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Résumé

Voilà cinq ans que Nerissa et Harry étaient sans nouvelles de leur sœur Delphine, jusqu’à ce
qu’elle réapparaisse un beau matin. Elle a décidé d’épouser le duc de Lynchester et l’a invité à
dîner. Tout doit être parfait. Mais comment organiser un dîner alors qu’ils n’ont pas d’argent?
Qu’à cela ne tienne, Nerissa fera le repas et Harry servira à table. Poutant Delphine n’a pas
tout prévu. Comment aurait-elle pu imaginer que le duc se rendrait dans la cuisine et qu’il
tomberait sous le charme de Nerissa, si jolie malgré sa robe élimée et son vieux tablier ?


N’oublie jamais l’amour


Traduit de l’anglais
par Jean-André Rey






NEVER FORGET LOVE First published by New English Library

Copyright © Barbara Cartland, 1986 Pour la traduction française :

© Éditions J’ai lu, 1992


NOTE DE L’AUTEUR



La maison que j’ai baptisée « Lyn » dans ce livre porte en réalité le nom de Longleat, et
c’est la plus belle demeure ancestrale d’Angleterre.
Longleat, qui appartient à la marquise de Bath, est le plus parfait exemple d’architecture
élisabéthaine italianisante du pays.
Ce fut à l’origine un prieuré bâti par les chanoines réguliers de Saint-Augustin et vendu en
1515 à Sir John Thynne pour la somme de cinquante-trois livres sterling, lorsque Henry VIII
supprima les monastères.
Le bâtiment est d’une architecture si belle, si aérienne, que l’on s’attendrait presque à le
voir flotter comme un mirage dans le soleil.
Le grand hall, avec son dallage somptueux et son plafond à poutres apparentes, est resté
inchangé depuis 1559. Dans la bibliothèque, on peut trouver un exemplaire de la Grande Bible
de Henry VIII éditée en 1641.
La reine Elisabeth Ière a été reçue en 1574 dans la grande salle à manger d’apparat, et il
y a bien entendu un fantôme. Je n’ai pas parlé du fantôme de Longleat, mais d’un autre, tout à
fait fascinant, qui m’est apparu en rêve.
1

1818



— Harry, tu es en retard, dit Nerissa, tandis que son frère franchissait le seuil de la porte
d’entrée.
Il jeta sa cravache sur une chaise.
— Je sais et je te demande pardon, mais je montais une bête dotée d’un sacré caractère,
et il m’a été difficile de la mater.
La jeune fille esquissa un discret sourire. Elle savait que l’équitation était le sport favori de
Harry.
Parfois, tout en vaquant à ses occupations ménagères, elle se plaisait à imaginer que l’un
des livres écrits par son père connaîtrait enfin le succès et que, du jour au lendemain, ils se
retrouveraient à la tête d’une jolie fortune. C’était hélas un rêve illusoire, et elle s’amusait alors
de sa propre puérilité.
Malgré cela, elle souhaitait de tout cœur que Harry pût posséder un jour le cheval dont il
avait envie et revêtir les habits qui le rendraient aussi chic et élégant que ses condisciples
d’Oxford. Car il ne manquait pas d’allure, même avec cette culotte de cheval usée jusqu’à la
corde qu’il portait en ce moment. Elle avait été si souvent raccommodée et reprisée qu’il ne
restait plus grand-chose du vêtement d’origine. A cette pensée, Nerissa soupira. L’élégance de
son frère n’avait pourtant rien de bien surprenant, car leur père, en dépit de ses cheveux gris et
de son visage ridé, gardait encore toute sa prestance. En fait, Nerissa s’étonnait parfois que,
depuis la mort de son épouse, aucune autre femme n’eût tenté de le séduire.
Et puis elle se moquait de sa folle imagination, persuadée que pour Marcus Stanley, plongé
dans ses ouvrages sur l’évolution de l’architecture en Grande-Bretagne, il ne devait exister
aucune femme au monde.
Harry admettait franchement qu’il n’était pas assez intelligent pour comprendre l’œuvre de
leur père. Quant à la jeune fille, bien qu’elle l’aimât beaucoup, elle trouvait parfois ses longues
dissertations quelque peu ennuyeuses. Ses livres étaient néanmoins accueillis favorablement
par la Société d’architecture. Hélas ! le nombre d’ouvrages vendus était si infime qu’il ne
percevait pratiquement aucuns droits d’auteur. Il n’en était pas moins vrai que la jeune fille
éprouvait toujours une certaine fierté lorsqu’elle époussetait les étagères de la bibliothèque et
admirait les cinq gros volumes qui portaient le nom de son père.
Harry était à présent occupé à retirer ses bottes maculées de boue.
— J’espère que tu as remercié le fermier Jackson pour t’avoir permis de monter un de ses
chevaux, dit Nerissa.
— C’est plutôt lui qui m’a remercié. Il a acheté récemment cet animal, et il éprouvait une
certaine appréhension à le monter. Il avait hâte de me voir revenir chez nous, sachant que si
quelqu’un était capable de dresser son cheval, c’était moi !
Nerissa considéra la boue qui salissait non seulement les bottes de son frère, mais aussi
sa culotte, et Harry devina aussitôt ses pensées.
— D’accord, il m’a désarçonné deux fois, admit-il, et la seconde, j’ai même eu un peu de
mal à le rattraper. Mais lorsque je l’ai ramené à la ferme, il commençait déjà à comprendre qui
était le maître.
Il y avait dans la voix de Harry une pointe d’orgueil qui n’échappa pas à sa sœur.
— Rejoins-moi dans la salle à manger dès que tu auras fait un brin de toilette. En
attendant, je vais annoncer à papa que le dîner est prêt. En fait, il l’est depuis longtemps.
— Il ne se sera sûrement pas aperçu que l’heure est dépassée.
Nerissa poussa un soupir et s’éloigna vers la cuisine. Il y flottait une agréable odeur de
fricassée de lapin, et une femme âgée aux mains déformées par les rhumatismes sortait du
four les assiettes chaudes.
— Laissez-moi faire, madame Cosnet, déclara vivement Nerissa en songeant à tous les
objets que la pauvre femme avait brisés dans le passé.
Elle rattrapa les assiettes au vol et les transporta à la salle à manger avant de revenir pour
disposer la fricassée dans un plat de porcelaine. Après l’avoir déposé au milieu de la table, elle
courut jusqu’au petit bureau où travaillait son père.
— Le déjeuner est servi, papa. Dépêchez-vous, je vous prie, parce que Harry vient de
rentrer, et il est affamé.
— C’est déjà l’heure du déjeuner ? s’étonna son père, plongé dans ses notes.
Nerissa résista à la tentation de lui répliquer que l’heure était passée depuis un bon
moment et que son frère n’était pas le seul à avoir faim.
Abandonnant à contrecœur son manuscrit et l’ouvrage de référence qu’il consultait, Marcus
Stanley se leva et suivit sa fille.
— Avez-vous bien travaillé ce matin, papa ? demanda-t-elle en lui servant une portion de
lapin dont elle se rendait parfaitement compte qu’il était trop cuit. Après le déjeuner, il vous
faudra faire une petite promenade avant de retourner à votre ouvrage. Il faut vous dégourdir un
peu, respirer l’air pur. Vous restez constamment enfermé dans votre bureau.
— J’arrive à une partie très intéressante de mon chapitre sur la période élisabéthaine. Et,
naturellement, je ne puis faire autrement que de mentionner notre antique demeure.
J’expliquerai comment ses pierres ont superbement résisté aux siècles et aux intempéries, et
pourquoi elle est en bien meilleur état que d’autres bâtiments construits deux cents ans plus
tard.
Nerissa ne répondit pas, car Harry faisait son entrée au même moment.
— Désolé d’être en retard, papa, mais j’étais parti monter un cheval un peu rétif, et je
tenais à lui prouver que c’était moi le maître.
Les yeux de Marcus Stanley se posèrent un instant sur le visage souriant de son fils, et il
déclara d’un air songeur :
— Je me rappelle que lorsque j’avais ton âge, j’adorais cela, moi aussi.
— Je suis même certain que cela vous plairait encore maintenant, affirma le jeune homme.
Tout en parlant, il prit l’assiette que lui présentait sa sœur, et commença à manger avec
grand appétit. Nerissa l’observait du coin de l’œil, se demandant si elle aurait les moyens,
durant toutes les vacances universitaires, de se procurer une quantité de nourriture suffisante
pour le rassasier. Lorsqu’il était à Oxford, elle avait déjà de grandes difficultés à s’en tirer avec
la maigre allocation que son père lui attribuait pour le ménage. Alors, avec Harry à la maison,
elle allait sûrement être obligée de s’endetter si elle ne voulait pas que son frère – lequel ne se
plaignait jamais – restât quotidiennement sur sa faim.
Le lapin constituait la base de leur nourriture durant une bonne partie de l’année, mais
bientôt les fermiers allaient tirer les pigeons qui ravageaient les jeunes récoltes, et elle se
réjouissait par avance. Elle recevait toujours les félicitations de Harry pour sa façon de les
accommoder. Elle se disait aussi que c’était déjà la saison des agneaux de lait, mais il y avait
une éternité qu’on n’en avait dégusté à la maison. Tout ce que l’on pouvait habituellement
s’offrir, c’était du vieux mouton, beaucoup moins cher parce que plus coriace, même si elle
prenait soin de le faire cuire convenablement.
Tout en portant à sa bouche un morceau de lapin, elle songeait qu’elle avait eu de la
chance d’avoir une mère aussi bonne maîtresse de maison. Avant de disparaître, elle avait eu
le temps de lui apprendre à cuisiner les plats que son père et Harry préféraient. Les pommes
de terre constituaient évidemment un trésor inestimable ; qu’elles fussent frites, rôties, bouillies
ou sautées, elles remplissaient bien l’estomac lorsqu’on devait se contenter d’une maigre
portion de viande. Harry l’arracha soudain à ses pensées :
— Est-ce qu’il y en a encore un peu, Nerissa ?
— Oui, bien sûr.
Elle lui servit presque tout ce qu’il restait dans le plat, à l’exception d’une cuillerée à soupe
qu’elle ajouta à l’assiette de son père. Celui-ci, perdu dans le siècle de la reine Elisabeth,
mâchait machinalement, sans avoir apparemment la moindre idée de ce qu’il était en train de
manger. Il y avait sur la table une miche de pain de campagne non encore entamée ; Harry s’en
coupa une grande tranche pour éponger la délicieuse sauce qui tapissait le fond de son
assiette.
— C’est un régal, commenta-t-il. Personne n’est capable d’accommoder un lapin aussi bien
que toi, Nerissa ! Celui qu’on nous sert à Oxford est parfaitement immangeable.
Sa sœur sourit à ce compliment, tout en rassemblant les assiettes vides et le plat qu’elle
emporta à la cuisine. Connaissant l’appétit de son frère, creusé par ses exercices physiques,
elle avait eu la bonne idée de préparer un pudding consistant, gonflé et doré à souhait. Elle le
recouvrit d’une excellente confiture de fraises qu’elle avait confectionnée la saison passée.
Accompagné de la petite quantité de crème prélevée sur le lait, elle le présenta à Harry qui en
choisit une grosse part avec gourmandise.
Pour terminer le repas, il ne restait qu’un petit morceau de fromage. Nerissa projetait
d’aller faire des courses durant l’après-midi, car Harry avait englouti, hier et aujourd’hui, une
quantité de nourriture plus importante qu’elle ne l’avait prévu.
Ayant achevé sa portion de pudding, le maître de maison se leva de table.
— Si tu veux bien m’excuser, Nerissa, je vais retourner à mon travail.
— Non, papa, répliqua la jeune fille d’un ton ferme. Vous devez d’abord prendre un peu
d’exercice. Je vous suggère d’aller jusqu’au fond du verger pour voir comment poussent les
nouveaux arbres fruitiers que nous avons plantés. Vous vous rappelez ? Nous avons été obligés
de remplacer ceux qui avaient été endommagés par les bourrasques du mois de mars.
— Oui, bien sûr, ma chérie. Tu as raison.
Et comme s’il avait hâte d’aller accomplir aussi rapidement que possible cette corvée avant
de regagner son bureau, il traversa le hall à grands pas, se coiffa de son vieux chapeau de
feutre tout cabossé et prit la direction du jardin.
— Est-ce que tu n’as pas l’impression de le gronder un peu trop ? demanda Harry avec un
petit rire.

— Il est très mauvais pour lui de demeurer enfermé jour et nuit dans ce petit bureau mal
aéré.
— Ce n’est peut-être pas excellent pour sa santé mais c’est là tout son bonheur.
— Je n’en suis pas certaine. J’ai souvent l’impression que maman lui manque à un tel point
que sa seule façon de l’oublier, même pour un instant, c’est de se plonger complètement dans
ses écrits.
La jeune fille avait exprimé sa pensée d’une voix douce et rêveuse.
— Et elle te manque aussi, n’est-ce pas ? murmura son frère.
— Terriblement. Sans elle, rien n’est pareil. Lorsque tu es à Oxford et que papa semble
parfois ne pas même s’apercevoir de mon existence, j’ai l’impression d’être à bout de forces.
— Pardonne-moi, dit Harry avec sympathie. Je n’avais pas idée de ce que tu éprouvais
vraiment ici, et je me sens très égoïste de prendre du bon temps en compagnie de mes
camarades pendant que tu t’éreintes au travail.
— Cela m’est égal de m’« éreinter », comme tu dis. Mais il y a des jours où je ne vois
personne, sauf bien sûr lorsque je descends au village. Les gens sont très gentils avec moi,
mais ce n’est pas comme autrefois, quand toutes les amies de maman venaient lui rendre
visite.
— Bien sûr, je comprends parfaitement. Et que sont devenues ces amies ?
— Elles se sont montrées très bonnes, à leur façon, après la mort de maman, mais c’était
avec elle qu’elles souhaitaient venir bavarder ; pas avec une jeune fille qui n’avait alors que dix-
sept ans. Et même lorsque l’une d’elles m’invitait à une quelconque réception, je n’avais aucun
moyen de m’y rendre ; et aussi, pour tout dire, rien à me mettre.
Harry garda le silence pendant un moment, puis reprit d’un air songeur :
— Je n’ai plus qu’une année à passer à Oxford. Après cela, je pourrai gagner de l’argent,
et notre situation s’améliorera. Ce ne serait sans doute pas très sensé de tout abandonner
avant d’avoir obtenu mon diplôme.
Nerissa laissa échapper un petit cri.
— Évidemment pas ! Il est absolument essentiel que tu continues jusqu’au bout. Sans
diplôme en poche, tu n’arriveras à rien, crois-moi.
— Je m’en rends compte. J’ai travaillé dur ce trimestre, et mon directeur d’études s’est
déclaré très satisfait de mes efforts.
Nerissa fit le tour de la table et jeta ses bras autour du cou de son frère pour l’embrasser.

— Je suis très fière de toi, et si je suis parfois de mauvaise humeur il ne faut pas y prêter
attention. J’ai beaucoup de problèmes à résoudre, mais je suis si heureuse de vous avoir, toi et
papa. Enfin… lorsque papa daigne se rappeler que j’existe. Mais j’ai tort de me plaindre
comme une vieille femme grincheuse.
— Je vais essayer de trouver une solution pour que tu puisses te confectionner une robe
neuve, dit le jeune homme en entourant affectueusement la taille de sa sœur.
— Une robe neuve ! s’écria Nerissa. Et le moyen de la payer ?
— Tout est possible quand on le désire très fort, disait toujours Nanny. Nous pourrions par
exemple jeûner une journée entière, et avec l’argent ainsi économisé, nous t’achèterions une
parure digne d’un reine de Saba.
— Quelle excellente idée ! commenta la jeune fille en éclatant de rire. J’imagine aisément
le genre de robe que je pourrais avoir après un aussi terrible sacrifice !
— Je vais t’expliquer comment je vois les choses…
Mais Nerissa ne devait jamais connaître l’idée géniale apparue dans le cerveau de son
frère, car au même moment plusieurs coups énergiques retentirent à la porte d’entrée.
Le frère et la sœur se regardèrent, intrigués.
— Qui cela peut-il bien être ? demanda Harry. En tout cas, un visiteur qui fait preuve d’une
certaine impatience. Est-ce que par hasard il s’agirait de l’huissier pour une dette que tu
n’aurais pas réglée ?
— Bien sûr que non, répondit Nerissa avec un haussement d’épaules.
Elle ôta rapidement le tablier qu’elle avait mis pour débarrasser la table, traversa la grande
salle à manger et gagna le hall. Harry demeura assis à sa place. Il ramassa machinalement un
bout de pain qui traînait sur la table et le porta à sa bouche. Ce fut alors qu’il entendit sa sœur
s’écrier :
— Mais ce n’est pas possible ! Delphine, ce n’est pas toi !
Harry se leva et tourna son regard vers la porte.
— J’étais sûre que tu serais surprise de me voir ! répondit une voix sophistiquée.
Harry traversa à son tour la salle à manger pour se rendre dans le hall. Les yeux agrandis
d’étonnement, il contemplait la visiteuse, vêtue à la dernière mode, coiffée d’un chapeau garni
de petites plumes d’autruche dont la couleur s’harmonisait avec celle de la robe. Une cape
bordée de fourrure recouvrait les épaules de la jeune femme. Elle fit quelques pas en avant et
examina la pièce autour d’elle.
— J’avais oublié que c’était si petit ! dit-elle.
— Nous pensions, quant à nous, que nous étions tellement petits que tu nous avais oubliés,
commenta Harry d’un ton sec. Et comment vas-tu, Delphine. Mais est-il utile de te le
demander ?
La jeune femme s’immobilisa net et considéra le jeune impertinent. Elle le toisa des pieds à
la tête d’un air glacial en insistant sur la cravate mal nouée.
— Comme tu as grandi et changé, Harry ! s’exclama la visiteuse.
— Ce n’est pas surprenant, étant donné que tu ne m’as pas vu depuis six ans. Et je dois
dire que tu me parais, toi aussi, en grande forme.
— Merci, répondit Delphine avec une pointe de sarcasme dans la voix.
Puis, sur un ton différent, chargé d’un rien de brusquerie :
— Je voudrais vous parler, à tous les deux. Je suppose que nous pouvons aller nous
asseoir dans un endroit tranquille.
— Dans le salon, proposa Nerissa. Il n’a pas changé, et je suis sûre qu’il te rappellera des
souvenirs.
Ce disant, elle alla ouvrir la porte au fond du hall et pénétra dans une pièce au plafond bas
que sa mère utilisait autrefois lorsqu’elle recevait des hôtes. Là étaient rassemblés leurs plus
beaux meubles et les objets les plus précieux qu’ils possédaient. Des portraits d’ancêtres
étaient accrochés aux murs lambrissés.
Delphine entra et les jupons de soie qu’elle portait sous sa robe firent entendre un léger
frou-frou. Puis, ôtant sa cape bordée de fourrure précieuse, elle la tendit à Nerissa d’un geste
négligent avant d’aller s’asseoir dans un des fauteuils disposés devant la cheminée. Elle n’avait
d’ailleurs pas accordé un seul regard à sa sœur, ses yeux étant occupés à faire le tour de la
pièce.
— C’est exactement comme dans mes souvenirs, dit-elle. Mais naturellement, ce salon est
beaucoup plus beau à la lueur des bougies.
— Nous n’y venons guère depuis la mort de maman, expliqua Nerissa. Nous nous
contentons plutôt du bureau de papa, ou bien de la petite salle à manger lorsque Harry est à la
maison.
Mais elle se rendait parfaitement compte que sa sœur ne l’écoutait pas, et elle-même se
demandait la raison de cette soudaine visite de Delphine, après des années de silence. Elle
avait quatre ans de plus que Harry et cinq de plus que Nerissa. A dix-huit ans, elle avait épousé
Lord Bramwell, qu’elle avait rencontré par hasard à une garden-party. Il s’agissait d’un homme
beaucoup plus âgé qu’elle, et la mère de Delphine avait montré quelque réticence face à sa
demande en mariage.
— C’est une chose à laquelle tu devrais réfléchir très sérieusement, ma chérie, lui avait-elle
fait remarquer. Jusqu’ici, tu n’as pas connu beaucoup d’hommes, et Lord Bramwell est
tellement plus âgé que toi.
— Il est riche et a de l’influence, maman, avait objecté la jeune fille, et je suis décidée à
l’épouser.
Elle n’avait pas écouté les conseils de prudence de sa mère, et elle avait de même tout fait
pour abréger les fiançailles. Mais M. et Mme Stanley n’ayant après tout aucune raison valable
de refuser leur consentement au mariage de leur fille, celle-ci avait obtenu gain de cause et
épousé Lord Bramwell avec une hâte qui pouvait paraître un peu précipitée. Quand elle avait
quitté la maison, dans son élégante voiture tirée par quatre magnifiques chevaux, c’était une
autre Delphine qui s’en allait loin de sa famille.
Lorsque Nerissa se rappelait le passé, elle ne pouvait encore croire à la réalité
d’événements aussi soudains. Delphine paraissait heureuse dans leur vieille demeure
élisabéthaine, au milieu de ses parents, de sa sœur et de son frère, et puis, avec une rapidité
qui tenait du prodige, elle avait complètement disparu. Elle, aurait aussi bien pu n’avoir jamais
existé, cela n’aurait rien changé. Elle se trouvait à Paris lorsque Mme Stanley était décédée,
quatre ans plus tôt, et elle n’était même pas venue aux obsèques, se contentant d’écrire à son
père une brève et froide lettre de condoléances. Et puis, plus rien. Nerissa, qui avait aimé sa
sœur simplement parce qu’elle faisait partie de la famille, avait trouvé la chose absolument
incroyable. Rien ne pouvait expliquer une telle attitude, même pas le fait que Lord Bramwell
vivait à Londres et qu’il possédait une maison de campagne dans un lointain comté.
— Je lui ai écrit pour son anniversaire, dit une fois Nerissa à son frère, mais je n’ai jamais
reçu de réponse.
— Elle n’a plus besoin de nous, avait soupiré Harry. Elle est devenue une jeune femme à la
mode, considérée comme une des beautés de St. James’s. Mes amis d’Oxford m’en parlent
parfois, et son nom apparaît régulièrement dans les chroniques mondaines. La semaine
dernière encore, on prétendait que c’était la plus jolie femme du Devonshire, qui est pourtant
réputé pour accueillir les plus éblouissantes beautés de tout le pays.
Harry s’était mis à rire, cette situation paraissait l’amuser. Quant à Nerissa, elle était
blessée en songeant que sa sœur se désintéressait totalement de la famille.
A présent, en considérant Delphine avec attention, elle comprenait du moins qu’elle passât
pour la plus belle femme de Londres. Elle était vraiment ravissante, avec ses cheveux couleur
de blé mur. Son visage sans défaut s’ornait de deux yeux d’un bleu intense. Elle avait le même
type que Georgina, la duchesse de Devonshire, et elle ressemblait aux autres jeunes femmes
dont lui avait parlé Harry, courtisées par les jeunes gens de la suite du prince-régent. Elle était
plus mince qu’avant son mariage, et son long cou avait quelque chose de sensuel. Ses gestes
aussi étaient plus étudiés. Tout en elle respirait le charme et la grâce. Harry s’était assis à son
tour, et après un moment, Delphine prit la parole :
— Je savais bien que vous seriez surpris de me voir. Si je suis venue, c’est parce que j’ai
besoin de votre aide.
— De notre… aide ! s’écria Harry. Je ne vois pas très bien ce que nous pourrions faire
pour toi. J’ai entendu parler de l’écurie de courses de ton mari, et je sais même qu’il a gagné le
Critérium il y a deux ans.
Un bref silence, puis Delphine annonça d’un air étonnamment indifférent :
— Mon mari est mort.
— Mort ? répéta Nerissa en se dressant d’un bond. Tu es donc… veuve. Mais pourquoi
n’avons-nous pas été prévenus ?
— Je suppose que vous n’avez pas de quoi acheter les journaux ! répliqua la jeune femme
avec une pointe de mépris. Il y a un an qu’il est mort, et je viens tout juste de quitter mes
vêtements de deuil.
— Excuse-moi, dit doucement Nerissa. Est-ce qu’il te manque beaucoup ?
— Pas le moins du monde, répondit Delphine d’un ton glacial. C’est d’ailleurs pour cela que
j’ai besoin de votre aide.
— Il n’est pas possible qu’il t’ait laissée sans argent. Oh Delphine, comment pourrions-nous
t’aider ? Nos ressources…
— Tu dois bien comprendre que je ne serais pas venue ici pour vous demander de l’argent.
En fait, je me trouve à la tête d’une jolie fortune.
— Mais alors, de quoi donc peux-tu avoir besoin ? demanda Harry. Je crois d’ailleurs
devoir te signaler au passage que tu as fait beaucoup de peine à Nerissa et à papa en nous
laissant si longtemps sans nouvelles.
Delphine esquissa un geste vague de sa main gracieuse et bien soignée.
— Cela m’était difficile, répondit-elle d’un ton léger, mon mari ne s’intéressait pas à ma
famille. D’ailleurs, pourquoi aurait-il dû le faire ?
— Tu étais donc parfaitement satisfaite d’être ainsi débarrassée de nous, reprit Harry sans
ménagements.
— Ce n’était pas exactement cela, mais je m’étais installée dans une nouvelle existence, et
je préférais oublier les misères passées.
— Les misères ? répéta Nerissa sans comprendre.

— Je veux parler de cette médiocrité, de ces économies, qui ne nous permettaient même
pas d’avoir des vêtements convenables et de manger à notre faim.
Nerissa tressaillit, mais elle ne protesta pas, tandis que sa sœur poursuivait :
— Malgré cela, nous sommes toujours du même sang, et je ne peux pas croire que vous
refuserez de m’accorder ce que je vous demande.
— Explique-nous d’abord de quoi il s’agit, dit Harry.
A la façon dont il réagissait, Nerissa songea que, en dépit des affirmations de Delphine, il
devait être persuadé qu’elle désirait de l’argent. Dans ce cas, il ne serait possible de l’aider que
s’il abandonnait définitivement ses études. Machinalement, Nerissa avança la main et la posa
avec douceur sur celle de son frère.
— Il se peut que la chose vous surprenne, reprit Delphine, mais je vais épouser le duc de
Lynchester.
Stupéfait, Harry se dressa sur son siège, comme mû par un ressort.
— Le duc de… Lynchester ? J’ai quelque peine à le croire.
— Ce n’est pas très flatteur pour moi. J’avais au contraire dans l’idée que tu te sentirais
très fier de me voir devenir la femme d’un membre éminent de la pairie anglaise.
— Si tu veux connaître ma conviction intime, je dirai que cela tiendrait du miracle. Et quand
allez-vous vous marier ?
Delphine hésita quelques secondes, puis déclara :
— Pour être tout à fait sincère, je dois reconnaître qu’il ne m’a pas encore demandé de
l’épouser ; mais je sais de source sûre qu’il a l’intention de le faire.
— Eh bien, si mon opinion est susceptible de t’intéresser, je te conseillerai de ne pas
vendre la peau de l’ours avant de l’avoir tué. Comme tout un chacun, j’ai beaucoup entendu
parler de Lynchester, mais jusqu’à présent aucune femme n’est parvenue à le faire courir, lui,
jusqu’à l’église.
— C’est pourtant mon intention, répliqua Delphine d’un ton sec.
Elle remarqua parfaitement que Harry la croyait incapable de réussir un tel exploit, et
pendant un instant leurs regards se croisèrent, chargés de défi.
Nerissa intervint alors :
— Si le duc peut te rendre heureuse, ma chérie, nous serons les premiers à nous en réjouir
et à t’adresser tous nos vœux de bonheur. Papa sera, lui aussi, très fier lorsque tu lui
annonceras tes fiançailles.
— Ce qui l’intéressera au premier chef, déclara Harry, c’est le fait que Lynchester est
propriétaire de la plus belle demeure élisabéthaine du pays, et cette période est précisément
celle sur laquelle il travaille en ce moment.
— Dans ce cas, dit vivement Delphine, ce pourrait nous être d’une aide précieuse.
— Comment ça ? demanda Nerissa. Je ne saisis pas très bien le rapport.
— Essayez tous les deux de comprendre ce que je vais vous expliquer. Le duc de
Lynchester me poursuit de ses assiduités depuis deux mois, et je suis presque persuadée qu’il
s’apprête à me demander de devenir sa femme. Peut-être d’ici quelques jours.
Elle laissa échapper un petit rire, presque un cri de triomphe, avant de poursuivre :
— Songez à tout ce que cette union signifiera pour moi. Je serai l’un des personnages les
plus importants du pays, juste après les membres de la famille royale, et la châtelaine d’une
douzaine de demeures historiques, dont la plus magnifique est le château de Lyn, dans le
comté de Kent. Je porterai des bijoux qui rendront toutes les femmes folles d’envie et de
jalousie, et je rentrerai dans l’histoire comme la plus belle de toutes les duchesses de
Lynchester.
Ses paroles sonores et arrogantes résonnaient comme une déclaration royale. Elles
auraient pu être accompagnées par une fanfare de trompettes.
— Est-ce que tu l’aimes beaucoup ? demanda Nerissa, moins exaltée que sa sœur aînée.
— L’aimer ? répéta Delphine comme si elle se posait la question pour la première fois.
Mon Dieu, c’est un homme difficile à comprendre et dont on ne sait jamais très bien ce qu’il
pense. De plus, il se montre souvent cynique envers toutes ces femmes qui tombent à ses
pieds comme pour le supplier de remarquer leur existence.
Elle émit un petit rire moqueur avant d’ajouter avec suffisance :
— Mais moi, il m’a remarquée ! Il m’a distinguée au milieu de toutes les autres, de sorte
qu’on ne parle plus que de moi dans tout Londres. Et nous sommes tous les deux en ce
moment les invités de la marquise de Swire qui donne une grande réception.
L’air étonné, Harry haussa les sourcils.
— Tu résides donc au château de Swire ! s’écria-t-il. Mais c’est à peine à cinq miles d’ici.
— Bien sûr. C’est pourquoi j’ai pu venir pendant que les hommes partaient pour la chasse.

— J’imagine qu’il doit y avoir au château des chevaux de toute beauté, ne put s’empêcher
de murmurer Harry.
— C’est en raison de cette proximité que le duc a déclaré qu’il aimerait visiter ma maison.
Et il a ajouté qu’il serait ravi si lui et moi pouvions dîner ici demain soir.
Un silence pesant suivit ces paroles, et elle se rendit compte que son frère et sa sœur la
considéraient avec des yeux exorbités.
— Dîner ici ? s’écria Nerissa d’une voix mal assurée. Mais… comment serait-ce possible ?
— Le duc a prévu notre arrivée pour sept heures. Je lui avais parlé de notre antique
demeure de Queen’s Rest, où la reine Elisabeth s’est arrêtée lors d’un voyage, et je lui ai
également signalé la passion de papa pour l’architecture. Chose surprenante, il savait déjà que
notre père avait écrit plusieurs ouvrages sur cette question.
— Mais… comment est-il possible qu’il… dîne ici ? répéta Nerissa, visiblement inquiète.
Que pourrais-je bien lui donner à… manger ?
— C’est ce que je vais t’expliquer, reprit Delphine, et c’est pour cela que je suis venue
aujourd’hui.
Elle parcourut le salon des yeux, comme pour se rassurer, puis continua :
— Cette pièce me paraît encore acceptable, pour peu que tu l’ornes de fleurs fraîches et
que tu t’assures que toutes tes bougies n’ont jamais servi. Il en va évidemment de même de la
salle à manger. Je suppose que cette dernière pièce est aussi terne qu’autrefois du temps où
j’habitais ici, mais du moins les portraits de nos ancêtres sont-ils impressionnants et les
meubles en harmonie avec le reste de la maison.
— Mais… Delphine… bégaya encore Nerissa.
— Écoute-moi, interrompit sa sœur. Le duc ignore ton existence et celle de Harry, et je ne
vois pas pourquoi je ferais soudain apparaître une famille qu’il pourrait juger gênante pour lui.
— Et où suggères-tu que nous allions nous cacher ? demanda Harry d’un ton sec. Par
ailleurs, vous n’auriez pas grand-chose à manger, à moins que vous n’apportiez votre nourriture
avec vous.
— J’ai tout prévu. Nerissa sera présente, mais le duc ne la verra pas.
— Et où donc serai-je ? s’exclama la jeune femme, l’air ébahi.
— A la cuisine ! décréta Delphine. C’est-à-dire à l’endroit où toi et maman avez toujours
été !
— Cherches-tu à insinuer que… je vais préparer votre repas sans que tu daignes… me
présenter à l’homme que tu as l’intention d’épouser ?
— C’est aussi simple que cela, et tu as parfaitement compris.
— Et qui donc servira à table si je ne dois pas paraître dans la salle à manger ?
Delphine tourna lentement son regard vers son frère sans prononcer un mot. Il n’en était
d’ailleurs nul besoin, ses yeux parlaient pour elle.
— Que le diable m’emporte si je me livre à cette comédie ! s’écria-t-il, visiblement furieux.
Tu n’as jamais daigné répondre aux lettres que t’a adressées Nerissa, tu n’es même pas venue
à l’enterrement de notre mère, et aujourd’hui tu nous tombes brusquement dessus comme la
misère sur les pauvres gens pour exiger de nous des choses impossibles et… quasiment
indécentes ! Nous souhaitons vraiment que tu parviennes à épouser ton duc, ainsi que tu le
désires, mais nous n’allons pas t’aider à lui mettre le grappin dessus – pour parler net – en
utilisant des méthodes assez douteuses.
Pourtant, Delphine ne sembla pas le moins du monde troublée par les paroles de son frère.
Aussi fût-ce d’une voix parfaitement calme qu’elle reprit :
— Je ne puis croire que tu seras assez stupide pour me refuser ton aide et celle de
Nerissa lorsque je t’aurai expliqué de quelle manière je compte récompenser un tel service.
— Je ne souhaite pas en entendre plus, et je suis sûr que Nerissa partage mon opinion.
Quant à notre père, il serait horrifié s’il était au courant de la suggestion que tu oses venir nous
faire. Nous sommes peut-être pauvres, Delphine, mais le sang qui coule dans nos veines vaut
bien – sinon plus – celui de ton duc de Lynchester ! Et nous avons en outre quelque chose qu’il
a peut-être omis de mettre dans sa panoplie : la fierté !
A la surprise de son frère, Delphine éclata de rire.
— Voilà bien un discours digne d’un Stanley ! railla-t-elle. On devrait l’ajouter aux histoires
que nous racontaient nos parents lorsque nous étions enfants. On y mentionnait la bravoure
des Stanley au combat, la manière dont ils avaient soutenu le roi Charles II en exil. Quel
honneur de porter cet illustre nom, même sans un sou en poche ! Tout cela est peut-être très
estimable ; mais en ce qui me concerne, je préfère l’argent.
— La chose nous paraît évidente, et tu as du moins la franchise de ne pas t’en cacher,
répliqua Harry d’un ton sarcastique.

— J’aurais cru que cela pouvait aussi vous intéresser tous les deux. Au moment où tu m’as
interrompue si brutalement, j’étais sur le point de vous préciser que, si vous agissez selon mes
désirs, je suis disposée à vous verser une somme de trois cents livres.
Nerissa et son frère en eurent le souffle coupé. Ce fut la jeune fille qui réagit la première
pour demander d’une voix mal assurée :
— Tu as bien dit… trois cents livres ?
— C’est une somme qui permettrait à Harry de posséder enfin le cheval dont il a toujours
rêvé. Quant à toi, petite sœur, tu pourrais pour une fois t’offrir une robe convenable, au lieu de
celle que tu portes en ce moment et qui ferait honte à une bohémienne.
Elle avait parlé d’un ton chargé de mépris en dévisageant la pauvre Nerissa, tandis que
Harry se contentait de répéter entre ses dents :
— Trois cents livres !
— Oui, reprit Delphine. Et tu peux les avoir sur-le-champ ; bien sûr, papa n’en doit rien
savoir. Il demeure persuadé que l’argent est sans importance en comparaison de quelques
vieilles pierres qui n’intéressent personne d’autre que lui. Mais vous deux, qui êtes jeunes,
possédez sans doute un peu plus de bon sens.
— Pourquoi nous proposes-tu une telle somme ? demanda Nerissa.
— Parce qu’il est important de me constituer, en tant que descendante des Stanley, une
image qui montrera au duc que son union avec moi n’aura rien d’une mésalliance.
— Mais… s’il t’aime, ta galerie d’ancêtres ne doit pas avoir grande importance à ses yeux.
— Je me réjouis qu’aucune de mes connaissances ne puisse t’entendre débiter de telles
sottises, répliqua sèchement Delphine. Tu n’imagines tout de même pas que le duc de
Lynchester, qui peut posséder n’importe quelle femme du royaume, serait capable de
contracter une mésalliance lorsqu’il s’agit de mariage ! Je pourrais devenir sa maîtresse, je le
sais, mais je suis absolument résolue à être sa femme.
Elle parlait avec une extrême détermination, et Nerissa se souvint que, étant enfant,
Delphine défiait souvent leur mère et finissait toujours par avoir gain de cause.
— Si tu veux mon avis, intervint Harry, je trouve insultant que le duc – ou n’importe quel
homme d’ailleurs – te considère ainsi comme une vulgaire pouliche. Il te jauge, examine si tu
possèdes les qualités suffisantes pour enfin daigner t’acheter et faire de toi sa chose, sa
propriété !

— Tu exposes la situation d’une manière assez vulgaire, Harry, mais je dois reconnaître
que tu émets là une vérité essentielle. Il n’est pas possible que tu sois aussi stupide et naïf que
Nerissa, et que tu ne comprennes pas que, dans le monde où j’évolue, le sang et les
antécédents sont d’une importance capitale lorsqu’il s’agit de mariage. Une maîtresse est une
chose, une duchesse en est une autre.
— Tout ce que je puis dire, c’est que tu as ton franc parler, commenta Harry avec un petit
rire.
— Je me bats pour une chose extrêmement importante pour moi. Et maintenant, dites-moi
si oui ou non vous êtes disposés à m’aider.
Nerissa, sentant que cette question la dépassait, se retourna vers son frère. Elle avait
l’impression que les trois cents livres promises dansaient devant ses yeux en une sarabande
folle, elle entrevoyait le bouleversement que cela produirait dans leur vie, et spécialement pour
son frère.
En regardant celui-ci, elle remarqua qu’un combat se livrait à l’intérieur de lui-même. Bien
qu’il détestât toutes les formes de tromperie et de mensonge, il était tout aussi tenté qu’elle par
cette occasion unique. Entrer en possession d’une pareille somme lui permettrait, parmi
d’autres choses, de s’acheter un cheval. Il aurait également la possibilité de se procurer des
vêtements corrects. Il ne pouvait ôter de son esprit la pensée que, avant de regagner Oxford, il
allait être obligé de demander à Nerissa de quoi s’acheter un nouveau smoking, car celui qu’il
avait en ce moment était presque en lambeaux. Or, un de ses condisciples ne lui avait-il pas
laissé entendre qu’ils pourraient être, au cours du trimestre prochain, invités à un dîner à
Blenheim Palace !
— Delphine, dit-il enfin d’une voix lente et hésitante, que feras-tu si nous te refusons notre
aide ?
— Si je perds le duc par votre faute, je vous haïrai et vous maudirai jusqu’à la fin de mes
jours. Il m’a demandé de lui faire visiter notre vieille demeure élisabéthaine, que je lui ai décrite
en termes éloquents, et de lui faire rencontrer notre père. Qu’y a-t-il de mal à cela ?
— Ce qu’il y a de mal – et tu le sais fort bien, c’est de transformer ta sœur en cuisinière et
moi en valet de chambre. Je suppose que nous serons capables de jouer cette petite comédie,
et j’espère que le duc ne soupçonnera jamais qu’il a été odieusement trompé.
Delphine poussa un petit cri d’horreur.
— Dans ce cas, c’est que vous vous seriez comportés comme deux imbéciles
incompétents ! Mais si nous réussissons, je deviendrai la duchesse de Lynchester !
Une lueur brillait dans les yeux de Delphine, et Nerissa se rendit compte qu’elle n’avait
jamais eu l’intention de perdre la bataille. Malgré cela, elle éprouvait au plus profond d’elle-
même le sentiment étrange que sa sœur ne coifferait jamais la couronne de duchesse qu’elle
convoitait si ardemment.
2



— Delphine a certainement pensé à tout, dit Nerissa en s’approchant de la table de la
cuisine.
— Elle a certes essayé de mettre toutes les chances de son côté.
Il n’y avait même pas de sarcasme dans le commentaire de Harry, car il était trop surexcité
par cet événement imprévu. Il avait déjà remarqué un cheval dont il était persuadé qu’il ferait
parfaitement son affaire. Pourtant – ainsi qu’il l’avait fait observer à sa sœur –, il devait faire
preuve de prudence, car les cent cinquante livres qui constituaient sa part devaient durer aussi
longtemps que possible.
C’était lui qui avait insisté pour que Delphine leur remît la somme promise avant son
départ.
— Peut-être serait-il plus sage de ma part de m’assurer d’abord que vous exécutez
correctement mes instructions.
Harry s’était mis à rire.
— Si tu crois que nous te faisons confiance, tu commets une erreur monumentale, ma
chère sœur.
Delphine lui avait lancé un regard furieux, mais il avait poursuivi sans se troubler :
— Tu me dois encore une paire de bottes que tu m’avais promise avant d’épouser
Bramwell, si j’acceptais de t’aider à organiser la réception de mariage.
Une légère rougeur colora le visage de la jeune femme.
— J’admets l’avoir oublié, dit-elle après quelques secondes de silence, comme si elle
voulait éviter d’irriter son frère.
— Eh bien, voilà qui prouve la valeur de tes promesses, reprit Harry avec un petit sourire
ambigu. C’est pour cela que Nerissa et moi préférons être payés d’avance.
Nerissa esquissa un petit geste de protestation, trouvant un peu gênant de telles paroles
vis-à-vis de leur sœur. Mais déjà, comme si elle acceptait la méfiance de son frère, Delphine
tirait de son sac à main une enveloppe gonflée qui, au grand étonnement de Nerissa, contenait
en billets de banque la somme promise. Et celle-ci bredouilla d’une voix mal assurée :
— Il nous faut mettre cet argent en lieu sûr, et le confier ensuite à une banque dès que
possible.
— Ce serait très sage de votre part, car si vous perdez cette somme ou si on vous la
dérobe, je ne vous paierai pas une seconde fois.
— Merci, Delphine, dit Harry en s’emparant de l’enveloppe. Je puis t’assurer que nous en
ferons bon usage et que pas un seul penny ne sera gaspillé.
— Si vous exécutez à la lettre ce que je vous ai demandé, je ne regretterai rien, déclara
Delphine d’un petit ton acide. Mais si vous faites échouer mon plan d’une quelconque manière,
je ne le vous pardonnerai jamais.
A ces mots, Nerissa comprit à quel point ce dîner était important pour sa sœur et combien
elle rêvait d’impressionner le duc en lui faisant visiter leur antique demeure. Mais elle songea
avec tristesse que, selon Delphine, ni Harry ni elle-même n’étaient dignes d’être présentés à
son futur mari.
Lorsque leur sœur se fut retirée, demeuré seul avec Nerissa, Harry reprit la parole.
— Il souffle un vilain vent qui n’apportera rien de bon à quiconque. En attendant, réfléchis à
la meilleure façon d’employer cet argent.
— J’aurais voulu pouvoir refuser cette aumône, répondit la jeune fille d’une voix sourde.
A sa grande surprise, Harry fut de son avis.
— C’est exactement ce que j’avais envie de faire. J’aurais pris un plaisir extrême à
répondre à Delphine que nous l’aiderions volontiers parce qu’elle est de notre famille, qu’elle est
du même sang que nous, mais que nous refusions d’accepter un tel marchandage.
On le sentait blessé dans sa fierté, mais il poursuivit d’un ton plus léger :
— Je serais disposé à m’habiller comme un vagabond ou jouer au babouin si cela devait
me permettre de m’acheter un bon cheval et des vêtements dans lesquels, pour une fois, je
n’aurais pas honte de me montrer.
Il faisait penser à un jeune garçon qui va recevoir un cadeau de Noël, et Nerissa s’abstint
d’exprimer ses sentiments profonds : Delphine était en train de les avilir, non seulement elle-
même et son frère, mais la famille tout entière. Une fois duchesse, elle aura obtenu ce qu’elle
veut et nous ne la reverrons plus jamais, se dit-elle en songeant à l’attitude de Delphine après
son mariage avec Lord Bramwell. Mais elle avait tant à faire qu’elle n’avait guère le temps de
ressasser son amertume. Il lui fallait absolument se mettre au travail.
Delphine n’avait pas exagéré en disant qu’elle avait apporté tout ce qui serait nécessaire à
la préparation du dîner. Lorsqu’elle vit cet amoncellement de victuailles déposé sur la table de
la cuisine, Nerissa crut être le jouet d’une hallucination. Il y avait là un gigot d’agneau semblable
à celui qu’elle désirait depuis longtemps acheter pour la table familiale, et un saumon frais
récemment pêché dans la rivière qui passait à quelques miles de la résidence de la marquise
de Swire. Delphine avait dû habilement persuader la marquise de lui procurer tous les
ingrédients nécessaires : des plaquettes de beurre, un énorme pot de crème onctueuse, des
herbes et de jeunes légumes fraîchement cueillis. Il y avait également des fruits provenant des
serres du château. Il ne manquait même pas les petits champignons frais destinés à parfumer
le potage.
Nerissa esquissa un sourire amusé. Lorsque Delphine habitait avec eux, elle n’avait jamais
donné son avis sur les plats succulents que servait leur mère ; mais elle avait certainement
observé leur préparation, et s’en était souvenue. Après le départ de son frère, parti explorer le
voisinage à la recherche d’un cheval, elle avait mis le couvert dans la grande salle à manger, et
placé des bougies neuves dans tous les chandeliers, ainsi que l’avait suggéré Delphine. Elle
avait même trouvé le temps d’aller cueillir des fleurs au jardin et de les disposer dans les vases
de la salle à manger, du hall et du salon.
Si j’avais le temps, se dit-elle, je cirerais les meubles, mais le duc ne s’en apercevrait peut-
être même pas.
Elle avait demandé à son frère s’il connaissait cet important personnage, et elle avait été
surprise de constater qu’il en savait beaucoup sur son compte.
— On l’admire non seulement parce qu’il est duc – il te faudrait en entendre parler par mes
amis d’Oxford – mais aussi parce que c’est un des plus éminents sportifs de toute l’Angleterre.
Il possède la plus belle écurie du pays, et c’est un remarquable cavalier. Il pratique aussi le
yachting, la boxe et l’escrime.
Harry avait parlé sur un ton presque admiratif et il fut tout étonné d’entendre sa sœur
éclater de rire.
— Je ne croirai jamais qu’un homme puisse avoir tant de qualités. Il doit bien exister une
faille quelque part.
— Tu as raison, admit le jeune homme avec un sourire. Mais c’est un truc dont je ne
devrais pas parler à ma sœur.
— Eh bien, parle-m’en tout de même, je t’en prie.
— Puisque tu tiens à tout savoir, je dois te préciser qu’il se conduit assez mal avec les
femmes et, si tu veux mon avis, je doute fort qu’il épouse Delphine.
— Elle en est pourtant convaincue. Tu l’as entendue comme moi.
— Certes. Mais des tas d’autres filles en ont été convaincues avant elle. La sœur de l’un
de mes amis, restée veuve après Waterloo, a menacé de se tuer si le duc ne l’épousait pas.

— De se… tuer ! s’écria Nerissa, horrifiée.
— Apparemment, il lui avait laissé croire qu’il l’aimait vraiment. Et puis, quand il en a eu
assez, il est allé s’occuper d’une autre.
— C’est affreusement cruel, tu ne trouves pas ?
— Je n’ai évidemment aucune raison de prendre sa défense. Mais, que veux-tu, lorsque les
femmes se mettent à poursuivre les hommes, elles ne doivent pas pleurnicher et se plaindre
lorsqu’elles sont abandonnées.
Nerissa considéra son frère comme si elle ne saisissait pas toute sa pensée.
— Que devraient-elles donc faire ? demanda-t-elle.
— Attendre que l’homme fasse les premiers pas. C’est lui qui doit être le chasseur. Et non
pas l’inverse.
La jeune fille écarquilla les yeux, visiblement ébahie.
— C’est ainsi que tu… procèdes ?
— Bien évidemment. Mais je dois admettre que, n’ayant pas un sou vaillant, aucune femme
douée de bon sens n’aurait l’idée de me poursuivre. A moins qu’elle ne tombe sous le charme
de mes beaux yeux, naturellement.
— Voilà bien le plus grand trait de vanité que j’aie jamais entendu, commenta Nerissa en lui
lançant un coussin à la tête.
Il fit un pas en arrière pour l’éviter, et ils se mirent tous deux à rire de bon cœur.
Lorsque, une heure et demie avant le dîner, Harry descendit, les bras chargés de
vêtements, Nerissa ne put dissimuler sa curiosité.
— Qu’est-ce que tu as là ?
— Comme Delphine a l’intention de nous transformer en larbins, j’ai pensé que nous
pourrions aussi bien faire ça dans les règles. Et je me suis souvenu qu’il y avait encore au
grenier une vieille livrée du temps de grand-père. J’ai aussi découvert une veste qui me va à
peu près, sinon qu’elle est un peu étriquée, une paire de culottes qui descendait jusqu’aux
genoux et un gilet rayé avec des boutons fantaisie.
— J’avoue que j’avais oublié l’existence de ces vêtements. Si tu peux les mettre, tu seras
exactement dans la note.
— J’ai laissé mon vieux smoking à Oxford, et ici je ne porte qu’une antique veste de velours
dans laquelle je me sens très à l’aise. Seulement, je ne suis pas certain que cela ferait très
bonne impression sur la future duchesse, laquelle imagine certainement le maître d’hôtel de la
maison familiale dans une tenue plus adéquate. Je vais donc tenter de lui faire honneur.
Il éclata de rire tout en brandissant une perruque blanche, autrefois propriété du valet de
pied de son grand-père. Après avoir astiqué les boutons d’argent, il monta s’habiller dans sa
chambre. Nerissa songea qu’il lui fallait absolument mettre son père au courant de ce qui allait
se passer. Il avait déjà montré quelque surprise lorsqu’elle lui avait parlé de la visite de
Delphine et de son intention d’inviter le duc de Lynchester le lendemain.
— Lynchester ! s’était écrié le vieil homme. Ma foi, je prendrai grand plaisir à lui parler de
son château et à lui demander un certain nombre de renseignements. C’est très exactement ce
dont j’ai besoin pour mon chapitre sur l’architecture élisabéthaine. Je crois qu’il n’existe pas
dans le pays une vieille demeure aussi bien conservée que Lyn.
— Nous allons faire un effort spécial pour plaire au duc. Ne sois donc pas surpris par le
menu. Et pas davantage par le maître d’hôtel qui servira à table.
— Qui donc as-tu prévu pour remplir ce rôle ?
— George, le fils aîné du fermier Jackson. Il est, paraît-il, très compétent ; je suis certaine
qu’il accomplira parfaitement son travail.
Elle avait parlé du fils du fermier Jackson parce qu’il était sensiblement de la même taille
que Harry, et elle était convaincue que son père, toujours incroyablement distrait, ne se rendrait
même pas compte de la véritable identité de ce maître d’hôtel temporaire.
Lorsque Harry redescendit à la cuisine affublé de la vieille livrée et coiffé de la perruque,
elle le trouva d’abord plutôt ridicule. Et puis, elle se dit que cette tenue était exactement celle
que porterait un domestique de grande maison.
— Tu avais raison, murmura-t-elle, je crois que tu vas impressionner Delphine.
Puis elle éclata de rire en entendant son frère déclamer avec un accent paysan solidement
corsé :
— Ben l’bonjour, Vot’Grâce. Et on espèr’ que vous pass’rez un’bon’soirée auprès
d’péqu’nots com’nous !
— Je t’en prie, Harry, ne me fais pas rire. Si tu te livrais à une pareille plaisanterie,
Delphine serait folle de rage et nous demanderait sûrement de lui rembourser son argent.
— Il ne me déplairait pas de la faire enrager. Mais, comme tu viens de le faire remarquer
très sagement, ça ne vaudrait pas la peine de risquer de perdre cette manne providentielle.
D’autant qu’elle va me permettre de m’acheter un cheval de race avec lequel j’ai bien l’intention
de gagner le prochain concours du domaine des Swire.
— Si tu veux vraiment t’inscrire pour y participer, j’espère que tu t’arrangeras pour ne pas
dévoiler ton identité. Car les Swire pourraient parler de toi au duc de Lynchester, et rappelle-toi
qu’en ce qui le concerne nous n’existons ni toi ni moi.
— Je ne l’oublierai certes pas. Mais je ne parviens pas à comprendre pourquoi Delphine se
refuse à admettre qu’elle a un frère et une sœur.
Tout en parlant, il observait attentivement Nerissa, et quiconque serait entré à cet instant
dans la cuisine aurait pu déceler une nouvelle lueur dans son regard. Les deux sœurs se
ressemblaient beaucoup, mais pour la première fois Harry constatait que Nerissa – qui était la
plus jeune de la famille et avait toujours été considérée comme une gosse – s’était transformée
en une ravissante jeune femme.
La voiture du duc s’arrêta devant le perron à sept heures moins dix. Harry avait déjà ouvert
la porte d’entrée et déroulé sur les marches un vieux tapis rouge usé jusqu’à la corde. Il
demeura un instant muet d’admiration devant les chevaux. Il savait que chacun d’eux avait dû
coûter plus cher que ce que Delphine leur avait donné, à lui et à sa sœur. Il songeait au plaisir
qu’il aurait à conduire de telles bêtes ou, mieux encore, à les monter. Il se souvint toutefois de
son rôle et attendit devant la grande porte, tandis qu’un valet de pied vêtu d’une livrée
resplendissante sautait de son siège pour ouvrir la portière de la voiture. Le duc descendit, et
Harry devina du premier coup d’œil que tous ses amis ne lui avaient pas menti au sujet de cet
important personnage. Il n’aurait jamais imaginé un homme aussi grand, aussi large d’épaules,
aussi viril et, en même temps, habillé avec une élégance aussi raffinée. C’est ainsi que je
voudrais être, songea le jeune homme avec un brin d’amertume. A son tour, Delphine apparut et
descendit avec une grâce infinie, toute bruissante de soie et embaumant un parfum exotique.
Elle passa très digne devant lui pour gagner le hall, tandis qu’il s’inclinait respectueusement
devant le duc et lui prenait son chapeau haut de forme avant de l’aider à ôter sa cape de
soirée.
Sans attendre d’être annoncée, Delphine avait rapidement traversé le hall, aussi légère et
impatiente qu’une petite fille, pour se précipiter dans le salon.
— Nous sommes là, papa ! s’écria-t-elle d’une voix chantante quelque peu forcée.
Sur les instructions de Delphine, Nerissa avait pris ses dispositions pour que leur père se
tînt tout au fond de la pièce. Malgré ses habits vieux et usagés, Marcus Stanley était
extrêmement distingué et avait grande allure. Delphine déposa un baiser léger sur sa joue avant
de poursuivre :
— C’est merveilleux de te revoir en aussi bonne santé, papa. Puis-je te présenter le duc de
Lynchester, qui a eu la bonté de me conduire jusqu’ici ?
— Je suis littéralement ravi de faire votre connaissance, dit le maître de maison en
s’avançant, la main tendue, vers son illustre visiteur. Et je dois avouer que j’ai passé la plus
grande partie de l’après-midi à me documenter sur Lyn et sur celui de vos ancêtres qui a
construit cette merveille d’architecture.
L’expression un peu sévère du duc s’éclaira d’un sourire.
— J’imagine à quel ouvrage de documentation vous faites allusion, monsieur Stanley, et je
crains qu’il ne vous ait paru passablement ennuyeux.
— Bien au contraire, je l’ai trouvé d’un grand intérêt, et il m’a fourni avec une remarquable
précision les renseignements dont j’ai besoin pour le livre que je suis en train d’écrire. Vous
voyez donc que votre visite n’aurait pu être plus opportune.
— Papa, intervint Delphine, avant que vous n’attaquiez votre sujet favori, j’aimerais que
vous nous serviez une coupe de champagne. Car j’ai la conviction que lorsque vous serez
plongé dans l’architecture anglaise, nul ne m’adressera plus la parole de toute la soirée.
Elle leva les yeux vers le duc, lequel se crut obligé de la détromper.
— Vous savez bien que tel ne sera pas le cas. Je vous promets que si intéressante que
soit la conversation de votre père, je n’oublierai pas un seul instant votre présence.
— Je souhaiterais pouvoir me comparer aux célébrités de l’époque élisabéthaine, mais je
crains hélas de ne pas être à la hauteur.
— J’ai l’impression que vous recherchez les compliments, répliqua le duc avec un sourire.
Et ses yeux s’attardaient complaisamment sur la jeune femme, laquelle en était d’ailleurs
parfaitement consciente.
Elle avait, ce soir, apporté un soin tout particulier à son apparence, tout en évitant de
paraître trop resplendissante et de laisser croire au duc qu’elle voulait le subjuguer. Elle avait
donc choisi pour la circonstance une robe pervenche qui accentuait le bleu de ses yeux,
achetée dans Bond Street pour un prix exorbitant, et qui était d’une simplicité trompeuse.
Autour de son cou, un collier de turquoises et de diamants étincelait ; d’autres turquoises
ornaient ses oreilles et ses poignets. Ces bijoux, en dépit du prix qu’ils avaient coûté, étaient
moins sophistiqués que ceux qu’elle portait d’habitude et sur lesquels le duc l’avait déjà si
chaudement complimentée.
Elle promena ses regards autour de la salle à manger et constata avec soulagement que le
grand chandelier dissimulait assez bien le tapis usé et les rideaux fanés.
— C’est bon de se retrouver chez soi, fit-elle remarquer d’une voix douce et enfantine. Et
lorsqu’une maison représente autant de choses que celle-ci en représente pour moi, il importe
peu qu’elle ait été bâtie il y a trois cents ans ou la semaine dernière.
Le duc ne fit aucun commentaire, mais ses yeux froids s’étaient adoucis et s’attardaient sur
ses lèvres pulpeuses comme s’il mourait d’envie de les embrasser. Bientôt, Harry vint annoncer
– d’une voix un peu bourrue afin que son père ne le reconnût pas – que le dîner était servi.
Delphine se dit avec satisfaction que la soirée commençait bien.
Les convives s’installèrent à la table. Marcus Stanley parla avec passion de son livre et des
recherches épuisantes qu’il avait effectuées sur cette période élisabéthaine. Le duc, quant à lui,
énuméra tous les soins qu’il avait apportés à sa vieille demeure pour la conserver en bon état.
En effet, elle restait l’un des plus beaux spécimens d’architecture du siècle élisabéthain.
— Il nous paraît extraordinaire, maintenant, de songer que les matériaux utilisés
provenaient d’endroits très différents et parfois fort éloignés, ce qui a dû coûter à cette époque
une somme d’efforts considérable.
— J’ai toujours entendu affirmer, dit Marcus Stanley, que Lyn est véritablement un joyau
d’architecture, une œuvre exceptionnelle.
— Je puis prétendre en toute honnêteté qu’il n’existe guère dans tout le pays une demeure
susceptible de l’égaler. Je me rappelle les paroles prononcées une fois par mon père. Il
racontait n’avoir jamais rencontré une seule femme qui l’eût captivé comme Lyn était capable
de le faire. Et lorsque je réside dans cette antique merveille, je me sentirais presque capable
d’exprimer le même sentiment.
Delphine ne put retenir une petite exclamation, et elle lui lança un regard de reproche.
— C’est ce que vous pensez encore ? demanda-t-elle.
— Dois-je préciser que toute règle comporte des exceptions ?
La jeune femme lui adressa en réponse un sourire radieux, et le repas se poursuivit sans
incident.
— Le duc a apprécié tous les plats, déclara Harry à sa sœur au moment où il revenait à la
cuisine chercher le dessert. Ce qui signifie que tu sembles avoir merveilleusement rempli ta part
du contrat !
— Papa a-t-il une idée de ton identité ?

— Il ne m’a pas adressé un seul regard. Il est plongé dans le siècle élisabéthain,
exactement comme s’il supervisait la construction de Lyn. Et s’il lui est arrivé par hasard de
poser les yeux sur moi, il a sans doute pensé que j’étais un fantôme issu d’un passé lointain.
Nerissa se mit à rire et tendit à son frère le plat d’entremets qui constituait le dessert.
— Emporte-le avant qu’il refroidisse. Après ceci, il ne reste que le café.
— Dieu soit loué ! soupira Harry en s’éloignant.
Nerissa le prépara dans la grande cafetière d’argent qu’elle avait soigneusement astiquée
dans la matinée, et elle remplit de crème le petit pot d’argent assorti. Lorsque son frère revint
enfin de la salle à manger, il se laissa tomber sur une des chaises de cuisine en murmurant :
— Cette comédie est enfin terminée !
— As-tu pensé à déposer le flacon de porto devant papa ?
— J’ai pensé à tout, répondit le jeune homme en ôtant sa perruque qu’il jeta sur la table. Et
maintenant, si tu veux bien m’excuser, je vais me débarrasser de cette tunique qui me gêne
autant qu’une camisole de force.
— En tout cas, elle t’a bien aidé à remplir ton rôle, commenta la jeune fille avec un petit
sourire ironique, et Delphine n’aura pas lieu de se plaindre.
— Je l’espère bien. Elle a atteint son but, le duc a été impressionné par la vieille demeure
de son enfance et par notre auguste père. De sorte que, selon moi, nous ne nous la reverrons
qu’après la mort de son mari… quand elle sera à la recherche d’un troisième.
— Oh ! Harry, tu ne devrais pas dire de telles choses, protesta Nerissa. Le duc est jeune,
et le pauvre Lord Bramwell était très âgé.
— Ma foi, quand on y songe, lorsque Delphine aura définitivement mis le grappin sur le
duc, elle ne pourra espérer grimper beaucoup plus haut, à moins de viser cette fois un prince
ou un roi !
— A présent, dit la jeune fille en riant, je vais te servir ton dîner, tu l’as bien mérité.
Commence par une darne de saumon, puis tu prendras une tranche de gigot d’agneau, un régal
dont nous avions envie depuis longtemps sans pouvoir nous le payer.
— Je peux t’assurer que je vais faire honneur aux deux.
Nerissa se dirigea vers le fourneau. Au même moment, elle entendit des voix d’hommes
dans le couloir et des pas qui se rapprochaient de la porte de la cuisine. Reconnaissant la voix
de son père, elle se demanda ce qui avait bien pu se passer. Delphine avait sûrement laissé les
deux hommes devant leur verre de porto, et elle devait être montée pour un brin de toilette. Elle
avait annoncé ses intentions à Nerissa et avait même ajouté :
— N’oublie pas d’allumer les bougies dans ta chambre. Je ne voudrais pas être obligée de
monter dans l’obscurité.
Mais alors, si elle était à présent au premier étage, pourquoi son père se dirigeait-il vers la
cuisine ? Les pas s’arrêtèrent, et soudain la porte s’ouvrit. Marcus Stanley entra, suivi du duc.
Le frère et la sœur demeurèrent un moment comme pétrifiés. Leur père s’avança d’un pas
calme vers le centre de la pièce, tout en s’adressant au duc.
— Ainsi que vous pouvez le constater, Votre Grâce, c’est là un parfait exemple de plafond
élisabéthain qui n’a jamais été altéré et n’a subi au cours des siècles que de minimes
restaurations.
Le duc ne répondant pas, le maître de maison se rendit compte que sa fille cadette le
considérait d’un air consterné et que son fils, pour une raison qui lui échappait, était assis en
bras de chemise à la table de cuisine. Mais si Nerissa et Harry étaient surpris, le duc ne l’était
pas moins. Lorsque son hôte lui avait proposé de lui montrer l’architecture unique de la cuisine,
il s’attendait à trouver dans cette pièce les vieux et fidèles domestiques que l’on rencontre
généralement dans ce genre de demeures ancestrales. Au lieu de cela, il voyait devant lui une
jeune fille dont les traits lui paraissaient vaguement familiers. Elle avait des cheveux très blonds,
de la couleur du soleil lorsqu’il commence à monter à l’horizon ; ses yeux verts sablés d’or
illuminaient tout son visage, et sa peau au teint éclatant tranchait sur les murs sombres de la
pièce. Il remarqua qu’elle l’observait avec un mélange de consternation et de crainte.
A cet instant, rompant le silence qui s’était installé dans la pièce, d’autres pas, plus légers
que les précédents, retentirent dans le couloir, et la porte s’ouvrit de nouveau devant Delphine,
visiblement furieuse. Pendant quelques secondes, nul n’osa ouvrir la bouche, et ce fut Nerissa
qui la première retrouva sa voix. Une voix d’ailleurs assez mal assurée et d’où transparaissait
son émotion.
— Je suppose, ma chère Delphine, que… tu dois être surprise de nous voir ici. C’est que…
la pauvre vieille madame Cosnet est brusquement tombée malade, et… plutôt que de gâcher
votre dîner, nous avons pris sa place.
Tandis qu’elle fournissait cette explication pour le moins fantaisiste, elle vit s’atténuer
quelque peu la colère de sa sœur aînée, comme si celle-ci s’efforçait de comprendre le sens
de ces mots.
— C’est en effet une surprise, finit-elle par murmurer. Tu m’avais annoncé que toi et Harry
seriez absents.
— Je sais, répondit Nerissa avec une hésitation qui ne pouvait que trahir les mensonges
qu’elle accumulait. Mais les enfants de la maison où nous séjournions ont attrapé la rougeole,
et… comme notre présence était plus gênante qu’autre chose, nous… sommes revenus.
Harry, saisi d’une profonde admiration pour sa sœur, avait presque envie d’applaudir en
constatant que le cerveau de Nerissa travaillait plus vite que le sien. Il se leva, avec un peu de
retard, tandis que le duc prenait la parole :
— Je trouve cela plutôt déroutant, et j’aimerais bien être présenté à cette jeune personne,
si elle est à l’origine de l’excellent repas de ce soir.
Marcus Stanley descendit soudain de son nuage élisabéthain.
— Bien sûr, bredouilla-t-il. Bien sûr… Je vous présente ma fille cadette, Nerissa. Et voici
mon fils, qui arrive d’Oxford.
Nerissa esquissa une révérence, et le duc tendit la main.
— Je me dois de vous féliciter, Miss Stanley, et de vous dire en toute honnêteté que je n’ai
jamais dégusté un aussi succulent dîner.
Nerissa sourit timidement, et elle se sentit rougir en sentant les yeux du duc plongés dans
les siens. Mais déjà il se détournait pour serrer la main de Harry.
— Je suis sûr que vous vous plaisez à Oxford, dit-il. A quel collège êtes-vous ?
— A Magdalen, Votre Grâce.
— C’est là que j’ai suivi moi-même mes études. Je suppose que l’ambiance n’a pas dû
tellement changer.
— En tout cas, on se souvient avec fierté du séjour de Votre Grâce.
Pendant ce temps, Delphine s’était un peu rapprochée, et elle sentait qu’elle devait
intervenir pour reprendre la situation en main.
— Je suppose, Nerissa, commença-t-elle, que je te dois des remerciements pour avoir
sauvé notre soirée, car j’aurais été affreusement confuse si nous avions dû repartir sans dîner.
— Ce qui est sûr, c’est que nous avons été gâtés, ajouta le duc.
— Et maintenant, je crois qu’il serait temps de nous retirer, reprit la jeune femme.
Nerissa sentait qu’elle avait effectivement envie de partir, impatiente de réparer la gaffe
involontaire de son père. J’aurais dû prévoir, songeait-elle, que papa souhaiterait montrer au
duc le plafond de la cuisine. Il a toujours affirmé qu’il était une des choses les plus
remarquables de toute la maison pour quiconque s’intéressait à l’architecture élisabéthaine.
— Avant de repartir, reprit le duc en levant la main vers le plafond, je me dois tout de
même d’examiner avec attention ce que vous avez la bonté de me montrer, monsieur Stanley.
J’admets volontiers que les siècles postérieurs n’ont jamais produit un travail aussi remarquable
que celui-ci, capable de supporter près de trois cents ans sans aucune restauration importante.
— J’étais certain que vous l’apprécieriez, s’exclama Marcus Stanley, visiblement ravi de la
remarque du duc.
Pendant ce temps, Delphine laissait peser sur Nerissa un regard qui en disait long. Ce qui
l’irritait, c’était bien sûr l’incident qui venait de se produire, mais également l’aspect de sa sœur.
Celle-ci – tout en se disant qu’elle aurait pu y songer plus tôt – ôta le tablier qu’elle avait mis
pour faire la cuisine. Elle se rendit compte hélas que la robe qu’elle portait en dessous n’était
guère plus présentable.
Ayant fini d’admirer le plafond, le duc baissa les yeux, et il sembla deviner que chacun
souhaitait le voir s’en aller aussi vite que possible.
— Je viens de connaître une expérience unique, déclarat-il en s’adressant au maître de
maison, et je me sentirais véritablement coupable si je ne vous rendais pas votre agréable et si
instructive hospitalité.
Il marqua un temps d’arrêt, comme pour donner plus de poids à ce qu’il allait dire, puis
reprit d’un air grave :
— Je suggère donc, que vous, vos deux filles et votre fils me fassiez l’honneur de venir à
Lyn vendredi prochain. Nous organisons un concours hippique le samedi ; mais si vous aviez la
possibilité de rester jusqu’au mardi, cela nous laisserait deux jours au cours desquels je
pourrais vous faire visiter à fond mon chef-d’œuvre élisabéthain, tout comme vous m’avez
montré le vôtre.
Son père ne répondant pas, Nerissa retint son souffle. Finalement, un sourire éclaira le
visage du maître de maison.
— Non seulement ce me sera une immense joie que de visiter Lyn, Votre Grâce, mais
encore pourrai-je retirer de votre généreuse invitation un bénéfice inestimable pour mes écrits,
car cela me permettra de contempler de mes propres yeux les merveilles que je ne connais
actuellement qu’à travers certaines documentations.
— C’est donc entendu. J’enverrai une voiture vous chercher, vous-même, votre jeune fille et
votre fils vendredi dans la matinée. Si nous disions neuf heures, qu’en pensez-vous ? Des
dispositions seront prises pour que vous puissiez déjeuner en route. Nous vous attendrons à
Lyn pour l’heure du thé. Bien entendu, votre fille aînée viendra de Londres en ma compagnie.
Le duc jeta un coup d’œil à Delphine, qui esquissa un petit sourire contraint avant
d’intervenir dans la conversation :
— J’accepte avec joie de vous accompagner, mais je crains fort que Nerissa et Harry ne
puissent honorer votre invitation. Ils ont beaucoup à faire ici.
— J’espère pourtant que vous pourrez échapper à vos nombreuses servitudes, dit poliment
le duc en se tournant vers Nerissa.
Celle-ci jeta un regard oblique en direction de sa sœur aînée dont l’air et l’attitude lui
laissèrent clairement comprendre qu’elle devait refuser l’invitation. Mais Harry ne l’entendait pas
ainsi.
— Si le concours hippique a lieu samedi, Votre Grâce, dit-il, je serais ravi d’y assister. Je
ne puis concevoir spectacle plus passionnant. Un de mes condisciples d’Oxford était présent à
Lyn l’année dernière, et il m’a affirmé qu’il n’existait rien de semblable dans toute l’Angleterre.
— Je crois, en effet, que telle est la réputation de notre concours. Et je suis sûr que vous
aimerez aussi visiter mes écuries. N’oubliez pas d’apporter votre tenue de cavalier.
— Je n’y manquerai certes pas, Votre Grâce.
A l’entendre, on aurait pu croire qu’on venait de lui offrir un billet pour le paradis.
— L’affaire est donc conclue, reprit le duc. Et vous me vexeriez en refusant mon invitation.
Tenez-vous donc prêts vendredi matin. Je serai heureux de vous accueillir moi-même à votre
arrivée.
Sur ces mots, il sortit de la cuisine en compagnie du maître de maison. Delphine ne pouvait
évidemment que les suivre. Ce qui ne l’empêcha pas de s’immobiliser un instant sur le seuil et
de se retourner, son beau visage déformé par la fureur, pour lancer d’une voix sourde mais
néanmoins intelligible :
— Pourquoi n’avez-vous pas empêché ce vieux fou d’amener le duc dans la cuisine ?
Nerissa esquissa un geste d’impuissance, tandis que sa sœur disparaissait comme une
furie.
— Jalouse ! s’exclama Harry.
— Vite ! dit Nerissa. Il faut que tu les raccompagnes. Mais ne fais pas comprendre à papa
qu’il a sans le vouloir gâché la soirée. Je sais combien il doit être heureux d’avoir été invité à
Lyn.
Sans répondre, Harry se précipita hors de la cuisine, traversa en courant le hall dallé.
Seulement alors, Nerissa s’aperçut qu’elle tremblait. Elle avait reçu un choc en voyant
apparaître le duc sur le seuil, et un choc plus grand encore lorsqu’elle avait aperçu la colère qui
bouleversait le visage de Delphine. Pourtant, ni elle ni Harry ne pouvaient rien faire pour
arranger les choses. D’ailleurs, comment prévoir que leur père aurait la malencontreuse idée de
montrer au duc le plafond de la cuisine ? D’autre part, qui aurait pu imaginer que le châtelain de
Lyn pût s’intéresser à la cuisine d’un petit manoir dont il n’avait certainement jamais entendu
parler avant de faire la connaissance de Delphine ? Nerissa espérait qu’elle avait été assez
convaincante en prétendant que son frère et elle avaient momentanément pris la place de
serviteurs qui, en fait, n’avaient jamais existé.
Harry reparut quelques minutes plus tard et s’installa devant la table où l’attendait sa
portion de saumon.
— Tu n’as pas été longue à réagir pour tenter de sauver la situation, dit-il avec une pointe
d’admiration. Et j’espère que tu as réussi. Néanmoins, le duc m’a paru un peu soupçonneux.
— Tu penses qu’il n’a pas été dupe de mon mensonge ?
— Je serais étonné qu’il t’ait crue, je l’avoue.
— Qu’est-ce qui te fait dire cela ?
— Il a la réputation d’être particulièrement perspicace. Mais peut-être l’est-il moins qu’on le
prétend, s’il n’a pas percé à jour les ruses de Delphine.
— Quelle a été son attitude durant le dîner ?
— Elle a déployé le grand jeu. En fait, elle semblait prête à tout, hormis peut-être lui lécher
les bottes ! Si c’est ainsi que les femmes se comportent envers lui, je ne suis pas surpris qu’il
préfère rester célibataire.
— Oh, Harry, ne parle pas ainsi ! Il se peut qu’il n’ait pas de chance, tout simplement. S’il
ne demande pas Delphine en mariage maintenant, elle dira que nous en sommes responsables,
et elle ne nous le pardonnera jamais.
— Ça ne changera pas grand-chose, tu ne crois pas ? Nous ne l’avions pas vue depuis
plusieurs années, et si elle épouse Lynchester, il est pratiquement sûr que nous ne la reverrons
jamais.
Il avala avec appétit une énorme bouchée de saumon avant d’ajouter :
— C’est bien pourquoi j’ai l’intention de me rendre au concours hippique et de monter un
des chevaux du duc tant que j’en ai la possibilité. Parce que, retiens bien ce que je te dis, dès
que Delphine sera mariée, nous n’existerons plus. Elle nous fera passer pour morts, ou
malades, ou infirmes, ou tout autre chose, afin de nous empêcher de rendre visite à cette
auguste duchesse !

— Pourquoi ferait-elle une chose pareille, Harry ? Elle n’est pas ainsi. Rappelle-toi comme
nous étions heureux tous ensemble, lorsque maman était encore parmi nous.
— Je vais te répondre très simplement, ma chérie.
— Je t’écoute, dit Nerissa au comble de l’étonnement.
— Regarde-toi dans la glace !
La jeune fille éclata de rire.
— Tu racontes des bêtises ! Tu n’as pas la prétention de me faire croire que Delphine
pourrait être jalouse de moi ?
— Et pourquoi pas ? Tu es ravissante. Autant que l’était maman. Et maintenant que je vous
ai vues de nouveau côte à côte, Delphine et toi, je suis confirmé dans mon opinion. En dépit de
tout son maquillage et tout son luxe, elle est moins belle que toi, je puis te l’assurer.
— Harry, comment peux-tu débiter de telles sottises ?
Elle se sentait troublée au plus profond d’elle-même. Non, son frère devait plaisanter, se
moquer d’elle !
3



Tandis qu’elle quittait Queen’s Rest en compagnie du duc, Delphine ne pouvait s’empêcher
d’en vouloir à son père. Il avait affreusement gâché le plan qu’elle avait échafaudé avec tant de
soin. Elle n’avait pas songé un seul instant qu’il pourrait avoir l’idée d’emmener le duc visiter la
cuisine. Ne s’intéressant pas le moins du monde à l’architecture – même à celle de sa propre
demeure – elle n’avait jamais écouté ce que son père avait pu dire à sa famille ou à son invité.
Elle se souvenait un peu tard que tous les visiteurs de son père fervents d’architecture avaient
toujours demandé à voir ce fameux plafond de la cuisine. En tout cas, elle ne devait pas laisser
soupçonner au duc à quel point elle était soucieuse et bouleversée.
Elle se rappela que lorsque le duc de Lynchester avait pour la première fois posé les yeux
sur elle, sa décision avait été prise immédiatement : tout mettre en œuvre pour se faire
épouser par lui. Elle avait entendu parler de lui bien avant cette première rencontre ; mais, ce
jour-là, elle avait compris pourquoi toutes les femmes le trouvaient irrésistible. Ce n’était pas
seulement pour son titre et sa position sociale, mais également pour sa personnalité et son
physique avantageux. Bref, c’était l’homme le plus attrayant qu’elle eût jamais vu. Par ailleurs,
ses aventures amoureuses défrayaient la chronique. Pratiquement chaque femme avec qui elle
avait l’occasion d’engager la conversation s’empressait de lui raconter la liaison qu’elle avait
eue avec lui ou les déboires d’autres femmes, dont les aventures s’étaient terminées par des
larmes de chagrin, parfois accompagnées de menaces de suicide ou même de suicides
volontairement ratés.
Bien que Delphine fût encore fort jeune lors de la mort de son mari, elle avait
considérablement mûri pendant cette époque. Sa richesse lui offrait la possibilité d’obtenir
presque tout ce qu’elle voulait, ce qui était tellement fascinant après les années de gêne, voire
de pauvreté, qu’elle avait connues. L’âge avancé de son mari ne l’avait pas troublée. Elle le
trouvait certes un peu ennuyeux, mais comme il était très amoureux, elle apprit très vite à en
tirer le meilleur parti, chaque baiser pouvant aisément se transformer en or ou en bijoux.
Lorsqu’il mourut, fort à propos, en lui laissant une grosse fortune, elle se dit qu’elle allait
maintenant avoir l’occasion de s’élever dans l’échelle sociale en visant aussi haut que possible.
Et lorsqu’elle fit la connaissance du duc de Lynchester, elle comprit aussitôt que c’était la
chance de sa vie. Pourtant, elle savait bien qu’il n’était pas facile de réussir là où tant d’autres
femmes avaient échoué. Il lui fallait se montrer différente de ce qu’elle était en réalité. En clair,
cela signifiait que, en dépit des avances du duc, elle devait absolument refuser de le suivre
dans son lit. Elle savait que plusieurs autres femmes, dans la même situation, avaient
succombé à son charme et lui avaient joyeusement donné tout ce qu’il désirait. Il s’agissait
d’ailleurs souvent de jeunes veuves comme elle, ou encore de femmes qui possédaient des
époux complaisants, la chose étant très à la mode à l’époque. Il était cependant arrivé à
plusieurs reprises qu’un mari outragé provoquât son adversaire en duel. Mais invariablement –
et fort injustement d’ailleurs – c’était le duc qui avait été vainqueur. Le pauvre mari trompé se
retrouvait ensuite contraint d’affronter ses amis et connaissances avec un bras en écharpe,
alors que le duc, qui avait le mauvais rôle de l’histoire, s’en tirait indemne.
— Pourquoi me repousser, Delphine ? demanda-t-il un jour en constatant que la jeune
femme demeurait insensible à ses avances répétées.
— J’ai été élevée très strictement, expliqua-t-elle d’une petite voix faussement timide, et
ma mère m’a inculqué un idéal dont je ne veux pas me départir.
— Comment pourriez-vous perdre votre idéal en m’aimant ? Après tout, vous êtes veuve,
vous ne dépendez de personne. D’autre part, vous m’avez dit que votre mère était morte.
— C’est vrai, répondit Delphine d’un air si pathétique qu’il aurait donné à n’importe quel
homme l’envie de la consoler, et elle me manque beaucoup.
— Et qu’en est-il de votre père ?
C’était la question qu’espérait la jeune femme. Le duc était parfaitement conscient de
l’importance de son propre rang, et Delphine savait fort bien qu’il n’épouserait jamais une
femme qui lui serait socialement inférieure et dont le sang ne serait pas digne de se mélanger
au sien. Il avait hérité très jeune de son titre, de sorte que sa famille n’avait jamais songé à
arranger pour lui un mariage de convenance. Mais il avait maintenant trente-quatre ans, et si
l’intuition de Delphine ne la trompait pas, il devait commencer à songer qu’il était peut-être
temps pour lui d’avoir un héritier. Il lui fallait donc trouver une épouse qu’il jugeât digne de lui et
pour qui il pût avoir du respect, sentiment qu’il n’avait encore jamais accordé à aucune de ses
conquêtes. Delphine se disait au fond d’elle-même : C’est cela que je dois obtenir ! Elle
s’employait donc à le séduire, à l’enjôler, à le captiver.
Mais, dans le même temps, elle tenait soigneusement fermée la porte de sa chambre et
résistait à toutes ses supplications, même lorsqu’il lui affirmait qu’ils ne trouveraient le vrai
bonheur que dans les bras l’un de l’autre.
— Vous me rendez très heureuse, Talbot, lui murmurait-elle, et je vous aime sincèrement.
A quoi il répondait sur un ton de reproche :
— Mais pas assez pour me rendre heureux, moi.
Elle se retenait de lui dire qu’il lui suffirait de lui offrir une alliance pour la rendre docile et
disposée à lui accorder tout ce qu’il voulait. Elle feignait même parfois de s’éloigner de lui, mais
pas assez vite pour qu’il ne pût la rattraper facilement. Elle avait essayé tous les moyens de
séduction, et toutes les ruses, y compris celle d’annuler au dernier moment une promenade en
voiture ou un déjeuner dans un grand restaurant.
Enfin, le jour où il mentionna son père, elle décida que c’était le moment ou jamais de lui
faire admettre qu’elle était parfaitement digne de devenir duchesse. Bien sûr, il avait entendu
parler des Stanley qui figuraient dans tous les livres d’histoire. Depuis Azincourt, ils s’étaient
illustrés dans tous les combats. Il n’existait pas de bataille navale dans laquelle un Stanley ne
se fût distingué. L’arbre généalogique de la famille comprenait également des hommes d’État,
et c’était seulement depuis qu’elle avait fait la connaissance du duc que Delphine avait compris
que si Lyn était un parfait exemple de l’architecture élisabéthaine, Queens’ Rest – la demeure
paternelle – en était aussi l’un des joyaux.
Elle avait toujours un peu méprisé ce manoir, pas aussi grand et aussi impressionnant que
les châteaux où elle avait eu l’occasion de séjourner durant son mariage avec Lord Bramwell. Il
n’y avait ni maître d’hôtel ni valets de pied pour servir ses parents, et l’écurie n’abritait pas les
chevaux de race dignes d’une grande maison. Comment aurais-je pu supporter de vivre une
autre année dans une telle médiocrité ? se demandait-elle après être partie au bras de son
mari avec l’intention de ne jamais revenir. Toutefois, alors qu’elle tentait de mettre en évidence
les vertus et les actes de bravoure passés de ses ancêtres, elle crut déceler une vague
expression d’incrédulité dans les yeux du duc. Sentait-il qu’elle voulait les rendre plus importants
et plus impressionnants qu’ils ne l’avaient été en réalité ? En tout cas, elle était convaincue au
fond d’elle-même qu’il ne proposerait jamais le mariage à aucune femme tant qu’il n’aurait pas
étudié attentivement ses origines et antécédents.

Aussi se demandait-elle avec anxiété comment elle pourrait l’amener à faire la
connaissance de son père à Queen’s Rest, lorsque le hasard voulut qu’ils fussent tous deux
invités chez la marquise de Swire, dont la demeure se situait à quelques miles seulement du
manoir paternel. Delphine enrageait en songeant que, lorsqu’elle était petite fille, la marquise ne
les avait jamais invités, ni elle ni Harry, à ses garden-parties auxquelles étaient pourtant conviés
M. et Mme Stanley. C’était d’ailleurs la seule et unique concession que le marquis de Swire et
son épouse faisaient à ce qu’ils appelaient les « gens du coin », considérés comme n’étant pas
strictement de leur « monde ».
Mais, après cette invitation providentielle, Delphine se dit avec satisfaction : A présent, j’ai
toutes mes chances. Et elle commença à réfléchir à la manière dont elle allait amener le duc à
faire la connaissance de son père. Toutefois, il fallait s’arranger en même temps pour qu’il ne
rencontre pas Harry et Nerissa. Elle avait en effet décidé une fois pour toutes que son frère et
sa sœur n’avaient aucune importance dans sa vie et qu’il valait donc mieux les oublier. Harry
pourrait à la rigueur être toléré parce que c’était un homme, mais elle frissonnait à la pensée de
posséder une sœur qui promettait de devenir une extraordinaire beauté, comme le répétait
souvent leur mère. D’ailleurs, n’avait-elle pas dit à tous ses amis de Londres qu’elle était fille
unique.
— J’ai passé une enfance tellement solitaire ! répondait-elle aux hommes qui tentaient de
la faire parler de ses jeunes années.
Et ces naïfs de répondre :
— La solitude est une chose que vous ne connaîtrez jamais plus, ma chérie.
Elle posait alors la tête sur leur épaule tandis qu’ils l’embrassaient passionnément. Et elle
comprit très vite qu’elle ne serait effectivement plus jamais seule.
Après la mort de son mari, elle avait eu plusieurs amants, et avait même connu une brève
liaison. Mais elle faisait toujours preuve de la plus grande discrétion, et ses amies étaient
persuadées qu’elle était bien trop occupée d’elle-même pour s’intéresser aux hommes. Elle
entretenait d’ailleurs adroitement cette croyance, laissant supposer qu’elle était de
tempérament froid et insensible aux attentions des hommes, si attrayants qu’ils fussent. En
réalité, elle possédait un tempérament de feu, passionné et insatiable sur le plan sexuel. Il lui
était pénible donc de repousser sans cesse les avances du duc, et elle sentait que la chose eût
été impossible si, en même temps, elle n’avait entretenu avec Lord Locke une liaison fougueuse
dont nul n’avait connaissance. Lord Locke possédait toutes les qualités que Delphine appréciait
chez un homme. Dans d’autres circonstances, elle lui aurait donné son cœur. Malheureusement,
il n’était pas riche, il ne possédait pas de demeure ancestrale digne du moindre intérêt, pas
d’aïeux éblouissants à aucun point de vue. Bref, sa seule qualité était d’être passionnément et
irrésistiblement amoureux. Seulement, la jeune femme ne pouvait s’en satisfaire. Ce qu’elle
[1]
souhaitait, c’était porter sur la tête un diadème à feuilles de fraisier .Elle pourrait alors,
comme les autres duchesses, assister à l’ouverture du Parlement et donner des réceptions à
Lyn ainsi que dans les autres magnifiques demeures que possédait le duc.
— Pourquoi ne suis-je pas né avec une couronne, moi aussi ? se lamentait Anthony Locke.
Et Delphine de tenter de le consoler à sa manière, tout en lui murmurant entre deux
étreintes :
— Je vous aime tel que vous êtes.
A présent, tandis que la voiture franchissait, à l’extrémité de l’allée de Queen’s Rest, les
grilles depuis longtemps en piètre état, Delphine glissa avec confiance sa main dans celle de
son compagnon et murmura :
— Vous avez fait preuve de beaucoup de bonté envers mon père, et je suis sûre qu’il est
ravi à l’idée de visiter Lyn. Il pourra en tirer profit pour ses livres.
— Je considère qu’il est le seul auteur à avoir commenté avec talent cette période
élisabéthaine, répondit le duc d’un air pensif.
— C’est un homme d’une grande intelligence, soupira la jeune femme. Je souhaiterais
seulement tenir de lui sur ce plan.
— Votre beauté doit vous suffire…
Il ne l’entoura pas de ses bras, ainsi qu’elle s’y était attendue ; aussi se rapprocha-t-elle un
peu plus de lui pour poser sa tête sur son épaule.
— Je me réjouis que vous ayez vu ma maison.
— Elle est effectivement d’un intérêt extrême. Le plafond de la cuisine surtout est une pure
merveille.
Delphine retint son souffle.
— Mais pourquoi ne pas m’avoir dit que vous aviez un frère et une sœur ? J’avais toujours
cru que vous étiez fille unique.
— Ils sont tellement plus jeunes que moi, ils ont en vérité fort peu compté dans ma vie.
La question du duc était embarrassante, et elle avait été incapable de trouver une réponse
plus adéquate. Lorsque son compagnon reprit la parole, on pouvait déceler une certaine aigreur
dans ses propos.
— Il me semble néanmoins fort étrange que vous ne m’ayez jamais parlé d’eux. Quel âge a
votre sœur ?
— Elle est très jeune. Elle doit avoir… autour de dix-sept ans, j’imagine, et je crains qu’elle
ne se sente déplacée dans une de vos réceptions.
— Ne serez-vous pas là pour la guider et la mettre à l’aise ?
Delphine aurait souhaité lui faire admettre qu’il avait commis une erreur en invitant Nerissa,
mais elle commençait à se rendre compte que les remarques et les objections qu’elle pourrait
émettre ne serviraient à rien. Sa décision était irrévocable. Elle connaissait la volonté de fer du
duc, volonté qu’elle jugeait égale à la sienne propre. Malgré tout pourtant, elle résolut de tenter
un ultime argument pour le convaincre.
— Peut-être serait-il préférable que vous invitiez mon père en une autre occasion, lorsque
vous vous serez débarrassé du souci de ce concours hippique.
Elle ne pouvait s’apercevoir, dans la demi-pénombre de la voiture, que le duc fronçait
légèrement les sourcils.
— Je ne puis croire que vous ayez le cœur assez dur pour vouloir priver votre frère de ce
qui, si j’ai bien compris, constitue l’invitation la plus passionnante qu’il ait jamais eue.
— Bien sûr que non.
— J’imagine que vous contribuez aux frais de son éducation à Oxford, car il est visible que
votre père ne possède pas de gros moyens.
Delphine respira à fond avant de se lancer dans une explication passablement fumeuse.
— La vente de ses ouvrages lui rapporte quelque argent, et il a aussi les loyers que lui
paient les fermiers qui cultivent ses terres.
Elle leva une main et lui effleura la joue du bout des doigts, avant de poursuivre :
— Mais ne pensez-vous pas que nous avons assez parlé de moi ? Si vous me disiez
quelque chose sur vous, mon cher Talbot ? Aucun sujet ne saurait me passionner davantage.
Et elle parvint, avec une habileté dont elle était particulièrement fière, à éviter les questions
embarrassantes jusqu’au moment où la voiture pénétra dans la grande cour d’honneur du
manoir. Un certain nombre d’invités les attendaient avec impatience.
— Vous avez manqué un succulent repas, Votre Grâce, fit observer l’un d’eux.
— Soyez sans crainte, je n’ai pas à me plaindre sur ce point. Maintenant nous voilà de
retour, et j’espère que la soirée va être des plus agréables.

La marquise avait fait aménager une piste de danse dans un des salons où jouait un petit
orchestre. Mais Delphine, à la fois irritée et vexée, constata que le duc, se désintéressant
d’elle, allait s’asseoir à la table de jeu. Elle aurait aimé qu’il l’invitât à danser tout en bavardant
de choses et d’autres. Hélas, elle se rendait compte qu’il lui serait impossible d’avoir avec lui la
moindre conversation intime avant l’heure d’aller se coucher.
Pour la première fois, elle sentit vaciller la résolution qu’elle avait prise de ne pas devenir
sa maîtresse, et elle caressa un instant la pensée de lui suggérer de venir lui souhaiter bonne
nuit. Mais elle se dit tout de suite après que ce serait une sottise.
Et, tandis qu’elle se glissait dans son lit, elle éprouvait la désagréable impression que,
depuis la visite à Queen’s Rest, il s’était passé quelque chose. Quoi, elle était incapable de
l’imaginer. Bah ! je suis fatiguée, et je me fais des idées. Pourtant, incapable de trouver le
sommeil, il lui semblait distinguer dans la pénombre le jeune et ravissant visage de Nerissa. Je
suis folle, se dit-elle encore. Le duc ne s’est jamais intéressé aux jeunes filles, comment
pourrait-il s’y intéresser maintenant !
Lorsque Harry descendit le lendemain matin, son père avait déjà quitté la table du petit
déjeuner.
— Ai-je rêvé ou avons-nous réellement été invités chez le duc de Lynchester ? demanda-t-il
tandis que Nerissa posait un œuf à la coque devant lui.
La jeune fille se mit à rire.
— Je me suis posé la même question ce matin en me réveillant. Cette invitation est bien
réelle ; mais à ta place, je n’y compterais pas trop.
— Que veux-tu insinuer par-là ? reprit le jeune homme, visiblement surpris.
— J’ai le sentiment que Delphine s’arrangera pour tout faire annuler. Tu sais, elle ne tient
pas du tout à ce que nous fassions la connaissance de ses amis. Et celle du duc moins que
toute autre.
— Tu as peut-être raison. Mais si elle m’empêche d’aller au concours hippique, je me sens
capable de l’étrangler.
— Enfin, je te conseille de ne pas te faire trop d’illusions. Comme ça, tu ne seras pas
déçu.
Elle s’éloigna d’un pas léger en direction de la cuisine pour reparaître presque aussitôt
avec la cafetière.
— Quoi qu’il en soit, reprit-elle, il n’est pas question que j’y aille, moi.
— Et pourquoi donc ?
— Parce que je n’ai rien à me mettre. Et même si je dépensais en vêtements une partie de
l’argent de Delphine, je ne pourrais trouver par ici que des robes dans lesquelles j’aurais l’air
d’une petite paysanne.
— Veux-tu me faire comprendre que tu vas refuser l’invitation ?
— Il m’est impossible d’agir autrement.
— Tu peux tout de même t’acheter quelque chose, tu as maintenant un peu d’argent !
— Comme je viens de te l’expliquer, vu ce que l’on trouve dans les magasins des environs,
je serais plutôt déplacée au milieu de tous ces riches à la dernière mode. De plus, il y a des
choses plus importantes à acheter que des vêtements.
— Par exemple ?
— Tout d’abord, tu n’es pas la seule personne au monde à aimer l’équitation. Et depuis que
le cheval de papa est devenu trop vieux pour me porter, je dois me contenter de me promener
sur mes deux jambes.
Harry posa sa tasse et dévisagea sa sœur avec un mélange d’étonnement et d’affection.
— Oh, Nerissa, pardonne-moi ! Je ne me rendais pas compte à quel point je pouvais être
égoïste.
— Comprends-moi bien. Je ne me plains pas, et certains fermiers ont été assez gentils,
durant la saison de la chasse, pour me prêter leurs chevaux lorsqu’ils n’en avaient pas besoin.
En fait, j’aurais même pu avoir une importante écurie à ma disposition si je n’avais été
contrainte, pour des raisons assez spéciales, d’en refermer brutalement la porte.
— Explique-toi.
Nerissa s’installa sur une chaise, en face de son frère.
— Tu connais Jake Bridgeman ?
— Bien sûr. C’est lui qui tient le relais de poste sur la grand-route.
— Eh bien, un jour, il est venu voir papa et, après leur entrevue, il a déclaré qu’il mettait
son écurie à ma disposition, chaque fois que j’en aurais envie.
La jeune fille n’avait nul besoin de préciser sa pensée. Son frère avait parfaitement
compris.
— Quelle insolence ! s’écria-t-il. Veux-tu me dire qu’il s’est montré désagréable ?
— Tout au contraire… beaucoup trop empressé. Et j’ai dû lui signifier que j’avais renoncé à
monter.
— C’est là une chose qui ne doit pas se reproduire, ma petite sœur chérie. Parce que s’il
t’importunait de nouveau, je me chargerais de lui apprendre les bonnes manières, moi.
— J’ai adopté une méthode plus douce. Chaque fois que je le vois remonter l’allée de notre
propriété, qu’il soit à cheval ou en voiture, je ferme le verrou de la porte, et il peut frapper aussi
fort qu’il le veut. Papa n’entend rien depuis son bureau, et comme nous n’avons pas de
domestiques – hormis la vieille Mme Cosnet, qui ne vient que dans la matinée – l’importun
visiteur ne peut faire autrement que de rebrousser chemin.
— Écoute, ma chérie, si tu veux un cheval, je t’en trouverai un.
— Je n’ai pas l’intention d’y engloutir autant d’argent que tu en dépenseras sans doute, toi.
Ce qu’il me faut, c’est un jeune animal pour galoper un peu dans la propriété et faire un peu
d’exercice.
— Je te comprends parfaitement, dit Harry, plein de sympathie pour sa sœur. Je te
promets que tu pourras monter mon cheval aussi souvent qu’il te plaira. Excuse-moi d’avoir été
aussi stupide et aveugle. Tu mènes ici une vie abominable, et je ne m’en rendais pas compte.
La jeune fille laissa échapper un petit cri de surprise.
— Harry, c’est mal de dire ça ! Ma vie n’a rien d’abominable, je t’assure. Je suis très
heureuse avec papa, et maintenant je vais pouvoir employer Mme Cosnet trois ou quatre jours
par semaine au lieu de deux. Je pourrai offrir à papa des repas meilleurs. Il pourra même boire
de temps à autre un verre de bordeaux au dîner. Tu sais combien il aime ça, et il y a bien
longtemps que nous n’en avions goûté jusqu’à hier soir.
— Cette nuit, dans mon lit, je me disais que Delphine devrait faire quelque chose pour toi.
Tu vas avoir dix-neuf ans, et je suis convaincu que si maman était encore de ce monde, elle se
serait arrangée pour te faire sortir, pour t’accompagner à des bals, à des soirées. Il faudrait
quand même que tu rencontres des jeunes gens de ton âge.
Nerissa ne put s’empêcher de sourire.
— Tu parles comme le ferait une vieille douairière qui chercherait à arranger mon
mariage… Parce que c’est bien de cela qu’il s’agit, n’est-ce pas, Harry ? Tu penses que je
devrais me marier.
— Je pense qu’on devrait au moins t’en fournir l’occasion. Hélas, quelle possibilité y a-t-il
ici, dans ce trou perdu où on ne voit jamais personne ?
Nerissa se leva et alla embrasser son frère.

— Je t’adore, grand frère. Mais il ne faut pas t’inquiéter à mon sujet. Aide-moi seulement à
me procurer un cheval pas trop cher, et je serai la fille la plus heureuse du monde.
— Tu as ma promesse. Mais j’insiste pour que tu viennes à Lyn, avec papa et moi.
Plus tard, alors que Nerissa se demandait encore les possibilités qu’elle pourrait tirer de sa
médiocre garde-robe, un laquais vêtu de la livrée de la marquise de Swire lui apporta une
lettre. Elle comprit aussitôt que la missive était de Delphine, probablement pour lui annoncer
que l’invitation à Lyn était annulée. Aussi, quelle ne fut pas sa surprise à la lecture du billet !

Je suppose que nous sommes obligés de nous accommoder de la déplorable situation
que papa a créée hier soir. Mais le duc tenant absolument à ce que toi et Harry
accompagniez notre père à Lyn, je crois utile de te faire cadeau de quelques vêtements.
Je retourne à Londres demain matin, et je te ferai expédier une malle contenant des
robes que j’avais mises de côté pour les jeter ou les donner à une œuvre de charité.
Je ne doute pas que tu puisses arranger celles qui en auront besoin ; elles auront
meilleure apparence que le vieux chiffon que tu portais hier soir.
Dis à Harry qu’il devra se conduire correctement et faire preuve de discrétion en
présence du duc. Sinon, il pourrait le regretter.
Bien à toi,

Delphine

Nerissa relut deux fois cet étrange message. Elle est encore furieuse contre nous, songea-
t-elle ; mais nous n’y pouvons pas grand-chose, et du moins Harry sera-t-il heureux d’assister
au concours.
Elle se disait avec amertume qu’on lui faisait la charité, en quelque sorte ; néanmoins,
lorsqu’arriva la malle annoncée, elle ne put réprimer une excitation typiquement féminine. Il y
avait des années qu’elle n’avait pas eu de nouvelle robe, et dès qu’elle eut soulevé le couvercle
bombé de la malle, elle se sentit transportée de joie. Les robes semblaient à la dernière mode
et en parfait état, car jamais Delphine n’aurait porté un vêtement ayant subi la plus légère
réparation. Dans bien des cas, elle s’en débarrassait après les avoir portées une seule fois,
afin d’éviter les critiques de ses amies. Toutefois, Nerissa ignorait que, dès son retour à
Londres, Delphine avait ordonné à sa femme de chambre de retirer de la malle tout ce qui était
trop recherché et risquerait d’attirer l’attention sur sa sœur.
Malgré tout, ce qu’elle avait expédié était aux yeux de Nerissa si beau et si aguichant
qu’elle courut dans sa chambre sans perdre un instant et commença les essayages.
Il y avait trois robes du soir et des robes de cocktail, un ensemble de voyage avec
manteau et enfin – cadeau inespéré – un habit d’amazone. La malle était accompagnée de
plusieurs petites boîtes contenant des chaussures, des chapeaux, des gants et des sacs.
Nerissa s’empressa de montrer ces trésors à son frère, lequel fut impressionné et surpris par
la générosité de Delphine, jusqu’au moment où Nerissa lui fit lire la lettre de leur sœur.
— Je suppose que tu vas lui jeter tout ça à la figure, dit-il avec un froncement de sourcils.
C’est en tout cas ce que je ferais, moi !
La jeune fille poussa un petit cri.
— Mais tu es fou ! Tout cela m’appartient maintenant, et je n’ai aucune envie de m’en
séparer ! Ces robes ont déjà été portées par ma sœur, mais que veux-tu, « à cheval donné on
ne regarde pas la bride ! »
Harry se mit à rire et attira sa sœur contre lui pour l’embrasser.
— Tu es merveilleuse. J’espère que j’aurai l’occasion de te dénicher un mari qui t’aimera et
veillera à réaliser le moindre de tes désirs.
— Pour le moment, je ne désire rien, sauf que les jours passent très vite jusqu’au
concours. Nous verrons Lyn et nous pourrons monter les chevaux du duc.
— Ainsi soit-il ! dit Harry avec ferveur. Je vais me rendre demain à Oxford, il faut me
procurer des vêtements dans lesquels je ne te ferai pas honte.
— Tu sais bien que je n’aurai jamais honte de toi, Harry.
Elle savait pourtant que son frère souffrait de ne pas être vêtu aussi élégamment que ses
condisciples d’Oxford. Elle se souvint alors de la manière exquise dont était nouée la cravate du
duc, le soir où il était venu à Queen’s Rest, et de la perfection des pointes de son col. Elle
réprima un soupir en songeant que si Harry espérait avoir la même élégance, il risquait fort
d’être déçu. Et puis, tout de suite après, elle se dit que nul ne pouvait être plus séduisant, plus
prévenant, plus compréhensif que son frère. D’ailleurs pourquoi devrions-nous ressembler à
quiconque ? se demanda-t-elle en contemplant son image dans la glace. Et elle redressa le
menton avec un petit air crâne, digne de ses ancêtres Stanley.
Jusqu’au dernier moment, elle eut l’impression que son frère et elle ne seraient jamais
prêts pour le grand jour. La jeune fille devait s’occuper de tant de détails, et elle craignait de ne
pouvoir prendre un instant de repos durant la nuit du jeudi au vendredi. La remise en état des
vêtements de son père, en particulier, allait accaparer une grande partie de son temps. Ils
avaient certes été autrefois confectionnés par un bon tailleur, mais les années les avaient hélas
passablement détériorés. Elle allait devoir leur consacrer des heures pour les nettoyer et les
repasser afin de leur donner un aspect décent.
Inutile de dire que ces contingences n’intéressaient en rien Marcus Stanley. La seule chose
qui le préoccupât, c’était de mettre à jour le chapitre de son livre qu’il était en train d’écrire, de
manière à pouvoir y faire apparaître Lyn au dernier moment et ne rien oublier qui pût contribuer
à l’ensemble de son tableau de l’architecture élisabéthaine. Son aspect vestimentaire était donc
pour lui d’une importance tout à fait secondaire.

Lorsqu’il eut endossé ses meilleurs habits et que sa cravate fut soigneusement nouée,
Nerissa se dit non sans fierté que Delphine serait bien difficile si elle trouvait quelque chose à
redire à l’aspect de son père.
— Tu es très chic, papa ! déclara la jeune fille en déposant un baiser sur la joue de son
père.
— Et toi, tu es très belle, ma chérie, ne put-il s’empêcher de répondre, ce qui était dans sa
bouche un compliment rare, car il ne remarquait jamais la façon dont ses enfants s’habillaient.
Très contente de son allure, Nerissa pirouetta sur elle-même. Elle portait une robe de
velours parme ornée de rubans violets, une cape de voyage de la même couleur, et un
ravissant chapeau qui avait dû coûter une petite fortune.
Harry fut littéralement ébloui lorsque la superbe berline du duc s’immobilisa devant le
perron. Le jeune homme remarqua aussitôt qu’elle était attelée de six chevaux, alors qu’il n’en
attendait que quatre. Il en fit la remarque à sa sœur, qui lui répondit avec son bon sens
habituel :
— Le trajet est long jusqu’à Lyn, et le duc ne veut sûrement pas nous voir arriver en retard.
Leurs bagages furent disposés à l’arrière de la voiture, et ils s’installèrent sur la confortable
banquette capitonnée, assez large pour leur permettre d’être tous les trois fort à l’aise.
— Il est heureux que nous ne soyons pas de trop forte corpulence, fit remarquer Harry, car
je n’aime pas voyager en tournant le dos aux chevaux.
— Moi non plus, dit Nerissa. C’était pourtant ce que tu m’obligeais à faire quand j’étais
gamine. Et à vrai dire, je me demandais si tu allais te montrer plus galant aujourd’hui.
Harry éclata de rire.
— Ne perds pas de vue que nous devons tous nous conduire de manière exemplaire en
présence de notre chère sœur Delphine. Car elle va nous surveiller de près, et chercher à nous
prendre en défaut. Je suis terrifié à l’idée qu’elle pourrait avoir honte de ses parents
campagnards.
Nerissa savait qu’il disait la vérité, et elle adressa au Ciel une muette prière. Il lui fallait
essayer de se rappeler tout ce que sa mère lui avait appris sur les grandes maisons et sur le
comportement que l’on attendait des invités. Malgré cela, elle sentait croître son appréhension,
jusqu’au moment où les chevaux franchirent les immenses grilles de fer forgé qui protégeaient
l’entrée de la propriété.
Devant eux, une longue allée de tilleuls à l’extrémité de laquelle Nerissa aperçut l’illustre
demeure. Elle sentit son cœur battre plus fort. Même dans ses rêves les plus fous, elle n’aurait
jamais imaginé quelque chose d’aussi beau, d’aussi féerique, d’aussi grandiose. Et pourtant,
l’ensemble donnait une impression légère et éthérée, comme si une telle merveille allait soudain
s’envoler vers le ciel et disparaître.
— Il est certain que c’est plutôt imposant, fit observer Harry, tandis que la voiture
parcourait l’interminable allée.
— C’est magnifique ! s’écria Nerissa. J’espère que tout cela ne va pas s’évanouir avant
que nous arrivions.
Harry ne put s’empêcher de rire à la réflexion de sa sœur, mais il prit sa main dans la
sienne et la pressa affectueusement comme s’il comprenait ce qu’elle éprouvait.
— Toi aussi, tu es très belle, dit-il. Alors, du courage, et n’oublie pas que nous achèterons
deux chevaux dès que nous serons de retour à Queen’s Rest.
— Ce sera merveilleux.
— Il doit y en avoir ici un grand nombre qui nous feront envie, j’en suis sûr.
Il regardait au loin les constructions aménagées pour l’exposition et le concours du
lendemain. On apercevait quelques chevaux conduits par leurs lads sur une piste miniature. Un
peu plus loin, un certain nombre de tentes et de baraques avaient été érigées pour le plaisir
des visiteurs. Mais la voiture roulait encore vite, et les trois voyageurs ne pouvaient tout
embrasser d’un seul coup d’œil.
Enfin, la berline s’arrêta devant l’immense perron. Nerissa n’avait jamais rien vu d’aussi
beau, et elle songea qu’il lui faudrait toujours se souvenir de cette extraordinaire vision, en fixer
chaque détail, car c’était là une chose qu’elle ne reverrait probablement jamais.

Quelques instants plus tard, les yeux encore éblouis comme par les images multicolores
d’un kaléidoscope, Nerissa traversait le grand hall du château dont les murs s’ornaient de
portraits d’ancêtres. Au fond trônait une immense cheminée de marbre. Ils prirent ensuite de
longs couloirs aux parois recouvertes de riches tapisseries, pour déboucher dans ce que le
maître d’hôtel désigna aux visiteurs sous le nom de Bibliothèque rouge, où le duc les attendait.
Il avait grande allure, debout devant les rangées de livres qui couvraient presque entièrement
les murs de la pièce.
— Je vous souhaite la bienvenue à Lyn, dit-il d’une voix grave et harmonieuse. Et j’espère
que votre voyage a été agréable.
Nerissa se réjouit – même si elle éprouva une vague honte à cette pensée – que Delphine
ne se trouvât pas auprès de lui.
— Un voyage extrêmement agréable, répondit Marcus Stanley. Et nous vous remercions
pour le délicieux déjeuner que vous aviez commandé pour nous à l’étape.
— Heureux que vous en ayez été satisfaits, car ces auberges ne sont pas toujours
parfaites. En ce qui me concerne, il m’arrive souvent, lorsque je voyage, d’emporter mon repas.
Le maître de maison se tourna ensuite vers Nerissa.
— Comment trouvez-vous ma demeure jusqu’à présent, Miss Stanley ?
— Féerique. Je n’imaginais rien d’aussi beau, d’aussi…
Les mots lui manquaient, et le duc ne put s’empêcher de sourire.
On les conduisit ensuite jusqu’à leurs chambres. Deux gracieuses soubrettes aidèrent
Nerissa à se débarrasser de ses vêtements de voyage et à endosser une robe d’après-midi
bordée d’une fine dentelle au travers de laquelle couraient d’étroits rubans de velours bleu.
Quelques minutes plus tard, Marcus Stanley, son fils et sa fille se retrouvaient dans la
grande galerie où le thé devait être servi. Une bonne partie des invités s’y rassemblaient déjà,
parmi lesquels Delphine. Nerissa sentit un malaise la gagner en voyant sa sœur s’éloigner de
deux jeunes gens élégamment vêtus avec qui elle était en conversation pour s’approcher des
nouveaux venus et les interpeller d’une voix quelque peu affectée.
— Mon très cher papa ! Quelle joie de vous voir ! J’espère que votre voyage n’a pas été
trop épuisant.
— Pas le moins du monde, répondit Marcus Stanley. Et, comme je l’ai déjà dit à notre
hôte, je suis littéralement ravi d’être ici. C’est encore plus beau et plus impressionnant que je le
pensais.
Nerissa fut ensuite présentée à un certain nombre de personnes dont elle se sentait
incapable de retenir les noms, mais qui se montrèrent à son égard d’une extrême amabilité.
— Est-ce votre première visite à Lyn ? lui demanda une dame âgée dont elle apprit par la
suite qu’elle était la tante du duc.
— Oui, madame, et vous pouvez imaginer la joie que nous ressentons, mon frère et moi-
même, à séjourner dans la plus fameuse demeure d’Angleterre.
La dame se mit à rire.
— Il faut dire cela à notre hôte. Il apprécie les compliments sur sa maison beaucoup plus
que ceux que l’on peut faire sur lui-même, ce qui est assez inhabituel chez les jeunes gens
d’aujourd’hui.
— On ne m’a jamais fait de compliments, dit Nerissa sans réfléchir. Mais s’ils étaient
personnels, je crois que je les trouverais gênants.
Elle venait à peine de prononcer ces mots que le duc se matérialisa soudain près d’elle, et
elle comprit qu’il avait tout entendu.
— Vous n’avez jamais reçu de compliments, Miss Stanley ? s’étonna-t-il en haussant les
sourcils. Les hommes de votre région sont-ils donc tous aveugles ?
Nerissa le considéra d’un air vaguement soupçonneux avant de répondre :
— Cela, c’est un compliment, me semble-t-il. Et fort habile.
Le duc éclata d’un rire amusé.
— D’ici quelques années, vous aurez reçu un si grand nombre de compliments et de
flatteries que vous aurez bien le droit d’être blasée ; mais, dans l’immédiat, réjouissez-vous de
ceux que l’on vous prodigue sans vous montrer trop sévère ou critique.
— Loin de moi la pensée de critiquer ce que j’ai vu ici jusqu’à présent, répliqua la jeune fille
d’une voix mal assurée. Mais… quand me sera-t-il permis de visiter le reste de cette
magnifique demeure ?
Le duc marqua un temps d’hésitation. Il semblait surpris.
— Ce serait épuisant juste après votre arrivée. Je me rappelle avoir suggéré à votre père
de remettre ce genre d’exploration à demain, lorsque nous en aurons terminé avec le concours
hippique.
— Je m’en souviens, en effet, admit Nerissa. Mais tout est si beau, si merveilleux, ici, que
je ne voudrais rien manquer.
— Voilà une remarque charmante, Miss Stanley, et que j’apprécie, croyez-moi, à sa juste
valeur.
— Pourtant, reprit Nerissa en rougissant légèrement, vous devez être habitué à entendre
des louanges sur votre maison et sur vous-même. Tout cela doit vous paraître parfois un peu
monotone et ennuyeux.
— Qui donc vous a donné cette version des choses ?
— Il se trouve que c’est mon frère Harry.
— J’espère que Harry a fait preuve de discrétion dans les propos qu’il vous a tenus sur
mon compte.
Nerissa se rappela tout à coup ce que son frère lui avait appris sur les aventures
amoureuses du duc. Aussi se sentit-elle passablement confuse et ne put-elle s’empêcher de
détourner les yeux. Elle se sentit de nouveau rougir.
Le duc laissa échapper un petit rire.
— Il vous faut apprendre à ne pas croire tout ce qu’on raconte et, au contraire, à juger les
gens par vous-même.
— Je m’y efforcerai. Maman disait autrefois qu’il faut se servir de son instinct et ne pas
croire le mal que l’on dit des gens avant d’être absolument convaincu que c’est l’expression de
la vérité.
— Voilà en effet la meilleure méthode. Je pense souvent que c’est parce que les gens sont
trop pressés qu’ils acceptent sans réfléchir les jugements d’autrui. Ils feraient mieux, comme
vous l’avez si bien souligné, de se constituer une opinion personnelle.
— Peut-être faut-il, pour cela, être un peu plus âgé que je ne le suis et, bien sûr, posséder
un peu plus d’expérience.
— Chaque chose viendra en son temps, affirma le duc.
Il s’éloigna pour parler à quelqu’un d’autre, et elle songea que c’était là une drôle de
conversation qu’elle venait d’avoir avec le duc de Lynchester, car elle ne le voyait que pour la
seconde fois.
C’est alors que Delphine s’approcha d’elle pour lui faire observer qu’il était temps de
monter se changer pour le dîner. Elles s’éclipsèrent ensemble et, profitant du fait qu’elles
étaient seules, la jeune femme souhaita mettre les choses au point avec sa sœur.
— Tu vas me faire le plaisir de ne pas chercher à te faire remarquer, Nerissa ! Tu es venue
à cette réception – ce qui à mon avis est une erreur – parce que le duc a sympathisé avec
papa et aussi parce qu’il voulait me faire plaisir. Alors tiens-toi à l’écart de lui autant que
possible !
— C’est entendu, murmura la jeune fille avec humilité.
Puis, comme elles étaient seules dans la chambre et que nul ne pouvait entendre leur
conversation, elle prit son courage à deux mains.
— Est-ce que Sa Grâce t’a enfin demandé de l’épouser ?
— Voilà une question que je juge impertinente, répliqua Delphine, mais je vais pourtant
satisfaire ta curiosité. Crois-moi, cela ne saurait tarder. C’est d’ailleurs la véritable raison qui l’a
poussé à vous inviter ici tous les trois ; afin que vous ayez l’occasion de faire la connaissance
de certains membres de sa famille et que le choc soit moins dur lorsqu’il parlera de son
mariage avec moi.
— De quel choc veux-tu parler ?
— Eh bien, il y a des années que tout le monde essaie de pousser le duc au mariage.
Jusqu’ici, il a toujours refusé de s’incliner devant les désirs de sa famille, affirmant qu’il lui
plaisait de demeurer célibataire. Nul n’est parvenu à l’influencer jusqu’à ce jour, car il souhaitait
décider seul du moment opportun pour présenter au monde la nouvelle duchesse de Lyn.
Elle avait prononcé le mot « duchesse » avec emphase. Elle alla ensuite s’admirer devant
la grande psyché.
— Essaie d’imaginer à quel point je serai belle avec sur la tête un diadème en diamants :
presque l’équivalent d’une couronne de princesse. J’en aurai aussi un second avec des
émeraudes, un troisième en rubis et, enfin, un autre avec des saphirs qui mettra en valeur l’or
de mes cheveux et le bleu de mes yeux.
— Tu seras très belle, j’en suis sûre, commenta Nerissa avec sincérité. Est-ce que je
pourrai te voir ainsi ?
Delphine laissa s’écouler quelques secondes avant de répondre :
— A franchement parler, je crois que c’est assez improbable. Je ne peux pas me permettre
de me laisser freiner dans mon ascension par les vestiges du passé, c’est-à-dire par une
famille encombrante. Je désire rencontrer de nouvelles gens et m’intégrer dans la haute
société.
— En d’autres termes, tu n’auras pas un instant à nous consacrer, à Harry et à moi-même,
soupira Nerissa d’un air désolé.
— Honnêtement, je pense que ce serait une faute, une grave erreur de ma part. Jusqu’à
présent, j’ai fait ce que j’ai pu pour vous deux : je vous ai donné une importante somme
d’argent, je vous ai amenés jusqu’ici et vous ai montré un monde dont vous ignoriez l’existence.
Nerissa savait fort bien que Delphine avait agi à contrecœur. L’argent qu’elle leur avait
donné ne représentait qu’une sorte de salaire, en remerciement de la comédie jouée au duc et
destinée à lui faire croire que la famille vivait sur un pied qui n’avait jamais été le sien. Mais elle
sentait en même temps qu’il était inutile de discuter. Déjà lorsque Delphine était enfant, elle
avait toujours su ce qu’elle voulait, et elle devait en ce moment se féliciter d’avoir été aussi
généreuse envers sa famille, laquelle ne devait évidemment rien espérer de plus de sa part.
Quoi qu’il en soit, songea Nerissa, j’aurais du moins visité Lyn, et c’est une chose que je
n’oublierai jamais.
— Je te remercie, Delphine, dit-elle à voix haute, pour ce que tu as fait, et je m’efforcerai
d’agir comme tu le désires tant que nous serons ici.
Delphine abandonna la contemplation de son image dans le miroir et se retourna vers sa
sœur.
— Ce que je désire par-dessus tout, c’est que tu te tiennes à l’écart du duc. Tu es trop jolie
pour ne pas lui plaire. Et chacun sait que lorsque Talbot aperçoit une possible proie dans les
parages, il s’enflamme aussitôt. Alors, fais ce que je te dis : évite-le.
Elle s’interrompit quelques secondes pour donner plus de poids à la suite.
— Si tu ne te conformais pas à mes désirs, je te ferais renvoyer à la maison ou je
t’obligerais à rester dans cette chambre durant tout ton séjour à Lyn.
Surprise, Nerissa voulut protester, mais sa sœur, folle de colère, pivota sur ses talons sans
ajouter un seul mot et quitta la chambre en claquant violemment la porte derrière elle.
4



Selon son habitude, Nerissa se réveilla de bonne heure, et il lui fallut quelques secondes
pour prendre conscience de l’endroit où elle se trouvait. Puis une joie intense l’envahit : elle se
souvint que son frère et elle avaient prévu d’aller faire une promenade à cheval ce matin même.
En effet, la veille au soir, Harry l’avait prise à part pour lui confier :
— Le duc m’a dit que lorsque je voudrai un cheval, il me suffira de me présenter aux
écuries et d’en demander un. Pourquoi ne m’accompagnerais-tu pas demain matin, d’aussi
bonne heure que possible et avant que les autres se soient extirpés de leurs lits ?
Un éclair de bonheur avait brillé dans les yeux de la jeune fille.
— Pouvons-nous vraiment nous le permettre ? avait-elle demandé d’un ton hésitant.
— Rien ne nous en empêche, à moins que tu ne te réveilles pas en temps voulu.
— Je te garantis que je serai fin prête.
Aussi s’était-elle couchée tôt. Les autres invités semblaient se connaître intimement, et elle
se sentait étrangère au milieu d’eux, surtout lorsque les femmes s’étaient retirées dans le grand
salon en laissant les hommes devant leur verre de porto, ainsi que le voulait la tradition. D’autre
part, il était évident que, à l’instar de Delphine, toutes les femmes ne rêvaient que de se
rapprocher du duc et ne paraissaient s’intéresser à personne d’autre. La plupart d’entre elles
étaient de belles créatures extrêmement sophistiquées et possédant toutes des titres
importants. Leurs robes étaient naturellement d’un chic admirable, et la beauté de leurs visages
se trouvait habilement rehaussée par l’usage de la poudre et du rouge à lèvres. Parmi elles,
Nerissa avait l’air trop jeune et, de plus, elle se rendait compte qu’elle ne possédait pas leur
élégance, bien qu’ayant revêtu l’une des plus belles robes dont Delphine lui avait fait cadeau.
Elle avait choisi celle qui lui avait paru presque trop chic pour une simple soirée dansante à
Londres, mais qui lui semblait indiquée pour une réception au château de Lyn. Mais, une fois
descendue, elle s’aperçut qu’elle était la seule à ne pas arborer de bijoux. Mary, la jeune
servante qui s’occupait d’elle, entreprit aussitôt de sauver la situation :
— Comme vous ne portez pas de bijoux, Miss, n’aimeriez-vous pas disposer des fleurs
dans vos cheveux et peut-être aussi sur votre robe ?
— C’est une idée merveilleuse, approuva Nerissa, et vous êtes gentille d’y avoir songé. Je
ne pense pas que l’on me regarde beaucoup, mais je ne voudrais tout de même pas faire honte
à ma famille.
— Soyez tranquille sur ce point, Miss, vous êtes si belle ! Il y a justement là un petit
bouquet de roses blanches, je vais le fixer dans vos cheveux.
Mary ne se trompait pas, les roses rehaussèrent encore la beauté éclatante de la jeune
fille, et un autre petit bouquet trouva sa place sur le devant de sa robe, qui lui avait paru,
lorsqu’elle l’avait mise, un peu trop décolletée. Pourtant, lorsqu’elle redescendit, elle vit
Delphine parée d’un collier de diamants étincelants, avec des boucles d’oreilles et des
bracelets assortis. Elle faisait un tel contraste avec sa sœur qu’elle se sentit presque un peu
déplacée. Sa simplicité ne pouvait qu’être remarquée et commentée, les autres femmes
devaient penser qu’elle cherchait à se distinguer de cette manière.
En entrant dans le salon, elle se dirigea tout droit vers son père, et elle comprit à
l’expression de son visage qu’il appréciait beaucoup la soirée. Harry, qui se joignit à eux
quelques instants plus tard, avait l’air, lui aussi, de fort bonne humeur. Tout de suite après le
dîner, Nerissa l’avait vu en grande conversation avec une ravissante jeune femme étincelante
de saphirs, et tous deux s’étaient ensuite éloignés en riant vers la salle de danse. Nerissa
dansa elle aussi deux fois ; puis, choisissant un moment où nul ne semblait la remarquer, elle
s’éclipsa discrètement pour regagner sa chambre.
Nerissa endossa l’habit d’amazone que sa sœur lui avait donné, un ensemble très élégant
en tissu bleu pastel, sous lequel elle avait mis un jupon blanc bordé de dentelle. Elle avait
soigneusement coiffé ses beaux cheveux d’or, mais elle jugea superflu de porter le ravissant
petit chapeau prévu pour aller avec cet habit. Il était très tôt, aucun des invités ne pouvait être
levé, et personne ne la verrait. Elle avait toujours eu l’habitude de monter tête nue, elle trouvait
cela plus agréable. En outre, elle chevaucherait seule avec Harry, et elle se dit qu’elle n’avait
nul besoin de soigner les détails pour son frère.
Elle ouvrit sans bruit la porte de sa chambre afin de ne réveiller personne, passa sur la
pointe des pieds devant celle où dormait son père et gagna la chambre de Harry située à
l’extrémité du couloir. Elle entra sans frapper, persuadée que son frère devait l’attendre depuis
un moment. A son grand étonnement, elle constata qu’il était encore au lit et dormait
paisiblement. Elle s’apprêtait à le secouer pour le réveiller lorsqu’elle se rendit compte qu’il était
plongé dans un sommeil profond. Les vêtements qu’il portait la veille au soir avaient été
négligemment jetés sur une chaise, voire même, pour certains, lancés sur le sol.
Nerissa considéra son frère pendant un moment. Elle comprenait ce qui s’était passé : il
avait dû veiller fort tard et, sans doute, apprécier plus que de raison les excellents vins et
alcools offerts généreusement tout au long de la soirée. Bien sûr, il n’avait certainement pas
regagné sa chambre en étant ivre, il avait beaucoup trop de correction pour cela. Mais, étant
donné que l’on n’avait pas les moyens, à Queen’s Rest, de se procurer de l’alcool et que,
lorsqu’il se trouvait à Oxford, il n’avait que bien rarement l’occasion d’en goûter, la boisson avait
plus d’effet sur lui que sur les autres hommes de son âge, en général plus habitués à ce genre
d’excitant.
Elle s’approcha davantage du lit et le regarda plus attentivement, à la faible clarté de
l’aurore dont les rayons commençaient à filtrer par les interstices des rideaux. Il lui parut
extrêmement jeune et apparemment si vulnérable. Elle se dit qu’il était important pour lui d’être
en pleine forme lorsqu’il irait voir les chevaux et discuter avec leurs propriétaires respectifs. Il
devrait également faire bonne impression sur le duc s’il voulait avoir la chance d’être de
nouveau invité au château.
Elle se retira donc sur la pointe des pieds et quitta la chambre sans bruit pour se retrouver
seule dans le couloir.
Harry lui avait indiqué, la veille au soir, comment on se rendait aux écuries, et elle ne
rencontra sur son chemin que des domestiques, lesquels la considérèrent avec un brin de
surprise, ne s’attendant pas à trouver une invitée debout à cette heure matinale. Le plus grand
calme régnait dans les écuries. Elle finit néanmoins par trouver un jeune garçon à qui elle
expliqua son désir et qui s’empressa de lui seller un cheval : un très beau bai nerveux et plein
de fougue, mais qui avait manifestement subi un excellent dressage. Et tandis qu’elle se mettait
en selle, elle songea que ce moment était l’un des plus passionnants de sa vie.
— En tenant votre droite à la sortie des écuries, Miss, lui expliqua le groom avec un accent
prononcé du terroir, vous arriverez sur une vaste étendue où vous pourrez galoper en toute
sécurité.
Elle eut un peu de mal à comprendre son élocution, mais elle le remercia néanmoins d’un
sourire. Elle savait déjà que les préparatifs destinés à l’exposition hippique se tenaient sur sa
gauche. Elle prit donc à droite, comme on le lui avait indiqué. Elle n’avait encore jamais monté
un aussi beau cheval, mais elle sentait d’instinct qu’elle n’éprouverait aucune difficulté avec lui.
Elle traversa le parc, prenant soin d’éviter les terriers de lapins qui se dissimulaient parfois
sous les arbres, et elle déboucha sur la vaste plaine signalée par le groom. Elle lâcha les
rênes, et l’animal bondit littéralement. Le vent fouettait son visage, s’engouffrait dans sa
chevelure, et elle ne percevait dans le silence matinal que le martèlement des sabots de son
cheval qui frappaient le sol en cadence. Les yeux à demi aveuglés par la lumière du soleil
levant, elle avait l’impression d’évoluer dans un de ces contes de fées qu’elle aimait à se
raconter lorsque, seule à la maison, elle s’occupait des tâches ménagères.
Apercevant l’extrémité de la vaste plaine, elle retint sa monture qui, tout comme elle-même,
avait besoin de souffler un peu.
Lorsqu’elle s’arrêta, elle tourna vivement la tête avec la soudaine sensation qu’elle n’était
plus seule et qu’un autre cavalier la suivait. Quelques secondes plus tard, il l’avait rattrapée.
— Bonjour, Miss Stanley, dit le duc. Lorsque le garçon d’écurie m’a annoncé qu’une jeune
dame était venue chercher un cheval, j’ai tout de suite pensé qu’il ne pouvait s’agir que de vous.
— Pourquoi cette certitude ?
— Parce que toutes les autres invitées sont encore en train de paresser dans leur lit,
répondit-il avec un sourire.
Nerissa observait le maître des lieux, aussi élégamment vêtu que d’ordinaire et monté sur
un superbe étalon noir. Il avait ôté son chapeau pour s’adresser à la jeune fille, et celle-ci se
sentait vaguement gênée en songeant qu’elle n’en avait pas. Elle devait être passablement
ébouriffée.
— Je ne pouvais imaginer que… quelqu’un serait debout d’aussi bonne heure, s’excusa-t-
elle, et c’est pourquoi ma tenue doit vous paraître quelque peu… négligée.
— Vous êtes absolument ravissante, rectifia le duc, et aussi fraîche que le printemps.
Elle décela pourtant dans sa voix une note un peu sèche, comme s’il se moquait d’elle.
— J’espère que vous ne m’en voulez pas d’avoir osé emprunter un de vos chevaux sans
vous en demander la permission. Mais Harry m’a affirmé qu’il avait obtenu de vous l’autorisation
de monter lorsqu’il le désirait. Alors j’ai cru – peut-être à tort – que je pouvais en faire autant.
— Vous avez fort bien agi, et je ne saurais vous en vouloir le moins du monde. Mon écurie
est à votre disposition, comme à celle de votre frère. Mais où donc est-il ? N’a-t-il pas souhaité
vous accompagner dans cette promenade matinale ?
— Il dormait profondément quand je suis partie, et je n’ai pas osé le réveiller.
Le duc sourit d’un air entendu.
— C’est la rançon à payer pour les soirées qui se prolongent, les jolies femmes et les
aléas des cartes.
Stupéfaite, Nerissa le dévisagea.
— Vous n’essayez pas de me dire que… Harry s’est assis à la table de jeu hier soir ?
Il y avait dans la voix de la jeune fille un mélange de surprise et d’effroi.
— J’ai l’impression de vous avoir choquée, dit le duc, les sourcils froncés.
— Pas du tout, mais le jeu me fait un peu peur.
Elle marqua un léger temps d’arrêt avant de continuer :
— Je vous en prie, Votre Grâce, ne permettez pas à Harry de jouer aux cartes ou
d’engager de quelconques paris. Il ne peut pas se le permettre.
— Êtes-vous donc à ce point… gênés ?
— Dites plutôt que nous sommes pauvres comme Job. Certes, Harry possède un peu
d’argent en ce moment, mais il faut que cette somme dure longtemps et ne soit pas dépensée
à la légère.
Elle songeait avec effroi à l’attitude de Harry. Était-il assez inconséquent pour aller risquer
son argent au jeu et se retrouver ensuite dans l’impossibilité d’acheter le cheval qu’il convoitait
et les vêtements dont il avait besoin ? Plongée dans ses pensées, elle ne se rendait pas
compte que le duc la scrutait attentivement.
— Je crois, dit-il au bout d’un moment, que chacun se fait une idée différente de la
pauvreté. Si j’en juge par le succulent repas et les excellents vins que vous nous avez servis
chez vous l’autre soir, vous ne me semblez pas sur le point de mourir de faim.
Son intonation était un rien sarcastique, et la jeune fille en conclut qu’il devait la croire en
train de lui jouer une sorte de comédie. Elle ne put que répondre, sur la défensive :
— Le soir où vous avez rendu visite à mon père, c’était très exceptionnel, Votre Grâce.
— Comment cela ? Expliquez-vous.
Nerissa comprit trop tard sa bévue, et elle ne savait comment se sortir de ce mauvais pas.
Mais le duc, mû par une espèce d’intuition, reprit d’une voix lente :
— Peut-être – et je vous prie de me pardonner si je suis dans l’erreur – le repas que vous
aviez si merveilleusement organisé était-il financé par votre sœur ?
La jeune fille sentit le rouge lui monter aux joues et, comme elle détournait timidement les
yeux, il comprit qu’il avait deviné juste.
— Et vos domestiques étaient-ils réellement malades ?
Nerissa était de plus en plus affolée, littéralement effrayée par la situation dans laquelle
elle s’était mise.
— Je vous en prie, murmura-t-elle d’une voix tremblante, il ne faut plus… me poser de
questions… A présent que nos chevaux sont reposés, nous pourrions peut-être galoper un
moment, ne pensez-vous pas ?
— Bien sûr, si vous le désirez. Mais je dois avouer que vous avez singulièrement piqué ma
curiosité. Je n’avais pas la moindre idée de votre existence – à vous et à votre frère – jusqu’au
moment où vous vous êtes matérialisés d’aussi étrange façon et, lorsque j’y réfléchis, en un lieu
parfaitement insolite.
Nerissa se sentait de plus en plus gênée.
— Je vous en prie, Votre Grâce, voulez-vous… oublier cette conversation et… me
promettre que vous n’en parlerez pas à Delphine ?
— C’est étrange, on dirait que vous avez peur de votre sœur. Je me trompe ?
— Mes sentiments ne peuvent offrir grand intérêt à vos yeux, répondit la jeune fille d’un ton
évasif.
Et, sentant que tout ce qu’elle pourrait ajouter ne servirait qu’à empirer encore la situation,
elle talonna son cheval, qui s’élança au galop. Il ne fallut au duc que deux secondes pour la
rattraper, et ils chevauchèrent côte à côte pendant un moment, bien que Nerissa s’efforçât de
le distancer. Elle avait d’ailleurs parfaitement conscience que c’était impossible, mais elle voulait
le défier, lui prouver qu’elle n’était pas une petite fille sans importance, mais une femme avec
qui il fallait compter, au moins en tant que cavalière. Il était évidemment trop bon pour qu’elle
pût se mesurer à lui, et lorsqu’il arrêta enfin sa monture, il avait une bonne longueur d’avance.
Mais pour Nerissa cette course fut passionnante. Ses yeux étincelaient, et sa chevelure d’or
semblait être une émanation du soleil.
— Je n’avais jamais monté un cheval aussi extraordinaire, avoua-t-elle lorsqu’elle fut
parvenue à reprendre son souffle. Et je veux vous remercier. Voilà une promenade qui restera à
jamais gravée au fond de mon cœur.
— J’espère que vous en ferez beaucoup d’autres, tout aussi passionnantes et qui vous
laisseront des souvenirs plus impérissables encore.
— Je n’en crois rien, répondit la jeune fille en poussant un soupir. Je souhaiterais
chevaucher jusqu’au bout du monde… sans jamais m’arrêter.
Le duc laissa échapper un petit rire.
— En ce qui me concerne, le plaisir de monter le plus merveilleux cheval s’évanouirait vite
si je n’avais rien d’autre dans ma vie.
— Vous dites cela parce que vous avez tout, protesta Nerissa. Mais pour les gens du
commun, une seule expérience extraordinaire suffit à les rendre heureux et, quoi que vous en
pensiez, à remplir leur vie.
— Je suppose que vous voulez parler de l’amour. Car il n’y a que l’amour, m’a-t-on toujours
affirmé, qui soit capable de transformer une existence morne et ennuyeuse en une vie heureuse
et épanouie.
— C’est vrai, admit la jeune fille. Maman ne s’est jamais plainte de n’avoir pas de cheval,
d’être dans l’impossibilité de recevoir ou de se rendre à Londres, de n’avoir pas les moyens de
se payer des robes élégantes. Mais elle était heureuse auprès de papa, et cela suffisait à son
bonheur.
— C’est sans doute ce que vous souhaiteriez vous-même, dit le duc, comme s’il cherchait à
ce qu’elle se confie davantage. Avoir un mari qui remplirait d’amour toute votre vie, de sorte
que rien d’autre n’aurait d’importance à vos yeux.
Il y eut un moment de silence tandis qu’ils traversaient le petit bois, et Nerissa se mit à
réfléchir aux propos de son compagnon. Il avait parlé calmement, avec une apparente sincérité,
et elle voulait lui répondre de la même manière, exactement comme il lui arrivait de débattre
certains sujets avec son père lorsque, par miracle, il lui accordait une attention suffisante.
— Je suppose, reprit-elle sur un ton naturel, qu’il me plairait d’être mariée et d’avoir une
maison bien à moi. Mais, évidemment, c’est la personne avec qui on la partage qui compte le
plus. Alors, comme vous venez de le dire, rien d’autre n’a d’importance.
Tout en discutant, elle songeait à Delphine, qui avait épousé Lord Bramwell seulement pour
sa richesse et qui avait admis l’autre jour qu’elle s’était ennuyée auprès de lui.
— Avez-vous en vue une personne particulière avec laquelle vous aimeriez partager un tel
paradis ?
Le duc avait repris son petit air cynique.
— Je pense que j’aimerais passer ma vie auprès d’un vrai gentleman, plutôt que de me
trouver liée à un homme trop… ordinaire.
— Nous ne parlons pas d’un homme ordinaire, mais de quelqu’un de bien particulier que
vous aimez et qui, naturellement, vous aime aussi.
Nerissa avait l’impression qu’il la taquinait de nouveau.
— Je me rends compte que je suis très… ignorante de toutes ces choses. Et aussi
passablement sotte d’aborder de tels sujets devant vous. Parlez-moi plutôt de vos chevaux,
voulez-vous ?
— Voilà que vous vous dérobez pour échapper à une discussion que je commençais à
trouver particulièrement passionnante et pleine de mystère.
— Vous appelez cela une discussion ? répliqua Nerissa sans réfléchir. Vous avez une
grande expérience du sujet, alors que je n’en ai aucune.
— Vous n’avez jamais été amoureuse ?
— Nous vivons très retirés à Queen’s Rest. Les seuls hommes qui nous rendent visite
viennent pour voir mon père. Ce sont en général des savants d’un certain âge, et leur attention
se concentre davantage sur les vieilles pierres que sur les jeunes femmes.
Le duc ne put s’empêcher de rire.
— C’est bien triste, je l’admets, Miss Stanley. Mais peut-être trouverez-vous une
compensation en compagnie de certains hommes dont vous ferez la connaissance aujourd’hui.
— Nous sommes ici pour admirer votre château et vos chevaux, déclara vivement Nerissa,
réflexion qui fit de nouveau rire son compagnon.
Ils prirent le chemin du retour et traversèrent le petit bois, que la jeune fille romantique
imaginait peuplé de gnomes, de fées et de dragons, tout comme lorsqu’elle était enfant. Au
milieu du bois s’étendait une mare ombragée de saules pleureurs, où les iris poussaient en
abondance.
— Quand j’étais petit garçon, j’étais persuadé que cet endroit était enchanté, expliqua le
duc d’un air rêveur.
Les yeux de Nerissa s’agrandirent de surprise, tant cet aveu lui paraissait en contradiction
avec sa personnalité.
— Lorsque je me trouve moi-même au milieu des arbres, dit-elle, j’ai souvent l’impression
qu’ils font partie d’un monde que nous ne pouvons atteindre qu’en sortant du nôtre. Hélas, je
n’ai guère le temps de m’abandonner à de telles chimères. Papa est très seul depuis la mort de
maman, et je passe chaque jour des heures auprès de lui. Il aime m’entretenir de ses travaux,
me lire parfois certains passages de son manuscrit, et il arrive même que je puisse l’aider. Je
dois aussi, bien sûr, m’occuper du ménage.
Le duc tressaillit et pinça légèrement les lèvres.
— J’avoue, dit-il au bout d’un instant, que lors de ma visite chez vous, deux choses m’ont
un peu surpris : tout d’abord, ces serviteurs qui tombent brusquement malades, et puis ces
amis chez qui vous séjourniez et que vous avez dû quitter parce qu’ils avaient la rougeole.
Nerissa laissa échapper un petit cri.
— Je vous ai demandé d’oublier tout cela. Vous êtes en train de… fouiller, de… fureter, et
c’est là une chose que vous n’avez pas le droit de faire !
— Pourquoi donc, je vous prie ?
— Parce que Delphine serait très…
Elle s’interrompit brusquement. Il l’avait rendue tellement nerveuse qu’elle avait été sur le
point de lui avouer toute la vérité. Oui, sa sœur serait furieuse si elle savait que sa mise en
scène si bien élaborée ne l’avait pas trompé un seul instant.
— Je vous en supplie, promettez-moi de ne pas lui rapporter cette conversation.
— Je croyais vous avoir déjà fait cette promesse, répondit doucement le duc. Ayez
confiance en moi : je m’arrangerai pour que vous n’ayez aucun ennui, ni vous ni votre frère.
La jeune fille détourna les yeux avant de répondre :
— J’aimerais tant que papa et Harry profitent au maximum de leur séjour ici et qu’ils n’aient
pas l’occasion de regretter d’être venus.
— Je vous jure que je ne ferai rien qui puisse vous nuire.
— Je vous suis tellement reconnaissante de nous avoir invités, mon père, mon frère et moi.
Un autre silence, plus long que les précédents, s’installa. Puis le duc finit par déclarer,
visiblement à contrecœur :
— Je pense que nous devrions rentrer, à présent. Vous devez avoir faim.
La jeune fille sourit, soulagée.
— J’admets que je prendrais avec plaisir un bon petit déjeuner.
Quittant le bois, ils traversèrent le parc en direction du château. Une fois encore, Nerissa
se dit qu’elle n’avait jamais rien vu d’aussi beau, d’aussi merveilleusement romantique. En
vérité, le duc en était bien le propriétaire idéal, comme si cette éblouissante demeure sortait
d’un conte de fées de son enfance et dont il était le prince charmant. Au même instant, le
« prince » rompit le silence.
— Vous avez un air songeur, qui vous va d’ailleurs très bien. Est-ce à ma maison que vous
pensez ?
— A votre maison, en effet. Et à vous.
— Et quelle impression en retirez-vous ?
— L’impression que rien de tout cela n’appartient à la réalité et que je me promène dans un
rêve fabuleux.
— J’accepte cela comme un des plus beaux compliments qui m’aient jamais été adressés.
Mais vous savez que les rêves se réalisent parfois.
Nerissa leva de nouveau les yeux vers la vaste demeure éclairée par les premiers rayons
du soleil.
— Je pense que celui qui a conçu cette merveille a dû lui donner non seulement son esprit,
mais aussi son cœur et son âme. C’est la seule hypothèse qui puisse expliquer cette
extraordinaire perfection.
Elle parlait plus pour elle-même que pour le duc, et lorsqu’elle se rendit compte qu’il la fixait
avec attention, elle eut l’impression qu’elle en avait peut-être trop dit.
— Pardonnez-moi, mais… vous m’avez demandé ce que je ressentais.
— C’est bien, en effet, ce que je désirais savoir.
Ils poursuivirent leur chemin en silence jusqu’à la porte d’entrée.

Le concours hippique était exactement ce que Harry avait imaginé, et il y passa beaucoup
de temps en compagnie de Nerissa qui appréciait elle aussi beaucoup cette ambiance.
Delphine l’avait délibérément ignorée durant tout l’après-midi ; aussi fut-elle plutôt surprise de la
voir enfin se diriger vers elle.
— Nerissa, je veux te présenter un de nos invités qui meurt d’envie de faire ta
connaissance.
Près d’elle se tenait un homme de haute taille à l’aspect vaguement militaire et qui arborait
une moustache conquérante. Nerissa l’avait déjà remarqué la veille au soir à la réception, et
elle ne l’avait pas trouvé particulièrement sympathique. Il était assis en bout de table, riait très
fort et faisait de fréquentes remarques sur les autres convives, qu’il désignait d’un signe de tête
en parlant à mi-voix derrière sa main. La jeune fille lui avait trouvé de fort mauvaises manières.
— Je te présente donc Sir Montague Hepban… Mon cher Montague, voici ma jeune sœur
Nerissa que vous rêviez de connaître.
— J’en avais en effet grande envie, approuva l’homme avec un petit signe de tête, mais
sans s’incliner. J’avais espéré pouvoir vous inviter à danser hier soir, mademoiselle, mais vous
avez brusquement disparu, et je vous ai cherchée en vain.
Delphine laissa fuser un petit rire chargé d’ironie.
— Cela vous ressemble fort peu, Montague. J’avais dans l’idée que vous parveniez
toujours à vos fins.
— J’y parviens, chère amie, mais il faut tout de même me laisser un peu de temps.
Delphine s’éloigna, et Nerissa demeura seule en compagnie de Sir Montague.
— N’en avez-vous pas assez de tous ces chevaux ? demanda-t-il sans préambule. Si tel
est le cas, je suggère que nous allions nous asseoir dans un endroit tranquille où nous pourrons
converser amicalement, et où je vous dirai à quel point je suis captivé par votre adorable petit
visage.
Nerissa se dit que ses paroles sonnaient faux. Il paraissait hypocrite, « visqueux » aurait dit
Harry. Décidément, cet homme ne lui plaisait pas. Hélas, il s’arrangea pour ne pas la lâcher de
tout le reste de l’après-midi. Il lui était difficile de s’en débarrasser, car elle connaissait fort peu
de gens, et bien qu’il adressât quelques mots à ceux qu’ils croisaient, il ne s’arrêtait pas. Enfin,
prenant sa jeune compagne par le bras, ils traversèrent la foule et quittèrent le lieu du concours
pour se diriger vers le château.
— Je ne désire pas rentrer tout de suite, protesta timidement Nerissa. Je suis sûre qu’il y a
encore beaucoup de choses que je n’ai pas vues.
— Nous en avons vu suffisamment, déclara Sir Montague d’un ton ferme qui frisait
l’insolence. D’ailleurs, tout est terminé. Comme vous pouvez le constater, le duc est en train de
remettre les prix aux propriétaires. Cette mascarade de solennités est d’un ennui mortel.
Sans doute la remarque se voulait-elle spirituelle, mais Nerissa la jugea déplacée et à la
limite de la grossièreté. Elle cheminait en silence, se disant qu’elle pouvait difficilement insister
pour faire demi-tour. D’ailleurs, elle avait chaud et commençait à se sentir un peu lasse.
— Nous trouverons des boissons fraîches à l’intérieur, dit Sir Montague ; ensuite, si vous le
désirez, nous pourrons aller visiter la serre aux orchidées.
— J’aimerais surtout monter dans ma chambre pour me changer. Il a fait chaud, cet après-
midi, et la seule chose dont je rêve, c’est de prendre un bain rafraîchissant avant l’heure du
dîner.
— Je voudrais avoir le privilège de vous y admirer.
Nerissa tressaillit. Elle considérait les paroles de cet homme comme insultantes, même si
dans son esprit il ne s’agissait que d’une plaisanterie, d’un goût d’ailleurs fort douteux. Mais,
après tout, elle en était indirectement responsable.
— Il faudra que vous me parliez de vous, continua le déplaisant personnage. Je n’aurais
jamais cru qu’il me serait donné de voir une jeune fille d’une beauté aussi éblouissante. Vous me
faites penser à Coré, qui apportait le printemps à tous ceux qui l’admiraient.
Il avait maintenant glissé son bras sous celui de la jeune fille, laquelle commençait à trouver
ces façons un peu trop familières. Elle dut néanmoins gravir le perron à ses côtés pour
atteindre le hall. Elle aurait voulu gagner immédiatement sa chambre, mais il l’entraîna jusqu’au
fond du couloir et, ayant ouvert une porte, il la poussa sans trop de ménagement dans un salon
désert.
— Je vous répète, protestat-elle, que je désire monter dans ma chambre.
— Rien ne presse, et je ne tiens pas à ce que vous m’abandonniez tout de suite, alors qu’il
m’a fallu tant de temps pour vous retrouver. Venez vous asseoir et parlez-moi de vous.
— Il n’y a rien à dire, déclara Nerissa sur un ton maintenant plus ferme. Connaissez-vous
ma sœur depuis longtemps ?
— Delphine Bramwell scintille comme une étoile dans la société londonienne, et nous
sommes tous en admiration devant elle.
— Oui, elle est très belle, c’est vrai.
— Vous l’êtes aussi.
Sir Montague l’entraîna vers un canapé. Et comme il lui était impossible de résister sans
avoir à se débattre – ce qui aurait manqué d’élégance –, elle le suivit. Il prit place à ses côtés –
beaucoup trop près d’ailleurs à son goût – et allongea son bras le long du dossier, de sorte qu’il
se serrait contre la jeune fille. Se redressant, elle tenta de faire diversion en demandant :
— Croyez-vous qu’il me serait possible d’avoir une tasse de thé ? J’ai soif.
— Moi aussi, je m’en rends compte soudain. Mais le thé exige une assez longue
préparation. Je présume qu’il doit y avoir dans ce salon diverses boissons. Notre hôte fait
toujours les choses à merveille.
Il se leva et s’éloigna vers un coin de la pièce où se trouvait effectivement une table sur
laquelle étaient disposés plusieurs carafons et des verres, ainsi qu’une bouteille de champagne
dans un seau à glace. Ayant débouché la bouteille et rempli généreusement deux coupes, il
retourna vers le canapé où Nerissa était toujours assise. Pendant ce temps, la jeune fille se
demandait par quel moyen elle allait pouvoir lui échapper sans provoquer de scandale.
— A vos jolis yeux ! lança-t-il. En souhaitant qu’ils se plongent bientôt dans les miens avec
l’expression que j’aimerais y voir.
Nerissa détourna son regard, tandis qu’il poursuivait :
— Et c’est là un toast sincère, parce que dès le moment où je vous ai vue, j’ai su que vous
représentiez ce que j’ai vainement cherché toute ma vie.
— Je suis certaine que vous mentez. D’ailleurs, vous ne m’avez pas accordé une grande
attention hier soir, bien que vous prétendiez avoir rêvé de m’inviter à danser.
Elle se rappelait très exactement le comportement de Sir Montague durant le dîner, sa
volonté de briller devant sa voisine de table, une splendide rousse dont les cheveux
flamboyants s’ornaient d’un diadème d’émeraudes. Un peu plus tard, lorsque les hommes
avaient rejoint les femmes, il était retourné vers la belle rousse à qui, selon les apparences, il
avait beaucoup de choses à raconter. Mais alors, songea Nerissa, pourquoi se comportait-il
ainsi avec elle en ce moment ?
Et soudain, la réponse lui apparut avec une étonnante clarté. C’était évidemment Delphine
qui avait demandé à cet homme de la tenir éloignée du duc ! Delphine qui avait peut-être appris
d’une manière ou d’une autre que sa jeune sœur s’était trouvée en compagnie du maître de
maison en début de matinée. C’était peut-être une explication trop compliquée, se dit-elle
ensuite ; et pourtant, elle restait convaincue que son hypothèse correspondait à la réalité. Non,
elle ne pouvait se tromper, et elle se sentit soudain prise de frayeur. Elle posa vivement sa
coupe de champagne dont elle n’avait bu qu’une gorgée, puis se leva avant que Sir Montague
n’ait pu la retenir.
— Vous avez été très gentil, mais il faut maintenant que j’aille voir si mon père est de
retour au château. Il n’a pas dû rester très longtemps au concours, car il se fatigue vite, et il y a
plusieurs choses dont je désire l’entretenir.
— Moi, c’est à vous que j’ai beaucoup à dire. Je m’arrangerai pour que nous soyons assis
ce soir l’un près de l’autre à la table du dîner, et ensuite nous irons danser. Ou bien, si cela
vous convient mieux, je vous ferai découvrir certaines parties du château que vous ignorez
encore, j’en suis sûr.
— Je vous remercie, c’est très aimable de votre part, répondit Nerissa, de plus en plus
gênée.
L’homme s’était levé à son tour, et lorsqu’elle parvint à la porte du salon, il se trouvait
devant elle, lui bloquant le passage.
— Avant que vous ne partiez, je veux encore vous répéter combien je vous trouve belle et
combien vos lèvres sont attirantes.
La jeune fille tressaillit et tenta de faire quelques pas en arrière. Mais il avait prévu sa
réaction, et déjà il l’entourait de ses bras.
— J’ai l’impression que vous n’avez jamais été embrassée, reprit-il, et je veux être le
premier.
— Non ! Il n’en est pas question !
Elle essaya de se dégager, de le repousser de ses deux mains, mais il était robuste, et
elle commençait à paniquer. Comment diable allait-elle pouvoir lui échapper ?
— Je vous en prie… balbutia-t-elle. Je vous en prie, laissez-moi.
— Non, répliqua-t-il d’une voix basse et rauque. Je veux vous embrasser, Nerissa. Il y a
longtemps que je n’avais éprouvé une envie aussi irrésistible.
Il la maintenait fermement, la pressait contre lui, s’efforçant de parvenir à ses fins, tandis
qu’elle se dérobait en agitant la tête de tous les côtés. Elle sentait avec horreur qu’elle ne
pourrait résister bien longtemps encore et que, dans quelques secondes, il allait écraser ses
lèvres sur les siennes, lui infliger un baiser brutal qu’elle ne voulait pour rien au monde.
— Lâchez-moi ! cria-t-elle.
Mais il la plaquait de plus en plus fort contre lui, et elle sentait faiblir sa résistance.
— Tu es à moi, grogna-t-il, et je te veux…
Nerissa cria de nouveau, de toutes ses forces cette fois.
Et soudain, une voix puissante retentit dans toute la pièce. Le duc se tenait sur le seuil.
— Que se passe-t-il ici ? demanda-t-il d’un ton glacial. Et qui a crié ?
L’étreinte de Sir Montague se relâcha instantanément, et Nerissa se dégagea avec vivacité
et se précipita vers le duc. Il lui paraissait encore plus imposant que d’habitude, dans son habit
de cavalier, tandis que son regard sévère toisait Sir Montague. Instinctivement, la jeune fille
avait avancé les deux mains pour s’agripper à lui, comme pour se placer sous sa protection.
Tremblant de tous ses membres, elle levait vers lui des yeux éplorés. Pendant un instant, le
silence le plus absolu régna dans la pièce. Puis s’éleva de nouveau la voix du duc.
— Je me demandais pourquoi vous nous aviez quittés si vite, Hepban.
— Vous savez, Lynchester, répondit l’homme d’une voix qu’il s’efforçait de raffermir, je suis
resté un long moment au concours, mais finalement j’en ai eu assez. Trop c’est trop, comme
l’on dit parfois.
— C’est visiblement l’opinion de Miss Stanley en ce moment, répliqua le duc, toujours aussi
glacial.
Nerissa, reprenant peu à peu ses esprits, jugea qu’il valait mieux se retirer. Elle lâcha les
revers de la veste du duc sur lesquels ses mains se crispaient encore nerveusement, fit deux
pas de côté, franchit la porte et disparut dans le couloir.
Un autre silence s’installa, seulement troublé par les pas de la jeune fille qui s’éloignait en
direction du hall.
— Elle est trop jeune pour que vous vous amusiez avec elle, Montague, continua le duc. Et
je vous somme de la laisser tranquille.
— Ma foi, si vous le prenez ainsi…
— Je le prends comme il me plaît.
— Je n’insiste donc pas. Je tiens néanmoins à vous préciser que l’idée venait de Delphine
Bramwell, c’est-à-dire de la propre sœur de votre petite protégée. Lady Bramwell trouve en
effet que vos regards s’éloignent un peu trop d’elle pour aller se poser… ailleurs.
Sans attendre la réponse du duc, Sir Montague salua rapidement et quitta le salon en
arborant l’air supérieur qu’il prenait lorsqu’il se sentait particulièrement embarrassé.
Avec lenteur, le duc s’approcha de la fenêtre qui donnait sur le parc et resta un long
moment à réfléchir, les yeux perdus dans le vague.
5



Lorsque Nerissa descendit, un peu avant le dîner, pour rejoindre les autres invités, elle se
sentait mal à l’aise. Elle aurait souhaité demeurer dans sa chambre, afin de ne pas se retrouver
en présence du duc ; car, elle en était convaincue, il devait la prendre pour une sotte. Elle avait
suivi Sir Montague dans une pièce vide où elle aurait pu subir la pire des humiliations sans son
arrivée providentielle.
Elle savait qu’elle ne pourrait jamais expliquer combien elle avait cherché avant tout à éviter
un scandale. Et pourtant, la scène qui avait suivi avait été plus pénible et déshonorante qu’elle
ne l’aurait imaginé.
Elle avait choisi pour le dîner une autre des jolies robes de Delphine, un vêtement vaporeux
en tulle bleu pâle, et Mary lui avait procuré de petites orchidées blanches aux pétales
mouchetés de rose pour mettre dans ses cheveux. Des fleurs si belles qu’il était dommage, se
disait-elle, de les cueillir. Il aurait été préférable de les laisser dans la serre qu’elles
embellissaient merveilleusement. Pourtant, elle ne pouvait s’empêcher de songer que ces
magnifiques fleurs contribueraient à la rendre un peu moins terne au milieu des autres invitées
parées de leurs plus beaux atours et ornées de tous leurs bijoux. Elles étaient rassemblées
autour des lourds candélabres. La lumière des bougies faisait scintiller leur joyaux et éclairait
leurs beaux visages aux yeux brillants d’excitation. Et Nerissa songea qu’il ne pouvait exister
nulle part ailleurs un groupe de personnes aussi attrayant, car les hommes, eux aussi, étaient
d’une extrême élégance.
Elle se dirigea tout droit vers son père, qu’elle venait d’apercevoir ; mais lorsqu’elle le
rejoignit, elle constata qu’il se trouvait en grande conversation avec le duc en personne.
— Je crois savoir, disait-il avec passion, que cette demeure était l’une de celles où se
tenaient les réceptions et les fêtes les plus somptueuses au temps de la reine Elisabeth.
— Je n’avais jamais entendu parler de cela jusqu’ici, répondit le maître des lieux.
— Il y avait en particulier un festival qui avait lieu les premiers jours du mois de mai, un
festival très fameux qui était sans doute le clou de la saison. Prenons garde aussi de ne pas
oublier la fête des Fruits, que nous appelons à présent la fête de la Moisson. Il y avait d’autre
part, dit-on, la fête des Fleurs. Mais sur ce dernier point, je ne peux rien affirmer.
Le duc s’apprêtait à ajouter quelque chose lorsque Delphine, qui venait de rejoindre le petit
groupe, s’écria d’un air enjoué :
— Quelle merveilleuse idée ! Pourquoi ne pas en organiser une demain soir ? Chacune
d’entre nous pourrait apparaître parée des fleurs qui selon elle se rapprochent le plus de sa
personnalité.
— C’est certainement une idée originale, admit le duc.
Plusieurs autres jeunes femmes, qui avaient entendu la conversation, donnèrent aussitôt
leur avis.
— Mais bien sûr ! Ce serait un spectacle magnifique. Et où pourrions-nous trouver un aussi
grand choix de fleurs que dans les jardins et les serres de Votre Grâce ?
— Elles sont à votre disposition. Hormis, cependant, certaines orchidées.
Ses yeux s’étaient posés sur la petite orchidée qui ornait les cheveux de Nerissa, et la
jeune fille se sentit rougir en se disant qu’elle n’avait évidemment pas le droit de porter cette
fleur.
Aussitôt, Delphine protesta :
— Oh, Talbot, s’écria-t-elle, vous m’aviez promis que moi seule aurais le droit de porter vos
plus belles orchidées dès qu’elles seraient en fleur. Or je les ai regardées hier, et elles m’ont
paru sur le point de s’ouvrir.
— Les fleurs auxquelles vous faites allusion sont si rares que nombre d’experts se
déplacent tout spécialement pour venir les admirer. C’est en effet la première fois que cette
espèce est cultivée en Angleterre.
— Dans ce cas, c’est peut-être une mauvaise idée que d’organiser une fête des Fleurs,
déclara Delphine d’un air maussade.
Les autres invités s’indignèrent de ces propos.
— Comment pouvez-vous être assez cruelle, ma chère, pour vouloir nous priver de cette
merveilleuse occasion de nous mettre en grande toilette ? Quelle prodigieuse idée de se parer
ainsi et de paraître différentes de ce que nous sommes habituellement !
— En outre, intervint une seconde invitée, je suis sûre que notre hôte, avec sa coutumière
générosité, offrira un prix à celle que l’on jugera la plus belle.
Ce disant, elle décocha à Delphine un coup d’œil mauvais.
— Je suis parfaitement disposé à accorder un prix, concéda le duc, mais la gagnante sera
désignée par un scrutin secret auquel prendront part tous les gentlemen présents.
Des cris d’approbation s’élevèrent parmi la gent masculine, et l’un des invités s’écria :
— Je me réjouis que nous apparaissions quelque part dans ce jeu, car je craignais qu’on
ne nous laisse de côté !
— Le vote sera sans appel, reprit le duc, et je suggère que nous remercions Marcus
Stanley, qui nous a donné l’idée de ce divertissement original.
Delphine conservait néanmoins son air boudeur.
— J’avais rêvé de porter ces orchidées, Talbot, et je ne puis croire que vous serez assez
cruel pour me priver de cette joie.
Nerissa, qui n’avait rien dit jusqu’alors, se tourna vers son père.
— Vous avez eu là une idée fort originale, papa, et elle me rappelle un rêve que j’ai fait la
nuit dernière.
— Quel rêve ? demanda Marcus Stanley.
— Sur le moment, il était très net, mais ensuite il m’est sorti de l’esprit, car j’étais trop
excitée à l’idée d’aller galoper ce matin.
Se rendant compte que son père attendait la suite, elle poursuivit :
— J’ai rêvé que j’étais dans une chambre où se trouvait une très belle jeune femme vêtue
de blanc. Elle versait des larmes amères tout en ôtant de son front une couronne de fleurs
qu’elle a placée ensuite dans un bonheur-du-jour. La chose me paraissait étrange. Ayant ainsi
enfermé la couronne dans le meuble, elle a porté les mains à son visage et, toujours pleurant,
elle a disparu.
Nerissa se tut et s’aperçut que toutes les personnes présentes avaient écouté
attentivement le récit de son rêve. Ce fut alors que s’éleva la voix du duc, plus sèche et plus
dure que de coutume.
— Qui vous a raconté cette histoire ?
Surprise, la jeune fille le considéra avec de grands yeux.
— Personne, répondit-elle. Ce n’est qu’un rêve.
— Il se peut que vous ayez rêvé cette histoire, mais quelqu’un doit vous l’avoir racontée
auparavant.
— Non, absolument pas !
— Cela me paraît difficile à croire.
Sans un mot de plus, il tourna les talons et sortit de la pièce, suivi des yeux par tous les
assistants médusés, tandis que Nerissa levait vers son père un regard consterné.
— Qu’ai-je dit ? demanda-t-elle. Ai-je fait quelque chose de mal ?
Marcus Stanley ne répondit pas. Les autres, se désintéressant apparemment de l’histoire
et de la réaction du duc, se mirent à parler tous ensemble de la perspective amusante de se
déguiser en fleurs. Seule Delphine paraissait troublée par la soudaine disparition du duc et,
après quelques secondes d’hésitation, elle quitta le salon à son tour.
— Je… ne… comprends pas, bégaya Nerissa à voix basse.
Lady Wentworth, une dame âgée qui était la tante du duc, s’approcha alors de la jeune fille
et, la prenant par la main, l’entraîna jusqu’à un sofa où elle la fit asseoir auprès d’elle.
— Je conçois, Miss Stanley, que vous ayez été désorientée par la conduite de mon neveu.
— Mais… pourquoi était-ce mal de raconter le rêve que j’ai fait ? demanda Nerissa d’un air
chagrin. Je l’avais d’ailleurs à peu près oublié, et il ne m’est revenu à l’esprit qu’au moment où
mon père a mentionné la fête des Fleurs.
— C’est compréhensible. Mais mon neveu est très impressionné lorsqu’on évoque, même
indirectement, le fantôme familial.
— Le… fantôme ?
— La plupart des anciennes demeures en ont un, expliqua la tante avec un sourire.
Malheureusement, le nôtre se rattache à une étrange malédiction.
Muette de stupéfaction, la jeune fille ne quittait pas des yeux le visage de la vieille dame.
— Durant le règne de Charles II, poursuivit celle-ci, le duc de l’époque était un gai luron,
comme le roi lui-même. Il s’éprit cependant d’une très belle et pure jeune fille, et ils se
marièrent chez elle, non loin d’ici, puis vinrent à Lyn dans l’intention d’y passer leur lune de miel.
La légende veut – mais je ne puis m’empêcher de penser qu’elle a été embellie au cours des
siècles – qu’à leur arrivée ici, une des anciennes maîtresses du duc, une femme fort belle et
extrêmement jalouse, les attendait. Elle entra dans une violente colère, reprochant au duc
d’avoir épousé une autre femme qu’elle et déclarant à la jeune mariée qu’elle mettrait tout en
œuvre pour détruire son bonheur.
Nerissa retenait son souffle, tant de méchanceté était pour elle inconcevable, mais elle ne
dit rien. Lady Wentworth continua :
— La nouvelle épousée monta à l’étage, laissant son mari en tête à tête avec son ancienne
amie. Puis, sentant que son bonheur s’était déjà enfui, elle ôta sa couronne, la cacha quelque
part et se jeta par une des fenêtres qui donnent sur la cour.
Nerissa laissa échapper un petit cri d’horreur.
— Comment a-t-elle pu faire une pareille chose ? murmura-t-elle d’une voix tremblante.
— Si elle avait le cœur brisé, celui du duc l’était aussi, poursuivit la vieille dame. Et, bien
qu’il se remariât par la suite, il ne fut jamais heureux. Après cette tragédie, la famille a toujours
été persuadée que tant que l’on n’aura pas retrouvé la couronne disparue, le duc qui vit à Lyn
ne connaîtra jamais le bonheur.
— Il est impossible que ce soit vrai ! protesta la jeune fille.
— Hélas, il semble que ce le soit. Nous nous efforçons tous de croire qu’il ne s’agit que de
coïncidences, mais depuis cette époque lointaine, des événements se sont toujours produits qui
ont détruit le bonheur des ducs et duchesses de Lynchester.
Elle s’interrompit et garda le silence pendant un moment, comme si elle se replongeait
dans le passé.
— Par exemple, mon père – c’est-à-dire le grand-père de Talbot – a connu un relatif
bonheur jusqu’au jour où, sans que rien n’ait pu le laisser prévoir, sa femme s’est enfuie avec un
de ses meilleurs amis. Ainsi que vous pouvez l’imaginer, cette affaire déclencha un terrible
scandale que l’on s’efforça en vain d’étouffer, et la coupable mourut à l’étranger.
Les mains crispées sur ses genoux, Nerissa écoutait dans le plus grand silence
l’extraordinaire récit de Lady Wentworth.
— Le père et la mère de Talbot étaient – du moins le pensait-on – parfaitement heureux, il
s’agissait pourtant d’un mariage de convenance arrangé par les deux familles. Mais, au bout de
quelques années, le duc s’amouracha d’une jeune femme qui vivait sur le domaine et auprès de
qui il passait tout son temps, refusant désormais tout contact avec son épouse et sa famille.
Vous pouvez penser à quel point sa conduite scandalisa non seulement ses parents et
connaissances, mais aussi tout le voisinage.
— N’a-t-on jamais essayé de retrouver cette couronne que j’ai vue en rêve ? demanda
timidement Nerissa.
— Bien sûr que si, répondit la vieille dame. Mais si vous avez un peu de bon sens, ma
chère enfant, vous ne reparlerez plus de cette histoire. J’ai toujours craint que Talbot n’ait
beaucoup souffert de la conduite de son père, et bien qu’il semble trop sensé pour admettre
cette histoire de fantôme, c’est une chose dont il vaut mieux ne pas discuter devant lui.
— Je le comprends fort bien, et je suis vraiment navrée d’avoir mentionné ce rêve, dit la
jeune fille, l’air sincèrement désolée.
— Vous ne pouviez évidemment pas prévoir la réaction de mon neveu. Maintenant, si vous
le voulez bien, lorsqu’il reparaîtra, nous nous comporterons comme s’il ne s’était rien passé.
— C’est en effet la solution la plus sage, soupira la jeune fille.
Elle était pourtant terriblement ennuyée et vexée d’avoir par inadvertance réveillé des
souvenirs pénibles. Cette histoire paraissait aussi inexplicable qu’extraordinaire. Elle savait
toutefois, à la suite de recherches effectuées pour le compte de son père, que de nombreuses
histoires de fantômes circulaient de génération en génération et que – coïncidence ou non –
certaines s’étaient vérifiées.
Lorsque le duc reparut, peu avant l’annonce du dîner, nul ne revint sur l’incident qui avait
visiblement troublé le maître de maison, et on ne parla que de la fête des Fleurs.
Le duc était assis, à l’extrémité de la longue table, dans une attitude très digne et naturelle,
mais Nerissa lui trouva l’air soucieux, et elle se demanda si quelqu’un d’autre l’avait remarqué.
Delphine, placée près de lui, devait sans doute tenter de lui faire oublier l’incident qui avait
marqué la fin de l’après-midi. Elle était d’ailleurs particulièrement en beauté, sans aucun doute,
en pleine forme, et les convives placés à proximité riaient à ses propos. Nerissa se dit qu’elle
étincelait littéralement.
Après le dîner, comme à l’ordinaire, les dames se retirèrent au salon et discutèrent des
fleurs qu’elles choisiraient pour orner leurs robes. Nerissa se contentait d’écouter d’une oreille
distraite, mais il lui semblait tout de même que déjà certaines controverses commençaient à
naître à propos d’œillets, de lis, de roses et autres fleurs. Delphine était apparemment d’un
calme olympien ; mais Nerissa, que l’attitude de sa sœur ne pouvait tromper, avait la quasi-
certitude qu’elle projetait quelque plan astucieux. Elle avait sûrement l’assurance de porter le
trouble parmi les autres femmes et de briser leurs espoirs et leurs ambitions en ce qui
concernait le duc.
Aucune des personnes présentes ne lui prêtant la moindre attention, la jeune fille s’esquiva
discrètement et s’engagea dans l’immense corridor dans l’intention de visiter les diverses
pièces du château qu’elle ne connaissait pas encore. Elle espérait même trouver dans l’une
d’elles le petit meuble qu’elle avait vu en rêve et qui contenait peut-être cette couronne perdue
depuis de longues années, mais qu’elle revoyait par la pensée avec une hallucinante précision.
Ce bonheur-du-jour n’était pas tellement différent des autres qu’elle avait déjà vus à Lyn ; mais
elle n’avait pas encore eu la possibilité de tout voir.
La visite de la « grande tour » – ainsi qu’elle l’avait baptisée – était prévue pour le
lendemain, le duc ayant promis de montrer à son hôte de marque les parties les plus anciennes
du château, en particulier les pièces dans lesquelles rien n’avait été changé depuis des siècles.
Nerissa souhaitait, tout naturellement, pouvoir accompagner son père dans cette visite.
Depuis son arrivée à Lyn, elle savait que, dès le crépuscule, des chandeliers éclairaient
toutes les pièces. Il était donc aussi aisé de circuler la nuit que le jour. C’était Mary qui lui avait
appris ce détail dès le premier soir, tout en l’habillant, et Nerissa n’avait pu s’empêcher de
s’écrier :
— Cela semble plutôt extravagant. Et, en tout cas, fort coûteux.
— C’est vrai, Miss. Mais le duc est riche, et cela n’est pour lui qu’une dépense bien
modeste.
Une fois engagée dans le long couloir, la jeune fille jeta un coup d’œil dans la première
pièce, puis dans la suivante et dans d’autres encore. Elle aperçut des bonheurs-du-jour assez
différents, dont certains étaient visiblement d’origine française. Il y en avait en marqueterie,
d’autres incrustés d’ivoire et de matières précieuses. Plusieurs d’entre eux étaient laqués ou
vernis, mais aucun ne correspondait exactement à celui de son rêve.
Elle se dit que le meuble en question avait certes pu, au cours des siècles, être transporté
d’une pièce à l’autre, mais que la malheureuse jeune mariée, après la scène violente qui s’était
déroulée au rez-de-chaussée, était certainement montée dans sa chambre, au premier étage.
Et c’était sans doute là qu’il fallait d’abord chercher. Nerissa s’engagea donc résolument dans
l’escalier qui conduisait aux chambres d’apparat et à la galerie de tableaux dont Mary lui avait
parlé. Tout cela était, si elle en croyait la petite femme de chambre, d’une indicible beauté. En
outre, son père lui avait confié, au cours de la journée, combien il avait hâte d’admirer les
tableaux de maîtres qui étaient la propriété du duc.
La galerie était impressionnante, avec ses candélabres de cristal et ses appliques fixées
tout au long des murs et dont la lumière éclairait les chefs-d’œuvre exposés. Fascinée, la jeune
fille admira plusieurs Van Dyck, avant d’arriver devant une série de portraits de splendides
[2]
jeunes femmes du temps passé peintes par sir Peter Lely Elle songea un instant qu’elle
aurait peut-être l’occasion de voir ici le visage de la jeune mariée apparue dans son rêve. Puis
elle se dit que, n’étant duchesse de Lynchester que depuis peu, on n’avait sûrement pas eu le
temps de faire exécuter son portrait. Elle s’immobilisa néanmoins devant un tableau, et
s’efforça de retrouver les traits de celle qu’elle avait vue, en pleurs, ôter sa couronne. Mais son
instinct lui soufflait qu’il ne s’agissait pas de la même personne.
Elle avança vers la peinture suivante, et soudain elle entendit un bruit de pas venant dans
sa direction. Elle tourna vivement la tête et aperçut le duc qui se dressait devant elle. Éprouvant
un peu les sentiments d’une enfant prise en faute, elle attendit, muette et désemparée, les
mains crispées. Son cœur s’affolait. Le maître des lieux, encore distant de quelques pas,
approcha lentement, sans prononcer une parole, les yeux fixés sur le visage apeuré de la jeune
fille.
— Je… je vous demande pardon, balbutia celle-ci au bout d’un instant.
— Et de quoi, mon Dieu ? D’être ici ? Mais vous en avez parfaitement le droit.
— Non… ce n’est pas exactement ça. C’est parce que… je vous ai… euh… contrarié,
bouleversé. Tout à l’heure, à cause de… Mais c’était sans intention, je vous le jure.
— Je le sais.
Ils se dévisagèrent pendant quelques secondes sans parler, puis le duc reprit :
— Pouvez-vous me jurer sur tout ce que vous avez de plus sacré au monde que personne
ne vous avait raconté l’histoire de l’épouse de mon aïeul et ce qui s’était passé tout de suite
après leurs noces ?
— Je vous le jure. Ce n’était qu’un rêve, et j’étais loin de me douter qu’il pouvait avoir une
signification particulière.
— Et maintenant, vous êtes venue dans cette galerie pour tenter de découvrir le portrait de
la jeune femme que vous avez vue en rêve.
— Sans doute n’aurais-je pas dû, si cela doit de nouveau vous faire de la peine.
— Rassurez-vous, je n’éprouve pas la moindre peine. Je suis seulement intrigué, et
j’aimerais savoir si vous avez retrouvé le visage que vous êtes venue chercher.
Nerissa secoua lentement la tête.
— Pas jusqu’à présent, répondit-elle. Et, à vrai dire, j’étais en train de penser qu’il était
improbable que son portrait eût été peint avant qu’elle ne devînt duchesse.
— Raisonnement parfaitement logique.
— Malgré cela, il m’a semblé qu’il valait mieux s’assurer qu’il ne se trouvait pas ici, parmi
ceux de toutes les autres duchesses de Lynchester.
Le duc garda le silence pendant une minute qui parut à la jeune fille une éternité, et lorsqu’il
ouvrit de nouveau la bouche, elle eut l’impression que ses paroles étaient prononcées presque
à contrecœur.
— Je suppose donc que nous devrions nous lancer à la découverte du bonheur-du-jour qui
est apparu lui aussi dans votre rêve. Seulement, j’imagine que cette couronne a dû être
recherchée plusieurs fois au cours des siècles, par divers membres de ma famille. Toujours en
vain…
Nerissa détourna son regard avant d’oser lui répondre.
— Sans doute allez-vous penser que je suis très… impertinente et que je me mêle de
choses qui ne me regardent en aucune façon, mais je ne puis m’empêcher de penser qu’il doit y
avoir une raison à un tel rêve.
— Croyez-vous vraiment qu’un pauvre petit fantôme surgi d’un passé lointain tentait
d’entrer en contact avec vous ?
Cette phrase avait été prononcée sur un ton légèrement sarcastique, et la jeune fille sentait
parfaitement que le duc ne croyait pas à une aussi extravagante possibilité.
— Puis-je me permettre une question ? insista néanmoins la jeune fille. Les chroniques
racontent-elles exactement ce qui s’est passé lorsque le duc a découvert que sa femme venait
de se tuer ?
— Il existe sur ce point plusieurs versions. Dans l’une d’elles, le duc aurait éprouvé une si
grande douleur qu’il se serait enfui à jamais du château. Dans l’autre, sentant qu’il lui serait
impossible de vivre sans la femme qu’il aimait, il se serait tué à son tour.
Un lourd silence suivit ces paroles. Nerissa réfléchissait à cette tragédie, au sens de son
rêve. Puis, d’une voix lente et confuse, elle demanda en levant les yeux vers son interlocuteur :
— Ne pensez-vous pas que la jeune duchesse a peut-être regretté la malédiction que son
acte a jetée sur la famille, acte d’ailleurs purement injustifié, puisque le duc l’aimait vraiment ?
Dans ce cas, ne tenterait-elle pas de réparer en demandant à quelqu’un de retrouver la
couronne ?
La jeune fille avait parlé comme pour elle-même. C’est une histoire à dormir debout,
songea-t-elle.
— Dans cette éventualité, intervint le duc, elle ne s’est en tout cas pas adressée à moi,
mais à vous-même. Il me paraît donc évident que la seule personne susceptible de lever la
prétendue malédiction, c’est vous, Nerissa.
Nerissa retint son souffle.
— C’est là une pensée effrayante si… je suis incapable de retrouver cette couronne.
Elle paraissait si profondément troublée que le duc reprit d’une voix plus douce et qu’il
voulait rassurante :
— Mon avis est qu’il vous faut, en la matière, raisonner avec bon sens, ne pas vous laisser
emporter par votre imagination et votre sensibilité. Au cours des nombreuses années qui se
sont écoulées depuis ce drame, il est fort possible que la couronne soit purement et
simplement tombée en poussière si elle était constituée de fleurs naturelles. Elle a pu
également être volée ou même jetée par inadvertance. Et on pourrait imaginer des milliers
d’autres hypothèses aussi invraisemblables les unes que les autres.
Nerissa ne répondit pas.
— Oubliez donc les fantômes et toutes ces choses qui n’existent, j’en suis certain, que
dans l’imagination de ceux et celles qui n’ont rien d’autre à penser. Allez rejoindre les invités, ils
sont en train de jouer aux charades. Cela vous amusera.
— Avec votre permission, Votre Grâce, j’aimerais plutôt visiter les chambres d’apparat qui
se trouvent, si je ne me trompe, à ce même étage.
— Dans ce cas, je vais vous accompagner.
Après avoir longé la galerie des portraits, ils ressortirent dans le couloir, et le duc ouvrit
l’une des grandes portes.
— Voici ce que l’on appelle la Chambre du Roi, parce que Charles II y a passé une nuit. Et
je crois, sans pouvoir l’affirmer, qu’elle est restée à peu près telle qu’elle était à cette époque.
La chambre, de dimensions peu communes, possédait un plafond très haut et
artistiquement décoré, un immense lit recouvert de soie et des meubles de style que Nerissa
n’était nullement surprise de trouver dans un château comme Lyn. Deux portraits étaient
accrochés sur l’un des murs, mais aucun d’eux évidemment ne représentait la jeune femme
qu’elle cherchait.
Le duc, un léger sourire sur les lèvres, comme s’il trouvait de plus en plus saugrenues les
idées de sa jeune invitée, poussa négligemment une porte de communication.
— Et voici la Chambre de la Duchesse, expliqua-t-il. Toutes les duchesses de Lynchester y
ont dormi. Mais je dois préciser qu’elle a été considérablement transformée, par ma grand-
mère d’abord, puis par ma mère, et je suis à peu près sûr qu’aucun des meubles que vous
voyez là n’est d’origine.
C’était pourtant la plus belle chambre à coucher que Nerissa eût jamais vue. Le brocart
dont les murs étaient tendus s’harmonisait avec la couleur bleue du plafond sur lequel se
détachait une superbe déesse Aphrodite, avec des amours et des colombes. D’autres amours
entouraient le lit à baldaquin et supportaient les appliques murales. Il venait tout de suite à
l’idée que c’était une chambre destinée à l’amour. Nerissa se sentit légèrement troublée à cette
pensée et, en levant les yeux vers le duc, elle constata qu’il la regardait avec attention. Elle se
mit à rougir dans la pénombre de la vaste chambre.
— J’étais sûr que cette chambre vous plairait, dit son compagnon d’une voix changée. Elle
ne servira que la nuit où j’y amènerai ma jeune femme.
Ce sera Delphine, songea Nerissa. Mais bien sûr, elle se garda d’exprimer cette réflexion.
Chose étrange et qu’elle ne parvenait pas à comprendre, elle éprouvait envers le duc le besoin
de le protéger, comme si elle craignait que Delphine ne le fît souffrir, comme si elle voulait le
préserver du malheur. Mais il ne souhaitait évidemment pas en dire plus sur son futur mariage.
Il alla ouvrir une porte qui donnait dans le boudoir contigu. Là aussi, tout suggérait l’amour,
avec un tableau de Fragonard montrant dans un jardin des amoureux tendrement enlacés et, un
peu plus loin, des amours peintes par Boucher. Nerissa se dit que cette pièce avait la couleur
bleu clair des yeux de Delphine, et que les touches de rose parsemées çà et là faisaient penser
aux rayons du soleil levant. Elle promena les yeux autour d’elle, sur les sièges de style
Louis XIV, puis sur une commode aux grosses poignées d’or.
— Je suis convaincu que vous ne trouverez pas ce que vous cherchez, dit la voix du duc
près d’elle.
Son intonation laissait entrevoir sa satisfaction à lui prouver qu’elle avait tort et que les
histoires d’apparitions et de fantômes n’étaient que pure imagination.
— Il y a plusieurs chambres à voir, reprit-il, mais je vous suggère d’attendre jusqu’à
demain. J’espère que, d’ici là, le fantôme aura cessé de vous tourmenter, Nerissa.
Une fois encore, il l’avait appelée par son prénom. Elle trouvait cela plutôt étrange, mais
cela semblait totalement spontané.
— Il ne me tourmentera pas, répondit-elle. Mais j’ai le sentiment que c’est maintenant vous
qu’il inquiète, bien que vous tentiez de vous en défendre.
— Qu’est-ce qui vous fait croire cela ? demanda-t-il vivement.
— J’ai l’impression que vous êtes plus sensible à ce genre de choses que la plupart des
hommes.
— Qui vous a dit que j’y étais sensible ?
Il avait lancé ces mots d’un air maussade, et Nerissa ne put retenir un petit cri.
— Mon Dieu, je vous ai fait de la peine ! Mais je vous jure que c’était involontaire. Vous
vous êtes montré si bon envers moi, et je ne vous ai même pas remercié de m’avoir délivrée de
Sir Montague.
— Il n’avait évidemment aucun droit de se conduire comme il l’a fait ; mais, d’un autre côté,
ce n’était pas très malin de votre part de vous laisser entraîner par lui dans un salon vide où
personne ne va pratiquement jamais.
— Je m’en rends compte, soupira la jeune fille d’un air malheureux, mais c’est ainsi. Voyez-
vous, je ne tenais pas à déclencher un scandale, et…
— Promettez-moi en tout cas que c’est une chose qui ne se reproduira pas.
— Je vous le promets… et j’avoue m’être conduite comme une sotte.
Elle paraissait tellement confuse qu’il ne put s’empêcher de lui adresser un sourire plein de
sympathie.
— Et maintenant, dit-il, à moins que vous ne souhaitiez déclencher les commérages, nous
serions bien inspirés de rejoindre les autres.
— Oui… je comprends, bien sûr.
— Suivez-moi.
A l’extrémité de la pièce, le duc ouvrit une porte, et Nerissa constata qu’ils se trouvaient
maintenant dans un petit salon, sans doute autrefois une sorte de boudoir où les femmes
pouvaient venir se refaire discrètement une beauté. La pièce n’était éclairée que par une seule
bougie posée sur la coiffeuse derrière laquelle un miroir en forme de cœur était surmonté de
deux amours tenant une couronne.
Soudain, la jeune fille sursauta. Le seul meuble de cette pièce était précisément un
bonheur-du-jour incrusté de nacre et de corail. Elle s’arrêta net sur le seuil au moment de sortir.
— Que se passe-t-il ? demanda le duc, intrigué par son attitude.
— Je crois, répondit la jeune fille d’une toute petite voix, que c’est… le meuble de mon
rêve.
Le duc allait sûrement lui répliquer qu’elle divaguait et que cela suffisait. Pourtant, il
referma doucement la porte et se rapprocha.
— Comment pouvez-vous le savoir ?
— Je le sens… tout simplement.
— Ce meuble a dû être ouvert des milliers de fois, car il a toujours été dans les
appartements de la duchesse.
— C’est pourtant celui-là dans lequel a été cachée la couronne. J’en suis certaine.
Bien que sceptique, le duc se dit qu’il valait mieux se prêter aux fantaisies de sa jeune
compagne, et il alla allumer une seconde chandelle de l’autre côté du miroir. Nerissa, debout
devant le petit meuble, se surprit à adresser une muette prière à cette duchesse des temps
anciens pour qu’elle l’aidât dans ses recherches.
— Les portes doivent pouvoir s’ouvrir aisément, reprit le duc à mi-voix ; je suis persuadé
qu’elles ne sont pas fermées à clef.
Nerissa se souvint que, dans son rêve, aucune porte du meuble n’avait été ouverte. La
jeune femme avait placé l’objet plus haut, peut-être dans un tiroir. Pourtant, elle ne distinguait
pas le moindre tiroir. Le dessus faisait une saillie en arrondi, et elle se dit qu’une partie du
meuble avait pu être modifiée à une époque ou à une autre.
Le duc la regarda en silence passer les doigts sur le bois sombre de cette avancée
arrondie, comme si elle s’attendait à quelque miracle. Son compagnon n’éprouvait pas la même
confiance dans le résultat de cette étrange expérience. Mais la jeune fille continuait à implorer
l’âme de cette jeune mariée, morte d’une façon aussi tragique des siècles auparavant. Elle
caressait encore de ses doigts fins le bois poli du meuble, mais sans parvenir à découvrir la
moindre fissure.
Pourtant, alors qu’elle atteignait l’angle de la petite corniche, elle sentit sous l’extrémité de
son index une bosse presque imperceptible qu’elle pressa doucement. S’apercevant que la
bosse s’enfonçait, elle appuya plus fort. Alors, le dessus du meuble se souleva lentement, et un
petit tiroir apparut dans lequel était disposée la couronne de son rêve…
Pendant un instant, elle resta muette de stupéfaction, ne pouvant en croire ses yeux. Le
duc se tenait à présent tout près d’elle, soulevant la bougie au-dessus de leurs têtes, afin de
leur permettre de mieux voir.
— C’est bien une couronne, murmura-t-il. Mais par quel miracle avez-vous pu découvrir ce
mystère après tant d’années ?
Nerissa se sentait incapable de répondre. Elle éprouvait seulement l’impression d’avoir été
transportée plusieurs siècles en arrière, dans un monde oublié par tous. Le duc posa la
chandelle sur le dessus du meuble et, plongeant la main à l’intérieur du tiroir, en retira la
couronne. Elle n’était pas constituée, comme la jeune fille l’avait d’abord cru, de fleurs d’oranger
artificielles, mais de fleurs fabriquées avec des perles et des diamants. De petites dimensions
mais délicieusement ouvragée, elle était superbe.
Tandis qu’il l’approchait du chandelier, les bijoux étincelèrent. Nerissa avait l’impression que
cet antique joyau lui parlait, lui annonçait que la malédiction avait pris fin, que les ducs et les
duchesses de Lynchester connaîtraient désormais le bonheur.
Le duc fixa pendant un moment la couronne avec des yeux incrédules, puis son regard alla
se poser sur Nerissa.
— Comment est-il possible que vous ayez pu connaître ce que des générations et des
générations ont vainement cherché à savoir ? Certains membres de notre famille ont cru à
cette malédiction ; d’autres, au contraire, se sont efforcés de prouver – sans d’ailleurs y
parvenir – que tout cela n’était qu’une légende sans fondement.
— Puisque la couronne se trouve là, entre vos mains, c’est qu’il ne s’agissait pas d’une
légende mais d’une histoire vraie, dit Nerissa d’une petite voix à peine audible.
— Vous avez raison. Dorénavant, la malheureuse jeune épouse pourra reposer en paix et
ne viendra plus nous hanter. Comment pourrai-je jamais assez vous remercier de ce que vous
avez fait pour moi et pour toute ma famille présente et future ? Ma gratitude vous est
éternellement acquise, mais je voudrais pouvoir faire encore plus.
Tous deux revenaient enfin à la réalité après cette découverte miraculeuse.
— Je vous supplie, reprit la jeune fille, de ne rien dire à aucun des invités. A personne, en
fait. Ils ne comprendraient pas. D’ailleurs, je ne veux plus parler de cette affaire. Plus jamais.
— Sans doute avez-vous raison, admit le duc de sa voix profonde. C’est pourquoi je
suggère de replacer la couronne dans cet endroit où elle est demeurée pendant des siècles. Et
demain, nous reviendrons ici ensemble pour nous assurer que nous n’avons pas rêvé.
— C’est aussi ce que j’aimerais faire, approuva Nerissa. Dites-moi, vous ne parlerez de
rien à… Delphine, n’est-ce pas ?
— Bien sûr que non, répondit le duc avec fermeté. Je vous ai déjà donné ma parole sur ce
point, Nerissa, et… je la tiendrai.
La jeune fille poussa un soupir de soulagement.
— Je suis heureuse… tellement heureuse d’avoir pu vous aider à ma façon.
— Peut-être m’avez-vous rendu un service plus grand encore que vous ne l’imaginez. Nous
en reparlerons demain.
Il replaça la couronne dans le meuble qu’il referma soigneusement, puis regarda la jeune
femme et sourit.
— Je suppose que vous vous rappelez la manière dont il faut s’y prendre pour l’ouvrir ?
— Il existe un petit bouton, juste à l’angle, et si habilement dissimulé qu’il était presque
impossible de le découvrir.
— Pourtant personne ne vous en avait parlé, et vous l’avez tout de même trouvé.
Nerissa ne répondit pas. Elle songeait qu’elle avait peut-être été choisie pour cette sorte
de mission et que la duchesse qui avait caché la couronne avait, par quelque étrange sortilège,
guidé ses doigts.
— Ce qui compte, dit-elle après un instant de silence, c’est que la couronne ait été
retrouvée et que, lorsque Votre Grâce se mariera, elle pourra connaître le bonheur, toute
malédiction étant désormais effacée.
— Je ne souhaite pas autre chose.
Ses yeux rencontrèrent ceux de Nerissa, à la clarté tremblotante de la chandelle, et ils
demeurèrent pendant un moment incapables de détacher leur regard l’un de l’autre. Puis, avec
un visible effort, le duc se détourna pour aller replacer le chandelier près du miroir, à l’endroit
où il l’avait pris. La jeune fille ouvrit alors la porte qui donnait dans le couloir, avec l’impression
qu’elle sortait d’un rêve pour atterrir de nouveau dans la réalité. A contrecœur. Elle aurait voulu
rester, ressentir encore ce sentiment étrange et presque surnaturel qu’elle avait éprouvé devant
l’apparition de cette couronne, ces perles et ces diamants qui avaient sans doute causé tant de
malheurs.
Elle aurait souhaité aussi – mais c’était là une chose à laquelle il lui était interdit de penser
– demeurer auprès du duc, lequel allait sans doute dans quelques instants s’empresser de
retrouver Delphine…
6



Après l’excitation de la nuit précédente, Nerissa était convaincue qu’elle passerait une
bonne journée. Elle se réveilla avec la sensation que son cœur débordait de joie et que tout
était pour le mieux dans le meilleur des mondes.
Harry et elle avaient prévu d’aller faire une promenade à cheval de très bonne heure, avant
que les autres invités ne fussent levés, et il était déjà prêt lorsqu’elle sortit de sa chambre.
L’instant d’après, ils prenaient le chemin des écuries, où le valet de service leur sella aussitôt
deux bêtes magnifiques.
Ils galopaient maintenant dans la plaine, et la jeune fille se retournait souvent, dans l’espoir
de voir apparaître au loin la silhouette caractéristique du duc. Hélas, son attente fut déçue et,
après une longue chevauchée, ils rentrèrent par les bois, empruntant le chemin que Nerissa
avait suivi en compagnie du maître de maison.
Elle se demandait pourquoi il n’avait pas daigné se montrer. Y avait-il à cette absence une
raison spéciale ? Cette pensée ne cessait de la hanter. Et puis elle se dit que son attitude était
ridicule, le duc ne lui ayant nullement promis de les accompagner, son frère et elle, ce matin-là.
Il s’était certainement couché très tard dans la nuit, et il était sans doute fatigué. Par ailleurs, il
avait pu juger qu’il serait imprudent – et automatiquement mal interprété – de s’afficher de
nouveau avec elle. Delphine était-elle déjà au courant de leur promenade matinale et le lui avait-
elle reproché ? La chose n’était pas impossible. Il existait encore d’autres hypothèses, mais
aucune d’entre elles ne la satisfaisait.
Elle n’aperçut même pas le duc lorsque, plus tard, après le petit déjeuner, elle se rendit à
l’église en compagnie de Lady Wentworth, laquelle n’aurait pour rien au monde manqué l’office
du dimanche. Certaines invitées avaient déjà fait leur apparition, mais d’autres étaient encore
dans la salle à manger. Nerissa avait d’abord pensé que son père se rendrait aussi à l’église,
mais elle le découvrit dans l’un des salons, fort occupé à noter ses remarques sur Lyn et ce
qu’il avait l’intention d’aller admirer au cours de la matinée.
— Tu n’as pas oublié, je suppose, lui dit-il, que le duc a prévu de nous faire visiter
l’ensemble du château, et je sais qu’il a demandé à son intendant de nous accompagner,
flanqué de son secrétaire qui est particulièrement documenté sur le siècle élisabéthain.
Nerissa avait espéré un peu naïvement que le duc serait seul en cette circonstance. Mais il
en avait décidé autrement, et la déception de la jeune fille devait s’accroître encore lorsque,
après leur avoir montré deux des salles les plus caractéristiques du château, un domestique
vint le chercher pour une affaire urgente. Et il ne reparut plus.

Elle s’efforça alors de se concentrer sur cette extraordinaire architecture élisabéthaine
dont le château de Lyn était un des plus remarquables spécimens. Ce faisant, elle ne pouvait
quand même pas s’empêcher de se demander si le duc n’était pas, en ce moment même, en
train de rire et de plaisanter avec Delphine. En outre, aurait-elle l’occasion, ainsi qu’il le lui avait
promis, de retourner voir la couronne en sa compagnie ?
Elle y songeait encore tandis que son père continuait à parcourir les différentes salles,
posant des questions et notant les réponses, infiniment heureux de pouvoir enfin contempler de
ses propres yeux ces impérissables merveilles.
Durant le déjeuner, on ne parla guère que de la fête des Fleurs qui devait se tenir le soir
même. Les invitées gardaient le secret sur la tenue qu’elles avaient choisie, mais Nerissa était
persuadée que Delphine mettrait tout en œuvre pour remporter le premier prix, attribué à la
plus belle. Toutefois, elle annonçait bien sûr à qui voulait l’entendre que les membres du jury
feraient preuve de la plus grande impartialité.
— Les douze candidates graviront l’une après l’autre les marches de l’estrade aménagée
dans la salle de danse, avait-elle précisé, et lorsque les prix auront été attribués, nous
danserons. Le duc a demandé à un certain nombre de gens du voisinage de se joindre à nous,
et je crois que les réjouissances ne prendront fin qu’avec les premières lueurs de l’aube.
Elle tenait manifestement à faire sentir à tous que l’idée venait d’elle, agissant déjà en
duchesse. A l’heure du thé, on discutait encore de l’événement, tandis que Nerissa se
demandait toujours si le duc se souviendrait de sa promesse de retourner avec elle revoir la
couronne découverte la veille. Pourtant, il lui arrivait de se dire qu’elle avait peut-être rêvé une
fois de plus. Elle craignait que, parvenue devant le petit meuble, il lui fût impossible de retrouver
le tiroir secret ; elle s’apercevrait alors que la merveilleuse couronne de diamants et de perles
n’avait jamais existé autre part que dans son imagination.
Lorsqu’elle monta faire un brin de toilette, elle trouva Mary qui l’attendait, visiblement
agitée.
— Je me demandais où vous étiez passée, Miss, dit la petite femme de chambre. Vous
êtes la seule à ne pas être allée choisir vos fleurs.
— Je doute qu’il en reste encore beaucoup à cette heure-ci.
— C’est vrai, Miss, et les jardiniers ne savent pas trop ce qu’ils pourront vous offrir.
— Où se trouvent-ils ?
— Il n’en reste qu’un : le plus jeune, tout juste un gamin. Les autres sont partis
confectionner les couronnes et autres falbalas commandés par ces dames.
— Tu sais, j’ai des goûts très simples, moi.
— Venez, Miss, allons voir ce qu’on peut encore dénicher.
Nerissa suivit la jeune femme de chambre jusqu’à une pièce où étaient entreposées les
fleurs. Un tout jeune homme s’affairait à les trier. Effectivement, il ne restait plus grand-chose,
les invitées s’étant emparées de tout ce qui était vraiment valable pour orner leurs robes et
aussi leurs cheveux. Promenant ses regards autour d’elle, la jeune fille constata qu’il n’y avait
plus ni roses, ni lis, ni camélias.
Il ne restait que quelques pensées dont les couleurs n’étaient d’ailleurs pas particulièrement
attrayantes, des asters qui ne semblaient guère convenir à la confection d’une couronne et un
petit nombre d’iris jaunes dont Nerissa se dit qu’ils ne ressortiraient pas suffisamment sur sa
chevelure blonde.
— Je n’ai pas autre chose, Miss, dit le jeune jardinier d’un air navré. A moins que vous
n’aimiez les fleurs des champs.
— Y aurait-il, par hasard, des myosotis ?
— Des centaines, Miss. Dans un certain coin du jardin, ils poussent aussi vite que les
mauvaises herbes, et nous n’arrivons pas à nous en débarrasser.
— Dans ce cas, voudriez-vous être assez aimable pour me confectionner une couronne de
myosotis ? J’ai toujours trouvé très belles ces petites fleurs champêtres.
— Il vous faudra autre chose qu’une simple couronne, Miss, intervint Mary qui se tenait sur
le seuil de la porte.
Nerissa se retourna avec un sourire. Mary se montrait particulièrement attentionnée avec
elle.
— Apportez-moi un gros bouquet de myosotis, déclara Mary en s’adressant au jardinier, et
je m’arrangerai. Surtout, ne lésinez pas sur la quantité.
— C’est bien, dit le jeune homme, j’y vais de ce pas.
Il revint quelques instants plus tard. L’ayant remercié, Nerissa regagna sa chambre, suivie
de Mary.
— Qu’avez-vous en tête ? demanda-t-elle. A quoi bon tout cela, puisque ma sœur
remportera le premier prix ?
La jeune femme de chambre hocha la tête et poussa un soupir.
— Elle a demandé une telle quantité de roses qu’il y en aurait assez pour un
couronnement. D’ailleurs, le chef jardinier n’était pas du tout content car elle a fait couper les
plus belles. Après son passage, il ne reste plus rien de valable dans les jardins.
Nerissa éclata de rire et décida de ne plus se préoccuper de ce sujet. Elle songea au
secret qu’elle partageait avec le duc ; et c’était là une chose bien plus importante – bien plus
grave aussi – que toutes les roses du jardin et toutes les fleurs de la création. Seulement, le
soir approchait, et elle n’avait toujours pas de nouvelles. Un peu déprimée, elle alla retrouver
son père, toujours plongé dans une montagne de notes.
— Papa, lui dit-elle sans préambule, à présent que vous avez visité le château, ne serait-il
pas plus sage de rentrer chez nous dès demain ? Certains invités, qui n’étaient venus que pour
le concours hippique, repartent déjà pour Londres.
— Rentrer chez nous demain ? répéta Marcus Stanley d’un air étonné. Il ne saurait en être
question, ma petite fille. Je suis loin d’avoir visité le château dans son entier, et je n’ai encore
pratiquement rien vu de ses dépendances. Je me suis laissé dire que le centre d’équitation
n’avait pas son pareil dans toute l’Angleterre. En outre, il me faut examiner les colombiers qui
sont, m’a-t-on raconté, absolument uniques et d’une valeur historique inestimable.
Sans laisser à sa fille le temps de répondre, il se leva et quitta la pièce en déclarant :
— Nous partirons mardi. Et ce sera encore bien trop tôt pour moi !
Nerissa regagna sa chambre en se disant qu’elle avait été stupide de suggérer ce départ
précipité. Elle retrouva Mary qui avait déjà préparé avec beaucoup de goût ce qu’elle devait
mettre pour la soirée. Elle-même avait prévu de porter une robe bleu pâle qui avait appartenu à
Delphine et qu’elle n’avait encore jamais utilisée, mais Mary insista pour qu’elle choisît plutôt
une blanche, faisant observer très justement que des myosotis ne ressortiraient pas
suffisamment sur une robe bleue. Nerissa admit qu’elle avait raison.
— Vous vous changerez après le dîner, comme le feront les autres invitées, dit la petite
femme de chambre qui paraissait posséder un sens pratique fort aiguisé.
— Comment ? Nous serons toutes obligées de nous changer après le dîner avant de
paraître dans nos déguisements de fleurs ?
— Vous comprendrez ce que je veux dire, Miss, lorsque ces belles dames se mettront à
parader, répondit Mary en riant. La plupart seraient dans l’impossibilité de s’asseoir à table.
Devant l’insistance de la jeune femme de chambre, elle enfila la très jolie robe qu’elle
n’avait pas encore portée, puis descendit à la salle à manger en songeant de nouveau qu’elle
n’avait pas encore vu le duc. Il était évident qu’il avait oublié sa promesse, ou alors il ne
souhaitait plus retourner voir la couronne en sa compagnie. Qu’avait-il bien pu faire durant toute
la journée ? Sans doute avait-il passé le plus clair de son temps avec Delphine qui lui apparut
soudain, étincelante de bijoux, et il fallait bien l’admettre, d’une éblouissante beauté.
L’expression de son visage laissait d’ailleurs comprendre qu’elle était sûre de son succès.
Le dîner une fois terminé, lorsque les invitées se furent rassemblées au salon, la sœur de
Nerissa prit aussitôt les choses en main.
— Que personne ne perde de temps. Vous savez toutes ce que vous avez à faire : rendez-
vous dans l’antichambre de la salle de danse en nous efforçant de ne pas nous faire voir des
autres invités. Dès que nous y serons toutes, nous franchirons la porte conduisant à l’estrade et
nous descendrons les marches jusqu’au centre de la salle avant d’aller nous placer le long du
mur.
Toute cette mise en scène était nouvelle pour Nerissa, qui espérait ne pas commettre
d’erreur dans ses mouvements. Elle remonta dans sa chambre, où l’attendait Mary, et poussa
une exclamation de surprise en contemplant la robe qu’elle lui avait préparée. Il s’agissait d’un
vêtement de mousseline blanche ayant appartenu à Delphine, de coupe simple, mais qui avait
été orné de petits myosotis qui apportaient une note exquise à l’ensemble. Lorsqu’elle l’eut
enfilée, Nerissa constata qu’elle était également pourvue d’un large ruban bleu qui rappelait
celui de l’ordre de la Jarretière. D’autres myosotis, accrochés en grappe sur une épaule,
descendaient jusqu’à la taille. Elle trouva cet agencement délicieux, et la couronne qui entourait
ses cheveux blonds n’était pas moins réussie.
— Vous vous êtes donné beaucoup de mal, Mary, et c’est vraiment très gentil de votre
part.
— Ce ne sera pas aussi spectaculaire que les robes de certaines autres invitées ; mais,
selon moi, c’est vous qui serez la plus fraîche et la plus belle.
Nerissa se mit à rire.
— Merci, Mary, de me redonner confiance, car le myosotis est une petite fleur bien
modeste et discrète.
Elle se rendit compte de la justesse de ce propos lorsqu’elle rejoignit les autres dans
l’antichambre de la salle de danse. Delphine était réellement éblouissante. Elle portait une robe
à paniers entièrement recouverte de roses roses, elle était coiffée d’une couronne
confectionnée avec les mêmes fleurs, et tenait à la main une ombrelle ornée de la même
manière. Comme si cela n’était pas suffisant, ses plus beaux diamants étaient disposés entre
les fleurs de sa couronne et autour de son généreux décolleté. Nerissa se dit qu’aucune des
autres jeunes femmes présentes ne pouvait rivaliser avec elle, et l’attitude de Delphine révélait
assez bien qu’elle en était elle-même convaincue.
Cependant, toutes les invitées avaient fait de leur mieux pour se mettre en valeur. L’une
d’elles, qui prétendait représenter un lis, était vêtue d’une longue robe blanche toute simple
avec, fixées aux épaules, de grandes ailes constituées de véritables lis, dont elle tenait aussi
une gerbe dans ses mains. Une autre, ornée d’œillets rouges qui décoraient les bords de son
vêtement, arborait une très jolie couronne de style russe.
Ainsi que Nerissa l’avait prévu, nul ne lui prêta beaucoup d’attention. Au moment où les flots
de musique venant de la salle de danse se faisaient plus insistants, retentit la voix de Delphine :
— Tout le monde est maintenant réuni, et les juges sont en place, prêts à attribuer à
chacune d’entre nous la note qu’elle mérite. N’oubliez pas que vous devez décrire la fleur que
vous représentez, soit avec des mots personnels, soit avec quelques vers d’un poète de votre
choix.
Nerissa se souvint avoir été surprise, en pénétrant dans l’antichambre, de voir deux ou trois
invitées occupées à feuilleter des livres de poèmes. Elle se dit qu’elle n’avait pas dû écouter
avec assez d’attention ; ou alors, on ne l’avait pas prévenue qu’elle devait faire la description de
la fleur qu’elle avait choisie. Rapidement, elle tenta de se rappeler des vers de Lord Byron ou
de quelque autre poète. Mais en existait-il se rapportant à une fleur aussi modeste que le
myosotis ?
Soudain, un roulement de tambour résonna dans le château, puis des applaudissements
crépitèrent lorsque Delphine, tenant son ombrelle au-dessus de sa tête, franchit la porte en
direction de l’estrade. Les gens que le duc avait invités à se joindre à eux après le dîner étaient
déjà arrivés. Et, d’après l’intensité des applaudissements, ils devaient être nombreux.
Une par une, les candidates quittèrent l’antichambre d’une démarche étudiée, comme si
elles avaient des années de pratique. A mesure qu’elles pénétraient dans la salle de danse,
Nerissa percevait les quelques mots qu’elles prononçaient d’une voix claire mais souvent
hésitante, avant de retourner à leur place. Onze jolies fleurs défilèrent ainsi, et la jeune fille se
rendit compte qu’elle était la dernière, simplement parce qu’elle n’avait pas fait l’effort de se
glisser à une autre place. Elle s’avança vers la porte de communication, attendit que la
précédente candidate, aussi resplendissante qu’un camélia blanc, eût récité son poème et
gagné sa place, puis elle s’avança.
Pendant un instant, les yeux éblouis par les lumières, elle se sentit prise d’une timidité
soudaine autant qu’imprévue. Puis, au milieu des visages inconnus des invités qui faisaient
partie du jury, elle aperçut celui du duc. D’une démarche souple et gracieuse, elle s’approcha
de l’estrade et, inconsciemment, sans y réfléchir une seconde, un poème lui revint à l’esprit
dont elle déclama les vers d’une voix très douce qui força l’attention de chacun.

Le myosotis, bleu comme le ciel,
Petit et modeste, vous l’oublierez
Avec quelqu’un d’autre, alors que moi
Je me souviendrai toujours de vous.

Au dernier vers, les applaudissements fusèrent tandis que, les yeux baissés, la jeune fille
regagnait rapidement sa place parmi les autres concurrentes. Les spectateurs continuaient à
applaudir, le duc rassemblait les bulletins de vote. Puis, ayant gravi les marches de la petite
estrade, il s’adressa à l’assistance. Il déclara que cette fête des Fleurs était certainement la
plus belle et la mieux réussie que le château de Lyn eût jamais connue.
Ensuite, il proclama le résultat du vote, et nul ne fut très surpris car Delphine emporta le
trophée. Nerissa, nullement jalouse, songea à la joie que devait éprouver sa sœur. De fait, tout
le monde put lire sa satisfaction sur son visage lorsqu’elle s’avança vers le duc pour recevoir de
ses mains le premier prix : une ravissante broche en forme de fleur, en émail incrusté de petites
pierres semi-précieuses. Nerissa se trouvait assez proche d’elle pour l’entendre remercier à
haute et intelligible voix, avant d’ajouter dans un murmure destiné au duc :
— Ce bijou me sera précieux parce que c’est vous qui me l’offrez.
Quelque chose dans sa voix et dans ses yeux en disait long sur ses sentiments.
Cependant, Nerissa ne perçut aucune réponse de la part du duc, et Delphine dut se retirer pour
céder la place au second prix : la jeune femme ornée de lis.
Une fois la distribution achevée, tous les invités se rapprochèrent pour mieux voir les
heureuses élues et les inviter à danser, bien que ce fût, dans un petit nombre de cas, une
manœuvre plutôt délicate. Nerissa se dirigea vers son père, mais elle le trouva en grande
conversation avec un gentleman propriétaire d’un domaine des environs et dont la maison
remontait à l’époque des Tudors. Il paraissait clair qu’il ne souhaitait pas être interrompu. Aussi
la jeune fille se réjouit-elle lorsqu’elle sentit le bras de Harry se glisser sous le sien.
— Tu es formidable ! déclara son frère avec une sincère admiration. J’ai trouvé que les
myosotis étaient en parfaite harmonie avec ton genre de beauté. Et ils étaient particulièrement
indiqués.
— Pour quelle raison ?
— Parce qu’en anglais ils s’appellent aussi « forget-me-not », « ne m’oublie pas ». Et nous
n’oublierons jamais notre séjour ici, tout simplement. J’ai une nouvelle à t’apprendre. Viens…
Il entraîna sa sœur dans une petite pièce attenante, loin du bruit de la salle de danse.
— De quoi s’agit-il ?
La jeune fille se sentait inquiète d’une telle excitation.
— Tu ne vas pas le croire, mais le duc m’a demandé si j’avais des chevaux. Bien sûr, j’ai
répondu non. Il m’a alors annoncé qu’il avait déjà prévu de m’en offrir un que je pourrais
emmener avec moi à Oxford.
— Il t’a vraiment dit ça ? Mais c’est merveilleux, Harry. Tu pourras ainsi employer à autre
chose l’argent que Delphine t’a donné.
— Sur le moment, je n’en croyais pas mes oreilles ; mais, à présent, je comprends la
raison qui le pousse à agir de la sorte.
— Et quelle est cette raison, selon toi ?
— Elle saute aux yeux, voyons ! En dépit de mes pronostics, il paraît évident qu’il a
l’intention d’épouser Delphine, et il cherche, de cette manière détournée, à s’insinuer dans nos
bonnes grâces.
— Oui, bien sûr, ce doit être cela… l’explication de son geste, dit Nerissa d’une voix mal
assurée.
Pourquoi ne se sentait-elle pas aussi heureuse qu’elle aurait dû l’être en apprenant une
telle nouvelle ? Elle ne comprenait pas sa réaction.
Après cette brève conversation avec son frère, la soirée lui parut interminable, et bien
qu’elle dansât avec un certain nombre d’invités – en évitant avec soin Sir Montague – elle ne
s’amusait pas vraiment. Elle se dit qu’elle devait être fatiguée et que personne ne remarquerait
son absence si elle regagnait discrètement sa chambre.
Delphine, reine incontestée de la soirée, était fêtée et complimentée par tout le monde.
Pourtant, les autres femmes ne semblaient pas jalouses de son succès. Chaque gentleman se
pressait pour l’inviter à danser, et elle était obligée de ne faire qu’un seul tour de piste avec un
homme pour passer aussitôt dans les bras d’un autre, et ainsi de suite.
Nerissa résolut d’aller se coucher. Mais aussitôt dans sa chambre, elle se sentit prise de
l’envie soudaine et irrésistible d’aller s’assurer que la couronne se trouvait toujours là où le duc
et elle-même l’avaient laissée. Elle décida d’en avoir le cœur net. Elle sortit et longea le couloir,
passant devant toutes les pièces d’apparat pour atteindre enfin la Chambre de la Duchesse.
Apparemment, rien n’avait changé. Les deux chandelles brûlaient toujours, une de chaque côté
du miroir, et elle distinguait très clairement le bonheur-du-jour qui renfermait le précieux objet.
Soudain, il lui sembla sentir la présence de la malheureuse duchesse, juste à côté d’elle.
« Pourquoi n’avez-vous pas eu confiance en votre mari ? » avait-elle envie de lui demander. Et
elle eut l’impression que la duchesse essayait de lui répondre quelque chose, qu’elle ne
parvenait pas à comprendre. Machinalement, ainsi qu’elle l’avait fait la nuit précédente, elle
laissa glisser ses doigts sur le rebord du meuble. Elle y trouva la minuscule protubérance sur
laquelle elle exerça une pression légère. Comme rien ne se produisait, elle songea avec
angoisse que tout n’avait peut-être été qu’illusion et mirage. Pourtant, lentement, le tiroir
s’ouvrit. La couronne était bien là, en ce même endroit où elle reposait depuis tant d’années,
portant en elle la malédiction des Lynchester, la terrible légende qui empêchait le bonheur
d’habiter le château de Lyn.
Nerissa avança les mains et tira de sa cachette la précieuse couronne. Elle la considéra
avec plus de calme qu’elle ne l’avait fait dans l’excitation de la nuit précédente, et elle lui parut
encore plus belle. Merveilleusement ouvragée, elle devait être l’œuvre d’un habile joaillier
étranger, probablement italien. Elle l’approcha des deux chandeliers et leur lumière caressa les
perles qui chatoyèrent. Puis, saisie d’une impulsion soudaine, elle ôta sa couronne de myosotis
et la remplaça par celle de diamants. Au même instant, elle crut percevoir un léger soupir tout
près d’elle, comme si le fantôme de la duchesse se sentait soulagé et cherchait à exprimer sa
satisfaction. Ce n’était certes qu’une vague impression, et pourtant, elle était certaine d’avoir
entendu quelque chose. L’infortunée duchesse était là, toute proche, et Nerissa était convaincue
de n’avoir pas été le jouet de son imagination.
C’est alors que, levant les yeux vers le miroir pour contempler son reflet, elle vit s’ouvrir la
porte, et le duc apparut sur le seuil. Elle distinguait ses traits dans le miroir sans oser se
retourner, tandis qu’il avançait lentement vers elle. Il était maintenant tout près, et leurs deux
visages se reflétaient côte à côte.
— C’est ainsi que je veux vous voir, dit-il d’un ton calme.
Comme si elle sortait d’un rêve, Nerissa se rendit compte qu’il était bien là en chair et en
os. Elle songea aussitôt qu’elle avait peut-être commis un acte répréhensible en essayant cette
couronne sans lui en demander la permission. Elle se retourna vivement dans l’intention de
s’excuser mais, incapable de prononcer un seul mot, elle le considéra avec des yeux remplis
d’étonnement tandis qu’il ajoutait :
— … quand nous serons mariés.
Muette de stupeur, elle n’en croyait pas ses oreilles.
— Je savais vous trouver ici, poursuivit le duc, et j’avais justement l’intention de vous prier
de mettre cette couronne sur votre tête, afin de vous contempler telle que vous serez après
notre mariage.
— Je… ne sais… ce que vous voulez dire, balbutia la jeune fille.
— C’est pourtant clair. Je cherche à vous faire comprendre que je vous aime. Si jusqu’ici je
ne me suis pas encore marié, c’est parce que je n’avais trouvé personne pour m’assurer que, la
malédiction enfin levée, je pourrais enfin connaître le bonheur.
Incapable de parler, elle continuait à regarder le duc avec de grands yeux effarés. Alors il
l’entoura de ses bras et l’attira à lui.
— Je vous aime, répéta-t-il en posant ses lèvres sur celles de la jeune fille.
Et pendant qu’il l’embrassait, elle se rendit compte soudain que, si elle s’était sentie
malheureuse et désemparée, c’était tout simplement parce qu’elle l’aimait elle aussi sans oser
se l’avouer. Elle l’avait aimé dès leur première rencontre, le jour où il était apparu sur le seuil de
la cuisine de Queen’s Rest. Puis, le jour de leur promenade matinale à cheval, elle avait
compris que son attirance était une réalité et non le fruit de son imagination.
Maintenant, il la serrait dans ses bras, il l’embrassait. Doucement d’abord, délicatement,
comme s’il craignait de l’effaroucher. Mais bientôt, son baiser devint plus appuyé, plus insistant,
plus profond. Elle avait l’impression de flotter entre ciel et terre, comme si leurs deux êtres n’en
faisaient plus qu’un et que rien au monde ne pourrait désormais les séparer. Elle sentait se
resserrer sur elle les bras puissants de celui qu’elle aimait déjà de toute son âme, et une
ivresse sensuelle jusqu’alors inconnue l’emportait, une sorte d’extase dont elle ignorait même
qu’elle pût exister. Lorsque leurs bouches se séparèrent enfin, ils se regardèrent
passionnément. Alors elle s’entendit murmurer, d’une voix qu’elle ne reconnaissait même pas
comme la sienne et qui lui semblait venir de très loin :
— Je… vous aime.
— C’est ce que je voulais vous entendre dire, Nerissa
Et il l’embrassa à nouveau, avec encore plus d’ardeur que la première fois, comme s’il
craignait qu’elle ne lui échappât, comme s’il voulait la faire sienne à jamais. Puis, le souffle
coupé par ce baiser fougueux, elle blottit sa tête contre son épaule, tandis qu’il murmurait d’une
voix tremblante :
— Êtes-vous prête à m’épouser, ma chérie ?
Nerissa redescendit du nuage sur lequel elle planait depuis un moment pour revenir à la
réalité.
— Est-ce que je rêve ? s’étonna-t-elle d’une petite voix mal assurée, ou bien… m’avez-
vous réellement demandé de vous épouser ?
— Comment pourrais-je vouloir autre chose, alors que vous m’avez donné, par je ne sais
quel miracle, la clé du bonheur : cette couronne qui a détruit celui de tant de mes ancêtres ?
— Je ne m’explique pas, moi non plus, un tel prodige ; mais vous savez que je ne peux pas
être votre femme.
Elle sentit les bras du duc se resserrer davantage sur son corps.
— Pourquoi dites-vous cela ?
— Parce que vous devez épouser Delphine.
— Je n’ai jamais proposé le mariage à votre sœur, et je n’ai aucune intention de le faire.
— Mais elle croit… je veux dire elle est persuadée que…
— Je sais ce dont elle est persuadée, comme l’ont été plusieurs autres jeunes femmes
avant elle. Seulement, je m’étais promis de ne pas me marier avant d’être sûr de trouver le
bonheur.
Il s’interrompit un instant avant d’ajouter :
— J’ignore si j’ai réellement cru à l’existence de cette malédiction, mais je sentais malgré
tout qu’aucune des femmes à qui je faisais la cour ne représentait mon idéal. J’attendais en
vain celle qui devait devenir mon épouse.
Nerissa ne disant mot, il poursuivit :
— Il m’est difficile de vous expliquer ce que je ressentais. Je suis devenu désabusé et
cynique parce que chaque fois que je faisais la connaissance d’une femme, je la croyais
différente des autres. Mais je m’apercevais rapidement qu’elle n’était pas ce que j’avais cru,
qu’elle ne correspondait pas du tout à l’image que je m’étais forgée.
— Pourtant, Delphine était persuadée que vous alliez l’épouser.
— Ce que je lui demandais – pardonnez-moi si je vous choque – était quelque chose d’un
peu différent.
— Elle me l’avait fait comprendre, mais elle était convaincue que vous changeriez d’avis.
Le duc pinça imperceptiblement les lèvres.
— Votre sœur est fort belle, c’est vrai ; mais je me rends compte à présent que sa beauté
n’est qu’un pâle reflet de la vôtre.
Nerissa se souvint que Harry avait émis la même opinion, et elle protesta vivement.
— Vous ne devez pas penser cela. Et, bien que… je vous aime, je ne pourrais pas être
heureuse auprès de vous, sachant que Delphine souffre à cause de moi.
Il y eut un bref silence, puis le duc reprit la parole d’un air incrédule :
— Dois-je comprendre, Nerissa, que vous avez l’intention de refuser ma demande ?
— Comment me serait-il possible d’agir autrement ? soupira la jeune fille d’un air
malheureux. Je vous aime… je le sais… j’en suis sûre, mais si je vous épousais, Delphine me
maudirait, tout comme vos ancêtres ont été maudits autrefois. Et peut-être cette malédiction
serait-elle aussi terrible que l’autre. Nous serions séparés, et… je ne souhaiterais alors que la
mort.
— Vous n’avez pas le droit de parler de la sorte, s’exclama le duc en attirant de nouveau la
jeune fille contre lui. Croyez-vous vraiment que, vous ayant trouvée, je sois disposé à vous
perdre ?
Il la regarda longuement au fond des yeux, comme pour la convaincre de sa sincérité.
— Vous m’appartenez, dit-il enfin. Vous représentez ce dont j’avais toujours rêvé. Pourtant,
je commençais à croire que c’était un idéal impossible. Et puis, un jour, je pénètre dans la
cuisine de votre demeure – endroit invraisemblable s’il en fut – et je vois devant moi une
créature si belle, si parfaite que, pendant un instant, je me sens comme pétrifié.
— Avez-vous réellement éprouvé… ce que vous dites ? demanda Nerissa qui n’était pas
encore revenue de sa surprise.
— Oui, j’ai ressenti cela et bien plus encore. Ensuite, j’ai essayé de me convaincre que
j’avais été obnubilé par l’excellent repas préparé à mon intention et par les bons vins que l’on
m’avait servis.
Un sourire éclairait son visage.
— Et, en même temps, j’étais fermement décidé à vous revoir. C’est pourquoi j’ai invité
votre père à venir me rendre visite à Lyn.
— Delphine ne voulait pas que je l’accompagne.
— Je n’en suis pas surpris. Mais si votre sœur possède une volonté de fer, je ne suis pas
moins obstiné. Et même si vous aviez refusé de suivre votre père, j’aurais trouvé n’importe quel
prétexte pour vous attirer ici.
Les yeux plongés dans ceux de la jeune fille, il la contemplait avec une sorte de
ravissement.
— Depuis cette première rencontre, mon amour pour vous n’a fait que grandir, d’heure en
heure, de minute en minute.
— Aujourd’hui cependant, vous m’avez ignorée ; vous ne m’avez pas adressé un seul mot.
— Oui, car je ressentais le besoin de mettre un peu d’ordre dans mon esprit. D’autre part,
je me disais que si votre sœur soupçonnait mes sentiments à votre égard, elle risquait de vous
faire du mal.
Nerissa laissa échapper un petit cri.
— Mais elle ne doit… jamais le savoir !
— Elle l’apprendra un jour ou l’autre, puisque je suis résolu à vous prendre comme femme,
Nerissa. Je me sens incapable de vivre sans vous.
— Il le faudra bien. Je vous aime, c’est vrai ; je vous aime de toute mon âme, mais je ne
pourrai jamais vous épouser. Comment me serait-il possible d’affronter Delphine, de la regarder
en face, alors qu’elle est persuadée que vous allez bientôt lui demander sa main ?
Il posa délicatement ses doigts sous le menton de sa compagne pour l’obliger à lever la
tête.
— Écoutez, ma chérie, croyez-vous qu’avec les sentiments que nous éprouvons l’un pour
l’autre il nous soit possible de nous séparer ?
Nerissa le regarda, et elle sentit des larmes monter à ses paupières et lui brouiller la vue.
— Je comprends ce que vous voulez dire, murmura-t-elle d’une voix émue, et je partage
les mêmes sentiments que vous, c’est vrai. Je vous aime… plus que tout au monde. Mais nous
n’avons pas le droit de vivre notre bonheur au détriment de Delphine. Si nous faisions cela…
ma vie serait à jamais gâchée par l’angoisse et le désespoir.
Le duc la considéra pendant un long moment sans répondre.
— J’admets votre point de vue, ma chérie. Mais je vous supplie de m’écouter avec
attention.
— Vous savez bien que j’écouterai tout ce que vous me direz, soupira la jeune fille d’une
voix tremblante et à peine perceptible.
— Alors je jure devant Dieu que vous serez ma femme, que vous m’appartiendrez et que
nous connaîtrons le bonheur ensemble. C’est là un serment que je ne romprai jamais.
Nerissa sentait qu’il n’y avait rien à ajouter, et elle se blottit de nouveau contre l’épaule de
son compagnon. Il la pressa tout contre lui, tandis qu’il couvrait ses cheveux de légers baisers.
Ils restèrent longtemps ainsi, et elle se sentait protégée, rassurée, plongée au sein d’un amour
solide et puissant, à l’abri du mal et de la souffrance. Désormais, elle ne serait jamais plus
seule et désemparée. Ce n’était sans doute là qu’une illusion, un rêve qui allait s’envoler ; mais
pour l’instant, leurs deux êtres semblaient n’en former qu’un seul pour l’éternité.
Puis le duc relâcha avec douceur son étreinte et, levant lentement les bras, il ôta la
couronne que sa compagne avait encore sur la tête pour la replacer dans le tiroir qu’il referma.
— Il faut maintenant que je regagne la salle de danse, ma chérie. Et je voudrais que vous
alliez bien sagement vous glisser dans votre lit en chassant toute inquiétude de votre esprit. Je
vous aime, et vous devez me faire confiance. Oubliez pour l’instant ces obstacles qui se
trouvent encore sur notre route. Je vous promets de les disperser sans tarder.
Il la contempla de nouveau avec des yeux pleins de tendresse et la pressa fort contre lui.
— La seule chose dont vous devez vous souvenir, Nerissa, dit-il d’un ton grave, c’est que je
vous aime et que personne au monde ne pourra me détacher de vous.
Une nouvelle fois, sa bouche s’empara de celle de sa compagne en un baiser si passionné,
si fougueux que la jeune fille eut l’impression qu’ils s’envolaient tous les deux vers le firmament
étoilé.
7



Nerissa monta dans sa chambre, tandis que le duc regagnait la salle de danse, où il
entreprit de convaincre les voisins conviés à la soirée de se retirer sans tarder ; et il le fit avec
un tel tact que les intéressés ne s’aperçurent aucunement de la manœuvre.
Dès qu’il ne resta plus que les invités résidant au château, il demanda à l’orchestre de jouer
le God Save the King, ce qui signifiait que la soirée était terminée.
— C’est trop tôt, Talbot ! protesta Delphine.
— Je vous réserve bien d’autres surprises, répliqua-t-il sur un ton qu’elle trouva sans doute
un peu sec. Et puis, comme il ne reste qu’une seule soirée avant votre départ, je ne voudrais
pas que vous soyez trop fatiguée.
Elle accepta l’explication avec un haussement d’épaules et une jolie moue de ses lèvres
teintées de rouge. Puis, glissant son bras sous celui de son compagnon en un geste enjôleur –
pour ne pas dire possessif –, elle murmura d’une voix câline :
— Tout ce que je désire, c’est être près de vous. Hélas, nous ne nous sommes pas
tellement vus ce soir.
— Il est bien difficile de s’isoler quand la maison est pleine de monde, dit le duc en se
dégageant pour aller souhaiter bonne nuit à sa tante.
Resté enfin seul, il franchit la grande porte-fenêtre et marcha un peu dans le jardin sous le
ciel constellé d’étoiles. Il pensait à Nerissa et se disait qu’il était l’homme le plus heureux du
monde, ayant enfin trouvé ce que tout homme cherche : une femme qui l’aimait pour lui-même.
Il avait senti en l’embrassant qu’elle lui avait donné son cœur et son âme.
Lorsqu’il rentra dans la maison, le maître d’hôtel avait déjà éteint la plupart des
candélabres, laissant juste assez de lumière pour que le duc pût retrouver aisément le chemin
de sa chambre. Ayant gravi le grand escalier conduisant à l’étage, il s’engagea dans le long
couloir et aperçut alors, à l’autre extrémité, un homme qui approchait sans bruit. N’ayant
aucune envie d’entamer une banale conversation avec quiconque, il se dissimula dans
l’encoignure d’une porte tout en se demandant qui pouvait bien être ce rôdeur nocturne et où il
allait de ce pas.
L’instant d’après, il se rendit compte qu’il n’avait plus aucune raison de se cacher, car
l’homme – drapé dans une longue robe de chambre – venait d’ouvrir une porte et de disparaître
à l’intérieur d’une pièce.
Pendant un moment, le duc considéra la chose invraisemblable et crut s’être trompé ; mais,
tandis qu’il poursuivait son chemin en direction de sa propre chambre, il aperçut une rose rouge
sur le tapis, juste devant la porte qu’on venait d’ouvrir. Il se baissa pour la ramasser et reprit sa
marche, un sourire aux lèvres.

Nerissa trouva la journée interminable et sans grand intérêt. Cela tenait sans doute au fait
que les festivités se terminaient et que plusieurs des invités étaient déjà repartis. Pourtant, le
duc avait organisé une promenade à cheval dans la matinée et un nouveau concours hippique
dans l’après-midi, mais la jeune fille sentait que l’atmosphère manquait de quelque chose.
C’était sans doute parce qu’elle se sentait incapable de prendre part aux événements qui se
déroulaient autour d’elle. A certains moments, elle était transportée d’une indicible joie, comme
la nuit précédente lorsqu’elle était allée se coucher. Elle se souvenait des baisers passionnés
de l’homme qu’elle aimait de tout son être. Et puis, l’instant d’après, elle était prête à sombrer
dans le désespoir, car elle savait qu’il lui était impossible de devenir sa femme comme il le
souhaitait. Je l’ai sauvé d’une malédiction, se disait-elle. Comment pourrais-je l’attirer dans une
autre ?
Elle avait toujours eu un peu peur de Delphine, et elle était convaincue que sa sœur
n’hésiterait pas à se venger si le duc refusait de l’épouser. Son bonheur serait ainsi
irrémédiablement compromis ainsi que celui de Lynchester, qui méritait pourtant d’être heureux.
Je l’aime ! Je l’aime ! se répétait-elle, mais le nom du myosotis – « ne m’oublie pas » – ne dit
pas la vérité, et il m’oubliera.
Il lui semblait que, parmi toute l’assemblée réunie au château de Lyn, deux personnes
seulement paraissaient vraiment heureuses. L’une d’elles était son père, visiblement ravi de
visiter cette somptueuse demeure dans ses recoins les plus secrets ; la seconde était Harry,
qui vivait véritablement un rêve. Le duc lui avait promis de lui faire don d’un cheval, et il avait été
d’une exubérance folle durant le déjeuner de midi et le dîner du soir.
Plusieurs invités étaient repartis, et l’assistance était donc relativement réduite. Les
hommes présents étaient pour la plupart des intimes du duc. Delphine, pour une raison que
Nerissa ne parvenait pas à s’expliquer, paraissait avoir une dent contre lui. Ayant d’abord
essayé de bouder, puis de se plaindre à voix basse, elle avait fini, vers la fin du repas, par faire
de son mieux pour éveiller la jalousie du duc en flirtant outrageusement avec Lord Locke, placé
à sa droite.
Pour terminer le dîner en musique, le duc avait engagé quelques artistes locaux munis de
petits accordéons et d’harmonicas dont ils jouaient avec une grande habileté. En temps normal,
Nerissa aurait beaucoup apprécié ce petit concert, qui était pour elle quelque chose de
nouveau. Mais, en ce moment, elle ne songeait qu’aux minutes qui s’écoulaient. Demain, elle
retournerait à Queen’s Rest, en compagnie de son père et de son frère. Elle ignorait si le duc
avait prévu de la revoir. C’était assez peu probable. En fait, elle se demandait s’il n’avait pas
mal pris le refus qu’elle lui avait opposé la veille au soir lorsqu’il lui avait offert de l’épouser.
Bien qu’il ne fût pas encore très tard, Marcus Stanley annonça qu’il préférait se retirer dans
sa chambre. Sur quoi, le duc suggéra que tout le monde devrait en faire autant. Pendant un
bref instant, lorsqu’il prit dans la sienne la main de Nerissa pour lui souhaiter une bonne nuit, la
jeune fille sentit nettement que ses sentiments pour elle demeuraient inchangés. Elle n’osa
cependant pas lever les yeux, de crainte que Delphine ne les observât et ne remarquât quelque
chose. Tête baissée, elle suivit lentement son père qui venait de s’engager dans le grand
escalier.
De nouveau, le duc se retrouva seul, sans ses invités. Mais, cette fois, il ne sortit pas,
comme la veille, faire une promenade dans le jardin. Il monta directement jusqu’à la chambre
de la Duchesse. Il entra et alla tout droit au petit bonheur-du-jour dont il entreprit d’ouvrir le
tiroir secret, comme il avait vu Nerissa le faire. Il ne devait pas être aussi habile qu’elle, car il lui
fallut un certain temps pour découvrir le minuscule bouton et exercer la pression juste suffisante
pour actionner le mouvement. Enfin, le tiroir apparut, et il aperçut la couronne à l’endroit où il
l’avait replacée la nuit précédente.
En quittant la pièce, il reprit le chemin de sa propre chambre. Et puis, d’un air résolu, il
ressortit et longea le couloir jusqu’à l’endroit où la nuit précédente, il avait vu une rose devant
une porte et un homme entrer. Ce soir, il n’y avait pas de rose. Sans se donner la peine de
frapper, il ouvrit brusquement la porte et s’engouffra dans la chambre.
Deux chandelles seulement étaient allumées dans cette grande pièce luxueuse, mais elles
dispensaient une clarté largement suffisante. Il découvrit Delphine, simplement vêtue d’un
négligé diaphane et blottie entre les bras de Lord Locke. Celui-ci embrassait la jeune femme
sur la bouche avec une évidente passion, et tous deux mirent quelques minutes à s’apercevoir
qu’ils n’étaient plus seuls. Ils dénouèrent instantanément leur étreinte.
Il s’ensuivit un échange de propos vifs et acerbes, le duc accusant son invité de se
conduire d’une façon inconvenante et indigne d’un gentleman. Locke répliqua qu’il se considérait
comme insulté par les paroles de son hôte, et les deux hommes poursuivirent leur querelle,
tandis que Delphine s’efforçait en vain de les calmer. En fin de compte, Locke s’écria d’une voix
tonnante :
— J’exige réparation, Lynchester. Je ne permets à personne de me parler comme vous
venez de le faire.
— Je suis à votre entière disposition, répliqua le duc, et je considère qu’il est grand temps
que l’on vous donne la leçon que vous méritez pour votre impertinence.
— Alors, quand et où ? demanda l’autre, les dents serrées.
— Il n’est même pas question d’attendre l’aube. Nous allons, sans perdre un instant, régler
ce différend au terrain d’équitation, et j’espère qu’une balle bien placée dans le bras tempérera
vos ardeurs pour les semaines à venir.
— Cela reste à prouver, mon cher ! Néanmoins, j’accepte votre proposition.
— Je vous rejoindrai donc sur les lieux dans une heure, lança le duc d’un ton sec. Et
comme nous n’avons intérêt, ni l’un ni l’autre, à ce que trop de gens soient dans la confidence,
nous nous contenterons chacun d’un seul témoin. En ce qui me concerne, je porte mon choix
sur Charles Seeham. Wilterham remplira les fonctions d’arbitre, et je demanderai la présence
de Lionel Hampton, qui était médecin avant de devenir explorateur.
Delphine laissa échapper un cri d’horreur.
— Oh, non ! Vous ne pouvez pas faire ça. Vous n’allez pas vous battre pour moi ! Songez
au scandale lorsqu’on apprendra que je suis la cause de ce duel. Je ne vous laisserai pas…
— C’est une décision contre laquelle vous ne pouvez rien, Delphine, trancha brutalement le
duc. Cependant, comme vous êtes effectivement à l’origine de la situation présente, je suggère
que vous veniez assister à son dénouement.
— J’en ai bien l’intention, répondit la jeune femme. Vous vous conduisez tous les deux d’une
manière abominable. Mais vous devez me jurer que, quel que soit le dénouement, aucun de
vous n’en parlera.
— Je suppose que nous savons tous les deux la conduite à tenir en ce qui vous concerne.
En tout cas, moi, je me comporterai en gentleman. Mais je ne peux rien assurer sur ce…
monsieur.
— Êtes-vous en train de m’insulter de nouveau ? s’écria Locke avec colère. Mais je vous
promets que s’il doit y avoir un bras en écharpe, ce sera le vôtre, Lynchester. Et pas seulement
pour quelques semaines !
Le duc se contenta d’adresser un petit salut ironique aux deux amants. Il fit volte-face et
s’immobilisa un instant sur le seuil pour préciser :
— Dans une heure. Je vais de ce pas prendre les dispositions nécessaires.
Dès que la porte se referma sur lui, Delphine se précipita dans les bras de son
compagnon.
— Vous n’allez pas vous prêter à ce duel stupide, Anthony ! Vous ne le pouvez pas. Et
vous devez savoir que… c’est un excellent tireur.
— Je ne suis pas maladroit non plus, croyez-moi. Enfin, comment a-t-il osé m’insulter de
cette manière ? Après être entré dans votre chambre sans frapper.
— Je vous demande de… renoncer, Anthony.
Sans répondre, il se dégagea de l’étreinte de Delphine et, comme l’avait fait le duc
quelques instants plus tôt, il sortit de la chambre. Ce qui fit comprendre à la jeune femme,
mieux que des mots, qu’il n’avait pas l’intention de céder à ses supplications. Elle s’habilla
rapidement. Puis, jetant une cape de fourrure par-dessus sa robe, elle descendit l’escalier en
courant. Une fois au rez-de-chaussée, elle s’engagea par la porte latérale et gagna le terrain
d’équitation, où devait avoir lieu le duel.
Ce que l’on appelait le terrain d’équitation était en réalité un manège très ancien que
Marcus Stanley avait longuement admiré. Le bâtiment d’origine, construit à la même époque
[3]
que le château, avait été incendié, puis reconstruit et redécoré par Inigo Jones .
Lorsque Delphine pénétra dans le vaste édifice, les deux adversaires s’y trouvaient déjà,
flanqués de leurs témoins respectifs : Lord John Fellowes et Sir Charles Seeham. Lord
Wilterham, qui devait remplir les fonctions d’arbitre, était également présent.
Apercevant la jeune femme, le duc s’avança poliment vers elle et, la prenant par la main, la
conduisit jusqu’au petit escalier qui permettait d’accéder à la tribune des spectateurs au
moment des concours.
— De là-haut, lui dit-il, vous serez bien placée pour me voir donner à Locke une leçon qu’il
n’oubliera pas de sitôt.
— Il serait beaucoup plus sensé, répliqua Delphine d’un air glacial, de mettre un terme à
cette regrettable affaire et de cesser de vous conduire comme deux imbéciles. Songez un
instant à ma réputation…
— Cela est absolument impossible. Mais je suppose que vous allez tout de même nous
souhaiter bonne chance à tous les deux.
— Je ne saurais faire autrement. Et je vous demande en outre de ne pas… blesser
Anthony.
— J’espère que vous lui avez présenté la même requête en ce qui me concerne ! rétorqua
le duc sur le mode sarcastique.
Il lui baisa négligemment la main ; puis, l’abandonnant sur la tribune, il descendit rejoindre
les autres.
Lord Wilterham prit aussitôt la parole, s’adressant aux deux adversaires.
— Vous êtes, bien sûr, au courant des règles. Je compterai à voix haute jusqu’à dix et,
pendant ce temps, vous vous éloignerez l’un de l’autre de dix pas. Ensuite, vous vous
retournerez et ferez feu.
Les témoins gagnèrent leurs places respectives, puis Wilterham commença à compter. Les
deux adversaires, qui se tenaient dos à dos, se mirent en marche. L’arbitre semblait prendre
tout son temps, comme s’il voulait retarder le plus possible l’instant fatal.
— … sept… huit… neuf… dix… Feu !
Les deux hommes se retournèrent. Deux coups claquèrent simultanément et se
répercutèrent dans l’immense salle. Puis, lentement, si lentement que cela paraissait irréel,
Lord Locke tomba au sol. Le duc était toujours debout, considérant son rival d’un air hébété. Et
soudain, John Fellowes, le témoin de Locke, se précipita sur lui.
— Vous l’avez atteint au cœur, Talbot !
— C’est impossible.
— Mais pourtant la vérité. Il a dû bouger au moment où vous avez tiré. Hélas, il ne peut
guère y avoir d’erreur. Il est mort. Ou presque.
Le duc demeurait pétrifié, stupéfait. Charles Seeham, son propre témoin, qui était allé se
pencher sur Locke, s’avança à son tour vers lui.
— Nous l’avons tué, soupira-t-il. Certes, il vit encore, mais Hampton affirme qu’il n’en a plus
que pour quelques minutes. Vous allez devoir quitter ce pays sans délai. Sinon, vous serez
arrêté et jugé, accusé d’homicide involontaire et probablement condamné à une peine
d’emprisonnement.
Les lèvres serrées, le duc ne prononça pas un mot. Et Charles Seeham ajouta :
— C’est la seule solution. Vous ne pouvez courir le risque d’être appréhendé, ce qui ferait
aussitôt apparaître en plein jour le nom de Delphine Bramwell.
La jeune femme, descendue en courant du balcon d’où elle avait assisté au drame,
s’approcha d’eux, l’air éploré.
— Que se passe-t-il ? demanda-t-elle d’une voix tremblante. Est-ce qu’Anthony est
blessé ?
— Je suis désolé, madame, mais c’est plus grave que cela, répondit Charles Seeham d’un
ton empreint de la plus profonde sympathie.
— Seigneur ! Je ne puis y croire. C’est impossible. Vous ne voulez tout de même pas dire
qu’il va… mourir ? Il faut que je le voie.
Elle serait partie en courant vers l’autre extrémité de la salle si Charles ne l’avait agrippée
par un poignet.
— N’y allez pas, Delphine, dit-il doucement. Ce n’est pas un spectacle pour une femme. Il a
été atteint au cœur.
Elle se retourna vivement vers le duc.
— Comment avez-vous pu faire une chose pareille, Talbot ? s’exclamat-elle d’une voix
grave et voilée.
— Vous devez bien comprendre qu’il s’agit d’un accident et que je ne l’ai pas visé au cœur.
— Nous en sommes tous persuadés, reprit Charles Seeham ; nous n’en doutons pas une
seconde, mais le fait est là. Il vous faut partir, Talbot. Songez à votre famille, songez à Delphine
et, pour l’amour du Ciel, allez-vous-en.
— Je suppose que c’est effectivement la seule solution, soupira le duc d’un air sombre.
S’approchant de Delphine, il prit sa main dans la sienne et l’entraîna vers la porte, tandis
que les autres se rendaient vers l’autre extrémité du manège, où le médecin était en train
d’examiner le blessé.
— Vous comprendrez, Delphine, dit le duc en s’arrêtant sur le seuil, que, pour vous comme
pour moi, le mieux est que je prenne le chemin de l’exil. Le scandale sera ainsi minimisé, et
lorsque j’aurai la possibilité de revenir, l’affaire sera oubliée.
Mortellement pâle, la jeune femme regardait encore en direction de l’endroit où gisait Lord
Locke.
— Il y a une chose que je veux vous demander, Delphine, reprit le duc sur un ton de gravité
qui convenait aux circonstances. Êtes-vous disposée à me suivre ?
— A vous… suivre ? répéta-t-elle d’un air décontenancé.
— Oui. Voulez-vous m’épouser ? Nous vivrons à l’étranger durant trois années, peut-être
un peu plus, mais je suis sûr que nous n’aurons pas trop à souffrir de cette situation.
— Trois ans ! s’écria la jeune femme avec horreur. Ce sera si long que ça ?
— Peut-être même six. C’est généralement la règle dans un cas comme celui-ci.
Delphine le fixait avec de grands yeux effrayés. Elle ne put répondre, car Charles Seeham
revenait vers eux.
— Wilterham vous fait dire de ne pas perdre de temps, commença-t-il. Étant donné ses
fonctions et sa position dans cette affaire, il devra, dès le début du jour, faire une déclaration
officielle sur les événements. Et il vaudrait mieux que, à ce moment-là, vous ayez déjà traversé
la Manche.
— Locke n’a-t-il aucune chance de survie ?
— Une sur mille. Et encore !
— Allez informer Wilterham que je m’en vais sans plus tarder.
Charles Seeham tourna les talons et s’éloigna.
— Alors, Delphine, est-ce « oui » ou est-ce « non » ? reprit le duc.
La jeune femme laissa échapper un soupir.
— Je suis navrée, Talbot. Vous savez que mon souhait le plus cher était de vous épouser,
mais… pas dans de telles conditions. Pas en exil, loin de tout ce qui m’attire et que j’aime.
— Je comprends. Eh bien, dès que je serai parti, il vous faudra affirmer que vous ignorez
tout ce qui s’est produit, que vous n’êtes pour rien dans cette affaire.
— Soyez sans crainte, assura-t-elle d’un ton ferme. Je ferai preuve de la plus extrême
prudence.
Elle s’éloigna d’un pas rapide sans ajouter un mot. Lui-même regagna la maison, gravit le
grand escalier quatre à quatre et s’en alla frapper à la chambre qu’occupait Nerissa, tout à
côté de celle de son père. Comme elle ne répondait pas, il ouvrit doucement la porte. A la
clarté de l’unique chandelle, il aperçut la jeune fille en prière, à genoux devant son lit. Elle était
si absorbée qu’elle ne tourna pas la tête tout de suite et qu’il lui fallut quelques secondes pour
se rendre compte qu’elle n’était plus seule. Surprise, mais en même temps incapable de
dissimuler la joie qui illuminait son visage, elle se releva lentement. Le duc referma la porte
derrière lui et s’avança vers elle pour lui prendre la main.
— Écoutez-moi calmement, ma chérie. Je viens de me battre en duel contre Anthony
Locke et, tout à fait par accident – je vous jure qu’il n’y avait rien d’intentionnel –, je l’ai
mortellement blessé.
Nerissa poussa un cri d’horreur.
— Vous avez dit… mortellement ?
— Il vit encore, mais Hampton déclare que ce n’est plus qu’une question de minutes.
— Oh, mon Dieu !… C’est affreux !
— Étant donné les circonstances et afin d’éviter le scandale que provoquerait mon
arrestation, le mieux que je puisse faire, c’est de prendre le chemin de l’exil. Et je vous
demande… de m’accompagner.
Pendant un bref instant, les yeux de la jeune fille s’éclairèrent. Puis ses lèvres se mirent à
trembler, et ce fut d’une voix presque inaudible qu’elle demanda :
— Et… Delphine ?
— Comme elle était à l’origine du duel, j’ai cru bon de lui demander si elle accepterait de
devenir ma femme. Ainsi que je m’y attendais, elle a refusé catégoriquement.
Nerissa retint son souffle.
— Elle a… vraiment refusé ? Est-ce son dernier mot ?
— Elle a déclaré se sentir incapable d’affronter un exil de trois ans, loin de tout ce qu’elle
aime.
Les yeux de Nerissa s’éclairèrent de nouveau, comme illuminés de mille chandelles.
— Je pourrais donc… vous accompagner, moi ? dit-elle d’une voix tremblante d’émotion.
— Je vous le demande à genoux.
— Oh… Talbot !
C’était presque une exclamation de bonheur. Il se retint de l’embrasser, se contentant de lui
expliquer :
— Il n’y a pas de temps à perdre. Nous devons partir dès que possible. Habillez-vous, et
j’enverrai quelqu’un prendre vos bagages.
Il la fixa droit dans les yeux pendant une seconde, puis se retira sans ajouter un mot.
Nerissa se retrouva seule. Elle pouvait à peine croire à la réalité de cette visite et surtout de
cette demande tellement inattendue. Mais, après tout, ils étaient tous les deux libres désormais
de se déclarer leur mutuel amour, et rien n’importait hormis le fait qu’ils allaient pouvoir être
réunis.
Son départ du château ayant été prévu pour le matin même, elle avait demandé à Mary de
lui préparer sa malle. Il ne restait plus qu’à y ajouter la robe qu’elle avait portée au dîner, ce
qu’elle fit aussitôt. Elle se mit ensuite à s’habiller sans perdre une minute. Elle était en train de
fixer les rubans de son chapeau quand on frappa à la porte. C’était Banks, le valet de chambre
du duc, qui entra suivi d’un jeune laquais.
— C’est là votre malle, Miss ?
— Oui. Il ne reste plus qu’à boucler les courroies.
— Sa Grâce vous attend en bas, Miss.
Lorsque les deux serviteurs eurent disparu, Nerissa jeta un coup d’œil autour d’elle pour
voir si elle n’avait rien oublié. Puis, avec l’impression qu’il lui était soudain poussé des ailes,
comme dans les contes de fées, elle sortit de sa chambre et dévala l’escalier en courant pour
aller rejoindre le duc. Il avait changé de vêtements et, par la grande porte, Nerissa aperçut un
carrosse attelé de six chevaux auprès desquels se tenaient deux domestiques. Il n’y avait
personne d’autre en vue.
Le duc prit sa jeune compagne par la main et lui fit descendre les marches du perron avant
de l’aider à monter en voiture. Tandis qu’ils s’engageaient dans la grande allée bordée de
chênes séculaires, elle se demandait encore si elle ne rêvait pas et si ce rêve n’allait pas se
transformer en cauchemar. Mais, tout de suite après, elle sentit sur sa main la caresse de son
compagnon. L’homme qu’elle aimait était bien là, tout près d’elle. Ils étaient seuls dans la
voiture qui, la grille du château une fois franchie, filait à présent sur la route.
Elle laissa pourtant échapper un petit cri avant de balbutier d’une voix tremblante :
— J’aurais dû laisser un mot à papa pour lui expliquer ce qui se passe.
— J’y ai songé. Je lui ai fait apporter une lettre ; et une autre à Harry.
— Vous pensez à tout.
— Je pense surtout à vous, répondit gravement le duc ; et à notre amour.
Tout en parlant, il avait passé un bras autour de ses épaules, et il l’attirait tout contre lui.
Pendant un moment, ce fut le silence. Puis, de sa main gauche, il dénoua les rubans du
chapeau de Nerissa et le jeta sur le siège opposé. Elle posa amoureusement sa tête sur
l’épaule de son compagnon.
— Êtes-vous sûre, ma chérie, que vous ne regretterez pas ce départ précipité ? Vous
rendez-vous compte que si Locke meurt, nous ne pourrons rentrer en Angleterre avant
longtemps ?
— Peu importe, murmura Nerissa, du moment que je serai près de vous. Mais… vous-
même, supporterez-vous l’ennui d’être seul avec moi ?
Pour toute réponse, le duc se pencha vers elle et l’embrassa passionnément.

Le soleil se levait lorsqu’ils atteignirent Douvres. Cette ville ne se trouvait qu’à une vingtaine
de miles de Lyn, et le magnifique attelage du duc avait couvert la distance en un temps record.
Nerissa pensait qu’ils se dirigeraient tout droit vers le port, où le duc lui avait dit que son yacht
était ancré.
— Est-ce que le capitaine nous attend ? demanda-t-elle.
— Je l’ai fait prévenir par un messager à cheval qui nous a précédés. De toute manière,
les ordres permanents que j’ai donnés précisent que le bateau doit être prêt à partir à n’importe
quel moment. Dès que nous serons à bord, il quittera immédiatement le port. Nous rejoindrons
alors la France où nous serons en sécurité.
— C’est ce qui compte avant tout, murmura la jeune fille.
— Auparavant, nous avons tout de même quelque chose à faire.
Elle n’eut pas le temps de s’étonner. Les chevaux venaient de faire halte, et elle apercevait,
par une vitre de la portière, une petite chapelle qui s’élevait à l’extrémité du port. Elle se tourna
vers son compagnon, les yeux agrandis par la surprise.
— C’est là que les pêcheurs se recueillent avant de prendre la mer ; là aussi que leurs
épouses viennent prier afin qu’ils rentrent au port sains et saufs. Nous y trouverons
l’atmosphère qui convient à notre mariage.
Elle le dévisagea encore pendant un instant d’un air incrédule. Il ouvrit alors un petit coffret
de cuir qui se trouvait, depuis le début de leur voyage, sur le siège opposé. Il en tira avec mille
précautions la couronne de diamants et de perles découverte dans le tiroir secret et, avec elle,
un voile de dentelle. Il posa délicatement l’un, puis l’autre, sur les cheveux blonds de sa fiancée.
Alors le cocher vint ouvrir la portière du carrosse. Le couple en descendit et gravit
lentement les quelques marches de pierre conduisant à la porte de la chapelle. En arrivant sur
le seuil, la jeune fille entendit l’orgue qui jouait en sourdine. L’intérieur de l’édifice était plongé
dans la pénombre, à l’exception de l’autel, éclairé par six cierges et devant lequel se tenait le
prêtre.
En levant les yeux, Nerissa constata que la voûte était tendue de filets de pêche, ce qui
donnait à ce lieu un air encore plus intime et mystérieux. Elle ressentait cette atmosphère de
sainteté et de dévotion qui réveillait en elle la foi en Dieu qu’elle avait toujours conservée au
fond de son cœur.
Le duc se plaça derrière elle et lui ôta sa cape de voyage qu’il déposa sur un banc voisin.
Et tandis qu’ils remontaient la nef côte à côte, la jeune fille, vêtue de sa robe blanche, parée du
voile de dentelle et de la couronne étincelante, ressemblait bien à l’heureuse mariée qu’elle
avait toujours rêvé de devenir.
Bien que la chapelle fût déserte, elle la sentait remplie par les esprits de tous ceux qui les
aimaient et n’auraient pas voulu les voir se marier sans leur bénédiction. Elle était sûre que
l’âme de sa mère était présente, comme l’était celle de la mère de son fiancé. L’infortunée
jeune duchesse du temps passé se trouvait là, elle aussi, telle qu’elle l’avait aperçue dans son
rêve. A présent, la couronne revenue et la malédiction levée, son beau visage reflétait le
bonheur et la paix. Elle demeurerait pour l’éternité auprès du mari qu’elle avait tant aimé et qui
l’avait aimée. Tout cela était bien étrange et mystérieux, songeait Nerissa ; et pourtant, elle
était certaine de sa réalité. Le duc, lui aussi, paraissait ressentir la même chose.
Plus tard, tandis que le prêtre procédait à la cérémonie du mariage, elle sentit qu’ils étaient
bénis, comme peu de couples ont le privilège de l’être, par un amour capable de supporter
maints sacrifices mais qui ne pouvait mourir. La musique de l’orgue les accompagnait tandis
qu’ils redescendaient la nef, désormais mari et femme et unis. Dès qu’ils se retrouvèrent
dehors, sur le minuscule perron de la chapelle, les yeux de Nerissa furent éblouis par les
rayons du soleil. Cela préfigurait le bonheur qu’elle allait connaître auprès de celui qui l’aimait.
Le carrosse ne mit que quelques minutes pour gagner l’endroit où le yacht était ancré. Il
s’appelait le Sea Horse – l’Hippocampe –, et il était plus grand que Nerissa ne l’avait imaginé.
Dès que les jeunes mariés furent montés à bord, il s’éloigna lentement du quai en direction des
côtes de France. Mais le duc voulut éviter à son épouse de voir disparaître la terre de ses
ancêtres, afin de ne pas l’attrister. Aussi la conduisit-il dans leur cabine, la plus belle et la plus
confortable dont elle pût rêver.
— A présent, vous allez dormir, lui dit-il doucement, car vous devez être épuisée. Nous
avons toute la vie devant nous, mon amour, et nous aurons à votre réveil une longue
conversation, car j’ai mille choses à vous confier.
Elle aurait voulu protester, mais il était vrai qu’elle se sentait lasse, après les événements
qui venaient de se succéder en si peu de temps. Tout avait été si inattendu et si dramatique.
Elle avait fort peu dormi durant la nuit du dimanche, trop excitée après les baisers passionnés
du duc. A présent, avant de la laisser se reposer, ce n’était pas de la passion qu’il mettait dans
son baiser, mais de la douceur et de la délicatesse, comme si elle était une œuvre d’art, fragile
et précieuse. Puis, sans bruit, il se faufila dehors, et elle se retrouva seule dans la cabine.

— Sais-tu qu’il y a exactement une semaine que nous sommes mariés ? demanda la jeune
femme.
Ils étaient étendus côte à côte, et elle se rapprocha de son mari qui l’entoura de son bras.
Il la pressa contre lui avec un telle ardeur qu’elle pouvait à peine respirer.
— Tu dois être fatigué de me l’entendre dire, reprit-elle d’une voix tremblante d’émotion,
mais… je t’aime.
— Alors, parle-moi de ton amour.
Elle lui offrit son plus charmant sourire.
— Chaque soir, après notre journée passée ensemble, je me dis qu’il me serait impossible
de t’aimer davantage ; et pourtant, chaque matin en m’éveillant, je sens que je t’aime encore
plus que le jour précédent.
— Es-tu certaine de dire la vérité ? plaisanta-t-il.
D’un geste caressant, il écarta les cheveux blonds qui retombaient sur son front. Elle
contempla le visage de son mari en se disant avec bonheur que l’amour l’avait rajeuni. Il
paraissait plus beau que jamais, et ses lèvres n’avaient plus ce pli d’amertume qui l’inquiétait si
souvent. Tous les mots qu’il prononçait, tous les gestes qu’il faisait semblaient vibrer d’amour,
et elle songeait qu’il ne pouvait exister de par le monde un couple plus heureux que celui qu’ils
formaient ensemble.
— C’est amusant, toutes ces escales dans les petits ports français, dit-elle, comme si elle
se parlait à elle-même. Descendre à terre, admirer les paysages, savourer la délicieuse cuisine
que l’on nous sert dans ces merveilleuses auberges.
Il lui prit le visage entre ses mains et se mit à l’embrasser, doucement d’abord, puis avec
une passion grandissante à mesure qu’il sentait le corps de la jeune femme frémir et vibrer
contre le sien.
— Le premier jour où je t’ai vue, ma chérie, je t’ai trouvée très belle, mais tu es encore plus
extraordinaire à présent que tu es devenue une femme.
Elle se sentit rougir à cette remarque, tandis qu’il poursuivait en la caressant
amoureusement :
— J’ai parfois l’impression que certaines de mes paroles choquent ta pudeur. Pourtant,
chaque fois que je te fais l’amour, je te sens devenir un peu plus femme.
Elle cacha son visage contre la poitrine de son mari.
— Je sais que tu m’as appris beaucoup de choses, et je veux en savoir plus encore. Je
veux aussi tout savoir de ta vie, tout savoir sur Lyn et son histoire.
Elle prononça ces derniers mots avec un léger tremblement dans la voix, car elle craignait
que son mari n’éprouvât la nostalgie de son antique demeure familiale. En dépit de leur union et
de tout ce qu’ils faisaient ensemble, il devait parfois rêver de se retrouver dans cette maison où
il était né et qu’il aimait.
— Je suis certain que tout se passe bien à Lyn, dit-il, comme s’il devinait les pensées de la
jeune femme. J’ai demandé à ton frère d’avoir l’œil sur les écuries, une tâche qui va le ravir et à
laquelle il apportera tous ses soins. Je l’ai également prié de ne pas repartir avant que ton père
n’ait recueilli tous les renseignements nécessaires à la rédaction de son livre.
— Tu es vraiment adorable, mon chéri. Tu penses à tout.
— En outre, lorsque ton père et ton frère décideront de rentrer chez eux, mon intendant
leur attribuera deux serviteurs qui les suivront à Queen’s Rest.
La jeune femme leva vers son mari un regard plein d’amour et de reconnaissance.
— Je me sens toute honteuse, dit-elle avec un souffle, de ne pas m’être souciée
davantage de papa avant notre départ précipité. Ma seule excuse, c’est que je ne pensais qu’à
toi et à notre amour.
Le duc émit un petit rire.
— Ce que j’ai fait pour ton père et pour ton frère, c’est de l’égoïsme à l’état pur, mon ange.
De cette façon, dégagée de tous tes soucis, tu peux reporter ton attention sur moi ! Et je serais
affreusement jaloux si tu pensais à quelqu’un d’autre.
Elle se blottit un peu plus contre lui.
— Cela peut paraître étrange, mais… mais je ne t’ai jamais posé de questions sur le duel
et les raisons que tu pouvais avoir de te battre contre Lord Locke.
— Je ne désire pas en parler pour le moment, mon amour. Plus tard, je t’expliquerai tout.
Mais comme tu dois être aussi impatiente que moi de savoir ce qui se passe à Lyn, nous
faisons route en ce moment vers Calais, où mon secrétaire doit venir nous rejoindre. Il a dû
traverser la Manche ce matin à la première heure pour venir nous apporter les dernières
nouvelles.
Nerissa garda le silence pendant un instant. Puis, soudain, elle se redressa tandis qu’un
éclair de frayeur passait dans ses yeux.
— Tu crois qu’il y aura des policiers pour… t’arrêter et te ramener en Angleterre ?
— Il est impossible que cela arrive tant que je suis sur une terre étrangère. Les magistrats
et les policiers britanniques ne possèdent aucun pouvoir de l’autre côté de la Manche. Ne
t’inquiète donc pas, mon amour. Les tracas et les ennuis, cela ne doit plus jamais te
préoccuper. J’y ferai face, au cas où.
Nerissa devait avouer que, tout à son bonheur, elle n’avait guère songé à la situation qu’ils
avaient laissé derrière eux. A présent, elle comprenait que la disparition soudaine du duc avait
dû provoquer un sérieux choc. Quant à Delphine, malgré son refus de le suivre en exil, elle avait
sûrement été furieuse en constatant que sa sœur avait pris sa place. Nerissa ne souhaitait
toutefois pas en parler à son mari.
Vers midi, le yacht entra dans le port de Calais, et le duc descendit à terre tout seul, ainsi
que l’avait prévu Nerissa. Elle comprenait qu’il cherchait à la protéger de l’annonce éventuelle
de mauvaises nouvelles, considérant que si la situation ne s’arrangeait pas d’une manière ou
d’une autre, il serait toujours assez tôt pour le lui annoncer à son retour au bateau. Elle se
sentait nerveuse et agitée. Montée sur le pont, elle ne pouvait s’empêcher de faire les cent
pas, les yeux fixés sur le quai, tout en sachant qu’elle n’avait aucune chance d’y apercevoir son
mari. Finalement, elle résolut d’aller s’asseoir de l’autre côté du bateau pour contempler la mer.
Il était presque l’heure du déjeuner lorsque Talbot reparut. Elle se précipita vers lui avec un
cri de joie. Et avant qu’il n’ouvrît la bouche, elle avait compris que tout allait bien.
— De bonnes nouvelles ? demanda-t-elle vivement.
— Très bonnes.
Il la fit asseoir auprès de lui sur un banc de bois et prit sa main dans la sienne.
— Chérie, c’est presque un miracle. Anthony Locke est parvenu à s’en tirer, en dépit des
pronostics les plus pessimistes, et il est en voie de guérison.
N’en croyant pas ses oreilles, Nerissa le dévisagea en silence.
— Ce qui signifie que, dès que nous le souhaiterons – c’est-à-dire à la fin de notre lune de
miel –, nous serons libres de regagner l’Angleterre.
La jeune femme sentit un immense soulagement l’envahir et soudain des larmes se mirent
à couler sur ses joues satinées. Elle enfouit sa tête contre l’épaule de son mari.
— Tu pleures, ma chérie ?
— Ce sont des larmes de bonheur, mon amour. J’ai prié, tellement prié pour que tout
s’arrange et que tu ne sois pas forcé de rester trop longtemps en exil.
— Tes prières ont été exaucées, mon ange, et je ne veux pas te laisser pleurer. Je désire,
au contraire, te voir rire, te voir heureuse. A présent et… durant toute notre vie.
Il se mit à la couvrir de baisers jusqu’à ce qu’elle retrouvât son sourire.
Quelques instants plus tard, au moment où ils s’apprêtaient à descendre pour le déjeuner, il
s’avança jusqu’à la proue et laissa errer son regard sur la mer. Peu d’espace séparait la
France de l’Angleterre. Il songeait que dans trois semaines – au plus tard dans un mois – la
nouvelle duchesse ferait son entrée officielle au château de Lyn. Et elle ignorerait toujours, se
dit-il, les détails du plan machiavélique qu’il avait mis au point avec Anthony Locke. Ils s’étaient
juré mutuellement de ne dévoiler la vérité à quiconque. Seuls les amis qui les avaient aidés pour
l’organisation de leur « duel » étaient forcément au courant.
Juste avant le duel, Lord Locke avait avoué au duc qu’il aimait Delphine d’un amour sincère
et partagé, mais malheureusement il ne possédait rien, pas même une maison.
Le duc lui avait alors proposé, connaissant ses qualités de cavalier, de se charger de la
préparation de ses courses de chevaux. Il lui avait expliqué qu’il possédait à Newmarket une
maison où il serait logé s’il le désirait, ainsi qu’une autre à Londres où Delphine trouverait tout
ce qu’elle souhaitait. Locke accepta. Il était convaincu que la jeune femme, bien que cette
solution fût quelque peu en dessous de ses ambitions accepterait désormais de vivre avec lui.
Et il se targuait de pouvoir la rendre heureuse.
En échange, le duc décida que le duel devait se faire avec des revolvers chargés de
cartouches à blanc. Ensuite, le duc prendrait le chemin de l’exil tandis que Locke feindrait d’être
à l’article de la mort, les témoins et le médecin étant naturellement dans la confidence. Tout
avait été réglé dans les moindres détails, et le brave Dr Hampton avait même maquillé sur la
poitrine du « blessé » une cicatrice parfaitement réaliste et convaincante. Delphine n’y avait vu
que du feu.
Aujourd’hui, le secrétaire de Talbot Lynchester – qui n’était bien entendu pas au courant de
cette mise en scène – venait informer Sa Grâce que la guérison de Sa Seigneurie était bien
plus avancée qu’on n’aurait pu s’y attendre étant donné les circonstances, et qu’il avait décidé
d’épouser Lady Bramwell. Le duc fit transmettre ses félicitations aux fiancés. Il savait que
lorsqu’il annoncerait cette nouvelle à Nerissa, les derniers nuages s’envoleraient de son cœur
comme par magie.
J’ai ma foi été assez habile, se disait-il non sans une certaine fierté. Et pourtant, je suis
persuadé que c’est la découverte de la couronne de l’infortunée duchesse qui a véritablement
levé la malédiction qui pesait depuis des siècles sur la maison des Lynchester. Je dois tout à
Nerissa.
C’était là une histoire absolument fascinante mais qu’il lui fallait hélas éviter d’ébruiter, car
le faux duel devait rester un secret pour tous. Il était néanmoins heureux de la réussite de son
plan sans la moindre anicroche. Et il savait que Nerissa, avec sa douceur, sa pureté, sa
sensibilité, allait apporter à Lyn une ère nouvelle de bonheur et de prospérité.
Le soir de cette même journée, après de nouveaux baisers enflammés sous les étoiles, ils
allèrent dans leur lit enlacés. Alors le duc, prenant la main de sa jeune femme, se décida enfin
à lui faire part de la nouvelle.
— J’ai quelque chose à t’apprendre, ma chérie, et je crois que cela te fera plaisir.
— Qu’est-ce que c’est ? Durant toute la journée, j’ai eu l’impression que tu me cachais
quelque chose.
— Il ne faut pas lire ainsi dans mes pensées, mon amour. Tu es beaucoup trop perspicace,
et je commence à me demander si tu n’es pas un peu sorcière.
— Si je ressens très fort certaines choses, c’est seulement parce que je t’aime et que la
moindre expression de ton visage, la plus légère intonation de ta voix me permettent de sonder
ton âme.
Il l’embrassa sur le front avant de continuer :
— Veux-tu maintenant écouter ce que j’ai à te dire ?
— Bien sûr. Surtout s’il s’agit d’une bonne nouvelle, comme tu me l’as laissé entendre.
— Ta sœur Delphine va épouser Anthony Locke.
Nerissa laissa échapper un cri de joie.
— Exactement ce que je souhaitais, dit-elle. Je savais qu’elle l’aimait autant qu’il l’aimait.
Seulement… elle aurait encore préféré devenir duchesse.
— Elle découvrira que l’amour véritable vaut mille fois une petite couronne sur ses jolis
cheveux.
— Je suis très contente. Désormais, je ne craindrai plus de la revoir lorsque nous serons
de retour au château.
— Toutes tes craintes, tes appréhensions vont disparaître pour ne plus jamais revenir, ma
chérie.
Il se mit sur un coude et plongea ses yeux dans les siens.
— Je songeais tout à l’heure que je suis l’homme le plus heureux de la terre parce que je
t’ai rencontrée. Un vrai miracle, d’ailleurs. Si ta sœur n’avait pas insisté pour me montrer sa
maison natale, je ne t’aurais sans doute jamais connue.
— Oh, chéri, dire que j’aurais pu passer ma vie entière sans te rencontrer ! Bien sûr, Harry
m’avait déjà parlé de toi. Et de ta réputation, qui n’était pas des meilleures lorsqu’il s’agissait de
tes relations avec les femmes.
Le duc lui sourit.
— Cela a pu être vrai dans le passé. Mais à présent… je suis devenu un saint, et aucune
autre femme que toi ne saurait retenir mes regards un seul instant.
— Est-ce bien sûr ?
— Absolument. Je ne puis être tenté que par une seule. Et tu sais de qui il s’agit. Elle est si
belle, si ensorcelante que nulle autre au monde ne saurait l’égaler.
Nerissa poussa un murmure de satisfaction.
— C’est exactement ce que je voulais t’entendre dire, chéri ! Pourtant, lors de la fête des
Fleurs, le pauvre petit myosotis paraissait tellement insignifiant, il n’était qu’un petit « ne
m’oublie pas ».
Les lèvres du duc frôlaient celles de la jeune duchesse, tandis que ses mains avides
parcouraient amoureusement son corps frémissant.
— Comment aurais-je pu l’oublier ? Le petit myosotis était le seul capable de m’inspirer un
sentiment profond et durable. Tu es la plus jolie femme que j’aie jamais rencontrée, et je suis
amoureux fou de toi.
Il s’empara de ses lèvres qui s’entrouvrirent sous la caresse. Il se sentait dévoré par un feu
d’une prodigieuse intensité. Et Nerissa partageait son extase. Ils étaient un, unis de corps et
d’esprit. Ils découvraient ensemble des rivages inconnus, les rivages d’un amour pur et sans
ombre.
L’Amour qui unit deux êtres pour l’éternité.





[1]
The strawberry leaves, feuilles de fraisier : terme familier pour désigner la couronne ducale (N.d.T.)
[2]
Portraitiste anglais d’origine hollandaise (1618-1680), auteur d’élégants portraits du roi Charles Ier et du duc de Buckingham
(N.d.T.)
[3]
Célèbre architecte anglais (1573-1652) (N.d.T.)

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