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Marxisme et théorie de la race : état des lieux

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David Roediger

Dans son excellent ouvrage, The History of White People, Nell Irvin Painter soutient que «
l’étude critique de la blanchité commence avec The Wages of Whiteness : The Making of the
American Working Class de David Roediger en 1991, et How the Irish Became White de Noel
Ignatiev en 19951. » J’ai beaucoup œuvré, au cours des vingt dernières années, pour ne
pas être cette référence désignée par Painter. Toutefois, dans cet article, je tiens à
reconnaître qu’elle n’a pas tout à fait tort non plus.

Il existe plusieurs bonnes raisons de ne pas vouloir être considéré comme un fondateur
(ou cofondateur) de l’étude critique de la blanchité. Une telle filiation tendrait à identifier
le moment de publication, dans les années 1990, de travaux par des blancs sur la
blanchité comme l’origine d’un nouveau domaine de recherche, alors qu’en fait, des
auteurs et militants non-blancs ont longtemps étudié les identités et pratiques blanches,
en tant que problèmes à historiciser, analyser, théoriser, et contre lesquelles lutter. Mon
objectif dans la longue introduction à l’ouvrage Black on White : Black Writers on What It
Means to Be White est précisément d’insister sur la filiation plus ancienne de ces études

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récentes sur laquelle elles s’appuient. De plus, même au cours des vingt dernières
années, les critiques les plus éloquentes de la blanchité ont été l’œuvre d’auteur.e.s de
couleur comme Toni Morrison, Cheryl Harris, et maintenant Painter2.

Il faut donc reconnaître que l’étude critique de la blanchité bénéficie d’une longue
tradition, principalement alimentée par ceux pour qui la blanchité est un problème, y
compris certains intellectuels blancs radicaux, qui soutiennent la thèse selon laquelle la
revendication d’une identité blanche a mené à des actes inhumains et à la poursuite
effective d’intérêts de classe parmi les blancs. Adopter cette vision plus large et plus
précise du travail accompli me semble la parade la plus efficace contre l’idée que l’étude
de la blanchité a constitué une mode, une fantaisie passagère comme l’étude du porno.
Dans un article sur l’étude de la blanchité publié dans le New York Times Magazine en
1997, Margaret Talbot a exprimé ce point de vue avec autant de virulence que
d’incompréhension. Sous le titre « Se gratifier d’être blanc [Getting Credit for Being
White]3 », elle a choisi de ne prendre en compte que les auteurs blancs de ce courant, en
déplorant que cette mode fasse partie d’un ensemble plus large de « livres qui semblent
mal équipés pour résister à l’épreuve du temps ».

En faisant de The Wages of Whiteness et How the Irish Became White des textes fondateurs
du champ d’études de la blanchité, on l’expose à une série de critiques consistant à y voir
un projet ultra-radical créé à des fins révolutionnaires et non à des fins de connaissance.
C’est-à-dire qu’Ignatiev et moi-même avons beaucoup de visibilité en tant qu’auteurs de
livres qui ont circulé assez largement parmi les jeunes militants ayant maintes fois établi
leur désir d’en finir avec la blanchité. Les attaques hystériques du journaliste de droite
David Horowitz sur les études sur la blanchité ont joué avec insistance sur l’idée qu’un tel
travail n’aurait aucune valeur scientifique mais se réduirait à de l’endoctrinement et de la
propagande. Horowitz a déjà tenté, de manière extravagante et implausible, de localiser
l’étude critique de la blanchité « au niveau des écrits théoriques de tueurs de masse
comme Lénine et Mao, et des dictateurs totalitaires comme Fidel Castro, Ho Chi Minh,
Staline, Hitler et Mussolini4. »

Les essais d’Eric Arnesen sur le sujet, tous trois plus acerbes les uns que les autres,
mettent en garde contre l’étude de la blanchité. Ils marquent des points « anti-
communistes », affirmant que les conclusions des écrits sur la blanchité sont manipulées
par la politique radicale, réservant son plus grand mépris pour mon travail et surtout
celui d’Ignatiev comme étant des exemples de « moralisme sectaire ». À propos
d’Ignatiev, Arnesen semblerait préférer la purge au débat : « que sa sensibilité politique
sectaire puisse trouver une place respectable au sein des départements d’histoire des
universités témoigne de la nature œcuménique peut-être trop généreuse de l’université
(du moins envers les sujets considérés comme progressistes) ». D’après ce point de vue,
l’engagement politique d’Ignatiev aurait laissé une marque indélébile de « sectarisme de
gauche » sur son travail historique. Mon propre péché serait d’avancer une politique
antiraciste « bizarre » au sein de mes écrits académiques – d’aller au-delà des «
barricades discursives » et d’appeler à l’offensive contre la suprématie blanche dans le
monde réel5.
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Ceci étant dit, je ne suis plus totalement en désaccord avec Painter, quand elle parle d’un
renouveau de l’étude critique de la blanchité au début des années 1990, du moment qu’il
est entendu que nous parlons de son émergence dans le contexte de l’histoire
américaine comme discipline et que nous reconnaissons que si Ignatiev et moi-même
sommes les plus identifiés avec l’audace et l’engagement universitaire de ce renouveau,
nous étions loin d’être les seuls engagés ou d’en être les meneurs intellectuels.
Énumérer une liste plus complète des auteurs qui ont travaillé sur l’histoire de la
blanchité dès les années 1990, en tant que fondateurs de la nouvelle phase de l’évolution
de ce domaine d’études, donnerait une vision d’ensemble plus précise et diminuerait la
vulnérabilité de ce champ aux attaques, même si d’autres figures importantes
développaient en même temps des projets militants et des engagements intellectuels de
gauche. Alexander Saxton et Theodore Allen étaient notamment là dès le début, et leurs
ouvrages avaient un poids autrement plus considérable que le mien ou celui d’Ignatiev.
Et Venus Green, Michael Rogin, George Lipsitz, Bruce Nelson ou Karen Brodkin devaient
également bientôt publier d’importantes études6.

Ignatiev et moi avons principalement énoncé les thèses dont on se souvient le plus :
l’idée de la blanchité comme « salaire », l’insistance sur le fait que certains immigrés «
deviennent blancs », même si ces expressions sont, comme nous le verrons, très
redevables des travaux plus anciens d’auteurs socialistes afro-américains comme W.E.B.
Du Bois et James Baldwin. La présence de ce groupe plus large d’historiens radicaux
hétérodoxes, majoritairement marxistes, travaillant sur la blanchité dans les années
1990 a permis que les petits ouvrages écrits par Ignatiev et moi-même ne soient pas
totalement marginalisés, et qu’ils fassent même l’objet de discussions intenses à travers
différentes disciplines.

Ce texte s’emploie donc à situer dans les années 1990 les origines d’un nouveau corpus
d’études critiques sur la blanchité aux États-Unis, principalement basées sur l’histoire,
dans un cercle d’auteurs aux expériences communes et disparates et aux idées
marxistes remontant au moins aux années 1960, et pour certains cas aux années 1930.
Les auteurs de ces études partageaient souvent les mêmes mentors, les mêmes
inspirations et les mêmes moyens de publication. Nous nous connaissions par groupes
de deux, trois ou quatre, même si nous n’avons jamais fonctionné en tant que groupe et
aurions rechigné à l’idée qu’un champ d’études de la blanchité doive exister en-dehors de
l’histoire radicale et des études ethniques.

L’article tente ensuite de décrire un milieu et de revenir sur sa formation, suggérant le


rôle clé d’un marxisme fondé sur le militantisme syndical et les idées de C.L.R. James,
Baldwin, George Rawick, et surtout Du Bois. Même l’adhésion de certains d’entre nous à
la psychanalyse comme moyen de diriger nos recherches est venue de la gauche. La
réussite d’intellectuels marxistes à reformuler l’étude de la race à travers l’étude critique
de la blanchité mérite d’être soulignée, parce que les succès du matérialisme historique
aux États-Unis ont été assez rares au cours des deux dernières décennies. L’émergence
de ce champ comme projet historico-matérialiste, en partie dans le contexte spécifique
du mouvement de libération noire, mérite aussi d’être explicitée, parce qu’il y a une
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certaine tendance parmi les critiques universitaires à imaginer que l’étude critique de la
blanchité vient du postmodernisme, de Freud et des politiques identitaires, voire d’une
opposition au marxisme. Au pire de sa négligence ou de son désir d’opposer certaines
traditions marxistes les unes aux autres, cette critique s’est même rabaissée à qualifier
l’étude critique de la blanchité de « critique du matérialisme historique », d’expression
d’un « anti-matérialisme à la mode », ou même (dans une critique d’Allen, qui plus est) d’
« idéalisme philosophique extrême »7.

En général, ces critiques citent la position résolument empiriste et non-marxiste


d’Arnesen au début d’un essai puis décrètent quels livres sont suffisamment
matérialistes et quels livres ne le sont pas. (On peut relever une circonstance atténuante
: en l’espace de quelques lignes, Arnesen réussit à reprocher aux spécialistes de la
blanchité de n’avoir pas rompu plus catégoriquement avec le marxisme pour les qualifier
ensuite de « pseudo-marxistes », ce qui impliquerait peut-être un engagement de sa part
envers un marxisme réel, non spécifié. Il a ensuite ridiculisé la psychanalyse, tout en se
plaçant sur une hauteur d’où il juge les pratiquants d’une « pseudo-psychanalyse ». Il y
avait donc de quoi s’y perdre8) Dans certains cas, ces critiques ont fait surface chez des
auteurs qui, durant leur longue carrière, ont à peine reconnu l’existence du marxisme, et
se découvraient une volonté soudaine de défendre le marxisme contre l’étude de la
blanchité, volonté qui, comme par hasard, s’oppose à des gens qui se revendiquent
comme marxistes depuis longtemps9.

Un projet de gauche de longue date

Les œuvres historiques de poids répondent souvent aux dangers du moment où elles
apparaissent, même si elles ne s’y réduisent pas. Il est donc à la fois significatif et en
même temps peu étonnant que les premières études de l’identité et des pratiques de la
classe ouvrière blanche soient apparues en réaction au régime de Ronald Reagan dans
les années 1980 et aient été publiées pendant, ou juste après, le mandat de George
Herbert Walker Bush au début des années 1990. Ces études, alors nouvelles,
s’inscrivaient donc non seulement dans des époques réactionnaires mais aussi dans des
périodes où un grand nombre de travailleurs blancs, même syndiqués, ont voté de façon
réactionnaire. Pour les auteurs comme pour les lecteurs d’études critiques de la
blanchité, ce moment a suscité un intérêt passionné pour le conservatisme de la classe
ouvrière et son rapport à la race. Le fait de penser et de voter en tant que blancs, et non
en tant qu’ouvriers, a fait de l’ouvrier blanc un problème immédiat, ouvrant la possibilité
de faire aussi des travailleurs blancs un problème historique.

Toutefois, les longues trajectoires d’auteurs comme Saxton et Allen suggèrent des
inspirations plus variées. Sorti en 1990, The Rise and Fall of the White Republic : Class
Politics and Mass Culture in Nineteenth Century America précède tous les autres ouvrages
en question ici. Il s’agit du cinquième livre de Saxton, après trois romans prolétariens
dans les années 1940 et 1950, et après The Indispensable Enemy : Labor and the Anti-
Chinese Movement in California, un brillant compte-rendu du racisme ouvrier contre les
chinois en Californie. Rejoignant le mouvement communiste dans les années 1930, après

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avoir été éduqué à Harvard et à l’Université de Chicago, Saxton a organisé les travailleurs
du chemin de fer et du bâtiment, et a travaillé comme publiciste pour le Comité d’Unité
Maritime, un projet d’unification des travailleurs dans des syndicats qui avaient des
pratiques très originales en ce qui concerne la race. Il a poursuivi un doctorat à
l’Université de Californie au milieu de sa vie, n’ayant pas pu vivre de ses romans ni,
pendant la répression du début de la Guerre Froide, se procurer de passeport10.

Le militantisme syndical de Saxton était souvent centré sur la race, même dans les
syndicats de cheminots et du bâtiment, dont l’atmosphère était particulièrement
empreinte de « Jim Crow ». Pendant son exploration des luttes anti-discrimination parmi
les cheminots dans son roman The Great Midland, paru en 1948, Saxton a dû
s’intéresser aux industries de production de masse pour imaginer comment poser son
intrigue. Comme il l’a écrit lors de la réédition de son roman, il n’avait « jamais entendu
parler d’un délégué syndical des chemins de fer qui ait défendu les travailleurs noirs ». À
un moment des années 1940, Saxton a milité pour l’emploi équitable dans les chemins
de fer et s’est heurté à l’argument selon lequel il ne fallait pas que les afro-américains
soient représentés dans les comités syndicaux parce qu’ils agiraient sur la base de leurs
propres intérêts raciaux, contrairement aux blancs, affirmait-on. « Apparemment, a-t-il
observé, les hommes blancs n’appartiennent à aucune race11. »

La réflexion de Saxton sur la façon de présenter sous forme de fiction la race et la classe
l’ont mené dans des directions similaires. Passionné par les succès populaires de John
Steinbeck, il a dit de la décision de celui-ci d’avoir fait de ses travailleurs dans Les Raisins
de la colère des réfugiés du désert de poussière de l’Oklahoma plutôt que des «
prolétaires Mexicains et Mexicains-Américains » qu’elle montrait la façon dont « le
racisme blanc pénètre [dans l’œuvre de Steinbeck], non pas comme affirmation, mais
sous forme de silences et d’omissions12 ». Son premier ouvrage universitaire, The
Indispensable Enemy, chef-d’œuvre magnifique, a disséqué l’unité syndicale défigurée par
l’organisation des ouvriers blancs en tant que blancs contre les ouvriers asiatiques. Plus
tard, le militantisme de Saxton contre la guerre du Vietnam et ses activités dans
l’établissement des Asian American Studies se sont ajoutés à son militantisme syndical
pour former son traitement de la race dans Rise and Fall of the White Republic, ouvrage
qui met en relief les connexions entre la race et le pouvoir, et une aptitude à créer à tout
moment des coalitions blanches entre les classes sociales13.

De la même manière, Theodore Allen s’est appuyé sur un demi-siècle de militantisme


radical pour la rédaction des deux volumes de The Invention of the White Race dans les
années 1990, après avoir préalablement publié une série d’articles et de pamphlets chez
des éditeurs radicaux. Issu d’une famille bourgeoise d’Indianapolis, et éduqué en Virginie
de l’Ouest, Allen a été « prolétarisé par la Grande Dépression », pour reprendre ses
propres termes. Il avait été tenté par les études mais ne les trouvait pas propices à la
réflexion indépendante. À l’âge de 17 ans, il avait rejoint la Fédération américaine des
musiciens. Bientôt, il devient délégué au syndicat central à Huntington, en Virginie de
l’Ouest, et membre du Parti communiste. Il rejoint alors le Congrès des Organisations
Industrielles comme mineur de charbon en Virginie de l’Ouest, un État où l’United Mine
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Workers (UMW) était une organisation multiraciale et où l’étendue de l’unité interraciale a
fortement marqué les possibilités du syndicalisme. Suite à un accident du travail, Allen
quitte les mines pour New York, où il exerce des métiers tels qu’employé d’usine,
vendeur, dessinateur, professeur de mathématiques à la Grace Church School, et plus
tard facteur, employé de musée et documentaliste à la bibliothèque municipale de
Brooklyn. Après avoir quitté le Parti communiste vers la fin des années 1950, il s’est
immédiatement impliqué dans le Comité provisoire de reconstitution du Parti
communiste14.

Pendant les années 1960, Allen a tenté de pousser la Nouvelle Gauche sur son point
aveugle concernant la race, et particulièrement autour de ce qu’il considérait comme la
vraie « institution particulière » dans l’histoire des États-Unis : la formation de la race
blanche. Le travail historique d’Allen a consisté à fonder la thèse selon laquelle
l’identification de certains travailleurs à la race blanche constituait le « talon d’Achille »
des possibilités révolutionnaires aux États-Unis. C’était tellement le cas, et la pensée de
gauche sur le sujet était si sous-développée que, dans les années 1960, Allen a intitulé un
texte « Les radicaux blancs peuvent-ils être radicalisés ? ». Mais, contrairement à d’autres
qui ont adopté le terme « privilège de peau blanche », comme la tendance Weatherman
au sein du Students for a Democratic Society (SDS), l’analyse d’Allen considérait que les
ouvriers blancs étaient capables de s’engager dans des actions révolutionnaires. Au fur
et à mesure qu’ils apprendraient à ne pas se laisser dévier de leurs propres intérêts par
de maigres, et même pitoyables, avantages, ces ouvriers viendraient selon lui à voir les
luttes pour la libération d’autres races comme étant centrales à un mouvement de lutte
des classes15.

Comme l’indique le titre d’un pamphlet de 1967 auquel Allen a contribué, Comprendre et
combattre la suprématie blanche, ces deux tâches sont devenues pour lui inséparables
et il les a prises très au sérieux. Le double argument en faveur de la reconnaissance du
poids écrasant de la race comme instrument de contrôle social depuis le début de
l’histoire américaine d’une part et, de l’autre, de la possibilité que ce poids soit levé et
donne un nouvel élan aux luttes a décidé Allen à étudier l’histoire de près, et en
particulier les histoires coloniales de l’Irlande et de la Virginie. En 1975, au moment de la
parution de son pamphlet La lutte des classes et l’origine de l’esclavage racial : l’invention
de la race blanche, Allen avait fait de la rébellion interraciale de Nathaniel Bacon
l’évènement clé du mouvement vers la constitution de la race comme charnière du
contrôle des classes par l’élite en Virginie. Dans le sous-titre de l’ouvrage, il a établi le
programme de ses recherches des deux décennies suivantes. Dans ses deux grands
volumes sur cette invention, le développement par les Britanniques de strates
intermédiaires pour imposer le colonialisme en Irlande fournit non seulement un
élément de comparaison avec la Virginie du XVII° siècle, mais aussi un cas dont les leçons
ont été tirées de manière inter-impériale dans l’administration de différents endroits du
territoire nord-américain. En se concentrant sur ces deux cas, Allen arrache l’oppression
raciale à l’intemporalité des réalités dites naturelles pour en faire un phénomène
historique de longue date et souvent décisif.

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Vingt-cinq ans plus tard, Noel Ignatin, le collaborateur d’Allen, deviendra lui aussi une
figure marquante de l’histoire critique de la blanchité, alors sous le nom de Noel Ignatiev.
Né à Philadelphie, Ignatin a abandonné ses études à l’Université de Pennsylvanie au
début des années 1960 et a passé les vingt-trois années suivantes à travailler, à Chicago
et ailleurs, dans les industries de la sidérurgie, des équipements agricoles, et de
l’électricité, acquérant des compétences d’électricien et de machiniste. Il a rencontré
Allen autour d’efforts pour reconstituer un mouvement communiste dans les années 60.
Ils ont travaillé ensemble sur un pamphlet consacré au « privilège de peau blanche » en
1967. Après avoir été membre de SDS, Ignatin est devenu une figure centrale de la
Sojourner Truth Organization (STO) depuis sa fondation en 1969 jusqu’à la fin des années
1970. La STO combinait de manière distinctive le léninisme, l’organisation ouvrière non-
syndicale, une attraction envers les idées de race, classe et nation du révolutionnaire
trinidadien C.L.R. James, des efforts de solidarité critique envers des révolutionnaires
noirs et portoricains, et une étude approfondie de l’histoire des États-Unis et du
matérialisme historique en général.

Actif sur de nombreux fronts, Ignatin écrivait en particulier sur la race et la classe
ouvrière, se basant sur ses expériences en usine pour son discours de 1972, diffusé sous
le manteau sous le titre de « Travailleur noir, travailleur blanc » et publié en 1974 sous le
titre « Travailleurs noirs, travailleurs blancs ». Ce discours décrit l’identité des travailleurs
blancs comme étant le résultat d’une entente de faveur entre les patrons et eux. Les
patrons restaient patrons et les travailleurs apprenaient à « embrasser les chaînes de la
misère réelle ». L’analyse a été controversée, même au sein de la STO. Elle a été publiée
dans Radical America, mais avec des objections en guise de préambule16. Vingt ans plus
tard, How the Irish Became White d’Ignatiev devait se voir confronté à des questions
similaires sur la façon d’équilibrer le consentement et la coercition, deux éléments qui se
sont combinés pour rendre certains travailleurs blancs aux États-Unis au XIX° siècle.

Bien que plus jeune qu’Igniatiev d’une seule décennie, mes propres expériences sont
celles d’une génération politique différente : j’ai en effet rejoint la Nouvelle Gauche assez
tard dans son évolution (en 1969) et suis devenu un dirigeant du SDS en 1970, au sein
d’une section dynamique du campus isolé de l’Université de l’Illinois du Nord, à une
époque où l’organisation était arrivée au terme de son existence au niveau national mais
où personne ne nous l’avait dit. Mon expérience politique au sein de SDS, du collectif
socialiste révolutionnaire Red Rose Bookstore Collective, et de l’organisation pro-grève et
anti-nazie Workers Defense, m’a donné une éducation marxiste assez orthodoxe,
atténuée par des contacts avec le mouvement Black Power, alors en déclin, avec un
mouvement de libération des femmes en essor, avec le surréalisme, et avec l’arrière-
garde marxiste libertaire rassemblée dans le collectif qui dirigeait la Charles H. Kerr
Company, la plus ancienne maison d’édition socialiste du monde. J’ai été président du
conseil d’administration de Kerr par intermittence au cours des années 1980 et 1990.

Il est donc remarquable qu’on lie mon travail au post- (et parfois anti-) marxisme de
Chantal Mouffe et Ernesto Laclau, étant donné que j’ai même résisté à utiliser le travail
de plus en plus popularisé d’Antonio Gramsci, par crainte de concession au réformisme.
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De même, l’accent mis, dans certaines de mes œuvres, sur des mots clés tels que «
patron », « maître » et « graisseur », pour le meilleur ou pour le pire, n’est pas venu d’une
connaissance intime de ce qu’Arnesen appelle « l’attrait croissant des cultural studies avec
son accent sur […] les jeux de mots », mais du marxisme britannique de Raymond
Williams et du marxisme russe de M.M. Bakhtine17. De même, la tentative menée dans
The Wages of Whiteness d’inscrire les choix des ouvriers blancs de se définir comme « pas
des esclaves » et « pas noirs » dans le contexte de la gestion de l’aliénation et la discipline
temporelle qui va de pair avec la prolétarisation plutôt que dans celui de la concurrence
interraciale dans le travail a été informée de manière décisive par les analysées du travail
développées par l’historien marxiste britannique E.P. Thompson18. À la fin des années
1980 et pendant les années 1990, alors que je me suis dirigé plus vers le travail de
solidarité avec l’Afrique du Sud, encore une fois, mon influence principale était marxiste,
venant principalement de ceux qui essayaient de discuter ouvertement de « capitalisme
racial ». Une de mes réactions préférées à Wages of Whiteness a été la tentative de Jeremy
Krikler d’adapter certaines de ses idées à l’histoire de l’Afrique du Sud19.

Pour d’autres également, c’est la participation dans des luttes de la classe ouvrière qui a
formé leur étude de la blanchité. La principale étude de l’organisation du travail et du
travailleur blanc vient de l’ouvrage de Bruce Nelson, paru en 2001, intitulé Divided We
Stand : American Workers and the Struggle for Black Equality. Nelson a abandonné ses
études à Berkeley pour devenir un militant ouvrier radical pendant la majeure partie des
années 1970, travaillant à la chaîne dans une usine de camions avant de poursuivre un
doctorat. Venus Green, dont le magnifique Race on the Line reste l’analyse la plus
perspicace du fonctionnement de la blanchité dans le contexte du travail, des
compétences et du droit dans une industrie, a travaillé et organisé dans l’industrie de la
télécommunication, qu’elle étudie longuement avant de finir son doctorat à Columbia20.
Karen Brodkin a précédé son How Jews Became White Folks par une magnifique étude
anthropologique des luttes multiraciales des travailleurs hospitaliers, étude qu’elle a
envisagée comme projet de solidarité autant que projet intellectuel. George Lipsitz, dont
le The Possessive Investment in Whiteness compte parmi les travaux essentiels les plus
cités, « s’est inscrit en doctorat en espérant en apprendre assez sur l’histoire du travail
pour comprendre notre échec » après la dissolution d’un collectif radical qu’il avait
rejoint au début des années 1970 pour soutenir une organisation syndicale d’opposition
de routiers à St. Louis21.

Confluences

Au-delà de la collaboration étroite entre Ignatin et Allen, plusieurs liens nous ont
rapprochés les uns des autres bien avant les années 1990. Lipsitz et moi-même étions à
St. Louis, et côtoyions les mêmes syndicats d’opposition, à peu près au même moment,
au début des années 1970, et nous sommes connus à travers notre admiration mutuelle
de l’historien marxiste George Rawick, basé à St. Louis, dont l’œuvre classique From
Sundown to Sunup : The Making of the Black Community (1972) se terminait par une longue
méditation sur les origines et le coût de la blanchité. Rawick, Allen et Ignatin écrivaient
tous des articles très provocateurs sur la race et la classe qui circulaient largement et
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étaient souvent republiés dans la revue Radical America. Liée à ses débuts au
mouvement SDS, la revue était également une source majeure de travaux de C.L.R.
James, qui a exercé une influence directe sur Ignatin et, à travers Rawick, sur Lipsitz et
moi-même. La source sur James que j’ai le plus souvent relue, c’est le hors-série du
journal de la Sojourner Truth Organisation, « Urgent Tasks », qui lui a été dédié et auquel
Ignatin, Rawick et moi avons tous contribué.

À la fin des années 1970, quand j’ai rencontré Ignatin à Chicago, c’était à travers des
amitiés mutuelles avec des membres du Chicago Surrealist Group, tels que Penny et
Franklin Rosemont. Ce dernier allait bientôt produire un article brillant sur l’histoire et la
logique de la critique de la blanchité par le surréalisme, publié dans Race Traitor, co-écrit
par celui qui s’appelait désormais Ignatiev. Même si nous n’étions pas du tout d’accord
sur le rôle des syndicats à l’époque, une formulation particulière d’Ignatin dans ses
réflexions sur les ouvriers noirs et blancs dans Radical America avait pénétré ma
conscience : « Le problème clé, ce n’est pas le racisme de la classe des employeurs, mais
le racisme de l’ouvrier blanc (après tout, le racisme du patron lui vient naturellement, vu
qu’il sert les intérêts de sa classe22). » Autant maintenant je vois les deux problèmes
comme intrinsèquement liés, autant l’accent sur la centralité de l’ouvrier blanc dans
l’ordre racial a été une idée durement acquise, et qu’on trouvait à très peu d’autres
endroits à gauche, sauf chez ceux qui rejetaient entièrement les ouvriers blancs.

Quand des livres sur la blanchité et le « point aveugle blanc » dans l’histoire des États-
Unis ont commencé à paraître, plusieurs œuvres majeures sont parues dans la collection
« Haymarket » de Verso / New Left Books, après la publication du travail de Saxton, Allen,
et le mien, sous la direction de Mike Davis et Michael Sprinker. La collection « Haymarket
» a également publié Beyond the Pale de Vron Ware et White Guys de Fred Pfeil, en tant
qu’interventions importantes dans ce champ en développement. J’ai été le relecteur des
travaux d’Allen, et bien que je n’aie pas fait grand-chose pour améliorer sa force et son
éloquence, j’ai pu lui donner quelques conseils sur la manière de raccourcir son
manuscrit d’une longueur impressionnante, et sur la manière de le diviser en deux
volumes. Quand Verso, plus tard, a réédité White Republic de Saxton, j’en ai écrit la
préface23.

Il ne faut pas exagérer l’étendue et l’importance de telles connexions. Par exemple, Allen
et moi ne nous sommes rencontrés qu’une seule fois, malgré le fait qu’il m’appelle par
mon prénom tout au long de sa critique On Roediger’s Wages of Whiteness. Il ne faut pas
croire, non plus, que notre engagement marxiste commun entraîne systématiquement
un accord sur les détails, comme on le voit au ton et au contenu du texte de Ted, qui
rejette jusqu’au terme « blanchité ». (Toutefois, il faut souligner que le ton de ces débats
politiques avait plus d’équilibre et d’esprit de camaraderie que certains résumés de sa
position24).

Le choix commun par Igniatiev, Allen et moi-même de l’expérience irlandaise comme


élément clé de la formation raciale blanche fait sens, dans le contexte de l’importance
qu’accordent Marx et Engels à l’exemple irlandais, comme élément clé de la tactique «

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diviser pour mieux régner » appliquée à la classe ouvrière britannique, mais nos
différentes analyses de cet exemple suivent des directions variées, séparées par des
siècles et par des océans25. À la lecture de cet article, quelques-unes des différences
entre les premiers historiens américains critiques de la blanchité deviendront claires, en
particulier concernant l’usage de la psychanalyse. Toutefois, il s’agit bien de différences
entre marxistes, et non de différences entre le marxisme et les cultural studies. Comme le
dit Igniatiev à propos de son travail, du mien, de celui de Saxton et d’Allen, « ce que ces
travaux ont en commun […], c’est de prendre la lutte des classes comme point de départ
» – la lutte des classes, comme nous le verrons, telle qu’elle a été pensée
particulièrement à une époque où le travail des marxistes noirs était particulièrement
apprécié26.

L’historien de Princeton Sean Wilentz nous a fait un beau compliment, gâché seulement
par son dédain et son mépris, en qualifiant l’étude critique de la blanchité de «
nationalisme noir par d’autres moyens27 ». Certains des auteurs ci-dessus ne seraient
peut-être pas d’accord avec la terminologie exacte, par souci de distinguer entre
nationalismes étroits et révolutionnaires ou même de noter le caractère étroit de tout
nationalisme. Mais quels que soient les termes qu’on utilise, de manière générale,
l’impact des luttes et de la pensée afro-américaines, particulièrement à l’époque du Black
Power, a formé l’étude critique de la blanchité de manière décisive. Soudain, il y avait une
« gauche blanche », nommée comme telle, et acquérant même une conscience d’elle-
même et une autocritique. Les discours sur le Black Power du milieu des années 1960,
après les déclarations du Student Non-violent Coordinating Committee (SNCC) sur le besoin
d’une organisation contre la suprématie blanche par les radicaux blancs, et surtout après
la mobilisation énorme des ouvriers noirs de l’industrie à Detroit et ailleurs, sont les
conditions de possibilité qui ont permis, à la fin des années 1960, qu’un pamphlet tel que
l’intervention d’Allen Can White Radicals be Radicalised ? soit écrit et lu. Il y avait, comme
l’a très justement dit Ignatiev au début des années 1970, une « guerre civile de l’esprit »
chez certains ouvriers blancs, en réaction à l’énergie et au succès des luttes ouvrières
noires28.

L’idée, comme le dira plus tard Ignatiev, que « pour leur survie, les victimes directes du
privilège blanc l’ont toujours étudié », est devenue particulièrement puissante dans ce
contexte de début de prise de conscience de la gauche blanche, et d’un travail commun,
trop souvent ignoré, parmi les radicaux noirs et blancs pendant la période Black
Power29. Ce qu’Ignatin, puis moi, avons trouvé dans l’exemple et les écrits de C.L.R.
James, c’était une insistance sur le fait que les luttes d »émancipation des afro-américains
n’étaient pas séparées ou accessoires par rapport à la question du conflit de classe. C’est
devenu un argument important pour la nécessité d’encourager les ouvriers blancs à
soutenir la libération noire comme faisant partie de leur lutte30. L’approche par le lien
entre immigration et blanchité, et par le fait que certains immigrants européens, pauvres
et détestés, sont « devenus blancs » aux États-Unis, vient quant à elle principalement des
essais de James Baldwin. La plupart de ces essais sont rassemblés dans The Price of the
Ticket, dont le titre fait le lien entre la blanchité, l’immigration et la misère aux États-Unis.
Mais pour ce qui est de fournir une « trame » à l’histoire racialisée de l’immigration, c’est
10/22
le texte court, incisif et populaire de James Baldwin, On Being White and Other Lies, paru
en 1984 dans la revue de mode afro-américaine Essence qui nous a donné la formulation
décisive : « Les hommes blancs, de Norvège, par exemple, où ils étaient norvégiens, sont
devenus blancs en tuant le bétail, en empoisonnant les puits, en incendiant les maisons,
en massacrant les populations indigènes, en violant les femmes noires ». Toutefois, si ce
récit dramatique avait besoin d’autre chose – par exemple, de mettre l’accent sur le sens
et la pratique de la race chez les Irlandais en Irlande et dans l’Empire britannique avant
leur départ outre-Atlantique – il distillait une vérité qui ouvrait un espace intellectuel
immense dans l’histoire de l’immigration. Ignatiev, qui a porté l’article d’Essence à mon
attention, est celui qui a le mieux investi cet espace avec son How the Irish became
White31.

Comprendre Du Bois

Ces liens entre la pensée afro-américaine, le Black Power, et l’histoire critique de la


blanchité étaient particulièrement polarisés par de multiples lectures du grand penseur
et militant afro-américain W.E.B. Du Bois. Son Black Reconstruction in America,
interprétation classique de l’histoire du Sud après la guerre de Sécession sous l’angle de
la lutte des classes, a fourni aux auteurs qui l’ont suivi à la fois la terminologie et le
modèle avec lesquels entreprendre leur tâche. Ainsi, le terme « point aveugle blanc »,
utilisé pour la première fois par Ignatin et Allen dans leur pamphlet de 1969, modifie une
citation de l’ouvrage de Du Bois ; en intitulant son article sur la race et la dynamique de
l’usine Black Worker, White Worker, Ignatin renvoie aux deux premiers chapitres du chef
d’œuvre de Du Bois, la première œuvre à soulever la problématique de l’« ouvrier blanc ».
L’idée même du « salaire de la blanchité » vient de la phrase mémorable dans Black
Reconstruction sur le « salaire public et psychologique » accordé aux pauvres sudistes
blancs après la guerre de Sécession, leur conférant un privilège tout en les maintenant
dans la misère et la discipline. Comme le disait Ignatiev dans un texte de 2003 publié
dans Historical Materialism, « parmi les intellectuels, c’est W.E.B. Du Bois, le premier, qui a
attiré l’attention sur le problème de l’ouvrier blanc32. »

Au sein du Parti communiste et de son réseau de relations avec les organisations afro-
américaines, Saxton et Allen ont été confronté aux idées de Du Bois, à l’époque
inaccessibles au milieu universitaire blanc, notamment pendant la période après la
Seconde Guerre mondiale, quand la répression anticommuniste a cherché à cibler et à
marginaliser Du Bois. Il se trouve que Saxton avait grandi dans la même ville (Great
Barrington dans le Massachussets) et fréquenté la même université que Du Bois.
Pourtant, comme Saxton l’écrirait plus tard, aucun des deux lieux ne lui a appris quoique
ce soit sur ce dernier. « Ce que j’ai appris sur Du Bois, affirme-t-il, je l’ai appris du Parti
communiste », dont le responsable de littérature lui a vendu un exemplaire de Black
Reconstruction à une époque où cette œuvre était largement ignorée.

De même, la longue expérience de Theodore Allen au sein du Parti lui a conféré une
connaissance suffisante de l’œuvre de Du Bois pour en faire la base de sa réécriture de
l’histoire des États-Unis à partir des années 196033. Comme le militant syndical et

11/22
historien Jeff Perry, exécuteur littéraire de Theodore Allen, l’a noté après la mort de ce
dernier, Black Reconstruction a informé la conception de tous les écrits historiques
d’Allen, en particulier ses tentatives, dans les années 1960, de dépasser le « point
aveugle blanc » dans son étude de la guerre de Sécession, le populisme et la Grande
Dépression. En réaction à ce qu’il identifiait correctement comme un désintérêt injuste
des universitaires envers Invention of the White Race vers la fin de sa vie, Allen a trouvé du
réconfort dans l’idée que cette dynamique faisait penser à l’attitude « blancho-centrique
» qui a accueilli Black Reconstruction de Du Bois. C’est Allen qui a introduit Ignatin à Black
Reconstruction34.

Ma propre expérience des études avec Sterling Stuckey, le grand expert afro-américain
de l’œuvre de Du Bois, du nationalisme noir et de la classe, m’ont amené à lire et relire
Black Reconstruction constamment. Plus largement, au moment de rassembler les textes
de l’anthologie Black on White : Black Writers on What It Means to Be White, au moins deux
tiers des textes choisis venaient de lectures classiques de l’histoire afro-américaine
réalisées avec Stuckey. On a souvent remarqué que Black Reconstruction de Du Bois avait
inspiré le titre de Wages of Whiteness, mais plus que cela, cette œuvre a donné à mon livre
sa structure.

Ce qui a rendu Du Bois si indispensable, c’est son aptitude à percevoir la profondeur des
mouvements et la persistance des structures concernant la race – à placer l’activité de
l’ouvrier noir et la blanchité de l’ouvrier blanc au centre même de l’histoire des États-
Unis. Quand, par exemple, Ignatiev a entrepris de comparer le travail de Du Bois sur la
Reconstruction avec les analyses plus connues d’Eric Foner, il a insisté sur l’idée qu’une «
grève générale des esclaves » – si décisive, chez Du Bois, dans sa façon de voir la guerre
et l’émancipation, et si attenuée chez Foner – rendait les deux œuvres qualitativement
différentes. La centralité de l’autoémancipation des esclaves était en jeu, ainsi que la
reconnaissance du fait que ce mouvement créait la possibilité, pour les ouvriers blancs,
d’aspirer à autre chose qu’à n’être simplement « pas des esclaves ».

Dès les premières lignes, Du Bois insiste sur le fait que Black Reconstruction relevait du
théâtre ; plus loin dans le texte, que le livre relève de la tragédie. Du Bois met les
ouvriers noirs au centre de tout, comme étant « le vrai problème ouvrier moderne ».
L’émancipation a mené à « une ascension du travail blanc », mais elle a été suivie par des
réaffirmations de la suprématie blanche. Dans une des nombreuses formulations qui
montrent que Du Bois fait le lien entre les origines de la race et le capitalisme, sans
adopter le point de vue peu réaliste que la suprématie blanche ne pouvait pas être un
facteur décisif de la domination de classe, il écrit que « la caste raciale fondée et retenue
par le capitalisme », pendant et après la Reconstruction, a été « adoptée, promue et
approuvée par les ouvriers blancs ». Dans le Sud d’après la guerre de Sécession, et dans
le monde plus généralement, « quand les ouvriers blancs ont été convaincus que la
dégradation du travail noir était plus fondamentale que l’élévation du travail blanc, la fin
était proche35. »

12/22
En essayant d’expliquer pourquoi le travail blanc acceptait – voire plus – de telles
tragédies, tout en ne pouvant « discerner chez eux aucune partie de notre mouvement
de travailleurs », Du Bois a écrit le passage qui donnerait son titre à Wages of Whiteness.
Ce passage s’ouvre sur la reconnaissance du fait que le groupe en question, les
travailleurs blancs du Sud pendant la Reconstruction, « recevaient un salaire bas »,
comme c’est le cas dans une région dévastée par une défaite. Toutefois, ils étaient « en
partie rétribués par une sorte de salaire public et psychologique […] parce qu’ils étaient
blancs ». La déférence publique et les titres de courtoisie « leur étaient nombreux, ainsi
que l’admission aux parcs et aux meilleures écoles ». La police « venait de leurs rangs »,
et les structures juridiques, « dépendant de leurs votes », les protégeaient de la prison.
L’affranchissement des esclaves n’a eu « qu’un effet minime sur la situation économique
», mais un effet important sur la perception de la dignité, ajoute Du Bois, dressant une
liste d’éléments touchant à la politique et à la psychologie36.

On m’a objecté que le fait de traiter le « salaire de la blanchité » en grande partie comme
un facteur psychologique conduisait à ignorer les avantages matériels qui lui sont liés :
ainsi Ignatiev a-t-il déclaré que je prenais peut-être pour acquises les dimensions
matérielles. C’est assez vrai, mais cela s’applique aussi aux tentatives de Du Bois de
montrer comment fonctionnait un système quand les ressources des dirigeants étaient
si maigres qu’il n’était pas possible d’acheter grand monde. Par ailleurs, ma propre tâche
consistait à décrire une situation – le Nord d’avant la guerre de Sécession – où la petite
taille de la population noire signifiait que le marché du travail ne pouvait pas être fondé
entièrement par la concurrence raciale ni sur la segmentation, et où les appels
psychologiques, politiques et culturels envers les blancs avaient bien plus d’importance
que leurs intérêts économiques immédiats. Ignatiev a plutôt raison de considérer que ce
n’était pas toujours, ni partout, le cas.

Dans tous les cas, la critique principale venant de l’extérieur du marxisme a été d’ordre
tout à fait différent, et sa radicalité nous a peut-être aidés, Ignatiev et moi-même, à voir à
quel point nos positions étaient proches, sur un spectre politique plus large. Arnesen,
après une tentative peu enthousiaste de développer et de situer les idées de Du Bois sur
« le salaire public et psychologique », a soudain changé de direction dans un article paru
dans la revue International Labor and Working Class History, pour faire de Du Bois le
problème. De prime abord – son écriture est d’une clarté exceptionnelle – il semble
accuser l’étude de la blanchité d’adopter une lecture superficielle et décontextualisée de
Du Bois, mais par la suite, il accuse Du Bois d’incarner une sorte de « marxisme light »
idiot. Il s’avère ensuite que le côté « light » consiste à adhérer à l’idée que les ouvriers
auraient des intérêts en commun, ce qui n’est pas vraiment une des idées les moins
centrales du marxisme37.

Même si nos positions ont parfois pu diverger, il semble certain que Saxton, Allen,
Ignatiev et moi-même tenions pour acquis que l’intervention de Du Bois au niveau du
marxisme était tout sauf « light ». Dans un article publié dans Radical America en 1970
intitulé « W.E.B. Du Bois and American Social History : The Evolution of a Marxist », Paul
Richards a décrit Black Reconstruction comme nous l’aurions tous fait, pas simplement
13/22
comme un ouvrage marxiste mais comme un ouvrage central dans le développement de
tout marxisme américain. Ce présupposé était tellement acquis que, dans la structure de
Wages of Whiteness, mon usage de Du Bois a pu prêter à confusion : je m’y référais en
effet après avoir consacré un chapitre aux déficiences d’une grande partie de la pensée
marxiste. Je n’aurais jamais imaginé que Du Bois puisse être considéré comme « post-
marxiste », encore moins comme du « marxisme Light » : je tenais pour acquis que Black
Reconstruction développait une théorie marxiste plutôt que de s’en éloigner ou de la
rabaisser. Cette position coulait de source chez les auteurs des premières histoires
critiques de la blanchité, mais elle a malheureusement été mal comprise par le grand
public et avec le passage du temps38.

Marxisme et psychanalyse

Un point commun des critiques dérivant vers la droite, comme Arnesen, et des critiques
de gauche comme Gregory Meyerson39, c’est leur dénigrement des analyses
psychanalytiques. Mais là encore, les débats devraient reconnaitre que l’usage des idées
de Freud et d’autres psychanalystes dans Wages of Whiteness vient du marxisme et des
traditions révolutionnaires noires.
Quelques mots sur le grand politologue et psychanalyste marxiste Michael Rogin
peuvent éventuellement servir de point de départ. À la sortie de Wages of Whiteness,
même avec l’exemple de Rise and Fall of the White Republic de Saxton sous la main, je
craignais que mon travail ne transgresse les barrières de l’acceptabilité ou même de
l’intelligibilité, et ne soit attaqué de toute part. Alors que mon travail était encore peu
chroniqué, Rogin m’a envoyé une ébauche de son article sur le livre, qui devait apparaître
dans Radical History Review. Je ne le connaissais pas encore personnellement, seulement
son travail extraordinaire. La longue et généreuse chronique qu’il a écrite m’a rassuré sur
la réception du livre – il résumait d’ailleurs plus clairement et plus originalement mes
arguments que je ne l’avais moi-même fait. Mais un problème demeurait : tout au long
de l’article, une douzaine de fois au total, il a orthographié mon nom « Roedinger ». Après
quelques hésitations, je l’ai contacté pour le remercier, et en espérant que l’erreur puisse
être corrigée. Il m’a répondu avec enthousiasme que je devrais prendre l’erreur comme
un compliment, une tentative d’intégrer toutes les lettres de son nom dans le mien, lui
donnant la paternité de mon livre.

Cette réponse soulignait ce que je savais déjà, à savoir que Rogin prenait la psychanalyse
plus au sérieux que moi. Mais elle m’a aussi renvoyé à son Fathers and Children : Andrew
Jackson and the Subjugation of the American Indian, dont je me rappelais principalement
pour sa « psychohistoire », mais qui déployait aussi, de manière révélatrice, des
catégories marxistes comme celle de l’accumulation, et qui comprenait une longue
première partie (environ un tiers de l’ouvrage) intitulé « Blanc ». En ce sens, Rogin
prétendait justement, au niveau des méthodes (y compris le matérialisme historique) et
du contenu, être le « père » de l’histoire critique de la blanchité. Pendant les études de
Saxton à Berkeley, Rogin, qui a été par la suite un chercheur majeur sur la blanchité et
l’immigration, a été un de ses mentors40.

14/22
Alors que, comme de nombreux jeunes chercheurs de la Nouvelle Gauche, je lisais les
tentatives, accomplies par des auteurs comme Herbert Marcuse, Norman O. Browne,
Juliet Mitchell, Eli Zaretsky, Wilhelm Reich et surtout Frantz Fanon, pour concilier Freud et
Marx, la possibilité spécifique d’appliquer les analyses de ces auteurs à la race dans
l’histoire des États-Unis m’est surtout venue de la lecture des derniers chapitres de From
Sundown to Sunup : The Making of the Black Community de George Rawick. Ici, Rawick
s’éloigne de son histoire classique de l’esclavage pour étudier plus largement le racisme
moderne, en particulier dans ses phases initiales, après la « découverte » des Amériques
par l’Europe et l’expansion du commerce esclavagiste avec l’Afrique. Pendant cette
transition vers le capitalisme, explique Rawick, les différentes répressions du désir
nécessaires pour former des sociétés et des personnalités dévouées à l’accumulation du
capital ont eu un coût humain énorme. Chez les esclavagistes et les propriétaires
d’esclaves coloniaux en particulier, le racisme blanc a été développé, même inventé, par
de telles répressions.

Les Africains, rencontrés et transformés en marchandises lors du développement de


l’économie de plantation, ont été progressivement vus comme l’incarnation non
seulement d’un travail approprié, mais aussi des désirs seulement récemment – et
partiellement – réprimés des élites. Dans l’organisation de leurs propres illusions et
désirs, les élites imaginaient les ouvriers noirs à la fois comme dégradés et possédés par
des liens à la nature, à l’érotisme, et à des rythmes de travail précapitalistes, qui
conservaient leur attrait alors mêmes qu’ils étaient déplorés. Dans une phrase
mémorable de Rawick, lors de ces interactions, « l’Anglais rencontrait l’Africain de l’Ouest
comme un pêcheur réformé rencontre un ancien camarade de débauche », tout en
créant « une pornographie de sa vie passée ».

Rawick, qui, comme ami et mentor, m’a beaucoup appris sur le marxisme dans les
années 1970 et 1980, s’appuyait pour avancer ses arguments clés sur Marcuse, Fanon,
Freud, et particulièrement sur l’associé autrichien marxiste de Freud, Wilhelm Reich. Le
travail de Reich à l’époque nazie consistait à interpréter la « psychologie de masse du
fascisme » en la rapportant à des structures caractérielles liées à l’internalisation et à
l’expression de la misère. Selon Rawick, L’analyse caractérielle de Reich était un « grand
classique de la pensée moderne underground » ; Rawick soutenait que sa propre analyse
de l’idéologie dominante et suprémaciste blanche « n’aurait pas pu voir le jour sans la
tentative monumentale [de Reich] de lier Marx et Feud ». Rawick, qui dans les années
1950 était ami du psychanalyste Erich Fromm, l’associé socialiste de Reich, a pris des
risques énormes en s’appuyant autant sur la psychanalyse. Certes, C.L.R. James, dont
Rawick a été l’assistant personnel dans les années 1960, a trouvé que From Sundown to
Sunup était « la meilleure chose [qu’il ait] lue sur l’esclavage », prédisant que l’œuvre
« ferait époque ». Mais même James a manifesté une grande insatisfaction face à
l’analyse freudienne des derniers chapitres. Notons toutefois que ces risques n’étaient
pas étrangers au marxisme lui-même41.

15/22
Dans l’analyse peut-être trop simple que je développe dans Wages for Whiteness, j’ai
replacé le travail de Rawick sur la race, l’esclavage et les débuts du capitalisme dans le
contexte de la classe ouvrière nordiste pendant la période de formation de classes avant
la guerre de Sécession. Alors que la prolétarisation a causé de nouvelles pertes d’accès
aux communs et de nouvelles formes de règlementation du temps et de restrictions
sociales pour un plus grand nombre de personnes, les ouvriers blancs ont supporté cette
perte en projetant sur les ouvriers noirs ce qu’ils continuaient à désirer en termes
d’absence imaginée d’aliénation, alors même qu’ils supportaient mal d’être traités en «
nègres blancs42 ».

Je ne me suis pas inspiré que de Rawick, j’étais également devenu proche du mouvement
surréaliste, où coexistaient fidèlement les travaux de Marx et de Freud. À travers des
débats amicaux avec les auteurs surréalistes Paul Garon et Franklin Rosemont
notamment, j’en ai appris de plus en plus sur les premières œuvres d’Otto Fenichel sur le
racisme, l’organisateur important d’un réseau mondial de psychanalystes marxistes, ainsi
que Sandor Ferenci, ainsi que le travail plus récent de Joel Kovel43.

J’en suis aussi arrivé à comprendre que la psychanalyse était là depuis le début, dès le
choix de Du Bois de placer un salaire spécifiquement « psychologique » au centre de
l’identité blanche. La recherche récente, très utile, sur Du Bois et la psychanalyse, a
tendance à dresser trop facilement des connexions entre la « double conscience » et les
idées de Freud. Toutefois, comme Du Bois n’avait pas lu Freud quand il a écrit ses textes
sur la « double conscience » dans The Souls of Black Folk en 1903, de telles affinités n’ont
pu exister qu’à un niveau très abstrait, en tant qu’idées qui émergeaient parmi ses
contemporains intellectuels44.

Comme l’écrit Du Bois dans Dusk of Dawn, son autobiographie parue en 1940, c’est à peu
près en 1930 que « le sens et les implications de la nouvelle psychologie avaient
commencé à pénétrer dans ma pensée. Ma propre étude de la psychologie […] datait
d’avant la période freudienne, mais elle m’y a préparé. J’ai commencé à me rendre
compte que, dans la lutte contre le préjugé de race, nous n’étions pas simplement face à
la détermination rationnelle et consciente des blancs de nous opprimer ; nous étions
face à d’anciens complexes, à présent enfouis au niveau de l’habitude inconsciente et de
la pulsion irrationnelle45.

En 1935, à mi-chemin entre cette prise de conscience et Dusk of Dawn, Du Bois a publié
Black Reconstruction, ouvrage dans lequel l’expression « salaire psychologique » n’a donc
pas pu être utilisée à la légère. En un sens, donc, le critique Andrew Hartman, bien que
sans sympathie aucune pour l’approche freudienne, n’a pas tout à fait tort lorsqu’il dit,
en exagérant un peu, que « Roediger pousse plus loin la psychanalyse de Du Bois »,
même si je n’en savais pas assez, ni sur Du Bois, ni sur Freud, pour percevoir cette
dimension lors de la rédaction. En résumé, et étant données ces multiples influences
marxistes, Bruce Laurie ne pourrait pas avoir plus tort lorsque dans son essai récent, il
fait un lien entre l’usage de la psychanalyse dans mon travail, et les exemples fournis par
l’historien conservateur sudiste David Donald46.

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Comme James face aux écrits de Rawick, certains des premiers auteurs d’histoires
critiques de la blanchité ont déploré les éléments de psychanalyse dans Wages of
Whiteness. Allen, en particulier, a déploré le « recours au langage de la psychanalyse »,
bien qu’il n’y soit lui-même pas étranger, puisqu’il a largement salué le travail de Kovel et
Fanon, bien que sur une base assez étroite, en disant par exemple, de façon improbable,
que Fanon « part de prémisses marxistes économiquement déterministes ». Quant à
Saxton, son jugement ferme a été que « les difficultés semblent particulièrement sévères
pour la psychohistoire, à cause de sa supposition que les vraies causes sont psychiques,
et ne sont accessibles qu’à travers des interprétations métaphoriques47. »

Cette position impressionne tellement Hartman que son texte défend l’idée selon
laquelle Saxton est le meilleur historien de la blanchité, ce avec quoi je suis d’accord ;
même chose chez Eric Arnesen, qui exonère Saxton de toute participation à ces
maudites études de la blanchité. Toutefois, les déclarations catégoriques de Saxton font
partie de son explication des raisons pour lesquelles la psychanalyse ne peut pas révéler
les origines de la suprématie blanche – point de vue avec lequel je suis encore une fois
d’accord. Plus loin dans son texte, il parle des opinions de John Quincy Adams sur Othello
d’une manière très différente, et explique : « Je mets bien sûr en avant un argument
rejeté auparavant, qui prétend que les Américains blancs d’origine européenne
construisaient des métaphores liant la négritude des Africains à des actions honteuses
et aux sombres passions de la sexualité. » Il poursuit : « Bien que je ne considère pas cet
argument [psychohistorique] comme étant très persuasif pour expliquer les débuts de
l’esclavage africain, il semble fonctionner de manière plausible quand on le place dans
une relation de dépendance avec des productions idéologiques existantes ». Là encore,
c’est une position avec laquelle je suis d’accord48.

Cependant, Ignatiev a trouvé que Wages of Whiteness perd de vue les « avantages
matériels » sans lesquels il n’y aurait pas, de manière consistante, de « valeur
psychologique de la peau blanche ». Mais il ajoute : « je n’en sais pas assez long sur la
psychanalyse pour juger de ce qu’elle est capable d’expliquer toute seule ». Rogin, Rawick
et Rosemont, par contre, ont tout à fait défendu l’usage de la psychanalyse, mais pas
toute seule. Comme bien d’autres, cette question créee des divergences entre les
marxistes, bien qu’elles ne soient pas aussi importantes que certaines analyses des
premières histoires critiques de la blanchité le laisseraient à entendre49.

Passé et présent

Pour conclure, il me semble pertinent de clarifier ce que j’avance dans cet article et de
faire quelques remarques sur le domaine des recherches sur la blanchité aujourd’hui, et
l’impact de ses origines radicales, toujours d’actualité même s’il est diffus. Mon argument
est que la gauche marxiste a fourni les premières analyses les plus influentes de la
blanchité dans l’histoire des États-Unis. Je ne prétends pas ces œuvres sont complètes
ou correctes par la vertu mécanique de leurs origines historico-matérialistes. D’ailleurs,
nombre de leurs lacunes, en particulier dans mon travail, peuvent être liées à leur
ancrage dans les débats et mouvements spécifiques que j’ai résumé dans ce texte. Un

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exemple de ces lacunes : le manque relatif d’intérêt à la question du genre, qu’Allen n’a
mentionnée que vers la fin de sa vie. J’ai tâché tant bien que mal de remédier à ce point
aveugle dans Wages of Whiteness, mais jusqu’à présent, je l’ai fait par ajouts plutôt qu’en
remettant fondamentalement en cause mon analyse de l’ensemble des rapports sociaux.

Nous serions peut-être dans une meilleure position si nous avions suivi le modèle de
James Baldwin sur la psychanalyse, avec ses riches dimensions de sexualité et de genre,
en même temps que la race, ainsi que l’invocation de la psychologie de Du Bois. De
même, comme le suggère mon échange avec Rogin, les débats marxistes classiques
fonctionnent plus aisément en liant la blanchité à l’esclavage plutôt qu’au colonialisme de
peuplement, un autre problème que je commence à peine à traiter dans mon travail50.
De même, il semble possible qu’une attention particulière portée à la manière dont
racisme s’est diffusé parmi les ouvriers blancs nous ait poussé à laisser de côté la
relation entre blanchité, capital et patronat51. Mais, si profondes que soient ces lacunes,
et même si, en tant que marxistes, elles peuvent nous amener à penser que nous en
avons beaucoup à apprendre d’autres théories, il reste que les erreurs et les forces
considérables des premières histoires critiques de la blanchité sont venues du
marxisme, à des moments politiques spécifiques.

Des travaux historiques plus récents sur la blanchité dans l’histoire des États-Unis
viennent d’un contexte politique très différent. Comme je l’expose assez longuement
dans mon texte de 2006 « Whiteness and its Complications », beaucoup de travail récent
sur la race aux États-Unis peut être compris comme reflétant des tendances
académiques. Cette recherche a beaucoup à apprendre à ceux d’entre nous qui écrivent
depuis une perspective marxiste, et elle a souvent beaucoup appris de nous52. Par
exemple, le travail important de Thomas Guglielmo sur les Italo-Américains et la
blanchité s’origine dans sa défense de l’affirmative action, tout comme le meilleur texte
sur la blanchité des années 1990, Whiteness as Property53, de Cheryl Harris. Les
intellectuels radicaux qui utilisent l’étude critique de la blanchité, magnifiquement,
comme un élément de leurs œuvres ambitieuses cherchant à comprendre une classe
ouvrière multiraciale, ont pris les devants en explorant de nouveaux chemins. En effet,
les succès de Moon-Kie Jung avec son étude de Hawaï, Phylis Cancilla Martinelli et son
étude de l’Arizona, l’étude de l’Oklahoma par David Chang, et l’étude des ouvrières
italiennes immigrées de Jennifer Guglielmo, couvrant des lieux de production, des luttes
et des communautés d’une diversité époustouflante, suggèrent tous que, de la même
manière que l’étude critique de la blanchité est sortie des études éthniques, sa
démarche la plus pertinente est finalement d’y retourner, vu que ses recherches ne
doivent pas se focaliser sur une seule race54. Le travail récent qui reflète le plus mon
influence développe une compréhension bien plus profonde du genre comme partie
intégrante de la formation raciale et de classe55. En plus du travail de Krikler sur l’Afrique
du Sud, il existe aussi de nouvelles œuvres passionnantes sur la blanchité dans le
Pacifique, reflétant des influences allant du marxisme américain à Gerald Horne, en
passant par les engagements pro-indigènes et pro-immigrants d’Aileen Moreton-
Robinson, Marilyn Lake et Henry Reynolds56. Si l’histoire critique de la blanchité est
sortie d’un petit monde de marxistes américains, elle continue à avoir un impact
18/22
beaucoup plus divers et beaucoup plus large. Comme ce monde plus large, elle a besoin
de nouvelles luttes, de nouveaux mouvements, ainsi que des nouvelles idées qui en
émergent.

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Article originellement paru dans Wulf D. Hund, Jeremy Krikler, David Roediger (dir.),
Wages of Whiteness and Racist Symbolic Capital, Lit Verlag, Londres, 2011, sous le titre
« Accounting for the Wages of Whiteness. U.S. Marxism and the Critical History of Race ».
Publié ici avec l’aimable autorisation de l’auteur.

Traduit de l’anglais par Jennifer Ewing

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