Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
Lfa 137 0121
Lfa 137 0121
HENRI MESCHONNIC
Le rythme du poème dans la vie et la pensée (première partie)
© Armand Colin | Téléchargé le 14/03/2022 sur www.cairn.info via Nanjing University (IP: 202.119.45.199)
https://www.cairn.info/revue-le-francais-aujourd-hui-2002-2-page-121.htm
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les
limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la
licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie,
sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de
l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage
dans une base de données est également interdit.
HENRI MESCHONNIC
Le rvthme du ooème dans la vie
et la pensée (fremière partie)
© Armand Colin | Téléchargé le 14/03/2022 sur www.cairn.info via Nanjing University (IP: 202.119.45.199)
on séparer le poète et le poéticien', l'écrivain et le linguiste3, le tra-
ducteur et I'enseignant de Pads Vlll-Vincennes désormais confé-
rencier de par le monde ? Non ! Le continu des activités d'Henri
Meschonnic est revendiqué par lui parce que, du cceur de ses pro-
positions comme de ses poèmes, c'est le même élan, les mêmes
problèmes, la même vie aussi... AJors, il faudrait non seulement
lire ne serait-ce qu'un essai de cet auteur prolixe (disons I-a Rime
et la uie, si on ne peut aborder le monumental Ctitique du rythme)
mais également une traduction (disons ks Cinq rotileau4 si on
ne veut pas se perdre dans les Psaumes désormais appelés
Gloiresa)... mais encore un livte de poèmes pour le moins : cette
chronique pouf vous y convier.
Le poète Henri Meschonnic est inclassable, inassignable : on
pourrait évoquer Eluard mais sans la monotonie I Flugo' mais
1. Rapide relevé: 1980, no 51 : <Questions à Hend Meschonnic> (repris dans L.et Etats
PUF, 1985) ; 1986, n" 75 : < Le moderne et le contempotain aujourd'hui >;
de la poétiqae,
1990, no 92: <Baudelaire plus modetne que les post- plus présent que jamais mais mé-
connaissable> (repris dans Modernité Modernité, Gallimatd, <Folio>, 1988); 1991, n" 94:
< Entretien avec Daniel Delas > ; '1992, n" 98 : < La notion de point de vue, entretien avec
Anne-Marie Hubat>;1996, n" 114: <Pour une Poétique négative>;1998, no 1.24:
< Génie de la iangue et génie des écrivains >; 2000, no 130 : < Un plan d'urgence pour les
Iycées >.
2. On connait ses Potr la poétiqaa (Gallimard) de I à V, de 1970 à 1978.
3. Parmi bien d'autres publications: De la languefrançaite, Essai sur une clarté obscare,Paris,
Hachette, 1997 (dorénavant en Livre de poche, coll. < Pluriel >).
4. L-a Nne et /a uie, Verdier, 7989 ; Citiqae fu rythne, Verdier, 1982; Lzs Cinq Roaleaux,
Gallimard, 1.970 ; Cbires, Desclée dc Btouwet, 2001 .
5. Faut-il redire I'importance du travail ctitique de H. Meschonnic avec cet auTevr I Ecrire
Hago (deux tomes, Gallimad., 1977) et Hago, la poésie contre le maintien de I'ordre,
Maisonneuve et Larose, 2002.
ttl Le Français aujourd'hui n" 137, lr fattention au texle r
© Armand Colin | Téléchargé le 14/03/2022 sur www.cairn.info via Nanjing University (IP: 202.119.45.199)
aimes reprendre à VittgensteinE) ?
Plus je vais, plus je comprends que la poésie, ce que j'appelle poésie,
à moins de dire, ce qui va ailleurs, vers de l'imprévisible, d'où le plaisir,
non plus poésie, mais poème, et plutôt encore le poème de la pensée,
alors un poème est de circonstance quand il est au maximum poème,
quand il est le maximum de la relation entre la vie et le langage, entre
une vie et un langage. Ce qui fait que cette vie est trânsformée par son
langage, et que le langage est transformé par cette vie. Et par toutes les
petites vies qu'il y a dans une vie. Il ne s'agit donc pas d'un < Iien >, l'ex-
pression est insuffisante, entre la vie et la poésie, puisqu'il s'agit d'une
trans formafion réciproque.
Et si le poème est cette transformation, cette transformation même
est ce que j'appelle le sujet du poème, c'est-à-dire la subjectivation
maximale d'un système de discours. Je dis subjectivation, pâs subjecti-
visation, qui ramènerait le poème à la psychologie, donc à l'énoncé, et
au signe, à son double discontinu, le discontinu interne du signe, le dis-
continu interne du rythme, à eux deux produisant toute la chaine du
discontinu entre les catégories de la raison, qui séparent et pseudo-
autonomisent Ie langage, le poème, l'éthique et le politique.
Non, la subjectivation d'un langage par une vie oblige à penser Ie
poème conune un acte éthique, et cornme un acte éthique suppose
qu'est sujet ce qui fait du sujet, qu'est sujet celui par qui un autre est su-
6. L'université de Nice et la relle Na(e) organtsent deux journées consacrées au poète les
15 et 16 mai 2002. Rappelons également un ensemble de contributions dans J.-L. Curss
& G. Drssot ts (dir.) (2000), $tthmq Discours, Tradaction autour de I'G,aure d'Heni Meschonnic,
Honoré Champion.
7. Patus dans Europe en 7962.
8. Je pense à tout ce qui traverse la réflexion de Politiqu du rytbnq politique du s@et,Yerdter,
1997.
Hend Mæchonnic : le ryfime du pdme dans la vie et la pensêe 123
© Armand Colin | Téléchargé le 14/03/2022 sur www.cairn.info via Nanjing University (IP: 202.119.45.199)
tion passe du suiet qui pense, du sujet qui saig qui veuq qui a des émo-
tions, au sujet du poème.
Sinon, il n'y a que de l'énoncé, de la description, tout ce que Mallarmé
appelle le nommeq où je vois le critère de ce qui n'est pas du poème,
mais la confusion traditionnelle entre le signe et le poème. Et c'est
contre cette vieille association des idées que peflser ce qui arrive dans
un poème, ce que fait un poème, produit de la dissociation d'idées
- cette trouvaille de Rémy de Gourmont. Le poème casse le signe, il
casse du signe, il casse des associations d'idées, c'est-à-dfue des consen-
sus qu'on prend pour des vérités. Il y a du terrorisme dans le poème,
pâr rapport à l'établissement du signe. Il en a toujours été ainsi. Rien de
nouveau ici. Dans ce que fait le poème. Mais le nouveau est de le re-
connaitre. De bousculer nos habitudes, notre mauvaise éducation, deux
mille cinq cents ans de dualisme et de discontinr:, pour reconnaifte tout
ce qu'on ne sait pas qu'on entend, tout ce qu'on ne sait pas qu'on dig
tout ce qu'on ne sait pas qu'on faiq dans le langage.
une ligne
c'est seulement une
phrase qui s'arrête puis une autre
la vie rime
avec la vie
nous sornmes tous des rimes vivantes
qui cherchent
à finir leur phrase
iI n'y a pas
de fin pour
dire
124 Le Franpis aujourd'hui n' 137, < fattention au texte r
© Armand Colin | Téléchargé le 14/03/2022 sur www.cairn.info via Nanjing University (IP: 202.119.45.199)
erfeur grossière d'opposer les écrivains en vers aux écrivains en prose.
C'est la confusion canonique entre les vers et la poésie. Et ce n'est pas
pour rien que Hugo écrivait: <Je n'aime pas les vers, j'aime la poésie. >
Alors, non, je n'écris pas en vers. Mais j'use de la ligne. Ce qui n'est pas
du tout la même chose. Pour faire corncider diction et typographie, ou
plutôt oralité et visualité du rythme. Et sT faut penser aux rapports
avec ce que Mallarmé appelait le < vers national >>, je suis si hanté par ce
< mystère des lettres > qu'est en français le rythme pair que fe soigne
mes impairs. C'est physiquement en termes de syncope que j'entends
l'interruption de la fin de ligne, le poème étant l'unité, unité qui n'est
elle-même qu'un passage, qu'un moment qui s'interrompt dans le long
poème qu'on n'arrête pas d'écrire, et où on ne peut que s'interrompre.
Et comme disait encore Hogo, la vie est < une phrase inachevée >. Nous
sornmes dans l'inachevable. Des moments, des petits ftagments d'infini.
Quant à la prosg je préfère, ce serait même la seule chose que je re-
tiendrais de Hegel, entendre dans cette notion non pas la sotrise éter-
nelle du maitre de philosophie de MonsieurJourdain, que nous ne ces-
sons pas de subir, mais celle de < prose du monde >> - le combat indéfini
des contraires, le désordre opposé au <bon infini). C'est alors seule-
ment, paradoxalement, qu'on pourrait |'atl'afi de me contredire) réu-
nit ces deux chèvres sut le pont que sont /e vers et /a prose. Parce que
c'est alors seulement qt'appatuttait non seulement la pluralité interne
des proses, cornme on dit en italien, mais la multiplicité interne des
rythmes, dont la régulation métrique n'est qu'un moment, et un aspect,
qui non seulement cache tout ce quT y a de prose dans les vers, et de
métriques de prose, mais, au-delà des oppositions formelles, le vrai pro-
blème poétique qui est celui d'un rythme-sujet. Sans oublier l'inconnu
du rFthme qui est le grand régisseur des parades du langage, l'aventure.
A côté de quoi les petits binarismes du formalisme et du calculisme, y
compris dans le ludisme, ne me paraissent que comme du formisme, je
veux dire une des formes du bêtisme.
© Armand Colin | Téléchargé le 14/03/2022 sur www.cairn.info via Nanjing University (IP: 202.119.45.199)
,<t<t<
© Armand Colin | Téléchargé le 14/03/2022 sur www.cairn.info via Nanjing University (IP: 202.119.45.199)
rence du continu contre la cohérence du discontinu, c'est Ie même pro-
blème que celui du recouvrement du divin par le religieux. C'est donc
un combat contre ls rcligieux - ls lsligieux \'1t cornme une catâstrophe
qui est arnvêe au divin, et paradoxalement le divin comme créateur de
l'infini de I'histoire et de f infini du sens, tous deux inséparables. C'est
pourquoi c'est un combat cofitre les idolâtries du langage. Contre les
idolettres. Et du point de vue du sujet du poème, celui de l'éthique du
poème, le maximum du sujet arrive quand le nom devient I'anonymaq
se confond avec l'anon)rmat.
© Armand Colin | Téléchargé le 14/03/2022 sur www.cairn.info via Nanjing University (IP: 202.119.45.199)
sement, vers l'identification, depuis qu'a êté, décrié le poème long, entre
lyrisme et poésie tout court, repoussânt l'épopée vers le réciq et vers un
passé de la poésie, je crois qu,il n'y a pas de lyrisme et quï n'y a que de
I'épique dans le langage, que tout poème est un fragment d'épopée. Car
ie ne peux pas ne pas pensef au vietx rapport, que montrent et cachent
les mots à la fois, entre Ia voix et l'épique, et ce que j'entends dans un
poème, c'est une histoire qui arrive à une voix. Et l'épique est le récita-
tif fait récit d'une histoire arivée à une voix, et d'une voix qui arrive à
une histoire. Et il est vrai aussi alors, constatation vieille comme le
monde, que l'amour est sans doute ce qu'il y a de plus intense dans ce
rappoft entre ce qui arrive à une histoire, humaine, et ce qui arrive à une
voix. Sur quoi je constate aussi, en le regrettant pour eux, que certains
n'y accèdent, en faisant craquer leurs défenses et leurs préjugés mon-
dains, qu'à travers la perte d'un être aimé. Encore que même cela ne soit
pas garanti, et le terrain d'observation en quoi consiste la poésie montre
aussi que même ces déchirures, ces souffrances du sujeq ne suffi.sent
pas à guérir des rhétoriques de l'énoncé prises pour l'énonciation trans-
formatrice du poème. C'est la voix qui est < l'intime extérieur n, à condi-
tion quT y ait poème, au sens que je dis. Sinon, il y a soit de la voix, soit
de fextérieur, et f intime reste du psychologique, de l'énoncé, du des-
criptif. Mais dans tout cela, on ne peut rien vouloir, rien décider. Ce qui
est aussi une remarque forte que faisait Shelley dans sa Defense de k poé-
sie, qu'e le plus grand poète ne peut pas vouloir ou décider quoi que ce
soit pour que le poème soit poème. Alon le fabuleux est une des
formes que prend le récitatif porr se farela voix. Et je trouve en effet
beaucoup cela dans Michaux. Mais ce n'est powtant pas la même chose
12. Gallimatd.1979.
128 Le Fnnçais aujourd'hui n" 137, < l-attention au texte r
que le contg même s'il peut y avoir entre le poème et le conte, parfois,
des passages.
un torff de vie
ce que prend
un regard c'est ce que nous
savons toi de moi si vite
que nous en sommes immobiles
corûne la lumière
quand elle vient au monde
© Armand Colin | Téléchargé le 14/03/2022 sur www.cairn.info via Nanjing University (IP: 202.119.45.199)
les mains sur les yeux je me
détourne de moi je cherche
mon visage dans tous les autres
et chaque fois je le trouve
c'est pourquoi je me cache les
yeux pouf ne pas me
reconnaître
***
quand le ciel et moi
nous sornmes
si libres que nous allons ensemble
on ne peut plus voir
si je suis dans la lumière
ou la lumière est en moi
carjelagarde pour toi
je fetme les yeux j'ai les
mains en fête
Çe n'ai pas tout entendu, Dumerchez,1999, p. 9-1,0-11-12-13)