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Pierre-Daniel Huet et l’alchimie

par
Sylvain Matton

Dans son étude sur « Nicolas Salomon et sa Bibliothèque des philosophes [chymiques]
(1672-1678) », Jean-Marc Mandosio signale que Salomon a adressé en 1677 son Epistola
chemica entre autres à Pierre-Daniel Huet (1630-1721) 1, mais que rien ne nous autorise à
penser que le précepteur du Dauphin « ait été particulièrement enthousiasmé par les vues de
Salomon sur le style des philosophes et la facilité du Grand Œuvre – à supposer qu’il ait
seulement daigné en prendre connaissance » 2. L’attitude de Huet à l’égard de l’alchimie
transmutatoire paraît en effet avoir été, sa vie durant, des plus circonspectes. Car Salomon
n’était pas le premier adepte à faire auprès de lui l’apologie de son art et des transmutations
métalliques. Dans ses Mémoires, les Pet. Dan. Huetii, Episcopi Abrincensis, Commenta-
rius de rebus ad eum pertinentibus (Amsterdam, 1718), à propos des travaux de chimie qu’il
mena à Caen, dont il dirigeait alors l’Académie de physique qu’il avait lui-même fondée,
l’évêque d’Avranches raconte :
« Nous ne négligeâmes pas non plus cette partie de la physique qu’on appelle
communément chimie et que je désigne habituellement sous le nom d’abrégé de la
nature ; car les effets merveilleux que la nature opère sur toute l’étendue du globe,
l’art des chimistes les reproduit dans un petit espace, sous les yeux du spectateur.
C’est après avoir médité souvent sur cet art et l’avoir souvent pratiqué, que j’ai fait
mon poème sur le sel, offert au très illustre [duc] de Montausier, le 1er janvier 1670.
Deux membres de notre Société l’étudiaient aussi avec persévérance ; un surtout, le
médecin Hauton. Il avait de la sincérité, de l’esprit, de la sagacité, mais un tel en-
thousiasme pour son art qu’il lui attribuait toute espèce de puissance, comme de
transmuer les métaux et de produire des médicaments qui, outre qu’ils guérissaient
toutes les maladies, prolongeaient la vie humaine jusqu’à cinq cents ans. Il voyait
bien que je me montrais peu enclin à étudier tout cela et peu crédule, principalement
à l’égard de cette faculté de faire de l’or, dont je l’entendais se vanter du matin au
soir : “Lorsque vous irez à Rouen, me dit-il un jour, je désire que vous alliez voir

1. Sur Huet, voir S. Guellouz (éd.), Pierre-Daniel Huet (1630-1721). Actes du Colloque de
Caen (12-13 nov. 1993), Biblio 17. Papers on French Seventeenth Century Literature, Paris,
Seattle, Tübingen, 1994. On y trouvera pp. 263-265 une bibliographie chronologique due à
C. Poulouin, à compléter par C. Poulouin, Pierre-Daniel Huet, Nouveaux Mémoires pour servir à
l’histoire du cartésianisme, Édition présentée et annotée par Claudine Poulouin, s. l. [Rezé],
1996, et E. Rapetti, Pierre Daniel Huet : erudizione, filosofia, apologetica, Milan, 1999.
2. Voir ci-dessus, p. 378.
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Porée, le premier médecin de la ville, et que vous le priiez de ma part de vous racon-
ter ce qu’il lui arriva un jour dans sa jeunesse, à Pont-Audemer, avec un prêtre
inconnu.” Quelques jour après, j’alla à Rouen où je vis Porée. Lui ayant fait la ques-
tion telle que Hauton me l’avait dictée, il me répondit : “Étant venu à Pont-
Audemer, à l’âge de vingt-cinq ans environ, pour affaires personnelles, je fus appelé
vers un malade déjà près de sa fin. Il y avait dans la chambre, avec toute la famille,
un homme vêtu en ecclésiastique, mal soigné, mal peigné, comme eût dû l’être un
voyageur, et que, à la grossièreté, au désordre de ses vêtements, on eût pris pour un
mendiant. Comme il passait à Pont-Audemer, il avait facilement guéri, de je ne sais
quelle grave maladie, un pauvre diable qu’il avait rencontré par hasard, et le bruit de
cette cure s’étant répandu dans la ville, on l’avait fait venir chez le malade dont j’ai
parlé. Lorsque je l’eus entendu discourir sur la nature du mal et la méthode de traite-
ment, je m’aperçus qu’il y avait en cet homme quelque chose de plus que les appa-
rences me promettaient, d’autant qu’au moyen d’un remède simple mais efficace, il
rappela à la vie et à une santé parfaite le malade à demi mort et abandonné des méde-
cins. Comme il vit que j’en témoignais de l’étonnement et même de l’admiration,
‘Venez dans mon auberge, me dit-il, et je vous ferai voir quelque chose qui vous
étonnera bien davantage.’ — ‘J’irai certes’, répondis-je ; et je n’y manquai pas au
jour dit. Dès qu’il m’aperçut: ‘Faites apporter un pot de terre, me dit-il, jetez-y un
peu de plomb et approchez-le du feu, le tout de votre propre main, pour éviter le
soupçon de fraude qui pourrait naître de l’emploi d’une main étrangère.’ En même
temps, il tire d’un coffret une feuille de parchemin, remplie d’une sorte de poudre
rouge ; il y plonge la tête d’une épingle humectée de salive et il secoue sur le plomb
liquéfié la poudre qui s’y était attachée. Au contact de cette poudre, le métal se sou-
lève avec une sorte de pétillement, entre en ébullition et lance une flamme violette
qui retombe peu à peu et s’évanouit. Mon homme déclare que l’opération est termi-
née ; il m’ordonne alors de verser le métal dans un bassin de fer préparé à cet effet et
qu’il portait toujours dans son bagage. Ô prodige ! de mes yeux, que j’en crois à
peine, je vois avec stupeur une masse d’or ! Pour lui, souriant doucement, il détache
de ce bloc d’or un fragment et me l’offre pour garder, dit-il, un souvenir perpétuel de
cette métamorphose. Je l’acceptai volontiers et le portai à un orfèvre à qui je com-
mandai d’en faire une bague que j’ai portée jusqu’à ce jour.” En disant ces mots,
Porée retire la bague de son doigt pour me la montrer ; j’y remarquai, gravés sur la
surface intérieure, des caractères qui voulaient dire que cet or était de l’or philoso-
phique. » 3

3. Nous reproduisons, rectifiée sur les points importants, la belle mais parfois infidèle tra-
duction de Ch. Nisard, Mémoires de Daniel Huet, Paris, 1853, pp. 145-147 (éd. Ph.-J. Salazar,
Toulouse, 1993, pp. 88-89) ; ce passage est aussi cité par L. Tolmer, « Pierre-Daniel Huet
(1630-1721) humaniste-physicien », Mémoires de l’Académie nationale des sciences, arts et
belles-lettres de Caen, 10, 1942, rééd. Bayeux 1949, pp. 313-314.
Cf. Pet. Dan. Huetii, Episcopi Abrincensis, Commentarius de rebus ad eum pertinentibus,
Amsterdam, 1718, pp. 223-226 : « Nec neglecta à nobis est pars ea Physicæ, quam vulgari
nomine Chymiam nuncupant, quamque ego naturæ breviarium soleo appellare : mirabiles enim
illi, quos in nostro hoc orbe natura edere solet, effectus, eosdem in angustis spatiis, sub oculis
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Nous n’avons aucune certitude sur le Porée de cette anecdote, mais s’il s’agit de Jean-
Baptiste Porrée, qui fut médecin du roi d'Angleterre Charles II et à qui on attribue un Dia-
logue entre deux drapiers de S. Nigaize sur les controverses preschees par le P. Veron, en
l'Eglise Nostre Dame de Roüen, le tout en langage de la boise (Rouen, s. d.), Huet a dû le
rencontrer avant 1666, puisque ce Jean-Baptiste Porrée, né à Rouen en 1640, mourut à
Charenton cette année-là 4. En revanche la figure du médecin Pierre Hauton (1629-1692) 5
nous est bien connue, et son profond intérêt pour l’alchimie confirmé par Jean Vauquelin

spectantium ars imitatur Chymicorum. Ex frequenti ejus meditatione atque usu prodiit Carmen
nostrum de Sale, quo munere prosecutus sum clarissimum Montauserium ipsis Calendis Januarii
Anni MDCLXX. Excolebant eam assiduè viri Societatis nostræ duo, atque eorum alter præcipuè,
nomine dictus Hautonius, Medicus, homo candidus, ingeniosus etiam atque solers, sed artis suæ
studio ita incensus, ut ei magna omnia tribueret, & metallorum transmutandorum potestatem, &
medicamenti hujusmodi componendi, quo morborum abigeretur omne genus, & ad quingentos
annos vita hominum produceretur. Cúmque parùm docilem me in iis omnibus & credulum nactus
esset, tùm in iis præsertim quæ de auri conflandi facultate asseveranter jactantem sæpe audiebam,
Si quando, inquit, fueris Rothomagi, velim convenias Poræum, primarium hujus urbis Medicum,
rogesque meo nomine, narret tibi quid sibi juveni olim Pontaudomari contigerit cum ignoto
quodam Sacerdote. Aliquot post hunc sermonem diebus peto Rothomagum, convenio Poræum ;
tum quærenti mihi, Hautonii nomine, quid illi Pontaudomari evenisset aliquando, cum peregrino
quodam & ignoto Sacerdote, sic ille respondit : Cùm in illam urbem venissem circa annum ætatis
meæ quintum & vigesimum, familiarium negotiorum caussâ, accitus sum ad visendum ægrotum
quemdam, morti jam proximum. Huic aderat cum tota familia homo sacri ordinis, uti significabat
habitus ; valde ille quidem neglectus & incomtus, qualis esse debuit peregrinatoris, quem & ex
cultu & ex vestimentorum vilitate pauperem etiam dixisses. Is cùm Pontaudomaro iter faciens,
egenum quemdam sibi fortè oblatum & morbo nescio quo graviter laborantem facilè sanasset, ex
rei fama per urbem didita, accersitus fuerat ad illum quem dixi ægrotum. Quem cùm & de morbi
natura ejusque curatione disserentem audissem, aliud esse in recessu intellexi quàm quod ex viri
fronte potueram conjicere : atque id multò etiam magis, postquam hominem jam penè mortuum, ut
à Medicis desertum, adhibito levi quodam, sed valde efficaci remedio, ad vitam integramque
sanitatem revocavit. Quæ cùm me valde mirantem vidisset & laudantem, seducto mihi ali-
quantisper, Si tu, inquit, veneris ad me in gurgustium, in quo diversor, faxo videas aliud quidpiam,
quod magis etiam fortasse mireris & laudes. Veniam enimvero, inquam. Et adfui profectò ad
statum condictum tempus. Ille ubi me videt, Jubeto, inquit, afferri ad te fictilem catillum, in
eumque injicito aliquantum plumbi, tum ad ignem admoveto ; atque hæc tuâ manu, ne fucum aliena
manu factum tibi suspicari possis. Mox depromtam ex scrinio explicat membranulam, pulvere
quodam rubido plenam, immissoque in eam acus capite salivâ madefacto, paululum illud quod
adhæserat pulveris excutit in plumbum liquatum. Id recepto pulvere ebullit statim cum crepitu, &
effervescit, flammamque sursum emittit violaceam, quæ postquam sensim evanuit, rem ille dixit
esse confectam, meque effundere liquamen jussit in patellam ferream, paratam ad hos usus, quam
secum in sarcinis deferre solebat. Mira res ! apparet auri massa, stupente me & hiscente, vixque
oculis fidem habente. Tum is leviter arridens frustulum defringit ex gleba hac aurea, & ad
perpetuam rei memoriam servandum mihi offert & utendum. Ego verò accepi ac lubens, & ad
aurificem detuli, ex eoque mihi cudi jussi annulum hunc, quem in digito gestavi ad hanc diem. Quæ
cùm dixisset Poræus, detractumque digito annulum præbuisset inspiciendum, insculptas in
interiori limbo notavi literas quasdam, quibus aurum id esse philosophicum significabatur. »
4. Sur J.-B. Porrée, voir É. Frère, Manuel du bibliographe normand, Rouen, 1858, p. 360 ;
E. et E. Haag, La France protestante, VIII, p. 297.
5. Voir L. Tolmer, Pierre-Daniel Huet (1630-1721) humaniste-physicien, pp. 312-319.
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des Yveteaux (1651-1716) 6 dans son récit autobiographique intitulé De la pierre philoso-
phale et de ce qui a convaincu Mr des Yveteaus de sa possibilité 7, où cet adepte rapporte lui
aussi l’histoire de Porée 8. Quant au poème sur le sel dédié au duc de Montausier, il est
quelque peu excessif de vouloir en faire avec le Dr M. de Pontville « le grand travail de Huet
en chimie » 9, Huet s’y inspirant davantage de la littérature classique, notamment des Propos
de table de Plutarque (V, 10 10), que de la littérature et des travaux chimiques de son temps.
En voici une traduction :
« LE SEL.
Le sel est au commencement de tout ; tout est plein de sel 11 : la mer et la terre
immenses et l’air humide. Car ceux dont le labeur consiste à pénétrer les régions
secrètes de la nature, à décomposer les corps au moyen de flammes inconnues et à
recomposer en leur corps les parties [obtenues], ceux-là rapportent qu’à la base des
choses mixtes il y a trois principes : les fluides liqueurs du mercure, les soufres vifs
et les sels féconds. Les soufres variés présentent aux yeux les couleurs et fournissent
aux flammes des aliments ; le mobile mercure étend chaque corps en une masse
épaisse ; la force du sel les a attachés par un ferme assemblage, afin qu’ils ne
périssent pas désorganisés par leur éventuelle chute. La nature répandit aussi le sel de
sa riche et prévoyante dextre quand, au commencement, elle attachait aux choses
leurs saveurs variées et assaisonnait les mets pour nos tables. Le sel est même tout
ce qui a du goût, tout ce qui touche le palais, que ce soit le sucre exprimé de la
plantureuse canne ou le nectar recueilli sur les cimes de l’Hymette florissant, qui
baignent les sens délicats d’une caressante douceur, ou bien la pesante amertume de
l’absinthe, qui attriste les bouches.
Mais il n’y pas un seul genre de sel. On extrait du sel fossile de la terre ; du sel
liquide provient de puits profonds ; les flots écumants de la mer s’agglomèrent en sel
quand ils bouillent sur le feu, ou bien quand le soleil rapide assèche les marais du
littoral. Du sel naît dans les sables d’Ammon 12. L’eau jetée sur des charbons de

6. Voir la bibliographie donnée dans notre étude : « Le Cantique des cantiques de Salomon
interprété dans le sens physique de Jean Vauquelin des Yveteaux », dans : S. Matton (éd.), Docu-
ments oubliés sur l’alchimie, la kabbale et Guillaume Postel offerts, à l’occasion de son 90e
anniversaire, à François Secret par ses élèves et amis, Travaux d’Humanisme et Renaissance,
353, Genève, 2001, pp. 357-438, ici p. 357, n. 1.
7. Voir S. Matton, « Une autobiographie de Jean Vauquelin des Yveteaux : le traité “De la
pierre philosophale” », Chrysopœia, I (1987), pp. 31-55, ici pp. 33, 40, 43, 47, 48, 51.
8. Id. pp. 49-50.
9. Dr M. de Pontville, « Pierre-Daniel Huet, homme de science », dans S. Guellouz (éd.),
Pierre-Daniel Huet (1630-1721), pp. 29-41, ici p. 34 : « Après la reprise de quelque expériences,
le grand travail de Huet en chimie, dédié au duc de Montausier, aura pour thème “De sale” (Le sel),
en 1670 ».
10. C’est la question intitulée « Vßµ|» ∑¶ √|ƒ® g≥` ≤`® ≤Õ¥§µ∑µ/ }µ Û ≤`® {§d …ß …ªµ g≥`
£|±∑µ π √∑§ä…é» |≠√|µ » (« Qui sont les “compagnons du sel et du cumin” ? Et pourquoi le Poète
[= Homère] donne-t-il au sel l’épithète de “divin” ? »)
11. Cf. Virgile, Buc., III, 60 : « Ab Ioue principium, Musae ; Iouis omnia plena. »
12. Le sel ammoniac (l’ammoniaque était préparée en Lybie, près du temple d’Ammon).
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coudrier produit du sel. Un long tourbillon soulève aussi du sel en d’immenses


masses ; l’Arabe bâtit de solides tours sur les embouchures de l’Euphrate avec des
colonnes découpées dans une roche saline. En outre, les Maîtres ont découvert des
sels jumeaux inhérents aux choses : l’un par sa masse native penche vers le bas 13,
tandis que l’autre s’élève en flamme dans les airs 14. Enfin, sont constitués d’un sel
dense le rouge alun et le verdissant vitriol, utile aux cordonniers, ainsi que le nitre de
Parium extrait de la terre de Canope, et bien d’autres choses que je ne puis rapporter
dans mes vers.
Dans les sels se trouve une force génératrice, et les salaisons stimulent de vives
chaleurs les paresseux enlacements amoureux 15. C’est pourquoi on nomme “salaces”
ceux qui sont enclins aux choses de l’amour, et en vérité Vénus elle-même est née
du sel et, sortie des flots salés, elle est portée sur la mer par une conque dorée 16.
Aussi la foule jadis adonnée aux mystères de la jouvencelle de Parétonium 17 repous-
sait-elle les nourritures de fête salées 18. Le sel gratifie d’une grande fertilité les terres
fortunées, et les champs ensemencés répondent aux espérances des fermiers gour-
mands de sel. Sitôt qu’il est sorti du sein de son amie la terre, qu’il a été lavé par des
flots abondants et consumé par des feux, les sols se languissent, stériles, et la terre
rendue veuve gît oisive en une triste inaction et gémit sur le sel qui lui a été ravi.
Mais sur son mont très élevé Jupiter, apitoyé sur la pauvresse, mêle peu à peu le sel
désiré à son corps usé. Alors la terre ranimée se gonfle, engrossée du sel nouveau.
De là vient aux plantes une force pleine de vie, de là les végétaux reçoivent leurs
sucs féconds et leurs grasses nourritures, et finalement l’arbre se charge de fruits
riants et le laboureur s’émerveille de moissons inespérées. Le berger qui protège les
tendres agneaux par des enclos fermés a lui-même fourni à leur mère du fourrage
saupoudré de sel ; il en a fourni et a vu grandir selon l’espoir de la gent porte-laine
les petits, beaux d’un nouvel embonpoint, et il a rapporté ses seaux à traire pleins de
lait mousseux 19. On sert une nourriture salée aux fuyantes colombes ; de là leur
revient l’amour enfui de leur patrie et, délaissant les champs, les oiseaux colorés
revolent vers les toits dédaignés. Si la servante prévoyante ne faisait point macérer
dans une âcre saumure les viandes exquises pour un magnifique repas, l’été et le
souffle humide de l’Auster les corrompraient. Le sel bien sûr conserve intact le corps
après les dernières funérailles, resserrant les membres qui tombent en putréfaction 20.

13. Le sel fixe.


14. Le sel volatil.
15. Cf. Plutarque, Quæst. conv., V, 10.
16. Cf. ibid..
17. C’est-à-dire Isis ; voir Ovide, Am. II, XIII, 7-8 : « Isi, Parætonium genialiaque arva Cano-
pi / Quæ colis […] » (« Isis, toi qui habites Parétonium et les champs fertiles de Canope […] »).
18. Voir Plutarque, De Is. et Os., 5, et Quæst. conv., V, 10 (mais Plutarque ne parle que des
prêtres d’Isis s’abstenant de sel).
19. Cf. Plutarque, Quæst. conv., V, 10, et Quæst. nat., III (E§d …ß √`ƒ`xc≥≥∑«§ …∑±»
£ƒÄ¥¥`«§µ g≥`» ∑¶ µ∑¥|±» ; [« Pourquoi les bergers donnent-ils du sel à leurs troupeaux ? »]).
20. Voir id., Quæst. conv., V, 10 : « å …Ëµ b≥˵ ⁄Õ«§» …d µ|≤ƒd √`ƒ`≥`¥ycµ∑«` ≤`®
¥§¥∑¥Äµä …ª …ï» ‹¤ï» ǃz∑µ, aµ…§≥`¥ycµ|…`§ ⁄|ƒ∑¥Äµ›µ }√® …éµ ⁄£∑ƒdµ, ≤`® ≤ƒ`…|± ≤`®
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384 Sylvain Matton

Chrysippe a enseigné spirituellement qu’une âme a été donnée aussi aux porcs im-
mondes en guise de sel 21. Le sel resserre le verre d’argile ; dans les fours brûlant des
Vénitiens le cristal ardent se durci grâce au sel, et le feu cuit les roches fondues et les
cendres versées pour donner du sel. Si d’aventure une vilaine tache est faite sur un
nouvel habit, elle est effacée par la vertu du sel ; grâce au sel les vêtement se
dépouillent de leur saleté et resplendissent restaurés dans leur ancien éclat. Ce n’est
pas une autre force qui rend efficaces la terre de la mauvaise Cimole 22 et la craie que
l’on tire du plateau de Briançon 23, ou le gypse du pays des Tymphéens, que célèbre
la Grèce ancienne, et le savon et les liniments qui nettoient les étoffes souillées.
Pourquoi rappellerais-je la glace dure, et les coagulations du lait pressé qui ne se
resserrent que grâce aux sels reversés ? Pourquoi mentionnerais-je les rochers du
rivage creusés par un sel rongeur ? La faim est excitée et le désir de manger ramené
par les sels, et les longs dégoûts abandonnent le palais émoussé. Le sel est agréable
aux dieux 24, il brise leur colère, et l’on teinte l’eau lustrale d’un peu de sel. L’enfant
lui-même dont la tête va approcher les fonts sacrés reçoit d’abord dans la bouche,
selon un rite pieu, du sel pur. Jadis aussi la victime qui se tenait lors des fêtes sur
les autels des Dieux et allait teindre de son sang répandu les couteaux sacrés, recevait
des grains de sel sur sa tête qui blanchissait. Et craignant pour sa récolte, le fermier
faisait à Cérès frugifère l’offrande du grain de sel et des blés de l’année. La première
sagesse se marque de sels purs. Manger beaucoup de sel éprouve les amis douteux 25 ;
autrefois le prudent Lælius faisait même l’épreuve avec un plein boisseau, quand il
souhaitait que quelqu’un fût son ami 26. De là vient qu’une salière qui répand son
contenu sur les joyeuses tables annonce de navrantes brouilles et qu’enflent des
perfidies cachées et des querelles ignorées. Aux temps anciens les soldes consistaient
en sel, à partir de quoi les salaires méritèrent pour toujours leurs nom. À l’antique
plèbe des descendants de Romulus et au vénérable sénat, Ancus Marcius fit des
présents de sel fort appréciés, et le premier il établit des salines pour le peuple qui
s’en réjouit. Le cours du sel est cher. Acheté à grand prix, il enrichit le trésor royal
de sommes abondantes ; mais il est vrai qu’aucun pays ne fournit un sel plus

ǵ§∑§ …éµ ‘µ «cƒ≤` µ|≤ƒdµ z|z∑µÄµ`§ ≥Äz∑«§, …ï» ‹¤ï», ‰«√|ƒ g≥˵, √`ƒ|«√`ƒ¥Äµä»
Ã√Ń …∑◊ {§`¥Äµ|§µ. » (« la nature du sel imitant, à l’égard des corps morts auxquels elle
s’attache, la fonction de l’âme, les saisit au moment où ils sont prêts de tourner à la corruption,
les contient, les affermit, et en lie tous les membres par un accord et une harmonie réciproques.
Aussi quelques stoïciens disent que la chair du porc est naturellement morte, et que l’âme, qui tient
lieu de sel, fait que ses chairs se conservent. »)
21. Voir, outre la note précédente, Cicéron, De nat. deor., II, 160 : « Sus […] cui quidem, ne
putresceret, animam ipsam pro sale datam dicit esse Chrysippus » (« Le cochon […] à qui, dit
Chrysippe, a été donnée une âme en guise de sel pour l’empêcher de pourrir »).
22. La cimolée, qui jouissait de propriétés astringentes.
23. Le talc, ou “craie de Briançon”.
24. Cf. Plutarque, Quæst. conv., V, 10, citant Platon.
25. Variante du proverbe Multos modios salis simul edendos esse, ut amicitiæ munus
expletum sit : « Il faut manger des boisseaux de sel avant d’avoir payé sa dette à l’amitié » (voir
Cicéron, De amicitia, 67,8-68,1).
26. Voir le De amicitia de Cicéron.
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excellent que celui recueilli au bord de la côte de Saintonge, et que les navires étran-
gers transportent jusqu’au-delà des mers.
Enfin, nos mœurs n’ont aucun attrait si elles ne sont teintées de sel : sots, nous
ne sommes pas recherchés ; nous n’avons nul éclat, nul charme, si notre conver-
sation est ingrate ; les Charites hostiles nous fuient, Vénus elle-même s’éloigne et
la belle Nymphe nous interdit sa couche. Mets du sel dans tes paroles, ô savant
poète, si, qui que tu sois, tu espères la gloire d’un poème éternel ! Mais que notre
Muse s’arrête finalement à cette borne, de peur qu’un chant insipide n’engendre peut-
être le dégoût. » 27
Pour en revenir aux travaux alchimiques des confrères de Huet à l’Académie de physique
de Caen, Vauquelin des Yvetaux a narré à plusieurs reprises comment Pierre Hauton et lui
même avaient assisté en 1677 à une transmutation alchimique opérée par un voyageur
Rose-Croix inconnu, qui se rendait en Angleterre pour assister à l’assemblée de sa
Société 28 . Huet mentionne lui-aussi les Rose-Croix dans ses satiriques Nouveaux
Memoires pour servir à l’histoire du cartesianisme (1692), où il fait de Descartes un
membre de leur Confrérie 29 ; mais il n’y évoque que de façon elliptique leur intérêt pour la
chimie, sans même faire allusion à la connaissance de la chrysopée qu’on leur imputait.
Voici les propos qu’il met dans la bouche même de Descartes, au sujet de ses fameux rêves
de la nuit du 10 novembre 1619 :
« Quoy qu’il en soit, l’impression que ces vi- [ p. 46 ] sions firent dans mon
ame, fut si forte, que j’en fus troublé pendant plusieurs jours ; & elle duroit encore,
lors que j’entendis parler pour la premiere fois des Freres de la Rose-Croix. Vous sa-
vez, je croy, Monsieur, quelles gens ce sont qu’on appelle ainsi. J’ai oüi dire, repli-
qua M. Chanut, qu’il y en a de deux sortes ; les uns sont trompeurs, & les autres
trompez. Ils ne sont ny l’un ny l’autre, repartit M. des Cartes. Je l’ay cru comme
vous, mais j’en suis desabusé. Ce sont des gens inspirez extraordinairement de Dieu
pour la reformation des sciences utiles à la vie des hommes, de la Medecine, de la
Chymie, & generalement de toute la Physique. Ils meslent [p. 47] à ces connois-
sances un peu de cabale & des sciences occultes. Ils vivent en apparences comme les
autres hommes, mais en effet fort differemment. Ils observent le Celibat ; ils aiment
la solitude ; ils pratiquent la Medecine sans interest ; & ils sont obligés de se trouver
tous les ans à un Chapitre General de la Confrairie. Ce qu’on me rapportoit d’eux,
me donna une grande curiosité de les connoistre : particulierement ces secrets qu’ils
avoient de se rendre invisibles, quand ils vouloient, de prolonger leur vie sans mala-
die jusqu’à quatre & cinq cens ans, & de connoistre les pensées des hommes. Le soin

27. Voir P. D. Huetii […] Carmina, quinta editio, Paris, 1709, pp. 41-46 ; Pet. Dan. Huetii,
et Cl. Fr. Fraguerii Carmina, Paris, 1729, pp. 94-99 ; texte reproduit ci-après pp. 390-393.
28. Voir S. Matton, « Une autobiographie de Jean Vauquelin des Yveteaux : le traité “De la
pierre philosophale” », pp. 51-53.
29. Nouveaux Memoires pour servir à l’histoire du cartesianisme, par M. G. de L’A., s. l.,
1692, f. [ãvv] (éd. C. Poulouin, p. 51) : « Ayant sçeu neanmoins de luy-mesme, qu’il estoit de la
Confrerie des Rose-croix, gens qui courent le monde sous diverses figures […] ».
386 Sylvain Matton

qu’ils prennent de se cacher, fit que j’eus de la peine à decouvrir [p. 48] quelqu’un de
cette Secte ; mais enfin j’en vins à bout : on me fit connoistre un des Freres. Celuy-
là m’en fit connoistre d’autres : & je fus enfin presenté aux Superieurs majeurs. Je
fus charmé des merveilles que l’on me fit voir, & je ne balançay pas un moment à
demander d’estre reçu. On accorda sans peine cette grace aux bonnes dispositions
qu’on remarqua en moy. Je fis mon Noviciat, & ensuite ma Profession. J’ai passé
depuis par tous les degrez de la Confrairie, & j’ay enfin esté élu un des Inspecteurs.
L’exactitude avec laquelle je me suis assujetti aux Statuts, m’a merité cet honneur.
J’ay renoncé au Marriage ; j’ay mené une vie errante ; j’ay cherché l’obscurité & la
re- [p. 49] traite : j’ay quitté l’étude de la Geometrie, & des autres Sciences pour
m’appliquer uniquement à la Physique, à la Medecine, à la Chymie, à la Cabale, &
aux autres Sciences secretes. Je me souviens bien, luy dit sur cela M. Chanut, d’a-
voir entendu dire alors à Paris que vous estiez Frere de la Rose-Croix, & que vous
prétendiez établir cette Secte en France ; mais on me dit en même-temps que ces dis-
cours ne vous plaisoient pas, & que vous faisiez tout vostre pouvoir pour en desa-
buser le monde. Comment accordez-vous cela avec ce que vous me contez ? Fort
bien, repond M. des Cartes. M’eussiez-vous conseillé de l’avouër, & ne connoissez-
vous pas le Peuple ? Tout le [p. 50] monde m’auroit regardé comme un Sorcier, &
d’ailleurs, ne viens-je pas de vous dire que les Statuts de la Secte defendent aux
Confreres de se faire connoistre ? Je l’avoüay à mes bons amis, le Pere Mersenne, &
l’Abbé Picot, & je fis devant eux des tours du metier, dont le bon Pere étoit souvent
effrayé, & en avoit de grand scupules. » 30
Enfin le scepticisme prudent, et sans doute, au fond, le désintêret de Huet pour l’alchi-
mie transmutatoire apparaissent encore dans ses posthumes Huetiana, ou Pensées diverses
de M. Huet, Evesque d’Avranches (Paris, 1722) 31, où notre auteur s’étend assez longuement
sur l’histoire de la chimie dans l’Antiquité, en développant une critique qu’il avait faite de
Scaliger dans ses Animadversiones in Manilium, et Scaligeri notas, publiées en appendice à
l’édition « Ad usum Delphini », due à Michel de La Faye, des Astronomicon libri quinque
de Manilius (Paris, 1679) 32 :
« CXXIX.
De l’origine & du progrez de la Chymie.
Sur la partie de la Chimie, qui s’applique à chercher le moyen de faire de l’or, il se
presente deux questions principales, qui ont été traitées avec application. La premiere
consiste à savoir si par le secours de la Chymie on peut parvenir à faire de l’or :
la seconde à connoître l’antiquité de cette science. La premiere question est
purement philosophique, & je la laisse discuter dans les écoles. Je m’arrêterai

30. Nouveaux Memoires pour servir à l’histoire du Cartesianisme, pp. 45-50 (éd.
C. Poulouin, pp. 83-85).
31. Sur cet ouvrage, voir M.-G. Lallemand, « Le Huetiana : contribution à l’étude d’un
genre », dans S. Guellouz (éd.) Pierre-Daniel Huet (1630-1721), pp. 155-167.
32. Voir le texte de cette animadversio reproduit ci-dessous p. 394 (Annexe II).
Pierre-Daniel Huet et l’alchimie 387

seulement à la seconde, qui a été examinée (1) par de grands hommes. Scaliger dans
sa note sur cet endroit de Manile, où il est dit que ceux qui [p. 361] seront nez sous
le signe du Capricorne, s’appliqueront à la recherche des métaux,
Scrutari cæca metalia,
Depositas & opes, terræque exurere venas,
Materiamque manu certa duplicarier arte :
Quidquid & argento fabricatur, quidquid & auro.
Scaliger, dis-je, s’attache principalement à ce vers, Materiamque manu certa dupli-
carier arte : sur quoi il avance deux choses : la premiere, que l’art de faire de l’or est
exprimé par ces paroles : la seconde, que ce vers n’est point de Manile, mais qu’il a
été supposé & inseré dans cet endroit de Manile, par quelque Alchymiste. En quoi,
comme en tant d’autres rencontres, ce grand homme a fait voir la précipitation de
son esprit : car ce passage n’a nul rapport à la composition de l’or par la Chymie,
mais seulement aux ouvrages d’orfèvrerie, qui se font par le feu ; & en particulier à
l’extension qui se fait de l’or, soit par le marteau, soit par la filiere, pour en faire de
l’or en feuille, ou de l’or trait. D’où résulte la fausseté de la [p. 362 ] seconde
proposition de Scaliger, que ce vers a été fabriqué par quelque Alchymiste, & faus-
sement attribué à Manile : puisque les Alchymistes ne peuvent prendre aucun interêt
à ce vers ; & qu’il se trouve dans tous les plus anciens exemplaires de Manile.
Scaliger ajoûte que l’alchimie a été inconnuë aux Romains du tems de Manile ; &
que le plus ancien témoignage qui se trouve de cette science, est celui de Julius
Firmicus, qui vivoit du tems de Constantin, & qui dit que ceux qui naîtront, lorsque
la Lune est dans la neuviéme maison, seront Alchymistes. Il joint à cela deux
passages de Suidas, l’un desquel enseigne que la fable de la Toison d’or ne signifie
autre chose, que les peaux sur lesquelles étoit écrit l’art de faire de l’or. Eustathius
dans ses Scholies sur Denys le Périégéte, v. 689. rapporte la même chose sur l’auto-
rité de Charax. George Syncelle en dit encore davantage, savoir que Démocrite, &
Marie de la nation des Ebreux, furent loüez, pour avoir enveloppé dans leurs écrits
les mystères de cet art sous des énigmes ; & que Pamménès fut blâmé, pour les
avoir expliquez sans déguise- [p. 363] ment. L’autre passage de Suidas, cité par
Scaliger, dit que Diocletien voulant réprimer l’esprit séditieux des Egyptiens,
entretenu & enflé par les richesses qui leur provenoient de la Chymie, brûla tous les
anciens livres, qui traitoient de cette science. De là Scaliger conclud, que si
l’invention de la Chymie est ancienne, la connoissance n’en est venuë que fort tard
aux Romains. Il censure aigrement Guillandin dans un autre (2) ouvrage, pour avoir
soûtenu l’antiquité de la Chymie. Lorsque Scaliger écrivit ces choses, apparemment
il n’avoit pas encore vû cet endroit de la Chronique d’Eusebe, lib. 1. qui dit que ce
Pamménès, & cette Marie, dont je viens de parler, ont écrit touchant l’or & l’argent,
cachant leur doctrine sous des énigmes ingenieuses. Scaliger n’a pas été plus

(1) Salmuth in Pancirolum, lib. 2. tit. 7. p. 144. 145. recenset utriusque sententiæ
auctores.
(2) Opusc. Scalig, edit. Francof. p. 23.
388 Sylvain Matton

circonspect dans la suite sur ce passage d’Eusebe, qu’il l’a été sur celui de Manile ;
car il le retranche (3) du texte d’Eusebe, comme supposé. En quoi il a été suivi par
(4) Bochart. L’un & l’autre semblent rapporter aux [p. 364] Arabes la premiere
publication de cet art. Mais nous avons plusieurs temoignages des anciens, qui nous
font entendre, qu’il étoit conu long-tems avant que Mahomet eût mis les Arabes en
réputation ; car Firmicus qu’ils citent, fait mention de cette science, disant que celui
qui naîtra sous une certaine position de la Lune, possedera la science de l’Alchymie,
scientiam Alchymiæ ; parlant de cette science comme connuë alors, & par
consequent long-tems auparavant. Mais de plus Suidas, après plusieurs autres
Auteurs, disant que Diocletien fit brûler tous les livres de Chymie qui se trouvoient
en Egypte, persuadé qu’ils enrichissoient les Egyptiens, en leur enseignant l’art de
faire de l’or, & les rendoient fiers & séditieux, il laisse entendre que cet art étoit fort
ancien chez les Egyptiens. Cela se confirme par le témoignage d’Eusebe que j’ai
cité, qui nous apprend que Democrite apprit cette science en Egypte. Murtadi
Egyptien, du Caire, qui a écrit en Arabe les merveilles d’Egypte, selon la doctrine
des Arabes, dit que la Chymie étoit connuë en Egypte du tems de Moyse ; &
[p. 365] que Moyse lui-même la sçut & l’enseigna. On prouve encore son antiquité
chez les Egyptiens par les histoires des Chinois. Vanslebe rapporte dans la Relation
de son voyage d’Egypte, p. 380. que l’Evêque de Siut lui dit que dans un ancien
monastere d’Egypte, dont on voyoit les ruines, il y avoit eu trois cents soixante
religieux, dont l’unique occupation étoit de chercher la Pierre Philosophale par la
Chymie. Et dans une autre Relation de l’état d’Egypte, p. 278. il dit que le secret de
faire de l’or est exprimé en lettres Hiéroglyphiques, sur les anciens obélisques
d’Egypte. Zosime remonte encore plus haut : car dans un passage, que George
Syncelle a extrait de ses livres, il enseigne que l’invention de la Chymie est plus
ancienne que le Déluge, & qu’elle fut enseignée aux hommes par ces Anges vicieux,
qui, selon le rémoignage de Moyse, Gen. 6. 4. devinrent amoureux des filles de
hommes, & leur enseignèrent plusieurs secrets de la nature, & principalement la
Chymie. Les histoires des Chinois, qui, comme je l’ai montré dans d’autres
ouvrages, ont été disciples des Egyptiens, ainsi que le reste des Indiens, [p. 366] &
ont reçû d’eux l’art chymique, assurent constamment que la Chymie est très-an-
cienne dans la Chine, & en attribuent l’invention (5) à un certain Hoangtius, qui
vivoit plus de deux mille cinq cents ans avant Jesus Christ. Je m’étonne au reste que
Bochart rapportant à la langue Arabe le nom de Chymie, n’est pas observé que
Firmicus, dont il allegue le passage, appelle la chymie scientiam Alchymiæ, & que
ce mot a la forme Arabique, portant en tête l’article Arabe. D’où il eût pu conclure
que cette science a été cultivé par les anciens Arabes, long-tems avant les Arabes
Mahometans. Mais il faut savoir que selon l’opinion de Saumaise, in Solin. p.
1097. C. ces paroles de Firmicus sont alterées, & qu’il faut lire scientiam Chymiæ :

(3) Not. in Euseb. Chronic. p. 258.


(4) Phaleg. lib. 4. cap. 1. p. 235.
(5) Ambassade de la Chine, part. 2. ch. 3. & part. 1. ch. 52.
Pierre-Daniel Huet et l’alchimie 389

à quoi il ajoûte que les Grecs modernes appellent cette science aƒ¤ä¥ß`, & qu’elle
étoit ainsi nommée du tems de nos peres.
De toutes ces observations, ce qu’on peut recueillir de plus vrai-semblable touchant
l’origine & le progrez de la Chymie, c’est que cette science a été si [p. 367] an-
cienne parmi les Egyptiens, qu’ils semblent en avoir été les inventeurs : que de là
elle a passé aux Indes & à la Chine ; qu’il ne paroît point que les anciens Grecs &
Romains l’aient transportée chez eux : soit que les Egyptiens la tînssent cachée,
comme un art divin & sacré, ainsi qu’ils le qualifioient communément, donnant
même le nom (6) de Prophètes aux Chymistes, & ¤ä¥|ß` signifie une science
occulte, selon l’origine tirée de l’Arabe qu’en propose Bochart avec assez de
probabilité : soit que les étrangers n’eussent pas assez pénétré leurs mysteres & leurs
sciences : mais que depuis que l’Egypte fut entierement soumise, & reduite en
province par Auguste, les Romains ne purent pas ignorer l’application de ce peuple
à cette science : & qu’étant persuadé qu’une partie de ses richesses venoit de cet art
occulte & mysterieux, qu’ils ignoroient eux-mêmes, Dioclétien enfin espera de leur
ôter cette ressource, en brûlant tous leurs livres de Chymie, par une très-vaine
entreprise, vû la facilité d’en ca- [ p. 368 ] cher plusieurs exemplaires, & vû
l’érudition de plusieurs Egyptiens, qui avoient acquis cette science, bien plus par
l’experience que par les livres : qu’enfin des Egyptiens (7) elle passa aux Arabes, qui
tout fabuleux qu’ils sont, ne s’en attribuent pas l’invention, mais ils la rapportent
aux Egyptiens, & ne la font pas moins ancienne que Moyse & qu’ensuite les Arabes
la répandirent dans l’Occident, d’où elle est venuë jusqu’à nous. » 33

(6) Du Cange, Glossar. Græc. in ¤ä¥|ß` & √ƒ∑⁄ç…`§.


(7) Vide Albufarag. hist. Orient. Dynast. I. p. 21. Gentium in Musladini 34 Sadi
Rosarium, p. 556.

33. Huetiana, ou Pensées diverses de M. Huet, Paris, 1722, pp. 360-368.


Pour les références des auteurs grecs cités par Huet, voir notre étude « L’influence de l’huma-
nisme sur la tradition alchimique », Micrologus, III (1995) : Le crisi dell’alchimia / The Crises of
Alchemy, pp. 279-345, ici pp. 310 sqq.
34. Sic pour Muchadini.
390 Sylvain Matton

Annexe I
Petri Danielis Huetii […] Carmina, Paris, 1709, pp. 41-46.
Pet. Dan. Huetii, et Cl. Fr. Fraguerii Carmina, Paris, 1729, pp. 94-99.

S A L.

Ab Sale principium rebus, salis omnia plena,


Æquoraque, & tellus ingens, atque humidum aër.
Nam queis occultas naturæ accedere partes |p. 42|
Est labor, & cæcis dissolvere corpora flammis,
Inque suum partes rursum componere corpus,
Terna subesse ferunt mistis primordia rebus,
Mercurii liquidos latices, & sulfura viva,
Fecundosque sales. Oculis variata colores
Sulfura subjiciunt, flammisque alimenta ministrant :
Mobilis in crassam distendit singula molem
Corpora Mercurius : firma compage revinxit
Vis salis, incerto fluerent ne turbida lapsu.
Divite sal etiam dispersit provida dextra,
Cum varios primum rebus natura sapores
Adderet, & nostris condiret fercula mensis.
Sal adeo est quodcunque sapit, quodcunque palatum
Afficit, expressum seu pingui ab arundine sacchar,
Collectumve jugis nectar florentis Hymetti
Affluat ad molles blanda dulcedine sensus,
Absinthi sive ora gravis contristet amaror.
At genus haud unum salis est : sal fossile terra
Eruitur ; puteis liquidum sal manat ab altis ;
In sal spumantes concrescunt æquoris undæ,
Aut cum suppositis fervescunt ignibus, aut cum
Littoreæ rapido siccantur sole lacunæ. |p. 43|
Sal Ammoniacas inter succrescit arenas.
Sal injecta facit carbonibus unda colurnis. [p. 96]
Sal quoque in immensas procero vertice moles
Tollitur ; excisis salsa de rupe columnis
Condit Arabs solidas Euphratis ad ostia turres.
Præterea geminum sal deprendêre Magistri
Pierre-Daniel Huet et l’alchimie 391

Rebus inhærescens ; nativa hoc mole deorsum


Vergit, at in tenues illud flamma evehit auras,
Denique conferto rubrum sale constat alumen,
Calchantumque 1 virens sutoribus utile, necnon
Effossum Parii nitrum tellure Canopi,
Et quæ plura meo non est comprendere versu.
Vis salibus genitalis inest, vivosque calores
Segnibus in Veneris dant salsamenta maritis.
Hinc ad res Veneris pronos dixêre salaces,
Ipsa Venus quippe orta salo est, emersaque salsis
Fluctibus, aurata vehitur super æquora concha.
Ergo salis quondam geniales respuit esus
Turba Parætoniæ sacris operata Juvencæ.
Sal fortunatas largo beat ubere terras,
Arvaque respondent avidis sale fœta colonis.
Quod simul excessit gremio telluris amicæ,
Fluctibus elutum crebris, atque ignibus haustum,
Languescunt glebæ steriles, viduataque tellus
Tristi pigra jacet senio, & sal mœret ademptum. |p. 44|
Ast inopem summa miseratus Juppiter arce
Optatum effœto sensim sal corpore miscet.
Tum recreata novo turget prægnans sale tellus.
Hinc vegetum plantis robur venit, inde feraces [p. 97]
Concipiunt succos, & pinguia pabula sylvæ,
Et tandem lætis onerat se fructibus arbos,
Atque insperatas messes miratur arator.
Ipse fovens molles clausis præsepibus agnos,
Matribus upilio sparsas sale præbuit herbas ;
Præbuit, atque nova vidit pinguedine lætos
In spem lanigeræ fœtus adolescere gentis,
Plenaque spumanti retulit mulctralia lacte.
Salsa ministratur fugientibus esca columbis :
Hinc redit actus amor patriæ, campisque relictis
Spreta coloratæ revolant ad tecta volucres.
Quod nisi quæsitas lauta ad convivia carnes
Rerum serva memor salsugine maceret acri,
Æstus, & humentis flatus vitiaverit Austri.
Sal quippe integrum servat post ultima corpus

1. Calchantumque edd.: malim Chalcanthumque.


392 Sylvain Matton

Funera, restringens in tabem deflua membra.


Esse datam immundis animam quoque pro sale porcis
Scite Chrysippus docuit. Sale fictile vitrum
Cogitur : accensis Venetûm fornacibus ardens
Crystallus sale concrescit ; liquefactaque saxa, |p. 45|
Et fusos cineres dono salis excoquit ignis.
Fœda novo labes si forte inolevit amictu,
Vi salis eluitur ; sordes velamina ponunt,
Et sale in antiquum fulgent reparata nitorem.
Non alia pollet vi pravæ terra Cimoli,
Quæque Brigantino petitur de vertice creta, [p. 98]
Priscave Tymphaicum celebrat quod Græcia gypsum,
Et sapo, & fœdas purgant quæ smegmata vestes.
Quid duram glaciem, pressique coagula lactis
Commemorem, salibus tantum constricta refusis ?
Quid vesco sale perfossas in littore cautes ?
Pulsa fames, & amor salibus revocatur edendi,
Obtusoque abeunt fastidia longa palato.
Sal Superis gratum, Superûm sale frangitur ira,
Et parco sale lustralis contingitur unda.
Ipse puer sacros subiturus vertice fontes
Rite pio sal sincerum prius excipit ore.
Olim etiam festas Divûm stans victima ad aras,
Et tinctura sacros effuso sanguine cultros,
Candenti salsas fruges cervice recepit.
Et segeti metuens micæ salientis honorem,
Farraque frugiferæ Cereri dedit horna colonus.
Signatur salibus princeps sapientia puris. |p. 46|
Explorat dubios longus salis esus amicos :
Toto etiam voluit quondam tentare medimno
Lælius, optasset si quem sibi cautus amicum.
Inde fit ut lætis effundens lucida mensis
Concha sales positos, tristes prænuntiet iras,
Occultosque dolos, cæcasque tumescere lites.
Temporibus sale constabant stipendia priscis :
Hinc & perpetuum meruêre salaria nomen.
Priscæ Romulidûm plebi, sanctoque Senatu [p. 99]
Munera grata salis donavit Marcius Ancus ;
Primus & instituit populo gaudente salinas.
Cara annona salis : magna mercede coëmptum
Pierre-Daniel Huet et l’alchimie 393

Sal fiscum gaza regalem ditat opima :


Provenit haud terris sedenim præstantius ullis,
Quam quod Santonici collectum ad littoris oram
Usque peregrinæ referunt trans æquora puppes.
Denique non nostros commendat gratia mores,
Ni fuerint tincti salibus ; frigemus inepti,
Nullus honos, nulla ingrato sermone venustas,
Aversæ fugiunt Charites, Venus ipsa facessit,
Et formosa suum præcludit Nympha cubile.
Adde sales verbis, ô non indocte Poëta,
Si quis mansuro speras de carmine famam.
Sed nostra hoc tandem consistat limite Musa,
Ne forte insulsum pariat fastidia carmen.
394 Sylvain Matton

Annexe II
Animadversiones in Manilium, et Scaligeri notas, Paris, 1679, pp. 49-50

[Lib. IV.] V. 248. Materiamque manu certa duplicarier arte.) Alchymiam his notari
Scaliger autumat, quæ auri copiam augere docet. Quod autem Alchymia, Manilii ævo, &
re, & nomine Romanis ignota esset, versum hunc ab Alchymista confictum, & huc
instrusum esse censet. At primum nego ad Alchymiam pertinere isthæc, sed ad ferri,
metallorumque tractationem ; quæ igne subacta & mollita cudendo producuntur &
extenduntur : ita ut ferrum pedale possit ad magnitudinem bipedalem feriendo crescere. Sic
igitur, duplicarier habebit vim activam. Cur vero pro, duplicari, poëtica & veteri forma dici
non possit, duplicarier, non video. Quod addit præterea Alchymiæ neque rem neque nomen
fuisse notum hoc tempore Romanis auribus, nec quemquam Firmico antiquiorem ejus
mentionem fecisse ; de nomine fateor ; de re, aliter Eusebius in Chronico. Is scribit
Democriti temporibus Pammenem & Mariam quamdam [p. 50] de arte auri & argenti
conficiendi scripsisse. Suspecta hæc habuit Scaliger, & Panodoro attribuit, quod Chymiam
nimis vetustam faciant, uti & illa Manilii. Ecquid vero æquius fuit suam de novitate artis
hujus opinionem habere suspectam, quam Auctores hi revincunt ?

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