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Revue DEffervescences Medievales N 1 Sep
Revue DEffervescences Medievales N 1 Sep
Couverture : Bernat Martorell, Saint Georges et le dragon, 1400-1452. Chicago, Art Institut.
© Effervescences Médiévales.
SOMMAIRE
EFFERVESCENCES MEDIEVALES N° 1 / SEPT. 2020
5 Éditorial
53 Bibliographie générale
E F F E R V E S C E N C E S M E D I E V A L E S N°1 -4
EDITORIAL
EFFERVESCENCES MEDIEVALES N° 1 / SEPT. 2020
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EN TÊTE À TÊTE AVEC DIEU : LA TÊTE DE
L'ABBÉ SUGER AU PORTAIL DE SAINT-DENIS
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singularisation : le visage possède les traits propres à l’individu. À
Saint-Denis, les rapports entretenus entre la tête sculptée de
l’abbé et l’ensemble des images du tympan peuvent être compris
comme les signes de la relation personnelle de Suger à Dieu. La
figure de l’abbé témoigne aussi, semble-t-il, de la valeur de la
sculpture en tant que création humaine. Suger est, par sa
présence à l’intérieur du tympan, donné à voir comme l’auteur
des images de ce dernier. La sculpture paraît alors conçue comme
le témoignage matériel d’une élévation spirituelle de l'abbé.
À cet égard, le motif de sa tête joue probablement un rôle
primordial. Elle est le siège de la pratique méditative de Suger,
mais aussi de son activité de concepteur. La figuration de ce motif
permet alors de faire le lien entre la sculpture et le transport
anagogique de l’abbé que l’image donne à voir : ce sont les
résultats d’une construction intellective qui lui est propre. Outil
de la méditation et de la création sensible, la tête de Suger
indique possiblement, par sa place au tympan, que l’image de
pierre est l’empreinte matérielle de sa propre édification
intérieure, le fruit de sa prière. La représentation de Suger
servirait ainsi à rendre visible son rôle d’acteur d’un processus
spirituel autant que d'auteur des images. Si tel est le cas, la
présence sculptée de l’abbé souligne que l’image est le reflet
sensible de sa relation invisible au divin. Elle donne à voir,
néanmoins, l’imperfection de l'ouvrage sculpté qui ne représente
pas la réalité divine, immatérielle et ineffable.
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paraît, par conséquent, corrélée.
S'il est abusif de parler de portrait, ce type d’autoreprésentation
n’est pas une innovation. Dans un manuscrit du XI e siècle copié à
Saint-Germain-des-Prés, un autre abbé, Raban Maur est à la fois
identifié et représenté en prosternation au pied d’une croix, dans
le manuscrit du In honorem santae cruci qu’il a composé à Fulda
au IXe siècle6. L'affinité formelle entre la figure de Raban Maur 6 BNF, ms. lat. 2423, fol. 31 v. ;
dans cette image et celle de Suger au tympan de Saint-Denis, Merci à Julien Stout de m’avoir
ainsi que des places qu'elles y occupent respectivement, est ouvert des pistes à ce sujet.
frappante. Une telle formule, mettant en parallèle le nom et la
figure d’une unique personne, sert, semble-t-il, de lien entre
deux principes. Elle permet, d'une part, d’affirmer l’importance
de l’individu et de son intériorité dans la relation au divin : la
mise en avant personnelle des abbés en est le signe. La
singularisation de leur personne est conjointement manifestée
par une inscription nominale et par une figuration. Placée au bas
de la représentation, au pied d’une croix monumentale, leur
image est celle d’un être seul, revêtu des signes de sa fonction
monastique. De même que la mention de leur nom, et s’il est
difficile de l’affirmer concernant Suger, pour Raban Maur les
traits du visage bien que sommaires et non réalistes servent à le
singulariser.
D’autre part, sur le portail de Saint-Denis comme dans le
manuscrit, la double désignation témoigne d’une altérité entre la
valeur de l’écrit et celle du décor. Elle indique clairement le rôle
d’auteur des abbés. À Saint-Denis, l’image matérielle et le texte
sont deux voies complémentaires de l’expression d’une sensibilité
personnelle. Ils témoignent de la relation entre l’homme désigné
et l’environnement dans lequel il est inscrit ; les signes qui
occupent le reste du décor servent de médiation pour la prière.
Outil privilégié, la forme graphique littéraire ou figurée est alors
donnée à voir comme la trace d’une spiritualité intérieure,
transmise ensuite dans la matière. Résultat d’une pratique
méditative, l’image expose la véracité d’une relation au divin qui
prend appui sur un signe matériel et non la Vérité de ce qu’est
Dieu.
Sur les images, la figuration des abbés sert de modèle à
l’observateur et explicite la nature de l’image, comme artéfact. À
Fulda, Raban Maur souligne dans son titulus pour l’autel de Saint
Boniface combien la « réalité céleste [est] inaccessible par
l’image, mais appréhendable par la prière, c’est-à-dire dans
l’intimité de la rencontre avec Dieu7 ». L’incapacité de l’image 7 Vincent DEBIAIS, La croisée des
matérielle à être présence de Dieu est également affirmée par signes: l’écriture et les images
Suger puisque le titulus de la porte indique que « l’esprit médiévales, 800-1200, Paris, 2017,
engourdi s’élève vers le vrai à travers les choses matérielles 8 ». p. 103-109.
Les réflexions des deux abbés sont proches et peuvent être
8 SUGER, op. cit., p. 116-117.
pensées sous le prisme de l’ekphrasis : le texte poétique et
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l’image sont du ressort de la « fixation d’un état d’âme9 ». Bien 9 Vincent DEBIAIS, op. cit., p. 149.
que la vision constitue une étape dans l’ascension vers le Vrai,
l’image perçue ne contient pas la Vérité divine, mais le fruit de
cette ascension qui constitue une rencontre.
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implique la prise en considération de ce qu’il est une création de
l’abbé grâce à la présence de sa figure : l’image est montrée
comme étant un objet, tributaire de ce prisme individuel. Par
l’évocation de la personne de l’auteur, le spectateur ne considère
ni l’image, ni même la façon dont l’abbé est en lien avec la
divinité, comme une réalité ontologique. La présence de la tête
sculptée de Suger au tympan signifie alors probablement les
lacunes de la capacité de l’homme en quête de Dieu. Le motif
exprime aussi, semble-t-il, la faillibilité du témoignage matériel
de la sculpture dont elle fait partie et qui parce qu’elle est
matière, étendue et variation formelle, ne peut correspondre à
l’essence divine, immatérielle, une et simple.
La représentation de l’abbé est la signature de cette forme
théophanique de l’image, qui n’ambitionne pas la Vérité. Ainsi, la
place prépondérante de Suger dans son œuvre peut être lue
comme un témoignage de partialité et une exhortation à
l’humilité : il s’agit de la vision d’un homme en cheminement
anagogique. Si Erwin Panofsky, relevant la mise en avant
personnelle de l’abbé y voyait un trait de « sa vanité personnelle
», la représentation de Suger indique cependant que la forme
sculptée est l’empreinte dans la pierre de la réception intérieure
du divin par Suger, lors de la pratique méditative 11. Ainsi, 11 Erwin PANOFSKY, Architecture
l’inadéquation entre la sculpture et Dieu ne semble pas niée. Par gothique et pensée scolastique.
la représentation de son auteur, qui accuse le caractère fabriqué L’abbé Suger de Saint-Denis, Paris,
et subjectif de la création humaine, l’illusionnisme de l’image est 1967, p. 62.
volontairement rejeté : donner à voir le concepteur de l’image au
sein même de l’image permet, en effet, de définir cette dernière
comme un artéfact. L’observateur, mis en garde, ne peut
confondre l’œuvre « faite de main d’homme » et la divinité. Il est,
par conséquent, invité à dépasser l’image de pierre, comme l’y
incite le titulus de la porte.
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l’image doit, conformément à la définition qui en est faite à
l’époque carolingienne, être tenue pour matérielle et par
conséquent incapable de rendre compte du divin, ce que Suger
affirme. Dans un célèbre passage, il dépeint le processus
anagogique que déclenche chez lui la considération des
gemmes :
La splendeur multicolore des gemmes me distrait parfois de mes
soucis extérieurs et qu’une digne méditation me pousse à
12 SUGER, op. cit., p. 134 -135.
réfléchir sur la diversité des saintes vertus, me transférant des
choses matérielles aux immatérielles, j’ai l’impression de me
trouver dans une région lointaine de la sphère terrestre, qui ne
résiderait pas toute entière dans la pureté du ciel et de pouvoir
être transporté, par la grâce de Dieu, de ce [monde] inférieur
vers le [monde] supérieur suivant le mode anagogique12. 12 Suger, op. cit., p. 134-135.
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le signe. En retour, cette gloire est pour l’homme une
illumination. La prière est montrée autant comme louange de
l’homme à Dieu que comme don de la grâce divine à l’homme.
Elle formule une union théophanique, qui a pu être définie par
Jean Scot comme une relation réciproque puisque « c’est par un
concours mutuel que la créature subsiste en Dieu et que Dieu se
crée sous un mode extraordinaire et inexprimable dans la
créature, en se manifestant Lui-même13. » Entre les réalités 13 Jean Scot ÉRIGÈNE,
terrestres et spirituelles, la figure de l’abbé est dans un mode de Periphyseon. Livre III, Paris, 1995,
transport spirituel que l’Érigène décrit comme un état 678 C, p. 167.
intermédiaire, un « troisième monde » et qui constitue une
« sorte de tiers pour transgresser la dualité »14. 14 Jean Scot ÉRIGÈNE, Homélie
sur le prologue de Jean, Paris, 1969,
La tête de Suger est l’outil de sa propre conception du divin, XIX, 294 A – 294 B, p. 293-295 ; voir
d’une théophanie intérieure dont, possiblement, l’image du Emmanuel FALQUE, Dieu, la chair
tympan est la trace dans la pierre. Suger semble proche à ce sujet et l’autre : d'Irénée à Duns Scot,
des conceptions de l’Érigène, qui reprend et traduit les Pères Paris, 2008, p. 89.
Cappadociens, le Pseudo-Denys et Maxime le Confesseur. Chez ce
dernier, on trouve par ailleurs une description de l’état
intermédiaire de l’homme en union à Dieu proche de celle de
Suger, mais également une définition du processus anagogique.
Selon le Confesseur, par anagogie, l’église matérielle se fait le
miroir de l’âme qui la contemple, l’invitant à un dépassement du
sensible :
C’est peut-être en vue de cette âme que l’église faite de main
d’homme qui en est symboliquement un modèle grâce à la
variété des réalités divines qui s’y trouvent nous a été livrée
sagement pour nous guider vers ce qui est plus élevé. […] Par la
contemplation anagogique, disait [le bienheureux vieillard],
l’église est un homme spirituel, et l’homme est une église
mystique15.
15 Maxime de CHRYSOPOLIS, La
Selon l’auteur, la contemplation induit un reflet entre l’homme et mystagogie, Paris, 2015, V-VI, 681
l’image. Le processus anagogique semble, à cet égard, être défini D- 684 A, p. 106-107.
comme le mouvement intérieur d’un être qui passe des choses
matérielles, tel qu’elles sont reçues sensiblement, vers la
compréhension des choses célestes que les premières ne
peuvent contenir. Ainsi, pour Maxime le Confesseur comme pour
Suger, l’anagogie est un processus interne, déclenché par l’image,
mais indépendant d’elle : se basant sur la réception sensible de la
chose matérielle, tremplin pour la pratique spirituelle, le
transport anagogique n’en aboutit pas moins au détachement
vis-à-vis de l’objet contemplé, support périssable et passif, qui
doit être écarté lors du transport mental de l’homme vers les
réalités invisibles.
La représentation de l’abbé montre que la sculpture n’est pas
l’actrice de l’anagogie, mais, au tympan, la trace d’une
contemplation antérieure de Suger. Dialogue entre créateur et
spectateur, l’image induit postérieurement la contemplation de
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l’observateur. Elle est transcription de la théophanie de Suger et
invite elle-même l’observateur au processus anagogique en
servant de support, mais en induisant aussi le détachement par la
monstration de son imperfection. De cette manière l’homme, qui
n’est pas uniquement corporel, mais possède une âme, peut se
détacher de la matérialité de ses sens et de l’objet-support et
s’élever en passant en l’esprit à du sensible au spirituel, invisible.
La vision des sculptures l’entraîne anagogiquement : elle
déclenche un processus d’abstraction qui consiste en la
distinction de la matérialité de l’image et de la Vérité divine. Ce
procès permet à l’homme de se détacher de la première pour se
concentrer sur la seconde. Sur la sculpture du tympan de Saint-
Denis, l’image matérielle constitue comme dans les écrits de
Grégoire de Nysse, « un tropos, parfaitement détaché de l’objet
qu’il est censé pourtant approcher, mais parfaitement adéquat
en revanche à la mise en acte de la signification selon les
structures de l’entendement. Son action est donc, elle aussi,
double : opérer le transfert et révéler un contenu ailleurs que
dans la parole et l’image. C’est la structure idéale du
fonctionnement transitif de la médiation et de la signification :
une forme de transitivité réflexive (l’image ajoutant sa réflexivité
au caractère transitif du mot. […] Ces actes sont propres au
récepteur, à l’homme qui entend, qui voit et qui comprend la
signification de ce qu’il entend et ce qu’il voit16 ». 16 Anca VASILIU, Eikôn: l’image
dans le discours des trois
L’exacerbation de l’individualité et du rôle médiateur de l’esprit Cappadociens, Paris, 2014, p. 92.
humain est justement permise par la représentation de l’abbé
Suger, la mention de sa personne et la place allouée à sa figure
au tympan de Saint-Denis.
*
La figure de Suger et la place de sa tête doivent ainsi
probablement être comprises autrement que sous le biais d’une
réflexion psychologique moderne. Expression d’une sensibilité
spirituelle et d’une démarche esthétique, la représentation de
l’abbé est avant tout vectrice de sens dans le lieu sacré. Si
l’homme y est au centre du décor, il jouit effectivement d’une
place privilégiée dans la Création, lui qui est fait à l’image de
Dieu. L’objet matériel créé ne sert alors que dans sa modalité
réflexive : seul l’homme, d’un statut supérieur à cet objet, est
acteur de son élévation. Au linteau, la prière de Suger orientée
vers son salut fait bien reflet à sa figure au tympan. Cette
dernière montre combien l’homme doit considérer sa propre
beauté qu’il tient de Dieu et faire de sa tête le moyen de l’union
au divin. Ainsi Grégoire de Nysse le signifie, la reconnaissance
chez chaque homme de sa propre royauté et parenté avec Dieu
et la conscience de la grandeur de sa nature sont le moyen de
l’union avec le divin qui lui en a fait don :
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Le ciel n’est pas à l’image de Dieu, ni la lune, ni le soleil, ni les
astres si beaux, ni rien de ce qui apparaît dans la création. Toi
seule es l’image de la nature qui dépasse toute intelligence, toi
seule ressembles à la beauté incorruptible, tu es la marque de la
vraie divinité, le réceptacle de la vie bienheureuse, l’empreinte
de la vraie lumière. Si tu la regardes, tu deviens ce qu’Il est : tu
imites celui qui brille en toi par la lumière qui naît de ta pureté et
qui éclaire à son tour. […] Si donc tu te connais, toi belle entre les
femmes, tu mépriseras le monde entier et, constamment
tournées vers le bien immatériel, tu négligeras l’errance des
traces qui jalonnent cette vie. Applique-toi ainsi toujours à toi-
même et tu ne risqueras pas de te fourvoyer près du troupeau
de chevreaux ; au jour du Jugement tu ne seras pas présentée
comme un chevreau au lieu d’une brebis ; tu ne seras pas
chassée de la droite. Écoute alors la voix douce qui s’adressera
aux brebis couvertes de laine et familières : Venez les bénis de
mon père, recevez en héritage le Royaume qui a été préparé pour
vous depuis la fondation du monde (Mt 25,34)17. 17 Grégoire de NYSSE, Le Cantique
des cantiques, Paris, 1992, Prière
Le décor du tympan indique à l’observateur sa nature de création finale de l’Homélie II, p. 74-75.
matérielle au moyen de la représentation de l’abbé Suger comme
son auteur : l’image est montrée comme le témoignage sensible
de son élévation intérieure. Soulignant sa propre imperfection,
l’image incite le spectateur à regarder au-delà de sa forme
même, vers les réalités divines, ce qui lui permettra à son tour
l’union au divin et la bénédiction promise aux « élus de [son]
père », par le titulus que tient le Christ du tympan. À la lecture de
ces motifs, il semble bien que de passer par l’image et le texte
poétique soit la meilleure manière pour Suger de respecter le
principe de non-adéquation entre le Dieu inaccessible et
l’homme : ses deux formes, personnelles et esthétiques, lui
permettent de respecter et de signifier le caractère voilé du divin
et sa propre partialité, celle de l’intellect humain dont la tête est
le siège. L’affirmation d’une individualité et du rôle édifiant de
celle-ci montre possiblement combien les créations humaines,
mentales ou sensibles, sont toujours impropres à saisir Dieu mais
néanmoins nécessaires pour s’unir à lui en cette vie.
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Historiographie du Médaillon aux
Sept Têtes d’Avioth (Meuse)
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Ill. 2 – Vue aérienne de l’église, du presbytère (à droite) et la Recevresse,
vers 1950. Carte postale, collection particulière.
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Le médaillon se trouve au sommet du gable supérieur.
Ill. 3 – Façade occidentale de l’église d’Avioth. Source Héribert REINERS
et Wilhelm EWALD, Kunstdenkmalër zwischen Maas und Mosel,
München, Bruckmann, 1922, p. 213.
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LES HYPOTHÈSES.
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Après 1859, l’interprétation du médaillon évoque plutôt un 12 JACQUEMAIN (abbé), Notre-
groupe symbolisant le séjour des élus. Ceux-ci sont vus chantant Dame d’Avioth et son église
en deux groupes distincts, ce qui expliquerait les bouches monumentale au diocèse de
Verdun, 1875, p. 77. R. ADAM,
grandes ouvertes12. Cette hypothèse amène cependant des
Avioth, histoire de son pèlerinage,
nuances selon les auteurs.
visite de sa basilique, Sedan, 1927,
L’abbé Rozet13 reprend l’idée, mais l’interprète différemment. p. 65. Louis SCHAUDEL, Avioth au
travers de l’histoire du comté de
Pour lui, il ne s’agit pas d’élus chantants, mais bien d’une image
Chiny et du duché de Luxembourg,
de ceux qui ont la parole et de ceux qui ne l’ont pas, chaque
description de l’église d’Avioth,
personnage annonçant son rang selon sa manière d’user du Arlon, 1903, p. 184. Simone
verbe. Ainsi, le visage de femme en bas du médaillon est celui COLLIN-ROSET, op. cit., p. 15.
d’une religieuse la bouche fermée par son vœu d’obéissance
(sic), à ses côtés, un militaire qui n’est là « que pour exécuter les 13 Yves ROZET, Comprendre
ordres ». Au sommet, le personnage à la bouche grande ouverte Avioth, s.l., 2000, p. 33.
est le seigneur (au sens médiéval et non biblique), celui qui a tout
à dire. Au centre de ces élus figure la titulaire de l’église d’Avioth, 14 C. VIGNERON, Avioth,
la Vierge. documents « A », Bar-le-Duc, s.d.,
p. 16-17.
L’abbé Vigneron14 voit dans le médaillon un « tableau parlant »,
dans lequel le cercle évoque le séjour des élus, ceux-ci sont 15 Pour l’abbé Rozet, c’est un
personnifiés par la figure sereine au centre. Celle-ci a triomphé moine qui représente l’abbaye
collatrice du lieu.
des péchés capitaux qui sont représentés par les visages qui
l’entourent. L’homme au-dessus à la bouche grande ouverte, le
16 C. VIGNERON, op.cit., p. 17.
seigneur de l’abbé Rozet, est ainsi la colère ; à ses côtés une tête
plus petite, âgée et édentée, annonce l’avarice 15. On ne peut 17 Simone COLLIN-ROSET, op. cit.,
qu’admirer la persévérance de l’abbé Vigneron qui parvient à p. 15. C’est pourtant l’hypothèse
caractériser chaque vice : le visage féminin si mélancolique que retenue par Marie-Claire Burnand
l’on trouve au bas du médaillon (la religieuse de Vigneron) est dans son ouvrage consacré à la
pour lui la luxure, « une coquette aux traits vulgaires, tête parée Lorraine gothique. Marie-Claire
d’un attifet brodé, et engoncée sur sa collerette, bouche aux BURNAND, Lorraine gothique, Paris,
baisers faciles. Elle ne représente pas l’impureté, mais ce qui 1989, p. 64.
peut y conduire16 ». Simone Collin-Roset contredit cette
18 Maurice DUMOLIN, « Avioth »,
interprétation, soulignant que jamais au Moyen Âge on n’aurait dans Congrès archéologique de
situé au plus haut de la façade, qui plus est au-dessus du Christ- France, Nancy et Verdun, Paris,
Juge, au sommet du programme, pareille image des vices17. 1934, p. 461.
Les Béatitudes apparaissent enfin sous la plume d’autres
19 Simone Collin-Roset évoque
auteurs18 sans qu’ils cherchent cependant à les identifier19. aussi l’hypothèse d’une image du
sceau d’Avioth et donc célébrerait
* l’affranchissement du village à la Loi
Le Médaillon aux Sept Têtes gardera une part de son mystère. de Beaumont-en-Argonne. Nous
n’avons pas trouvé l’article ou
Chaque époque, chaque sensibilité, trouve dans un unicum
l’ouvrage qui évoque cette origine.
artistique ce qu’elle souhaite y trouver. Il est certain qu’on ne
peut retrancher cette sculpture du reste de la façade, elle en fait 20 Les restaurations menées par
intimement partie et ne peut donc être qu’une image Émile Boeswillwald au milieu du
eschatologique. Le médaillon de par sa position est peu visible ; à XIXe siècle ont-elles pu donner
l’œil nu, il se devine plutôt qu’il ne se voit. On ne peut donc l’occasion à un sculpteur de
éliminer l’idée d’y trouver, figurant les élus, des portraits de montrer son talent de
contemporains, à moins que les outrages du temps n’aient donné caricaturiste ?
ces traits si personnalisés20.
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Personne n’a cependant remarqué que la figure centrale s’inscrit
dans une étoile, et plus précisément un heptagramme. Plus
étonnant encore, les branches de cette étoile ont été martelées
afin d’insérer les sept têtes périphériques. Quant à l’implantation
de ces têtes, on ne peut que s’interroger sur l’étrangeté de
certaines d’entre elles. Ainsi, la figure sommitale semble jaillir
d’un fût cylindrique. Ce cylindre, moins proéminent, est
également à remarquer à la base d’autres visages.
Comme pour les figures des ressuscités, on peut donc
soupçonner ici des remplois. Il est probable que le médaillon
originel montrait simplement une étoile pleine à sept branches.
L’heptagramme renvoie symboliquement aux jours de la semaine
et peut-être plus précisément à ceux de la création. Est-ce le cas
en ce qui concerne Avioth ? Nous ne le savons pas. La difficulté
de tracer un heptagramme plutôt qu’une étoile à cinq ou six
branches nous incite cependant personnellement à voir dans
cette figure une volonté délibérée de son créateur et, par
conséquent, une visée symbolique. Les huit têtes, ou à tout le
moins les sept têtes extérieures, auraient alors été reprises
d’éléments destinés à disparaître, ou issus d’un programme
finalement abandonné ; elles auraient été intégrées à l’étoile, au
prix de la mutilation de celle-ci. L’idée initiale était de former une
image eschatologique destinée à magnifier l’âme sauvée. Il
semble qu’il soit illusoire de clairement désigner un épisode
formel (chœur d’élus chantant, Béatitudes,…).
Il semblerait que le médaillon d’Avioth ajoute une part de
mystérieux dans le remploi d’éléments sans doute destinés au
même usage, ce que confirme leur échelle identique, mais
n’étant peut être pas destinés à être confrontés de si près 21. 21 Peut être s'agit-il de clés de
Cette proximité d’éléments réagencés a donné ainsi naissance à voûtes ou d'autres ornements
des explications qui n’auraient peut être pas vu le jour si le destinés à animer des éléments
médaillon avait été composé par un sculpteur maîtrisant son architecturaux.
sujet dans sa globalité.
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De l’historia à l’imago : nouvelles
images de la tête de saint Jean-
Baptiste au tournant des XIIe et XIIIe
siècles
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conservant, pour l’essentiel, un schéma structurel issu de la
période carolingienne et composé de trois séquences majeures.
La décollation de Jean y est souvent associée à la scène du
banquet, donné par Hérode pour son anniversaire, et à la danse
de la princesse Salomé ayant conduit le roi incestueux, séduit, à
ordonner l’exécution du prophète (ill.3). Malgré la centralité du Ill. 3 : Martyre de saint Jean-Baptiste,
quatrième quart du XIIe siècle. Tudèle,
martyre dans l’histoire et dans son exégèse, ce schéma tend
collégiale Santa María, chapiteau
souvent à insérer la scène de la décollation dans un ensemble géminé du cloître.
plus important de séquences, voire, paradoxalement, à la
reléguer à la marge de l’image. Cela renvoie aux conditions
matérielles de création et de réception : il est plus commode, par
exemple, de représenter longitudinalement la table d’Hérode,
comme celle du Christ ou du Mauvais Riche, sur la face la plus
large d’un chapiteau sculpté ou d’une paroi peinte. Mais le parti-
pris de l’historia sert alors, avant toute chose, à appuyer la charge
morale et rigoriste des commanditaires de ces premières images,
essentiellement des chanoines et des moines, à l’égard du monde
profane et de la tenue du corps.
Des changements progressifs mais importants s’observent au
cours du XIIe siècle. Si les thèmes du banquet d’Hérode et de la
danse de Salomé continueront bien sûr à être représentés, 4 Sur la caractérisation nouvelle
chacun selon leur propre dynamique4, l’on constate néanmoins, de Salomé dans l’art de la fin du
dans la seconde moitié du siècle et surtout durant les premières Moyen Âge et du début de
décennies du suivant, une focalisation croissante des images, et l’époque moderne, voir
notamment Martha Levine
donc de leurs commanditaires, sur la séquence clef de la
DUNKELMAN, « The Innocent
décapitation de Jean-Baptiste5. Ce resserrement s’opère selon
Salome », dans Gazette des beaux-
deux modalités principales, distinctes mais complémentaires. La arts, 1999, vol. 133, p. 173-180 et
première, narrative, consiste à réduire l’ensemble de l’épisode du Victoria Spring REED, Piety and
martyre de Jean à la seule scène stéréotypée de sa mort (ill. 4). Virtue : Images of Salome with the
L’image se singularise alors des autres martyres par les traits Head of John the Baptist in the Late
physiques du Baptiste et par l’ajout éventuel d’inscriptions Middle Ages and Renaissance,
nominales ou de personnages secondaires, comme Hérode thèse de doctorat, New Brunswick,
ordonnant l’exécution ou Salomé tenant un plat. Rutgers The State University of New
Jersey, 2002.
Nous nous attarderons plus longuement sur la seconde modalité
qui, non narrative, met l’accent sur le martyre de saint Jean- Ill. 4 : Décollation de saint Jean-
Baptiste, début du XIIIe siècle. Paris,
Baptiste en isolant du texte biblique le motif de la tête décapitée
Bibliothèque Sainte-Geneviève,
posée sur un plat (ill. 1). Comme dit plus haut, cette tête sainte Lectionnaire de l’office du prieuré Saint-
barbue partage des caractéristiques avec celle de son cousin, la Lô de Rouen (Ms. 0131, f. 173v).
Sainte Face du Christ. Elle s’en différencie pourtant en partie car,
tandis que la Sainte Face est issue de la re-production, ou re- 5 L’inventaire des représentations
création, de la tête du Christ par impression sur un support occidentales isolées, narratives ou
externe, le motif de la tête de Jean est le produit d’une non, de la décapitation de saint
Jean-Baptiste attestées entre la
séparation. Avant d’être recréée artificiellement en image, la tête
première moitié du IXe siècle et le
de Jean est d’abord coupée, non seulement du reste de son
premier tiers du XIIIe siècle en
corps, mais aussi du temps et de l’espace de la narration, c’est-à- dénombre actuellement 35, parmi
dire le palais et la prison d’Hérode le jour de son banquet lesquelles une large part (28, soit
d’anniversaire. 80%) a été réalisée à partir des
années 1150.
E F F E R V E S C E N C E S M E D I E V A L E S N°1 - 25
Cette césure est réalisée au moyen du plat demandé par Salomé
et sur lequel est déposée la tête décapitée. Souvent complété par
des inscriptions, ce plat circulaire permet à la fois d’isoler le motif
de la tête et de le mettre en valeur en le présentant, en général,
frontalement au regardeur. Il se confond alors visuellement, et
sans doute de façon volontaire, avec le nimbe discoïdal du saint-
martyr, ce que l’on peut déjà observer sur quelques
représentations narratives plus anciennes, comme sur l’un des
chapiteaux du cloître de la Daurade, à Toulouse (c. 1100) 6. 6 Actuellement conservé au
Devenue un sujet nouveau, autonome et atemporel, la tête/plat Musée des Augustins, Toulouse
de saint Jean connut, comme la Véronique, une certaine fortune (numéro d’inventaire : ME 107).
dans la peinture sur panneau et dans la sculpture des retables
gothiques, mais elle commença d’abord par être représentée, à 7 Nous nous référerons pour cet
article à l’exemplaire scellant la
partir de la fin du XII e siècle, sur des objets et leurs supports eux-
concession d’une terre à Buscot
mêmes inédits. (Oxfordshire) par le grand prieur
anglais en 1190 et conservé
aujourd’hui, sans sa matrice, au
DE NOUVELLES IMAGES-OBJETS. Berkshire Record Office de Reading
(cote : D/ELV/T2).
La première utilisation connue du motif de la tête isolée de saint
Ill. 5 : Contre-sceau de Garnier de
Jean-Baptiste se rencontre en contexte hospitalier. Garnier de
Naplouse, c. 1190. Reading, Berkshire
Naplouse, grand prieur d’Angleterre puis supérieur de l’ordre de Record Office, (D/ELV/T2).
Saint-Jean de Jérusalem, l’adopta à partir de 1185 pour son
contre-sceau personnel (ill. 5)7. Une petite image représente 8 Michel PASTOUREAU, « Les
effectivement la tête décapitée de Jean, altière et barbue, le front sceaux et la fonction sociale des
large encadré par deux longues mèches de cheveux ondulantes, images », J. BASCHET, J.-C.
tandis que l’inscription latine, présente sur le listel circulaire de SCHMITT, L’image. Fonctions et
l’empreinte, permet d’en identifier le sigillant : + S’ GARN PRIORIS usages des images dans l’Occident
HOSP’ IER IN ANGL’ (Sceau de Garnier, Prieur de l’Hôpital en médiéval. Actes du 6e «
International Workshop on
Angleterre). Ce fut ensuite au prieuré londonien de Clerkenwell,
Medieval Societies », Centre Ettore
que Garnier avait administré quelques années auparavant, de Majorana (Erice, Sicile, 17-23
choisir vers 1220 le même motif pour son sceau, mais cette fois-ci octobre 1992), Paris, 1996, p. 275-
en tant que personne et autorité morales. 308.
D’un point de vue matériel, les sceaux, associés à un document 9 Arnaud BAUDIN, « Le sceau,
ou portés sur soi, se distinguent grandement des images miroir de la spiritualité des ordres
monumentales mentionnées plus haut, puisqu’il s’agit de petits militaires », D. CARRAZ, E. DEHOUX,
objets faits pour être diffusés, vus, examinés et manipulés 8. De Images et ornements autour des
plus, les empreintes précoces qui nous occupent sont toutes ordres militaires au Moyen Âge.
réalisées dans de la cire, une matière vivante très valorisée dans Culture visuelle et culte des saints
la culture médiévale, car produite par des abeilles elles-mêmes (France, Espagne du Nord, Italie),
associées aux vertus de pureté, de travail et de discipline. Si l’on Toulouse, 2016, p. 69-83.
revient aux Hospitaliers, la figure de saint Jean-Baptiste occupe
avec la Vierge une place centrale dans leur sanctoral 9 et,
logiquement, dans l’iconographie de leurs sceaux 10. Une telle 10 Mais aussi en milieu templier et
importance fait écho à la dévotion traditionnelle des Hospitaliers teutonique puis, rapidement, pour
pour leur saint tutélaire, à leur vocation de moines-soldats (le des individus ou des institutions
martyre de Jean préfigurant autant le sacrifice rédempteur du profanes.
Christ que l’éventuelle mort au combat de frères défendant la
E F F E R V E S C E N C E S M E D I E V A L E S N°1 - 26
Terre Sainte), mais aussi au développement, alors significatif, du
culte des reliques du Baptiste et des pèlerinages associés, en
Orient comme en Occident (Amiens, Gênes, Sébaste, etc.). Des
raisons similaires expliquent aussi la popularité de l’image de
Catherine d’Alexandrie dans l’Hôpital, qui prétendait conserver
une relique du bras de cette autre sainte décapitée.
Dans le même ordre d’idées, l’émergence et la diffusion des
enseignes de pèlerinage portant le motif de la tête/plat de saint
Jean sont avant tout liées à un événement particulier et
déterminant : la translation de la relique du chef du prophète
dans la cathédrale d’Amiens, en décembre 1206. De fait, la
renommée et le succès du pèlerinage picard entraînèrent
rapidement la fabrication massive d’enseignes – de petites
appliques métalliques figuratives – achetées par les pèlerins
comme souvenirs des sanctuaires visités, puis cousues à leurs
habits ou à leurs chapeaux (ill. 2)11. La production des enseignes 11 Là encore, nous faisons
amiénoises, largement exportée dans la moitié nord de l’Europe, référence à un exemplaire
est surtout documentée pour le XIVe siècle12. Cependant, un britannique (Museum and Art
Gallery, Perth ; numéro
premier groupe de broches, principalement mis au jour dans les
d’inventaire : 1995.1107), produit
îles Britanniques entre les années 1970 et 199013, peut être daté dans l’un des ateliers prolifiques
du premier tiers du XIIIe siècle d’après le contexte de leur d’Amiens mais retrouvé dans la ville
découverte archéologique, soit peu de temps après la translatio écossaise de Perth, dont Jean-
de 1206. Baptiste était au Moyen Âge le saint
patron.
Ces enseignes sont très comparables aux sceaux contemporains
des Hospitaliers, par leur grande diffusion, leur petite taille (entre 12 Denis BRUNA, Enseignes de
20 et 40 mm de diamètre) et la simplicité de leur iconographie 14. pèlerinage et enseignes profanes,
Ce motif fait référence à la tête du prophète lui-même, en tant Paris, 1996, p. 156-163.
que personnage saint et intercesseur, et, plus spécifiquement, à
l’objet du pèlerinage, c’est-à-dire le plat-reliquaire conservé dans 13 Brian SPENCER, Pilgrim
la cathédrale d’Amiens et exposé publiquement à la Saint-Jean, le souvenirs and secular badges,
24 juin. Néanmoins, les enseignes se distinguent des empreintes Woodbridge, 2010, p. 218-221.
sigillaires par le traitement schématique de la tête (visage rond,
14 Colette LAMY-LASSALLE, « Les
chevelure et barbe esquissées, front resserré, yeux globuleux en représentations de Saint Jean-
amande), par la diversité sociale de leurs propriétaires et par le Baptiste sur les Enseignes de
matériau employé : un alliage de plomb et d’étain, des métaux Pèlerinage », dans Bulletin de la
aisément exploitables mais considérés comme pauvres. Cette Société des Antiquaires de Picardie,
faiblesse qualitative était toutefois compensée par le fait que tous 1973, t. IV, p. 156-164
ces souvenirs devaient être bénis ou bien mis en contact avec la
relique avant leur commercialisation.
Destinées à être vues, les enseignes servent elles aussi à affirmer
l’identité de leurs acheteurs et propriétaires : des pèlerins ayant
eu le privilège de visiter les corps saints. Une valeur
supplémentaire est même accordée à ces petits objets semi-
sacrés car, sanctifiés par le rayonnement d’un saint et d’un
sanctuaire, ils sont considérés comme protecteurs ou guérisseurs.
Rappelons d’ailleurs que la figure de saint Jean-Baptiste, du fait
de son martyre par décollation, était traditionnellement invoquée
E F F E R V E S C E N C E S M E D I E V A L E S N°1 - 27
au Moyen Âge pour la guérison des maux de tête, de la migraine
à la folie. Ainsi, les enseignes provenant d’Amiens ou d’autres
sites concurrents associés au prophète, comme Saint-Jean-
d’Angély, pouvaient connaître une seconde vie en étant portées
au quotidien ou placées sur des cloches et des reliures de livres.
Enfin, un troisième type d’imago, davantage restreint à la sphère
ecclésiale, permit également de renouveler le thème de la tête
décapitée de saint Jean-Baptiste posée sur un plat. Il s’agit de
sculptures mobilières, tridimensionnelles ou en haut-relief,
souvent polychromes, et pouvant être façonnées dans une
grande variété de matériaux : bois, pierre, terre cuite, métal ou
même papier mâché15. Ces objets étonnants, appelés « plats de 15 Pour une étude de synthèse :
saint Jean » ou Johannesschüsseln, apparurent dans l’espace Isabel COMBS STUEBE, « The
germanique au début du XIIIe siècle ; le plus ancien exemple Johannisschüssel: From Narrative
connu, celui du trésor de la cathédrale de Naumbourg, étant daté to Reliquary to Andachtsbild »,
des années 1220 (ill. 1). dans Marsyas. Studies in the
History of Art, 1968-1969, vol. 14,
Longtemps conservées dans les églises de façon visible p. 1-16.
(accrochées au mur ou posées sur l’autel d’une crypte ou d’une
chapelle), ces têtes sculptées s’apparentent au genre des images
de dévotion (ou Andachtsbild), un type de représentations
sacrées isolées qui se développa à la fin du Moyen Âge et qui
instaura une forme nouvelle de méditation, plus émotionnelle et
empathique. Mais ces sculptures se présentent aussi plus
particulièrement comme un simulacre : un ersatz de la tête
martyrisée de saint Jean, telle qu’elle est évoquée dans les
Écritures, aussi bien que des véritables plats-reliquaires gardés
dans les grands sanctuaires.
Encore plus ambivalents que les sceaux et les enseignes de
pèlerins, ces « plats de saint Jean » peuvent donc assurer de
multiples fonctions liturgiques et paraliturgiques : ils servent
parfois de reliquaires, peuvent guérir ou éloigner le mal (sans
forcément contenir de reliques), sont portés en procession par
les clercs ou les membres de confréries et sont aussi utilisés
comme accessoires scéniques dans le théâtre religieux. De plus
longs développements pourraient être accordés à ces têtes
sculptées progressivement répandues dans toute la chrétienté,
comme à la pluralité des réactions individuelles et collectives – de
l’horreur à la vénération – que provoque cette image inédite de la
mort effective du prophète. Nous nous contenterons toutefois,
dans le cadre de cet article, de présenter brièvement ces
sculptures en renvoyant aux travaux, nombreux et récents, que
Barbara Baert leur a consacrés16. 16 Notamment Barbara BAERT,
Sophia ROCHMES, Decapitation
and Sacrifice. Saint John’s Head in
Interdisciplinary Perspectives: Text,
MÉMOIRE ET IDENTITÉ.
Object, Medium, Louvain, 2017.
Les trois catégories d’images sur lesquelles nous nous sommes
E F F E R V E S C E N C E S M E D I E V A L E S N°1 - 28
arrêtés correspondent à ce que Jérôme Baschet nomme des
images-objets, c’est-à-dire des représentations visuelles
inséparables du support matériel et des diverses fonctions
auxquelles elles sont associées. De fait, les sceaux, les enseignes
et les Johannesschüsseln sont avant tout des objets mobiles,
produits et diffusés en grand nombre, sur des supports de taille
assez réduite, mais à partir de matériaux variés. Faits pour être
transportables et visibles, ces nouveaux objets s’avèrent plus
accessibles que les images traditionnelles connues du martyre du
Jean, et ce, à différentes échelles : dans le temps événementiel et
quotidien, dans l’espace sacré et profane, auprès de populations
aisées comme populaires. Par ailleurs, l’historien précise que
chacune de ces images est « intrinsèquement localisé[e] » 17 dans 17 Jérôme BASCHET,
un, voire plusieurs lieux, qui les accueillent et les activent. La L’iconographie médiévale, Paris,
remarque peut être appliquée aux images-objets de la tête de 2008, p. 36.
saint Jean-Baptiste, dans le sens où elles agissent dans leur lieu
originel de production ou de conservation (scellage d’un acte,
consécration d’un autel, etc.), mais investissent également une
multitude d’autres lieux : les sceaux sont envoyés parfois très loin,
les enseignes accompagnent les pèlerins dans leur marche et les
« plats de saint Jean » participent aux circulations liturgiques, à la
fois dans les divers lieux qui constituent l’église-bâtiment (chœur,
crypte, nef, cimetière, etc.) et au-dehors.
En sortant du lieu et en circulant, l’objet satisfait un besoin
grandissant de visibilité du sacré, à l’instar des reliquaires,
monstrances et autres fenestellæ contemporains. Mais il projette
aussi, dans diverses situations et aux yeux de divers publics,
l’image de la personne, sainte ou non, à laquelle il renvoie.
Michel Pastoureau dit même des sceaux qu’ils prolongent le
corps du sigillant, voire le remplacent 18. De la même façon, les 18 Michel PASTOUREAU, op. cit., p.
trois types de représentation de la tête/plat de saint Jean étudiés 287.
ici montrent, prolongent et parfois remplacent eux-aussi le
corps ; qu’il s’agisse du corps saint de la relique, du corps
institutionnel d’un établissement religieux ou laïc, et du corps
individuel de l’expéditeur ou du propriétaire de l’objet.
*
Indépendamment du matériau employé et du réalisme de son
traitement, l’image de la tête décapitée de saint Jean-Baptiste
propose alors au regardeur un double registre de visualité. D’une
part, elle donne à voir, dans le présent, la représentation du saint
sacrifié et du propriétaire privilégié de l’objet, comme un
marqueur immédiatement visible et identifiable. D’autre part, elle
redonne à voir le passé. Le renvoi peut être fait à un passé proche
et personnel – l’expérience du pèlerinage et de la liturgie – ou à
un passé plus ancien, mythifié, et appartenant à la mémoire
collective – le martyre d’un saint. Ces nouvelles pratiques
religieuses et iconographiques doivent également être replacées
E F F E R V E S C E N C E S M E D I E V A L E S N°1 - 29
dans un contexte plus large, et qu’il faudra étayer ailleurs, celui
de l’accroissement des signes d’identité, en Occident, à partir du
XIIe siècle19. Alors que les fidèles ou les pèlerins se saisissent de 19 Brigitte BEDOS-REZAK, « Signe
plus en plus individuellement de l’image des saints, c’est dans le d’identité et principes d’altérité au
même temps, en effet, que se développent les noms de famille, XII e siècle. L’individu, c’est l’autre
», D. IOGNA-PRAT, B. BEDOS-REZAK,
les attributs iconographiques personnels ou les armoiries.
L’individu au Moyen Âge.
Individuation et individualisation
avant la modernité, Paris, 2005, p.
43-58.
E F F E R V E S C E N C E S M E D I E V A L E S N°1 - 30
E F F E R V E S C E N C E S M E D I E V A L E S N°1 - 31
Beauté et statut de la tête dans
L’Escoufle de Jean Renart
E F F E R V E S C E N C E S M E D I E V A L E S N°1 - 32
du comte Richard, c’est le qualificatif « biau » qui est attribué au
substantif « vis ». Cette seule occurrence insérée dans la
narration montre bien que si l’auteur fait l’économie de la
description détaillée de la comtesse, c’est parce que ce
personnage n’apparaît que de manière épisodique et que sa
fonction consiste essentiellement à donner plus de
vraisemblance à un roman qui se veut réaliste.
Afin de décrire la tête de l’héroïne Aélis, l’auteur recourt à
plusieurs reprises aux adjectifs « biax5 », « dous6 », « bele7 »qui 5 V. 2545 ; v. 4820 ; v. 6260 ; v.
désignent tout le visage mais aussi la chevelure et les yeux. Un 7617.
autre aspect qui semble non sans importance est celui du teint
qui s’accompagne d’autres qualificatifs laudatifs, mais qui change 6 « Vos dous vis… » (v. 4846) ; « le
en fonction des événements et des sentiments des personnages. douç vis… » (v. 5595).
En effet, le comte Richard est d’abord connu par sa vaillance et
7 « La bele treche sor la crine » (v.
son acharnement au combat. En menant une rude bataille contre 3145).
les Turcs, son bouclier est brisé, troué, mais sa tête est
préservée. Malgré les dégâts causés en sa personne, il garde la
face claire et vermeille :
Mout par avoit clere et vermeille
Sos le camois la clere face
(v. 1030-1031)
Mais c’est sur le teint d’Aélis que l’auteur met l’accent en jouant,
à travers un emploi imagé, sur l’association des couleurs blanche
et vermeille. En effet, la première fois où Aélis apparaît dans le
texte est au moment où elle accueille Guillaume venu vivre, sur
les instances de l’empereur, dans l’empire de celui-ci. Lors de
cette première rencontre, l’accent est certes mis sur les atours
de la jeune fille, mais leur description ne servent qu’à mettre en
valeur la beauté du teint d’Aélis rose qui vire au rouge sous l’effet
de la timidité :
Sa robe estoit d’un dras partis
Dont la colors estoit rosine,
Mais cele estoit si enterine
Qu’il ot el pumel de la face
De la robe qu’il ot vestue.
De la honte qu’il a eüe
E F F E R V E S C E N C E S M E D I E V A L E S N°1 - 33
Li encolorist la color.
(v. 1934-1941)
E F F E R V E S C E N C E S M E D I E V A L E S N°1 - 34
la couleur de leur chevelure, mais aussi à leur longueur, leur
forme et à une coiffure ornée d’un diadème qui dénote encore
une fois leur rang social. Lorsque l’empereur se dirige vers la
chambre de sa fille où se trouve Guillaume, l’auteur consacre à
celui-ci plus d’une quinzaine de vers pour dresser son portrait 9. 9 V. 2974-2995.
Hormis un corps parfait et une tenue d’une richesse
exceptionnelle, une attention particulière est focalisée sur sa
chevelure blonde avec des boucles qui ondulent en frôlant son
visage. C’est aussi avec une fine précision que l’auteur décrit le
bandeau posé autour de la tête de Guillaume. Le même tableau
se présente, un peu plus loin, mais pour décrire aussi bien les
atours d’Aélis que sa chevelure et le diadème posé sur sa tête en
guise de guimpe :
cercelet petit d’orfrois
Ot en son chief en liu de gimple ;
Mout ot le regart douç et simple.
Ceste ert de totes la plus bele :
Sa bloie crine li cercele
En ondoiant tot lés le vis.
(v. 3300-3305)
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Si bele riens. En sa veüe
Se peüst bien uns hom mirer.
(v. 4812-4813)
Les yeux d’Aélis reflètent ainsi l’image de l’autre. Mais ils sont
également le miroir de l’âme. C’est à travers un jeu de regard que
Guillaume et Aélis se révélent leurs sentiments d’amour
naissant :
Il n’est riens qui vers amor puisse
Bareter ensi longement :
Li celers ne li valt noient,
Car lor regart sont tot commun.
(v. 2000-2003)
E F F E R V E S C E N C E S M E D I E V A L E S N°1 - 36
Si com je sais et com je voi,
Quant giete mes iex et avoi
En vos regarder, et je pens
Qu’il convient a finer par tens
Cest regart et cest parlement
(v. 3456-3461)
E F F E R V E S C E N C E S M E D I E V A L E S N°1 - 37
VALEUR DE LA TÊTE.
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Aélis ne peut certes maîtriser ses larmes, mais elle fait tout pour
les cacher. D’ailleurs, toutes les fois où cette expression de la
douleur se manifeste, les larmes prennent dans le texte la
fonction de sujet :
L’aigue qui li descent des ex
(v. 4819)
A cest penser li saut des ex
L’aigue du cuer aval la face
(v. 4890-4891)10 10 On constate le même procédé
un peu plus loin lorsqu’Aélis, en
Aélis n’agit que pour cacher ses larmes en les essuyant ou en se voyant Guillaume mais ne le
mettant à l’abri des regards. Même si parfois, elle se trahit, elle reconnaissant pas, se rappelle son
ne révèle en aucun cas la cause de ses pleurs11 . ami et des moments heureux
d’antan : v. 7300-73001.
Quant à Guillaume, dominé par la douleur, laisse libre cours à sa
peine et n’éprouve aucune gêne pour pleurer devant toute 11 Voir v. 7314-7325.
l’assistance. L’auteur le montre, en effet, plutôt sujet qu’objet :
Ne cuidiés pas que il s’en tiegne
De plorer, ce seroit niens.
(v. 3070-3071) 12 12 On a également l’emploi du
verbe « plorer » quand il s’agit des
Il faut dire que les larmes chez Guillaume sont beaucoup plus larmes de Guillaume : « si forment
abondantes que chez Aélis. Sans doute n’ont-ils pas le même pleure » (v. 5099).
regard face aux péripéties qu’ils rencontrent. Aélis cache sa
douleur devant son entourage, son identité aux personnes
étrangères certes par pudeur, par honte d’avoir abandonné
l’empire familial, mais aussi par amour-propre. N’est-ce pas Aélis
qui décide de ne jamais quitter son ami, de préparer leur fugue ?
Tout au long du texte, Aélis excelle par son courage, sa fermeté et
réussit à gagner l’affection de tous tout en cachant son identité.
Guillaume ainsi que tout l’entourage de la jeune femme se
contentent alors de l’admirer, de la chérir et de lui faire preuve de
reconnaissance.
Guillaume, sur la route vers le comté de son père, en compagnie
d’Aélis, exprime à celle-ci son amour et sa gratitude en lui
caressant le visage ou en lui embrassant la tête :
S’entrejoignent si lés a lés
K’adès li tenoit cil au lés
Sa main ou a sa bele face.
(v. 4043-4045)
Après mangier li dist qu’il baist
Son blont chief sor son dolç escors.
(v. 4326-4327)
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à sa beauté et à sa courtoisie a su gagner leur faveur.
Aélis devient à la fin du roman le modèle de perfection qui va
jusqu’à la sacralisation puisqu’elle est élue pour recevoir
l’onction : « De celi qui la ert enointe. » Elle n’est plus ainsi choisie
par le peuple, quoique l’empire de son père lui revient de droit,
mais par Dieu qui la considère comme une personne à part.
L’auteur donne également une place importante à la tête à
travers le lien que le personnage entretient avec Dieu. En effet,
l’empereur cite ses yeux pour lancer une imprécation
conditionnelle contre lui-même :
Diex me criet les iex dont vos voi,
S’ensi nel faç com vos le dites.
(v. 1658-1659)
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(v. 4696-4697)
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noir sous l’effet de la tristesse est avant tout beau. Les larmes
d’Aélis jaillissent et ruissellent sur un visage plus clair que glace.
Même quand Guillaume et Aélis martyrisent leur tête sous l’effet
de la douleur, le qualificatif « biau » revient sans arrêt. C’est
comme si l’auteur voulait montrer que quoique les personnages
endurent ou fassent, leur beauté demeure permanente,
indélébile.
La description de la beauté qui ouvre le texte revient à la fin avec
la même splendeur, la même magnificence. Le texte se ferme sur
lui-même. Les personnages retrouvent l’éclat et la joie qu’ils
avaient perdus après sept années de souffrance et de patience.
D’où la devise de l’auteur « Après l’anui, la joie et l’aise13 ». 13 V. 5169.
E F F E R V E S C E N C E S M E D I E V A L E S N°1 - 42
E F F E R V E S C E N C E S M E D I E V A L E S N°1 - 43
« La teste sanz bu » : Le motif de la
tête coupée dans la chanson de
geste
LE TROPHÉE DE LA VICTOIRE.
À bien considérer les premiers textes épiques et certaines 2 Le Roland date de 1100 et le
chansons tardives contenant des épisodes de décapitation, l’on Couronnement du milieu du XIIe
conclut inévitablement à une évolution évidente du traitement siècle. Quant à La Chanson de
Guillaume, elle a été composée
de la tête tranchée. Il est vérifié que le Roland, le Couronnement
vers 1140.
ou encore La Chanson de Guillaume2 ne s’attardent pas
E F F E R V E S C E N C E S M E D I E V A L E S N°1 - 44
spécialement sur le sort réservé aux têtes des champions
sarrasins qu’ont fait tomber Charlemagne et Guillaume ; à cet
égard, le silence des auteurs laisse entendre que ces têtes seront
abandonnées volontiers aux charognards. En revanche, les textes
plus tardifs3, eux, font la part belle à la décollation – celle du 3 Nous pensons particulièrement
chrétien, mais aussi et surtout celle du Sarrasin, car, pensons- à certaines chansons de geste du
nous, elle est chargée d’une forte symbolique. XIVe siècle. Au sujet des chansons
de geste tardives, on pourra
Dans la chanson de Florent et Octavien4, le soudan Aquarius met consulter avec profit l’article de
le siège devant la ville de Paris, où réside le roi Dagobert, François SUARD « L’originalité des
accompagné de trois cent mille païens et du géant Fernagu. épopées tardives », P. Frantz, C.
Infatué, le champion sarrasin demande un combat singulier qui Cazanave, F. Jacob et P. Nobel (dir.),
L’épique : fins et confins, Besançon,
décidera du sort de la capitale française. Garnier de Moncorentin
Presses universitaires Franc-
relève le défi, mais, pour son malheur, il ne trouve pas le temps Comptoises, 2000, p. 39-59, et celui
de frapper le moindre coup, et il se fait vite décapiter par le de Claude ROUSSEL, « L’automne
colosse qui offre sa tête à Marsebille (v. 2494-2498). de la chanson de geste », dans
Cahiers de recherches médiévales,
Le poète renchérit sur cet épisode de décapitation en proposant
12, 2005, p. 15-28 .
au même géant un adversaire digne de lui, l’un des héros
éponymes, Florent. Non sans surprise, l’enfant de quatorze ans 4 Florent et Octavien, Chanson de
réalise un exploit, il vient à bout de Fernagu et, mieux encore, il geste du XIVe siècle, éd. N.
se sert de sa propre hache pour lui trancher la tête (v. 2940), LABORDERIE, Paris, Champion
vengeant ainsi Garnier et privant les Sarrasins du plus redoutable (Nouvelle Bibliothèque du Moyen
de leurs atouts guerriers. La victoire du chrétien est d’autant plus Âge, 17), 1991.
méritoire qu’elle était imprévisible eu égard aux forces
incomparables des deux combattants.
La « grande hydour » de ce « chief » coupé (v. 3068)
n’empêchera nullement Florent de le « trouss[er] a sa selle » (v.
2947) et de le garder précieusement. Ce trophée, que le
vainqueur emporte la tête haute, est une preuve irréfutable
d’une suprématie magistralement démontrée devant tous les
présents, mais c’est aussi la notification d’une dignité proche de
lui plus que jamais, comme il le signifie lui-même au connétable :
La teste du payen reprint sans nul demour,
La moustre au connestable et luy dit par amour :
« Voyés le chief du Turc plain de grande hydour,
Ne le voudroye perdre pour d’or plaine une tour,
Ainxoins le moustreray ge pour aquerir honnour,
Au noble roy de France et a l’empereour.
(Florent et Octavien, v. 3066-3071)
Le héros, qui a toujours rêvé d’être chevalier, vise haut. Pour lui,
cette tête vaut bien plus qu’une tour pleine d’or ; offerte aux
dignitaires français, elle lui permettra de se réserver un statut
honorable qu’il lorgnait depuis son plus jeune âge.
Mais ce n’est pas tout, car Florent compte immortaliser son
exploit. Et à défaut de pouvoir garder avec lui son trophée en
permanence, il entreprend symboliquement de peindre la tête
du Sarrasin sur son écu :
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En mon escu aray le chief du Sarrazin,
Noir commë est la plume de ung bien vielz corbin […]
Et fist on son escu paindrë et pourtrattie :
Le chief du Sarrazin qu’i conquist sur l’erbier
Fist il paindre et pourtraire com oëz deviser ;
(Florent et Octavien, v. 3235-3242)
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De la même manière, l’émir de Tolède ordonne de suspendre la
tête du géant Lucien décapité par Alis, alias Ballian, dans Lion de
Bourges6 au-dessus de la porte principale de la ville. Cette 6 Lion de Bourges, poème épique
mesure participe d’une tactique guerrière qui vise à plonger les du XIVe siècle, éd. critique W.
ennemis dans le désespoir. Ainsi, voit-on Marsile pleurer la WESTCOTT KIBLER, J.L. PICHERIT,
disparition de son champion : Thelma S. FENSTER, Genève, Droz
(Textes littéraires, 285), 1980.
[…] au trez ploure et crie et moult se demanta
Pour l’amour du joiant qu’ansi on li tuait.
(Lion de Bourges, v. 1957-1958).
À son tour, la chanson de Tristan de Nanteuil7 fait état d’un cas de 7 Tristan de Nanteuil, Chanson de
trahison perpétrée par Malaquin, personnage dont la fin n’est geste inédite, éd. K. V. SINCLAIR,
pas sans rappeler celle de Dudon. Le poète raconte comment, Assen, Van Gorcum, 1971.
parti pour Rochebrune à la recherche de son frère Tristan, Doon
doit accepter une périlleuse mission, celle de soutenir la
princesse du royaume sarrasin, Florine, qui a été incarcérée en
vue d’être plus tard « arse et embrasee » par les parjures (T. N., v.
17369), et qui n’a pas trouvé de champion pour défendre sa
cause. Ainsi, il affronte Malaquin, le « plus fier paien en toute la
contree » (T. N., v. 17366), en combat judiciaire. Le guerrier
chrétien fait tant et si bien qu’il « l’abat mort […], gueulle beee »
(T. N., v. 17392). Ayant manqué l’épisode de l’élimination de celui
qui travaillait à sa perte, la Sarrasine reçoit en compensation sa
tête lors d’une cérémonie soigneusement mise en scène par
Doon :
Et le bastart monta en la salle pavee.
La teste Malaquin avoit mise et posee
Ou tronçon d’une lance, sy l’a amont levee.
Ung paien la porta devant lui l’ajournee,
A Florine s’en vint le Turc sans demouree,
Et se lui presenta la teste herupee
(Tristan de Nanteuil, v. 17399-17404)
Il est clair que Doon procède à une décollation post mortem de
Malaquin et, tel un roi accompagné d’un suivant – le païen à qui
le trophée est confié, il accède glorieusement au palais de Florine
afin de lui remettre le précieux cadeau. Le héros porte
l’humiliation à son comble en plaçant la tête du traître sur le
tronçon d’une lance haut levée tel un étendard. La princesse sait
alors réserver à cette tête le traitement qu’elle mérite, car « […]
en son d’une tour [elle] fut et mise et posee. » (T. N., v. 17405)
pour que toute la ville fête la disparition du traître.
Ajoutons, dans ce même ordre d’idées, que la célébration de la
victoire prend une forme similaire dans La Chanson d’Antioche8 , 8 La Chanson d’Antioche, éd. J. A.
où les chrétiens s’offrent un moment de jubilation en décapitant NELSON, Tuscaloosa, University of
les Turcs. Les têtes sont placées sur des pieux qu’on plante au Alabama Press (The Old French
Crusade Cycle, 4), 2003.
beau milieu du campement :
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Ou tronçon d’uneEt no baron ont fait les paiens asambler,
Ceus k’il orent ocis et a mort fait livrer.
Adont lor veïsciés grant joie demener,
Les tiestes lor trencirent, en peus les font bouter,
Aval les cans les font et drecier et lever.
(Chanson d'Antioche, v. 5879-5883)
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Huë entoise le boin brant aserrez,
Tout maintenant li ait le chief copér ;
Li barbe prant qui pandoit sous le neis,
Pues li ostait .iiij. dent maiselelz,
Hor de la geulle li ait Hue getér,
(Huon de Bordeaux, v. 6977-6981)
Il faut préciser que le héros n’agit pas de son propre chef, mais
applique à la lettre les consignes malintentionnées de
Charlemagne, qui ne voulait que le faire périr et venger de la
sorte la mort de son fils. Mais le projet de l’empereur n’aboutit
pas et la mission est accomplie avec brio. La violence subie par la
tête est donc ici moins une manifestation de cruauté – un simple
coup d’épée aurait suffi à tuer le Sarrasin – qu’une nécessité
imposée par la volonté du héros d’expier sa faute. Dans d’autres
cas, pourtant, la torture est pratiquée volontiers et non sans joie.
À ce propos, La chanson d’Antioche nous offre des séquences
narratives saisissantes que toutes les épopées ne connaissent
pas. Ces scènes reviennent en leitmotiv et contiennent une
nouvelle variante du motif de la décollation. Après avoir
remporté une bataille sous les murs de la ville de Nicée, les
croisés décapitent les guerriers sarrasins tombés dans le champ
de bataille. L’ensemble des têtes est catapulté dans la cité grâce
aux mangonneaux :
Et ont prises des tiestes de la jent mescreant,
Es mangouniaus les misent no Crestïen vallant,
En la cité de Nike les alerent jetant,
Pour ce le font li nostre, que tout soient doutant.
(Chanson d'Antioche, v. 2140-2143)
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avant de les projeter dans la ville de Jérusalem :
Ore, Baron, as testes pensés del rooignier,
As coes des chevax noer et atachier ;
Devant Jerusalem les volrons caroihier,
Très parmi les haus murs là dedens balenchier.
(Chanson de Jérusale, v. 711-714)
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de Roland qui, pour éliminer son adversaire, « Fiert et refiert .iii.
cox an .i. tenant » (v. 5434).
À cette tragique disparition de son fils, le père inconsolable
réagira, mais il sera à son tour décapité par Claires (v. 10288-90),
mise en abyme singulière, puisque la décollation du guerrier
sarrasin renvoie symboliquement à celle de son armée qui perd
ainsi son chef12. Combattant au-dessus de tout éloge, 12 Faut-il rappeler que « chef » a
« proudom » (v. 10362), Agoulant sera célébré par Girard dont il pour étymologie le latin caput,
place le corps dans une bière installée dans une salle du palais tête ?
princier (v. 10388-10391). Et contrairement au « chief »
d’Eaumont, celui du père est mis à l’honneur, Girard « l’a fait
richement acesmer » (v. 10396) avant de l’envoyer à
Charlemagne dans « une cope de cuit or esmeré » (v. 10488) « de
l’ovre Salemon » (v. 10469). La célébration posthume du Sarrasin
témoigne de la loyauté de ses ennemis et constitue peut-être un
premier pas sur le long chemin de la tolérance qui nécessite une
meilleure connaissance de l’autre. Cette nouvelle veine épique
apparaîtra sous son jour le plus favorable dans certaines
chansons tardives.
*
La décapitation du Sarrasin est la marque distinctive des combats
singuliers épiques, et la tête de l’ennemi récupérée par le héros
chrétien constitue le trophée de la victoire et la preuve d’une
supériorité à la fois guerrière et religieuse. S’agissant d’intimider
les païens, les fidèles donnent ce trophée en spectacle ou
l’utilisent comme projectile catapulté à l’intérieur de la ville
convoitée. La tête tranchée est ainsi le plus souvent torturée,
mais il arrive aussi – rarement, il est vrai – qu’on l’honore quand
le défunt est un guerrier intrépide.
N’a été considérée ici que la décollation des Sarrasins. Or, dans
son extrême richesse, la chanson de geste présente aussi des cas
de chrétiens qui se font décapiter dans des situations variées, et
sur lesquels il convient de s’arrêter. La légende de Saint-Denis qui
a été décapité par Clovis, par exemple, est rappelée dans Florent
et Octavien et trouve un écho dans La chanson d’Antioche, où un
prêtre continue à dire sa prière alors qu’il avait la tête tranchée ;
ces récits cherchent sans doute à sacraliser les têtes des saints.
Ami et Amile, pour sa part, intègre la décollation dans un
contexte merveilleux. La fin heureuse de cet exemplum
représentée par la guérison d’Ami et la résurrection des fils
d’Amile fait de la chanson un vrai hymne à l’amitié. Avec ses
différentes variantes, le motif de la décapitation semble donc
être inépuisable.
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