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in Basamat/Empreintes, n°1, 1988, revue de la Faculté des lettres et sciences humaines || (Ben Msik), Université Hassan II, Casablanca, pp. 109-117 Structuration du texte et du récit : pour une lecture paradoxale du Passé Simple Kacem Basfao Toutes les lectures thématiques qui ont été faites du Passé simple de Driss Chraibi vont a I’envi dans le méme sens. Elles reprennent inlassable- ment a leur compte la thése manifestée par le texte : 4 savoir la sempiter- nelle révolte contre le pére et autres institutions sociales. Les critiques ont succombé 4 la tentation qui revient 4 expliquer |explicite, 4 se donner Vimpression d’avoir trouvé la clef du roman, |'interprétation pertinente, alors qu’on ne fait qu’abonder dans le sens du texte. La lecture du Passé simple comme révolte contre le pére oblitare lintérét du livre et obture sa signification. C’est ne voir de Il’ceuvre que aspect des choses qui est clamé et méme proclamé par le texte; c'est se laisser prendre aux rets de I'écriture et aveugler par sa brillance et sa théa- tralité. Et de ce fait mame, c’est perdre de vue l'ensemble de la probléma- tique. Cette vision des choses n’est pas innocente. Ne voir que I'aspect socio-psychologique, que le cOté contestation de I"autorité qui est dans |’air du temps, c’est se permettre de scotomiser toute la problématique affec- tive du Passé simple. Et en particulier, celle concernant les relations fils- mére autrement choquantes et inavouables qu’une révolte contre un pére empruntant la figure d'un Dieu-Dictateur. Le chercheur se doit de se méfier de l’évidence. La lettre méme du mot le dit : dans évidence, il y a évider, viderdu sens prototypique en met- tant a la place un sens stéréotypé. En effet, I’évident est une poudre aux yeux, un éblouissement aveuglant qui a pour fonction scripturale de cacher, d’éviter le nceud problématique. C’est la prolifération des images de révolte qui a induit cette polarisation... et la lecture univoque de ce roman. Ce thame de la révolte est devenu la tarte a la créme de la critique chraibienne. II finit paradoxalement par jouer le réle d'écran pour écarter la ension subversive d’une écriture rétive dés que |’on quitte les chemins és par I’évidence. Tentons ici la gageure de rendre a ce texte sa capacité de déranger, ici et maintenant | 109 I— DU « PASSE SIMPLE » AU ROMAN FAMILIAL Un recoupement d’indices de toutes sortes (indiscrétions de I’auteur et motifs récurrents de l'ensemble de son ceuvre) a motivé ma prise au sérieux du contenu du Passé simple, roman princeps qui se révéle étra par- ticuliérement éclairant en ce qui concerne |’approche de !a problématique personnelle de I'auteur. Problématique qui ne m'intéresse pas en soi mais dans le rapport dynamique et économique qu’elle entretient avec la pro- duction du texte, comme réalité structurant I'ceuvre : c’est-a-dire autant le scénario du récit que l’écriture du texte. Le Passé simple est un « roman familial », non seulement au sens ou il met en scéne une famile — la famille Ferdi — mais aussi et surtout au sens ou I'autobiographie est ici revue et corrigée, réélaborée pour répondre a des nécessités pulsionnelles, fantasmatiques et littéraires. Bref, au sens psychanalytique de |’expression « roman familial » qui « désigne des fan- tasmes par lesquels ie sujet modifie imaginairement ses liens avec ses Parents » (LAPLANCHE et PONTALIS, 1967, p.427). Ces fantasmes nais- sent sous la pression du complexe d’Oedipe. Ils permettent de rejouer ses relations pulsionnelles a ses parents. Les motivations de ces fantasmes sont complexes, voici les plus typiques : 1. « Désir de rabaisser les parents sous un aspect at de les exalter sous un autre », Dans Le passé simple (P.S. gneur gardien de la loi : « Le seigneur m’attend. Sa loj est indiscutable. J’en vis ». (P.S., p.8) Mais dans le méme mouvement il le descend en flammes car son obser- vance des régies de la loi islamique est jugée pharisaique et dogmatique : le Seigneur est |’exécutant de la loi, c’est-a-dire a la fois celui qui l’accompilit et celui qui la met & mort, celui qui signe sa dégradation. « Face 4 moi, la piésence du Seigneur assis buste droit et regard droit, si peu statue qu’il est dogme et si peu dogme que, sitét devant lui, toute autre vie que fa sienne, méme fe brouhaha de fa rue vagi par la fenétre ouverte, tout est annihilé » (P.S., P.11} La haine est ici le pendant de l'amour. Driss dit de son pére : « (..4) réduit & lui-méme je I’aime bien » (P.S., p. 150) La mére, quant a elle, voit son amour maternel, sa fragilité et se con- dition d‘objet cantonnésdans des fonctions reproductrices et ménag@res : « Qu ‘était-elle, sinon une femme dont le Seigneur pouvait cadenasser Jes cuisses et sur laquelle il avait droit de vie et de mort ? Elle avait toujours habité des maisons a portes barricadées et fenétres grillagées. (...) Oui, ma mere était ainsi, faible, soumise, passive. Elle avait enfanté sept fois, a intervalles réguliers, deux ans ». {P.S., pp. 36.37) le pare est magnifié : Driss en fait le Se’- 2. «Désir de grandeur ». Driss est le protagoniste-narrateur du livre touffén étant le metteur en scéne. Qui dit protagoniste dit, tapi quelque part, désir de glorificatic tout cas, désir de donner forme épique a un vécu ponctuel. Le passé simple 110 narre l'avortement d'une tentative héroique et mythique : le meurtre du pére. Cette tentative répétée (deux essais vains de passage a I'acte : cou- teau et Luger) réitére l'impuissance de I’apprenti héros qui, sous la bannidre du Justicier, essaie en vérité de régler un compte personnel : ainsi s‘explique cette propension de Driss Ferdi 4 se présenter comme le défen- seur de |‘opprimé (e) et le tormbeur de la dictature patriarcale. Il énonce d'ailleurs la part du symbole dans ces projections fantasmatiques : « Supposez que vous soyez un chéne. De quelque trente métres de hauteur. Imposant, vénérable. Moi, je suis le bdcheron. Que je sois capable de vous abattre me procure un sentiment d’orgueil intense. i n'est pas donné & n‘importe qui de pouvoir supprimer cet édifice, cette imposance, cette vénérabilité. Mais que je vous abatte, c’est autre chose. Des métaphores ?» {P.S., P. 148) « J’6tais probablement la lueur d‘une bougie en plein soleil mais le coup était 4 tenter. » (P.S., p. 136) 3. « Tentative de contourner la barriére contre I'inceste » Cette modalité typique du scénario fantasmatique formant « roman familial » implique, si l'on veut la mettre au jour, |’étude d’un motif 6 com- bien frappant quant a son destin : |e suicide de la mére dans le cadre du Passé simple. Personne n’a remarqué la destinée invraisemblable de ce personnage. Chr: lui-méme m‘a conforté dans cette idée lors de ma premiére rencontre avec lui, voici maintenant onze ans. Le caractére fantasmatique du motif du suicide est trahi par une con- tradiction intra-textuelle. J’ai été trés surpris de retrouver sans autre forme de procés le personnage de !a mére bien vivant dans Succession ouverte, roman publié huit ans aprés Le passé simple. Succession ouverte se pré- sente et est présenté par I'auteur comme étant la suite du Passé simple | Ne parlons pas de La Civilisation, ma Mére !... qui rapporte une vision utopique de la période mise en scéne dans Le passé simple, et ou la mére ne songe pas le moins du monde a se donner la mort. D’un point de vue méthodologique, je frontation du Passé simple et de Succession ouverte, et 2 la superposition du Passé6 simple et de la Civilisation, ma Mére !... que j'ai pris conscience de cette contradiction signifiante, de cette différence qui pointe le suicide dela mére comme fantasme... et comme représentation privilégiée et décisive pour comprendre la spécificité du Passé simple. Autrement dit, pour com- prendre la fantasmatique qui structure ce roman, le modale et iui fournit son dynamisme. Le statut fantasmatique du suicide materne! est étayable sur deux autres indices : pour cette mort affective pas de funérailles rapportées par le texte et pas de présentation du cadavre. Ici, Driss se contente de parler du « drap ensanglanté », signe de ce suicide... alors que pour les morts effectives il en va tout autrement (cf. Hamid dans Le passé simple et la mort du Seigneur dans Succession ouverte). De plus, la logique qui veut que la mort réelle du pare (Succassion ouverte) s’accompagne de la « résurrec- tion » miraculeuse de la mére en dit long sur la fantasmatique du Passé simple. irais que c'est grace a la con- Wd 1, SUICIDE ET SIGNIFICATION 1. Le suicide : contenu manifeste du motif Selon I'explication avancée par le texte, la mére se tue parce qu'elle n’accepte plus une indignité qui lui a été jetée a la face par un fils (Driss en Voccurrence} qui lui reproche d’étre soumise et servile, mais aussi objet de désir et machine a procréer du Pére. Le suicide serait donc un choix interne de la mére dont |’objectif est le rétablissement de son intégrité personnelle. Par la destruction de son corps, elle se refait une ame. En se suicidant, elle prend sa revanche sur le Seigneur et sur {ordre des choses qu'il incarne : elle transgresse la loi islamique, donc I’ordre du Patriarche. En se supprimant comme corps elle se supprime comme objet, elle échappe au Seigneur et elle revendique sa place de sujet. 2. Le suicide : contenu latent du motif Faire se suicider la mére ou la tuer revient au méme, au niveau de la fiction. Dans le cadre de la relation duelle (fils-mére}, tuer la mére est une mise en acte de la coupure du cordon ombilical. Et dans le cadre d‘une rela- tion triangulaire (fils-mére-pére}, on est de plain-pied dans fa logique du crime passionne| : puisque je ne puis t’avoir a moi, te posséder, alors je me résouds a te tuer, au moins tu n’appartiendras plus a l'autre, au rival (dans le cadre du Complexe d‘Oedips I’Autre, le rival, c‘est le pére). De plus, morte, tu seras & moi puisque je serai l’auteur de ta mort. On est en plein dans la logique paradoxale du « je t’aime, je te tue ». Souvenons-nous que dans le cadre de I’antique mythe d‘Oedipe, Jocaste, ayant pris conscience qu’elle a fait ‘amour avec son fils, et donc qu'elle a consommé l'inceste, se suicide. Dans le mythe d’Oedipe il ya donc déja une corrélation entre suicide et inceste. 3. Echec et loi ou le jau d’é6checs comme métephore a prendre & la lettre « Mon jeu d’échees. Sacrifier ma reine. Le mettre échec et mat. J’ai soigneusement 6tudié mon réle. Dés fe début. Des Ienterrement de ma mére. Ma peur : il s‘agit d’un trés bon joueur d’échecs ». (P.S., p. 234) L’expression : « Sacrifier ma reine » de par son ambiguité qui méle métaphore du jeu d’échecs et accomplissement du désir, pointe le fait que ce suicide de la mére est en fait un meurtre imaginaire perpétré par le fils. Le possessif souligne |‘implication de |’énonciateur dans I’action rapportée. Le possessif utilisé dans le premier segment de la citation est lui aussi significatif. « Mon jeu d’échecs » : par ces mots, le narrateur prend acte du fait que le Passé simple est |'histoire d'un ratage, d'une rebellion qui avorte et qui se termine par une fuite en avant, le départ de Driss pour la France. Que le Seigneur reste maitre du terrain n’est pas pour nous étonner car sa force lui est extrinséque; elle provient de sa position dans le triangle oedipien, de son réle légal et abstrait d’« instance paternelle », réle de por- teur de la loi, d'instance prohibitive. Le danger de mort attaché a I‘accomplissement de |’inceste vient de la grainte de fusion mortifére avec une image maternelle toute-puissante. 112 D’ow le caractére vital de I’instance paternelle qui est [4 pour protéger le fils contre les effets de son propre désir, pour interdire l’accés @ ce corps maternel aimé et désiré.... mais dont la possession signifie la mort pour crime de lése-majesté. La formulation paradoxale du passage suivant rend bien compte de cela : « Le Seigneur m‘attend . Sa loi-est indiscutable. J’en vis ». {P.S., p.8) {I s‘agit maintenant de continuer a étayer cette lecture en montrant en quoi le motif « suicide de /a mére » est un accomplissement de l'inceste prohibé, La chose est en effet loin d’étre manifeste. Ce qui va de soi, vu ce qui ici est en jeu. Wi, JEUX INTERDITS OU LE FAUX BOND Dans la culture maghrébine, les fils sont trés discrets sur les rapports qu’ils entretiennent avec ieur mére. I] est malséant d’en parler, cela fait partie du jardin secret que chacun s’attache & protéger. Ga ne se dit pas : pudeur et réserve entourent cette relation alors que le fils est prolixe en ce qui concerne ses rapports avec son pére. Voila qui explique le statut secondaire de la mére dans te Passé Simple autrement que par le sempi- ternel « réle effacé de la femme dans /a société patriarcale qu‘est la société arabo-musulmane » {en fait, il s‘agit ici d’un constat, non d’une explication !). 1. La parole est 4 la défense L’indicible est un indice du caractére inavouable du désir qui se niche dans la relation fils-mére. Vu |'importance de |’enjeu, la narration ne peut que mettre en jeu un systéme défensif imposant pour masquer par le travail pulsionnel et scriptural l'accomplissement du désir prahibé. L’inconscient de l'auteur utilise le morcellement et ia dissimulation pour brouiller les pistes. Le motif « suicide de /a mére » est morcelé, éparpillé dans le texte. Sa reconstitution (ii s'agit d’un crime | : a la fois meurtre et inceste) se fait par bribes, en cing fois, chaque étape apportant des précisions quant a sa nature et a son déroulement. Elle s’étale sur deux chapitres et trente six pages ! le morcellement peut étre compris ici comme étant la peine scriptu- tale qui accompagne I’accomplissement fictif de (’acte interdit Si inceste il y a, me direz-vous, il est bien enfoui dans le fantasme du suicide. En effet, pour qu'un désir interdit, donc refoulé, parvienne a la conscience, il faut qu’il subisse des déformations telles qu'il en soit méconnaissable. Il faut done qu’il y ait substitution d'une représentation déformée, donc acceptable, & une autre, latente et déplaisante qui lui est étroitement associée : ainsi, un méme élément du fantasme devra étayer deux significations, l'une manifeste et {autre inconsciente. Ici, I’élément ambivalent c’est le « drap ensanglanté ». 2. Le drap-peau rouge L’entrée en scéne dans le cours du récit du « drap ensanglanté » se 113 fait comme signe ambigu ayant statut de synecdoque; i! représente le tout par la partie, le suicide par le drap ensanglanté par le sang perdu par la vic- time. La description du suicide va du signifiant au signifié, de l’imprécis au récis + Precis) On a d’abord l'objet « crap ensangianté » qui simpose dans sa vio- lence de signe qui appelle une explication. La premiare qui est avancée, c’est qu'il s’agit d’« un quartier de viande fort probablement »: « Un objet empaqueté dans un drap. Enveloppage hatif, deux neeuds croisés, voilé tout. Quelque chose qui a saigné, beaucoup saigné, saigné il y a dix ou douze heures, les taches sont séches et les lumiéres les font ressortir d’un carmin presque intolérable 4 la vue. Un quartier de viande fort probablement, quelque cuissot - ou encore un chevreuil.... » (P.S. , p.210) b} puis on apprend que ce drap maculé signale la mort de la mére (sans précision du type de mort, ni de la modalité de cette mort) : « — Ma mére, dis-je. Ou est ma mére ? f...} Leva I‘index. Graduellement I’abaissa. {...) L‘immobilisa, désignant le drap ensanglanté. — Ici, dit-it » (P.S. p. 213) c) Queiques pages plus Icin, on est informé du type de mort : il s‘agit d’un suicide. Une information 4 glaner au passage car son importance est masquée par la tournure de la phrase qui vise plutét a mettre I’accent sur le temps écoulé. Comme s’il s’agissait d’une information déja donnée ou de peu d‘intérét, ou encore de peu de poids au niveau de son indice de réalité. « Une semaine s’était déja écoulée depuis le suicide de ma mére ». (P.S., P. 215) d) Et ce n‘est que quelques pages avant la fin du roman que Ion est renseigné sur la modalité de ce suicide (la précipitation) et sur les circons- tances de ce geste : « Elle est morte je pense sur le coup, 10 metres de chute, Dieu est en train de lui demander des comptes : 5000 ans de géhenne, elle s‘est suicidée. Je Le laisse seul juge, je n'ai nia Ja pleurer, ni é la sanctionner : elle n’est plus sous ma tutelle ». (P.S., pp. 245-246) La figure « drap ensanglanté — femme-homme » a une signification précise : ce sang est le signe d’une défloration, I'indice d’un rapport sexuel. Ce qui a da aiguillonner la recherche de I’auteur (ou plutdt de son incons- cient) vers cette image polysémique et ambivalente, c'est sans conteste sa place toute particuliére dans I'imagerie maghrébine. Cette image est en effet a mettre en relation directe avec un usage répandu au Nord de Y Afrique. Je veux parler de la rituelle exposition du linge blanc (drap ou dessous blancs) maculé de sang le lendemain de la nuit de noces, dite en arabe « nuit de la pénétration ». Cette exposition du drap maculé a un double réle a remplir: en tant que trace i! indique la défloration de Yépousée, et en tant que signe il proclame a tous la virginité de la fille 114 donnée en mariage, donc I’honorabilité de la familie dont elle est issue. Mais me direz-vous, sur quoi fonder la présence du sujet dans ce scé- nario ou s’accomplit le désir prohibé par excellence : |‘inceste ? Je vous répondrais : d'une part I’énonciation m&éme du fantasme présuppose la présence du sujet. Méme si celui-ci ne se met pas en scéne explicitement:; il structure en monarque absolu son scénario, selon son bon plaisir. D’eutre part, la responsabi du crime est clairement attribuée au fils par le pére : « Ma t&che consistait simplement 8 te signifier que tu as été cause de sa mort ». {P.S., p. 246) Ainsi, Driss a « sacrifié (sa) reine » sur \'autel de son désir. Pris a la lettre, le « drap ensanglanté » signifie la virginité de la mére. Cette virginité ayant pour fonction fantasmatique de souligner I’honneur et le désir d’étre le premier, de ce fait elle efface et annule de par la toute- puissance du fantasme le passage du pére. Déflorer serait donc ici le tenant lieu de défoncer la barriére que cons- la prohibition de I‘inceste. Autrement dit, pour Driss, le fait de violer la loi interdisant de faire l'amour a sa mére (fantasme et réalité se confondant ici en fa réalité du fantasme) se traduit par la violence faite 4 la mare : Vauteur la fait se suicider. IV. CET OBSCUR OBJET DU DESIR OU DE LA PRECIPITATION DES SACS Motif analogue a celui du suicide maternel, la séquence du « déver- sement » du grenier paternel dans la rue. Le contenu du grenier (des sacs de « 50 kgs ») est « précipité par-dessus le mur de la terrasse » (P.S., p. 128) par des voyous de service, @ \'instigation de Driss. Cette éjection (r) appelle la précipitation de la méme terrasse du personnage de la mére. Il s‘agit la d'une prolepse, de la répétition générale du suicide de la mére : « Elle s’est jetée de /a terrasse, je lui avais donné t’exemple, hé ! Le soir ow j‘avais vidé le grenier, arrivés au sol les sacs de bié se sont a peine tassés, elle. chair et os hachés ». (P.S., P. 23 Les provisions, les richesses consommables (on dit aussi d‘une femme, dans le langage vulgaire, qu'elle est « consommable »), la richesse que le pére possdde est soustraite 4 sa jouissance, Driss et ses voyous €jectent de la maison sa richesse maitresse.... ou, s‘il faut vous mettre les points sur les i, il éjecte la maitresse de maison. Ce qui revient au méme symboliquement. Cette symbolique est limpide dés qu'on entrevoit la con- nexion entre |’économie marchande et I'économie libidinale : leurs interfé- rences linguistiques sont légion . Le poids du sac précipité du haut de la terrasse, c’est tout juste le poids de la mére. « Arrange-toi pour placer tout ce monde-lé en cercle de telle fagon qu’un poids de 50 kilos précipité par-dessus le mur de 115 Ja terrasse puisse atterrir sans matraquer personne ». (P.S., p. 128) Au moment de l’opération il n’est donc question que d’un sac géné6- rigue, mais cent dix pages plus loin (p. 238), et au moment ou il pointe Vanalogie des situations, I’auteur éprouve le besoin de passer du singulier au pluriel pour garder cette comparaison dans les limites décentes de la simple métaphore. En ce qui concerne la symbolique du sac, je vous renvoie au film de Luis Bunuel « Cet obscur objet du désir » et au livre de Pierre Louys dont il est tiré : La femme et le Pantin. L’objet en question dans le film est un mystérieux sac de jute promené tout au long du film par le Pantin, et qui symbolise !a femme. Driss a jeté & maintes reprises comme une insulte & sa mére qu'elle nest qu’un sac 4 enfants, un « coffre 4 grossesses » (p. 120) selon ses propres termes. La signification d’une injure vulgaire, « sac 8 Merde » fet Von rejoint encore la la thématique du film de Bunuel), résumerait bien ce que pense tout haut le fils rebelle de sa mare soumise. En arabe parlé, une expression dévalorisante recouvre ce champ sémantique : traiter quelqu’un de « Ancha », de sac, revient a le qualifier de malhabile (p. 119), d’imbécile (p. 139), de médiocre (p. 136), et de loque (p. 140), tous termes qu’emploie Driss pour qualifier sa mére. La mise a sac du gret vise & mettre le pére a sec (sa bourse tout au moins) ce qui revient a le ruiner et a lui enlever sa partenaire. Le motif de la précipitation des sacs a bien vaieur d'ébauche, d’annonce exemplaire de la précipitation de la mére. Ce motif, comme celui du suicide participent plus d’un plaisir scriptural chevillé a \'imaginaire et au fantasine que de la réalité historique ou fictionnelle. L’écriture chi ienne est une tentative de donner une forme éciatante & ce qui provient d’une structure éclatée. EN GUISE DE CONCLUSION Le passé simple est une éblouissante variante de |’antique mythe d’Oedipe qui nous impose de passer sous le joug commun aux sociétés ayant comme fondement la cellule familiale. Ce roman nous asséne, 4 nous maghrébins, une vérité qui fait trépasser nos préjugés et nos hésitations dérisoires, nos résistances et nos dénégations 6 combien significatives quant a la pertinence du Complexe d'Oedipe dans le contexte islamique. En dépit des apparences, la place prépondérante dévolue au pére fonctionne donc — pour Driss Chraibi et pour la critique sociologique — comme un écran pour voiler le rdle axial de la mére dans la fantasmatique chraibienns... et dans la production du texte et du récit de ce livre inaugu- ral : Le passé simple. Si I’on devait caractériser I’ceuvre chraibienne par la permanence et la prégnance d‘un motif fondateur, il s’agirait non pas tant de révolte contre le pére mais d’amour de la mare. Structure complexe, la fantasmatique Oedipienne innerve tout le roman. Les divers motifs s’y rattachent et s’organisent en une modalité typique ; le roman familial ou l'imaginaire montre son savoir faire de fin diplomate, remaniant subtilement I’histoire familiale et individuelle, et la 116 recomposant en un éventail d’histoires, de motifs interconnectés ov linterdit de "inceste est mis en scdne. Ce désir inconscient fonde le roman et fonctionne a la fois comme organisateur du récit et comme embrayeur de l'écriture. BIBLIOGRAPHIE Bunuel, Luis. 1977. Cet obscur objet du désir, film, France. Chraibi, Driss, 1954. Le passé simple, roman, Paris, Denoél, col Chraibi, Driss. 1962. Succession ouverte, roman, Paris, Deno’ 1979 Chraibi, Driss. 1972. La Civilisation, ma Mare |..., roman Paris, Denoél. Lapianche, J. et J.B. Pontalis, 1967. Vocabulaire de la psychanalyse, Paris, P.U.F., 1968 « Médianes ». 1982 coll, « Folio » n° 1136, Pour une analyse plus approfondie et détaillée, cf. : Kacem BASFAO, TRAJETS (Lecture/Ecriture et Structures du texte et du récit dans oeuvre romanesque de Driss Chraibi), these de Illéme cycle soutenue en 1981, Université de Provence, Aix-en- Provence, chapitre Il : "Du Passé simple au passé composé ou Pour l'amour de la mére", pp. 222-303, dont cet article, qui n’en est qu'un trés bref résumé, a été tiré. Wz basamdt Empreintes Revue éditée par la Faculté des Lettres et des Sciences Humaines II {Ben M’Sik) Université Hassan If — CASABLANCA N° 1 Dépot légal n° 14/1968 Impression : Afrique-Orient - Casablanca Photocomposition : Editions Al Akhbar - Rabat Université Hassan II be CC at oC ree Tee | basamat ( aol N° 1

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