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Chronique de poésie

HENRI MESCHONNIC
Le rythme du poème dans la vie et la pensée (première partie)

éalisé par Serge Martin, ’amicale complicité de Henri Meschonnic

Armand Colin | « Le français aujourd'hui »

2002/2 n° 137 | pages 121 à 128


ISSN 0184-7732
DOI 10.3917/lfa.137.0121
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CHRONIOUE DE POESIE

HENRI MESCHONNIC
Le rvthme du ooème dans la vie
et la pensée (fremière partie)

Par Serge MARTIN

Est-il nécessaire de pré-


senter Henri Meschonnic
aux lecteurs du Fnncais ç
auiourdhui ? Souvent sol-
licité paf notre revue', o
Henri Meschonnic n'v a ù
cependant pas encore été accueilli en tant que poète. Mais peut-
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on séparer le poète et le poéticien', l'écrivain et le linguiste3, le tra-
ducteur et I'enseignant de Pads Vlll-Vincennes désormais confé-
rencier de par le monde ? Non ! Le continu des activités d'Henri
Meschonnic est revendiqué par lui parce que, du cceur de ses pro-
positions comme de ses poèmes, c'est le même élan, les mêmes
problèmes, la même vie aussi... AJors, il faudrait non seulement
lire ne serait-ce qu'un essai de cet auteur prolixe (disons I-a Rime
et la uie, si on ne peut aborder le monumental Ctitique du rythme)
mais également une traduction (disons ks Cinq rotileau4 si on
ne veut pas se perdre dans les Psaumes désormais appelés
Gloiresa)... mais encore un livte de poèmes pour le moins : cette
chronique pouf vous y convier.
Le poète Henri Meschonnic est inclassable, inassignable : on
pourrait évoquer Eluard mais sans la monotonie I Flugo' mais

1. Rapide relevé: 1980, no 51 : <Questions à Hend Meschonnic> (repris dans L.et Etats
PUF, 1985) ; 1986, n" 75 : < Le moderne et le contempotain aujourd'hui >;
de la poétiqae,
1990, no 92: <Baudelaire plus modetne que les post- plus présent que jamais mais mé-
connaissable> (repris dans Modernité Modernité, Gallimatd, <Folio>, 1988); 1991, n" 94:
< Entretien avec Daniel Delas > ; '1992, n" 98 : < La notion de point de vue, entretien avec
Anne-Marie Hubat>;1996, n" 114: <Pour une Poétique négative>;1998, no 1.24:
< Génie de la iangue et génie des écrivains >; 2000, no 130 : < Un plan d'urgence pour les
Iycées >.
2. On connait ses Potr la poétiqaa (Gallimard) de I à V, de 1970 à 1978.
3. Parmi bien d'autres publications: De la languefrançaite, Essai sur une clarté obscare,Paris,
Hachette, 1997 (dorénavant en Livre de poche, coll. < Pluriel >).
4. L-a Nne et /a uie, Verdier, 7989 ; Citiqae fu rythne, Verdier, 1982; Lzs Cinq Roaleaux,
Gallimard, 1.970 ; Cbires, Desclée dc Btouwet, 2001 .
5. Faut-il redire I'importance du travail ctitique de H. Meschonnic avec cet auTevr I Ecrire
Hago (deux tomes, Gallimad., 1977) et Hago, la poésie contre le maintien de I'ordre,
Maisonneuve et Larose, 2002.
ttl Le Français aujourd'hui n" 137, lr fattention au texle r

sans la grandiloquence; Apollinaire mais sans festhétisme;


beaucoup df autres, Breton, Guillevic et aussi Eustache
Deschamps et son Art de dictier et sûrement Juda Halevi (poète
et théologien iuif espagnol du début du XII' siècle). Peut-être
faudrait-il même chercher plutôt du côté des russes
(Mandelstam, Tsvetaieva...) ne serait qu'en rappelant que ses pa-
fents sont venus de Bessarabie en France en1924, donc avant sa
naissance enl932 puis la guerre et la traque. Oui ! un anniversaire
qui nous permet au FA de faire de I'année 2002, à côté de Ffugo,
celle du poète Meschonnicu lLa chronique se fait en deux temps,
suite au prochain numéro.
***
Étant donné tes premiers poèmes (Poèmæ d'Ng&ie') et tous
ceux qui s'en sont suivis, tout poème est-il de circonstance ? Le
suiet du poème fait-il le lien entre la vie et la vie, tel discours et
tel autre, dans tout ce qu'il y a de plus empirique, historique ? Et
s'il devient un universel - ce qutil semble être dans ta recherche -
ne perd-il pas sa force politique, force de transformation de
formes de langage en formes de vie et I'inverse (concepts que tu
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aimes reprendre à VittgensteinE) ?
Plus je vais, plus je comprends que la poésie, ce que j'appelle poésie,
à moins de dire, ce qui va ailleurs, vers de l'imprévisible, d'où le plaisir,
non plus poésie, mais poème, et plutôt encore le poème de la pensée,
alors un poème est de circonstance quand il est au maximum poème,
quand il est le maximum de la relation entre la vie et le langage, entre
une vie et un langage. Ce qui fait que cette vie est trânsformée par son
langage, et que le langage est transformé par cette vie. Et par toutes les
petites vies qu'il y a dans une vie. Il ne s'agit donc pas d'un < Iien >, l'ex-
pression est insuffisante, entre la vie et la poésie, puisqu'il s'agit d'une
trans formafion réciproque.
Et si le poème est cette transformation, cette transformation même
est ce que j'appelle le sujet du poème, c'est-à-dire la subjectivation
maximale d'un système de discours. Je dis subjectivation, pâs subjecti-
visation, qui ramènerait le poème à la psychologie, donc à l'énoncé, et
au signe, à son double discontinu, le discontinu interne du signe, le dis-
continu interne du rythme, à eux deux produisant toute la chaine du
discontinu entre les catégories de la raison, qui séparent et pseudo-
autonomisent Ie langage, le poème, l'éthique et le politique.
Non, la subjectivation d'un langage par une vie oblige à penser Ie
poème conune un acte éthique, et cornme un acte éthique suppose
qu'est sujet ce qui fait du sujet, qu'est sujet celui par qui un autre est su-

6. L'université de Nice et la relle Na(e) organtsent deux journées consacrées au poète les
15 et 16 mai 2002. Rappelons également un ensemble de contributions dans J.-L. Curss
& G. Drssot ts (dir.) (2000), $tthmq Discours, Tradaction autour de I'G,aure d'Heni Meschonnic,
Honoré Champion.
7. Patus dans Europe en 7962.
8. Je pense à tout ce qui traverse la réflexion de Politiqu du rytbnq politique du s@et,Yerdter,
1997.
Hend Mæchonnic : le ryfime du pdme dans la vie et la pensêe 123

jet, Ie poème est maximalement un acte éthique. Donc iI mène à pensef


et pratiquer une politique des sujets, et non plus une politique de l'op-
position propre au signe entre individu et société. En ce sens un poème
est aussi un acte politique.
Dire que c'est un universel c'est dire que pârtout et toujours c'est ce
que fait un poème. Ce qui implicitement permet et oblige même à re-
chercher dans cette exigence, dans cet implicite, le critère de ce qui fait
qu'un poème est un poème, porr pouvor fure la différence entre un
poème et ce qui fait tout porrr ressembler à la poésie. Comme on est
poussé nécessairement à reconnaitre cette différence, cofirme il faut ap-
prendre à reconnaitre le vrai du faux. En art. Ce qui aussitôt fait de la
pensée aussi un art. Et une éthique. Et une politique.
Quant à la citconstance, qu'est-ce que c'est ? Ce n'est pas une situa-
tion exceptionnelle. Chaque momenq chaque rencontfe, avec les âutres,
avec soi-même, est de cet ordre. Mais on ne sait pas, en tout cas on ne
sait pas d'âvânce, ce qui détermine le déclenchement d'un poème. De
ce point de vue, on découwe la force de l'infime. Ce qui ne signifie na-
turellement pas que des bouleversements majeurs, qui nous femuent,
qui nous retournent soient diminués. Mais I'important est que l'émo-
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tion passe du suiet qui pense, du sujet qui saig qui veuq qui a des émo-
tions, au sujet du poème.
Sinon, il n'y a que de l'énoncé, de la description, tout ce que Mallarmé
appelle le nommeq où je vois le critère de ce qui n'est pas du poème,
mais la confusion traditionnelle entre le signe et le poème. Et c'est
contre cette vieille association des idées que peflser ce qui arrive dans
un poème, ce que fait un poème, produit de la dissociation d'idées
- cette trouvaille de Rémy de Gourmont. Le poème casse le signe, il
casse du signe, il casse des associations d'idées, c'est-à-dfue des consen-
sus qu'on prend pour des vérités. Il y a du terrorisme dans le poème,
pâr rapport à l'établissement du signe. Il en a toujours été ainsi. Rien de
nouveau ici. Dans ce que fait le poème. Mais le nouveau est de le re-
connaitre. De bousculer nos habitudes, notre mauvaise éducation, deux
mille cinq cents ans de dualisme et de discontinr:, pour reconnaifte tout
ce qu'on ne sait pas qu'on entend, tout ce qu'on ne sait pas qu'on dig
tout ce qu'on ne sait pas qu'on faiq dans le langage.

une ligne
c'est seulement une
phrase qui s'arrête puis une autre
la vie rime
avec la vie
nous sornmes tous des rimes vivantes
qui cherchent
à finir leur phrase
iI n'y a pas
de fin pour
dire
124 Le Franpis aujourd'hui n' 137, < fattention au texte r

peut-être sans le savoir


nous ne sofilmes que les syllabes
de mots que nous conrmençons
mais nul n'a la ohrase entière
le sens c'est seulement des bouts
de sens que nous soffines ce qui
manque
pour faire la phrase c'est chez
l'autre l'autre I'autre
(Puisque je suis ce buisson, Arfuyen, 2001,, p. 34)

Comment vers et pfoses stajustent-ils dans tes poèmes ?


Dédiuces proverbæn donnait-il déià une réponse fort singulière
ne serait-ce que par son titre ? Tu refusais naguère en réponse à
Stefanlola problématique d'un choix enûe Mallarmé et Rimbaud,
mais tes poèmes choisissent le vefs, quelvers écris-tu ? Cela peut-
il s'apparenter au << refus de la linéarité > dont pade Bernard
Noëf1?
Vers, proses. Shelley, dans sa Defense de la poésie, écrivait que c'était une
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erfeur grossière d'opposer les écrivains en vers aux écrivains en prose.
C'est la confusion canonique entre les vers et la poésie. Et ce n'est pas
pour rien que Hugo écrivait: <Je n'aime pas les vers, j'aime la poésie. >
Alors, non, je n'écris pas en vers. Mais j'use de la ligne. Ce qui n'est pas
du tout la même chose. Pour faire corncider diction et typographie, ou
plutôt oralité et visualité du rythme. Et sT faut penser aux rapports
avec ce que Mallarmé appelait le < vers national >>, je suis si hanté par ce
< mystère des lettres > qu'est en français le rythme pair que fe soigne
mes impairs. C'est physiquement en termes de syncope que j'entends
l'interruption de la fin de ligne, le poème étant l'unité, unité qui n'est
elle-même qu'un passage, qu'un moment qui s'interrompt dans le long
poème qu'on n'arrête pas d'écrire, et où on ne peut que s'interrompre.
Et comme disait encore Hogo, la vie est < une phrase inachevée >. Nous
sornmes dans l'inachevable. Des moments, des petits ftagments d'infini.
Quant à la prosg je préfère, ce serait même la seule chose que je re-
tiendrais de Hegel, entendre dans cette notion non pas la sotrise éter-
nelle du maitre de philosophie de MonsieurJourdain, que nous ne ces-
sons pas de subir, mais celle de < prose du monde >> - le combat indéfini
des contraires, le désordre opposé au <bon infini). C'est alors seule-
ment, paradoxalement, qu'on pourrait |'atl'afi de me contredire) réu-
nit ces deux chèvres sut le pont que sont /e vers et /a prose. Parce que
c'est alors seulement qt'appatuttait non seulement la pluralité interne
des proses, cornme on dit en italien, mais la multiplicité interne des
rythmes, dont la régulation métrique n'est qu'un moment, et un aspect,

9. Gallimard, 1972 erix MaxJacob).


10. (Ni Rimbaud, ni Mallarmé>, ÀtrRF, septembrc 7972, repris dans Poésie sarc rzponse,
Gallimard. 1978.
1 1 . Cité dans Céhbration de la poéie, Verdier, 2001 , p. 102.
Henri Mæchonnic: le rythme du poème dans la vie et la pensée 125

qui non seulement cache tout ce quT y a de prose dans les vers, et de
métriques de prose, mais, au-delà des oppositions formelles, le vrai pro-
blème poétique qui est celui d'un rythme-sujet. Sans oublier l'inconnu
du rFthme qui est le grand régisseur des parades du langage, l'aventure.
A côté de quoi les petits binarismes du formalisme et du calculisme, y
compris dans le ludisme, ne me paraissent que comme du formisme, je
veux dire une des formes du bêtisme.

Ies noms tous les noms ensemble


font une absence de nom
plus ils se poussent plus ils se serrent
l'anonymat
qui fera de notre nom une phrase

les rues colnme nous sont J:;""., bleues


les passants presque invisibles
sont des traces de mouvements et
nuit sur nuit on voit dedans
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,<t<t<

peut-être on colnmence à dire


ce qui passe de corps en corps
quand on arrive à entendre
les voix qui padent seulement
dans les silences de notre voix

les intervalles entre r., .o,rjJl,,.-*


ne sofit pas vides
les intervalles entTe les mots ne sont pas blancs
ce sont des presque mots des
presque gestes
du plus que se taire
et du moins que dire
***
à l'intérieur des lettres
d'autres lettres
à l'intérieur du corps
flos autres co{ps
cornme une langue
à chaque moment différente
que nous sornmes toujours au cofiunencement d'apprendre
(Nows le passage, Verdier, 1990, p. 29-30-31,-32-33)

Quelle diffétence, quelle ressemblance entre le poème du << lan-


gage ordinaire >> (le proverbe mais aussi le rythme dans la proso-

die de chaque << locuteur >) et le poème de la poésie quand tu


écris, pat exemple, << Les anonymes portent mon nom >
126 Le Français aujourd'hui n" 137, < latention au texte r

(Dédiacæ proverbes, p. 13) ? Ta guerre contre les prêtes de la


poésie (poètes mêmes, philosophes et autres) va-t-elle iusqu'à re-
fuser toute idolâttie et donc << grande )> (Euvre afin de suggérer la
grandeur de ce qui fait toute patole ?
D'abord, ce que je sais depuis longtemps, c'est qu,il n'y a pas de lan-
gage ordinaire. Surtout au sens où on I'oppose au langage poétique. Pas
plus de langage poétique, pas plus de langage ordinaire que de son et de
sens dans le langage, ou de forme et de contenu. Pour le signe et dans
le signe oui. Bien sûr. Mais le signe n'est pas le langage. Seulement une
représentation de la partie connue du langage, qui nous cache la partie
inconnue, impensée. Impensée par le signe.Juste le discontinu. Qui non
seulement nous cache le continr-r, mais ne sait même pas qu'il I'ignore.
Une effaçante double. Comme la traduction courante I'expose avec
obscénité. Celle qui court après le langage courant. Alors, oui, il y a une
guerre du langage. Qui n'a rien à voir avecla guerre des langues. C'est
la guerre de l'éthique du poème contre l'hétérogénéité des catégories de
la raison. Curieusement, ce que m'a appris le travail de traduire rul texte
reçu colnme texte ( religieux > - les textes bibliques - c'est que le com-
bat du poème et du rythme, du continu contre le discontinr:, de la cohé-
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rence du continu contre la cohérence du discontinu, c'est Ie même pro-
blème que celui du recouvrement du divin par le religieux. C'est donc
un combat contre ls rcligieux - ls lsligieux \'1t cornme une catâstrophe
qui est arnvêe au divin, et paradoxalement le divin comme créateur de
l'infini de I'histoire et de f infini du sens, tous deux inséparables. C'est
pourquoi c'est un combat cofitre les idolâtries du langage. Contre les
idolettres. Et du point de vue du sujet du poème, celui de l'éthique du
poème, le maximum du sujet arrive quand le nom devient I'anonymaq
se confond avec l'anon)rmat.

Le sommeil du langage est mon sommeil


il dort pendant que beaucoup padent
qui croient dire mais ils sont désassemblés
des îles en l'air c'est pourquoi je ne les trouve pas
là où je nous cherche pârce que je ne tiens
qu'éveillé rassemblant nos nouvelles
et je tombe n'entendant plus
notre recherche mais des hodoges
qui marquent chacune Iavêitê.
Les spécialistes du sommeil
prennent leur livre de mots pour un langage
mais celui qui isole un mot est isolé par ce mot.
Notre lasgage n'est pas les mots
mais ce qui nous assemble et qui nous renouvelle dans les mots
notre éveil nous fait nous défait
et la granmare de notre éveil est notre alliance.
(D am nos recnmnencen eftts, Gallimard, 1.97 6, p. 54)
Henri Mæchonnic: le rythme du poème dans la vie et la pensée 127

Uamour-en-poésie (la relation amoureuse que le poème fait)


est-il lyrique ou/et épique ? Les poèmes font-ils mieux qu'une
métaphore de l'amour, qutun << cornme ltamour >, font-ils un
emmêlement, fenversement sexuel, des corps-langage, un << in-
time extérierlr >>, dis-tu ? Ta recherche du fabuleux g.egendairc
chaque iowD) ouvre-t-elle le poème au conte (ce mot est tfès pré-
sent dans ton second liwe) ? Quelle place ferais-tu alors à des au-
teurs comme Robert Walser, Bruno Schulz et dtauûes (certaines
proses de Michaux) dans tes poèmes ?
C'est peut-être bizane à dire, mais si un poème est le maximum du
râpPort entre la vie et le langage, transformant l'un par l'autre, alors je
ne peux penser que deux choses, l'une c'est que tous les poèmes sont
des poèmes, cornme on diq d'amour - ce qui ne veut pas dire qu'ils par-
lent-de, I'amout - et qu'en ce sens, qui n'est plus du tout celui d'André
Breton quand il disait que les mots font I'amour, je dirais qu'un poème
entre dans le travail d'amou4 en fait partie ; et l'autre chose c'est que,
contrairement à l'idée reçue, et que certains ont tenté récemment de
réactiver, concernant cette chose confuse dénommée < lyrisme > et qui
implique nécessairement son opposition à l'épopée, ce qui tend, vicieu-
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sement, vers l'identification, depuis qu'a êté, décrié le poème long, entre
lyrisme et poésie tout court, repoussânt l'épopée vers le réciq et vers un
passé de la poésie, je crois qu,il n'y a pas de lyrisme et quï n'y a que de
I'épique dans le langage, que tout poème est un fragment d'épopée. Car
ie ne peux pas ne pas pensef au vietx rapport, que montrent et cachent
les mots à la fois, entre Ia voix et l'épique, et ce que j'entends dans un
poème, c'est une histoire qui arrive à une voix. Et l'épique est le récita-
tif fait récit d'une histoire arivée à une voix, et d'une voix qui arrive à
une histoire. Et il est vrai aussi alors, constatation vieille comme le
monde, que l'amour est sans doute ce qu'il y a de plus intense dans ce
rappoft entre ce qui arrive à une histoire, humaine, et ce qui arrive à une
voix. Sur quoi je constate aussi, en le regrettant pour eux, que certains
n'y accèdent, en faisant craquer leurs défenses et leurs préjugés mon-
dains, qu'à travers la perte d'un être aimé. Encore que même cela ne soit
pas garanti, et le terrain d'observation en quoi consiste la poésie montre
aussi que même ces déchirures, ces souffrances du sujeq ne suffi.sent
pas à guérir des rhétoriques de l'énoncé prises pour l'énonciation trans-
formatrice du poème. C'est la voix qui est < l'intime extérieur n, à condi-
tion quT y ait poème, au sens que je dis. Sinon, il y a soit de la voix, soit
de fextérieur, et f intime reste du psychologique, de l'énoncé, du des-
criptif. Mais dans tout cela, on ne peut rien vouloir, rien décider. Ce qui
est aussi une remarque forte que faisait Shelley dans sa Defense de k poé-
sie, qu'e le plus grand poète ne peut pas vouloir ou décider quoi que ce
soit pour que le poème soit poème. Alon le fabuleux est une des
formes que prend le récitatif porr se farela voix. Et je trouve en effet
beaucoup cela dans Michaux. Mais ce n'est powtant pas la même chose

12. Gallimatd.1979.
128 Le Fnnçais aujourd'hui n" 137, < l-attention au texte r

que le contg même s'il peut y avoir entre le poème et le conte, parfois,
des passages.

un torff de vie
ce que prend
un regard c'est ce que nous
savons toi de moi si vite
que nous en sommes immobiles
corûne la lumière
quand elle vient au monde

c'est pour ne plus .r",


n.,.***
mes mains ont pris la place de
mes yeux

j'ai des ye'x mais par mzo:in.


ie te connais mieux
***
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les mains sur les yeux je me
détourne de moi je cherche
mon visage dans tous les autres
et chaque fois je le trouve
c'est pourquoi je me cache les
yeux pouf ne pas me
reconnaître
***
quand le ciel et moi
nous sornmes
si libres que nous allons ensemble
on ne peut plus voir
si je suis dans la lumière
ou la lumière est en moi
carjelagarde pour toi
je fetme les yeux j'ai les
mains en fête
Çe n'ai pas tout entendu, Dumerchez,1999, p. 9-1,0-11-12-13)

Entretien-montage réalisé par Serge MARTIN


avec I'amicale complicité de Henri MESCHONNIC

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