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Samuel Sorbière et l’alchimie

par
Sylvain Matton

Dans notre étude « Cartésianisme et alchimie », nous avons eu l’occasion de citer le


témoignage suivant de Samuel Sorbière (1615-1670) 1 sur les travaux “chymiques” de l’ami
de Descartes, Cornelis van Hogelande 2 :
« Quant au Cornelius ab Hoghelande, duquel vous auéz cogitationes de
Oeconomia Animalis, c’est vn gentil-homme Catholique, grand amy de Monsieur
Descartes. Lors que ie demeurois à Leyden, il exerçoit une Medecine charitable, &
ne demandoit des pauures gens qu’il traittoit qu’vn fidelle rapport du succés de ses
remedes ; Et comme il estoit raui d’entendre que les affaires succedoient bien, qu’on
se portoit vn peu mieux, ou qu’on estoit entierement gueri : il ne se rebutoit point
aussi de sa pratique, lors qu’on luy disoit que la maladie estoit empirée, qu’vn tel
symptome estoit survenu, & qu’à la quarantiéme selle, le pauure patient estoit
expiré : Car il estoit fort homme de bien : il louoit Dieu de toutes choses : &
voyant, par le moyen de ses trois Elemens, des raisons de tous les Phœnomenes,
desquelles il se satisfaisoit, il ne desesperoit jamais de remedier vne autre fois aux
plus fascheux inconuenients de sa Pharmacie. I’ay esté souuent dans son Labora-
toire : & ie l’ay veu plusieurs fois au vestibule de son logis en pantoufles & en
bonnet de nuict, distribuant de huict à neuf heures du matin, & de vne à deux heures
apres midy, des drogues qu’il tiroit d’vn cabinet, qui en estoit bien pourueu. Son
pere auoit trauaillé au grand Oeuvre, & de mesme il en a escrit, si ie ne me trompe.
Mais le fils ne se seruoit de la Chymie que pour la Medecine, & il n’employait les
remedes de cét Art, qu’au défaut des communs & des Galeniques qu’il mettoit
premierement en vsage. » 3

1
Sur Sorbière, voir F. Lessay, « Sorbière, Samuel », dans L. Foisneau (éd.), Dictionnaire des
philosophes français du XVIIe siècle, Paris, 2015, pp. 1650-1654.
2
Voir « Cartésianisme et alchimie : à propos d’un témoignage ignoré sur les travaux alchi-
miques de Descartes. Avec une note sur Descartes et Gómez Pereira », dans : F. Greiner (éd.),
Aspects de la tradition alchimique au XVIIe siècle, Actes du colloque international de l’Univer-
sité de Reims (28 et 29 novembre 1996), Textes et Travaux de Chrysopœia, 4, Paris – Milan,
1998, pp. 111-184, ici p. 115.
3
Lettres et discours de M. de Sorbiere sur diverses matieres curieuses, Paris : François
Clousier, 1660, pp. 444-445.

Alchimie et philosophie mécaniste. Expérimentateurs et faussaires à l’âge classique, Paris : SÉHA – Milan :
Archè, 2015 (« Textes et Travaux de Chrysopœia », 16).
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Ce texte est tiré d’une lettre non datée, peut-être de 1657 4, envoyée depuis Orange à Guy
Patin (1601-1672), grand pourfendeur de la médecine chymique. Mais l’amitié de Descartes
pour Hogelande avait depuis longtemps frappé Sorbière, car dès le 25 août 1642, il expli-
quait à Mersenne :
« Descartes, second Democrite, habite dans une agréable retraite près de Leyde et
s’applique à ses spéculations, ne communiquant ses cogitations et ses expériences à
à peu près aucun mortel, excepté Picot et Hog‹e›lande, chimiste de Leyde. » 5
Et le 13 juillet 1660, écrivant de Paris à Guillaume Bautru (1588-1665) 6 pour lui décrire
« l’estat des sciences en Hollande », Sorbière dira encore :
« Mais reuenons aux illustres habitans du Parnasse de Hollande ; parmy lesquels ie
ne dois pas oublier de mettre le charitable Monsieur Hoghelande, qui distribuoit de
mon temps de si bons remedes aux pauures gens. » 7
L’accointance de Descartes avec Hogelande confirmait sans doute le soupçon chez nombre
de ses contemporains que l’auteur des Principia philosophiæ était loin d’ignorer la littéra-
ture chymique, comme Sorbière l’explique de son côté à Pierre Petit (1598-1667) 8, dans
une lettre en date du 20 février 1657 :
« En effet, il [Descartes] ne suit pas tellement sa pointe, qu’il n’emprunte iamais
rien de l’histoire naturelle, de la Chymie, & des bons Liures, desquels il a plus de
lecture qu’il ne nous a voulu faire entendre qu’il en auoit, lors qu’il a voulu faire
croire qu’il puisoit tout ce qu’il escriuoit dans le seul fonds de son esprit, & par la
force de sa meditation. » 9
Cependant, Sorbière ne s’est pas limité à évoquer l’amitié unissant Descartes au
« chymiste » Hogelande, et bien d’autres témoignages sur l’alchimie et les alchimistes du
temps sont à glaner dans les écrits du préfacier des Opera omnia de Gassendi.

4
C’est la date que lui donne dubitativement Loïc Capron dans son édition électronique de
la Correspondance française de Guy Patin (http ://www.biusante.parisdescartes.fr/patin/).
5
Copie de la correspondance de Samuel Sorbière, Paris, BnF Lat. 10352, f. 46v
(Correspondance du P. Marin Mersenne, XI, p. 241) : « Cartesius in amœno secessu juxta
Leydam, Democritus alter habitat, & speculationibus suis incumbit, nulli fortasse mortalium,
praeterquam Picoto & Hoglandio Leydensis Chymico, cogitationes & experimenta sua
communicans ».
6
Sur G. Bautru, voir R. Kerviler, Guillaume Bautru, comte de Serrant, l’un des quarante
fondateurs de l’Académie française, Paris, 1876.
7
Relations, lettres et discours de Mr de Sorbiere, sur diverses matieres curieuses, Paris :
Robert de Ninville, 1660, Lettre IV, « A Monsieur de Bautru […], De l’estat des sciences en
Hollande », p. 138.
8
Sur P. Petit, voir la notice de S. Taussig dans L. Foisneau (éd.), Dictionnaire des
philosophes français du XVIIe siècle, pp. 1373-1377.
9
Lettres et discours…, lettre LXXXVIII, à Petit, sur Descartes, de Paris, le 20 février 1657,
p. 689.
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Une critique de l’alchimie


Commençons par observer que Sorbière ne croit pas à la réalité des transmutations
métalliques et tient les alchimistes en piètre estime. Ainsi, dans une lettre écrite à
Montpellier le 25 janvier 1653 et adressée au poète néolatin Jean Maury (1625-1697) 10, il
note à propos du style de l’orateur :
« Vn de nos amis le comparoit à ces medailles contrefaites en bas alloy, & à ces
pieces d’Alchymie, dont la façon vaut cent fois plus que la matiere, & desquelles les
curieux ornent leurs cabinets ou leurs galeries. On n’en retire que la satisfaction
presente des yeux, & on n’est guere plus riche en les possedant ; comme par la
lecture de ces pieces d’Eloquence dont nous parlons on ne deuient guere meilleur, ny
guere plus sçauant […]. » 11
Et plus loin, à propos de la physique :
« D’ailleurs quelques Pseudophysiciens, s’il m’est permis de nommer ainsi
quelques impertinens amateurs de la Physique, ont donné beaucoup de prise à
l’ironie des gens d’esprits, & au mespris que mesme quelques ignorants osent faire
de cette science. Les Astrologues, les Alchymistes, les Charlatans & les Sophistes
l’ont fort maltraitée en luy voulant faire la cour. Mais elle est fort innocente de leurs
sotises, & elle n’en merite point de blasme ; comme vne belle & sage personne ne
doit pas estre blasmée à cause de l’extrauagance de ceux qui en deuiennent
amoureux. » 12
Sorbière critique entre autres le langage obscur et les néologismes inutiles des
alchimistes, par exemple dans son discours Du froid des fiebures intermittantes prononcé
le 11 février 1659 chez Habert de Montmor 13, où il épingle
« les Modernes auec leur Archée, & les autres nouueaux termes auec lesquels ils ont
fait semblant de dire quelque chose de plus que les anciens » 14.
Comme la plupart des adversaires de l’alchimie — d’un Leon Batista Alberti jusqu’à
un Fontenelle — Sorbière crédite cependant les adeptes d’avoir fait d’intéressantes

10
Sur J. Maury, voir Dr Hoefer (éd.), Nouvelle Biographie universelle, t. XXXIV, Paris, 1861,
col. 432-433.
11
Id., lettre XLV : « A Monsieur Maury, docteur en theologie. Du Discours, de l’Eloquence,
& de quelques cognoissances qui seruent à bien raisonner », p. 340.
12
Id., p. 347.
13
Sur Habert de Montmor, voir D. Todériciu et P. Costabel, « Notes sur trois hommes de
science du XVIIe siècle : Samuel Duclos, Henri-Louis Habert de Montmor et Florimond de
Beaune », Revue d’histoire des sciences, XXVII (1974), pp. 63-75, ici pp. 68-72. Sur son rapport
avec Sorbière, voir G. M. Atkins, The Idea of the Sciences in the French Enlightenment : A Rein-
terpretation, Newark, 2014, chap. I (« The Montmor Discourse : Samuel Sorbière and the Foun-
dation of the Royal Academy of Sciences »).
14
Lettres et discours…, « Discours prononcé en l’assemblée Physique chez Monsieur de
Monmor le XI. Feurier 1659. Du Froid des Fiebures Intermittantes », p. 63.
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découvertes, mais qu’ils n’ont pas su exploiter. Dans une lettre à l’abbé Pierre Costar
(1603-1660) 15, datée Paris, 17 avril 1657, il remarque :
« Mais si apres tout ce trauail nous ne venons pas à bout de la verité que nous
cherchons, tant y a qu’en chemin faisant nous rencontrons des choses qui nous
recompensent de nostre labeur ; & il nous arriue peut-estre comme aux Alchimistes,
qui en cherchant la pierre Philosophale descouurent plusieurs beaux secrets pour la
Medecine, au lieu de celuy de la transmutation, qui leur eschappe tousiours. En
effect, c’est beaucoup que de nous estre diuertis agreablement ; & i’ay oüy dire à feu
Monsieur de Saumaise, que ie pressois sur le peu que nous cognoissons & sur la
negligence de ses escrits, qu’il mettoit de l’ancre sur du papier aux heures que les
autres iettoient des dez sur vne table, & que c’estoit là vn jeu auquel les gens de
lettre taschoient de se desennuyer. Tout ce que nous auons à faire, MONSIEVR, est
de prendre garde que nous n’imitions pas ces Alchimistes dont i’ay emprunté la
comparaison, qui se ruinent au grand œuure, & qui ne scauent pas profiter des
remedes qu’ils rencontrent. » 16
Mais c’est principalement à propos de Giuseppe Francesco Borri (1627-1695) 17, en une
relation qui a été reproduite, allégée de ses digressions, par Bayle dans son Dictionnaire
historique et critique 18, que Sorbière insiste sur son profond scepticisme à l’égard du grand
œuvre, en l’accompagnant d’une dénonciation de la crédulité des hommes. Dans sa
15
Sur Costar, voir Dictionnaire de biographie française, IX, Paris, 1961, col. 792-793 (art
de Roman d’Amat). Notons que Costar fit lui-même de l’alchimie un usage littéraire qui té-
moigne de son incrédulité à l’égard de la pierre philosophale (voir par ex. Apologie de MR
Costar à Monsieur Menage, Paris, 1657, p. 7 : « […] j’avois converti son injure en bien-fait, par
vn secret de Philosophie qui valoit bien la Pierre Philosophale & la transmutation des metaux si
vainement recherchée depuis tant de siècles. » ; Lettres de Monsieur Costar, Paris, 1658,
lettre CCXCVII (à Rosteau), pp. 786-787 : « A la verité vous vous estes servi de quelques-vnes
de mes paroles ; mais je pense que ce n’estoit seulement que pour me faire voir que vous aviez
trouvé vne excellente sorte de pierre Philosophale, & qu’entre vos mains le cuivre le plus
commun se changeoit en or. »). Il attribue la même opinion à Vincent Voiture (voir sa Defense
des ouvrages de Monsieur de Voiture, à Monsieur de Balzac, Paris, 1653, p. 8 : « Il m’est arriué
souvent de l’entendre [= Voiture] parler de l’ambition déréglée de ces Escriuains qui se
proposoient pour fruict de leurs veilles l’approbation vniuerselle ; & il me souuient qu’il
comparoit leur erreur à la folie des chercheurs de pierre philosophale, & de la quadrature du
Cercle. »), bien que de son côté Voiture affirmât (en plaisantant ?) posséder des connaissances en
chimie (voir sa lettre de 1631 à la marquise de Sablé, éd. A. Ubicini, Œuvres de Voiture, Paris,
1855, I, p. 67 : « Au pis aller, avec les secrets que j’ai dans la chimie et dans la médecine, vous
me pourrez bien retirer chez vous […] »).
16
Lettres et discours…, lettre LXXXIV, « A Monsieur l’abbé Costar. Il luy parle de ses
estudes », p. 665.
17
Sur F. G. Borri, voir S. Rotta, « Borri, Francesco Giuseppe », dans Dizionario biografico
degli Italiani, XIII, Rome, 1971, pp. 4-13 ; G. Cosmacini, Il medico ciarlatano. Vita inimitabile
di un europeo del Seicento, Bari, 1998 (rééd. 2001) ; A. Boella et A. Galli, Libro del Cavalier
Borri di Giuseppe Francesco Borri, Rome, 2013.
18
Voir Dictionnaire historique et critique, entrée « BORRI (Joseph François) », note I (éd.,
Genève, 1741, I, p. 617).
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Relation d’un voyage en Angleterre, où sont touchées plusieurs choses, qui regardent
l’estat des sciences, et de la religion, et autres matieres curieuses, parue en 1666, il écrit :
« Mais puisque me voila en France, je ne pense pas que j’aye à vous parler
d’autre chose ; & apres ce que je [p. 155] vous ay raconté ailleurs de la Hollande, il
me reste seulement à vous dire deux ou trois mots de ce fameux Chevalier Borri,
que j’ay veu à Amsterdam, en cette derniere course que j’y ay faite. Vous voulez
sçavoir comment il est arrivé qu’il a fait de si loin tant de bruit à Paris, que des
gens de qualité se sont fait porter en brancard en Hollande, pour estre gueris par ce
charlatan ; & que d’autres gens d’esprit y sont allés tout exprés pour visiter un si
grand homme. Que diray-je à cela, Monsieur, si ce n’est qu’il est vray aujourd’huy,
de mesme qu’il a esté vray autres fois, que nostre pauvre humanité pourroit estre
definie par l’inclination au mensonge, & par la credulité, Homo est animal credulum
& mendax, l’homme est un animal credule & menteur, ⁄§≥∫≥äƒ∑µ âÙ∑µ. Ceux qui
adjoustent foy si aisément aux histoires que l’on raconte de [p. 156] ces faiseurs de
miracles, tel que Borri a esté tenu avant que le monde en fut detrompé, n’ont pas
manqué sans doute d’escouter attentivement en leur enfance les contes de peau
d’asne ; & cela marque un bon naturel, avec un esprit fort disciplinable. J’aurois
bien à Philosopher là dessus, & j’ay déja veu arriver sur ce chapitre tant de choses,
que peut-estre cette digression ne seroit pas le plus desagreable endroit de mon
discours. Il me souvient d’une terreur panique qui saisit les femmes en Hollande il y
a quinze ou seize ans, & qui leur persuada qu’il y avoit des enragez qui couroient les
ruës sur le soir, & qui coupoient le nez à toutes celles qu’ils rencontroient. Il ne se
passoit aucun jour qu’on ne fit cent contes de ce qui estoit arrivé la nuict
precedente ; on nommoit les personnes ; & on marquoit toutes les circonstances des
pretendus assassinats. Le Magistrat en faisoit une [p. 157] exacte recherche ; & quoy
qu’il ne se trouvast jamais aucune personne blessée, & qu’il n’y eust que
l’imagination du menu peuple qui le fut, il fallut mettre des gardes au coin des ruës
pour la guerir ; & l’on établit une patroüille, qui marcha plus de six semaines sans
rien rencontrer. Le Moine borru fit autresfois peur de cette maniere à tout Paris ; & il
y a dix ans qu’une eclipse y étonna terriblement le monde ; quoy que ce soit une
chose qui arrive fort souvent. J’ay veu deux ou trois fois, que l’on avoit designé le
jour d’une extraordinaire inondation de la Seine, & si impudemment, qu’il y eut des
gens proche de la riviere qui demesnagerent. Mais la credulité prend plaisir de temps
en temps à faire voir son empire sur les meilleurs esprits au fait de la Medecine, &
de la pierre philosophale ; comme en effet la [p. 158] santé & les richesses sont des
biens fort desirables, & que les honnestes gens ne doivent pas negliger. Il arrive
apres que l’on a long-temps resisté aux fausses persuasions sur cette matiere, & que
l’on s’est mocqué des Medecins ordinaires, que l’on donne tout à coup une entiere
croyance aux promesses d’un Charlatan ; & qu’on se laisse pipper à sa nouvelle
methode, quoy qu’il ne debite que les mesmes denrées. Celuy dont je veux faire la
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peinture est un grand garçon noireau, d’assez bonne façon, qui va bien vestu, & qui
fait quelque despence. Elle n’est pourtant pas telle qu’on se l’imagine, & qu’on
l’exaggere ; car huit ou dix mille livres peuvent aller bien loin à Amsterdam. Mais
une maison de quinze mille escus acheptée en un bel endroit, cinq ou six estaffiers,
un habit à la Françoise, quelque collation aux Dames, le refus de quel- [p. 159] que
argent, cinq ou six richedales distribuées en temps & lieu à des pauvres gens,
quelque insolence de discours, & tels autres artifices, ont fait dire à des personnes
credules, ou qui eussent bien voulu que cela fust, qu’il donnoit des poignées de
diamants, qu’il faisoit le grand œuure, & qu’il avoit la Medecine Universelle. Le fin
de tout cela est, que le sieur Borri est vn fin mattois, fils d’un habile Medecin de
Milan, qui luy a laissé quelque bien ; mais auquel il a adjousté celuy qui luy vient
par l’industrie que ie vay vous representer.
Comme il ne manque pas d’esprit, avec un peu d’estude il a sceu gaigner celuy
de quelques Princes, qui ont fourni à l’appointement, sur l’esperance qu’il leur a
donnée de leur communiquer la pierre philosophale, qu’il estoit sur le point de
trouver. Il a sans doute quelque habilité, ou [p. 160] quelque routine aux prepara-
tions chymiques, quelque adresse pour la metallique, quelque imitation des perles &
des pierreries, & peut-estre quelques remedes purgatifs ou stomachiques, qui
d’ordinaire sont fort generaux ; comme c’est de cette region que viennent la pluspart
des maladies. Par ce leurre il s’est insinué auprés de ceux dont il a eu besoin ; & il y
a eu des Marchands, aussi bien que des Princes, qui ont donné dans le panneau.
Tesmoin une promesse de deux cent mille livres qu’il avoit faite à un certain
Demers, qui avoit fourni à ses despenses, & pour laquelle des heritiers de ce
Marchand sont en procés avec le Spagirique : Car le galant homme l’a conceuë d’une
maniere si bigearre qu’on n’y comprend rien. Ce fourbe pour se mettre en credit, &
faire parler de soy, pretendit d’abord à se rendre Heresiarque. Il avoit ouy dire que
les Medecins estoient soupçonnez de ne [p. 161] pas croire assez, c’est pourquoy il
fit semblant de croire plus qu’il ne faut ; & comme si sa devotion se fut picquée
d’honorer la saincte Vierge au de là de ce que l’Eglise l’ordonne, il s’advança de
dire, qu’elle estoit une quatriesme personne de la divinité. Il en fut recherché par
l’inquisition, & condamné au feu par contumace. Il passa à Inspruck, où le feu
Archiduc devint la premiere de ses duppes. Et par son moyen continuant sa route en
Hollande, il se fixa à Amsterdam, comme en un pays propre à faire sonner haut la
persecution qu’on luy faisoit à Rome ; & où il trouveroit des bourses ouvertes pour
de grandes avances à recouvrer sur le lucre qu’il feroit esperer. Il s’est mis là à faire
l’homme d’importance. Il a acquis du credit au commencement parmi cette
bourgeoisie ; & il s’y est maintenu quelque temps par l’appuy [p. 162] d’un vieux
Bourgue-Maistre, qu’il a refocillé avec ses eaux cordiales, jusques à ce que chacun a
reconnu sa fripponerie, & s’est mocqué de ses artifices. Ils ne vont tout au plus qu’à
trouver le moyen de mettre en pratique impunement quelque billonnage, ou à
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quelque alteration des metaux, qui n’est pas encore bien découverte : Car pour ses
cures des maladies, on ne s’en prevaut non plus là où il est, qu’en cette Ville on se
prevaut des remedes d’un celebre faiseur d’affiches, qui a presque autant de
reputation aux pays de Liege & en Hollande, que Borri à Paris. Le nostre pourtant
s’est establi à durer davantage que le Milanois. Il ne l’a pas pris sur un si haut ton,
& ne se lassant point de prescher sa quinte-essence de Raymond Lulle, il luy trouve
enfin des Marchands, & en fait ses affaires ; & peut-estre mesme au grand
soulagement des malades qui ad- [p. 163] joustent foy à ses remedes, dequoy je ne
suis pas marri : car enfin il faut que chacun vive de sa petite industrie ; & il y a
apparence que le Charlatan qui a un grand & long debit, s’il ne guerit pas davantage
de malades, au moins il n’en tuë pas davantage que les Medecins. La terre couvre les
fautes des uns & des autres ; & c’est tousiours beaucoup à ceux qui n’ont pas des
remedes infaillibles d’en sçavoir donner d’innocens, ausquels on ait confiance ; car la
forte imagination avance bien souvent les affaires des malades, & celles du Medecin.
Quelques-uns ont voulu dire, que Borri s’estoit trouvé à la peste de Naples, &
qu’ayant un excellent preservatif, il estoit entré dans les maisons pestiferées,
abandonnées par l’infection & la mortalité, & que là il n’avoit pas mal fait ses
affaires. Je [p. 164] ne sçay ce qui en est. Mais apres tout, Monsieur, si le compa-
gnon ne s’estoit meslé de dogmatiser, & s’il n’avoit donné sujet à l’Inquisiteur du
sainct Office de reprendre sa Doctrine, on pourroit louër en quelque sorte son esprit ;
& il n’y auroit qu’à se mocquer de la credulité de ceux qui l’ont pris pour un grand
personnage. Car dans cette enfance de la Medecine (usons de bonne foy, &
nommons les choses par leur nom) qu’y a-t-il autre chose à dire que de miserables
conjectures ; & dans l’humeur où l’ont est de se laisser tromper, qu’y a-t-il autre
chose à faire, si ce n’est à debiter le plus adroitement que l’on peut des remedes fort
incertains. Il faut bien que les plus habiles Medecins en dépit qu’ils en ayent
employent quelque galimatias, & se servent de quelque innocent stratageme pour
faire avaler courageusement leurs Medecines. Une methode tout à fait ingenuë, &
telle que je [p. 165] l’ay décrite ailleurs, en parlant d’un de mes amis qui estoit de
cette profession, ne seroit pas fort achalandée ; & l’on ne parvient guere de bonne
heure à la grande pratique, que par un procedé hardy, & qui a quelque chose
d’extraordinaire. » 19
Et quelques années plus tard, dans une lettre à Sluse datée du 4 janvier 1669, Sorbière
précisera :
« On m’a écrit d’Amsterdam que Borri a fait banqueroute, ayant trompé surtout des
marchands juifs à qui il avait acheté beaucoup de pierres précieuses avant de

19
Relation d’un voyage en Angleterre, où sont touchées plusieurs choses, qui regardent
l’estat des Sciences, et de la religion, et autres matieres curieuses, Cologne : Pierre Michel,
1666, pp. 154-165.
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disparaître, et qu’une récompense de 600 livres de notre monnaie a été promise par
un magistrat à qui arrêtera le banqueroutier. » 20
Notons cependant que la critique du charlatanisme médical va de pair chez Sorbière —
qui rejoint en cela Descartes — avec la croyance en la possibilité de prolonger indéfiniment
la vie. Cette possibilité au moins théorique, Sorbière l’expose dans une lettre du 3
septembre 1640 à son ami le médecin Abraham Du Prat (1616-1660), à propos de
l’Epistolica quæstio de vitæ termino fatali, an mobile ? (Dordrecht, 1634) de Jan Van
Beverwick (Johannes Beverovicius, 1594-1647) 21 — auquel Descartes devait rendre visite
en juin 1644 22. Sorbière explique :
« Il me suffit donc de supposer que la disposition des organes telle que l’âme la
réclame est par elle-même apte à resserrer l’union de l’âme et du corps et à faire que
l’homme existe et continue à se bien porter. S’il en est ainsi, il s’ensuit qu’à
l’opposé les maladies et la mort naissent d’une désagrégation de cet assemblage. Et
enfin nous pouvons inférer de là qu’il est seulement nécesaire pour allonger sa vie
avec une bonne santé que les mêmes parties soient maintenues dans les mêmes
situation et ordre où elles sont maintenant disposées, ou, si elles en sont chassées
par quelque accident, que d’autres soient disponibles qui, lorsque les premières sont
délogées de leur lieu, leur soient substituées par la nature. Vivre pour nous n’est rien
d’autre, comme l’affirment les médecins, que se dessécher continuellement. C’est
pourquoi si l’on pouvait trouver une façon de réparer la perte d’humidité, la vie
pourrait être prolongée aussi longtemps que nous en userions. Et de fait, tandis
qu’intérieurement les esprits sont portés de tous côtés par le mouvement continuel
du sang dans les veines et dans les artères, mais qu’extérieurement nous sommes
exposés à la rencontre de l’air et des corps voltigeant dans l’air, nous perdons chaque
jour sans nous en apercevoir quelque chose de notre substance, que nous nous
efforçons de restaurer par le manger et le boire. Mais parce que cette petite
déperdition de substance nous est inconnue, et que nous ignorons quelle est la
forme, quel est le reste des qualités des particules que nous perdons con-
tinuellement, nous jetons sans choisir avec discernement nos aliments beaucoup de
choses dans notre estomac, dont peu sont d’aventure convenables pour la nutrition,
beaucoup inutiles et certaines parfois nocives, en sorte que comme ces trois sortes se
mélangent diversement et sont mélangées en diverse proportion, il est à peu près
inévitable que se produise cette suite de maladies qui attaquent le corps et l’esprit, et

20
Copie de la correspondance de Samuel Sorbière, Paris, BnF Lat. 10352, f. 412r-v :
« Scriptum mihi Amstelodamo Borrium decoxisse, delusis præsertim Judæis mercatoribus, à
quibus emerat plurimas gemmas antequam discederet, etsi quis sistat decoctorem à magistratu
[f. 412v] prœmium fuisse constitutum libras monetæ nostræ sexcentas. »
21
Voir Van der Aa (éd.), Biographisch Woordenboek der Nederlanden, Tweede Deel,
Haarlem, 1854, s. v. « Beverwijck (Jan Van) », pp. 500-504.
22
Voir AT, Œuvres de Descartes, IV, pp. 719-720.
Samuel Sorbière et l’alchimie 191

finalement la mort, qui est le dernier et le pire des maux. Vous voyez bien alors par
vous même s’il est conforme à la raison que l’on puisse inventer grâce à
l’ingéniosité humaine un remède capable de prolonger la vie de manière très
certaine. » 23
Toutefois cette possibilité de prolonger indéfiniment la vie ne signifie pas que l’on
puisse rendre l’homme immortel :
« En effet, se demander si grâce à l’art humain nous pouvons prendre soin de nous
de telle sorte que notre vie de plus courte devienne plus longue, c’est tout autant se
demander si nous pouvons rendre la vie éternelle ; car s’il est possible de rétablir
pour un temps une santé languissante, et par exemple de restaurer l’humide radical
pour qu’il suffise pour dix ans, pourquoi n’assurerions-nous pas la même chose
grâce au même artifice au bout de ces dix ans, et ainsi indéfiniment, ou tout du
moins jusqu’à ce qu’advienne le dernier jour ? [II Pierre, 3] En ce jour les cieux
passeront avec fracas, les éléments embrasés se dissoudront, et la terre avec les
œuvres qu’elle renferme sera consumée. Car quand j’ai affranchi l’homme de cette
mort qui s’insinue peu à peu, je n’ai en aucune manière eu à l’esprit de rendre
l’homme absolument immortel. En vérité la mort que nous nommons naturelle
disparaîtrait, mais cependant exposé à une mort violente il pourrait être tué s’il était
frappé par la foudre ou par quelque autre grave accident, ce que la divine Providence
réglerait avec cette liberté, cette sagesse et cette autorité qui font sa puissance. » 24

Une bonne connaissance des chimistes et de leurs laboratoires


Si les jugements de Sorbière sur l’alchimie sont peu originaux, ce ne sont pourtant pas
chez lui simples lieux communs, purs préjugés. Il avait en effet une bonne connaissance
des milieux et des recherches alchimiques, comme il le souligne, à l’automne 1660, dans
un Discours de l’Amitié adressé au marquis de Vaubrun-Nogent :
« De cette sorte l’acquisition d’vn Ami n’est pas moins laborieuse, ny moins
incertaine que celle de la Pierre Philosophale. En l’vne & en l’autre il ne faut point
se haster, & bien souuent l’on gaste tout par la precipitation.
I’en puis parler sçauamment ; car i’ay assés veu de fourneaux & de laboratoires,
& i’ay assés frequenté de gens qui ont fait d’inutiles dépences en leur secret ; mais
qui ont tousiours accusé de leur mauuais succés l’impatience qu’ils ont euë, ou
quelque legere inaduertance qu’il n’y a pas eu moyen de reparer […]. » 25

23
Cf. Copie de la correspondance de Samuel Sorbière, Paris, BnF Lat. 10352, ff. 23v-24 r ;
texte édité ci-après, Note complémentaire, pp. 205-206.
24
Id. f. 24v, ci-après p. 206.
25
Relations, lettres et discours…, p. 435.
192 Sylvain Matton

Parmi ces laboratoires, il y eut au premier chef celui de Cornelis van Hogelande.
Depuis La Haye, le 4 mars 1647, Sorbière mande à Mersenne :
« J’ai lu le livre 26 d’Hogelande et l’ai trouvé bon. Cet homme sans fard est
excellent et fort modeste, très versé en chymie, à laquelle il se consacre assidûment
afin d’en tirer des médicaments pour les distribuer gratuitement aux pauvres. Je le
fréquente et suis souvent dans son laboratoire. » 27
Il y eut aussi celui de Johann Rudolf Glauber (1604-1670) 28, dont la description
fournit à Sorbière l’occasion d’exposer longuement son sentiment sur les « Philosophes
Chymiques ». Dans la lettre à Guillaume Bautru citée plus haut sur « l’estat des sciences en
Hollande », et qui constitue la « troisiesme relation » du voyage qu’il effectua en 1660 en
ce pays, il écrit :
« Mais allons voir à Amsterdam les fourneaux de Glauber, & disons quelque
chose de sa Chymie.
Quelques Principes que l’on tienne en Physique, les Philosophes Chymiques y
peuuent trouuer leur conte : car soit qu’il y ait des formes substantielles tirées de la
puissance de la matiere, ou qu’il n’y ait point d’autre forme des mixtes que le diuers
arrangement des parties, la methode dont [p. 159] ils se servent pour la
decomposition des choses, & pour donner lieu à de nouueaux assemblages de la
matiere, est toûjours la seule que l’on peut employer. Nos yeux, ny nos mains, nos
microscopes, ny la pointe de nos bistoris ne peuuent point découurir ny choisir, les
inuisibles corps dont la Nature se jouë ; Et l’Art, qui la veut imiter, ne commence
d’ordinaire ses ouurages, que là où elle abandonne son trauail. Ie veux dire,
MONSIEVR, que nostre Mechanique n’employe en ses plus deliées operations que ce
que la Nature a fait de plus grossier, & ce en quoy nous ne voyons pas tout le plus
fin de son industrie. Nous taillons le bois & la pierre, pour nos bastimens, nous
employons l’escorce de quelques [p. 160] plantes, ou la dépoüille de quelques

26
Cogitationes, quibus Dei existentia, item animæ spiritalitas, et possibilis cum corpore
unio, demonstrantur. Nec non, brevis historia œconomiæ corporis animalis, proponitur, atque
mechanice explicatur, Amsterdam, 1646, sur lequel voir notre « Cartésianisme et alchimie », art.
cit., pp. 116-123.
27
Cf. Copie de la correspondance de Samuel Sorbière, Paris, BnF Lat. 10352, f. 105r :
« Hogelandij librum legi & quidem probaui ; Vir iste sine fuco optimus, & modestissimus est,
in Chymicis versatissimus, quibus incumbit assidue, vt habeat vnde medicamenta‹, quæ› gratis
pauperibus largiatur. Hominem ego colo, & frequens eius laboratorio adsum. » (voir
Correspondance du P. Marin Mersenne, XV, p. 126 – avec la faute de lecture moderatissimus
pour modestissimus). Le 5 avril 1647, Sorbière écrira semblablement à Du Prat, id., f. 108v :
« Hoghelandij pariter Cartesiani exstant Cogitationes Mechanicæ de Œconomia Animalis, quem
concinem nostrum ego amo & magnifacio, homo est sine fuco nobilis, qui Chymiam exercet
animi gratiâ & vt pauperibus largiatur remedia. »
28
Sur Glauber, voir K. F. Gugel, Johann Rudolf Glauber, 1604-1670. Leben und Werk,
Wurtzbourg, 1955 ; P. H. Smith, The Body of the Artisan : Art and Experience in the Scientific
Revolution, Chicago, 2004, pp. 165-189 (sur la visite de Sorbière, voir pp. 168-169).
Samuel Sorbière et l’alchimie 193

Animaux pour nous faire des habits ; nous nous seruons des metaux, & de toutes les
autres choses que nous trouuons en masse, pour d’autres vsages ; Et non seulement
nous n’arriuons pas à la connoissance des premiers corps ; mais nous en demeurons
à celle de quelques masses grossieres, qui sont faites par vne infinité de
compositions.
L’eau & le feu sont les seuls instrumens que nous pouuons employer pour la
solution des mixtes, pour le denoüement de leurs parties ; qui est prealable à
l’introduction d’vne forme, & qui doit necessairement preceder vne nouuelle
contexture : Et c’est ce que l’école Peripateticienne enseigne lors qu’elle dit, Que la
[p. 161] corruption d’vne chose est la generation d’vne autre. Il n’y a plus de creation
nouuelle, il ne se fait rien dans le monde que du debris des autres corps, les choses
n’y font que changer de place, & il n’y a que les diuerses combinations qui leur
donnent vne nouuelle face. Combien de jeux differents se forme-t’il de trente-six
cartes diuersement figurées ! ne serés-vous point épouuanté, MONSIEVR ! si ie vous
dis que nous ne pouuons point donner de nom à ce nombre, qu’il passe les milliards
de milliards ; qu’on ne le sçait pas prononcer, qu’il n’y a plus moyen de l’exprimer
que par l’escriture, & que pour les combinations de vingt-quatre seulement, il faut
employer tous les chifres suiuans, 266730432637672551219200. [p. 166 (sic)] Iugés
par-là de ce qui doit arriuer à cinq cent millions de corps diuersement figurés, qui se
deprennent les vns des autres, & qui s’arrangent diuersement. Il n’est pas mal-aisé
de le conceuoir ; & peut-estre que ie vous tiens trop longtemps sur ce preambule.
Mais c’est qu’apres cela vous n’aurés point de peine à comprendre ce que ie veux
dire, & que vous tirerés vous-mesme toutes mes conclusions.
Ie dis donc, MONSIEVR , que l’Eau & le Feu sont deux agents naturels, qui
tranchent, incisent & separent les parties des mixtes que nous ne pouuons pas
separer mechaniquement, par le defaut de nostre veuë, & à cause de la forme
grossiere de nos plus delicats instrumens. L’Eau & toutes les choses liquides (car ie
ne parle [p. 163] pas de celle-là seule, qui est vn Element ; mais de celles aussi que
l’on nomme des esprits) ont leurs parties fort minces, qui s’insinuent entre celles
des mixtes ; par où elles les détachent peu à peu les vnes des autres ; jusques-là que
les eaux regales, dissoudent les metaux, & les changent en liqueur, ou les euaporent
en fumée. De cette solution se fait l’impregnation des menstruës, comme on parle
dans les Laboratoires, & se tirent les extraits. Dequoy la premiere prattique s’est
faite dans nos cuisines, ou nous nous sommes aduisés de mettre tremper nos
viandes dans l’eau, & d’en haster la solution par le feu, qui est bien plus agissant
que l’eau. De ce costé-là, MONSIEVR, vous voyés que la Chymie est fort ancienne
[p. 164] & fort naturelle, puis que les hommes l’ont prattiquée de tout temps, &
qu’il y a des cuisines, ou des preparations des alimens, par tout où l’on ne vid [sic]
pas de fruits & de racines ; car ie ne sçache point que l’on mange en aucune part la
viande toute cruë. Tant y-a que le feu estant vne euolution de certains petits corps
194 Sylvain Matton

qui se meuuent fort viste, il n’y a que luy qui puisse venir à bout de ce où la pointe
de nos burins n’a peu penetrer, & de ce que les menstruës n’ont pû dissoudre. Les
Philosophes Chymiques s’en sont seruis premierement au hazard ; car ils n’ont peu
sçauoir quelles estoient les parties des mixtes, ny gouuerner celles du feu, pour en
faire vne dissection premeditée. Tout ce qu’ils ont peu remarquer a esté, [p. 165]
qu’vn tel degré de feu donnoit telle couleur ou telle consistence à vne telle matiere,
qu’il la reduisoit en eau, qu’il la mettoit en poudre, qu’il en changeoit le goust ou la
couleur, & les autres qualités. Mais tout cela, MONSIEVR , n’a point esté l’effect
d’vne connoissance certaine, & l’on ne sçait auiourd’huy autre chose par vne longue
experience, sinon qu’en operant de la mesme façon que l’on a fait auec l’eau & le feu
sur certaine matiere, il y arriue les mesmes changemens. Et cela mesme est si mal-
aisé à prattiquer, que c’est vn grand miracle dans les operations vn peu longues, si le
mesme homme fait toûjours precisément la mesme chose.
Ceux qui ne se lassent point de reïterer les operations Chymiques, [p. 166] qui y
font de la dépense, & qui inuentent des fourneaux & de nouuelles manieres de
trauailler, sont dignes de loüange, & deuroient estre recompensés par le public ; sur
tout lors qu’ils luy communiquent leurs belles inuentions, & lors que leur fortune
n’est pas assés bonne, ou qu’ils se sont incommodés pour l’aduancement de cette
partie de la Medecine. Car ie ne considere les Chymistes que comme d’excellens
Pharmaciens, & ie les prise infiniment, tandis qu’ils ne raisonnent que sur la forme
de leurs matras, de leurs cornuës, de leurs recipients, & des autres instruments de
leur laboratoire. Mais lors qu’ils veulent philosopher sur la nature des choses, &
qu’ils prennent l’essor, guindés sur les [p. 167] aisles de leur Philosophie de College
alterée des termes de leur Art, c’est là où je les perds de veuë, ou plustost c’est là où
ils entrent dans vn estrange galimathias. Certes, MONSIEVR , autant que ie les
admire, tandis que ie les vois lutter proprement vn Alambic, philtrer vne liqueur,
bastir vn Athanor ; autant me déplaisent-ils lors que ie les entends discourir sur la
matiere de leurs operations. Et cependant ils croyent que tout ce qu’ils font, n’est
rien au prix de ce qu’ils disent. Ie voudrois qu’ils ne prissent pas cette peine, qu’ils
ne se missent pas si fort en frais, & que tandis qu’ils se lauent les mains au sortir de
leur trauail, ils laissassent escrire ceux qui se sont plus attachés à polir leur discours.
Ce seroit aux Galilees, aux [p. 168 ] Descartes, aux Hobbes, aux Bacons & aux
Gassendis, à raisonner sur leur labeur ; & ce seroit à ces bonnes gens d’écouter ce
que leur diroient les personnes doctes & iudicieuses, qui se sont accoutusmées à
faire le discernement des choses.
Quam scit vterque libens censebo exerceat artem 29.
Mais il est mal-aisé d’empescher les hommes de raisonner, & particulierement sur
des matieres qu’ils estiment estre de leur jurisdiction, & dont ils ont eu la premiere

29
Horace, Epist., I, XIV : “Chacun doit s’en tenir au métier qu’il sait faire ; c’est là, ce sera
toujours mon avis.”
Samuel Sorbière et l’alchimie 195

connoissance. Qu’ils s’y exercent donc, & qu’ils me permettent de remarquer à mon
tour, par ce que i’ay profité de la frequentation de ces grands hommes que ie viens
de nommer, & de la lecture de leurs escrits, que la pluspart des raisonnemens
Chymiques sont tres- [p. 169] defectueux : Car ou ils ne signifient rien du tout, ou
ils supposent mal, ou les propositions en sont tellement destachées, que s’ils
n’auoient de meilleure colle & de meilleur ciment pour leurs distillations, qu’ils
n’en ont pour former leurs syllogismes, ils ne recueilliroient pas grande chose de
tout leur trauail.
Pour verifier ce que ie dis, il ne faut, MONSIEVR, que prendre le premier liure
de leur façon, & vous donner la peine d’examiner toutes leurs paroles, sans en lais-
ser passer aucune, dont vous ne vouliés entendre la signification, & sçauoir ce
qu’elle fait en cette place. Vous en trouuerés peut-estre d’abord quelques-vnes qui
sont du stile ordinaire de la Physique ; mais prenés garde que Vous [p. 170 ] ne
laissiés passer à la faueur de celles-là, des termes empruntés de la Morale ou de la
Politique, & tirés de la Theologie ou de la Metaphysique. Prenés garde aussi, s’il
vous plaist, aux termes qui ne vous signifient rien, soit parce que Vous ne les en-
tendés pas, soit parce que ceux-là mesmes qui les ont mis, n’auoient pas plus d’idée
que Vous de la chose qu’ils pretendoient signifier. Et c’est vne methode generale
pour s’empescher d’estre surpris par les galimathias qui se font sur toute sorte de
matieres.
I’ay remarqué deux choses entr’autres qui imposent aux Curieux en la lecture
des Spagiriques. La premiere est, qu’ils commencent en destruisant des opinions
mal fondées, & que l’on est bien-aise de voir abbattre. De cette sorte [p. 171 ]
Helmont a fait rage, & les honnestes gens ont approuué son zele. Mais apres qu’il a
abbatu, ce qu’il a éleué sur d’autres fondemens n’a pas esté plus regulier, & il n’a
fait que substituer son jargon au galimatias plus ancien, & à l’impertinence duquel
on estoit tout accoutusmé. Imitant en quelque maniere ce fou des Petites-Maisons
qui se mocquoit des autres, & qui disoit enfin à ceux qui le prenoient là-dessus pour
vn homme sage, que c’estoit luy qui estoit Dieu le Pere, & qu’il sçauoit bien qu’il
n’auoit pas envoyé vn autre de ses camarades qui se disoit Dieu le Fils. Et c’est à
quoy aboutissent la pluspart du temps les pierres de Butler, les Panacees, l’Alkaest,
le Zenda, Parenda, l’Archæe, l’Ens pagoycum, le Nostoch [p. 172 ] l’Ylech, le
Trarames, le Turban, l’Ens Cagastricum, & les autres visions que Van-Helmont &
ses confreres nous debitent. L’autre chose qui impose aux gens de bien qui lisent les
écrits des Spagiriques, est la deuotion & la pieté dont ils se trauestissent, en
employant plusieurs termes de l’Escriture Sainte ; iusques-là mesme que quelques-
vns la profanent, & en font vn liure de Medecine. Témoin cét Amphitheatrum
sapientiæ æternæ Christiano-Kabalistrum, Diuino Magicum Physico-Chymicum,
Tertriunum, d’Henri Khunrath de Leipsic, dans le plaisant tiltre duquel on trouue
Allelluya, Allelluya, Allelluya, Phy Diabolo, & en suite vne douzaine de tailles
196 Sylvain Matton

douces, qui encherissent par-dessus le grotesque de la tentation de S. An- [p. 173]


toine par Callot, & dont cét Autheur extrauagant tasche d’égayer la melancholie qui
est répanduë dans son ouurage.
Par tout ce discours, MONSIEVR ! ie ne pretends point offencer Glauber, ny au-
cun de ceux qui mettent comme luy la main à la paste, ausquels plustost ie voudrois
donner courage, & les consoler des inutiles dépenses qu’ils font en la recherche du
grand œuure, & de la Medecine vniuerselle, laquelle ils esperent de trouuer dans leur
chemin. Mais ie destournerois volontiers, s’il m’estoit possible, les personnes de
bon esprit de la lecture des liures de Chymie, qui ne sont pas écrits auec toute la
sincerité que l’on trouue dans ceux de Glauber. Les Enigmatiques, les Moraliseurs,
& les Mythologi- [p. 174] ques ne seruent qu’à embroüiller l’esprit, & à faire perdre
le temps. C’est pourquoy ie voudrois qu’on ne leust que ceux qui enseignent
naïuement la prattique de l’Art, & qui font part au Public de toutes leurs belles pre-
parations ; sans entrer dans la recherche des causes, & sans philosopher au delà de la
portée de leur esprit. Si tous les Autheurs en Chymie gardoient cette sobrieté, &
écriuoient auec ce iugement, leurs Liures seroient fort petits, & les gens de ma sorte
en feroient bien plus d’estime. Mais d’autre part ils seroient moins connus de plu-
sieurs autres qui se plaisent à leur stile ; & le nombre est beaucoup plus grand de
ceux qui ayment l’obscurité, & qui veulent bien qu’on les abuse ; que de ceux qui
cherchent le grand iour, [p. 175] & qui ne prennent point de plaisir aux impostures.
Il faut que chacun en vse comme bon luy semble. Il faut laisser le monde comme il
est, & ne pas entreprendre de détromper la credulité de ceux qui raisonnent vn peu ;
mais qui n’ont pas la force de pousser leur raisonnement iusques au bout, ny l’a-
dresse d’en écarter tous les nuages. Vous n’estes-pas, Dieu mercy, de ceux-là,
MONSIEVR ! & ie vous ay parlé librement, parce que ie sçay que Vous n’aymés ny à
tromper les autres, ny à estre trompé. Mais prenés garde que si Vous estes de mon
opinion, on ne die que Vous n’estes pas fils de la Sapience, que Vous n’éleués pas
assez Vostre esprit, que Vous ne faites pas assés d’abstractions, que Vous cherchés
dans Vostre [p. 176] imagination ce qui ne se trouue que dans la partie intellectuelle,
Que Vous n’estes pas assé Metaphysicien. Reuenons à Glauber, apres cette digres-
sion contre les Charlatans, qui gastent son mestier. Il est sans doute le plus excel-
lent, ou le plus noble de tous ; comme il semble que l’Element dont il se sert, à
[sic] quelque prerogatiue par-dessus les autres ; & si i’en estois le Iuge, la Pyrotech-
nie precederoit tous les Arts liberaux, & iroit de pair auec quelques sciences.
Nous trouuasmes Glaubert dans vn de ses Laboratoires : Car il n’en a pas moins
de quatre sur le derriere d’vne grande Maison, qui paroist estre de quatre ou cinq
cens escus de loüage. Il y occupoit cinq ou six hommes, & nous [p. 177] remar-
quasmes qu’il auoit bon nombre d’enfans. Son âge nous parut de 66. ans, & sa
façon tres-bonne & tres-sincere. Ses discours ne furent point recherchés ; il ne nous
fit point d’excuses de sa mauuaise latinité ; il ne se trouua point embarassé de nos
Samuel Sorbière et l’alchimie 197

questions ; il répondit à tout en homme de bon sens, & nous monstra tout son logis
auec vne grande familiarité. Dans vn quarré de son iardin il auoit fait mettre deux
pieds de sable, & du plus sterile qui soit au bord de la Mer, & il nous fit remarquer
que ce sable estoit couuert de blé, qui auoit déja vn pied de hauteur, & lequel il y
auoit semé six semaines auparauant. Il auoit preparé ce sable, & le grain qu’il y
ietta ; de la maniere dont il se vante en quelque endroit de pouuoir faire [p. 178] ve-
nir des plantes & des arbres sur des rochers & dans les plus arides deserts. Car il
tourne tout son esprit à inuenter des choses vtiles & commodes ; en quoy il reüssit
si admirablement, qu’il a trouué le moyen de boucher si exactement vn vase de
verre, auec vn morceau de la mesme matiere qu’il pose dans l’orifice, que les plus
subtils esprit ne s’éuaporent point, & qu’en le renuersant il n’est non plus en danger
de répandre, que s’il estoit sigillé hermetiquement. Il peut aussi tirer l’ame du vin,
& faire que ce qu’vn mulet en transportera estant meslé auec de l’eau commune l’a-
nimera si bien, que l’on recouurera la mesme quantité du vin dont elle aura esté
tirée, & de la mesme bonté. Ce qui seroit d’vne grande épargne dans le negoce,
[p. 179] où le transport des marchandises en fait souuent la plus grande cherté. Nous
luy demandasmes de voir le cabinet ou [sic] il auoit ses remedes & ses autres prepa-
rations, & offrismes de luy payer ce qu’il voudroit de quelques prises de son pana-
cee, ou de quelque autre medicament que nous serions bien-aises de tenir de sa
main. Il nous dit, qu’il n’en auoit aucun pour le present, y ayant plusieurs mois
qu’il estoit occupé à vn grand dessein, qu’il executeroit dans trois semaines ; car il
se proposoit en ce temps là de faire publiquement vne transmutation ; Et Vous aués
entendu ce que Monsieur du Claux vous a asseuré, qu’il l’auoit faite par galanterie,
& sans aucun profit ; mais seulement pour faire voir la pos- [p. 180] sibilité de la
chose.
Faisans réflexion sur tout ce que ie viens de Vous raconter, nous demeurasmes
estonnés de la dépence de ce bon-homme, qui doit monter à huict ou dix mille
liures pour le moins. Ses Laboratoires sont magnifiques & occupent vne aîle de son
logis, & le fond de son iardin. Ils sont d’vne grandeur prodigieuse, & d’vne
structure toute particuliere. De tous costés les murailles des chambres sont pleines
de vaisseaux & d’instrumens de son inuention. Cela nous fit penser que Glauber
auoit quelque secret pour la metallique, ou quelque autre moyen de gaigner inconnu,
dont il soustenoit sa famille & sa curiosité ; Mais la verité de nostre coniecture
dépend de l’histoire de ce Philosophe, que [p. 181 ] nous ne peusmes pas bien
apprendre dans le peu de sejour que nous fismes à Amsterdam. A peine trouuasmes-
nous d’autres gens que son Libraire qui sçeussent qu’il y demeuroit ; & c’est vne
merueille combien peu de monde le connoist en Hollande. Veritablement il n’y a
point de païs au monde plus commode aux Freres de la Rose-Croix, & où ceux qui
ont le secret du grand œuure soient plus en liberté. » 30
30
Relations, lettres, et discours…, pp. 158-181.
198 Sylvain Matton

À ce témoignage bien connu des historiens 31, il faut en ajouter un autre, qui ne l’est
pas. Il concerne la fameuse transmutation que Johann Friedrich Helvetius (1630-1709) 32
relata dans son Vitulus aureus, quem mundus adorat et orat (Amsterdam, 1667) 33 et sur
laquelle enquêta Spinoza 34. Dans une lettre inédite qu’il écrit de La Haye à René-François
de Sluse (1622-1685) 35 le 22 juin 1669, Sorbière confie :
« J’interrogerai aussi Helvetius sur la petite histoire de son Veau d’or. » 36
Et de retour à Paris, dans une autre lettre inédite, en date du 1er décembre 1669, il rapporte
à Sluse le résultat de son entretien avec Helvetius, en ajoutant d’intéressantes informations
sur une prétendue transmutation réalisée au Louvre :
« J’ai par ailleurs rencontré à La Haye ce médecin qui a écrit le Vitulus aureus, et
j’ai demandé à d’autres personnes ce qu’il fallait penser de l’historiette qu’il raconte.

31
Voir P. J. Blok, « Drie Brieven van Samuel Sorbière over den Toestand van Holland in
1660 », Bijdragen en Mededeelingen van het Historische Genootschap, XXII (1901), pp. 1-89
(passage concernant Glauber pp. 74-89) ; G. Cohen, « Le voyage de Samuel Sorbière en Hollande
en 1660 », Mélanges d’histoire littéraire générale et comparée offerts à Fernand
Baldensperger, Paris, 1930, pp. 148-164 (ici pp. 162-163) — je m’étonne que Cohen ait pu
écrire (p. 162, note 2) : « Sorbière s’est visiblement trompé en traitant de charlatan un des
meilleurs chimistes du temps, Johann Rudolph Glauber » ; je ne vois pas en effet que Sorbière
ait jamais traité Glauber de charlatan.
32
Voir la très succincte notice de M. Baldwin dans C. Priesner et K. Figala (éds), Alchemie.
Lexikon einer hermetischen Wissenschaft, Munich, 1998, pp. 171-172 ; J. I. Israel, « Enligh-
tenment, Radical Enlightenment and the ‘Medical Revolution’ of the Late Seventeenth and
Eighteenth Centuries », dans O. P. Grell et A. Cunningham (éds), Medecine and Religion in
Enlightenment Europe, Aldershot, 2007, pp. 5-28, ici pp. 13-15. Sur l’affaire de la transmutation
elle-même, voir M. Nierenstein, « Helvetius, Spinoza, and Transmutation », Isis, XVII (1932), pp.
408-411 ; B. Husson, Transmutations alchimiques, Paris, 1974, pp. 129-155 ; W. R. Newman,
Gehennical Fire : The Lives of George Starkey, an American Alchemist in the Scientific
Revolution, Cambridge, Mass., 1994, pp. 7-10 ; L. M. Principe, The Aspiring Adept, Robert Boyle
and His Alchemical Quest, Princeton, 1998, pp. 93-95.
33
Le titre complet est Vitulus aureus, quem mundus adorat et orat, in quo tractatur de
rarissimo naturæ miraculo transmutandi metalla, nempe quomodo tota plumbi substantia vel
intro momentum ex quavis minima lapidis veri philosophici particula in aurum obryzum
commutata fuerit Hagæ Comitis.
34 Voir Spinoza, lettre XL, à Jarrig Jelles ; voir aussi M. Nierenstein, « Helvetius, Spinoza

and Transmutation », art. cit. ; W. Klever, « The Helvetius Affair or Spinoza and the Philoso-
pher’s stone : A document on the background of Letter 40 », Studia Spinozana, III (1987),
pp. 439-458 ; je ne partage pas les analyses hasardeuses de M. J. Villaverde, « Spinoza’s Para-
doxes : An Atheist Who Defended the Scriptures ? A Freethinking Alchemist ? », dans J. Ch.
Laursen et M. J. Villaverde (éds.), Paradoxes of Religious Toleration in Early Modern Political
Thought, Lanham, Md, 2012, pp. 9-38.
35
Sur Sluse, voir René-François de Sluse (1622-1685). Actes du colloque international,
Amay-Liège-Visé, 20-22 mars 1985, Liège, 1986 ; A.-C. Bernès et R. Halleux, « Scepticisme,
expérience et calcul chez René-François de Sluse », dans : P.-F. Moreau (éd.), Le Scepticisme au
XVIe et au XVIIe siècles, Paris, 2011, pp. 202-222.
36
Copie de la correspondance de Samuel Sorbière, Paris, BnF, ms Lat. 10352, f. 542v :
« Heluetium quoque interrogabo circa vituli sui auri historiolam ».
Samuel Sorbière et l’alchimie 199

Les mieux informés m’ont dit que c’était un jeune homme ni très savant ni très
intelligent, qui s’efforçait de s’élever pour exercer la médecine et qui, ayant besoin
de renommée, voulut se la procurer grâce à une fable ; car nulle part on n’a vu ce
chimiste d’Alkmaar 37 qui, avec pour seul témoin notre médecin, avait fabriqué cet
or que j’ai vu. Et en vérité je n’ai personnellement rien pu conjecturer d’autre à partir
de mon entretien avec ce petit médicastre 38 . Ici aussi, à Paris, nous avons
maintenant des hommes qui se sont vantés qu’ils allaient fabriquer en plein Louvre
de l’or à partir d’argent. Il faut vous rapporter la chose, pour que vous voyiez par un
notable exemple de combien de ténèbres peuvent être enveloppées les affaires mêmes
que nous touchons des mains. Un certain Borel, normand, affirma à son confesseur
franciscain, appelé le Père de Caen, qu’il avait reçu d’un défunt Commandeur de
Malte 39 le moyen de faire une projection telle qu’à partir de quatre parties d’or,
d’une d’argent et d’une infime partie d’une petite poudre — et celle-ci fort bon
marché —, on obtient une masse d’or très pur augmentée d’une cinquième partie. Le
moine, par le biais d’un certain Zaccaria, un Italien, rapporte la chose au duc de
Saint-Aignan 40, qui la propose au roi. Les expériences, à ce qu’on dit, ont lieu ici

37
Helvetius ne dit nulle part que l’inconnu qui réalisa la transmutation était d’Alkmaar,
mais seulement qu’il semblait être du nord de la Hollande (« oriundus, quantum conjecturâ
assequi possum, ex Batavia Septentrionali, vulgò dicta Nord-Hollandia », Vitulus aureus,
p. 27). Ce pourrait donc être soit une précision apportée par Helvetius lors de sa conversation
avec Sorbière, mais une précision qui contredirait le récit du Vitulus aureus, soit, plus
probablement, le résultat d’une confusion faite par Sorbière. De chimiste natif d’Alkmaar, nous
ne connaissons pour notre part que Cornelis Drebbel (1572-1633).
38
Comme le signale B. Husson (Transmutations alchimiques, p. 140), Helvetius était de
toute petite taille, ce qui explique le jeu de mot de Sorbière sur « medicastriculi », un jeu de mot
analogue se trouvant déjà dans la lettre du 11 février 1667 de Christiaan Huygens (que Sorbière
fréquenta et avec qui il fut en correspondance) citée par Husson : « Je vous remercie de l’histoire
de la pierre philosophale sans pourtant y adjouter une foy entiere, par ce que je cognois ce petit
docteur et scay qu’il n’est pas autheur fort authentique. Vous jugerez mieux de la verité de la
chose quand vous l’aurez entendu luy mesme. Il ne me semble gueres vraisemblable que le
menniste eust voulu advouer à un homme, qu’il ne connoissoit pas autrement, qu’il eust cette
grande science, et qui ne peut estre possedée sans danger sinon estant tenue secrette. C’est ce
que dirent aussi nos messieurs les chimistes quand je leur communiquay cette histoire. »
(Christiaan Huygens, Œuvres complètes, t. VI. Correspondance 1666-1669, La Haye, 1895,
n° 1576.)
39
Signalons que dans la version donnée par Jean Vauquelin des Yvetaux de l’histoire
d’une transmutation faite vers 1662 à Ponteau-de-mer (également rapportée par Huet dans ses
mémoires, voir B. Husson, Transmutations alchimiques, pp. 208-210 ; S. Matton, « Pierre-
Daniel Huet et l’alchimie », Chrysopœia VII (2000-2003), pp. 379-394, ici pp. 379-380) le
mystérieux prêtre qui effectue la transmutation explique que « son pere luy avoit aporté un
secret de Malthe » (B. Husson, Transmutations alchimiques, p. 211 ; S. Matton, « Une autobio-
graphie de Jean Vauquelin des Yveteaux : le traité “De la pierre philosophale” », Chrysopœia, I
(1987), pp. 31-55, ici p. 49).
40
Sur le protecteur des arts et des lettres que fut François Honorat de Beauvilliers, duc de
Saint-Aignan (1607-1687), voir les Nouveaux Mémoires d’histoire, de critique et de littérature
de l’abbé d’Artigny, t. VI, Paris, 1753, pp. 309-310.
200 Sylvain Matton

dans notre voisinage, et même en présence du très illustre Colbert. De cet or tout
neuf on apporte chez moi un morceau d’une once, on le dit éprouvé et sorti de la
cinquième projection, du nouvel or ayant toujours été ajouté, auquel avait été
surajouté de l’argent. C’est durant un mois le sujet de nombreuses conversations.
D’aucuns affirment que la chose est très vraie ; bientôt des personnes permettent de
travailler à leurs propres frais à ceux-là qui avaient travaillé aux frais de l’État. Moi
je ne puis rien affirmer, qui ne vois pas comment la chose, si elle a tant de valeur, a
pu être tellement négligée par des gens très sages, et Carcavi 41 m’a dit hier qu’il
ignorait ce que deviendra toute cette affaire (lequel devrait pourtant être informé 42),
soit qu’il en ait honte, soit que l’homme veuille pour son profit tenir les non-initiés
éloignés des arcanes, soit pour une autre raison que je discerne mal. Je ‹l’›ai
rencontré hier dans les jardins de l’Académie qu’il préside, vu que la bibliothèque
‹royale› a été transférée dans les deux bâtiments contigus où il habite. Là lui a été
confié le soin du mobilier littéraire. Donc, il démolit, bâtit, bouleverse tout aux
frais d’autrui, et suit une voie assurément très agréable, permettant à notre
sexagénaire de couler des jours tranquilles, en rétablissant ses affaires privées,
pendant que le bonhomme fait bien entendu semblant de prendre à merveille soin de
ce qui regarde les lettres, et en vérité il s’occupe des largesses qui doivent être faites
à quelques uns, au premier rang desquels m’avait de plein gré placé le grand au-
mônier 43, jusqu’à que ce que je parusse être d’un esprit plus pénétrant que les autres,
afin que je ne remarquasse pas la futilité de son travail. Ainsi il débite en une affaire
sérieuse des sornettes à un petit nombre de personnes choisies, et se crée de
nouveaux empêchements pour que soit peu à peu différé le temps de philosopher
vraiment. Pendant ce temps-là, sont quelquefois présentés par Pecquet, par des
débutants, par des barbiers 44 et par je ne sais quels chirurgiens, des animaux d’une
espèce non commune, pour impressionner les ignorants. On élève pour la pompe des
laboratoires, des observatoires astronomiques et des machines susceptibles de
fasciner les yeux du vulgaire et de les détourner de l’escroquerie, qui est l’unique but
que l’on vise en philosophant avec les deniers publics. Ainsi la vraie philosophie de
ce demi-savant est de soutirer un peu d’argent, alors que dort un manuscrit de
Zosime de Panopolis qui ne pourra être étudié avant la résurrection de la
bibliothèque, qui ne se produira sans doute pas avant qu’elle ne doive être

41
Sur Pierre de Carcavi, (ca 1603-1684), Ch. Henry, Pierre de Carcavy intermédiaire de
Fermat, de Pascal et de Huygens, bibliothécaire de Colbert et du roi, directeur de l’Académie
des Sciences, Rome - Paris, 1884 ; Suzanne Solente, « Nouveaux détails sur la vie et les
manuscrits de Pierre de Carcavi », Bibliothèque de l’école des chartes, CXI (1953), pp. 124-139.
42
Membre de l’Académie des sciences depuis 1666, Carcavi était en effet très proche de
Colbert, qui l’avait pris à son service en 1663.
43
Antonio Barberini, parfois francisé en Antoine Barberini (Rome, 1607 – Nemi, 1671),
neveu d’Urbain VIII, fut évêque de Poitiers, cardinal, puis archevêque-duc de Reims et Pair de
France, cardinal-évêque de Palestrina, duc de Segny et grand aumônier de France.
44
Nous corrigeons le barbitonibus du manuscrit en barbitonsoribus.
Samuel Sorbière et l’alchimie 201

transportée ailleurs ; car le conservateur de la bibliothèque exigera de dignes raisons


pour recourir à l’art et aux artisans. Et telle est la politique que l’on pratique à
l’égard des sciences dans les académies. » 45
Parmi les chymistes que Sorbière fréquenta et estima, il faut ajouter à Hogelande et
Glauber le médecin et botaniste français Jacques Cornut (1606-1651), que Sorbière qualifie
d’« homme fin, exercé en botanique et très versé en chimie » dans une lettre envoyée le 11
mai 1646 de La Haye à Adolphus Vorstius (1597-1663), lui-même professeur de médecine
et de botanique à Leyde 46. Quant à ces chymistes qui raisonnent si mal lorsqu’ils « veulent
philosopher sur la nature des choses » et qui ont « fort maltraité [la physique] en luy

45
Copie de la correspondance de Samuel Sorbière, Paris, BnF Lat. 10352, ff. 550r-551 r :
« Conueni autem Hagæ Comitis Medicum illum qui Vitulum aureum scripsit, & sciscitatus sum
alios quid de historiola illa quam narrat credendum esset. Dixere sapientores virum juuenem
esse, nec magnæ doctrinæ nec magni ingenij, qui nitebatur ad praxim medicam assurgere, & cui
famâ opus erat, quam ex fabula sibi comparare volebat. Nusquam enim visum Alemariensem
illum Chymistam, qui aurum illud, quod vidi, conflauerat solo teste Medico, nec sane quid ego
aliud conjectari potui ex alloquio medicastriculi. Habemus hîc quoque Lutetiæ nunc homines,
qui aurum se media in Lupara ex argento conflaturos jactitauere. Res memoranda venit tibi, vt
videas exemplo nobili quantis tenebris inuoluantur illa ipsa, quæ manibus tractamus, negotia.
Borellus quidam Normannus ait Franciscano Confessori suo, nomine Patri de Caen, se accepisse
à Commendatore Melitensi defuncto rationem Projectionis, quâ ex auri quatuor partibus [p.
550 v] argenti vnâ & pulueris exigui tantillâ parte, eaque valde parabili fiat auri purissimi massa
quintâ parte major. Monachus per Italum quemdam Zachariam rem narrat Duci Sant-Agnani, qui
Regi proponit. Fiunt experimenta, vt aiunt, hic in vicinia nostra etiam præsente Illustrissime
Colberto. Affertur domi meæ auri istius noui frustulum vnius vnciæ, dicitur probatum, & quintâ
exortum ex projectione, adhibito semper auro recenti, cui argentum superadjectum fuerat. Multi
per mensem sermones habentur, asserunt nonnulli rem esse verissimam, sinuntur jam homines
istis laborare suis sumptibus, qui publicis laborauerant. Ego nihil asserere possum, qui non
video quomodo si res tanti esset, neglecta fuisset adeo a viris sapientissimis, & ignorare se
totum istud negotium quid fiet mihi dixit heri Carcauius, qui tamen rescire deberet, siue rei
pudeat illum, siue sub fenus [suffenus cod. : dubitanter correxi] homo arcere ab arcanis non
initiatos voluerit, siue alia de causa, quam non peruideo. Reperi in Hortis Academiæ cui præest,
quippe duabus in ædibus contiguis, quas inhabitat, translata est Bibliotheca. Ibi commissa est
illi cura suppellectilis literariæ ; alienis igitur impensis diruit, ædificat, mutat quadrata
rotundis, & viam insistit sanè jucundissimam, quâ sexagenarius traducat leniter æuum, rem
priuatam restituens, dum simulat scilicet vir bonus, se literariæ probè consulere, & reuerà
nonnullis curat congiaria elargienda, quos inter me primo ordine locauerat sponte summus
Magister largitionum, donec visus sum alijs acriori esse ingenio, vt [f. 551r] operis futilitatem
non animaduerterem ; selectis itaque paucis nugatur in re seria, & noua sibi impedimenta facit vt
sensim protrahatur tempus verè philosophandi. Interea ferantur aliquando a Pecqueto, &
tyronibus, barbiton‹sor›ibúsque atque Chyrurgis nescio quibus animalia speciei non vulgaris
vt sonet illud magnum quid apud imperitos. Extruuntur ad pompam laboratoria, vranoscopia, &
machinæ quibus vulgi fascinentur oculi, & auertantur ab æruscatione, quæ vnica est ad quam
philosophando sumptibus publicis collineatur meta. Itaque vera Philosophia hominis
semidocti est pecuniolam corradere, dum jacet Zozimi Panopolitæ manuscriptus codex non
inuestigandus ante resurrectionem Bibliothecæ, quæ fortasse non continget antequam aliò
transferenda sit ; nam causas quæret Bibliothecæ custos honestas artem & artifices adhibendi. Et
hæc est quæ exercetur circa doctrinas in Academijs Politica. »
46
Id., f. 99r : « vir acutus, in re herbaria subactus, in chymicis versatissimus ».
202 Sylvain Matton

voulant faire la cour », Sorbière nous en donne quelques exemples dans ses posthumes
Sorberiana (Toulouse, 1691), mais qu’il avait lui-même confectionnés 47. Ainsi, à côté de
Robert Fludd 48, il brocarde Étienne de Clave et Antoine de Villon, écrivant à propos de
l’ouvrage de Jean-Baptiste Morin, Refutation des theses erronées d’Anthoine Villon dit le
soldat philosophe, et Estienne de Claves medecin chymiste par eux affichées publiquement
à Paris, contre la doctrine d’Aristote le 23 aoust 1624, à l’encontre desquelles y a eu
censure de la Sorbonne, et arrest de la Cour de Parlement. Où sont doctement traictez les
vrays principes des corps et plusieurs autres beaux poincts de la Nature ; et prouvée la
solidité de la doctrine d’Aristote (Paris, 1624) :
« Jean-Baptiste Morin a fait un fort sot livret contre un plus grand sot Antoine
Villon & de Claves, Chimiste, qui avoit proposé des Théses contre toute la
Philosophie d’Aristote. » 49

47
Voir Sorberiana, éd. Paris, 1691, Mémoires pour la vie de Messieurs Samuël Sorbiere, &
Jean-Baptiste Cotelier […] (par Graverol), p. n. ch. : « Sorberiana, qu’il avoit fait à l’imitation
de quelques petits Ouvrages, qui depuis certain tems ont paru sous les noms de Scaliger, du
Cardinal du Perron & du President de Thou […]. »
48
Id., p. 97 : « FLUDDUS. Tradita erat à Gerardo Vossio Petri Gassendi Theologi Epistolica
exercitatio in Philosophiam Fluddanam ad Mersennum edita anno 1630 ; quemadmodum autem
in itinere Belgico fuerat composita, ita & perlecta fuit. Vix credibile quàm mira arte vir ille
eximius Fluddum ridendum propinet solâ ineptiarum nuda & aperta prolatione. pag. 62. Homo
¥§≤ƒ∫≤∑«¥∑», Ut sunt enim in magno mundo tres regiones, seu tres cæli, Empyreum, Æthereum,
& Elementare : ita in homine sunt tres regiones, prima capitis respondens, Empeyreo : 2 .
Thoracis, Æthereo : 3. ventris, Elementari. Sic nimirum ut in supremo regnet anima, seu
facultas intellectualis. In media vitalis, in infima sensitiva ; atque illa referat formam, hæc
materiam, media medium : unicus ut prætereamus in homine figuram circularem, quæ
attingatur ab extremis artubus, quæque pro centro habeat genitalia. Ut taceamus esse in
homine pro polis, Boreali quidem Lienem, Australi Jecur, pro ortu esse anteriora, pro occasu
posteriora, &c. pag. 220. Fluddus censet stuporem quo Isaacus perculsus est ortum ex eo quod
Jacobus ipsi dolo extorsisset donum Cabalæ Esaüo debitum. pag. 5. quàm appositè usurpat
verba Crucirosearum in colloq. Rhodost. Videlicet minæ illæ me deterrebant (ab scribendo)
Domine Politice, Dom. Polit. nimis liberè sententiam tuam eloqueris. An non vereris quod
Domini fratres illud sciant & forsitan illud in futurum tibi compensaturi sint ? Quid si lupus
in fabula ! pag. 87. Quam ingenuè commentaria amici in Geneseos sex priora capita laudans
parenthesin hanc addit (Et si quæ tua est √∑≥¥c£|§`, bene multa interserueris, quæ fortasse
potuerant in alium locum commodius transferri.) Notari debet candor quo non probat Mersenni
in Fluddum injurias quem scilicet appelaverat Cacomagum, non ferendum impunè Doctorem
brevi submergendum fluctibus æternis, pag. 134. etiam per mediastinum transitum patere dicit è
dextro ad sinistram ventriculum cordis, sed per mæandros & anfractus varios. Vide artem
Gassendianam, pag. 140. Fortasse absurdum non sit semini vitam tribuere. Certè & ego aliàs
somniaveram animulam geniti nihil esse aliud quam portiunculam animæ sui genitoris ; tametsi
semper rationalem excipiebam animam, utpote fide sacra dictante illam non traduci, sed à Deo
solo ex nihilo ductam infundi in corpus, pag. 184. citat è Cabbalistis, Deum conscripsisse legem
suam in globum igneum, per ignem fuscum super ignem candidum. »
49
Id., p. 144 ; cité par D. Kahn, Alchimie et paracelsisme en France à la fin de la
Renaissance (1567-1625), Genève, 2007, p. 555. Comme dans cette Refutation Morin s’en prend
également au Clangor buccinæ de Gabriel Poitevin, signalons que Sorbière raille par ailleurs le
maître dudit Poitevin, à savoir Pierre Yvon, sieur de Laleu ; voir Sorberiana, p. 117 (à propos de
Samuel Sorbière et l’alchimie 203

Ou encore William Davisson, dont le nom a été mal lu par l’éditeur des Sorberiana :
« DANISSONUS. On me fit voir Philosophiam Pyrotechnicam Danissoni Scoti
1635. Ouvrage de peu de sçavoir & de peu d’esprit. La faculté de se bien &
nettement exprimer est donnée à peu de personnes. » 50

Franck Lessay a fait observer que « Sorbière prétend rarement avoir des opinions
arrêtées » 51 : au moins en eut-il une à l’égard de l’(al)chimie, qu’il professa avec constance
jusque dans cette manière de testament qu’est son posthume Avis à un jeune medecin, sur
la maniere dont il se doit comporter en la pratique de la medecine ; vû la negligence que
le public a pour elle, & les plaintes que l’on fait des medecins (Lyon, 1672) :
« XIV.
La Chymique.
Ils ont formé un troisiéme parti dans la Medecine, & ils se sont rendus
considerables par là aux [p. 57] personnes iudicieuses, plûtôt que parce qu’ils ont
voulu raisonner sur leurs operations. Elles ne sont autre chose que des
décompositions & des compositions faites par le moyen du feu, ou de quelques
dissolvants, dont ils ne connoissent bien l’action ny les partis, & qu’ils ne peuvent
aussi gouverner comme bon leur semble. I’en ay parlé fort au long dans une de mes
Relations, au sujet de Glauber que ie vis à Amsterdam, & ie ne dois pas re-
[p. 58] prendre ce que i’ay donné au Public. Il suffit de dire que les Chymistes sont
d’honnêtes Artisans, qui ont rafiné sur la Pharmacie, & qui ayans été un peu plus
loin que les Apothicaires en la solution & en la coagulation des mixtes, ont crû trop
tôt d’étre arrivés au bout de la décomposition des choses. Les Philosophes
Peripateticiens en ont tiré les quatre Elemens. Les Chymistes ont fait resoudre les
Elemens en leurs principes, & à la fin ils ont creu [p. 59] que le Sel, le Soulphre, &
le Mercure étoient les premiers Principes. Mais ils ne se sont peut-étre pas moins
abusés que ceux qui en fait de Grammaire n’ayant connu que les mots au dela de
ceux qui auroient divisé un Discours en ses periodes, croiroient étre venus jusques
aux premiers Elemens de cette Science, & triompheroient d’une pareille découverte.
Cependant les mots peuvent étre divisés en syllabes, & les syllabes étre reduites en
lettres, qui [p. 60] tiendront bien plûtôt lieu de premiers Principes. Il est à presumer

Herbert) : « De moi, plus je lis cette periode, moins je l’entens, ou je suis le plus trompé du
monde, ou cét honnête homme est du calibre de Mr. de Laleu. Certes il vaut mieux garder
l’ancien barragoüin que recevoir cette nouvelle Philosophie ». Sur Poitevin et Laleu, voir notre
ouvrage, Le Clangor buccinæ de Gabriel Poitevin et la tradition du matérialisme chrétien,
Paris, 2007.
50
Voir Sorberiana, éd. cit., p. 76.
51
Op. cit. (ci-dessus note 1), p. 1652.
204 Sylvain Matton

aussi que les Chymistes n’ont fait qu’un pas au delà des Peripateticiens, & que pour
aller du Sel, du Soulphre, & du Mercure iusques aux premiers Principes, il y a
encore à passer par une innombrable suite de decompositions que nous ne sçavons
pas faire, & que nous ne pouvons pas appercevoir. Pour ce qui est du raisonnement
des chymistes, il est si mince & si frivole, que ie ferois [p. 61] conscience de vous
en entretenir. Paracelse & ses Sectateurs n’ont fait autre chose qu’inventer de gros
termes, dont ils ont formé un jargon, sous lequel ils cachent les mysteres de leur
Art, & qui étant interpreté ne signifie rien dont on se puisse mieux servir que de
celuy des galeniques ; quoy qu’ils ayent fait semblant de prendre le contre-pied de
ces Docteurs. Ils ont substitué aux quatre Elemens leurs trois Principes, aux qualités
les formes & les images des cho- [p. 62] ses, dans la connoissance desquelles ils ont
fait consister toute l’Anatomie ; de sorte que pour bien entendre la Medecine, il n’y
avoit qu’à sçavoir la concordance qu’il y a entre ‹le› Microcosme & le Macrocosme,
& qu’à joindre les semblables pour la bien pratiquer ; Ce qui étoit l’opposé à la
maxime des autres, qui est que les contraires se guerissent par leurs contraires. » 52

52
Avis à un jeune medecin, sur la maniere dont il se doit comporter en la pratique de la
medecine ; vû la negligence que le public a pour elle, et les plaintes que l’on fait des medecins.
Par feu Mr de Sorbiere, Lyon : Jacques Faeton, 1672, pp. 56-62.
Samuel Sorbière et l’alchimie 205

NOTE COMPLÉMENTAIRE
Lettre de Sorbière sur la prolongation de la vie
(Copie de la correspondance de Samuel Sorbière, Paris, BnF Lat. 10352, ff. 23r-25r)

Abrahamo Prateo suo,


Samuel Sorbierus

Mitto tibi, Prateo suauissime, Joh. Beuerouicij Epistolicam quæstionem de vitæ termino
fatali an mobili, in quem librum nudius quartus incidi apud communem amicum nostrum, atque
vt eum attentè pellegerem‹,› tum res ipsa de qua agitur me vehementer sollicitauit, tum Auctoris
fama, & præstantissimorum virorum eruditio, quorum Responsiones affert. Sed contra quod
mihi primum in mentem venerat, comperi quæstionem theologicam potius quam medicam
tractari ; nam in eo disputant omnes quâ ratione Dei æterna præscientia cum rerum contingentia
conciliari poterit, & quomodo fatum Stoicum vitabitur, vnde sequi videretur nos in aduersa
valetudine nobis de vita sollicitos esse non debere, cùm necessario euenturum sit quidquid
futurum est ; atque ita Medicinæ remedia valde inutilia esse. Ego quidem existimabam ex quo
illud aµ`µ…ß≈∆ä…∑µ positum est, Deum omnia ab æterno determinatè præsciuisse‹,› ampliùs non
esse relictum ambigendi locum, cùm vsus medicinæ & remediorum quæ præscribuntur pars sit
earum rerum, quas Deus olim certissimè futuras prænouit. Non ignoro tamen multa hîc superesse
difficilia, quæ paucis expediri non possunt, & quæ fortasse examinare nefas esset, ne scilicet
postquam semel definitum est a sapientioribus quid sentire debeamus, inanem operam
sumeremus 륧« …ï» aƒ|…ï» a√∑`§ƒ|± {∑≥§∑µ ã¥`» 1 Itaque, cùm jam præjudicatis aliorum
hac in re sententijs standum sit, nolo ingenium meum frustra torquere in necten-
dis difficultatibus, hoc est, in afferendis argumentis, quæ pro contraria [f. 23 v] opinione, quam
tamen falsam putamus, valdissimè pugnant. Sed quandoquidem heri non potui tibi mentem
meum aperire, neque mihi hodie ad te cogitare licet propter plurima quæ me circunstant negotia,
hæc pauca accipe, quæ eo leges animo quo cæteras nugas nostras soles. Vt homo corpore &
anima compositus vitâ fruatur, necessaria est quædam partium corporis dispositio, per quam
commodè fiunt operationes, quas anima tum vegetando, tum sentiendo, tum ratiocinando
exercet. Quemadmodum autem dispositio partium mearum, quam Dei beneficio nactus sum,
sufficit nunc mihi vt prospera vtar valetudine, & hæc qualiacunque excogitare & exarare possim,
ita quandiu hic ordo manebit, nulla causa erit cur bene valere cessem, nisi dicas necessarium
esse præterea concursum quendam peculiarem causæ primæ, ita vt tota ratio cur viuamus non sit
dispositio partium, sed insuper actio continua Dei in nos, quæ aliquid præstat sine quo
haudquaquam viueremus. Sed non est quod tum altè ascendamus ad recessus illos diuinæ
Prouidentiæ, neque ausim definire an vbique hujusmodi concursus admitti debeat, necne. Satis
igitur est mihi supponere dispositionem organorum qualem anima requirit, per se idoneam esse
ad arctandam animæ cum corpore vnionem & ad efficiendum vt homo existat, & bene valere
pergat. Quæ si ita sint, sequitur ex aduerso morbos & mortem oriri ex soluta compage ista ;
atque inde tandem inferre possumus ad vitam cum bona valetudine producendam tantummodò
necessarium esse, vt vel partes eædem in eodem situ & ordine quo nunc dispositæ sunt
retineantur, vel si casu quodam inde expellantur, aliæ præsto sint, quæ cùm priores loco
deijciuntur, à natura subrogentur. Nostrum viuere nihil est aliud, vt medici volunt, quàm
perpetuum siccescere. Itaque si modus inueniri posset quo resarciretur humidi [f. 24 r] jactura,
tandiu vita prorogari posset quandiu eo vteremur. Et sanè cum introrsum motu perpetuo sanguis
in venis & in arterijs spiritus 2 huc illuc ferantur, extrorsum verò aeris & volitantium in aere
corporum occursui obijciamur, quotidie sensim aliquid de substantia nostra deperdimus, quod
cibo, potúque reficere conamur. Sed quia nobis incognita est exigua illa substantiæ deperditio,

1
Cf. Homère, Odyssée, XVII, 321-322.
2
& spiritus in arterijs cod. : correxi
206 Sylvain Matton

neque nouimus quæ sit figura, quæ qualitates cæteræ particularum, quas jugiter amittimus, sine
certo ciborum delectu multa in ventriculum deijcimus, inter quæ pauca fortè sunt apta
nutritioni, inutilia verò quamplurima, & noxia quandoque nonnulla ; quæ tria cùm variè
permisceantur & diuersa proportione permista sint, fermè inevitablilis est series illa morborum,
qui corpus, animúmque infestant, & tandem mors morborum vltimus, pessimúsque. Satis per te
ipsum jam vides an rationi consentaneum sit, excogitari posse hominum solertiâ remedium ad
vitam certissimè propagandam idoneum. Sed quamuis hæc omnia, quæ dixi cognitu necessaria,
probè teneremus, & nobis exploratissima esset quantitas‹,› figura & modus tum deperditionis,
tum reparationis substantiæ nostræ, quomodo fieri posset per hanc ad voluptatum illecebras
propensionem vt nobis cùm opus esset omninò temperaremus ? Quoties enim accidit vt ea
gustus noster appetat quæ sanitatem nostram sunt interturbatura ? Sed præter crapulas &
commessationes intempestiuas‹,› quid immo‹de›ratum veneris vsum memorem, per quem multi
ad Lethi necessitatem maturiùs perueniunt ? Quid dolorem, odium, tristitiam, amorem, &
cæterorum affectuum turbam in medium proferam, cùm tamen experientiâ compertissimum sit
corporis nostri habitum ab illis valde immutari posse ? Equidem oporteret vt priùs hominem
constitueremus sapientissimum, nullis passionum turbinibus obnoxium, nullis non virtutibus
ornatissimum : quod qua ratione assequi [f. 24v] quisquam posset in his terris, in hac hominum
prauissimorum societate, non video. Quare restat impossibile prorsus esse quin homo viuere
aliquando desinat, & tandem dissoluta corporis compage ad vitæ metam, ad quam
viuendo tendit, perueniat. Sed dices me rem non magnam præstitisse, qui conatus sim ostendere
hominem jure immortalitatis frui nequaquam posse. Quis enim hoc non intelligit, quis vnquam,
nisi amens, sibi persuasit vitam istam finem haud inuenturam esse ? nihil certe Beuerouicio cum
istis quæstionum portentis. Hæc tamen, opinor, tibi qui æquo animo omnia perpendis in
mentem non venient ; sed facilè quiuis alius tui dissimillimus ita de me judicaret, quasi ineptè
≤`® ∏{ŵ √ƒª» Ç√∑» 1 ad quæstionem viri docti responderim, imò aliam ipse commentus sim
jejunam & sterilem. Quod ne existimaret quisquam‹,› velim animaduerteretur quæstionem
nostram non adeo absurdum esse, ut 2 prima fronte videtur. Tantumdem enim est quærere an
humana arte ita nobis cauere possimus, vt vita, quæ breuior esset, longior euadat, ac si
quæreremus an in æternum vitam producere possemus ; nam si possibile sit valetudinem
infirmam ad tempus restituere, & humidum v. g. radicale quod ad decem annos sufficiat
reponere, cur non illis decem annis eadem arte idem denuò præstabimus, & sic in infinitum, aut
saltem quousque vltima dies adueniat }µ † ∑¶ ∑Àƒ`µ∑® ∆∑§âä{ªµ √`ƒ|≥|Õ«∑µ…`§, «…∑§¤|±` {Å
≤`«∑Õ¥|µ` ≥£ç«∑µ…`§, ≤`® zï ≤`® …d }µ `À…° ǃz` ≤`…`≤`ç«|…`§ 3. Nam cùm hominem ab
illa morte exemi, quæ sensim obrepit, nequaquam in animum meum induxi hominem absolutè
immortalem facere. Mors quidem naturalis, quam vocamus, abesset, sed interea violentæ morti
obnoxius fulminis ictu aut alio graui casu, si contingeret, extingueretur ; quod Diuina
prouidentia eâ quâ pollet libertate, sapientia & auctoritate moderaretur. Sed quid, si ostendam
viri magni quæstionem leuissimam esse (ne quid grauius dicam) [ f. 25r] & quæ tribus verbis
expediri potuisset, omissis tot vtrinque sermonibus. Quod vnus optimè vidit & indicauit
Mersennus noster, cujus epistolam leges pag. 67. Verùm nimius sum fortassis in rebus non
magni momenti & tua tempora, quæ grauioribus studijs impendis, importunè moror, Prateo
suauissime, quare donec coram tecum «…∫¥` √ƒª» «…∫¥` & meliori tempore pluribus
√`≈∆䫧`â∫¥|µ∑µ agere possim vnicum tantum verbum addam. Vale III. Non. Septembris 1640.

1 Ç√∑µ cod. : correxi


2
ac cod. : correxi
3
II Pierre, 3.
APPENDICE
L’ami de Gassendi Petrus Moinerius est-il Pierre Mosnier ?

Dans la préface, achevée dans la précipitation le 25 mars 1658, que Sorbière donna à
l’édition des Opera omnia de Gassendi (Lyon, 1658), on peut lire :
« Redamauit præterea GASSENDVS egregios multos Viros, […] PETRVM
M OINERIVM nostrum {ßy`⁄∑µ, virtutibus subactam mentem, & maceratum bonis
artibus ingenium in Aula nunc retinentem. […]. » 1
C’est-à-dire :
« En outre, Gassendi a rendu leur amitié à nombre d’hommes remarquables
[entre autres] à Pierre Moinier, notre {ßy`⁄∑», qui retient à présent à la cour son
esprit pétri de vertus et son intelligence baignée de sciences. »
Qui était ce « Petrus Moinerius » (en français Pierre Moinier), que l’on ne retrouve cité
nulle par ailleurs parmi les amis de Gassendi ?
Dans son récent Mémoire de Gassendi, Vies et célébrations de écrites avant 1700,
Sylvie Taussig, qui a réédité et traduit la préface de Sorbière, ne dit rien sur Moinerius,
auquel elle n’a pas accordé d’entrée dans ses « Biographies des personnages mentionnés » 2.
En revanche elle explique en note à propos de {ßy`⁄∑» : « [Robe de pourpre]. Le terme
désigne ici, sans le sens péjoratif que lui donne Cicéron (Fam. 2, 16), un membre de la
noblesse de robe » 3. Nous ignorons sur quoi Taussig fonde son affirmation, car {ßy`⁄∑»
(ou sa transcription latine dibaphus) n’a, en tant que substantif, évidemment jamais
désigné ni chez Cicéron, ni chez aucun écrivain de l’Antiquité, ni, que je sache, chez aucun
auteur néolatin, la « noblesse de robe », mais seulement une “robe de pourpre” et, par
extension, la pourpre consulaire, l’adjectif {ßy`⁄∑» signifiant “teint deux fois”, ce qui était
le cas pour les robes de pourpre dont on désirait que la teinture fût solide.
Que si, en suivant l’interprétation de Taussig, Sorbière fait un emploi métonymique de
{ßy`⁄∑», il pourrait alors faire allusion non point à la noblesse de robe de « Petrus
Moinerius », mais, par référence à la robe rouge de la magistrature, au fait que ce dernier
était un magistrat, et d’un rang élevé ; mais nul magistrat de l’époque ne paraît répondre à

1
Petri Gassendi […] Opera omnia, in sex tomos divisa, Lyon, 1658, t. I, Samuelis Sorberii
Præfatio, in qua de vita, et moribus Petri Gassendi disseritur, f. î3r ; éd. S. Taussig, Mémoire de
Gassendi, Vies et célébrations de écrites avant 1700, éditées avec introduction et commentaires
par Sylvie Taussig & Anthony Turner, traductions du latin par Sylvie Taussig, Turnhout, 2008,
p. 478.
2
Voir Mémoire de Gassendi, pp. 537-579.
3
Id., p. 479, note 4.
208 Sylvain Matton

ce nom. Sorbière pourrait alors faire allusion à la pourpre cardinalice ; mais il n’a pas non
plus existé de cardinal de ce nom.
Dans une toute autre perspective, on pourrait penser que {ßy`⁄∑» renvoie simplement
au fait que « Petrus Moinerius » avait d’abord été “teint” de vertus (subactus peut bien, en
de rares cas, avoir le sens de “macéré”) et ensuite “teint” (maceratus) de sciences. Mais
alors pourquoi recourir à une épithète si singulière pour qualifier quelqu’un de simplement
(si l’on ose dire) vertueux et savant ? Et à ce compte faut-il entendre que les autres amis de
Gassendi (et Gassendi lui-même) n’étaient pas pour leur part {ßy`⁄∑§, i. e., qu’ils n’étaient
pas tout ensemble vertueux et savants ?
Enfin, et surtout, comment se fait-il que l’on ne possède aucun document sur ce « vir
egregius » qu’était, au dire de Sorbière, « Petrus Moinerius » ?
Une lettre que Jacques Gaffarel écrivit, de Gênes, le 22 septembre 1655, à Gassendi,
permet, croyons-nous, de résoudre ce petit mystère. Le « Maïmonide chrétien », comme
l’appelle Sorbière 4, y explique :
« C v m tanta beneuolentiæ tuæ signa mihi, Vir Illustrissime, Lutetiæ nuper
concesseris, ea è memoria mea nusquam elabi posse existimes velim. Semper amor
& obseruantia in te mea vigebunt, semper tibi fausta omnia precabor, & pro tua
incolumitate vota faciam. Ideo acceptissimum mihi fuit audire te febri amplius non
laborare. Quod à familiari tuo Viro Doctissimo Domino Musnerio didici, cuius hu-
manitas, & beneuolentia in nos insignis fuit vtpotè in tuos addictissimos clientes.
Sic semper præsens, vel absens bene amicis tuis facis, cum solum nomen illius
nobis amicitiam conciliarit & apud inclytum Dominum Balianum aditum patefe-
cerit. » 5
C’est-à-dire :
« Comme vous m’avez récemment témoigné à Paris, homme très illustre, de si
grandes marques de bienveillance, je veux que vous sachiez qu’elles ne pourront
jamais s’effacer de ma mémoire. Mon affection et mon respect envers vous seront
toujours vivaces ; je prierai toujours pour que tout vous soit favorable, et ferai des

4
Voir Petri Gassendi […] Opera omnia, I, Samuelis Sorberii Præfatio, f. î4v (éd. S. Taussig,
Mémoire de Gassendi, p. 490).
5
Opera omnia, VI, p. 540b (éd. Florence, 1727, p. 499), « Clarissimo, doctissimoque Viro
D. D. Petro Gassendo Digniensi Præposito Jacobus Gaffarel S. P. D. ». La lettre se poursuit
ainsi : « Feliciter hactenus in itinere degimus, in quo comes se nobis Niciæ adiunxit vir
integerrimus & doctissimus familiaris tuus Dominus François, cum quo sæpe de te sermonem
habuimus. Nunc ad interiora Italiæ pergimus, Florentiam nempe & inde Venetias, quibus visis
Romam versus iter flectemus, vbi aliquandiu commorabimur, & cum mihi certo constet freto
patrocinio tuo doctos viros cognoscere & liberè ad eos accedere fas futurum, me felicem, Vir
Illustrissime, existimarem, si breuem aliquam ad amicos tuos velles Epistolam in mei gratiam
exarare. Hoc ego mea [sic ed. : mea del. ed. 1724, malim in ea] bonitate tua, quam iam summam
expertus sum, impetraturus confido. Vale ; tibi salutem plurimam Parens meus impertitur. Datum
Genuæ 10. Kalendas Octobris 1655. »
L’ami de Gassendi Petrus Moinerius est-il Pierre Mosnier ? 209

vœux pour votre santé. Aussi ai-je été fort heureux d’apprendre que vous ne souffrez
plus de la fièvre, ce dont j’ai été informé par votre cher et très savant Monsieur
Musnier, dont la bonté et la bienveillance à notre égard furent extrêmes, vu que nous
sommes vos très dévoués protégés. Ainsi, que vous soyez présent ou absent, vous
faites toujours du bien à vos amis, puisque votre nom à lui seul nous a procuré son
amitié, et nous a ouvert la porte du célèbre Monsieur Baliani 6. »
Si maintenant nous rapprochons ce Musnerius, vir doctissimus, du Petrus Moinerius,
maceratus bonis artibus, de Sorbière, l’un comme l’autre amis de Gassendi, il est clair que
nous sommes en réalité en présence d’une seule et même personne et que, en corrigeant
Moinerius (ainsi que Musnerius) en Mosnerius, il faut voir en ce Petrus Mosnerius le
médecin et philosophe Pierre Mosnier 7 (Clermont, 1619 - Chartres, 1661), dont nous
avons esquissé la biographie dans notre ouvrage Autour de la “grande expérience” de
Pascal : trois médecins philosophes du XVIIe siècle (Pierre Mosnier, G. B. de Saint-
Romain, Guillaume Lamy 8, mais en ignorant les textes de Sorbière et de Gaffarel 9. Cette
identification se trouve corroborée par le fait que Sorbière connaissait Pierre Mosnier,
puisqu’il lui écrivit, de Paris, le 28 septembre 1661, une lettre qui fut imprimée, A
Monsieur Mosnier, Sur la mort de Mr le Comte de Nogent 10.
Cette identification faite, le qualificatif {ßy`⁄∑» prend tout son sens.
Pierre Mosnier fut en effet longtemps, à Lyon, l’élève et le disciple du jésuite Honoré
Fabri (1607-1688) 11, dont il entreprit de publier les cours de philosophie, entre autres à
l’instigation de Gassendi, qui le lui demanda par une lettre en date du 1er octobre 1645.
Mosnier annonçait une dizaine de tomes, mais n’en donna que trois, tous publiés à Lyon,
chez Jean Champion : en 1646 le Philosophiæ tomus primus : qui complectitur scientiarum
methodum sex libris explicatam : logicam analyticam, duodecim libris demonstratam, et
aliquot controversias logicas breviter disputatas, puis le Tractatus physicus de motu lo-
cali (id.) et en 1648 la Metaphysica demonstrativa, sive scientia rationum universalium.
Nous avons suggéré que cette interruption brusque et définitive de son entreprise éditoriale
pouvait avoir été due au fait que la grande expérience du puy de Dôme exécutée précisément
en 1648 par Périer sur les instructions de Pascal, à laquelle, selon nous, il avait assisté et

6
Sur Giovanni Battista Baliani (Gênes, 1582 - ibid., 1666), voir l’article de Enzo Grillo
dans Dizionario biografico degli Italiani, V, Rome, 1963, pp. 553-557.
7
On trouve encore son nom orthographié, en français, Mousnier ou Mousnyer et, en latin,
Mousnerius.
8
Autour de la “grande expérience” de Pascal : trois médecins philosophes du XVIIe siècle
(Pierre Mosnier, G. B. de Saint-Romain, Guillaume Lamy). Préface de Jean Mesnard, coll. “Libre
pensée et littérature clandestine”, n° 21, Paris: Honoré Champion, 2004, pp. 19-36.
9
Nous avions bien sûr lu le passage de Sorbière parlant de « Petrus Moinerius », mais,
n’ayant pas connu la lettre de Gaffarel à Gassendi, qui nous a mis la puce à l’oreille, nous
n’avions pas songé à identifier “Moinier” avec Mosnier.
10
Voir Autour de la “grande expérience” de Pascal…, p. 31.
11 Voir la notice de C. R. Palmerino dans L. Foisneau (éd.), Dictionnaire des philosophes

français du XVIIe siècle, pp. 681-689.


210 Sylvain Matton

qu’il avait relatée à Gassendi, via Barancy, l’avait convaincu de l’existence du vide, et donc
de la fausseté de la physique aristotélicienne que professait Fabri, en le convertissant à
l’atomisme défendu par Gassendi 12. On pourrait objecter à cette hypothèse le fait (de moi
alors ignoré) que Jean Champion avait dès l’automne 1647 prit lui-même la résolution de
ne pas poursuivre l’édition du cours de Fabri 13. Mais nous croyons que cela ne suffit pas à
expliquer l’interruption définitive de la publication du cours par Mosnier, car ce dernier
aurait fort bien pu trouver un autre éditeur qui acceptât de prendre la suite du projet. Et de
fait, deux décennies plus tard, Fabri relança la publication de son cours en faisant paraître
en 1666, à Paris, chez François Muguet, un volume réunissant deux traités sur les êtres
vivants, puis en 1669-1671, également à Paris, chez Laurent Anisson, les quatre tomes de
sa physique 14 . Nous pouvons donc maintenir notre hypothèse et avancer que Pierre
Mosnier non seulement aura abandonné la physique professée par Fabri pour celle de
Gassendi, mais encore se sera rapproché de ce dernier et en sera devenu l’ami.
Cette hypothèse à la fois éclaire les propos de Sorbière et se voit confirmée par eux. On
comprend en effet que Sorbière ait pu qualifier Pierre Mosnier de {ßy`⁄∑», car celui-ci aura
bien été philosophiquement “deux fois teint”, par deux teintures différentes (ce que n’ex-
clut pas la notion de {ßy`⁄∑» 15), sa première teinture philosophique ayant été le néo-
aristotélisme de Fabri, sa seconde, le néo-épicurisme de Gassendi.
On comprend également pourquoi Sorbière précise que Mosnier “retient à présent à la
cour son esprit pétri de vertus et son intelligence baignée de sciences” : à présent car
Mosnier résida longtemps (jusqu’en 1647 au moins) à Lyon, où il enseigna (la médecine
ou la philosophie) 16, puis à Grenoble, où il enseigna la médecine 17 — ce qui justifie
également l’expression intelligence baignée de sciences, et ne vint probablement à la cour

12
Voir op. cit., p. 36.
13
C’est ce qu’a signalé Sophie Roux dans son excellent article « La philosophie naturelle
d’Honoré Fabri (1607-1688) », dans : É. Fouilloux et B. Hours (éds), Les Jésuites à Lyon, Lyon,
2005, pp. 75-94, ici p. 80, n. 20, en citant une lettre de Thibaut à Mersenne en date du 15 octobre
1647 (Correspondance de Mersenne, XV, p. 477), où Thibaut explique : « Son libraire m’a dit
qu’il n’avait pas la volonté d’imprimer les autres tomes de la philosophie et qu’il ne pouvait
débiter, y ayant 14 tomes ».
14
Tractatus duo, quorum prior est de plantis et de generatione animalium, posterior de
homine, Paris : François Muguet, 1666, puis Physica, id est scientia rerum corporearum in
decem tractatus distributa, Paris : L. Anisson, 1669-1671. Voir S. Roux, op. cit., pp. 80-81.
15
Voir « On the Economical Uses of some species of Testacea », The American Journal of
Science and Arts, 1837, p. 238 : « This appears to be the dibaphos and bistinctus of the Latin
writers, and which does not imply that the wool had been twice dyed in the same liquor to
produce a deeper shade, as some suppose, but that it was of an entirely different hue. Pliny says
such was the most fashionable and the most expensive. » Au reste, même dans le cas de la
pourpre on pouvait utiliser deux teintures, celle du Purpura murex et celle du Murex buccinea ;
voir H. Michell, The Economics of Ancient Greece, New York, 1940, p. 189 : « The most expen-
sive fabrics were dyed twice ({ßy`⁄∑»), first with the juice of the Purpura murex and then with
that of the Murex buccinea, or trumpet murex. »
16
Voir S. Matton, Autour de la “grande expérience” de Pascal…, p. 26.
17
Id., p. 33.
L’ami de Gassendi Petrus Moinerius est-il Pierre Mosnier ? 211

que pour suivre Nicolas de Neufville de Villeroy (1598-1685) qui avait été nommé en mars
1646 par la reine mère « surintendant au gouvernement et à la conduite du roi », le jeune
Louis XIV, et qui, de son côté, avait engagé Mosnier comme précepteur de son fils,
François de Neufville (1644-1730) 18.
Il nous paraît donc hors de doute que Moinerius est une coquille de l’imprimeur pour
Mosnerius.

18
Id., p. 34.

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