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Couverture : Bernat Martorell, Saint Georges et le dragon, 1400-1452. Chicago, Art Institut.
© Effervescences Médiévales.
SOMMAIRE
EFFERVESCENCES MEDIEVALES N° 1 / SEPT. 2020

5 Éditorial

7 En tête à tête avec Dieu : la tête de l'abbé Suger au


portail de Saint-Denis
par Élise VERNEREY

17 Historiographie du Médaillon aux Sept Têtes d’Avioth


(Meuse)
par Didier KRECZMAN

24 De l’historia à l’imago : nouvelles images de la tête de


saint Jean-Baptiste au tournant des XIIe et XIIIe siècles
par Émeric RIGAULT

32 Beauté et statut de la tête dans L’ Escoufle de Jean


Renart
par Dorra ABIDA FEKI

44 « La teste sanz bu » : Le motif de la tête coupée dans la


chanson de geste
par Yamen FEKI

53 Bibliographie générale
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EDITORIAL
EFFERVESCENCES MEDIEVALES N° 1 / SEPT. 2020

Le premier numéro de la revue numérique d'Effervescences Médiévales vous


invite à découvrir le dossier « Représenter la tête au Moyen Âge ». À travers
cinq contributions, la tête est abordée comme l'élément principal du corps qui
définit l'identité et le caractère d'un individu. En outre, les articles invitent à une
diversité de réflexion sur le rapport entre la tête et la Création, sur la
monstration de la tête dans un but eschatologique, sur la tête sainte supportant
la piété des fidèles, sur la tête héroïque conservant sa beauté malgré les
péripéties et les outrages du temps, sur la tête décapitée devenue emblème de
la victoire. Divine, sainte, belle, grimaçante, vertueuse ou martyrisée, la tête au
Moyen Âge enseigne qu'elle n'est pas une image figée dans le temps mais
qu'elle peut revêtir une pluralité de fonctions et véhiculer un message à
caractère théologique, didactique, spirituel, moral ou politique.
Avec l'étude de la tête de l'abbé Suger au portail de Saint-Denis, Élise VERNEREY
démontre que, selon une construction intellective, l’image de Suger est
l'expression sensible de sa relation invisible au divin. En continuant dans le
registre de la monumentalité, Didier KRECZMAN dresse un bilan
historiographique de l’intrigant Médaillon aux Sept Têtes de l'église d'Avioth
dans la Meuse puis insiste sur la possible finalité eschatologique de l'ensemble
sculpté. Exploitant les images-objets de saint Jean-Baptiste au tournant des XII e
et XIIIe siècles, Émeric RIGAULT ouvre le champ de la dévotion privé et publique.
En s'appuyant sur la riche variété de sa documentation, il démontre la finalité
identitaire et mémorielle des représentations du saint. Dans le registre de la
littérature courtoise, Dorra ABIDA FEKI envisage le thème de la beauté dans
L’Escoufle de Jean Renart puis livre une réflexion sur le regard, véritable langage
intérieur du couple d'amoureux. Enfin, exploitant le registre de la Chanson de
geste, Yamen FEKI explore la tête décapitée comme trophée de la victoire et
une arme projectile dans un contexte de guerre.

L'équipe d'Effervescences Médiévales

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EN TÊTE À TÊTE AVEC DIEU : LA TÊTE DE
L'ABBÉ SUGER AU PORTAIL DE SAINT-DENIS

par ÉLISE VERNEREY


Doctorante en Histoire de l’Art médiéval, CESCM, Université de Poitiers.

Personnalité bien connue du XII e siècle, Suger fait figure de


précurseur. L’abbé est, en effet, à l’origine de la reconstruction de
l’abbatiale de Saint-Denis qu’il retranscrit par écrit. Si Suger
fascine, sa personne est considérée sous un jour ambigu. Les
multiples représentations de sa personne sur le décor de
l’abbatiale et sa manière de s’exprimer, à la première personne et
en son propre nom, sont pour beaucoup dans les réactions
ambivalentes, mais toujours vives, que Suger suscite ; les auteurs
modernes le présentent comme une figure de génie autant que
comme un personnage égocentrique, aux ambitions démesurées.
Il est vrai que, comme le relève Françoise Gasparri « Suger fit
insérer en plusieurs endroits, et au moins onze images de sa
propre personne, ou mentions de son nom1».  1 Françoise GASPARRI, « L’abbé
Force est de constater qu’il est difficile d’étudier les œuvres Suger de Saint-Denis. Mémoire et
perpétuations des œuvres
créées sous son abbatiat sans porter une appréciation sur
humaines », dans Cahiers de
l’homme qui y est partout présent. Le questionnement relatif à Civilisation Médiévale, no 175,
son statut d’auteur et de concepteur peut toutefois recevoir un vol. 44, 2001, p. 251.
éclairage nouveau. À la lumière de sources théologiques
grecques, dont l’abbaye était le centre d’étude et qui nourrissent
probablement la pensée de l’abbé, nous pouvons reconsidérer la
mise en valeur de sa personne dans ses écrits et le décor de
l’abbatiale. La place importante que Suger y occupe semble, en
effet, correspondre à une forme de déférence ; elle relève avant
tout d’une conception théologique de l’image, celle faite par
l’homme, mais aussi celle qu’est l’homme, image de Dieu.
L’étude qui va suivre portera sur la représentation de l’abbé sur le
tympan du portail central de Saint-Denis et plus particulièrement
de sa tête. Cette partie du corps de la figure agenouillée aux
pieds du Christ est le résultat d’une restauration du XIXe siècle qui
 2 Pamela BLUM, Crosby SUMMER
en empêche une lecture détaillée2. Toutefois, la volonté
MCK., « Le portail central de la
d’identifier l’abbé par la figuration de sa personne et le choix de façade occidentale de Saint Denis »,
l’emplacement pourvu à cet effet au sein du décor sont dans Bulletin Monumental, n° 3,
authentiques et paraissent signifiants. Sur les représentations vol. 131, 1973, p. 221.
d’un personnage, la tête participe éminemment à la

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singularisation : le visage possède les traits propres à l’individu. À
Saint-Denis, les rapports entretenus entre la tête sculptée de
l’abbé et l’ensemble des images du tympan peuvent être compris
comme les signes de la relation personnelle de Suger à Dieu. La
figure de l’abbé témoigne aussi, semble-t-il, de la valeur de la
sculpture en tant que création humaine. Suger est, par sa
présence à l’intérieur du tympan, donné à voir comme l’auteur
des images de ce dernier. La sculpture paraît alors conçue comme
le témoignage matériel d’une élévation spirituelle de l'abbé.
À cet égard, le motif de sa tête joue probablement un rôle
primordial. Elle est le siège de la pratique méditative de Suger,
mais aussi de son activité de concepteur. La figuration de ce motif
permet alors de faire le lien entre la sculpture et le transport
anagogique de l’abbé que l’image donne à voir : ce sont les
résultats d’une construction intellective qui lui est propre. Outil
de la méditation et de la création sensible, la tête de Suger
indique possiblement, par sa place au tympan, que l’image de
pierre est l’empreinte matérielle de sa propre édification
intérieure, le fruit de sa prière. La représentation de Suger
servirait ainsi à rendre visible son rôle d’acteur d’un processus
spirituel autant que d'auteur des images. Si tel est le cas, la
présence sculptée de l’abbé souligne que l’image est le reflet
sensible de sa relation invisible au divin. Elle donne à voir,
néanmoins, l’imperfection de l'ouvrage sculpté qui ne représente
pas la réalité divine, immatérielle et ineffable.

LA TÊTE, ORGANE DE L’INDIVIDUALITÉ.

Si la tête de la figure en prière sur le tympan dionysien est le


résultat d’une reprise moderne, un texte situé à l’origine sur le
linteau, mentionné dans la Gesta de l’abbé, permet d’identifier la
représentation comme celle de Suger. L’inscription épigraphique
du linteau semble transcrire une prière à laquelle l’image
sculptée de l’abbé faisait écho. Le contenu du message est
personnel et spirituel3. L’abbé implore Dieu en ces mots :  3 « Les textes qui les
« Accueille les prières de ton Suger, Juge redoutable, dans ta accompagnent sont des paroles
clémence, fais que je sois reçu parmi tes brebis 4. » L’inscription, d’humilité et de supplication ; rien
évoquant possiblement la parabole du berger et les paroles du à voir, donc, avec les portraits
Christ « Je suis la porte des brebis […]. Je suis la porte. Si flatteurs de donateurs qui illustrent
généralement les autres églises, qui
quelqu’un entre par moi il sera sauvé ; il entrera et il sortira, et il
n’expriment ni l’humilité, ni la
trouvera des pâturages5 » jouit d’une place privilégiée au niveau miséricorde. », Françoise
du portail qui est l’accès à l’abbatiale préfigurant la Jérusalem GASPARRI, op. cit., p. 251.
céleste ; Toutefois, elle est explicitement adressée par l’abbé sur
un mode qui laisse transparaître une familiarité propre à la  4 Suger, Œuvres, Paris, 1996, tome
dévotion personnelle. L’individualité est également étroitement I, p. 116-117.
liée à la pratique spirituelle sur la représentation de l’abbé en
prière, agenouillée et mains jointes, avec laquelle l'inscription  5 Jean 10, 7-9.

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paraît, par conséquent, corrélée.
S'il est abusif de parler de portrait, ce type d’autoreprésentation
n’est pas une innovation. Dans un manuscrit du XI e siècle copié à
Saint-Germain-des-Prés, un autre abbé, Raban Maur est à la fois
identifié et représenté en prosternation au pied d’une croix, dans
le manuscrit du In honorem santae cruci qu’il a composé à Fulda
au IXe siècle6. L'affinité formelle entre la figure de Raban Maur  6 BNF, ms. lat. 2423, fol. 31 v. ;
dans cette image et celle de Suger au tympan de Saint-Denis, Merci à Julien Stout de m’avoir
ainsi que des places qu'elles y occupent respectivement, est ouvert des pistes à ce sujet.
frappante. Une telle formule, mettant en parallèle le nom et la
figure d’une unique personne, sert, semble-t-il, de lien entre
deux principes. Elle permet, d'une part, d’affirmer l’importance
de l’individu et de son intériorité dans la relation au divin : la
mise en avant personnelle des abbés en est le signe. La
singularisation de leur personne est conjointement manifestée
par une inscription nominale et par une figuration. Placée au bas
de la représentation, au pied d’une croix monumentale, leur
image est celle d’un être seul, revêtu des signes de sa fonction
monastique. De même que la mention de leur nom, et s’il est
difficile de l’affirmer concernant Suger, pour Raban Maur les
traits du visage bien que sommaires et non réalistes servent à le
singulariser.
D’autre part, sur le portail de Saint-Denis comme dans le
manuscrit, la double désignation témoigne d’une altérité entre la
valeur de l’écrit et celle du décor. Elle indique clairement le rôle
d’auteur des abbés. À Saint-Denis, l’image matérielle et le texte
sont deux voies complémentaires de l’expression d’une sensibilité
personnelle. Ils témoignent de la relation entre l’homme désigné
et l’environnement dans lequel il est inscrit ; les signes qui
occupent le reste du décor servent de médiation pour la prière.
Outil privilégié, la forme graphique littéraire ou figurée est alors
donnée à voir comme la trace d’une spiritualité intérieure,
transmise ensuite dans la matière. Résultat d’une pratique
méditative, l’image expose la véracité d’une relation au divin qui
prend appui sur un signe matériel et non la Vérité de ce qu’est
Dieu.
Sur les images, la figuration des abbés sert de modèle à
l’observateur et explicite la nature de l’image, comme artéfact. À
Fulda, Raban Maur souligne dans son titulus pour l’autel de Saint
Boniface combien la « réalité céleste [est] inaccessible par
l’image, mais appréhendable par la prière, c’est-à-dire dans
l’intimité de la rencontre avec Dieu7 ». L’incapacité de l’image  7 Vincent DEBIAIS, La croisée des
matérielle à être présence de Dieu est également affirmée par signes: l’écriture et les images
Suger puisque le titulus de la porte indique que « l’esprit médiévales, 800-1200, Paris, 2017,
engourdi s’élève vers le vrai à travers les choses matérielles 8 ». p. 103-109.
Les réflexions des deux abbés sont proches et peuvent être
 8 SUGER, op. cit., p. 116-117.
pensées sous le prisme de l’ekphrasis : le texte poétique et

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l’image sont du ressort de la « fixation d’un état d’âme9 ». Bien  9 Vincent DEBIAIS, op. cit., p. 149.
que la vision constitue une étape dans l’ascension vers le Vrai,
l’image perçue ne contient pas la Vérité divine, mais le fruit de
cette ascension qui constitue une rencontre.

L’IMAGE, EXPRESSION D’UNE SENSIBILITÉ RELIGIEUSE


ENTRE ÉLAN SPIRITUEL ET IMPERFECTION.

La place considérable qu’occupent l’image et le texte à Saint-


Denis n’entre pas nécessairement en contradiction avec le
constat de leur impuissance à désigner Dieu. La valeur des décors
et des textes paraît explicitée, au contraire, par la présence de la
figure de l’abbé et les références à sa personne. À Saint-Denis,
Suger est mentionné comme l’auteur de la prière du linteau. Par
sa figuration, il est vraisemblablement aussi défini comme étant à
l’origine des images du tympan et plus globalement du décor de
l’abbatiale, rôle qu’il revendique en se qualifiant à cet égard d’
« ouvrier10 ». La présence de sa figure au tympan reçoit  10 SUGER, op. cit., p. 12-13.
possiblement les mêmes fonctions que l’usage de la première
personne dans sa prière au titulus : l’image sculptée et le texte
sont désignés comme ses œuvres, c’est-à-dire comme les
résultats de sa pensée personnelle.
Considéré aujourd’hui trop souvent sous le prisme anachronique
d’un égocentrisme mal placé, l’individualisme bien marqué qui
ressort de l’étude de ces motifs paraît pourtant un témoignage
de l’humilité de l’abbé. Sa singularisation est un moyen
d’exacerber le caractère construit et humain de l’œuvre matériel
comme de la parole : elle exprime en cela la retenue de l’auteur
quant à l’expression d’une vérité universelle. Fruits de la pensée
d’un homme qui en est le créateur, la sculpture et le texte
donnent à voir la forme par laquelle ce dernier est en lien avec le
divin, lien dont la prière est le moyen. Ils semblent être les
manifestations d’une théophanie c’est-à-dire d’une réception
humaine et mentale de Dieu plutôt que de Dieu. En somme, ils
signifient que l’abbé parle en son nom, conscient des limites de
ce qu’il est capable de percevoir et de donner à voir du Dieu
indéfinissable et irreprésentable.
Dans cette perspective, la représentation de la tête de l’abbé,
siège de son intellect et de son individualité, est fondamentale.
La tête est l’instrument de la conception préalable à la création
artisanale comme l’outil de la prière et de la contemplation. En
reflet, l’image et le texte sont les retranscriptions sensibles et,
par conséquent, imparfaites d’une conception mentale humaine
qui s’avère elle-même déjà impropre à la connaissance de Dieu.
La tête bien réelle de l’abbé ne peut concevoir le divin que dans
une certaine mesure ; par sa figuration au tympan, l’image
sculptée est définie comme la trace matérielle d’une conception
de l’abbé qui était elle-même inexacte. La vision du tympan

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implique la prise en considération de ce qu’il est une création de
l’abbé grâce à la présence de sa figure : l’image est montrée
comme étant un objet, tributaire de ce prisme individuel. Par
l’évocation de la personne de l’auteur, le spectateur ne considère
ni l’image, ni même la façon dont l’abbé est en lien avec la
divinité, comme une réalité ontologique. La présence de la tête
sculptée de Suger au tympan signifie alors probablement les
lacunes de la capacité de l’homme en quête de Dieu. Le motif
exprime aussi, semble-t-il, la faillibilité du témoignage matériel
de la sculpture dont elle fait partie et qui parce qu’elle est
matière, étendue et variation formelle, ne peut correspondre à
l’essence divine, immatérielle, une et simple.
La représentation de l’abbé est la signature de cette forme
théophanique de l’image, qui n’ambitionne pas la Vérité. Ainsi, la
place prépondérante de Suger dans son œuvre peut être lue
comme un témoignage de partialité et une exhortation à
l’humilité : il s’agit de la vision d’un homme en cheminement
anagogique. Si Erwin Panofsky, relevant la mise en avant
personnelle de l’abbé y voyait un trait de « sa vanité personnelle
», la représentation de Suger indique cependant que la forme
sculptée est l’empreinte dans la pierre de la réception intérieure
du divin par Suger, lors de la pratique méditative 11. Ainsi,  11 Erwin PANOFSKY, Architecture
l’inadéquation entre la sculpture et Dieu ne semble pas niée. Par gothique et pensée scolastique.
la représentation de son auteur, qui accuse le caractère fabriqué L’abbé Suger de Saint-Denis, Paris,
et subjectif de la création humaine, l’illusionnisme de l’image est 1967, p. 62.
volontairement rejeté : donner à voir le concepteur de l’image au
sein même de l’image permet, en effet, de définir cette dernière
comme un artéfact. L’observateur, mis en garde, ne peut
confondre l’œuvre « faite de main d’homme » et la divinité. Il est,
par conséquent, invité à dépasser l’image de pierre, comme l’y
incite le titulus de la porte.

LA TÊTE DANS LA MANDORLE.

L’ANAGOGIE : UN PROCESSUS MENTAL.

Si la figuration de Suger au tympan détermine probablement sa


fonction d’auteur des sculptures, l’image est, par le même
moyen, définie comme une création humaine, impropre à rendre
compte du divin. Elle n’en suscite pas moins le désir spirituel de
l’homme. La présence de l’abbé et ses relations aux images du
tympan permettent de mettre en lumière les mécanismes du
processus anagogique cher à Suger. L’anagogie, telle que définie
par l’abbé, ne paraît pas relever d’une qualité intrinsèque à
l’image. Ce n’est pas la matérialité ni même la forme d’un décor
qui, actives, feraient passer l’homme vers le divin. Au contraire

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l’image doit, conformément à la définition qui en est faite à
l’époque carolingienne, être tenue pour matérielle et par
conséquent incapable de rendre compte du divin, ce que Suger
affirme. Dans un célèbre passage, il dépeint le processus
anagogique que déclenche chez lui la considération des
gemmes :
La splendeur multicolore des gemmes me distrait parfois de mes
soucis extérieurs et qu’une digne méditation me pousse à
 12 SUGER, op. cit., p. 134 -135.
réfléchir sur la diversité des saintes vertus, me transférant des
choses matérielles aux immatérielles, j’ai l’impression de me
trouver dans une région lointaine de la sphère terrestre, qui ne
résiderait pas toute entière dans la pureté du ciel et de pouvoir
être transporté, par la grâce de Dieu, de ce [monde] inférieur
vers le [monde] supérieur suivant le mode anagogique12.  12 Suger, op. cit., p. 134-135.

Décrivant son transport, Suger utilise la forme verbale réflexive.


La vision des gemmes, écrit-il, le distrait et le pousse à (me curis
devocaret). Ce sont bien la digne méditation et le fait de réfléchir
(meditation insistere persuaderet), des actions strictement
humaines dont il est l’acteur, qui suscitent son transport, et non
les gemmes. L’élévation spirituelle est définie comme intérieure :
elle est décrite comme une impression (videor videre me), une
modalité en puissance de l’homme plutôt que de l’image. La
matière n’est pas le support de l’anagogie, mais « nous entraîne »
dans un processus anagogique, procédé de l’esprit humain. Seul
l’homme possède la capacité de distinguer la matérialité de
l’image et la Vérité du divin, que la première ne contient pas.

L’IMAGE COMME TÉMOIGNAGE SENSIBLE D’UNE


THÉOPHANIE INVISIBLE.

Aux vues de ces considérations, la représentation de l’abbé au


tympan semble signifier que la sculpture montre la relation à
Dieu telle que Suger la conçoit plutôt qu’une vérité. Sur le
tympan, le corps de Suger est inscrit dans le registre de la
résurrection des corps. Seules, sa tête et ses mains pénètrent la
mandorle du Christ. La mandorle est le motif qui permet de
traduire la gloire et la révélation de Dieu à l’homme, qui est une
illumination. Elle est aussi signe de l’imperfection de cette
manifestation, cloison qui sépare concrètement l’homme et Dieu.
L’abbé est, dans l’image comme dans le passage sur son transport
anagogique, entre « la fange de la terre » et « la pureté du ciel ».
Son corps est défini comme charnel, par sa position au registre
de la résurrection des corps, tandis que sa tête et ses mains,
instruments de la prière, pénètrent la mandorle. Par la
contemplation et la louange, il dépasse le monde sensible auquel
il appartient et se rapproche du divin. La pratique de la prière est
une participation à la glorification de Dieu, dont la mandorle est

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le signe. En retour, cette gloire est pour l’homme une
illumination. La prière est montrée autant comme louange de
l’homme à Dieu que comme don de la grâce divine à l’homme.
Elle formule une union théophanique, qui a pu être définie par
Jean Scot comme une relation réciproque puisque « c’est par un
concours mutuel que la créature subsiste en Dieu et que Dieu se
crée sous un mode extraordinaire et inexprimable dans la
créature, en se manifestant Lui-même13. » Entre les réalités  13 Jean Scot ÉRIGÈNE,
terrestres et spirituelles, la figure de l’abbé est dans un mode de Periphyseon. Livre III, Paris, 1995,
transport spirituel que l’Érigène décrit comme un état 678 C, p. 167.
intermédiaire, un « troisième monde » et qui constitue une
« sorte de tiers pour transgresser la dualité »14.  14 Jean Scot ÉRIGÈNE, Homélie
sur le prologue de Jean, Paris, 1969,
La tête de Suger est l’outil de sa propre conception du divin, XIX, 294 A – 294 B, p. 293-295 ; voir
d’une théophanie intérieure dont, possiblement, l’image du Emmanuel FALQUE, Dieu, la chair
tympan est la trace dans la pierre. Suger semble proche à ce sujet et l’autre : d'Irénée à Duns Scot,
des conceptions de l’Érigène, qui reprend et traduit les Pères Paris, 2008, p. 89.
Cappadociens, le Pseudo-Denys et Maxime le Confesseur. Chez ce
dernier, on trouve par ailleurs une description de l’état
intermédiaire de l’homme en union à Dieu proche de celle de
Suger, mais également une définition du processus anagogique.
Selon le Confesseur, par anagogie, l’église matérielle se fait le
miroir de l’âme qui la contemple, l’invitant à un dépassement du
sensible :
C’est peut-être en vue de cette âme que l’église faite de main
d’homme qui en est symboliquement un modèle grâce à la
variété des réalités divines qui s’y trouvent nous a été livrée
sagement pour nous guider vers ce qui est plus élevé. […] Par la
contemplation anagogique, disait [le bienheureux vieillard],
l’église est un homme spirituel, et l’homme est une église
mystique15.
 15 Maxime de CHRYSOPOLIS, La
Selon l’auteur, la contemplation induit un reflet entre l’homme et mystagogie, Paris, 2015, V-VI, 681
l’image. Le processus anagogique semble, à cet égard, être défini D- 684 A, p. 106-107.
comme le mouvement intérieur d’un être qui passe des choses
matérielles, tel qu’elles sont reçues sensiblement, vers la
compréhension des choses célestes que les premières ne
peuvent contenir. Ainsi, pour Maxime le Confesseur comme pour
Suger, l’anagogie est un processus interne, déclenché par l’image,
mais indépendant d’elle : se basant sur la réception sensible de la
chose matérielle, tremplin pour la pratique spirituelle, le
transport anagogique n’en aboutit pas moins au détachement
vis-à-vis de l’objet contemplé, support périssable et passif, qui
doit être écarté lors du transport mental de l’homme vers les
réalités invisibles.
La représentation de l’abbé montre que la sculpture n’est pas
l’actrice de l’anagogie, mais, au tympan, la trace d’une
contemplation antérieure de Suger. Dialogue entre créateur et
spectateur, l’image induit postérieurement la contemplation de

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l’observateur. Elle est transcription de la théophanie de Suger et
invite elle-même l’observateur au processus anagogique en
servant de support, mais en induisant aussi le détachement par la
monstration de son imperfection. De cette manière l’homme, qui
n’est pas uniquement corporel, mais possède une âme, peut se
détacher de la matérialité de ses sens et de l’objet-support et
s’élever en passant en l’esprit à du sensible au spirituel, invisible.
La vision des sculptures l’entraîne anagogiquement : elle
déclenche un processus d’abstraction qui consiste en la
distinction de la matérialité de l’image et de la Vérité divine. Ce
procès permet à l’homme de se détacher de la première pour se
concentrer sur la seconde. Sur la sculpture du tympan de Saint-
Denis, l’image matérielle constitue comme dans les écrits de
Grégoire de Nysse, « un tropos, parfaitement détaché de l’objet
qu’il est censé pourtant approcher, mais parfaitement adéquat
en revanche à la mise en acte de la signification selon les
structures de l’entendement. Son action est donc, elle aussi,
double : opérer le transfert et révéler un contenu ailleurs que
dans la parole et l’image. C’est la structure idéale du
fonctionnement transitif de la médiation et de la signification :
une forme de transitivité réflexive (l’image ajoutant sa réflexivité
au caractère transitif du mot. […] Ces actes sont propres au
récepteur, à l’homme qui entend, qui voit et qui comprend la
signification de ce qu’il entend et ce qu’il voit16 ».  16 Anca VASILIU, Eikôn: l’image
dans le discours des trois
L’exacerbation de l’individualité et du rôle médiateur de l’esprit Cappadociens, Paris, 2014, p. 92.
humain est justement permise par la représentation de l’abbé
Suger, la mention de sa personne et la place allouée à sa figure
au tympan de Saint-Denis.
*
La figure de Suger et la place de sa tête doivent ainsi
probablement être comprises autrement que sous le biais d’une
réflexion psychologique moderne. Expression d’une sensibilité
spirituelle et d’une démarche esthétique, la représentation de
l’abbé est avant tout vectrice de sens dans le lieu sacré. Si
l’homme y est au centre du décor, il jouit effectivement d’une
place privilégiée dans la Création, lui qui est fait à l’image de
Dieu. L’objet matériel créé ne sert alors que dans sa modalité
réflexive : seul l’homme, d’un statut supérieur à cet objet, est
acteur de son élévation. Au linteau, la prière de Suger orientée
vers son salut fait bien reflet à sa figure au tympan. Cette
dernière montre combien l’homme doit considérer sa propre
beauté qu’il tient de Dieu et faire de sa tête le moyen de l’union
au divin. Ainsi Grégoire de Nysse le signifie, la reconnaissance
chez chaque homme de sa propre royauté et parenté avec Dieu
et la conscience de la grandeur de sa nature sont le moyen de
l’union avec le divin qui lui en a fait don :

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Le ciel n’est pas à l’image de Dieu, ni la lune, ni le soleil, ni les
astres si beaux, ni rien de ce qui apparaît dans la création. Toi
seule es l’image de la nature qui dépasse toute intelligence, toi
seule ressembles à la beauté incorruptible, tu es la marque de la
vraie divinité, le réceptacle de la vie bienheureuse, l’empreinte
de la vraie lumière. Si tu la regardes, tu deviens ce qu’Il est : tu
imites celui qui brille en toi par la lumière qui naît de ta pureté et
qui éclaire à son tour. […] Si donc tu te connais, toi belle entre les
femmes, tu mépriseras le monde entier et, constamment
tournées vers le bien immatériel, tu négligeras l’errance des
traces qui jalonnent cette vie. Applique-toi ainsi toujours à toi-
même et tu ne risqueras pas de te fourvoyer près du troupeau
de chevreaux ; au jour du Jugement tu ne seras pas présentée
comme un chevreau au lieu d’une brebis ; tu ne seras pas
chassée de la droite. Écoute alors la voix douce qui s’adressera
aux brebis couvertes de laine et familières : Venez les bénis de
mon père, recevez en héritage le Royaume qui a été préparé pour
vous depuis la fondation du monde (Mt 25,34)17.  17 Grégoire de NYSSE, Le Cantique
des cantiques, Paris, 1992, Prière
Le décor du tympan indique à l’observateur sa nature de création finale de l’Homélie II, p. 74-75.
matérielle au moyen de la représentation de l’abbé Suger comme
son auteur : l’image est montrée comme le témoignage sensible
de son élévation intérieure. Soulignant sa propre imperfection,
l’image incite le spectateur à regarder au-delà de sa forme
même, vers les réalités divines, ce qui lui permettra à son tour
l’union au divin et la bénédiction promise aux « élus de [son]
père », par le titulus que tient le Christ du tympan. À la lecture de
ces motifs, il semble bien que de passer par l’image et le texte
poétique soit la meilleure manière pour Suger de respecter le
principe de non-adéquation entre le Dieu inaccessible et
l’homme : ses deux formes, personnelles et esthétiques, lui
permettent de respecter et de signifier le caractère voilé du divin
et sa propre partialité, celle de l’intellect humain dont la tête est
le siège. L’affirmation d’une individualité et du rôle édifiant de
celle-ci montre possiblement combien les créations humaines,
mentales ou sensibles, sont toujours impropres à saisir Dieu mais
néanmoins nécessaires pour s’unir à lui en cette vie. 

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Historiographie du Médaillon aux
Sept Têtes d’Avioth (Meuse)

par DIDIER KRECZMAN


Doctorant en Histoire de l’Art médiéval, IRHIS, Université de Lille.

Le village d’Avioth (ill. 1), dans le nord du département de la


Meuse, à dix kilomètres de la frontière belge, possède une
imposante église gothique, dominant les modestes maisons qui
l’entourent. La richesse de l’ensemble est liée à son caractère
d’église de pèlerinage marial, mais aussi à l’intérêt que suscita le
sanctuaire pour les seigneurs dont dépendait le village, les
comtes de Chiny1. Le monument (ill. 2) est précieux pour
 1 Pour l’histoire du comté, voir
l’historien de l’art, par son architecture présentant des éléments
Arlette LARET-KAYSER, Entre Bar et
allant du XIIIe jusqu’au XVIe siècle2 mais aussi par son mobilier. Il Luxembourg : le comté de Chiny des
séduit tout autant l’historiographe, car il a suscité très tôt des origines à 1300, Bruxelles, 1986.
écrits destinés à éclairer son histoire, son architecture ou les
images que l’on peut y découvrir. Les deux portails ont ainsi été  2 Pour l’historique du monument,
particulièrement étudiés. Celui du sud est dédié à la Vierge. À on se référera aux divers
l’ouest, c’est la façade entière, flanquée de deux tours, qui illustre documents qui vont être cités,
le Jugement Dernier (ill. 3). C’est cette façade, dont la l’article à vocation scientifique le
construction s’étend sur le XIVe siècle (avec un deuxième plus récent étant : Simone COLLIN-
ROSET, « Avioth (Meuse), église
chantier au XVIe siècle qui installe le Christ et sa balustrade et
Saint-Brice, puis basilique Notre-
déplace certains éléments, dont les figures de ressuscités 3), qui
Dame », dans Congrès
retiendra notre intérêt, et particulièrement l’élément sculpté archéologique de France, les Trois
sommital représentant huit têtes logées dans un médaillon et évêchés et l’ancien duché de Bar,
désigné, étonnamment, comme le « Médaillon aux Sept Têtes » Paris, 1995, p. 9-31.
(ill. 4).
 3 La preuve formelle de ce
remploi se trouve au pied du Christ
figurant dans le gable. Deux
personnages sont présentés en
prière aux pieds de celui-ci, l’un
d‘eux porte un bouclier, l’autre est
un orant qui est, en fait, un
ressuscité remployé
comme ceux qui ornent la façade,
la cuve sépulcrale étant nettement
visible derrière le personnage.

Ill. 1 – Le village d’Avioth, vers 1950. Carte postale, collection


particulière.

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Ill. 2 – Vue aérienne de l’église, du presbytère (à droite) et la Recevresse,
vers 1950. Carte postale, collection particulière.

LA FAÇADE OCCIDENTALE, SON PROGRAMME


ICONOGRAPHIQUE ET LE MÉDAILLON AUX SEPT
TÊTES.
La façade occidentale présente ce que nous avons choisi
d’appeler un « Jugement sans jugements », c’est à dire sans
damnés, ni élus. En effet, si on découvre dans les voussures
l’iconographie traditionnelle des Fins Dernières (Vierges Sages et
Folles, Travaux des mois,…), si les anges sonnent de la trompe
pour réveiller les morts, si ceux-ci sortent de leurs tombeaux, si
le Christ lui-même apparaît en gloire, il n’est ici nulle image du
Paradis ou de l’Enfer, nul saint Michel, nul élu glorieux ou damné
accablé, comme on en trouve tant aux portails des édifices
religieux romans ou gothiques4. Le Christ en Gloire se suffit à lui-  4 Cette absence étonnante est
même, il est et cela satisfait pleinement les concepteurs du peut-être à relier à l’installation
d’un tympan ajouré. Il est possible
programme iconographique. Entre les deux figures de l’Église et
que les éléments utilisés en
de la Synagogue dont les niches occupent chacune des tours au remploi sur la façade aient fait
plus haut du programme iconographique, le gable de la grande partie d’un tympan sculpté
rose renferme donc un curieux médaillon 5. Celui-ci nous montre démantelé lors de l’installation du
un visage qui semble être celui d’une femme autour duquel tympan actuel.
rayonnent sept têtes aux physionomies typées. Certains visages
semblent crispés, d’autres présentent des bouches grandes  5 Sa datation est délicate.
ouvertes. Très tôt, ce médaillon a questionné car on peinait à en Appartient-il à la première période
identifier le sujet. À qui est ce visage paisible ? Qui sont ces de construction, à la seconde, voire
autres personnages qui semblent être des caricatures ? aux deux (en cas de
remploi) ?
Énumérer les interprétations permet de s’interroger sur la
manière dont on étudie un édifice au fil de l’histoire.

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Le médaillon se trouve au sommet du gable supérieur.
Ill. 3 – Façade occidentale de l’église d’Avioth. Source Héribert REINERS
et Wilhelm EWALD, Kunstdenkmalër zwischen Maas und Mosel,
München, Bruckmann, 1922, p. 213.

Ill. 4 – Le Médaillon aux Sept Têtes de l’église d’Avioth. Bureau


d’Information Touristique d’Avioth, cliché N. Maroteaux.

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LES HYPOTHÈSES.

En 1859, deux érudits locaux, Ottmann et Jeantin 6 rédigent  6 Jean-François-Louis Jeantin


l’histoire des lieux7. Le médaillon retient leur attention 8. Ottmann (1792-1873) est juge au tribunal de
nous explique que les anciens du village y voient le rappel d’un Montmédy, François-Antoine-Jean-
procès qui eut lieu jadis à Avioth. Il nous rapporte cette Jacques Ottmann est, lui, receveur
interprétation de manière neutre, le qualificatif de « légende » des douanes. Si Ottman signe
officiellement l’ouvrage, Jeantin le
n’apparaissant que dans la table des matières en fin d’ouvrage ; il
truffe de notes diverses où il
propose aussi la représentation d’un chœur d’élus qui « feraient développe ses propres théories,
croire » à un concert de louanges. Le détail de ce fameux procès parfois en désaccord avec l’auteur
nous est donné dans un autre ouvrage, figurant dans une série principal. Il n’hésite pas à frayer
de légendes recueillies par l’abbé Ledoux9. Il est intéressant par avec un merveilleux qui confine
les valeurs qu’il transmet, révélatrices d’une mentalité de la parfois avec l’extravagant, comme il
première moitié du XIXe siècle. Une jeune villageoise d’une le fait dans ses autres ouvrages où il
vingtaine d’années nommée Martinette, a été surprise, au lavoir, brode par exemple autour des
blasphémant contre la Vierge. Un témoin s’est empressé de le toponymes locaux (Baâlon = Cité de
Baal, Stenay = Cité de Satan).
rapporter au bailli, lequel n’a eu d’autre choix que d’instruire les
faits. Le procès semble devoir déboucher sur une condamnation,
 7 A. OTTMANN, Esquisse
mais la mère de Martinette parvient à faire fléchir les juges, archéologique et historique de
argumentant que la Vierge est toute miséricorde et que c’est elle l’église Notre-Dame d’Avioth,
seule qui a été « désappelée » (sic). De quel droit donc, le bailli et Nancy/Montmédy, 1859. Jeantin
les notables peuvent-ils se substituer à Marie ? Savent-ils la prier est repris dans un sous titre comme
eux-mêmes ? La mère de Martinette murmure à chaque juré des auteur des notes accompagnant le
paroles qui les perturbent. Le bailli semble heureux de ne pas travail d’Ottmann.
prononcer la sentence attendue : il relaxe Martinette, laquelle
mène dès lors une vie exemplaire et est ensevelie, selon la  8 Ibid. , p. 44-45.
légende, au chevet de l’église. C’est elle, repentante et sereine,
 9 S.M. LEDOUX, Notre-Dame
qui occuperait le centre du médaillon tandis que les visages qui
d’Avioth ou de Vie, Avioth, 1902, p.
l’entourent sont ceux de ses juges et accusateurs dans une image 146-150.
qui rappellerait ainsi le Portement de Croix de Jérôme Bosch.
Ainsi donc, le médaillon relativiserait les choses. Il arrive à tout
un chacun de commettre un écart, faut-il pour autant poursuivre
et condamner une personne qui peut, par ailleurs, mener une vie
droite et digne ?
Il est intéressant de remarquer qu’Ottmann et Jeantin ne situent
nullement le médaillon dans la description du portail et de la
façade occidentale dédiée au Jugement Dernier, mais dans un
chapitre annexe consacré aux tours. Ils soustraient donc le
Médaillon aux Sept Têtes du cadre eschatologique. Pourtant, ils
n’hésitent pas à faire figurer dans le programme de la façade les
deux statues de la Synagogue et de l’Église (placées sur le même
niveau que le médaillon) qu’ils n’ont pas identifiées et qu’ils
considèrent comme celles de deux comtesses de Chiny,  10 Dans une longue note de bas
bienfaitrices du sanctuaire10. de page, ibid., p. 38-40.
On voit clairement ici la manière dont s’immiscent les faits locaux  11 Les voussures du portail
dans l’interprétation de la façade11. L’explication participe un peu s’ornent ainsi, pour eux, de figures
de la même sphère que les étymologies populaires des de nos souverains : Clovis, Clotilde,
toponymes et anthroponymes. Charlemagne. Ibid., p. 34.

E F F E R V E S C E N C E S M E D I E V A L E S N°1 - 20
Après 1859, l’interprétation du médaillon évoque plutôt un  12 JACQUEMAIN (abbé), Notre-
groupe symbolisant le séjour des élus. Ceux-ci sont vus chantant Dame d’Avioth et son église
en deux groupes distincts, ce qui expliquerait les bouches monumentale au diocèse de
Verdun, 1875, p. 77. R. ADAM,
grandes ouvertes12. Cette hypothèse amène cependant des
Avioth, histoire de son pèlerinage,
nuances selon les auteurs.
visite de sa basilique, Sedan, 1927,
L’abbé Rozet13 reprend l’idée, mais l’interprète différemment. p. 65. Louis SCHAUDEL, Avioth au
travers de l’histoire du comté de
Pour lui, il ne s’agit pas d’élus chantants, mais bien d’une image
Chiny et du duché de Luxembourg,
de ceux qui ont la parole et de ceux qui ne l’ont pas, chaque
description de l’église d’Avioth,
personnage annonçant son rang selon sa manière d’user du Arlon, 1903, p. 184. Simone
verbe. Ainsi, le visage de femme en bas du médaillon est celui COLLIN-ROSET, op. cit., p. 15.
d’une religieuse la bouche fermée par son vœu d’obéissance
(sic), à ses côtés, un militaire qui n’est là « que pour exécuter les  13 Yves ROZET, Comprendre
ordres ». Au sommet, le personnage à la bouche grande ouverte Avioth, s.l., 2000, p. 33.
est le seigneur (au sens médiéval et non biblique), celui qui a tout
à dire. Au centre de ces élus figure la titulaire de l’église d’Avioth,  14 C. VIGNERON, Avioth,
la Vierge. documents « A », Bar-le-Duc, s.d.,
p. 16-17.
L’abbé Vigneron14 voit dans le médaillon un « tableau parlant »,
dans lequel le cercle évoque le séjour des élus, ceux-ci sont  15 Pour l’abbé Rozet, c’est un
personnifiés par la figure sereine au centre. Celle-ci a triomphé moine qui représente l’abbaye
collatrice du lieu.
des péchés capitaux qui sont représentés par les visages qui
l’entourent. L’homme au-dessus à la bouche grande ouverte, le
 16 C. VIGNERON, op.cit., p. 17.
seigneur de l’abbé Rozet, est ainsi la colère ; à ses côtés une tête
plus petite, âgée et édentée, annonce l’avarice 15. On ne peut  17 Simone COLLIN-ROSET, op. cit.,
qu’admirer la persévérance de l’abbé Vigneron qui parvient à p. 15. C’est pourtant l’hypothèse
caractériser chaque vice : le visage féminin si mélancolique que retenue par Marie-Claire Burnand
l’on trouve au bas du médaillon (la religieuse de Vigneron) est dans son ouvrage consacré à la
pour lui la luxure, « une coquette aux traits vulgaires, tête parée Lorraine gothique. Marie-Claire
d’un attifet brodé, et engoncée sur sa collerette, bouche aux BURNAND, Lorraine gothique, Paris,
baisers faciles. Elle ne représente pas l’impureté, mais ce qui 1989, p. 64.
peut y conduire16 ». Simone Collin-Roset contredit cette
 18 Maurice DUMOLIN, « Avioth »,
interprétation, soulignant que jamais au Moyen Âge on n’aurait dans Congrès archéologique de
situé au plus haut de la façade, qui plus est au-dessus du Christ- France, Nancy et Verdun, Paris,
Juge, au sommet du programme, pareille image des vices17. 1934, p. 461.
Les Béatitudes apparaissent enfin sous la plume d’autres
 19 Simone Collin-Roset évoque
auteurs18 sans qu’ils cherchent cependant à les identifier19. aussi l’hypothèse d’une image du
sceau d’Avioth et donc célébrerait
* l’affranchissement du village à la Loi
Le Médaillon aux Sept Têtes gardera une part de son mystère. de Beaumont-en-Argonne. Nous
n’avons pas trouvé l’article ou
Chaque époque, chaque sensibilité, trouve dans un unicum
l’ouvrage qui évoque cette origine.
artistique ce qu’elle souhaite y trouver. Il est certain qu’on ne
peut retrancher cette sculpture du reste de la façade, elle en fait  20 Les restaurations menées par
intimement partie et ne peut donc être qu’une image Émile Boeswillwald au milieu du
eschatologique. Le médaillon de par sa position est peu visible ; à XIXe siècle ont-elles pu donner
l’œil nu, il se devine plutôt qu’il ne se voit. On ne peut donc l’occasion à un sculpteur de
éliminer l’idée d’y trouver, figurant les élus, des portraits de montrer son talent de
contemporains, à moins que les outrages du temps n’aient donné caricaturiste ?
ces traits si personnalisés20.

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Personne n’a cependant remarqué que la figure centrale s’inscrit
dans une étoile, et plus précisément un heptagramme. Plus
étonnant encore, les branches de cette étoile ont été martelées
afin d’insérer les sept têtes périphériques. Quant à l’implantation
de ces têtes, on ne peut que s’interroger sur l’étrangeté de
certaines d’entre elles. Ainsi, la figure sommitale semble jaillir
d’un fût cylindrique. Ce cylindre, moins proéminent, est
également à remarquer à la base d’autres visages.
Comme pour les figures des ressuscités, on peut donc
soupçonner ici des remplois. Il est probable que le médaillon
originel montrait simplement une étoile pleine à sept branches.
L’heptagramme renvoie symboliquement aux jours de la semaine
et peut-être plus précisément à ceux de la création. Est-ce le cas
en ce qui concerne Avioth ? Nous ne le savons pas. La difficulté
de tracer un heptagramme plutôt qu’une étoile à cinq ou six
branches nous incite cependant personnellement à voir dans
cette figure une volonté délibérée de son créateur et, par
conséquent, une visée symbolique. Les huit têtes, ou à tout le
moins les sept têtes extérieures, auraient alors été reprises
d’éléments destinés à disparaître, ou issus d’un programme
finalement abandonné ; elles auraient été intégrées à l’étoile, au
prix de la mutilation de celle-ci. L’idée initiale était de former une
image eschatologique destinée à magnifier l’âme sauvée. Il
semble qu’il soit illusoire de clairement désigner un épisode
formel (chœur d’élus chantant, Béatitudes,…).
Il semblerait que le médaillon d’Avioth ajoute une part de
mystérieux dans le remploi d’éléments sans doute destinés au
même usage, ce que confirme leur échelle identique, mais
n’étant peut être pas destinés à être confrontés de si près 21.  21 Peut être s'agit-il de clés de
Cette proximité d’éléments réagencés a donné ainsi naissance à voûtes ou d'autres ornements
des explications qui n’auraient peut être pas vu le jour si le destinés à animer des éléments
médaillon avait été composé par un sculpteur maîtrisant son architecturaux.
sujet dans sa globalité. 

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E F F E R V E S C E N C E S M E D I E V A L E S N°1 - 23
De l’historia à l’imago : nouvelles
images de la tête de saint Jean-
Baptiste au tournant des XIIe et XIIIe
siècles

par EMERIC RIGAULT


Doctorant en Histoire de l’Art médiéval, TRACES, Université Toulouse -
Jean Jaurès et CESCM, Université de Poitiers.

Le support matériel d’une image conditionne-t-il sa représentation ?


Une image figurative, voire narrative, n’est-elle faite que pour être vue
et pour agir dans le présent, dans l’immédiateté de sa réception ? C’est
à ces interrogations que tâchera de répondre le présent article 1, à partir  1 Cet article reprend, en partie, le
de l’étude d’un cas médiéval particulier : l’image de la tête de saint propos d’une communication
Jean-Baptiste, décapitée et posée sur un plat. Une image de la fin du donnée lors des 12èmes Rencontres
Moyen Âge, éventuellement choquante pour l’œil contemporain, mais du Groupe de Recherches en
qu’il faut s’imaginer portée régulièrement en procession dans les églises Iconographie Médiévale :
et dans les rues (ill.1), tel un véritable corps saint, ou bien réduite à la « Matérialité, visualité et
taille d’une broche métallique (ill.2) et cousue sur le vêtement de signification » (Institut National
nombreux pèlerins. d’Histoire de l’Art, Paris, 23 mai
2019).
*
Ill. 1 : Plat de saint Jean, c. 1210-1220.
Le motif de la tête isolée de saint Jean-Baptiste est une formule Naumbourg, cathédrale St. Peter und
visuelle comparable à la synecdoque littéraire : elle est extraite Paul, trésor.
d’une narration plus large – le récit biblique du martyre de Jean 2
Ill. 2 : Enseigne de pèlerinage, début du
– qu’elle désigne autant qu’elle synthétise. Elle est en cela XIIIe siècle. Perth, Museum and Art
comparable à la représentation d’une autre tête, la Sainte Face Gallery (1995.1107).
du Christ, une imago pietatis bien connue depuis les travaux
d’Hans Belting en particulier3. Nous proposerons ici quelques  2 Marc 6, 17-29 ; Matthieu 14,
éléments de réflexions sur les diverses inflexions que 3-12 ; Luc 9, 7-9.
l’iconographie de saint Jean-Baptiste connut de façon parallèle à
 3 Hans BELTING, Image et culte.
celle du Christ, au tournant des XIIe et XIIIe siècles. Il s’agira, plus
Une histoire de l’image avant
précisément, d’aborder cette nouvelle mise en signe du récit sur
l’époque de l’art, Paris, 2007.
des supports alors eux aussi nouveaux et bientôt très diffusés : (notamment p. 277-300).
les sceaux, les enseignes de pèlerinage et les sculptures dites «
plats de saint Jean ».

UNE INSISTANCE NOUVELLE SUR LE MARTYRE.

Le thème iconographique de la mort de saint Jean-Baptiste se


développa surtout en Occident à partir du XI e siècle, mais en

E F F E R V E S C E N C E S M E D I E V A L E S N°1 - 24
conservant, pour l’essentiel, un schéma structurel issu de la
période carolingienne et composé de trois séquences majeures.
La décollation de Jean y est souvent associée à la scène du
banquet, donné par Hérode pour son anniversaire, et à la danse
de la princesse Salomé ayant conduit le roi incestueux, séduit, à
ordonner l’exécution du prophète (ill.3). Malgré la centralité du Ill. 3 : Martyre de saint Jean-Baptiste,
quatrième quart du XIIe siècle. Tudèle,
martyre dans l’histoire et dans son exégèse, ce schéma tend
collégiale Santa María, chapiteau
souvent à insérer la scène de la décollation dans un ensemble géminé du cloître.
plus important de séquences, voire, paradoxalement, à la
reléguer à la marge de l’image. Cela renvoie aux conditions
matérielles de création et de réception : il est plus commode, par
exemple, de représenter longitudinalement la table d’Hérode,
comme celle du Christ ou du Mauvais Riche, sur la face la plus
large d’un chapiteau sculpté ou d’une paroi peinte. Mais le parti-
pris de l’historia sert alors, avant toute chose, à appuyer la charge
morale et rigoriste des commanditaires de ces premières images,
essentiellement des chanoines et des moines, à l’égard du monde
profane et de la tenue du corps.
Des changements progressifs mais importants s’observent au
cours du XIIe siècle. Si les thèmes du banquet d’Hérode et de la
danse de Salomé continueront bien sûr à être représentés,  4 Sur la caractérisation nouvelle
chacun selon leur propre dynamique4, l’on constate néanmoins, de Salomé dans l’art de la fin du
dans la seconde moitié du siècle et surtout durant les premières Moyen Âge et du début de
décennies du suivant, une focalisation croissante des images, et l’époque moderne, voir
notamment Martha Levine
donc de leurs commanditaires, sur la séquence clef de la
DUNKELMAN, « The Innocent
décapitation de Jean-Baptiste5. Ce resserrement s’opère selon
Salome », dans Gazette des beaux-
deux modalités principales, distinctes mais complémentaires. La arts, 1999, vol. 133, p. 173-180 et
première, narrative, consiste à réduire l’ensemble de l’épisode du Victoria Spring REED, Piety and
martyre de Jean à la seule scène stéréotypée de sa mort (ill. 4). Virtue : Images of Salome with the
L’image se singularise alors des autres martyres par les traits Head of John the Baptist in the Late
physiques du Baptiste et par l’ajout éventuel d’inscriptions Middle Ages and Renaissance,
nominales ou de personnages secondaires, comme Hérode thèse de doctorat, New Brunswick,
ordonnant l’exécution ou Salomé tenant un plat. Rutgers The State University of New
Jersey, 2002.
Nous nous attarderons plus longuement sur la seconde modalité
qui, non narrative, met l’accent sur le martyre de saint Jean- Ill. 4 : Décollation de saint Jean-
Baptiste, début du XIIIe siècle. Paris,
Baptiste en isolant du texte biblique le motif de la tête décapitée
Bibliothèque Sainte-Geneviève,
posée sur un plat (ill. 1). Comme dit plus haut, cette tête sainte Lectionnaire de l’office du prieuré Saint-
barbue partage des caractéristiques avec celle de son cousin, la Lô de Rouen (Ms. 0131, f. 173v).
Sainte Face du Christ. Elle s’en différencie pourtant en partie car,
tandis que la Sainte Face est issue de la re-production, ou re-  5 L’inventaire des représentations
création, de la tête du Christ par impression sur un support occidentales isolées, narratives ou
externe, le motif de la tête de Jean est le produit d’une non, de la décapitation de saint
Jean-Baptiste attestées entre la
séparation. Avant d’être recréée artificiellement en image, la tête
première moitié du IXe siècle et le
de Jean est d’abord coupée, non seulement du reste de son
premier tiers du XIIIe siècle en
corps, mais aussi du temps et de l’espace de la narration, c’est-à- dénombre actuellement 35, parmi
dire le palais et la prison d’Hérode le jour de son banquet lesquelles une large part (28, soit
d’anniversaire. 80%) a été réalisée à partir des
années 1150.

E F F E R V E S C E N C E S M E D I E V A L E S N°1 - 25
Cette césure est réalisée au moyen du plat demandé par Salomé
et sur lequel est déposée la tête décapitée. Souvent complété par
des inscriptions, ce plat circulaire permet à la fois d’isoler le motif
de la tête et de le mettre en valeur en le présentant, en général,
frontalement au regardeur. Il se confond alors visuellement, et
sans doute de façon volontaire, avec le nimbe discoïdal du saint-
martyr, ce que l’on peut déjà observer sur quelques
représentations narratives plus anciennes, comme sur l’un des
chapiteaux du cloître de la Daurade, à Toulouse (c. 1100) 6.  6 Actuellement conservé au
Devenue un sujet nouveau, autonome et atemporel, la tête/plat Musée des Augustins, Toulouse
de saint Jean connut, comme la Véronique, une certaine fortune (numéro d’inventaire : ME 107).
dans la peinture sur panneau et dans la sculpture des retables
gothiques, mais elle commença d’abord par être représentée, à  7 Nous nous référerons pour cet
article à l’exemplaire scellant la
partir de la fin du XII e siècle, sur des objets et leurs supports eux-
concession d’une terre à Buscot
mêmes inédits. (Oxfordshire) par le grand prieur
anglais en 1190 et conservé
aujourd’hui, sans sa matrice, au
DE NOUVELLES IMAGES-OBJETS. Berkshire Record Office de Reading
(cote : D/ELV/T2).
La première utilisation connue du motif de la tête isolée de saint
Ill. 5 : Contre-sceau de Garnier de
Jean-Baptiste se rencontre en contexte hospitalier. Garnier de
Naplouse, c. 1190. Reading, Berkshire
Naplouse, grand prieur d’Angleterre puis supérieur de l’ordre de Record Office, (D/ELV/T2).
Saint-Jean de Jérusalem, l’adopta à partir de 1185 pour son
contre-sceau personnel (ill. 5)7. Une petite image représente  8 Michel PASTOUREAU, « Les
effectivement la tête décapitée de Jean, altière et barbue, le front sceaux et la fonction sociale des
large encadré par deux longues mèches de cheveux ondulantes, images », J. BASCHET, J.-C.
tandis que l’inscription latine, présente sur le listel circulaire de SCHMITT, L’image. Fonctions et
l’empreinte, permet d’en identifier le sigillant : + S’ GARN PRIORIS usages des images dans l’Occident
HOSP’ IER IN ANGL’ (Sceau de Garnier, Prieur de l’Hôpital en médiéval. Actes du 6e «
International Workshop on
Angleterre). Ce fut ensuite au prieuré londonien de Clerkenwell,
Medieval Societies », Centre Ettore
que Garnier avait administré quelques années auparavant, de Majorana (Erice, Sicile, 17-23
choisir vers 1220 le même motif pour son sceau, mais cette fois-ci octobre 1992), Paris, 1996, p. 275-
en tant que personne et autorité morales. 308.
D’un point de vue matériel, les sceaux, associés à un document  9 Arnaud BAUDIN, « Le sceau,
ou portés sur soi, se distinguent grandement des images miroir de la spiritualité des ordres
monumentales mentionnées plus haut, puisqu’il s’agit de petits militaires », D. CARRAZ, E. DEHOUX,
objets faits pour être diffusés, vus, examinés et manipulés 8. De Images et ornements autour des
plus, les empreintes précoces qui nous occupent sont toutes ordres militaires au Moyen Âge.
réalisées dans de la cire, une matière vivante très valorisée dans Culture visuelle et culte des saints
la culture médiévale, car produite par des abeilles elles-mêmes (France, Espagne du Nord, Italie),
associées aux vertus de pureté, de travail et de discipline. Si l’on Toulouse, 2016, p. 69-83.
revient aux Hospitaliers, la figure de saint Jean-Baptiste occupe
avec la Vierge une place centrale dans leur sanctoral 9 et,
logiquement, dans l’iconographie de leurs sceaux 10. Une telle  10 Mais aussi en milieu templier et
importance fait écho à la dévotion traditionnelle des Hospitaliers teutonique puis, rapidement, pour
pour leur saint tutélaire, à leur vocation de moines-soldats (le des individus ou des institutions
martyre de Jean préfigurant autant le sacrifice rédempteur du profanes.
Christ que l’éventuelle mort au combat de frères défendant la

E F F E R V E S C E N C E S M E D I E V A L E S N°1 - 26
Terre Sainte), mais aussi au développement, alors significatif, du
culte des reliques du Baptiste et des pèlerinages associés, en
Orient comme en Occident (Amiens, Gênes, Sébaste, etc.). Des
raisons similaires expliquent aussi la popularité de l’image de
Catherine d’Alexandrie dans l’Hôpital, qui prétendait conserver
une relique du bras de cette autre sainte décapitée.
Dans le même ordre d’idées, l’émergence et la diffusion des
enseignes de pèlerinage portant le motif de la tête/plat de saint
Jean sont avant tout liées à un événement particulier et
déterminant : la translation de la relique du chef du prophète
dans la cathédrale d’Amiens, en décembre 1206. De fait, la
renommée et le succès du pèlerinage picard entraînèrent
rapidement la fabrication massive d’enseignes – de petites
appliques métalliques figuratives – achetées par les pèlerins
comme souvenirs des sanctuaires visités, puis cousues à leurs
habits ou à leurs chapeaux (ill. 2)11. La production des enseignes  11 Là encore, nous faisons
amiénoises, largement exportée dans la moitié nord de l’Europe, référence à un exemplaire
est surtout documentée pour le XIVe siècle12. Cependant, un britannique (Museum and Art
Gallery, Perth ; numéro
premier groupe de broches, principalement mis au jour dans les
d’inventaire : 1995.1107), produit
îles Britanniques entre les années 1970 et 199013, peut être daté dans l’un des ateliers prolifiques
du premier tiers du XIIIe siècle d’après le contexte de leur d’Amiens mais retrouvé dans la ville
découverte archéologique, soit peu de temps après la translatio écossaise de Perth, dont Jean-
de 1206. Baptiste était au Moyen Âge le saint
patron.
Ces enseignes sont très comparables aux sceaux contemporains
des Hospitaliers, par leur grande diffusion, leur petite taille (entre  12 Denis BRUNA, Enseignes de
20 et 40 mm de diamètre) et la simplicité de leur iconographie 14. pèlerinage et enseignes profanes,
Ce motif fait référence à la tête du prophète lui-même, en tant Paris, 1996, p. 156-163.
que personnage saint et intercesseur, et, plus spécifiquement, à
l’objet du pèlerinage, c’est-à-dire le plat-reliquaire conservé dans  13 Brian SPENCER, Pilgrim
la cathédrale d’Amiens et exposé publiquement à la Saint-Jean, le souvenirs and secular badges,
24 juin. Néanmoins, les enseignes se distinguent des empreintes Woodbridge, 2010, p. 218-221.
sigillaires par le traitement schématique de la tête (visage rond,
 14 Colette LAMY-LASSALLE, « Les
chevelure et barbe esquissées, front resserré, yeux globuleux en représentations de Saint Jean-
amande), par la diversité sociale de leurs propriétaires et par le Baptiste sur les Enseignes de
matériau employé : un alliage de plomb et d’étain, des métaux Pèlerinage », dans Bulletin de la
aisément exploitables mais considérés comme pauvres. Cette Société des Antiquaires de Picardie,
faiblesse qualitative était toutefois compensée par le fait que tous 1973, t. IV, p. 156-164
ces souvenirs devaient être bénis ou bien mis en contact avec la
relique avant leur commercialisation.
Destinées à être vues, les enseignes servent elles aussi à affirmer
l’identité de leurs acheteurs et propriétaires : des pèlerins ayant
eu le privilège de visiter les corps saints. Une valeur
supplémentaire est même accordée à ces petits objets semi-
sacrés car, sanctifiés par le rayonnement d’un saint et d’un
sanctuaire, ils sont considérés comme protecteurs ou guérisseurs.
Rappelons d’ailleurs que la figure de saint Jean-Baptiste, du fait
de son martyre par décollation, était traditionnellement invoquée

E F F E R V E S C E N C E S M E D I E V A L E S N°1 - 27
au Moyen Âge pour la guérison des maux de tête, de la migraine
à la folie. Ainsi, les enseignes provenant d’Amiens ou d’autres
sites concurrents associés au prophète, comme Saint-Jean-
d’Angély, pouvaient connaître une seconde vie en étant portées
au quotidien ou placées sur des cloches et des reliures de livres.
Enfin, un troisième type d’imago, davantage restreint à la sphère
ecclésiale, permit également de renouveler le thème de la tête
décapitée de saint Jean-Baptiste posée sur un plat. Il s’agit de
sculptures mobilières, tridimensionnelles ou en haut-relief,
souvent polychromes, et pouvant être façonnées dans une
grande variété de matériaux : bois, pierre, terre cuite, métal ou
même papier mâché15. Ces objets étonnants, appelés « plats de  15 Pour une étude de synthèse :
saint Jean » ou Johannesschüsseln, apparurent dans l’espace Isabel COMBS STUEBE, « The
germanique au début du XIIIe siècle ; le plus ancien exemple Johannisschüssel: From Narrative
connu, celui du trésor de la cathédrale de Naumbourg, étant daté to Reliquary to Andachtsbild »,
des années 1220 (ill. 1). dans Marsyas. Studies in the
History of Art, 1968-1969, vol. 14,
Longtemps conservées dans les églises de façon visible p. 1-16.
(accrochées au mur ou posées sur l’autel d’une crypte ou d’une
chapelle), ces têtes sculptées s’apparentent au genre des images
de dévotion (ou Andachtsbild), un type de représentations
sacrées isolées qui se développa à la fin du Moyen Âge et qui
instaura une forme nouvelle de méditation, plus émotionnelle et
empathique. Mais ces sculptures se présentent aussi plus
particulièrement comme un simulacre : un ersatz de la tête
martyrisée de saint Jean, telle qu’elle est évoquée dans les
Écritures, aussi bien que des véritables plats-reliquaires gardés
dans les grands sanctuaires.
Encore plus ambivalents que les sceaux et les enseignes de
pèlerins, ces « plats de saint Jean » peuvent donc assurer de
multiples fonctions liturgiques et paraliturgiques : ils servent
parfois de reliquaires, peuvent guérir ou éloigner le mal (sans
forcément contenir de reliques), sont portés en procession par
les clercs ou les membres de confréries et sont aussi utilisés
comme accessoires scéniques dans le théâtre religieux. De plus
longs développements pourraient être accordés à ces têtes
sculptées progressivement répandues dans toute la chrétienté,
comme à la pluralité des réactions individuelles et collectives – de
l’horreur à la vénération – que provoque cette image inédite de la
mort effective du prophète. Nous nous contenterons toutefois,
dans le cadre de cet article, de présenter brièvement ces
sculptures en renvoyant aux travaux, nombreux et récents, que
Barbara Baert leur a consacrés16.  16 Notamment Barbara BAERT,
Sophia ROCHMES, Decapitation
and Sacrifice. Saint John’s Head in
Interdisciplinary Perspectives: Text,
MÉMOIRE ET IDENTITÉ.
Object, Medium, Louvain, 2017.
Les trois catégories d’images sur lesquelles nous nous sommes

E F F E R V E S C E N C E S M E D I E V A L E S N°1 - 28
arrêtés correspondent à ce que Jérôme Baschet nomme des
images-objets, c’est-à-dire des représentations visuelles
inséparables du support matériel et des diverses fonctions
auxquelles elles sont associées. De fait, les sceaux, les enseignes
et les Johannesschüsseln sont avant tout des objets mobiles,
produits et diffusés en grand nombre, sur des supports de taille
assez réduite, mais à partir de matériaux variés. Faits pour être
transportables et visibles, ces nouveaux objets s’avèrent plus
accessibles que les images traditionnelles connues du martyre du
Jean, et ce, à différentes échelles : dans le temps événementiel et
quotidien, dans l’espace sacré et profane, auprès de populations
aisées comme populaires. Par ailleurs, l’historien précise que
chacune de ces images est « intrinsèquement localisé[e] » 17 dans  17 Jérôme BASCHET,
un, voire plusieurs lieux, qui les accueillent et les activent. La L’iconographie médiévale, Paris,
remarque peut être appliquée aux images-objets de la tête de 2008, p. 36.
saint Jean-Baptiste, dans le sens où elles agissent dans leur lieu
originel de production ou de conservation (scellage d’un acte,
consécration d’un autel, etc.), mais investissent également une
multitude d’autres lieux : les sceaux sont envoyés parfois très loin,
les enseignes accompagnent les pèlerins dans leur marche et les
« plats de saint Jean » participent aux circulations liturgiques, à la
fois dans les divers lieux qui constituent l’église-bâtiment (chœur,
crypte, nef, cimetière, etc.) et au-dehors.
En sortant du lieu et en circulant, l’objet satisfait un besoin
grandissant de visibilité du sacré, à l’instar des reliquaires,
monstrances et autres fenestellæ contemporains. Mais il projette
aussi, dans diverses situations et aux yeux de divers publics,
l’image de la personne, sainte ou non, à laquelle il renvoie.
Michel Pastoureau dit même des sceaux qu’ils prolongent le
corps du sigillant, voire le remplacent 18. De la même façon, les  18 Michel PASTOUREAU, op. cit., p.
trois types de représentation de la tête/plat de saint Jean étudiés 287.
ici montrent, prolongent et parfois remplacent eux-aussi le
corps ; qu’il s’agisse du corps saint de la relique, du corps
institutionnel d’un établissement religieux ou laïc, et du corps
individuel de l’expéditeur ou du propriétaire de l’objet.
*
Indépendamment du matériau employé et du réalisme de son
traitement, l’image de la tête décapitée de saint Jean-Baptiste
propose alors au regardeur un double registre de visualité. D’une
part, elle donne à voir, dans le présent, la représentation du saint
sacrifié et du propriétaire privilégié de l’objet, comme un
marqueur immédiatement visible et identifiable. D’autre part, elle
redonne à voir le passé. Le renvoi peut être fait à un passé proche
et personnel – l’expérience du pèlerinage et de la liturgie – ou à
un passé plus ancien, mythifié, et appartenant à la mémoire
collective – le martyre d’un saint. Ces nouvelles pratiques
religieuses et iconographiques doivent également être replacées

E F F E R V E S C E N C E S M E D I E V A L E S N°1 - 29
dans un contexte plus large, et qu’il faudra étayer ailleurs, celui
de l’accroissement des signes d’identité, en Occident, à partir du
XIIe siècle19. Alors que les fidèles ou les pèlerins se saisissent de  19 Brigitte BEDOS-REZAK, « Signe
plus en plus individuellement de l’image des saints, c’est dans le d’identité et principes d’altérité au
même temps, en effet, que se développent les noms de famille, XII e siècle. L’individu, c’est l’autre
», D. IOGNA-PRAT, B. BEDOS-REZAK,
les attributs iconographiques personnels ou les armoiries. 
L’individu au Moyen Âge.
Individuation et individualisation
avant la modernité, Paris, 2005, p.
43-58.

E F F E R V E S C E N C E S M E D I E V A L E S N°1 - 30
E F F E R V E S C E N C E S M E D I E V A L E S N°1 - 31
Beauté et statut de la tête dans
L’Escoufle de Jean Renart

par DORRA ABIDA FEKI


Maître assistante à la Faculté des Lettres et des Sciences Humaines de
Sfax (Tunisie).

Parler de la tête dans l’univers romanesque médiéval revient


essentiellement à décrire la beauté exceptionnelle d’un visage
couronné d’un magnifique diadème qui sied au rang de
personnages nobles. Car les héros de ces textes, un homme et
une femme unis par l’amour, proviennent généralement d’un
empire ou d’un comté.
La présentation des protagonistes en début du roman est
souvent propice à leur description. Le portrait du personnage
féminin s’attarde sur les différents traits du visage présentés de  1 Un troisième texte est
également attribué à Jean Renart :
façon minutieuse avant de passer à la description d’un corps
Le Lai de l’Ombre, une nouvelle
parfait et mis en valeur grâce à la richesse des vêtements.
courtoise de 962 vers.
Au stéréotype féminin correspond une image masculine créant
 2 Nous nous sommes basés dans
un couple dont les sentiments d’amour et d’affection renforcent
notre travail sur les éditions
l’union en dépit des multiples péripéties rencontrées au cours de
suivantes : Jean Renart, L'escoufle,
la narration. roman d'aventure publié pour la
première fois d'après le manuscrit
Jean Renart, écrivain français de la fin du XII e siècle et de la unique de l'Arsenal par H.
première partie du XIIIe siècle, écrit deux grands romans 1, MICHELANT et P. MEYER, Paris,
L’Escoufle2 et le Roman de la Rose3 qui, malgré le nombre réduit Firmin Didot (Société des anciens
de manuscrits, ont connu un succès considérable. Si dans le textes français), 1894. Jean Renart,
Roman de la Rose4, la description de la tête correspond à L’escoufle, roman d’aventures, trad.
reproduire les principaux canons traditionnels connus dans la en français moderne par Alexandre
littérature courtoise, dans L’Escoufle, le traitement de la tête est MICHA, Honoré
Champion/Traductions, 1992.
tout à fait particulier.
 3 Afin d’éviter la confusion avec Le
Roman de la Rose de Guillaume de
LA REPRÉSENTATION DE LA BEAUTÉ DE LA TÊTE. Lorris et de Jean de Meun, ce texte
a été rebaptisé Guillaume de Dole
La beauté du visage apparaît avant tout comme un signe qui par l’humaniste et historien du XVIe
renvoie à un rang social avant d’être une caractéristique siècle Claude Fauchet.
individuelle. Ce sont en effet le comte Richard, son épouse qui
 4 L’Escoufle est en effet conservé
est la dame de Gênes, Aélis, la fille de l’empereur et Guillaume, le
par un seul manuscrit et un court
fils du comte Richard qui bénéficient de cette caractéristique. La
fragment, alors que le Roman de la
beauté du visage concerne donc plus les personnages féminins Rose ne figure que dans un unique
que les personnages masculins du texte. En parlant de la femme fragment.

E F F E R V E S C E N C E S M E D I E V A L E S N°1 - 32
du comte Richard, c’est le qualificatif « biau » qui est attribué au
substantif « vis ». Cette seule occurrence insérée dans la
narration montre bien que si l’auteur fait l’économie de la
description détaillée de la comtesse, c’est parce que ce
personnage n’apparaît que de manière épisodique et que sa
fonction consiste essentiellement à donner plus de
vraisemblance à un roman qui se veut réaliste.
Afin de décrire la tête de l’héroïne Aélis, l’auteur recourt à
plusieurs reprises aux adjectifs « biax5 », « dous6 », « bele7 »qui  5 V. 2545 ; v. 4820 ; v. 6260 ; v.
désignent tout le visage mais aussi la chevelure et les yeux. Un 7617.
autre aspect qui semble non sans importance est celui du teint
qui s’accompagne d’autres qualificatifs laudatifs, mais qui change  6 « Vos dous vis… » (v. 4846) ; « le
en fonction des événements et des sentiments des personnages. douç vis… » (v. 5595).
En effet, le comte Richard est d’abord connu par sa vaillance et
 7 « La bele treche sor la crine » (v.
son acharnement au combat. En menant une rude bataille contre 3145).
les Turcs, son bouclier est brisé, troué, mais sa tête est
préservée. Malgré les dégâts causés en sa personne, il garde la
face claire et vermeille :
Mout par avoit clere et vermeille
Sos le camois la clere face
(v. 1030-1031)

La beauté de l’épouse du comte Richard, la dame de Gênes,


évoquée une seule fois dans le texte, le jour de ses noces réside
dans la blancheur du teint qui accentue la singularité du
personnage. C’est en ayant un teint de lis que la beauté de la
jeune mariée dépasse celle de toutes les autres femmes :
Mais tot aussi conme la lis
Vaint de biauté mainte autre flor,
Aussi fait ceste de coulor
Et de biauté toutes les autres.
(v. 1724-1727)

Mais c’est sur le teint d’Aélis que l’auteur met l’accent en jouant,
à travers un emploi imagé, sur l’association des couleurs blanche
et vermeille. En effet, la première fois où Aélis apparaît dans le
texte est au moment où elle accueille Guillaume venu vivre, sur
les instances de l’empereur, dans l’empire de celui-ci. Lors de
cette première rencontre, l’accent est certes mis sur les atours
de la jeune fille, mais leur description ne servent qu’à mettre en
valeur la beauté du teint d’Aélis rose qui vire au rouge sous l’effet
de la timidité :
Sa robe estoit d’un dras partis
Dont la colors estoit rosine,
Mais cele estoit si enterine
Qu’il ot el pumel de la face
De la robe qu’il ot vestue.
De la honte qu’il a eüe

E F F E R V E S C E N C E S M E D I E V A L E S N°1 - 33
Li encolorist la color.
(v. 1934-1941)

La description du teint d’Aélis consiste de manière quasiment


constante à évoquer la clarté, la couleur blanche grâce aux
qualificatifs « clere » ou « blanc » associée à la couleur
 8 Voir v. 3424-25 ; 4284 ; 4820-
« vermeille »8. Mais la beauté du teint n’est mentionnée qu’à la 4821 ; 4890-4893 ; 7815 ; 8292-
première moitié et à la fin du texte, c’est-à-dire de la première 8295.
rencontre de Guillaume et Aélis jusqu’à leur séparation et de la
reconnaissance jusqu’à la fin du roman. En effet, à partir du vers
4894, la description du teint disparaît pour ne réapparaître que
vers la fin du texte, au moment des retrouvailles et lorsque Aélis
regagne avec Guillaume le comté du père de celui-ci. Le couple
est accueilli en grande pompe et Aélis semble un chef-d’œuvre
de la nature grâce à un teint éblouissant :
Et li blans dont li vermaus ist
Est plus blans que nule autre cose.
Ceste est de totes flors la rose
U nature a mis tant biauté.
(v. 8294-8297)

Le teint clair et vermeil est ainsi fortement lié à la présence de


Guillaume, mais aussi au rang social. Dès qu’Aélis perd de vue
Guillaume et part à la recherche d’un gîte, elle perd en même
temps son titre de noblesse et cherchera à se faire valoir
autrement.
Pour ne pas lasser le lecteur/auditeur, l’auteur préfère ne pas
s’étaler sur la description détaillée du visage de Guillaume
puisqu’il est présenté dès le début comme le doublet de la jeune
fille :
De Guilliaume ne d’Aelis.
Qui les eüst par tot eslis
Ne trovast il .ij. si pareus
De vis ne de bouche ne d’ex.
(v. 1943-1946)

La ressemblance entre les deux héros est soulignée par l’adjectif


« pareus » ou par la précision des mêmes traits d’Aélis en
décrivant la tête de Guillaume. Celui-ci se distingue, en effet,
grâce à un teint qui sied parfaitement à son rang :
Sa colors li croist et avive
cercle d’or qu’il ot el chief,
Entor lardé de chief en chief
De fins rubins et d’autres gemmes.
(v. 2982-2985)

La beauté des deux protagonistes est également mise en valeur à


travers leur tête blonde. L’auteur ne s’intéresse pas uniquement à

E F F E R V E S C E N C E S M E D I E V A L E S N°1 - 34
la couleur de leur chevelure, mais aussi à leur longueur, leur
forme et à une coiffure ornée d’un diadème qui dénote encore
une fois leur rang social. Lorsque l’empereur se dirige vers la
chambre de sa fille où se trouve Guillaume, l’auteur consacre à
celui-ci plus d’une quinzaine de vers pour dresser son portrait 9.  9 V. 2974-2995.
Hormis un corps parfait et une tenue d’une richesse
exceptionnelle, une attention particulière est focalisée sur sa
chevelure blonde avec des boucles qui ondulent en frôlant son
visage. C’est aussi avec une fine précision que l’auteur décrit le
bandeau posé autour de la tête de Guillaume. Le même tableau
se présente, un peu plus loin, mais pour décrire aussi bien les
atours d’Aélis que sa chevelure et le diadème posé sur sa tête en
guise de guimpe :
cercelet petit d’orfrois
Ot en son chief en liu de gimple ;
Mout ot le regart douç et simple.
Ceste ert de totes la plus bele :
Sa bloie crine li cercele
En ondoiant tot lés le vis.
(v. 3300-3305)

Force est de constater que depuis le début de la narration, c’est


la première fois qu’Aélis est décrite avec autant de détails. Tout
comme Guillaume, elle est parée de ses plus beaux atours afin de
le voir et de s’entretenir avec lui en toute discrétion. Il faut dire
que ce moment du récit est décisif : une péripétie qui va amener
nos deux protagonistes à trouver une solution pour ne pas se
séparer. Aélis propose alors à Guillaume de fuir ensemble pour se
diriger vers le comté du père de Guillaume. Si l’auteur, en
dressant le portrait de ses héros, décrit avec une certaine minutie
le diadème posé sur leur tête, c’est surtout pour rappeler leur
rang ; un statut qu’ils devront oublier pour un long moment à
cause de l’apparition de l’escoufle. C’est pourquoi, en chemin,
après la fugue, Aélis et Guillaume, en s’arrêtent au moment des
repas, ce n’est plus une couronne d’or ornée de rubis et de
pierres précieuses qui embellit le « blont chief » (v. 4327), mais
une couronne de fleurs que Guillaume cueille avec soin :
Des flors qu’il truevent li fait tel
Chapelet qui mout li avient
(v. 4332-4333)

Un autre trait commun entre Guillaume et Aélis et qui a une


fonction essentielle dans la relation qui les unit est celui des
yeux. Le qualificatif « biax » revient comme un leitmotiv tout au
long du texte, mais c’est surtout le regard qui, lorsqu’il intervient,
éclaire le lecteur en lui révélant la profondeur des personnages.
Quand le jeune homme découvre Aélis, seule, en pleurs, il est
tout de suite épris de son exceptionnelle beauté, notamment de
ses yeux qui ressemblent à un miroir :

E F F E R V E S C E N C E S M E D I E V A L E S N°1 - 35
Si bele riens. En sa veüe
Se peüst bien uns hom mirer.
(v. 4812-4813)

Les yeux d’Aélis reflètent ainsi l’image de l’autre. Mais ils sont
également le miroir de l’âme. C’est à travers un jeu de regard que
Guillaume et Aélis se révélent leurs sentiments d’amour
naissant :
Il n’est riens qui vers amor puisse
Bareter ensi longement :
Li celers ne li valt noient,
Car lor regart sont tot commun.
(v. 2000-2003)

Plus tard, lorsque l’empereur décide de mettre fin à cette


relation, Guillaume abandonné à ses pensées, se lance dans un
long monologue où il essaie de savoir si Aélis éprouve les mêmes
sentiments à son égard. C’est ainsi plus la douceur du regard que
la beauté des yeux ainsi que le mouvement des yeux qui
rassurent le jeune homme :
K’a la douçor de ses biax iex
Aperçui je qu’ele amoit miex
Moi tot seul que tos ceus del monde,
Que fine amors li areonde
Tous les iex quant ele m’esgarde.
(v. 3161-3165)

Dans ce monologue, l’auteur recourt à tout un champ lexical du


regard à travers les substantifs « iex » (v. 3165), « regars » (v.
3169) qu’il réitère à plusieurs reprises et le verbe « esgarde » (v.
3165) qui rime avec « garde » (v. 3166) ainsi que « veoir » qui
rime avec « savoir » (v. 3171). Ce n’est qu’en regardant, en
examinant les yeux d’Aélis que Guillaume a pu voir des
sentiments réciproques. Car, les yeux d’Aélis représentent la voie,
la « fenestre » du cœur, selon les propos de l’auteur :
Je vi son cuer a la fenestre
De ses iex monter por savoir
(v. 3170-3171)

Ainsi s’opère, à travers regard un dialogue entre le héros et sa


bien-aimée. Le regard devient parole grâce à quoi une
communication est entretenue. C’est en fait le regard qui dirige la
stratégie narrative du texte. Le dialogue entre Guillaume et Aélis
est d’ailleurs quasiment absent et n’intervient pour la première
fois qu’à partir du vers 3392, c’est-à-dire à la suite de
l’interdiction de l’empereur. C’est lorsque Guillaume réalise qu’il
ne peut plus contempler sa bien-aimée qu’il décide de parler,
d’exprimer, en dressant un portrait idéal, son angoisse de ne plus
la voir, de ne plus la contempler :
Mais en vos en cui biautés mire,

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Si com je sais et com je voi,
Quant giete mes iex et avoi
En vos regarder, et je pens
Qu’il convient a finer par tens
Cest regart et cest parlement
(v. 3456-3461)

Le plaisir du cœur passe par celui des yeux. En énumérant les


traits qui font la beauté de la tête des héros, l’auteur joue sur
l’alternance des types de focalisation : quand les personnages se
rencontrent, c’est généralement une focalisation interne qui est
mise en place. Les traits de l’amant ou de la bien-aimée sont
décrit à travers le regard de l’autre. Ce jeu de miroir rend plus
intenses les sentiments qui les unissent. Ainsi, Guillaume, vu à
travers le regard d’Aélis, ne peut être que beau et séduisant :
Amors li refait .j. assaut
Ki li remet celi devant
Si bel, si preu, si avenant
Com el l’avoit le jor veü.
(v. 3222-3225)

L’auteur décrit, plus loin, ce même regard de Guillaume dirigé


vers Aélis en optant pour une focalisation zéro où il prédit
allusivement un événement ultérieur :
Mais la biautés et li visages
De celi qu’il garde en dormant
Li vait si tot son sens emblant
K’il en oublie l’aumosniere
(v. 4530-4533)

C’est en regardant son amie dormir que Guillaume oublie tout ce


qui l’entoure et ne s’aperçoit pas de l’arrivée de l’oiseau. Ce
regard constitue de ce fait une charnière entre un passé heureux
et un avenir aventureux. L’apparition de l’escoufle mettra fin à ce
regard extatique, privera Guillaume de ce plaisir comme Aélis qui
ne pourra voir Guillaume en se réveillant. Le regard distrait de
Guillaume s’avère ainsi semblable au sommeil profond d’Aélis ;
un état qui conduira à leur séparation.
Suivant les canons de beauté traditionnels, Jean Renart décrit les
principaux traits de beauté de la tête en donnant à chaque trait
une dynamique, une vivacité qui mettent en valeur la singularité
du personnage.
Si la tête de nos héros retient constamment l’attention de
l’auteur, c’est parce qu’elle est dans le texte étroitement liée aux
sentiments qui les traversent.

E F F E R V E S C E N C E S M E D I E V A L E S N°1 - 37
VALEUR DE LA TÊTE.

La tête des personnages se révèle dans L’Escoufle très expressive.


Selon les péripéties rencontrées, elle subit parfois des
changements de manière involontaire ou c’est le personnage lui-
même qui tantôt la chérit tantôt la martyrise.
Sous l’effet de la douleur, la face claire et vermeille disparaît pour
laisser place à un visage sombre, voire noir. Tel est la couleur du
visage du comte Richard agonisant :
De l’angoisse li biax visages
Li retrait et noucist et taint.
(v.2470-71)

Il en est de même pour la femme comte après la mort de celui-


ci :
Lli biax vis li plus que cendre
Taint et noircis et la coulors
(v. 2620-21)

Dans ce contexte de deuil, l’auteur précise que toute la chair


d’Aélis ainsi que son visage deviennent noirs :
Tel paor a que ne s’ocie,
Tote la chars li est noircie
Et li biax vis de maltalent.
(v. 2543-2545)
Le teint noir est ainsi associé au deuil, à la douleur, à la tristesse
et au désespoir. Le désespoir d’Aélis est aussi immense quand,
après avoir perdu de vue Guillaume, elle cherche un abri pour
dormir et rencontre Isabelle qui accepte de l’héberger. Afin de
montrer son état d’âme, l’auteur se contente de préciser
uniquement la couleur du visage de la jeune femme : « Mout a le
vis et taint et nuble » (v. 5010).
Les nouvelles hôtesses (Isabelle et sa mère) prennent grand soin
d’Aélis qui se laisse faire sans prononcer un mot. Accablée, Aélis
n’a pas besoin d’expliquer son état et les deux personnages qui
s’occupent d’elle ne peuvent que respecter son état en
apercevant la couleur de son teint.
S’il y a un autre organe du visage qui parle de lui-même face à la
douleur, c’est bien celui des yeux. Nos héros expriment leur
malheur par les larmes. Aélis ne peut se retenir de pleurer
lorsque son père interdit à Guillaume de la voir, mais de crainte
d’irriter son père, elle essaie de dissimuler cette expression de la
douleur :
En reponant deseur sa face
Oste les larmes qu’il nes voie.
(v. 3080-3081)

E F F E R V E S C E N C E S M E D I E V A L E S N°1 - 38
Aélis ne peut certes maîtriser ses larmes, mais elle fait tout pour
les cacher. D’ailleurs, toutes les fois où cette expression de la
douleur se manifeste, les larmes prennent dans le texte la
fonction de sujet :
L’aigue qui li descent des ex
(v. 4819)
A cest penser li saut des ex
L’aigue du cuer aval la face
(v. 4890-4891)10  10 On constate le même procédé
un peu plus loin lorsqu’Aélis, en
Aélis n’agit que pour cacher ses larmes en les essuyant ou en se voyant Guillaume mais ne le
mettant à l’abri des regards. Même si parfois, elle se trahit, elle reconnaissant pas, se rappelle son
ne révèle en aucun cas la cause de ses pleurs11 . ami et des moments heureux
d’antan : v. 7300-73001.
Quant à Guillaume, dominé par la douleur, laisse libre cours à sa
peine et n’éprouve aucune gêne pour pleurer devant toute  11 Voir v. 7314-7325.
l’assistance. L’auteur le montre, en effet, plutôt sujet qu’objet :
Ne cuidiés pas que il s’en tiegne
De plorer, ce seroit niens.
(v. 3070-3071) 12  12 On a également l’emploi du
verbe « plorer » quand il s’agit des
Il faut dire que les larmes chez Guillaume sont beaucoup plus larmes de Guillaume : « si forment
abondantes que chez Aélis. Sans doute n’ont-ils pas le même pleure » (v. 5099).
regard face aux péripéties qu’ils rencontrent. Aélis cache sa
douleur devant son entourage, son identité aux personnes
étrangères certes par pudeur, par honte d’avoir abandonné
l’empire familial, mais aussi par amour-propre. N’est-ce pas Aélis
qui décide de ne jamais quitter son ami, de préparer leur fugue ?
Tout au long du texte, Aélis excelle par son courage, sa fermeté et
réussit à gagner l’affection de tous tout en cachant son identité.
Guillaume ainsi que tout l’entourage de la jeune femme se
contentent alors de l’admirer, de la chérir et de lui faire preuve de
reconnaissance.
Guillaume, sur la route vers le comté de son père, en compagnie
d’Aélis, exprime à celle-ci son amour et sa gratitude en lui
caressant le visage ou en lui embrassant la tête :
S’entrejoignent si lés a lés
K’adès li tenoit cil au lés
Sa main ou a sa bele face.
(v. 4043-4045)
Après mangier li dist qu’il baist
Son blont chief sor son dolç escors.
(v. 4326-4327)

Aélis, sur les conseils d’Isabelle, s’installe à Montpellier et gagne


sa vie en lavant la tête des personnages importants, chevaliers et
damoiseaux. Si ces derniers confient leur tête, ce qu’ils ont de
plus cher aux soins d’Aélis, c’est bien parce la jeune femme, grâce

E F F E R V E S C E N C E S M E D I E V A L E S N°1 - 39
à sa beauté et à sa courtoisie a su gagner leur faveur.
Aélis devient à la fin du roman le modèle de perfection qui va
jusqu’à la sacralisation puisqu’elle est élue pour recevoir
l’onction : « De celi qui la ert enointe. » Elle n’est plus ainsi choisie
par le peuple, quoique l’empire de son père lui revient de droit,
mais par Dieu qui la considère comme une personne à part.
L’auteur donne également une place importante à la tête à
travers le lien que le personnage entretient avec Dieu. En effet,
l’empereur cite ses yeux pour lancer une imprécation
conditionnelle contre lui-même :
Diex me criet les iex dont vos voi,
S’ensi nel faç com vos le dites.
(v. 1658-1659)

De surcroît, il ne jure que par sa tête pour interdire à Guillaume


de revoir Aélis : « Par mon chief. » Un tel serment ne peut obliger
le jeune Guillaume qu’à obéir malgré la douleur qui en découle,
car ne pas respecter ce serment qui cite la tête impliquerait le
risque de la perdre.
Nos jeunes amants, en s’adressant à Dieu pour demander de
l’aide profèrent une prière en respectant minutieusement
l’instruction divine : Guillaume et Aélis, à la suite du serment de
l’empereur, passent une nuit tourmentée et après de longues
réflexions, ils prennent la position de la prosternation, face
contre terre pour invoquer le secours de Dieu :
De torner ; il se couce adens
(v. 3193)
Par son lit, enverse et adens
(v. 3265)

Dans les moments de souffrance, de lamentation, c’est à leur tête


que nos personnages s’en prennent en la maltraitant jusqu’à
l’évanouissement voire une défiguration. En effet, les pucelles qui
accompagnent Aélis dans le palais impérial commencent à se
cogner la tête contre les murs et les meubles du lieu en réalisant
que leur dame s’est enfuie :
Qui en la cambre erent adès
Hurter as parois et as ès
Lor chiés, et lor poins tordre et batre.
(v. 4091-4093)

De même, lorsqu’Aélis s’aperçoit après un somme que Guillaume


a disparu, elle endommage sa tresse après avoir déchiré ses
vêtements :
Ele ront ses dras et descire
Sa bele treche blonde et sore

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(v. 4696-4697)

C’est voir la force de son geste contre sa chevelure en montrant


ce qu’elle a pu faire de son vêtement.
Cependant, Guillaume se révèle beaucoup plus violent et agressif
en exprimant une douleur mêlée de colère. En retournant dans le
champ où se reposait Aélis et voyant que celle-ci n’y était plus, il
s’attaque violemment à sa tête au point de souhaiter mettre fin à
sa vie :
De son poing tel cop lés l’oreille
Ke sa face clere et vermeille
En deint perse jusqu’à l’oel
(v. 5105-5107)
Lors se prent par ses blons cheveus
Par poi nes derront et escrache
(v. 5110-5111)

Plus loin, en découvrant un milan, Guillaume utilise son poing,


toute sa force physique pour se frapper le visage, s’arracher les
cheveux jusqu’à se défigurer en provocant la consternation
générale. Cet épisode est raconté par l’auteur et repris par le
maître des faucons :
Il se fiert si grant cop del poing
Enmi les dens et sour le vis
(v. 6926-6927)
Qu’il met a ses cheveus ses mains
Il en sace a tout le mains
Plus de .I. a .j. seul trait
(v. 6931-6933)

À la vue de l’escoufle, Guillaume « perd la tête », entre dans une


sorte d’hystérie et s’attaque principalement à sa tête, jusqu’à
frôler la mort. Guillaume voit ainsi son geste comme une
autopunition à travers laquelle la douleur intérieure doit être
renforcée par la souffrance physique. La souffrance revêt une
sorte de rachat en s’infligeant une sorte de torture. C’est à ce prix
que Guillaume reverra Aélis.
*
Dans L’Escoufle, Jean Renart ne donne presque jamais de
description détaillée de la tête. Ce qui compte pour lui n’est pas
l’organe en lui-même, mais sa fonction et son effet sur l’autre. Les
traits qui mettent en valeur le visage des héros sont cités par
petites touches tout au long de l’histoire. La description se trouve
ainsi au service de la narration. Elle l’étoffe, l’embellit et lui
confère de la vraisemblance.
De plus, malgré les durs moments que subissent nos héros, leur
beauté n’est ni altérée ni perdue de vue : le visage qui devient

E F F E R V E S C E N C E S M E D I E V A L E S N°1 - 41
noir sous l’effet de la tristesse est avant tout beau. Les larmes
d’Aélis jaillissent et ruissellent sur un visage plus clair que glace.
Même quand Guillaume et Aélis martyrisent leur tête sous l’effet
de la douleur, le qualificatif « biau » revient sans arrêt. C’est
comme si l’auteur voulait montrer que quoique les personnages
endurent ou fassent, leur beauté demeure permanente,
indélébile.
La description de la beauté qui ouvre le texte revient à la fin avec
la même splendeur, la même magnificence. Le texte se ferme sur
lui-même. Les personnages retrouvent l’éclat et la joie qu’ils
avaient perdus après sept années de souffrance et de patience.
D’où la devise de l’auteur « Après l’anui, la joie et l’aise13 ».   13 V. 5169.

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« La teste sanz bu » : Le motif de la
tête coupée dans la chanson de
geste

par YAMEN FEKI


Maître assistant à la Faculté des Lettres et des Sciences Humaines de
Sfax (Tunisie).

La chanson de geste est sans conteste le genre de la guerre par


excellence. Elle se définit conventionnellement comme une
succession de combats violents qui mettent aux prises le héros et
un traître ou un valeureux personnage sarrasin. Blessures
mortelles, amputations des membres, éventrations et
décervelages distinguent ces affrontements dont l’extrême
violence est la principale caractéristique. Ceci dit, de tous les
motifs belliqueux qui figurent dans le texte épique, il en est un,
très fréquent, qui se détache nettement de l’ensemble, celui de
la décapitation. Ce motif, singulier et vieux de plusieurs siècles 1, a  1 Rappelons, à toute fin utile, que
en effet généreusement alimenté l’imaginaire jongleresque. le thème se rencontre déjà dans la
littérature antique sous la plume
Turold, auteur présumé du Roland, semble avoir indiqué le
d’Homère et d’Ovide (Persée coupe
chemin aux disciples, avec notamment le combat final qui se
la tête de la Gorgone et Orphée est
solde par la décollation du chef des païens, Baligant. Les décapité). Il apparaît également
successeurs ont essayé de composer leurs textes dans un esprit dans le texte biblique (voir par
d’émulation, et il s’en est suivi un enrichissement combien exemple l’histoire de la
heureux du motif. décapitation de Saint Jean-le-
Baptiste).
À travers un corpus de chansons des XII e, XIIIe et XIVe siècles, nous
tenterons de saisir les particularités et les variantes du motif. Il
s’agira d’étudier, dans une première partie, la symbolique de la
tête décapitée et les multiples usages qui sont faits de ce trophée
de la victoire. La seconde partie, elle, sera consacrée à l’examen
d’épisodes antithétiques prouvant que les têtes sarrasines
coupées peuvent être torturées, mais aussi, paradoxalement,
mises à l’honneur par l’ennemi.

LE TROPHÉE DE LA VICTOIRE.

À bien considérer les premiers textes épiques et certaines  2 Le Roland date de 1100 et le
chansons tardives contenant des épisodes de décapitation, l’on Couronnement du milieu du XIIe
conclut inévitablement à une évolution évidente du traitement siècle. Quant à La Chanson de
Guillaume, elle a été composée
de la tête tranchée. Il est vérifié que le Roland, le Couronnement
vers 1140.
ou encore La Chanson de Guillaume2 ne s’attardent pas

E F F E R V E S C E N C E S M E D I E V A L E S N°1 - 44
spécialement sur le sort réservé aux têtes des champions
sarrasins qu’ont fait tomber Charlemagne et Guillaume ; à cet
égard, le silence des auteurs laisse entendre que ces têtes seront
abandonnées volontiers aux charognards. En revanche, les textes
plus tardifs3, eux, font la part belle à la décollation – celle du  3 Nous pensons particulièrement
chrétien, mais aussi et surtout celle du Sarrasin, car, pensons- à certaines chansons de geste du
nous, elle est chargée d’une forte symbolique. XIVe siècle. Au sujet des chansons
de geste tardives, on pourra
Dans la chanson de Florent et Octavien4, le soudan Aquarius met consulter avec profit l’article de
le siège devant la ville de Paris, où réside le roi Dagobert, François SUARD « L’originalité des
accompagné de trois cent mille païens et du géant Fernagu. épopées tardives », P. Frantz, C.
Infatué, le champion sarrasin demande un combat singulier qui Cazanave, F. Jacob et P. Nobel (dir.),
L’épique : fins et confins, Besançon,
décidera du sort de la capitale française. Garnier de Moncorentin
Presses universitaires Franc-
relève le défi, mais, pour son malheur, il ne trouve pas le temps Comptoises, 2000, p. 39-59, et celui
de frapper le moindre coup, et il se fait vite décapiter par le de Claude ROUSSEL, « L’automne
colosse qui offre sa tête à Marsebille (v. 2494-2498). de la chanson de geste », dans
Cahiers de recherches médiévales,
Le poète renchérit sur cet épisode de décapitation en proposant
12, 2005, p. 15-28 .
au même géant un adversaire digne de lui, l’un des héros
éponymes, Florent. Non sans surprise, l’enfant de quatorze ans  4 Florent et Octavien, Chanson de
réalise un exploit, il vient à bout de Fernagu et, mieux encore, il geste du XIVe siècle, éd. N.
se sert de sa propre hache pour lui trancher la tête (v. 2940), LABORDERIE, Paris, Champion
vengeant ainsi Garnier et privant les Sarrasins du plus redoutable (Nouvelle Bibliothèque du Moyen
de leurs atouts guerriers. La victoire du chrétien est d’autant plus Âge, 17), 1991.
méritoire qu’elle était imprévisible eu égard aux forces
incomparables des deux combattants.
La « grande hydour » de ce « chief » coupé (v. 3068)
n’empêchera nullement Florent de le « trouss[er] a sa selle » (v.
2947) et de le garder précieusement. Ce trophée, que le
vainqueur emporte la tête haute, est une preuve irréfutable
d’une suprématie magistralement démontrée devant tous les
présents, mais c’est aussi la notification d’une dignité proche de
lui plus que jamais, comme il le signifie lui-même au connétable :
La teste du payen reprint sans nul demour,
La moustre au connestable et luy dit par amour :
« Voyés le chief du Turc plain de grande hydour,
Ne le voudroye perdre pour d’or plaine une tour,
Ainxoins le moustreray ge pour aquerir honnour,
Au noble roy de France et a l’empereour.
(Florent et Octavien, v. 3066-3071)

Le héros, qui a toujours rêvé d’être chevalier, vise haut. Pour lui,
cette tête vaut bien plus qu’une tour pleine d’or ; offerte aux
dignitaires français, elle lui permettra de se réserver un statut
honorable qu’il lorgnait depuis son plus jeune âge.
Mais ce n’est pas tout, car Florent compte immortaliser son
exploit. Et à défaut de pouvoir garder avec lui son trophée en
permanence, il entreprend symboliquement de peindre la tête
du Sarrasin sur son écu :

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En mon escu aray le chief du Sarrazin,
Noir commë est la plume de ung bien vielz corbin […]
Et fist on son escu paindrë et pourtrattie :
Le chief du Sarrazin qu’i conquist sur l’erbier
Fist il paindre et pourtraire com oëz deviser ;
(Florent et Octavien, v. 3235-3242)

L’écu ainsi décoré constitue un objet de substitution, qui autorise


le jeune guerrier à se séparer sans regret d’une tête vouée tôt ou
tard à la décomposition. Aussi longtemps qu’elle sera gardée par
Florent, cette arme défensive conservera l’heureux souvenir de
son combat contre Fernagu – tout comme le nez de Guillaume a
porté de son vivant la noble marque de sa rencontre avec le
tristement célèbre Corsolt. En outre, ce bouclier, désormais
définitoire du protagoniste, acquiert une fonction psychologique,
c’est en effet grâce à elle que le héros se fera connaître et par là-
même craindre dans le champ de bataille, sans doute, ses
adversaires n’en seront-ils que plus impressionnés.
De retour à Paris après avoir terrassé Fernagu, Florent retrouve
Dagobert, le roi de France, et, à la satisfaction générale, il lui
offre la tête du géant, ne manquant pas de souligner, au passage,
sa grande hideur :
J’ay le jaiant occiz, il gist sur le prael,
Vecy le chief de luy, moult avoit lait musel.
(Florent et Octavien, v. 3119-3120)

Cet exploit du guerrier lui vaut tous les honneurs, et le roi ne le


déçoit pas, puisqu’il lui fait fête et, dès le lendemain, l’adoube et
lui donne de l’or, une petite fortune qui lui facilitera, pense-t-il, le
mariage avec sa bien-aimée, la même Marsebille que Fernagu
voulait épouser.
Cette récupération de la tête décapitée de l’ennemi vaincu n’est
pas un cas isolé, tant s’en faut. Il suffit, pour s’en persuader, de
considérer deux remarquables épisodes de la chanson de Huon
de Bordeaux5, lesquels font écho à celui ci-haut analysé. Dans ce  5 Huon de Bordeaux, Chanson de
texte, le Bordelais adopte un comportement semblable à celui de geste du XIIIe siècle, publiée d’après
Florent, lors d’un affrontement, il « fait voller » la tête du traître le manuscrit de Paris BNF fr. 22555,
Amaury (v. 2175-2183) et en fait don à Charlemagne : « Ve ci la trad. W. W. KIBLER, F. SUARD, Paris,
teste le cuver Amaury » (v. 2197). Ce même sort est réservé au Champion (Champion Classiques.
Moyen Âge, 7), 2003.
renégat Dudon qui n’est autre que l’oncle de Huon. La tête
coupée finit accrochée au mur de la ville :
Il trait l’espee que li pant au costeit ;
Le brant entoise per moult rude fierteit,
Le chief li ait tout maintenant copés,
Pues le pandit au mur de la citeit.
(Huon de Bordeaux, v. 4569-4572)

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De la même manière, l’émir de Tolède ordonne de suspendre la
tête du géant Lucien décapité par Alis, alias Ballian, dans Lion de
Bourges6 au-dessus de la porte principale de la ville. Cette  6 Lion de Bourges, poème épique
mesure participe d’une tactique guerrière qui vise à plonger les du XIVe siècle, éd. critique W.
ennemis dans le désespoir. Ainsi, voit-on Marsile pleurer la WESTCOTT KIBLER, J.L. PICHERIT,
disparition de son champion : Thelma S. FENSTER, Genève, Droz
(Textes littéraires, 285), 1980.
[…] au trez ploure et crie et moult se demanta
Pour l’amour du joiant qu’ansi on li tuait.
(Lion de Bourges, v. 1957-1958).
À son tour, la chanson de Tristan de Nanteuil7 fait état d’un cas de  7 Tristan de Nanteuil, Chanson de
trahison perpétrée par Malaquin, personnage dont la fin n’est geste inédite, éd. K. V. SINCLAIR,
pas sans rappeler celle de Dudon. Le poète raconte comment, Assen, Van Gorcum, 1971.
parti pour Rochebrune à la recherche de son frère Tristan, Doon
doit accepter une périlleuse mission, celle de soutenir la
princesse du royaume sarrasin, Florine, qui a été incarcérée en
vue d’être plus tard « arse et embrasee » par les parjures (T. N., v.
17369), et qui n’a pas trouvé de champion pour défendre sa
cause. Ainsi, il affronte Malaquin, le « plus fier paien en toute la
contree » (T. N., v. 17366), en combat judiciaire. Le guerrier
chrétien fait tant et si bien qu’il « l’abat mort […], gueulle beee »
(T. N., v. 17392). Ayant manqué l’épisode de l’élimination de celui
qui travaillait à sa perte, la Sarrasine reçoit en compensation sa
tête lors d’une cérémonie soigneusement mise en scène par
Doon :
Et le bastart monta en la salle pavee.
La teste Malaquin avoit mise et posee
Ou tronçon d’une lance, sy l’a amont levee.
Ung paien la porta devant lui l’ajournee,
A Florine s’en vint le Turc sans demouree,
Et se lui presenta la teste herupee
(Tristan de Nanteuil, v. 17399-17404)
Il est clair que Doon procède à une décollation post mortem de
Malaquin et, tel un roi accompagné d’un suivant – le païen à qui
le trophée est confié, il accède glorieusement au palais de Florine
afin de lui remettre le précieux cadeau. Le héros porte
l’humiliation à son comble en plaçant la tête du traître sur le
tronçon d’une lance haut levée tel un étendard. La princesse sait
alors réserver à cette tête le traitement qu’elle mérite, car « […]
en son d’une tour [elle] fut et mise et posee. » (T. N., v. 17405)
pour que toute la ville fête la disparition du traître.
Ajoutons, dans ce même ordre d’idées, que la célébration de la
victoire prend une forme similaire dans La Chanson d’Antioche8 ,  8 La Chanson d’Antioche, éd. J. A.
où les chrétiens s’offrent un moment de jubilation en décapitant NELSON, Tuscaloosa, University of
les Turcs. Les têtes sont placées sur des pieux qu’on plante au Alabama Press (The Old French
Crusade Cycle, 4), 2003.
beau milieu du campement :

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Ou tronçon d’uneEt no baron ont fait les paiens asambler,
Ceus k’il orent ocis et a mort fait livrer.
Adont lor veïsciés grant joie demener,
Les tiestes lor trencirent, en peus les font bouter,
Aval les cans les font et drecier et lever.
(Chanson d'Antioche, v. 5879-5883)

L’emplacement des têtes est habilement choisi par les chrétiens.


Ce même spectacle, qui leur procure une satisfaction
personnelle, s’offre aux yeux de leurs ennemis, et il constitue
pour eux une source de malheur et de bouleversement, ce qui ne
laissera pas de les affecter profondément. C’est ce qu’on peut
déjà voir à travers la réaction de Garcion d’Antioche qui pensait
que son fils figurait parmi les victimes :
Et a veü les tiestes, n’ot en lui c’aïrer.
Cuida mors fust ses fius que tant soloit amer.
Lors oïssiés le roi grant dolour demener,
Ses blances mains detordre et ses ceviaus tirer
Et de l’un puig sor l’autre et maller et hurter.
(Chanson d'Antioche, v. 5897-5901)

La vue des têtes coupées dans le campement ennemi plonge le


roi de la ville assiégée dans une « grant dolour », qui le porte à se
tordre les mains et à s’arracher les cheveux, ce qui prouve que les
chrétiens sont parvenus à endeuiller la cité païenne 9.  9 Voir également la réaction
d’Agoulant qui reçoit la tête de son
On a pu le constater, dans plus d’une chanson de geste, la fils Eaumont servie avec un bras sur
décapitation cesse d’être uniquement un moyen efficace et son propre écu dans Aspremont, v.
spectaculaire d’éliminer l’ennemi. Elle acquiert une fonction 7967-7972.
importante parce que symbolique, puisqu’elle fait office de
trophée de la victoire, que le champion tient à récupérer ; elle
peut en effet faire son bonheur. Mais la tête séparée du corps est
également utilisée par les vainqueurs pour décontenancer leurs
adversaires. Certaines chansons tirent même un grand parti de
cette dernière fonction de la tête coupée, en s’attardant
volontiers sur le rudoiement qui lui est infligé. Ceci étant, si le
champion sarrasin est valeureux, sa tête peut parfois être
honorée.

TÊTE TORTURÉE, TÊTE HONORÉE.

Contrairement à certaines chansons qui semblent s’en tenir à


l’acte de décapitation accompli par le héros, sans doute parce
que jugé le plus important dans un combat, d’autres affichent
une préférence marquée pour la description de l’état lamentable
dans lequel la tête est mise avant ou après l’affrontement. Si Alis,
se contente de couper la langue du géant Lucien après l’avoir
décapité (L. B., v. 1849-50), Huon de Bordeaux, lui, fait un très
mauvais parti à l’émir Gaudisse qui refuse de se convertir :

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Huë entoise le boin brant aserrez,
Tout maintenant li ait le chief copér ;
Li barbe prant qui pandoit sous le neis,
Pues li ostait .iiij. dent maiselelz,
Hor de la geulle li ait Hue getér,
(Huon de Bordeaux, v. 6977-6981)

Il faut préciser que le héros n’agit pas de son propre chef, mais
applique à la lettre les consignes malintentionnées de
Charlemagne, qui ne voulait que le faire périr et venger de la
sorte la mort de son fils. Mais le projet de l’empereur n’aboutit
pas et la mission est accomplie avec brio. La violence subie par la
tête est donc ici moins une manifestation de cruauté – un simple
coup d’épée aurait suffi à tuer le Sarrasin – qu’une nécessité
imposée par la volonté du héros d’expier sa faute. Dans d’autres
cas, pourtant, la torture est pratiquée volontiers et non sans joie.
À ce propos, La chanson d’Antioche nous offre des séquences
narratives saisissantes que toutes les épopées ne connaissent
pas. Ces scènes reviennent en leitmotiv et contiennent une
nouvelle variante du motif de la décollation. Après avoir
remporté une bataille sous les murs de la ville de Nicée, les
croisés décapitent les guerriers sarrasins tombés dans le champ
de bataille. L’ensemble des têtes est catapulté dans la cité grâce
aux mangonneaux :
Et ont prises des tiestes de la jent mescreant,
Es mangouniaus les misent no Crestïen vallant,
En la cité de Nike les alerent jetant,
Pour ce le font li nostre, que tout soient doutant.
(Chanson d'Antioche, v. 2140-2143)

Plus loin dans le texte, la ville d’Antioche reçoit la même « pluie


funéraire », à la différence que, cette fois-ci, les têtes
appartiennent à des guerriers déterrés pour la circonstance :
Puis destierent les mors de la gent de Persie,
A cascun des mors Turs ont la teste trencie,
XV.XX. en i ot, nel mescreés vous mie !
Par les murs d’Antioce qui’st de piere polie,
As perieres turçoises dont la perre est furmie
Ont jetees les tiestes. [Et] cascune galie !
(Chanson d'Antioche, v. 3981-3988).

La tête de Hugues l’Allemand n’est pas mieux traitée, puisqu’elle


est, à son tour, envoyée de la même façon dans la ville assiégée :
A Hugier l’Alemant li font le cief cauper,
A mangouniel le font en la cieté gieter ;  10 La Conquête de Jérusalem
Par deseure les murs ont fait le cors voler. faisant suite à La Chanson
(Chanson d'Antioche, v. 5481-5483). d’Antioche composée par le pèlerin
Richard et renouvelée par Graindor
Le croisé Bohémond va même plus loin en demandant, dans La
de Douai au XIIIe siècle, éd. C.
chanson de Jérusale10, de livrer les têtes sarrasines au supplice HIPPEAU, Paris, Aubry, 1868.

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avant de les projeter dans la ville de Jérusalem :
Ore, Baron, as testes pensés del rooignier,
As coes des chevax noer et atachier ;
Devant Jerusalem les volrons caroihier,
Très parmi les haus murs là dedens balenchier.
(Chanson de Jérusale, v. 711-714)

Même si les textes ne décrivent pas les têtes lancées, on peut


évidemment conclure à leur état lamentable à l’arrivée. Le
recours récurrent à cette technique guerrière inhabituelle et non
moins curieuse prouve que les croisés se permettent tout pour
accéder au Saint-Sépulcre. De même que le corps enseveli, la
tête du mort n’est pas objet de respect, et partant, elle est
souillée, et la morale blasphémée sans aucun scrupule. Le
meilleur moyen de prendre la ville assiégée est d’ébranler le
courage de ses défenseurs. La preuve en est la réaction de la cité
d’Antioche qui est « de grant doel raemplie ! » (Ch. A., v. 4000) à
la vue des têtes coupées :
Quant paien l’ont veü, grant i fu l’estormie :
Et li pere et la mere, lor serors, lor amie
Qui connurent les tiestes, cescuns en brait et crie
Et maudient la tiere u no jens fu norie !
(Chanson d'Antioche, v. 3989-3894)11  11 Se référer également à Ch. A. v.
5481 à 5484 et à Ch. J. 715.
Mais ce n’est pas ce qu’il y a de plus violent dans notre corpus.
Empressons-nous de signaler en effet que c’est la chanson
d’Aspremont qui accorde le plus d’intérêt à la tête torturée en la
décrivant en détail. Au terme d’un combat acharné mené à la fois
contre Charlemagne et Roland, le Sarrasin Eaumont finit par
succomber. Le poète, faisant l’éloge de Roland, juge bon de
décrire l’état piteux dans lequel il met la tête de son ennemi
implacable « estrangement […] hasté » (Asp., v. 5501) par lui :
Dou trox de hante li avoit tant doné
Que li dui oil li estoient volé,
Mais sor la face estoient aresté ;
Et anz es fosses dom estoient osté
Ot la cervelle avec le sanc mellé.
(Aspremont, v. 5502-5506)

Cette tête, nous l’avons dit, sera coupée et envoyée à Agoulant,


le père d’Eaumont sur un conseil de Girard pour le « corocier » (v.
7530-7). C’est alors l’occasion pour le poète d’étoffer sa
description, comme s’il voulait, à sa manière, fêter la disparition
de cet être démoniaque. Il fait état de la lividité et du
noircissement du visage du défunt (v. 7904) avant de rappeler le
tableau singulier des yeux exorbités qui pendent sur le visage et
de la cervelle qui sort par les oreilles (v. 7566-7621). Ce
châtiment très sévère reçu par le Sarrasin qui a manqué éliminer
Charlemagne, le chef suprême des chrétiens, semble être
congruent au péché qu’il a commis, et il explique l’acharnement

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de Roland qui, pour éliminer son adversaire, « Fiert et refiert .iii.
cox an .i. tenant » (v. 5434).
À cette tragique disparition de son fils, le père inconsolable
réagira, mais il sera à son tour décapité par Claires (v. 10288-90),
mise en abyme singulière, puisque la décollation du guerrier
sarrasin renvoie symboliquement à celle de son armée qui perd
ainsi son chef12. Combattant au-dessus de tout éloge,  12 Faut-il rappeler que « chef » a
« proudom » (v. 10362), Agoulant sera célébré par Girard dont il pour étymologie le latin caput,
place le corps dans une bière installée dans une salle du palais tête ?
princier (v. 10388-10391). Et contrairement au « chief »
d’Eaumont, celui du père est mis à l’honneur, Girard « l’a fait
richement acesmer » (v. 10396) avant de l’envoyer à
Charlemagne dans « une cope de cuit or esmeré » (v. 10488) « de
l’ovre Salemon » (v. 10469). La célébration posthume du Sarrasin
témoigne de la loyauté de ses ennemis et constitue peut-être un
premier pas sur le long chemin de la tolérance qui nécessite une
meilleure connaissance de l’autre. Cette nouvelle veine épique
apparaîtra sous son jour le plus favorable dans certaines
chansons tardives.
*
La décapitation du Sarrasin est la marque distinctive des combats
singuliers épiques, et la tête de l’ennemi récupérée par le héros
chrétien constitue le trophée de la victoire et la preuve d’une
supériorité à la fois guerrière et religieuse. S’agissant d’intimider
les païens, les fidèles donnent ce trophée en spectacle ou
l’utilisent comme projectile catapulté à l’intérieur de la ville
convoitée. La tête tranchée est ainsi le plus souvent torturée,
mais il arrive aussi – rarement, il est vrai – qu’on l’honore quand
le défunt est un guerrier intrépide.
N’a été considérée ici que la décollation des Sarrasins. Or, dans
son extrême richesse, la chanson de geste présente aussi des cas
de chrétiens qui se font décapiter dans des situations variées, et
sur lesquels il convient de s’arrêter. La légende de Saint-Denis qui
a été décapité par Clovis, par exemple, est rappelée dans Florent
et Octavien et trouve un écho dans La chanson d’Antioche, où un
prêtre continue à dire sa prière alors qu’il avait la tête tranchée ;
ces récits cherchent sans doute à sacraliser les têtes des saints.
Ami et Amile, pour sa part, intègre la décollation dans un
contexte merveilleux. La fin heureuse de cet exemplum
représentée par la guérison d’Ami et la résurrection des fils
d’Amile fait de la chanson un vrai hymne à l’amitié. Avec ses
différentes variantes, le motif de la décapitation semble donc
être inépuisable. 

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