturalisme et |’inter-
culturalisme ?S’agit-il d’un simple habillage sémantique
ou d’un changement fondamental de perspective ?
Ancré directement dans les pratiques sociales et édu-
catives, le terme « interculturel » fait son apparition,
en France, en 1975 dans le cadre scolaire (cf. infra).
Son champ d’application s’est ensuite trés rapidement
étendu aux situations de dysfonctionnement et de crise
lies aux migratoires. Largement repris par les milieux
associatify, puis petit a petit par tous les secteurs de l’ac-
tion sociale, l’interculturel recouvre une diversité d’ap-
plications et une multiplicité d’ orientations. C’est sur le
terrain et dans l’action que le terme s’est imposé. C’est
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Imprimé par un visiteur a’
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ainsi que |’interculturel renvoie a des pratiques mal sta-
bilisées qui ont rapidement discrédité non seulement les
acteurs mais aussi les recherches, oubliant par la méme
que Vhistoire d’une notion n’est que l’ajustement pro-
gressif de ses champs de constitution. La recherche n’a
fait que suivre un mouvement largement enraciné dans
la pratique, elle n’est toujours pas reconnue, en France,
comme représentant un champ spécifique de recherches
bien que ladjectif, « interculturel » soit désormais
associé 4 des articles, des manifestations, des colloques
qui n’ont, souvent, d’interculturel que le nom. Les
premiers travaux datent des années 1980 (L. Porcher,
M. Abdallah-Pretceille, M. Rey, C. Clanet, premier
colloque de !’ARIC', 1986). On ne peut que s’éton-
ner de la disproportion entre le recours inflationniste
4 Vinterculturel dans les pratiques et le faible nombre
d’études universitaires.
Une des raisons de la relative discrétion qui entrave
le développement de l’interculturel est 4 rechercher
dans l’atmosphére de polémique, d’idéologie et d’uto-
pie qui a présidé aux premiéres initiatives de terrain.
Le fait, qu’a l’origine, l’interculturel ait été associé
presque exclusivement au phénoméne migratoire et que
celui-ci soit massivement lié a I’histoire de la déco-
lonisation n’a pas été sans influence sur les modalités
d’actions, elles-mémes souvent confondues avec l'en-
gagement, voire le militantisme : praticiens, acteurs
sociaux et pédagogues parlent et agissent alors au nom
de I’« interculturel ».
Le mouvement s’est développé malgré les résistances
et les tabous. A ’heure actuelle, non seulement la notion
n’est pas tarie, mais elle se développe largement dans de
nouveaux domaines (commerce, droit, apprentissage des
langues, etc.). Cependant, quel que soit le champ d’ap-
plications et d’études, l’interculturel se trouve toujours
1. ARIC : Association pour la recherche intereulturlle, créée en 1984,
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cairn.info - 1
Imprimé par unpris dans un décrochage entre des pratiques diversifi¢es
et l’émergence puis la stabilisation d'un paradigme
conceptuel et épistémologique largement méconnu mal-
gré les travaux notamment de M. Abdallah-Pretceille.
Ce décrochage persistant aboutit au paradoxe suivant,
d'un cété des problémes identifiés comme graves,
urgents, difficiles, de ’autre des acquis de la recherche
qui restent ignorés des acteurs.
Paradoxes et ambiguités
‘Au carrefour des pratiques et des enjeux sociaux et
politiques, l’interculturel a longtemps été englué dans des
pesanteurs sociologiques, idéologiques et théoriques.
* La référence systématique, voire exclusive & V’im-
migration. Rattaché aux problémes de V'immigration,
Vinterculturel a été marqué, dés le départ, du sceau de
la marginalisation et du conjoncturel, faute de prendre
en compte le caractére structure! du fait migratoire et
de la diversité culturelle. Cette focalisation sur un type
de diversité, celle issue de l’immigration, a occulté les
autres formes de diversité et les autres processus de diver-
sification : construction européenne, multiplication des
échanges internationaux, mondialisation de la vie quo-
tidienne, cultures sexuelle, générationnelle, médiatique,
professionnelle, régionale, etc.' En ce sens, l’intercul-
turel a fonctionné et fonctionne encore souvent comme
une opération de marquage, comme si I’essentiel était
Vexistence de la question immigrée et donc des immi-
grés, pointés et catégorisés comme tels (cf. Sartre qui pré-
cise que « contrairement a l’opinion répandue, ce n'est
pas le caractare juif qui provoque l’antisémitisme, mais
qu’au contraire, c'est l’antisémitisme qui crée le juif »?).
1. M, Abdallah-Pretceille, L. Porcher, op. cit., 1986.
2. J.-P Sartre, Réflerions sur la question juive, Paris, Gallimard,
1954, p. 173,
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é par un visiteur a
airn.in
ciDe méme, c’est la question de immigration qui jus-
tifie la catégorie immigrée'. L’amalgame entre « inter-
culturel » et « immigration » a contribué au discrédit
de l’interculturel qui a ainsi été beaucoup trop lié aux
prises de positions alarmistes, dramatisantes et catastro-
phistes, caractéristiques des discours sur l’immigration.
Les chercheurs ainsi que les acteurs sociaux restent,
en France, partagés sur la nécessité de faire de l’immi-
gration un champ de recherche et de formation a part
entiére. Sur ce point les positions divergent et recoupent
la fracture entre les différentialistes (au nom du pragma-
tisme et de I’efficacité) et les universalistes (au nom des
dérives liées justement aux particularismes).
* Une méfiance et une suspicion & l'encontre des
discours traitant des différences. Pris entre une tradi-
tion juridique et historique forte? et une conjoncture
politique, économique et sociale fluctuante et difficile
(arrét officiel de l’immigration, accroissement du ché-
mage, montée des ethnismes, intégrismes, nationalismes,
communautarismes, fondamentalismes), le langage tra-
duit largement la prudence et les hésitations par :
— un usage variable’ ou indifférencié des termes
d’« insertion », « intégration », « assimilation » ;
= une série de réductionnismes (I’immigration est
paradoxalement entendue au singulier alors que la
réalité est plurielle et complexe) ;
1. HLS. Becker, « Le déviant n’est rien d’autre que celui a qui
cette’ catégorie est appliquée », in Outsiders. Etude de sociologie
de la déviance, Paris, Métailié, 1885 (éd. orig.. 1963) ; O. Milzs
Les Francais devant’ immigration, Bruxelles, Complexe, 1988;
M. Abdallah-Pretceille, « L’éducation interculturelle en France, du
devant de la scéne aux coulisses », in Migrants-Formation, Paris,
NDP, n° 102, septembre 1995,
2. Cf. G. Noiriel, Le Creuset francais, Paris, Le Seuil, 1988.
3. C£ Rapport du Commissariat général du Plan, immigration, le devoir
d insertion, sous la direction de S. Hessel, 1988 ; Rapport du Haut Conseil
4 l'intégration, Pour un madele francais d ‘intégration, 1990 ; eréation en
juin 1991 d'un ministére des Affaires sociales et de I"Intégration.
48— des amalgames (entre « immigrés » et « étrangers ») ;
— des contradictions (forme transitive ou pronomi-
nale du verbe « intégrer » : « les étrangers doivent
s’intégrer », les handicapés doivent étre intégrés).
Les pratiques et les discours résistent aux différentes
tentatives d’éclaircissement'.
+ Une terminologie mal stabilisée. L’usage synony-
mique des termes « universalité/universalisme », « plu-
ralité/pluralisme », « multiculturel/interculturel » révélenon
seulement un fiou sémantique mais renvoic a des choix
sociologiques et politiques fondamentalement diffé-
rents. Le premier niveau d’élucidation consiste 4 se
référer aux premiéres nomenclatures, notamment a
celle élaborée dans le cadre psychiatrique’. La psychia-
trie culturelle tient compte des particularités ethniques
A partir desquelles s’élaborent les différents processus
psychopathologiques qui sont ceux d’un groupe social
donné. La psychiatrie transculturelle est comparatiste
et étudie les différences dans la nature et la fréquence
des maladies mentales. La psychiatrie métaculturelle,
quant a elle, tente de comprendre et de soigner les
troubles mentaux, non en fonction des contenus par-
ticuliers de telle ou telle culture, mais en fonction des
catégorics universelles de la culture, c’est-a-dire en
fonction des processus d’acculturation. La confusion
entre « trans- » et « inter- » culturel s’explique aussi
par la traduction de cross cultural studies qui désignent
des études comparatives. Le métaculturel transcende
les cultures.
1. J. Costa-Lascoux, De I'/mmigré au citoyen, Patis, Notes et
études documentaires, La Documentation francaise, n'4886, 1989;
D. Schnapper, La France de l'intégration. Sociologie de la nation
en 1990, Paris, Gallimard, 1991 : M. Abdallah-Preteeille, Quelle école
pour quelle intégration ?, Paris, CNDP/Hachette, 1992.
2. G. Devereux, « Normal et anormal », in Essais d'ethnopsychiatrie
générale, op. cit, 1956 ; F. Laplantine, 50 mots clés de l'anthropologie,
‘Toulouse, Privat, 1974
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O/2/20
airn.info - 4
5Sur le plan social et éducatif, on se reportera aux
éclaircissements et analyses de L. Porcher, M. Abdallah-
Pretecille et M. Rey'. Dés les années 1980, un consensus
s’est établi pour considérer que la notion de diversité
référe 4 la description d’une situation. Le pluralisme
(qui peut étre culturel, politique, syndical ou religicux)
et le multiculturalisme (variante anglo-saxonne du plu-
ralisme focalisée sur la reconnaissance des différences
culturelles) ne sont que des modalités possibles du
traitement de la diversité. L’accent est alors mis sur la
reconnaissance et la coexistence d’entités distinctes.
Le préfixe « inter- » du terme « interculturel » indique
une mise en relation et une prise en considération des
interactions entre des groupes, des individus, des iden-
tités. Ainsi, si le pluri-, le multi-culturel s’arrétent au
niveau du constat, l’interculturel opére une démarche,
il ne correspond pas a une réalité objective. C’est I’ana-
lyse qui confére 4 l'objet étudié et analysé le caractére
d’« interculturel ». Ainsi, selon la nature de l'objet, on
évoquera une pédagogie interculturelle, une communi-
cation interculturelle, des relations interculturelles...,
notions qui ne deviennent Iégitimes qu’a condition de
les appréhender a partir d’une approche interculturelle
(cf. infra). Les expressions comme « société intercultu-
relle », « dialogue interculturel », etc., sont en fait des
abus de langage, car elles s’appuient sur une confu-
sion entre [objet et analyse portée sur Ini. L’usage
de Padjectif « interculturel » pour désigner un projet,
politique ou social, reléve aussi d’un glissement de
sens, car l’essentiel n’est pas seulement de reconnaitre
le caractére pluriel des sociétés mais d’énoncer dans
L. L. Porcher, £’Education des travailleurs migrants en Europe.
Liinterculturalisme et la formation des enseignants, Strasbourg, Conseil
de l'Europe, 1981; M. Abdallah-Pretceille, Eduquer et former en
contexte hétérogéne. Pour un humanisme du divers, Paris, Anthropos,
2003; M. Rey, Farmer les enseignants @ l'éducation interculturelle,
Strasbourg, Conseil de Europe, 1992.
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OS sur
ny
ra
airn.info - 1le méme temps les modalités de cette prise en compte.
Les désaccords se situent d’ailleurs essentiellement 4
ce niveau.
+ Prégnance de I'idéologie. Ancrées dans le quotidien
de la migration, les activités interculturelles ont souvent
été au coeur des querelles idéologiques autour d’une série
de notions et de concepts comme culture, identité, ethni-
cité, identité culturelle, identité ethnique. Cette termino-
logie, qui est souvent détachée des concepts eux-mémes,
est utilisée en vue dune justification d’actions, de reven-
dications, et reléve en ce sens de |’idéologie. Une des
formes de déréalisation de |’« interculturel » consiste 4
situer les pratiques interculturelles comme des actions
au service d'une société idéale ot les conflits inhérents
aux contacts entre groupes et individus (se percevant ou
se présentant comme culturellement différents) seraient
résolus. On parle alors de société, de dialogues, de
relations interculturelles comme I’équivalent d’idéaux.
Lutopie se définit, dans ce cas, comme une maniére de
placer dans le futur des aspirations difficiles a réaliser
dans le présent. Les actions globalisées sous le voca-
ble « interculturel » comme réponses aux problémes
migratoires relévent en ce sens, de l’idéologie selon la
définition qu’en donne R. Boudon', ou encore du syn-
drome de l’utopie2. Celui-ci peut prendre trois formes.
Une forme « introjective » ot I’acte de se poser un but
utopique crée une situation dans laquelle I’ inaccessibilité
du but ne peut étre imputée a sa nature utopique mais a
Vimpuissance du sujet a atteindre son objectif. Dans la
deuxiéme forme, au lieu de condamner son impuissance
a réaliser un changement utopique, l’utopiste insiste
1. R. Boudon, La Place du désordre, Paris, Puf, 1984 ; L Tdéologie.
Lorigine des idées recues, Paris, Fayard, 1986 « les idéologies reposent
sur une interprétation réaliste d'interprétations ou d'explications
clles-mémes distantes du réel », p. 19.
2. P. Watzlawick et al., Changements, paradoxes et psychothérapie,
Paris, Le Seuil, trad. frang., 1975 (éd. orig., 1973).
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né par un
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irn.info - 1sur la démarche, le cheminement, et met en valeur les
difficultés du voyage et non larrivée. La troisiéme
forme est « projective », c’est-d-dire qu’elle repose sur
la conviction d’avoir trouvé la vérité et s’alimente de
missionnarisme.
*La surcharge d'investissement affectif. La nature
sociale et historique du public visé a contribué 4 ren-
forcer la composante affective des pratiques intercul-
turelles, voire 4 développer une forme de « militantisme
interculturel ». Otages des rapports de pouvoir éco-
nomique et politique, les migrants ont été et sont encore
«un lieu privilégié » pour Pexpression individuelle et
collective des fantasmes et des expiations. Véritables
exutoires par rapport 4 des problémes sociaux et éco-
nomiques internes A la société d’accueil, les migrants
permettent d’opérer une certaine forme d’exorcisme en
déplacant les difficultés vers un public facilement repé-
rable et fragile dans ses moyens de défense. Les actions
réalisées au nom de l’interculture] ont été souvent
marquées par |’affectivité et ont ainsi sombré dans une
forme de tautologie de l’action, c’est-a-dire qu’elles ne
représentaient, consciemment ou non, que les acteurs
eux-mémes.
+ Domination du modéle culturaliste. De nombreuses
études dites « interculturelles » s’inscrivent dans une
perspective résolument positiviste. En enfermant |’in-
dividu ou le groupe dans une série de causalités et de
déterminismes culturels, on reste au stade descriptif,
explicatif, voire prescriptif (assignation d’une place ou
dun comportement). Le modéle culturaliste s’appuie
sur une longue tradition scientifique marquée par les
principes d’une causalité linéaire et du déterminisme. Sa
«force » réside dans une apparente clarté d’explica-
tion et de nombreuses possibilités d’usages sociaux et
politiques. On assiste ainsi 4 un passage déguisé, mais
malheureusement récl, d’un déterminisme biologique
4 un déterminisme culturel débouche sur une forme de
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airn.info« racialisation de la culture »'. Le paradigme intereul-
turel tel qu'il a été défini par M. Abdallah-Pretceille
dés 1986 inverse au contraire le processus.
A la vision d’une culture comme ordre, comme sys-
téme, succéde celle d’une culture comme action, comme
communication. L’individu n'est plus seulement le
produit de sa culture, mais il la construit, il l’élabore
en fonction de stratégies diversifi¢es, selon les besoins
et les circonstances (historiques, politiques, écono-
miques...), et ce, dans un cadre marqué par la pluralité,
ce qui multiplic d’autant les sources et les références.
Vorientation interculturelle est en ce sens une autre
maniére d’analyser la diversité culturelle, non pas 4
partir des cultures prises comme des états, comme
des entités indépendantes et homogénes, mais a partir
des processus, des interactions selon une logique de
la complexité, de la variation (et non des différences),
selon une « science générative »*.
Il, - Le paradigme interculturel :
les acquis de la recherche et de la praxie
L’interculturel se place d’emblée 4 la frontiére entre
le savoir et I’agir. Il s’appuie sur une imbrication étroite
des dimensions sociales et scientifiques, de la réflexion
et de l’action (qui ne reprend pas la « traditionnelle » et
stérile dichotomie théorie/pratique). L’hyperempirisme
des origines de l’interculture! s’estompe petit 4 petit
au profit d’une meilleure maitrise, tant sur les plans
conceptuel que praxique. L’interculturel peut désor-
mais étre défini comme un paradigme au sens de Kuhn
et R. Boudon’, c’est-d-dire a partir « d’un ensemble
1. M, Abdallah-Pretecille, op. cit., 1986 ; P. A. Taguieff, La Force du
préjugé, Paris, La Découverte, 1987.
2. G, Balandier, Anthropo-logiques, Paris, Librairie générale fran-
aise, 1985,
3. R. Boudon, Effets pervers et ordre social, Paris, Puf. 1979.
53
resse IP 1
tad
ade propositions formant une base d’accord a partir de
laquelle se développe une tradition de recherche ».
Le premier axe de définition repose sur la recon-
naissance des données interculturelles comme étant
des données construites. Désigné comme un discours',
comme une problématique?, ou une approche, l’inter-
culturel reléve d’un mode d’interrogation spécifique et
non d’un champ d’application particulier. La notion de
« discours » est a entendre non pas dans un sens stric-
tement linguistique, mais comme un cheminement, un
mode d’ interrogation ; notion plus souple que celle de
doctrine ou de théorie qui sont susceptibles de produire
des normes de validation trop rigides. Quant a l’idée de
méthode, le danger est de réduire l’interculturel 4 un
outil méthodologique, notamment celui de la comparai-
son alors qu’il est nécessaire de s*adosser a la philo-
sophie au sens oti celle-ci se définit comme une réalité
d’expérience et non comme une construction doctrinale.
Avec le déclin des absolus (idéologiques et politiques), la
philosophie opére un retour dans les sciences humaines,
qui dans le cadre de |’interculturel est fondamental.
Sans objets particuliers et ne recouvrant pas un nou-
veau champ disciplinaire, l’interculturel (intercultu-
ralisme) prend en compte Ia dimension culturelle des
situations et des problémes, non comme un épiphé-
nomeéne, encore moins comme une variable unique et
centrale, mais selon des principes d’analyse précis. En
ce sens, le positionnement interculturel emprunte la
fois de la philosophic (phénoménologie), de la sociolo-
gie (sociologie compréhensive et interactionnisme), de
Fanthropologie (anthropologie de la modernité, théorie
complémentariste), de la psychologic sociale (représen-
tations, catégorisations). La convergence des analyses et
1. M. Abdallah-Pretceille, op, cit., 1986.
2. Jullien, Procés ow création. Une introduction a la pensée
chinoise. Essai de problématique interculturelle, Paris, Le Seuil, 1989.
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esse IP 130
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=
2 par un
Impleur traduction dans un paradigme particulier, conforte
l’idée de l’émergence d’un « théme flottant »!, ou d’un
épistémé, selon l’expression de M. Foucault?
1, Axe conceptuel et épistémologique
+La source phénoménologique. La place accordée
par l’interculturel au sujet, singulier et acteur, dans ses
interprétations, ses perceptions redonne a la subjectivité
(et non au subjectivisme) une place de choix. La distine-
tion entre sujet et individu recoupe celle entre un concept
philosophique et une pratique sociale. L’interculturel
est fondé sur une philosophie du sujet’, c’est-a-dire
sur une phénoménologie qui construit le concept de
sujet comme étre libre et responsable, inscrit dans une
communauté de semblables. L’approche interculturelle
rompt avec le point de vue objectiviste et structuraliste
puisqu’elle s’intéresse 4 la production de la culture par
le sujet lui-méme, aux stratégies qu’il développe sans
pour autant postuler qu’il en a toujours conscience.
Du fait de l’internationalisation du quotidien, l’in-
dividu est de moins en moins déterminé par sa culture
d’appartenance. Il n’est pas sculement le produit de sa
culture, il en est au contraire, l’acteur. La culture a perdu
sa valeur de détermination des comportements. En effet,
dés sa naissance, l'enfant vit dans un environnement
hétérogene et pluriel. Il ne peut donc pas ignorer I’exis-
tence d'autres références, d’autres habitudes. II vit et se
socialise dans un groupe marqué par la diversité cultu-
relle. Ses choix culturels peuvent s’effectuer a partir
dune gamme trés ouverte. Il peut emprunter a d'autres
groupes des modéles de comportement, des habitudes,
1. G. Gusforf, Introduction aux sciences humaines, Paris, Les Belles-
Lettres, 1960.
2. M. Foucault, L ‘Archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969.
3. M. Abdallah-Pretceille, L. Porcher, op. cit., 1986, 1996,
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O5 sur
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2
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5
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cairn.info - 1des codes. Ainsi, quelle que soit son origine, toute per-
sonne peut exprimer son appartenance de maniére riche
ct varie. L'identité dite d’origine ne disparait pas, mais
la maniére de la vivre et de I’exprimer est plus diversi-
fiée. Donner la priorité au sujet, ne signifie pas le retour
ni de |’individualisme ni de I’égoisme. II ne s’agit pas
d’un retour du sujet pris comme une monade entrai-
nant un renouveau du subjectivisme, mais au contraire,
dune conception relationnelle et multipolaire liée a la
dialectique identité/altérité. Il ne s’agit pas non plus de
nier les influences de l’environnement et des structures,
mais les cultures comme les systémes n’existent que
stil sont portés par des acteurs qui leur donnent vie et
qui peuvent aussi les transformer'. En introduisant le
point de vue du sujet et de l’acteur, il ne s’agit pas de
préner la résurgence de théories individualistes, au sens
&gotique du terme, mais de prendre en compte le réseau
de subjectivités dans lequel tout individu s’insére. Il
est nécessaire de ne pas confondre le « retour de l’indi-
vidu » avec le développement des formes d’individua-
lisme. Cette place centrale accordée a l’individu n’est
pas sans lien avec la tradition philosophique, historique
et juridique francaise, par opposition 4 importance
accordée aux groupes, aux Ftats-Unis, notamment. Ce
positionnement explique, en partie, I’émergence du
modéle interculturel dans le monde francophone et non
dans le monde anglo-saxon.
‘Appuyé sur la phénoménologie comme médiation, sur
la connaissance tout en congédiant le culturalisme, |’in-
terculturel reste au niveau de 1’ étude des « phénoménes »
culturels en refusant d’établir un lien de causalité et
d’attribution entre ce qui est observé et l’observateur
lui-méme. C’est en quelque sorte, le refus, ou tout du
1. R. Bastide, Anthropologie appliquée, Paris, Payot, 1971;
M, Crozier et E. Friedberg, L'Acteur et le Systéme, Paris, Le Seuil,
1977
56
né par un visiteur
avec ladrmoins la suspension, de I’explication. Avec les phéno-
ménologues, on part du principe que le comportement
culturel ne signifie rien a priori, et qu’il faut se méfier
de la compréhension immédiate et spontanée en attri-
buant systématiquement la culture une valeur explica-
tive. Le culturalisme est I’équivalent, pour les cultures,
des dérives d’interprétation observées dans d’autres
domaines (sociologisme, psychologisme, historicisme).
Pour le phénoménologue, la culture n’est pas une réa-
lité sociale en soi que I’on peut appréhender de maniére
objective, c’est un vécu dont il s’agit de reconstruire
le sens, L’interculturel implique donc une recherche du
noyau de sens, C’est pourquoi l’interculturel n’est pas
une méthode, c’est essentiellement une ontologie non
pas au sens d’une théorie a priori mais d’une ontologie
qui se construit au fur et 4 mesure de l’observation et de
Télucidation du rapport 4 autrui.
+ Le réseau dintersubjectivités et d interactions. Le
retour du « je », le « retour de |’acteur »' consacre le retour
du «tu», qui est la condition relationnelle du moi’.
C’est Daltérité qui précéde la relation et non l’inverse.
La logique de la différence tente de quantifier altérité
en la fixant alors que le discours interculturel s’arréte
sur les interactions au sens dune approche communi-
cationnelle de la personne’. Parmi les concepts inscrits
dans un « déterminisme régional », selon l'expression
de G. Bachelard, on trouve celui d’interaction.
Le concept d’interaction est central pour la définition de
la culture et de l’identité culturelle. L’interaction est pour
E. Goffman‘ un systéme sur lequel se fonde la culture.
C’est un concept transdisciplinaire que l’on retrouve dans
1. A. Touraine, Le Retour de lacteur, Paris, Le Seuil, 1983.
2. F. Jacques, Différence et Subjectivité, Paris, Aubier Montaigne,
1982,
3) M. Abdallah-Pretecille, op. cit, 1996.
4. E. Goffman, Les Rites d interaction (1967), Paris, Minuit, 1974
37
par un visiteur a
airn.info - 1
Imprimidiverses disciplines, notamment en psychologie sociale, en
anthropologie, en pragmatique linguistique ou en psychia-
trie. Il est également présent en psychologie out la tendance
est de privilégier les interactions plutét qu’une évolution
linéaire, en sociologie avec le développement de la micro-
sociologie, mais aussi avec l’approche interactionniste de
la déviance, et enfin avec I’analyse des représentations
que les acteurs sociaux se donnent d’cux-mémes face 4 un
public avec étude de la présentation de soi et de la « mise
en scéne de la vie quotidienne ». La problématique inter-
culturelle s’enracine directement dans cette lignée d’ana-
lyse interactionniste.
Tout acte, qu’il soit de nature, relationnelle, affective,
pratique ou symbolique, s*inscrit dans un réseau d’in-
tersubjectivités et d’interactions recoupant l’axe sujet/
individu. Ce positionnement philosophique et socio-
logique induit un questionnement autant sur objet que
sur l’observateur, autant sur le « Je » que sur le « Tu »
ou le « Eux ». Toute mise en question de |’ Autre est, dés
lors, doublée d’une interrogation sur le Moi. L’approche
interculturelle n’a pas pour objectif d’identifier autrui
en l’enfermant dans un réscau de significations, ni d’éta-
blir une série de comparaisons sur la base d’une échelle
ethnocentrée. L’accent est mis sur les relations entre les
individus plus que sur les cultures prises comme des
entités homogénes.
Dans cette perspective, les différences culturelles sont
définies, non comme des données objectives 4 carac-
tére statistique, mais comme des rapporis dynamiques
entre deux entités qui se donnent mutuellement sens'.
L’intérét est porté sur les dynamiques, les stratégies, les
manipulations plus que sur les structures, les nomen-
clatures, les catégories. L’importance d’autrui, non pas
en opposition, mais en interférence avec le sujet, consti-
tue un axe privilégié des méthodes d’ investigation de la
1, M. Abdallah-Pretceille, op. cit., 1986.
58
ar un visiteur avec la
Imprimé p
018
ci
‘airn.info - 41communication, de la négociation ainsi que de la ges-
tion des conflits entre groupes et individus.
Le préfixe « inter » dans le mot interculturel renvoie
4 la maniére dont on voit I’Autre, 4 la maniére dont
chacun se voit, se pergoit et se présente a l’autre. Cette
perception ne dépend ni des caractéristiques d’autrui ni
des miennes, mais des relations entretenues entre moi
et autrui. Paradoxalement, ce sont les relations qui jus-
tifient les caractéristiques culturelles attribuées ou auto-
attribuées, et non pas les caractéristiques qui justifient
les relations. Une rapide étude des propos tenus par les
Frangais sur les immigrés démontre trés facilement que
quelle que soit la date, quel que soit le groupe visé, les
caractéristiques et les reproches formulés sont toujours
les mémes. Les différences culturelles ne correspondent
pas 4 une réalité mais renvoient 4 la nature des rela-
tions entre les individus et les groupes. Ainsi, toute
relation négative et conflictuelle ne peut étre justifiée
par l’appartenance a une culture ou encore a une reli-
gion. L’importance de la dimension relationnelle dans
les perceptions culturelles invalide l’approche aca-
démique des cultures partir de savoirs, d’autant que
le ressortissant d’une culture n’est pas nécessairement
ni le représentant ni le « prototype » de sa communauté.
L’approche interculturelle pose l’interaction comme
fondamentale. C’est la relation a l’Autre qui prime et
non pas sa culture’.
+ La tension universalité/singularité. approche inter
culturelle repose sur un triangle notionnel, diversité/
singularité/universalité qui engendre, non pasunestructure
triadique, mais une dynamique discursive, une plasticité
de interrogation qui vise a repérer plus qu’a identifier,
4 comprendre plus qu’ expliquer. Les données intercul-
turelles, comme toutes les autres données scientifiques
1. hid., 1996, 1998.
59
sur
205
a
ese
iteur avec ladr
né par un vii
primd’ailleurs, se présentent comme des synthéses provisoires
qui intdgrent l’aléatoire et l’incomplétude. Cette préci-
sion est nécessaire dans la mesure ot dans le domaine des
cultures, subsiste une forme de « terrorisme intellectuel »
soutenue par un « climat passionnel » et fondée sur I’illu-
sion réaliste ct expérientielle (« je connais parce que j'ai
vu, j’ai vécu, j’ai l’expérience, ete. »).
En s’inscrivant dans une relation, la diversité réintro-
duit I’Autre. Or, l’altérité repose sur la reconnaissance
du principe d’universalité. Il s’agit done de trouver un
équilibre entre la totale singularité d’autrui et son ins-
cription dans sa totale universalité. On ne peut définir
autrui en lui attribuant d’autorité des caractéristiques
d’un groupe culture! défini hypothétiquement, voire
arbitrairement. On ne peut connaitre autrui sans com-
muniquer avec lui, sans échanger, sans lui permettre de
se dire, de s’exprimer en tant que sujet. L’objectif est
donc d'apprendre la rencontre et non pas d’apprendre
la culture de I’ Autre ; apprendre a reconnaitre en autrui,
un sujet singulier et un sujet universel. Ce n’est pas sur
la nature des choses, des hommes ou des faits qu’il faut
porter le regard, mais sur la maniére dont ils se donnent
4 voir, sur leurs présentations, sur leurs représentations.
Les caractéristiques d’autrui ne sont que le reflet spécu-
laire du « Je ». Il s*agit de rechercher des fragments, des
traces, des « effets polysémiques », pour reprendre une
formulation de M. Maffesoli'.
Linterculturalisme s’élabore a partir d’un équi-
libre, toujours instable, entre universel et le singulier.
Ainsi, par exemple, rencontrer une personne étrangére
—quelles que soient sa nationalité ou sa culture -, est-ce
rencontrer un étranger ou une personne dont une des
caractéristiques est d’étre de nationalité étrangére ? En
1. M. Maffesoli, La Connaissance ordinaire. Précis de sociologie
compréhensive, Paris, Librairie des Méridiens, 1985.
60
IP4
m4
4
o
ite
airn.info - 1
par un vid'autres termes, est-ce la singularité ou l’universalité
qui définit le sujet ? Selon Ia réponse, on se situe sur le
registre culturaliste ou interculturel.
La différence suppose un jugement, une norme, elle
est ethnocentrique et souffre de la marque de I’énoncia-
teur alors que la singularité s’inserit dans une perspec-
tive dynamique et intersubjective'.
Alors que la totalité étouffe et nie le divers et I"hé-
térogéne, |’universel émane du divers. La singularité
renvoie 4 l'un, a l’individu, elle se découvre par une
démarche qui conduit de l’universalité a la diversité et
réciproquement. Elle est ce qui permet a luniversalité
de ne pas dégénérer en généralité et la diversité en diffé-
rence. L’idée d’universalité ne recouvre pas celle d’uni-
versalisme qui n’est qu’une forme dégradée du principe
@universalité par généralisation au plus grand nombre
d'une situation particuliére. En ce sens, le colonialisme
frangais s’est construit sur le principe d’universalisme
et non sur celui de I’universalité, en souhaitant étendre
& l'ensemble des colonisés les choix politiques, sociaux
et éducatifs pensés 4 l’origine pour les Francais.
2. Axe méthodologique. — La démarche intercultu-
relle se définitcomme globale et pluridimensionnelle afin
de rendre compte des dynamiques et de la complexité et
d’éviter les processus de catégorisation. L’introduction
du point de vue du chercheur et des acteurs conduit &
une rationalité ouverte et plurielle.
+ Démarche compréhensive. Les recherches descrip-
tives s’attachent a un découpage du tissu social :
migrants, « seconde génération », femmes, « beurs »,
« couples mixtes », Asiatiques, A fricains... Or, la rapi-
dité des mutations, les transgressions de normes (cultu-
relles et sociales) imposent une mobilité du regard qui
1, M, Abdallah-Pretceille, op. cit., 1986.
61
30.19
isiteur avec adresse IP 1
aruns’accommode mal du genre descriptif qui est statique
par essence. Le principal écueil dans cette saisie de la
société et des cultures a partir d’une infinité d’éléments
pris isolément réside dans la prolifération de visions
partielles qui ne permettent pas de rendre compte ni
de la complexité ni du mouvement. La recherche est
alors toujours en retard, non pas d’une « guerre » mais
d’un objet, d’une nouvelle catégoric, d’une nouvelle
formation sociale’. Par ailleurs, les démarches des-
criptives procédent davantage a partir de psychologies
et de sociologies d’attribution et de modélisation qui,
si elles se justifient dans une perspective d’explication,
sont inopérantes dans une visée compréhensive des
processus.
L’extrapolation abusive de la description a l’explica-
tion engendrée par la généralisation et la multiplication
des techniques de type typologique et monographique a
pour conséquence une sclérose de l’analyse. Celle-ci se
cantonne dés lors un constat présenté comme objectif
et a recours a des facteurs explicatifs considérés comme
déterminants mais qui réduisent la complexité des situa-
tions a des modéles jugés représentatifs et significatifs
(« les immigrés », les « adolescents des banlicues »...).
On attribue, dans ce cas, a la culture une valeur causale
utilisée pour expliquer I’échec scolaire, les violences,
etc. Cela revient a introduire le culturalisme dans la
pédagogic, la psychologie, la sociologie et non pas a
reconnaitre la culture comme variable parmi d’autres.
Comprendre une personne, ce n’est pas accumuler
des connaissances et des savoirs sur elle, mais c’est opé-
rer une démarche, un mouvement, une reconnaissance
réciproque de I"homme par "homme, c’est apprendre &
I. M. Abdallah-Pretceille, « L’lmmigration entre la recherche et la
praxie », in L immigration 4 l'Université et dans la recherche, Rapport
au ministre J.-P. Chevenement, sous la direction de P. Vieille, Paris,
C. Bourgois, 1989.
62
a
201
airn.info - 19/20penser |’Autre sans |’anéantir, sans entrer dans un dis-
cours de maitrise afin de sortir du primat de l’identifica-
tion et du marquage.
Sur le plan méthodologique, la compréhension inter-
culturelle tente d’éviter I’écueil de la projection de
sens ainsi que toute forme de tautologie expérientielle.
Elle conduit 4 un travail sur soi’. Travailler la com-
préhension, c’est apprendre a éviter l’enlisement dans
Vaffectif et viser une compréhension cognitive définie
par C. Lebeau? a partir de trois composantes : une stra-
tégie de compréhension a visée auto-interprétative ot
on cherche 4 comprendre de l’intérieur 'univers de
significations des membres d’une société ; une straté-
gie de compréhension hétéro-interprétative scientifique
et historique ot I’on analyse rationnellement certaines
manifestations culturelles en adoptant le point de vue
transculturel d’une discipline scientifique ou historique ;
une stratégie de relativisation critique selon un mode
analogique ou contextuel. :
En situation d°hétérogénéité culturelle et conformé-
ment aux principes de la sociologie compréhensive et
qualitative, l’ objectif est de rendre compte, du fonction-
nement instrumental de Ia culture, par opposition a sa
valeur de détermination et de modelage des conduites et
des comportements. La culture, ou plus exactement, les
bribes ou traits culturels sont utilisés comme instruments
pour se dire et se présenter et non comme définition
statique de soi. Cela interdit, ou devrait interdire, de
fixer les individus, groupes ou événements a partir d’élé-
ments culturels pergus dans l’absolu et hors contexte.
+ Démarche interactionniste. L’autre point d’ancrage
de la démarche interculturelle est 4 rechercher dans
1. M. Abdallah-Preteeille, op. cit. 1986.
2. C. Lebeau, « La compréhension interculturelle: définition opéra-
tionnelle et pertinence pour la formation des éducateurs », in Pluralisme
et Ecole, sous la direction de F. Ouellet, Québec, IQRC, 1988,
63
isiteur avec adresse IP 1
un
airn.info - 1
EVinteractionnisme symbolique qui donne la priorité a la
conception que les acteurs se font de la culture. Sur le
plan méthodologique, le chercheur se doit, d’une part,
d’acquérir une familiarité avec le milieu dans lequel il
travaille, et d’autre part, de ceer les représentations
que se font les acteurs de la situation et du probléme.
Ce positionnement implique une relativisation des dif-
férentes formes de déterminisme (surtout du détermi-
nisme culturel) sans toutefois méconnaitre l’impact
des facteurs structurels (économiques, sociaux et poli-
tiques) sur les conduites et sur les stratégies indivi-
duelles ou groupales. Les différences culturelles ne sont
significatives que dans une relation. C’est a partir d’un
contexte relationnel et non a partir d’une logique d’attri-
bution et de catégorisation qu’il convient d’interpréter
les éléments culturels susceptibles de justifier et d’ex-
pliquer des problémes.
Dans une situation de diversité culturelle, les codes
culturels ne peuvent pas étre interprétés comme des
signes d’une appartenance culturelle parce que tous les
individus peuvent emprunter, durablement ou non, des
codes culturels 4 d’autres groupes que le leur. Les traits
culturels sont moins des signes que des symptéme
dune relation. En se référant 4 des traits culturels, l’in-
dividu révele I’état d’une relation ct moins son apparte-
nance. L’exemple emblématique a été celui du « foulard
islamique » dans les écoles. Le port du foulard a en
réalité permis d’exprimer beaucoup plus que la seule
appartenance 4 une religion. La culture devient ainsi
un symptéme d’un contexte sociopolitique dégradé. On
ne peut comprendre et donner du sens a un fait culturel
hors analyse, hors contexte'.
S‘il importe de comprendre le sens de |’action donné
par les différents partenaires et acteurs, cela inclut
1 M. Abdallah-Pretceille, L. Porcher, op. cit., 1996, 1998.
64
imn.info - 12/2018
calVobservateur ou son équivalent pour I’éducation, c’est-
a-dire le formateur, l’enseignant, le médiateur. Le dis-
cours interculturel induit un questionnement autant sur
les autres cultures, sur autrui, que sur sa propre culture
Il conduit prendre en compte la relation au « corps
social »', C’est ce processus en miroir qui fonde en par-
tie la problématique interculturelle.
+ Perspective situationnelle et complémentariste. Les
cultures ne sont pas des plasmas existentiels mais sont
actualisées par des individus dans un temps et un lieu
marqués eux-mémes par V’histoire, I’économie, la poli-
tique, etc. Les traits culturels sont @ prendre moins
comme le refiet d’une réalité que comme le miroir d’une
situation. Les variables situationnelles (statut des mino-
rités, rapports de pouvoir, par exemple) et structurelles
interférent et ne peuvent étre isolées sous peine de som-
brer dans la dérive culturaliste déja dénoncée.
Avant d’interpréter une mésentente, un conflit, comme
étant d’origine culturelle, il convient de s’interroger sur
Penvironnement, sur les conditions, sur les circons-
tances et ne pas focaliser sur la variable culturelle uni-
quement parce que les acteurs en présence appartiennent
a des cultures différentes. L’analyse interculturelle se
distingue des approches culturelles ou plus exactement
culturalistes dans la mesure ou elle reste pluridimen-
sionnelle. La compréhension de la pluralité culturelle
comme processus et non pas comme une somme d*ho-
mogénéités implique de ne pas répondre aux problémes
de terrain en multipliant les marquages, les catégories,
les procédures d’identification par adjectivation : les
migrants, les « beurs », les jeunes, les secondes géné:
rations... En effet, la comprehension de I’hétérogénéité
1. M. de Certeau, « L'opération historique », in P. Nora (dir.), Faire
Phistoire, t. 1, Paris, Gallimard, 1975.
65
a
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a
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Si
a
2
&
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airn.info - 1du tissu social ne repose pas sur son découpage systé-
matique et minutieux en sous-ensembles.
Les notions d’expérience subjective, d’interaction, de
réciprocité, de dynamique et de processus suggérent une
méthodologie susceptible de rendre compte des construc-
tions complexes de la réalité. La référence a I’interdisci-
plinarité est done essentielle car opérer par disciplines
vise un monde statique. L’approche interculturelle s’érige
partir d’une pluralité de sens, de causalités et de points
de vue. L’interculturel référe a plusieurs régions du savoir
car ses objets potenticls peuvent appartenir plusieurs
problématiques différentes. Les données interculturelles
s’élaborent a partir d’une série de décentrations, non seu-
lement statutaires par rapport aux différents acteurs, mais
aussi disciplinaires. L’interculturel est fécondé par des
concepts empruntés a plusieurs domaines. Cette position-
carrefour n’est pas invalidante mais au contraire, permet
de rendre compte de la complexité. L’ option interdiscipli-
naire peut se traduire par la méthode complémentariste,
telle qu'elle a été définie par G. Devereux’, a savoir « la
coexistence de plusieurs systémes d’explications, dont
chacune est presque exhaustive dans son propre cadre de
référence, mais 4 peine partielle dans tout autre cadre
de référence »...
+ Les dangers et les limites de la comparaison. L’anthro-
pologie du xIx* siécle était dominée par la méthode com-
parative fondée sur |’observation et la classification d’un
nombre considérable de faits culturels. Elle présente des
limites dans la mesure od la comparaison étale sur un plan
unique des données qui relévent de périodes différentes
et qui sont isolées en fonction de catégories précongues.
Par ailleurs, la comparaison de deux réalités différentes
insérées dans des contextes différents débouche sur des
amalgames et des réductions, par nécessité de ramener
L. G. Devereux, Essais d’ethnopsychiatrie générale (1967), Paris,
Gallimard, 1977
66
resse |P 1
fadVinconnu au connu!. Les comparaisons servent a justifier
des synthéses déréalisantes, des généralisations hatives
qui contaminent la notion d’universalité. Elles donnent
aussi lieu a des monographies sur le mode additif qui
implique que le lecteur fasse lui-méme la synthése sous
peine de rester englué dans un catalogue de différences
et de ressemblances. Par ailleurs, les études compa-
ratives sont amenées A négliger, par nécessité méthodo-
logique, des éléments et des variables. La comparaison
s’inscrit dans une approche segmentariste qui tend a
faire d’un trait culturel la cause d’un comportement ou
d’une attitude au détriment d’une analyse pluricausale?.
Les études comparatives s*inscrivent dans une logique
culturaliste et non interculturelle, car elles restent au
niveau d’unités naturelles, constituées par les cultures et
les sociétés afin d’établir statistiquement des hypothéses
interculturelles ou intersociétales®, Elles ne prennent pas
en compte les processus d’acculturation, de diversifica-
tion et provoquent fréquemment des effets d’opacité*.
Reste alors a savoir si les différences enregistrées s’ex-
pliquent par la variable culturelle considérée’.
L’analogie, qui n’est qu’un amalgame déguisé, pro-
céde par plaquage d’une réalité sur une autre en les glo-
balisant ct en les réduisant 4 une seule dimension, celle
de la comparaison, qui qualifie la nature de la ressem-
blance ou de la dissemblance. L’analogie masque l’accés
4 la connaissance, car elle s’appuie sur des représenta-
tions qui par définition ne portent pas nécessairement
Pindex de la réalité.
1. C. Lévi-Strauss, « Anthropologie », in Diogéne, n°90, 1975.
2. C. Camilleri, Anthropologie culturelle et éducation, Lausanne,
UNESCO, Delachaux & Niestlé, 1985.
3. R. Miguelez, La Comparaison interculturelle. Logique et métho-
dologie d'un usage empiriste de la comparaison, Presses de Vuniversité
de Montréal, 1977,
4. M. Espagne, «Les limites du comparatisme en histoire cultu-
relle », in Genése, n°17, septembre 1994.
5. C. Camilleri, op. cit,
67
30.
P41
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Fun wisit
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4
airn.infiLacomparaisona, en revanche, une valeur heuristique
incontestable car elle permet de mettre en évidence des
particularités qui resteraient cachées. Elle permet aussi
d’ouvrir sur d’autres interprétations, d’autres voies, en
favorisant le renouvellement du questionnement. Elle
est, en ce sens, une maniére de retrouver la richesse
créatrice de la dialectique du Méme et de I’Autre'.
3. Dimension éthique. — La question de la diversité
culturelle induit celle de la rencontre et de l’expérience
de I’altérité. Or, de plus en plus, I’altérité se complexifie,
se multiplie, ce qui devrait relativiser toutes productions
artificielles d’altérité, 4 travers notamment les approches
culturalistes et normatives. L’individualisation de plus
en plus grande des processus de socialisation, d’en-
culturation et d’acculturation justifie la résurgence des
questions ontologiques. Comment en effet, prendre en
compte la prolifération de normes, parfois concurrentes
et contradictoires ? Comment concilier le respect de la
diversité et la nécessaire reconnaissance de l’universel ?
Entre un relativisme absolu par excés de différence et
une vision globalisante par indifférenciation, quelle
est la place de I’éthique ? La philosophic, refuge de la
réflexion sur les valeurs, trouve 1a un nouveau terrain
investigation.
+ Ethique de Ualitérité. La prolifération des modéles
culturels lige a Iaccentuation du principe de diffé-
renciation réintroduit la question des valeurs comme
condition de la structuration identitaire, individuelle et
collective, et consacre le retour sur la scéne de I’ Autre.
Ce qui compte désormais, c’est moins la connaissance
des cultures que la relation aux autres. L’enjeu consiste
& conjuguer altérité et pluralité culturelle sans som-
brer dans les dérives déja évoquées. Le traitement de
la diversité culturelle ne peut faire l’impasse d’une
1, M. Abdallah-Preteeille, op. cit., 1996.
68
ladresse IP 1
isiteur ave
9
airn.info - 1interrogation éthique sous peine de réduire gestion des
rapports humains et des conflits & une forme de technici-
sation du social. La question de l’altérité conduit direc-
tement a celle du sens, elle est de l’ordre de l’ontologie,
elle est du c6té de !’étre et non de l’avoir.
Tiraillés entre une tentation communautariste et un
impératif de mondialisation, les individus sont confron-
tés a la fois 4 une altérité réduite ct une altérité expo-
nentielle qui conduisent a une exigence éthique prise en
tension entre la singularité des situations et des personnes
et l’universalité des valeurs. La responsabilité de 1’in-
dividu envers autrui ne reléve pas uniquement de l’or-
dre juridique mais aussi et surtout d’une éthique, d'une
éthique de l’altérité qui ne peut plus se penser a partir de
la logique du Méme, mais 4 partir de la logique de I’ Autre
pris dans sa totale liberté et responsabilité. L’éthique est
justement cette rencontre de I’Autre comme Autre qui
s’appuie sur une exigence de la liberté d’autrui et sur
le respect de sa complexité, de sa non-transparence, de
ses contradictions. E. Levinas? fait reposer I’éthique sur
lexpérience de l’altérité. Il s’agit bien de |’Autre en
tant qu’Autre et non pas de sa culture, ni de ses appar-
tenances qui peuvent, au contraire, constituer des filtres
et faire obstacle a la rencontre et 4 la compréhension.
La connaissance d’autrui a partir de ses caractéristiques
culturelles, psychologiques ou sociologiques présente le
risque de n’étre que la somme d’attributs, voire d’arte-
facts. Les informations psychologiques, sociologiques
ou culturelles ne sont pas premiéres dans la rencontre,
elles ne sont tout au plus que des « béquilles » qui nous
permettront éventuellement de micux comprendre,
condition toutefois de savoir les utiliser, les analyser et
non pas les plaquer sur une situation.
1, M, Abdallah-Pretceille et L. Porcher, Ethique de la diversité et
éducation, Paris, Puf, 1998.
2. E. Levinas, Ethique et Infini, Paris, Payard, 1982.
69
247.205 sur
0.4
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2041
a
5
2
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a
airn.info - 1L’éthique de la diversité a comme lieu propre la rela-
tion entre des sujets, et non pas Il’action sur |’Autre,
méme si cette action est généreuse, juste, voire chari-
table. Toute dissymétrie dans la relation transforme les
uns en acteurs, les autres en agents et entraine une rela-
tion de pouvoir, réel ou symbolique, source en retour de
violence, potentielle ou exprimée. Il s’agit d’agir avec
autrui et non pas sur autrui. Cela reléve, en quelque
sorte, d’un exercice de solidarité qui est un exercice dif-
ficile, jamais achevé et toujours A reconstruire.
* De la connaissance 4 la reconnaissance. Une approche
cognitive de [altérité par des connaissances factuelles
est non sculement insuffisante mais éthiquement spé-
cieuse. Le discours d’adjectivation de ’Autre 4 partir
de traits culturels s’appuie sur un processus de catégo-
risation et d’attribution qui correspond davantage 4 une
obligation de transparence d’auttrui et donc a une volonté
de domination qui ne reste d’ailleurs pas toujours au
seul niveau symbolique. La compréhension d’autrui est
souvent assimilée 4 la connaissance d’autrui alors que
celui-ci ne peut étre compris en dehors de toute relation
et de toute communication.
«La question des conflits de normes. Que deviennent
Véthique et les morales dans une société marquée par
la diversité culturelle ? Toute vie collective repose sur la
reconnaissance de normes et de valeurs communes. Que
devient cet accord dans une société plurielle ? La recon-
naissance des différences ne risque-t-elle pas de provoquer
un éclatement du consensus social et éthique ? En effet, le
multiculturalisme comme le communautarisme s’adossent
une différenciation sociale par atomisation et induisent
une conception mosaique de la société. Dans cette perspec-
tive, les différents lieux de socialisation (écoles, familles,
quartiers, associations, etc.) ne fonctionnent plus en har-
monie et revendiquent chacun leur morale, leurs normes et
leurs codes. De méme, les individus développent de plus
70
0.19
eur avec ladresse IP 1
B12:
3
1
5
a
Imprimé par unen plus des conduites morales syncrétiques ou alternatives
souvent en conflit entre elles. Comment faut-il traiter ces
contradictions et ces antinomies ?
La résolution des conflits de normes est une question
peu débattue en France en dehors de quelques procés et
manifestations spectaculaires peu efficaces pour la com-
préhension des problémes. Entre une action normative,
conforme aux références du groupe dont une des dérives
possibles est une forme de sursocialisation qui laisse peu
de place 4 l’ouverture sur autrui et 4 l’innovation, et une
action purement instrumentale qui consiste a s’adap-
ter a chaque situation sans référence 4 aucune valeur
transcendante, la marge de manceuvre est étroite. La
multiplication des normes et des morales « régionales »
en fonction des domaines d’application et des publics
accentue l’absence de cohérence axiologique. L’éthique
est prise en étau entre la spécialisation (cf. la multiplica-
tion des morales et des codes de déontologic) et l’univer-
sel. Les conflits de normes sont souvent confondus avec
les conflits de valeurs par abus de langage. En effet, la
tolérance, honnéteté, le courage, etc., pronés par les uns
ne peuvent pas entrer en conflit avec la tolérance, I"hon-
néteté, le courage prénés par les autres. Il y a probléme
lorsqu’il y a écart, voire un désaccord non pas dans la
maniére d’appliquer les valeurs, mais quand celles-ci ne
sont pas respectées. L’interculturel suppose une éthique
objectivée et rationnelle'. C'est pourquoi, on peut consi-
dérer que la diversité culturelle ne présente pas de risque
de dissolution des valeurs, mais au contraire conduit a
un repositionnement de I’humain au cezur de I’action.
* Consensus et cohérence. La réflexion éthique débouche
sur une interrogation identitaire qui concerne tout le
1. M. Abdallah-Pretceille, « Pluralité culturelle, accompagnement
et éthique », in Accompagner.. Vous avez dit déontologie ?, Actes du
colloque du MAIS, Metz, 1995,
n
fadresse IP 130.1
airn.info - 1monde et pas uniquement les autres, les étrangers, les
immigrés. Elle repose sur une activité communication-
nelle. Il s’agit avant tout d’un travail sur soi et non d’un
travail sur autrui. Ce ne sont pas les actes qui fondent
T’éthique, mais au contraire, I’accord sur les valeurs qui
fonde la validité des actes, accord qui repose sur I’ ¢labo-
ration d’un consensus élaboré dans la communication'
et dans la discussion*. Seul un consensus conflictuel,
c’est-a-dire de délibération qui s’enracine dans la plu-
ralité des visées et des points de vue, peut fonder une
société démocratique.
La multiplication des initiatives en tout genre dans
tous les domaines, école, politique, social..., traduit
Vurgence d’un travail sur le sens. Si la société civile
et laique ne cherche pas a combler dans un projet de
société le vide éthique, il est craindre que ce que l’on
appelle le retour du religieux, mais aussi des sectes,
ne soit qu’un palliatif et un prélude a des conflits dont
Thistoire est malheureusement riche (développement
des replis sur soi ou sur son groupe, des logiques de fer-
meture, des systémes d’exclusion, etc.). La complexité
des sociétés induit nécessairement une activité commu-
nicationnelle de plus en plus forte afin de faire émerger
les valeurs communes et de construire un lien social qui
n’est jamais une donnée stable mais une construction
permanente.
Il ressort qu’il est nécessaire et urgent de rendre
plus visibles ct plus lisibles les références communes.
On ne peut parler, par exemple, d’intégration dans une
société qui n’expose pas son systéme de références.
Faute d’une lisibilité au niveau des valeurs, faute de
cadrage ontologique, l’action sociale, éducative, voire
1. J. Habermas, Morale et Communication (1983), Paris, Le Cerf,
1986.
2. K. O. Apel, Discussion et Responsabilité (1988), Paris, Le Cerf,
1996.
2
2
O12
isiteur avec ladresse IP 1
-cairn.info - 1
rimé par un
Pppolitique, est réduite 4 une simple fonction de ges-
tion, de régulation. La logique du contrat ne saurait
remplacer ’adhésion a des valeurs communes qui ne
peuvent étre exprimées que dans un projet, un projet
de société, un projet d’école. Aucun systéme socié-
tal ne se prolonge sans étre soutenu par un vouloir-
vivre-ensemble, sans un ordre symbolique'. Le déficit
éthique entraine une hypertrophic de la logique ins-
trumentale au détriment d’une logique axiologique,
autrement dit un développement du légal au détriment
du social. Le discours sur les valeurs, longtemps
enfermé dans des formes vari¢es de moralisation, dans
Vaffectif et l'idéologique, doit étre renouvelé par une
approche objective. Différents courants de pensée se
développent autour de l’idée d’un fondement objec-
tif des valeurs : le courant contractualiste, le courant
utilitariste® ct la théorie cognitiviste de R. Boudon’.
Chercher a prendre en compte la différenciation
culturelle, c’est aussi chercher 4 répondre de maniére
objectivée et rationnelle aux valeurs sous-tendues par
Vexigence de l’altérité dans la diversité*.
+ La question des Droits de l'homme et de la laicité.
L’éthique a une dimension universelle alors que les
morales sont singuliéres et spécifiques (morales reli-
gieuses, morales professionnelles ou déontologies).
Elles sont plurielles et correspondent 4 la maniére d’ap-
pliquer dans un champ donné, dans un lieu donné les
valeurs. Les attitudes, les comportements, les pratiques
culturelles ne peuvent étre analysés sans référence a
une éthique, sans référence a l’universel, sous peine
1. H. Arendt, La Crise de la culture (1954), Paris, Gallimard, 1972.
2 J. Habermas, op. cit. : K.O. Apel, ap. cit: J. Rawls, Théorie de la
justice (1971), Paris, Le Seuil, 1987.
3. R. Rorty, Odjectivisme, relativisme et vérité, Paris, Puf, 1994.
4. R. Boudon, Le Juste et le vrai. Etudes sur Vobjectivté des valeurs
et de la connaissance, Patis, Fayard, 1995,
5. M. Abdallah-Pretceilie, L. Porcher, op. cit, 1998.
3
co
airn.info - 19de sombrer dans les impasses du relativisme culturel.
Les Droits de Ihomme sont la seule tentative pour tra-
duire hors du sacré une visée éthique dans une société
sécularisée.
La laicité permet de transcender les particularismes,
de permettre leur expression sans pour autant perdre le
principe d’un « vouloir-vivre-ensemble ». Il s’agit bien
évidemment de la laicité en tant que valeur et non pas
en tant qu’idéologic. C’est au nom du pluralisme reli-
gieux que la laicité s’est imposée, c’est au nom de la
pluralité culturelle qu’elle devra se renouveler et étre
affirmée'.
On peut considérer que Vinterculturel est autant li¢
4 Panalyse qu’ des pratiques. L’étroite imbrication
des deux registres lui confére un statut oscillant entre
un herméneutisme et un humanisme selon la formule
de J. Duvignaud?, pour qui « Phumanisme n’est pas,
comme on le croit trop souvent, une simple définition
morale de l"homme et de sa capacité a établir un régime
raisonnable entre les contemporains d’une méme
époque... Les grandes définitions de ’humanisme sont
toujours contemporaines des changements de structure
sociale ».
lll. - De la différence a la vas
ion
« Pour psychanalyser un Indien des Plaines, faut-il
Gtre psychanalyste ou ethnologue ? » Telle est I’inter-
m A laquelle G. Devereux? a tenté d’apporter une
M, Abdallah-Pretccille, « Laicité entre intégration et intégrismes »,
Ecole : diversités et cohérence, Paris, Nathan, 1996,
in L)
2. J. Duvignaud, Introduction d la sociologie, Paris, Gallimard, 1966,
p. 156-157
3. G. Devereux, Essais d’ethnopsychiatrie générale (1967), Paris,
Gallimard, 1977
74
o
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a
o
o
a
=
a
a
e
a
ie
fo -
airn.infréponse a travers ses études centrées sur les rapports
entre culture et inconscient. La prise en compte de la
culture dans I’acte pédagogique introduit le méme type
de questionnement. Pour travailler avec des enfants
que l'on présente ou qui se présentent comme étant
d'origine culturelle différente, l’enseignant doit-il étre
pédagogue ou ethnologue ? La pertinence de I’acte édu-
catif par rapport a un public pergu et désigné comme
culturellement différent fait désormais partie des ques-
tions d’actualité. Comment adapter l’intervention péda-
gogique ? Selon quelles modalités ? Quel est l’impact
des données culturelles sur l’acte d’apprentissage et
d’enseignement ? Comment concilier la diversité des
situations, des profils et des traditions éducatives avec
un acte pédagogique qui se caractérise par une certaine
violence symbolique puisqu’il implique par nature une
intrusion dans le monde de |’éléve ? Les réponses 4
ces questions sont divergentes et recoupent les orien-
tations soit du multiculturalisme, soit de l’intercultura-
lisme.
E. T. Hall’ s’inscrit dans une analyse culturaliste.
Il part du constat qu’on ne peut pas ignorer le fait que
«Vatmosphére d’une classe dirigée par les Navajo, &
Rough Rock en Arizona, est complétement différente de
celle qui régne dans la plupart des classes américaines.
Les petits éléves sont beaucoup plus indépendants. On
est moins derriére eux, on leur laisse plus de liberté.
Lexamen attentif du déroulement du cours révéle un
rythme plus lent que celui qui est pratiqué dans les
écoles blanches ». La question de |’adéquation et donc
de l’adaptation des modéles pédagogiques se trouve
posée. L’application dans son principe de cette position
résolument culturaliste conduit 4 une spécification de
plus en plus pointue de l’acte pédagogique en fonction
1, EB. T. Hall, Au-deld de la culture (1976), Paris, Le Seuil, trad.
frang., 1979.
5
é par un visiteur avec [adresse IP 1des publics identifiés et catégorisés. Elle débouche-
rait, A plus ou moins long terme, sur une pluralisation
de I’école par la création d’autant d’écoles qu’il y a de
publics identifiés comme différents
A Vopposé, aprés avoir analysé et comparé les résul-
tats scolaires des enfants de minorités ethniques dans
le cadre d’enseignements profilés en fonction de l’ap-
partenance ethnique ct culturelle, N. Glazer! considére
que la prise en compte des différences culturelles pour
définir les méthodes ou le contenu de l’enseignement
n’améliore en rien les performances.
Lenseignant doit-il s’appuyer sur le principe d’uni-
versalité ou, au contraire, sur I'infinie diversité des
modalités éducatives en fonction des pays, des cultures,
mais aussi... des groupes sociaux, si I’on pousse jusqu’a
Vextréme la logique de la différence ? En conditionnant
Vefficacité pédagogique a la définition de profils cogni-
tifs et des traditions d’apprentissage, l’enseignement
se culturalise au détriment de la prise en compte des
différences interindividuelles et intragroupales. Mettre
Vaccent sur les différences, c’est admettre l’incompa-
tibilité potentielle des modéles et leurs contradictions.
Le culturalisme en pédagogie risque de déboucher, par
exacerbation des différences, sur une impossibilité de
communiquer et done de transmettre.
Si l’on admet que les modes d’acquisition et de trans-
mission des connaissances varienten fonction des cultures,
il faut aussi admettre qu’ils varient en fonction des indivi
dus, des époques, des niveaux d’ études, ete. L’enseignant
doit-il devenir ethnologue comme le suggére, notamment,
W. Lonstreet® qui invite les enseignants a dresser des
cartes des systémes cognitifs et des perceptions en
1. N. Glazer, « Les différences culturelles et I"égalité des résultats
scolaires », in L’Education multiculturelle, Paris, OCDE, 1987.
2. W. 8. Lonstreet, Aspects of Ethnicity. Understanding Difference
in Pluralistic Classrooms, New York, Columbia University, Teacher
College Press, 1978.
16
é par un visiteur avec lad
Imp
-airn.info - 1fonction des moules culturels. M. Abdallah-Pretceille!
s‘inscrit, quant a elle, dans la lignée de G. Devereux et
préne la connaissance d’une anthropologie générative,
c’est-a-dire la connaissance des processus, des ph
noménes culturels (acculturation, assimilation, rési:
tance culturelle, identité culturelle...) dans leur valeur
générique. Les différences ethnographiques, les infor-
mations culturelles ne permettent pas de comprendre les
dynamiques. Si ces savoirs sont nécessaires, ils ne sont
pas suffisants. Force est done d’apprendre a découvrir
de «Vhétérogéne qui soit techniquement utilisable »
pour reprendre une formule de M, de Certeau*. De méme
quil est déraisonnable d’exiger du psychiatre qu'il
soit un expert en ethnographie et connaisse en détail
la culture de ses patients, il est légitime de considérer
que le pédagogue ne doit pas se laisser enliser dans des
connaissances singulidres et spécifiques.
Les connaissances culturelles n’améliorent pas néces-
sairement la compréhension des éléves. Au contraire,
elles peuvent servir d’écran car aucun individu n’est le
« représentant » de son groupe. II ne s’agit pas d’invali-
der les connaissances culturelles en tant que telles mais
de remettre en question la bijection systématique entre
un individu et des caractéristiques culturelles groupales.
Plus qu’a une connaissance des différences culturelles,
c’est 4 une analyse des situations qu’il convient d’étre
formé. Si la connaissance de traits culturels n’est pas
indispensable a l’acte pédagogique, il est nécessaire que
le pedagogue prenne en compte I’intelligibilité que les
éléves ont de la situation. On retrouve la perspective
EMIC des ethnologues qui accordent désormais moins
attention a la description des faits qu’aux processus
1. M. Abdallah-Preteeille, « Culture(s) et pédagogie(s) », in Le Fran-
ais dans le monde, Recherches et applications, Paris, Hachette, aodt-
septembre 1990.
2. M. de Certeau, « L’opération historique », in Faire I'histoire,
Paris, Gallimard, t. 1, 1975, p. 25
1
7.205 sur
t
a
Imprimé par un visiteur avec ladresse IP 1
a
04
~ 1912/2
airn.infide différenciation interne, imperceptibles de l’extérieur
mais essentiels aux yeux des acteurs. Si un des impéra-
tifs de l’enseignant est d’adapter son enseignement au
public, cela n’implique pas de s’appuyer sur une catégo-
risation collective et a priori. Lobjectif est de gérer la
diversité et I"hétérogénéité dans leur principe et non par
rapport a des définitions identitaires attribuées d’auto-
rité. En pratique, ce n’est pas parce qu’une classe est
composée d’enfants dont les noms ont une consonance
étrangére que c’est une classe d’étrangers, encore moins
une classe d’immigrés. Prendre en compte la dimension
culturelle ne signifie pas identifier et catégoriser. Les
éléves se définissent d’abord comme des individualités
et il ne saurait étre question de les réduire a des régu-
larités statistiques, encore moins a une appartenance
groupale.
Lanalyse et la connaissance ne peuvent porter sur
la nature des éléves mais uniquement sur la maniére
dont ils se donnent 4 voir, sur leur présentation, sur
leur « mise en scéne »'. L’analyse reste au niveau des
apparences et non de l’essence. La recherche de la
transparence, de ’homogéne, du stable, ne fait pas par-
tie des objectifs de l’enseignant puisqu’il travaille, au
contraire, sur du complexe, du polysémique, de I’hé-
térogéne. L’essentiel est de prendre conscience de la
diversité et de la variation puis de chercher a voir, a
écouter, a observer, a étre attentif a autrui. La vigilance,
Pouverture ne peuvent se réduire 4 unc information
factuelle sur autrui. La diversité culturelle renvoie a
la reconnaissance et a I’expérience de laltérité (sujet
par excellence de l’anthropologie)’ et non pas a la
1. E. Goffman, La Mise en seéne de la vie quotidienne (1956), Paris,
Fd. de Minuit, trad. frang., 1973.
2. M. Maifesoli, La Connaissance ordinaire. Précis de sociologie
compréhensive, Paris, Librairie des Méridiens, 1985
3. M. Auge, Le Sens des autres. Actualités de Vanthropologie, Paris,
Fayard, 1994,
8
0
a
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n
~
a
5
5
&
a
2
1)
airn. info -culture, ou plus exactement aux connaissances cultu-
relles. L’altérité est, de fait, consubstantielle a l’édu-
cation, mais cette altérité est de plus en plus complexe
du fait de l'impact de la diversité culturelle. Evincée
au profit d’une technicité pédagogique et d'une tech-
nicisation des apprentissages, la question de l’altérité
revient, paradoxalement, sur le devant de la scéne 4
travers celle des « étrangers » et de I’étrangéité. Ainsi,
la philosophie est de nouveau au coeur de l'éducation
aprés une période marquée par une focalisation sur les
moyens et les méthodes.
Ce retour en force de l’Autre, dans sa singularité
et dans son universalité, correspond aussi a un essor
de l’interrogation éthique'. Deux séries, au moins, de
phénoménes contribuent a cette évolution: le « tout
technique », y compris en éducation, et le sentiment
de perte de repéres en liaison avec la complexifica-
tion et la pluralisation du tissu social. Les crises, les
conflits et les échecs engendrés par le pluralisme de
contact imposent de développer une compétence sociale
et culturelle construite sur I’expérience de I’altérité et
de la diversité. Cette question est fondamentalement de
nature éthique. La question de l’école et de l’éducation
est a I’heure actuelle moins une question de technicité,
de fonctionnalité que d’ontologie. Si les valeurs et
le sens de l’école restent hors de |’institution, il est a
craindre que des instances, des organisations et des
idéologies ne s’en emparent et malheureusement selon
une logique de cléture et d’exclusion. L’enjeu n’est pas
tant de retrouver des valeurs qui seraient oubli¢es mais
apprendre a s’orienter dans ce dédale de la modernité
anthropologique
La transmission des connaissances ne peut se contenter
d'une simple description sur le registre photographique
1. M. Abdallah-Pretceille et L. Porcher, Ethique de la diversité et
éducation, Paris, Put, 1998.
19
fadresse IP 1
par un visiteur a
cairn.info - 1
Imprimde l’expérience mais nécessite une théorie — a ne pas
confondre avec une queleonque forme d’idéologie ou de
dogmatisme. La problématique interculturelle corres-
pond a une tentative pour fonder, a partir d’un nouveau
paradigme, l'éducation interculturelle.
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