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University of Groningen

De l'impuissance de l'enfance à la revanche par l'écriture


Guinoune, Anne-Marie

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2003

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Guinoune, A-M. (2003). De l'impuissance de l'enfance à la revanche par l'écriture: le parcours de Driss
Chraïbi et sa représentation du couple. [, University of Groningen]. s.n.

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Chapitre III : les influences à caractère


sociologique

Aborder les romans de Driss Chraïbi n’est pas si aisé à cause de la langue et du style. Le premier
défi consiste à comprendre le caractère bilingue de cette écriture. Le second est d’appréhender
le style qui ne se laisse pas saisir d’emblée. Il s’agit d’une écriture violente, exagérée, colorée,
requérant du lecteur un temps d’adaptation. Pour résoudre ces difficultés il faut s’interroger sur
les origines de cette langue, les influences qu’elle a subies. Trois influences d’ordre socio-culturel
dominent, chacune remonte à des périodes différentes : préislamique, islamique et enfin celle
de la colonisation. Bien entendu, ces époques ne correspondent pas à des temps bien définis.
Elles se mêlent parfois jusqu’à se confondre.

1 L’ I N F L U E N C E PRÉISLAMIQUE

Le Maroc a régulièrement subi des invasions. L’époque latine a vu éclore des écrivains tels les
grands Africains Fronton et Apulée144, mais cette époque n’a marqué ni la langue ni la culture
du Maghreb. L’influence principale est préislamique, et correspond à l’époque des Imazighens145,
nom donné anciennement aux Berbères, communauté rurale et montagnarde du pays146.
Depuis la préhistoire, les Berbères vivaient en tribus indépendantes et ont longtemps résisté aux
tentatives de domination étrangère. Ils ne possédaient pas l’écriture, ils ont transmis oralement
leur héritage. Au septième siècle les Berbères ont été envahis et dominés par les Arabes.
Convertis à l’islam, ils ont cependant conservé leur culture. La colonisation en Algérie a donné
un renouveau au berbérisme car les Français, selon le vieux principe de diviser pour mieux
régner, ont accordé des droits supplémentaires aux Berbères dont les Berbères marocains ont
certainement pu bénéficier147.
Pour être précis il faut remarquer qu’il existe une distinction parmi les écrivains
maghrébins entre berbérophones et arabophones, cette classification touche surtout le domaine
de la linguistique. Chraïbi appartient aux arabophones mais Berbères et Arabes partagent un
même capital oral. Des marques de la littérature orale se retrouvent dans sa manière d’écrire.
On peut relever un usage typique de la répétition148, figure stylistique caractéristique de la
tradition orale149. La répétition sonne comme une mélodie à laquelle on ne peut résister, et son
usage se comprend d’autant mieux que l’histoire se transmettait oralement. Pour se fixer à
jamais, les mots devaient se répéter. La redite souvent sur un ton lancinant était un moyen
mnémotechnique très pratique. Un autre procédé du style oral utilisé par Chraïbi est la
formule. Les formules d’introduction et de clôture des contes150 sont des rituels servant
également la mémorisation. Les contes, flambeau de la transmission de la culture orale, sont

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inscrits dans l’inconscient collectif : “On raconte … on raconte ... que Dieu ne fasse pas de
nous des gens qui racontent que ... et que notre place ne soit pas parmi eux”151. Certains textes
de Chraïbi sont écrits avec l’intention évidente de nous ramener au temps du conte. Le ton
renvoie au “Il était une fois…”. Le temps de l’imparfait et l’évocation précise transportent le
lecteur au coeur de l’histoire : “Raho Aït Yafelman cheminait le long de la route, par ce
lumineux matin d’été de l’an de grâce chrétienne mil neuf cent quatre-vingt-cinq”.
Remarquons la justesse du mot qui indique le rythme : “cheminait”, ainsi que la sérénité du
moment : “lumineux matin” et du temps mythique de l’avant : “l’an de grâce”. Quant au
conditionnel, Chraïbi sait le manier pour saisir la répétition du quotidien : “il se chausserait à
la porte de la ville”152. Un certain climat, instauré par les mots, laisse imaginer que quelque
chose va se passer et invite le lecteur à se poser pour écouter la suite. Nous sommes dans ce type
d’écriture au point de jointure des influences. La narration renvoie à l’oralité, la technique
stylistique à la langue française.
Un personnage tel que Raho, présent dans la trilogie, synthétise l’époque préislamique153.
Il vit dans son temps tout en étant le gardien de la tradition. Dans Une enquête au pays, il
devient fellagha par obligation ; dans La Mère du Printemps et Naissance à l’aube, Raho a intégré
les normes du monde qui l’entoure, il est musulman mais n’a pas oublié son origine berbère :
“De l’index, il traça sur le sol le signe des temps anciens, comme l’avaient fait ses ancêtres plus
d’un millénaire auparavant : un poisson entouré d’une étoile à cinq branches.” (La Mère du
Printemps, 43) La langue dans la trilogie est différente de celle des autres romans. Solennelle,
déclamante, elle apporte aux choses simples de la vie une dimension mythique : “C’était ainsi
tous les matins : un homme de la montagne se réveillait sur la montagne, aussi paisible qu’elle.
Ses doutes et ses craintes de la veille, tous et toutes, avaient été lavés dans les eaux noires de la
nuit.” (La Mère du Printemps, 19). L’homme fait partie du monde dans sa totalité et cette
appartenance lui confère une certaine importance ; le style traduit un tel sentiment de
grandeur. L’écriture va s’enrichir des légendes cosmogoniques, le conte devient mythe :

La véritable Histoire : celle de la terre. Et je vous dirai ensuite comment s’est


légendée l’Histoire des hommes qui a pris tant de place depuis, faite de bruits et de
vents, et qui peu à peu a remplacé l’Histoire de la Mère nourricière (La Mère du
Printemps, 92).

La narration est poétique : “ils regardent sa voix” (La Mère du Printemps, 91) pour décrire ces
hommes de la tribu qui écoutent le conteur, et qui à travers sa voix, regardent leur passé, leur
origine. L’écriture fait appel aux grands mythes berbères comme la Kahina154 (La Mère du
Printemps, 59). Chraïbi décrit des personnages venant des temps anciens en leur en donnant la
langue. Un autre trait de la tradition orale réside dans l’art de palabrer. Dans cette civilisation
ancienne aucune décision ne pouvait être prise sans avoir été longuement débattue par tous. Le
conseil des sages se réunissait sous l’arbre à palabres et même si les séances de plusieurs heures
ne débouchaient pas toujours sur une prise de décision, il y régnait tout le plaisir de l’échange
verbal -je t’écoute, je t’entends et je laisse au temps le soin de faire mûrir la parole en moi-. Le
non respect de la tradition entraînerait une critique vigoureuse : “Autant d’étrangers dont pas

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un ne prenait la peine de s’asseoir sous le figuier et de dialoguer civilement, quelque cinq ou


six heures, avec la langue, les mains et le regard des yeux” (La Mère du Printemps, 24). Des
incises comme “dit-il” ont pour effet également d’accentuer le caractère oral de l’écriture de
Driss Chraïbi. A partir d’une certaine époque, Chraïbi revendique clairement cette oralité dans
l’écriture. Si les premiers romans de 1954 à 1975 reflètent les préoccupations de l’écrivain,
bilan d’un passé récent, livres-miroirs de ce qu’il vit, la trilogie de Une enquête au pays, La Mère
du Printemps, Naissance à l’aube, entre 1981 et 1986, remonte à un passé plus éloigné, enjolivé
par la nostalgie. Le roman permet au souvenir idéalisé de reprendre vie. Dans Une enquête au
pays, la civilisation nouvelle n’apporte que du mauvais à l’homme. Cette rencontre, entre le
présent -sous la forme du commissaire de police- et le passé représenté par la tribu des Berbères,
se fait par l’intermédiaire d’Ali. Ali vit à mi-chemin entre les deux, le présent ne l’épanouit pas,
le retour au monde traditionnel lui apporte la sérénité. Ce roman est l’un des romans qui
recourt le plus à la tradition orale, ce qui était d’ailleurs l’intention de l’auteur : “Une enquête
au pays est le roman oral par excellence”155. L’oralité de la culture préislamique, le sens de la
palabre, de la valeur de la parole donnée, la répétition, rejoint par la suite la tradition islamique.
Très présente elle marque l’écriture de Driss Chraïbi, comme celle de la plupart des écrivains
maghrébins de langue française. On les sent fascinés par leur origine et on peut alors
s’interroger sur leur perception du présent, si peu gratifiant qu’ils éprouvent le besoin de se
plonger dans un passé lointain et glorieux. Chraïbi raconte ses histoires avec l’intention
évidente qu’elles soient drôles ou émouvantes, pour que le lecteur en soit pénétré et y retrouve
un peu de lui-même. Il s’inscrit dans la lignée de la tradition orale qui rend hommage aux
conteurs. Comme le dit Nabile Farès : “l’homme est primordialement, non pas un être écrit,
mais un être parlé ; ou mieux, qui se parle, avant de “s’écrire”156. Les écrits de Chraïbi, nourris
de la tradition orale, s’alimentent aussi ailleurs. Les influences se chevauchent, et la richesse des
textes provient du mélange. Pré-islam, islam et Occident tissent des liens dans l’oeuvre
chraïbienne. Naissance à l’aube, le dernier livre de la trilogie, en est la plus belle représentation,
illustrant au mieux la fusion des sources et l’oscillation entre les diverses influences. La berbérité
y est encensée au même titre que l’islam appelle au respect, et ce grâce à la langue de l’Occident.

2 L’ I N F L U E N C E I S L A M I Q U E 157

L’influence de l’islam joue un rôle considérable car les préceptes de la religion accompagnent,
sinon, définissent tout l’art de vivre du musulman autant dans sa vie sociale que privée. Nous
limiterons dans ce paragraphe notre propos à la présentation générale de l’impact de la religion
sur les écrivains musulmans, en particulier sur Driss Chraïbi ; la fin du chapitre qui présente le
choix de notre méthode, apportera un éclairage psychanalytique de cette dimension religieuse
de l’écriture.
A la culture de l’oral préislamique, la religion musulmane adjoint l’écriture, La k’tba, à
laquelle elle accorde un rôle important. A la Mecque, ville commerçante, à l’époque de
Mahomet, nombreux étaient ceux qui savaient tenir un calame (roseau pour écrire) et
déchiffrer un écrit, ils jouissaient déjà d’une certaine considération158. Et l’écrit a débordé le

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cadre de l’islam officiel pour s’emparer des traditions et pratiques populaires. Le phénomène se
traduit par l’importance accordée aux talismans enfermant des textes écrits qui protègent du
mauvais oeil, le h’jab, morceau d’écriture, que les Musulmans portent très fréquemment pour
se préserver des forces invisibles. Par extension, n’est-ce pas ce que certains écrivains
recherchent au travers de l’écriture : “ se préserver de la folie”159 ? Signalons également que
l’islam opposé à toute représentation figurative, a remplacé l’image par le mot, à ce titre la
calligraphie incarne un art majeur islamite depuis près de 1400 ans. Dans l’islam, l’importan-
ce particulière de l’écrit se reconnaît dans le “Iqrâ” (lis à l’impératif ) qui est le message apporté
par l’ange Gabriel au Prophète160 et par la définition donnée des prophètes : “les prophètes ne
sont plus seulement envisagés comme des hommes inspirés, mais comme des lecteurs du texte
d’origine divine qu’ils transcrivent161”. Pour le Coran, Jésus n’est pas venu avec un livre, il
incarne la Parole éternelle162 alors que le Prophète Mohammed est porteur de l’ultime livre163.
Le Coran représente le dernier message envoyé par Dieu, après la Bible et le Talmud, pour
réparer l’incompréhension des hommes, cette qualité lui confère un caractère éminemment
sacré. Le mot Coran (Qur'an), dérivé du verbe q-r-' signifie “lecture” ou “récitation”, il
constitue la base et la force de l’islam :

L’effet de langue est crucial, il est quasiment fondateur de l’effet coranique [...] Il
transparaît du reste, dans l’importance langagière bien connue en terre d’Islam,
aujourd’hui comme autrefois : l’énorme expressivité, parfois empathique, où il s’agit
moins de tenir parole que d’être tenu par la parole, ou plutôt de se maintenir dans
un régime de la parole jouissante, solennelle ou intime, langoureuse ou déclamante,
passionnée ou passionnelle164.

Il n’est alors pas étonnant que le style de Chraïbi soit aussi poétique, emphatique ou imagé ; il
trouve visiblement ses racines dans les textes religieux. “Ils ne regardent pas l’aveugle aux
cheveux blancs, ni ses mains ni leurs voisins – rien ni personne. Ils regardent sa voix, rocailleuse
comme la montagne, brisée par moments comme l'océan, et qui tantôt raconte, tantôt chante”
(La Mère du Printemps, 91). Le style déclamatoire rappelle les textes religieux, de même que
l’énumération chère à l’auteur ressemble à l’alignement de versets165. L’auteur est sensible à la
langue du Coran et lui reconnaît explicitement un pouvoir d’évocation : “Il suffit que la voix
d’un cheikh chantant le Koran166 soit captée sur le vieux poste de radio de quelques immigrés
pour que ceux-ci soient envahis d’une émotion et d’une nostalgie très intense” (Les Boucs, 147).
De même dans La Mère du Printemps où Hineb, dont la tribu a été massacrée par les Musul-
mans, ne comprend pas la langue des envahisseurs et pourtant : “malgré sa souffrance et la
désolation qui l'entourait [elle] s'était mise à pleurer de joie. Deux mots s'étalaient gravés dans
son cerveau, tandis que son père haletait, bondissait en direction de la forêt “Allah akbar”167 (La
Mère du Printemps, 56). Chraïbi utilise fréquemment des proverbes et des formules toutes
faites, incessantes répétitions de l’allégeance à Dieu, extraites du Coran. Mais la culture
religieuse de Chraïbi se révèle assez sommaire. Il a fréquenté l’école coranique très jeune, et reçu
un enseignement uniquement fondé sur l’acquisition de certaines sourates apprises par coeur.
Ensuite pendant un an dans une école primaire, il a appris à lire et à écrire l’arabe mais il a

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finalement poursuivi sa scolarité dans un lycée français. Sa connaissance des textes religieux
paraît, du moins à la lecture de ses romans, superficielle168. Ses citations des hadiths169 sont
colorées d’une interprétation personnelle ; ce trait a donné, comme le dit Kadra-Hadjadji, “de
beaux “versets” poétiques mais qui n’ont rien de coranique”170. On peut citer l’exemple de la
traduction par Chraïbi de “couverts de poussière”171 qui devient “couleur de poussière”172. Dans
son premier livre, l’islam est conspué par l’écrivain, il se sert alors des dictons, des hadiths pour
les retourner, les utilisant comme des instruments de sa révolte contre le système patriarcal. Un
exemple dans Le passé simple (44) illustre la manière dont l’écrivain parodie le texte sacré : “Une
parmi les créatures de Dieu que le Coran a parquées : “Baisez-les et les rebaisez ; par le vagin,
c’est plus utile, ensuite, ignorez-les jusqu’à la jouissance prochaine”. Ce texte est une mixture
de quatre versets. La première partie de la phrase s’inspire de “Celles dont vous craignez
l’indocilité, admonestez-les ! Reléguez-les dans les lieux où elles couchent”173, la seconde de :
“Vos femmes sont un champ de labour pour vous. Venez à votre champ de labour comme vous
voulez et oeuvrez pour vous-mêmes à l’avance”174. Quant à la dernière elle fait allusion à
l’interdiction de la cohabitation quand les croyants sont “en retraite dans la mosquée”175 et
pendant la période de menstruation176. On peut remarquer que les interprétations de l’auteur
touchent essentiellement à la forme et non au contenu. Il détourne celui-ci en utilisant des
mots grossiers qui jurent avec le contexte religieux. L’univers solennel de la religion est
désacralisé par l’usage d’un langage vulgaire. La mort du petit frère déchaîne aussi la violence
verbale : “La Loi : ce qui est mort est une pourriture, pas de veille, funérailles sobres et
expéditives, les boueux ne vont pas tarder” (Le passé simple, 116), en réalité la Sunna177
recommande de hâter l’enterrement, avec tout le respect dû à un mort, pour des raisons
d’hygiéne liées au climat du Sud. L’influence exercée par l’islam sur l’écriture de Chraïbi va
évoluer. La tempête passée, vient le temps de l’apaisement et de la réconciliation, la langue
maternelle s’insinue dans le texte avec plus d’insistance, de même que les réfèrences religieuses
prennent une tournure plus nuancée. Son style emprunte des allures prophétiques au style
coranique : “il avait rêvé, aimé, commencé à enfanter tout cela. Prévu l’avenir dans les moindres
détails, hormis celui-ci : le passé” (Naissance à l’aube, 38) ; ou encore dans cette maîtrise du
temps : “de l’homme des temps anciens à l’homme des temps nouveaux, en un vertigineux
galop de l’Histoire” (Naissance à l’aube, 140). L’empreinte de l’islam s’affirme dans ce dernier
livre car le personnage principal, tout en restant fidèle à l’appartenance berbère, encense la
religion musulmane. Quand les mots dépeignent la religion des débuts, ils la magnifient, ils
évoquent un islam mythique. L’expression de cet ascendant religieux se trouve à son apogée
dans un des derniers livres de Driss Chraïbi L’homme du livre178 dans lequel il revendique
explicitement l’influence coranique. Le représentant officiel de l’islam dépeint dans le premier
livre par Chraïbi en la personne d’un fiqh179 imbu de pouvoir, de puissance, maître-chanteur à
l’occasion, pédophile, imperméable aux souffrances d’un enfant, n’a rien de commun avec la
figure légendaire du général Oqba ibn Nafi de Naissance à l’aube, capable d’imposer l’islam
grâce à son héroïsme et au caractère inébranlable de sa foi. La même magnificence se retrouve
deux siècles plus tard chez son héritier, qui reprenant le flambeau, ramènera la puissance
berbère. Le charisme d’un tel personnage dépasse l’humain. Représentantes d’un Surmoi
sévère, les figures légendaires écrasent l’homme.

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Dans ce Maghreb si souvent envahi, l’islam a permis de donner un lien, unissant les
hommes dans leur recherche d’identité. Tous les écrivains maghrébins tentent de se construire
un lieu identitaire en rassemblant les morceaux éclatés du puzzle de l’histoire. Les valeurs du
passé, l’humanisme inscrit dans l’islam des origines, servent de fondations. Chraïbi n’est pas
épargné par un tel phénomène. Dans cette quête d’un islam pur, l’auteur s’est tourné à une
époque vers la figure légendaire de Gandhi et a adopté alors des traits de la doctrine de ce héros
des temps modernes et de l’hindouisme pour les projeter sur l’islam180. La critique envers la
religion exprimée par l’auteur dans son premier livre, de même que sa mauvaise connaissance
des textes religieux ne doivent pas être interprétées comme preuves de son athéisme. Sa diatribe
vise avant tout le père, englobant dans sa critique un système social qui, à ses yeux, pervertit la
pureté de l’islam des origines :

Notre valeur, ce qui a fait notre puissance du monde du temps de l’âge d’or de
l’islam, c’était surtout la culture à tendance universelle et non refermée sur soi. Et
je voudrais bien que l’ensemble des pays arabes, en fait (en riant) – l’Europe elle-
même- fasse revivre son humanisme181.

L’humanisme et la spiritualité des débuts de l’islam, auxquels son être aspire, animent les écrits
de Chraïbi. Sur cette idéalisation se greffe le quotidien de la société maghrébine construite
autour de pratiques religieuses : le jeûne du ramadan, l’aumône, la répudiation, les visites aux
marabouts, la circoncision, l’école coranique et les prières. Un écrivain maghrébin, qu’il soit
croyant ou non, dès lors qu’il a baigné dans cette atmophère, ne peut qu’en être imprégné, et
émailler ses romans du récit de ces pratiques.
Ajoutons en conclusion à cette observation sur l’influence islamique la symbolique des
chiffres. Tahar Houchi182 remarque que le chiffre 5 est surdéterminé dans la symbolique
musulmane. Il en voit la confirmation dans l’étoile à cinq branches, symbole de la
communauté des croyants, inscrite sur tous les drapeaux des pays islamiques. Or ce symbole
religieux se retrouve, sans doute inconsciemment à notre avis183, dans la structure de certains
romans de Chraïbi tels Le passé simple, L’Ane ou bien encore Mort au Canada qui sont découpés
en cinq chapitres. Tahar Houchi est même convaincu que Chraïbi utiliserait un alphabet
numérologique. L’analyse des chiffres dans La Mère du Printemps l’amène à constater une
insistance des chiffres un, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, onze et douze, qui tous d’une
manière ou autre renverraient à l’islam184. Le nombre élevé de chiffres symboliques ne nous
invite pas à partager la conviction de ce chercheur.

3 L’ I N F L U E N C E ÉTRANGÈRE

Explorer l’influence étrangère dans l’oeuvre de Driss Chraïbi amène à souligner l’impact de la
langue française apportée par les colons mais aussi la littérature venue d’ailleurs. Cette
exploration permettra de mettre en évidence l’originalité de l’écriture maghrébine de langue
française à laquelle se rattache Chraïbi et du bilinguisme qui la caractérise.

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Le style de Chraïbi est le fruit de la rencontre entre deux langues, deux cultures, deux
histoires, deux temps : celui de la colonisation et celui de l’indépendance. On pourrait
rapprocher Le passé simple du roman réaliste et psychologique français des XIX et XXe siècles
mais il est évident que les traditions littéraires françaises ne peuvent complètement se
superposer à la réalité sociologique et émotionnelle d’écrivains pris entre deux ou plusieurs
langues185. L’art de ces écrivains est peut-être d’avoir su trouver une troisième voie là où il
semblait n’y en avoir que deux. Les langues arabe et française dans une tentative de conciliation
se cherchent, se heurtent, se complètent parfois et cela donne un ton particulier. “La tension”,
dit Jacques Madelain, “qui anime tout écrivain est exacerbée chez l’écrivain maghrébin à cause
du poids de l’histoire”, et d’ajouter que “cela pourrait déboucher sur l’aphasie ou le délire
verbal”186. Une telle tension est effectivement la marque de la littérature maghrébine de langue
française mais entre l’aphasie et le délire verbal, des écrivains ont trouvé un espace pour une
écriture forte, une écriture riche, une belle langue française revisitée par l’émotion et la culture
maghrébines. N’oublions pas l’apport non négligeable qu’a représenté la langue française
auprès d’auteurs maghrébins, notamment dans le fait qu’elle leur a permis de s’exprimer sur des
thèmes tabous dans leur propre langue. La parole prisonnière des interdits culturels a pu
s’émanciper malgré et à cause des douloureuses conditions historiques.
Dans les premiers écrits de Driss Chraïbi, l’influence étrangère se montre nette, le langage
du père et de son fils dans Le passé simple est extrêmement élaboré. Le lecteur sent la fierté du
jeune écolier pour ses outils littéraires tout neufs ; l’ensemble donne l’impression parfois qu’il
s’agit de l’exercice scolaire d’un bon élève qui régurgite toutes les connaissances acquises. Le
second livre, Les Boucs, offre un constat plus sombre, dévoilant le combat que se livrent les deux
cultures chez tout émigré : “Cela fait dix ans que mon cerveau, arabe et pensant en arabe, broie
des concepts européens d’une façon si absurde qu’il les transforme en fiel et que lui-même en
est malade” (Les Boucs, 55). Un tel pessimisme peut être attribué à son jeune âge, l’auteur a
environ 25 ans au moment de l’écriture des Boucs (1955) et il ne vit pas encore en France
depuis longtemps. Le héros du livre traduit les difficultés d’acculturation que l’auteur a
éprouvées. Dans les écrits suivants, la tension entre les deux langues se traduit différemment.
Les arabismes surgissent de plus en plus nombreux au détour d’une phrase : “mon père à moi,
dit-il, tenait un four. Tu sais bien : un ferrane, un de ces fours publics” (Une enquête au pays,
19). L’auteur appelle à la rescousse sa langue d’origine, seule capable de raconter l’enfance.
Nous relevons de nombreux autres exemples dans le même livre : les hommes portent la
djellaba ; le démon de la chaleur pour expliquer la folie du chef est Kouriyya ; pour raconter la
honte, seul le mot en arabe ahchoum peut rendre la force de ce sentiment particulier au
Maghreb ; les villageois préparent une diffa, une fête primitive. Dans Une enquête au pays
toujours, les mots de la cuisine sont en arabe : hargma, mhencha, meslalla ou encore khlîi187.
L’émotion très vive de l’auteur quand il aborde le domaine culinaire ne peut être rendue qu’au
travers de la langue arabe. On sent le besoin puissant de retourner dans les mots de la langue
maternelle car ils ressuscitent un monde baigné de nostalgie et pour lesquels il n’y a en français
aucun équivalent acceptable. Le titre du livre La Mère du Printemps porte en sous-titre la
traduction arabe Oum-er-bia, l’accolement du français et de l’arabe ne se rencontre qu’une fois,
et justement dans le livre qui encense les racines.

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Pour mieux comprendre ce besoin de langue arabe, il nous faut revenir au contexte dans
lequel Chraïbi a abordé le français. Il l’a découvert et appris dans une époque de colonisation
et grâce à ses origines bourgeoises, car c’est dans cette classe sociale que le français a pris durant
cette période une valeur quasi marchande. La famille bourgeoise, dans le Maroc de l’entre-deux
guerres, se présente comme une famille structurée, hiérarchisée, élargie au sens du clan. Le père
en constitue la clef de voûte, l’autorité absolue. Pour défendre leurs intérêts, compte tenu de la
place prépondérante occupée par la France dans les affaires intérieures du Maroc, les pères ont
encouragé leurs fils à étudier la langue française. Ils n’avaient pas mesuré le danger de la
confrontation des deux systèmes de société, confrontation qui, à terme, amenait souvent les
jeunes à remettre en cause l’autorité paternelle. Le passé simple est le parfait exemple du choc
culturel provoqué par l’intrusion d’un système de valeurs différent du système familial : “Nulle
part ailleurs que dans les sociétés qui ont vécu le drame de la colonisation [...] ne paraît plus
clairement le lien entre la littérature et son contexte social”188. C’est partiellement le propos du
livre : “Je t’entretenais de mon moi initial. Il commença de s’effriter un jour. Jour après jour il
s’effrita davantage [...]. Un jour, un cartable fut substitué à ma planche d’études. Un costume
européen à ma djellaba. Ce jour-là renaquit mon moi” (199). La formation scolaire française a
marqué l’auteur, elle se retrouve dans les citations d’écrivains français qui émaillent le texte ainsi
que dans la structure narrative de ses livres189. Les romans de Chraïbi sont construits autour
d’un plan d’après un modèle apparemment occidental. Prenons pour exemple la structure du
Passé simple, le livre est découpé en cinq chapitres : 1. Les éléments de base, 2. Période de
transition, 3. Le réactif, 4. Le catalyseur et 5. Les élèments de synthèse190. Cette structure n’est
pas sans rappeler celle de la dissertation française dans laquelle l’élève pose le sujet, propose un
plan, la thèse avancée est suivie de l’antithèse pour s’achever sur une conclusion. Le chiffre de
5 surdéterminé dans la symbolique musulmane se marie ici au système cartésien français. On
reconnaît un souci de structuration également dans le parallèle que l’écrivain établit entre les
premiers et derniers chapitres de certains livres. Dans Le passé simple le père et le fils se
retrouvent dans un face à face enchaînés l’un à l’autre, au premier et dernier chapitre ; le même
procédé se retrouve dans Mort au Canada qui s’ouvre et se ferme sur l’île d’Yeu. Chraïbi agence
son texte autour d’un lieu, d’un moment et d’un homme, selon une des formes de la structure
occidentale classique du roman191. Le système d’enseignement français à l’origine de ce souci de
structuration, se retrouve également dans sa maîtrise parfaite des figures de style. Il excelle dans
la comparaison (une gazelle aux cheveux de maïs avec des yeux de mer)192, dans la personnification
(l’évier rote)193, l’oxymore (la violence de la sensibilité)194, le mot-valise (insectuel)195, la gradation,
le chiasme (Hé ! oui. Nous n’étions rien et il était tout pour nous. Et maintenant il n’est rien du
tout et nous sommes tout sans lui)196. L’écrivain s’est servi du français comme d’une arme de
libération mais elle lui procure aussi une grande jouissance perceptible à travers sa manière
ludique de jongler avec les mots.
Certains ont tracé des parallèles entre Chraïbi et des écrivains français ; ainsi Demulder197
a tenté de prouver l’influence d’Albert Camus sur Chraïbi en rapprochant leur fascination
commune pour le soleil au travers des personnages de Meursault et d’Ali198. A première vue les
deux personnages subissent la même pression de la fatalité, symbolisée par le soleil de plomb
dont la dureté oblige à accepter l’inéluctable, le destin tragique est en route, rien ne peut

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l’arrêter. Mais réunir deux écrivains, qui ont tous deux vécu dans des pays écrasés de soleil,
uniquement par le lien solaire semble, à notre avis, insuffisant pour parler d’influence
proprement dit. On pourrait aller plus en avant en remarquant que le soleil sur le plan
métaphorique s’interprète différemment chez Camus et Chraïbi. Pour le premier le soleil
renvoie à l’absence du père, alors que chez le second le soleil évoque un père lourd de
présence199. D’autres ont établi un rapprochement entre le Seigneur du Passé simple et le
personnage de Folcoche dans Vipère au poing de François Mauriac. Pourquoi pas ? Mais on
pourrait tout autant le rapprocher de bien d’autres personnages de père, de mère, de beaux-
pères, de belles-mères qui grouillent dans la littérature, toutes origines confondues, dans le rôle
des méchants.
Derrière le personnage de Roche du Passé simple, se cache peut-être le “néo-père”
occidental, substitut pour les colonisés du père. Mais son rejet par Driss à la fin du livre le classe
plutôt comme une simple fenêtre d’identification. On peut néanmoins le considérer comme
une source d’influence, la figure de Roche condensant l’apport des professeurs du lycée
français.
Au passage, nous noterons que l’influence étrangère a aussi été celle des religions que
Driss Chraïbi a côtoyées pendant sa jeunesse. On peut d’ores et déjà dire qu’elles ne sont pas
des influences réélles, mais qu’elles ont fait partie du paysage de son enfance. Le catholicisme,
amené dans les bagages de la colonisation, ressort dans deux romans, à plusieurs reprises au
travers d’un personnage de prêtre. Dans Le passé simple et Les Boucs, un jeune musulman, en
situation de demande, se retrouve face à un prêtre qui ne lui apporte aucune réponse. L’écrivain
évoque le prêtre comme un personnage s’inscrivant dans le monde du colon. En ce qui
concerne le judaïsme, les références de l’auteur attestent d’une présence d’antisémitisme dans
son milieu d’origine et expriment son questionnement face à une telle attitude200. Pour faire
contre-poids, l’écrivain utilise la figure d’un rabbin comme un idéal de réconciliation entre les
hommes dans La Mère du Printemps201. La présence des deux religions, catholicisme et
judaïsme, n’appartient qu’à une expression à caractère sociologique.
Les observations sur l’influence étrangère dans l’oeuvre de Chraïbi seraient cependant
incomplètes si nous ne mentionnions pas l’inspiration que Chraïbi a puisée dans la culture
américaine202. L’auteur reconnaît dans un premier temps cette influence relevée par les
critiques203 : “je n’ai pas subi l’influence de la littérature française. De Caldwell et de Faulkner,
oui”204. Il reviendra sur ses déclarations pour rejeter l’emprise de la littérature faulknérienne :
“les phrases extrêmement longues, mêlant le passé (et le) présent, la phrase tournante […] et
retardante, etc, ce n’est pas du tout mon style”205. Le parallèle, qui a été établi entre le style
d’influence arabe et l’écriture de Faulkner, tient principalement au fait qu’en arabe les verbes
être, avoir, faire n’existent pas, les phrases sont souvent mouvementées, et la ponctuation
n’existe pas. Toutes ces raisons ont amené certains critiques à rapprocher les deux écritures.
Pour Chraïbi, Faulkner “écrivait dans un mode complètement délirant”206. Gardons que
Chraïbi partage avec Caldwell et Faulkner le goût pour les descriptions de terroir, de la couleur
locale, l’attachement à la terre d’origine207 et avec Faulkner, en particulier, une écriture parfois
empreinte de religiosité. Chraïbi a tenu des propos enthousiastes sur Caldwell : “c’est
extraordinaire. Tachez de lire Erskine Caldwell, Nous les vivants, c’est-à-dire, We are

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living…c’est ce qui a été écrit de mieux dans la littérature mondiale en fait de nouvelles”208. Et
c’est sans doute sous l’influence du grand novelliste que Chraïbi a écrit son recueil de nouvelles
De tous les horizons (1958). S’agit-il alors d’influence française ou américaine ? La question
semble vaine car tout écrivain est d’abord un lecteur, récepteur d’influences multiples. Que
Chraïbi nie toute influence française semble révélateur dans la mesure où les épigraphes,
dédicaces ou encore citations à l’intérieur de ses romans contredisent son propos et montrent
un attachement certain à la culture française.
“L’intéraction des genres et des formes propres aux deux traditions culturelles rend la
littérature marocaine de langue française irréductible à la typologie des théories littéraires
nationales et occidentales” écrit A.Mdarhri-Alaoui209. Et pourquoi le faudrait-il ? L’emprunt
d’une langue ne signifie pas celui des cadres théoriques définissant sa littérature. Une telle
irréductibilité convient à l’écrivain Driss Chraïbi, qui pour échapper à cette dichotomie, se veut
de partout. Il n’aime pas les classifications et leurs étiquettes, trop réductrices à son goût. Il
préfère se situer au carrefour des trois influences qu’il a su si bien intégrer, mêlant la saveur du
récit oral berbère au caractère incantatoire de l’islam et à la syntaxe occidentale. La perception
que chacun se fait de la langue d’adoption varie selon sa propre histoire, et selon le moment où
il se situe. L’un dit “la langue française est ma patrie”, l’autre répond “la langue française est
mon exil”210. Comment un écrivain s’exprimant dans une autre langue que la sienne vit-il le
bilinguisme ? Peut-on retrouver dans le texte des indications sur les sentiments portés à la
langue ? “Votre langue maternelle qui n’est pas un vêtement mais votre peau” écrit Freud à
Stephan Zweig211. Le bilinguisme, spécificité de la littérature maghrébine de langue française,
est un vaste sujet. De nombreuses études et recherches ayant déjà été menées, nous choisissons
ici de ne rappeler que quelques points essentiels de ses différents aspects dans un contexte
maghrébin.
Au cours de son développement, l’enfant appréhende le monde grâce à la langue que la
mère lui fait découvrir par les sons, le rythme, alors que le monde du père apporte plus tard la
sémantique. Les premières années passées dans le giron maternel vont accoutumer l’enfant
marocain à la langue de sa mère qui s’exprime dans un dialecte ou non mais qui transmet le
vocabulaire de champs sémantiques propres à l’environnement féminin (la cuisine par
exemple). L’enfant, en grandissant, va s’éloigner du monde maternel pour intégrer celui des
hommes, du père. La langue utilisée devient alors plus structurée, c’est l’arabe plus formel que
celui de la mère, l’arabe coranique. Quand enfin l’enfant reçoit son éducation scolaire en
français, dans le cas d’un enfant marocain par exemple, on peut envisager une collusion entre
les trois langues. Mais les conséquences ne sont pas forcément défavorables pour l’enfant.
L’enfant peut manier trois registres et y puiser en fonction de ce dont il a le plus besoin selon
les périodes de sa vie.

Que le sujet se trouve au confluent de deux ou trois langues, que l’une d’entre elles
au moins se présente comme aussi chérie que les autres mais portant en elle la
culture dominatrice ou avilie/avilissante, et les effets ravageurs au plan de l’histoire
singulière du sujet et de ses signifiants ne pourront pas ne pas se manifester en
termes de souffrance212.

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Il s’agit là de la face négative d’une telle situation qui peut être retournée en faveur du fils. On
peut croire qu’à un certain moment l’enfant, pour échapper à l’emprise du père - surtout si la
langue de ce dernier est humiliée par celle glorieuse du colon - peut éprouver une jouissance à
s’emparer de la langue dominante, tout en conservant l’autre jouissance, celle de la langue du
commencement. Les fils utiliseraient ainsi le bilinguisme comme une arme pour s’opposer aux
pères et pour conquérir leur propre place. “Si écrire c’est s’enfanter, dit-on, écrire (s’écrire) dans
une autre langue, c'est également s’enfanter autre dans cette langue”213. C’est ce que Khatibi a
nommé “l’enfant bâtard de l’amour bilingue”214.
Le bilinguisme amène à un dédoublement symbolique, le “je” devient un autre, tout en
demeurant le “je” initial, ce qui autorise le narrateur à s’exprimer sur des thèmes tabous au “je”
initial. La réalité de ce dédoublement symbolique fait partie du fond culturel de la population
marocaine. Ainsi une enquête effectuée par Lahcen Benchama en 1990 montre que 58% des
Marocains (ou Marocaines) pensent qu’il est possible d’écrire sur les mêmes sujets quelle que
soit la langue, 30,2% ne sont pas d’accord et 9,3% ne se prononcent pas215. L’enquête menée
auprès de jeunes Marocains vivant au Maroc, Etat indépendant, donne des résultats à
interpréter avec le recul du temps. On aurait eu besoin d’une enquête effectuée dans les années
50/60, années des débuts de la littérature marocaine de langue française et pendant le
protectorat français. Nous pouvons néanmoins être interpellée par le résultat de 30,2% de
jeunes qui ne conçoivent pas de traiter les mêmes thèmes dans les deux langues. Ce chiffre,
somme toute assez élevé, compte tenu de l’évolution des mentalités, laisse imaginer que la
proportion était plus élevée dans les années 50.
Driss Chraïbi aurait-il pu, en ce temps-là, s’autoriser à écrire en arabe son premier roman
Le passé simple, critique virulente de la société patriarcale marocaine ? Sans doute pas, l’auteur
en est conscient : “aurais-je pu écrire, vraiment, si je n’avais pas eu la distanciation par rapport
à mon monde d’origine ?”216. La langue française a servi de catalysateur à sa révolte et lui a
permis de contourner les interdits de la langue arabe. Il faut insister sur l’importance de la
langue d’origine. L’arabe est sa langue maternelle et paternelle en tant que véhiculaire d´un héri-
tage culturel, mais surtout l’arabe est la langue du Coran. Cette charge symbolique rend toute
critique blasphématoire. Chraïbi, comme d’autres écrivains maghrébins, a opéré à travers ce
choix de langue un choix de vie. Même si l’on peut dire que le français au départ lui a été plus
ou moins imposé par le père, qui avait décidé que ce fils-là se formerait à la culture française.
En définitive l’écrivain s’est approprié la langue. A la critique qui a été faite à l’encontre des
écrivains maghrébins s’exprimant en français, Chraïbi a répondu : “nous nous en servons
comme d’un bâton [..] et c’est pourtant un outil bien perfectionné, qui songerait à nous en
blâmer ? Le fond importe-t-il donc moins que la forme ?”217. En outre, les problèmes de
diffusion de l’écriture bilingue sont ici spécifiques. Un écrivain marocain désireux de vivre de
sa plume s’adresse le plus souvent aux maisons d’édition des pays francophones, la France
surtout, où l’éventail proposé et le marché littéraire sont plus favorables.
A l’intérieur du bilinguisme, des mouvances s’opèrent. Le jeune écrivain en rupture
familiale du Passé simple, possède une autre forme de bilinguisme que celle de l’homme d’âge
mûr, confirmé dans sa carrière littéraire. Kadra-Hadjadi218 a relevé des interférences de langage
dues à la cohabitation des deux cultures, propre au bilinguisme ; un exemple est l’utilisation du

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mot Seigneur qui relève plus de la tradition biblique que du Coran. Les interférences vont se
transformer en deux modes d’expression parallèles, dont une parfaite représentation se trouve
transcrite dans le “parler” de l’inspecteur Ali219. Celui-ci peut alterner l’expression simple des
paysans émaillée de référents coraniques avec la langue châtiée française220. La langue française,
procédé de distanciation, peut être également comparée à un pont reliant le passé au futur, elle
a aidé l’auteur à s’affranchir du poids de l’origine pour en retrouver le plaisir. Renaître, comme
nous le disions précédemment, grâce à ce double langage, en se coupant de la langue du père,
a permis à l’auteur de se développer en dehors de la Loi, pour créer la sienne propre.
Concluons ce développement en admirant les processus qui se mettent en place chez
l’humain pour intérioriser des influences aussi éloignées. Un tel mixage donne une écriture qui
ne peut qu’être originale, apportant au lecteur un réel plaisir et au chercheur parfois quelques
difficultés supplémentaires pour analyser le texte.

N OT E S

144 Fronton fut le précepteur de Marc-Aurèle, il écrivit en grec Les pensées. Quant à Apulée, il est l’auteur
de L’apologie. Les Florides. Les Métamorphoses de l’âne d’or.
145 “Les hommes libres”.
146 Les Berbères sont surtout au Maroc, 50% de la population dans le Rif, l’Atlas et le Sous, et en Algérie
où ils sont concentrés dans la région de la Kabylie et un peu plus au Sud chez les tribus Touareg.
147 Comme ils l’ont fait pour les juifs en Algérie, les colons accordent aux Berbères un statut autre
argumentant sur le fait qu’ils avaient, dans le passé, fait preuve de qualités d’adaptation à l’invasion.
148 Nous reviendrons là-dessus dans la quatrième partie.
149 Remarquons que les marques de l’oralité sont certainement les mêmes pour l’arabe et le berbère.
150 Marguerite.T. Amrouche 1966, Le grain magique. Maspéro. Paris.
151 E. Laoust 1949, Contes berbères du Maroc. Larose, p.148.
152 Première page de Naissance à l’aube.
153 Dans le premier livre Raho est un personnage à part entière de l’histoire, alors que dans les suivants, il
fait partie d’un long épilogue, situé dans les temps présents, et qui introduit le roman par une sorte de
flash back.
154 La Kahina était une femme chef d’une tribu judéo-berbère qui s’était battue contre les Musulmans. Sa
défaite a entraîné l’islamisation des Berbères.
155 Interview accordée en 1985 à Eva Seidenfaden, 1991, Ein Kritischer Mittler Zwischen Zwei Kulturen :
Der Marokkanische Schriftsteller Driss Chraïbi und sein Erzahlwerk. Romanistischer Verlag, p.443. Trad.
Nadine Balayn.
156 Nabile Farès 1994, L’ogresse dans la littérature orale berbère. Karthala, p.92.
157 Nous avons utilisé Le Coran tome I et II. Introduction, traduction et notes par D.Masson. Gallimard.
Coll. Folio classique. 1967.
158 Régis Blachère 2002, Introduction au Coran. Maisonneuve & Larose.
159 A.Raqbi, La folie et le délire. Ib.
160 Le Coran, Sourate XCVI, 1, première révélation dans les cavernes du mont Hira, appelée aujourd’hui
“Mont de la Lumière", proche de la Mecque : “Lis au Nom de ton Seigneur qui a créé !..Lis !..”. A cette
version officielle, certains opposent une traduction erronée de iqrâ. Régis Blachère 2002, Introduction
au Coran, Maisonneuve & Larose, explique que Mahomet était certainement analphabète et que le mot
iqrâ signifie prêche. Vu l’imprécision des données objectives concernant l’époque, il nous semble

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opportun de conserver ce que la version la plus connue a donné comme message : “lis”.
161 Jean-Michel Hirt 1993, Le miroir du prophète. Psychanalyse et Islam. Grasset & Fasquelle. Paris, p.52.
162 Sourate III, 48-49 “ Dieu lui enseignera le Livre, la sagesse, la Tora et l’Evangile”.
163 Sourate III, 3-4.
164 Daniel Sibony 1992, Les trois monothéismes. Juifs, Chrétiens, Musulmans entre leurs sources et leurs destins.
Seuil.
165 Voir extrait de Succession ouverte avec l’énumération des “voici”en annexe 4.
166 Orthographe de l’auteur.
167 Dieu est grand.
168 Ib. pp.217-228. Kadra-Hadjadji a soumis les textes de Chraïbi à M.Aouissi Mechri, professeur de droit
musulman en lui demandant de vérifier l’exactitude des textes religieux, ce qui lui a permis de mettre à
jour les interprétations toutes personnelles de l’auteur.
169 Ce sont les dires, propos, récits attribués au Prophète et recueillis par un auditeur qui les a retransmis.
170 Kadra-Hadjadji a recensé les citations qui sont, soit modifiées, incomplètes, inexactes ou encore inexistantes.
Contestation et révolte dans l’oeuvre de Driss Chraïbi. Ibid p.219. Nous trouvons un exemple d’un type de
modification dans Succession ouverte, p.122, évocation du jugement dernier selon Chraïbi :
“Quand la terre tremblera de son tremblement
quand le soleil s’enroulera
quand les montagnes s’écrouleront en un écroulement…”. Ce texte est une approximation de la Sourate
LXXXI : “ quand le soleil sera obscurci……quand les montagnes seront mises en marche..” , et il n’y est
pas question de terre.
171 Sourate LXXX,40.
172 Succession ouverte p.21.
173 Sourate IV,34.
174 Sourate II, 223.
175 Sourate II, 187.
176 Sourate II, 222.
177 Recueil de hadiths.
178 Driss Chraïbi 1995, L’homme du livre. Balland-Eddif. Dans ce livre, l’auteur imagine une joute oratoire
entre deux poètes devant un large public. Il ne fait ici que reprendre une tradition ancienne des débuts
de l’islam. Les poètes d’alors s’affrontaient à l’aide de qasidas, oeuvres poétiques en strophes. Pour plus
d’informations, consulter René R. Khawam 1995, Anthologie de la poésie arabe. Phébus.
179 Celui qui enseigne Le Coran aux enfants.
180 Kadra-Hadjadji, ib p.333 démontre entre autres les parallèles existant entre Moussa, personnage de
L’âne, troisième livre de Chraïbi, avec la personnalité de Gandhi.
181 Interview de Chraïbi. Eva Seidenfaden, Ein kritischer Mittler zwischen zwei Kulturen : der
Marokkanische Schriftsteller Driss Chraïbi und sein Erzählwerk. Ibid p.451.
182 Basfao Kacem Trajets : structure(s) du texte et du récit dans l’oeuvre romanesque de Driss Chraïbi. Ibid.
183 Aucune interview de l’auteur n’atteste d’un intérêt pour l’étude des chiffres.
184 Tahar Houchi 2001, L’éclatement du discours identitaire dans la littérature maghrébine de langue
française. Les cas de “Mémoire de l’absent” de Nabile Farès et de “La Mère du Printemps” de Driss
Chraïbi. DEA. Faculté des Lettres, Université de Lyon, pp.75-80.
185 Kadra-Hadjadji, ib. nommait à l’époque ce roman le Vipère au poing maghrébin.
186 Jacques Madelain 1983, L'errance et l'itinéraire. Sindbad, p.25.
187 Définitions données par l’auteur : “hargma est un plat lourd de résistance populaire à base de pieds de
mouton et de pois chiches, épices comprises et quelles épices” (Une enquête au pays, 141). “Mhencha est
une pâtisserie de monarque, dont la seule préparation par tout un harem, dure bien trois jours “(ib.141).
“Meslalla littéralement “touche la dame”. La recette existe encore à Fès” (Naissance à l’aube, 181) et le
dernier est de la viande séchée (Une enquête au pays, 144).
188 Robert Sayre 1990, La sociologie de la littérature, une tentative de synthèse critique. Thèse soutenue à

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l’université de Paris VIII. Op cit. Itinéraires et Contacts de Cultures. Vol. 10 Littératures Maghrébines.
L’Harmattan.
189 Goethe, Hugo, Gide par exemple sont cités dans le texte ou en épigraphe.
190 Ces titres nous indiquent également que les études de chimie de Chraïbi sont encore récentes.
191 C’est ce que déclare Chraïbi dans un questionnaire auquel il a répondu dans le cadre de la thèse de
Abderrazak Haouach Essai d’analyse du personnage dans Le passé simple, Les Boucs, Succession ouverte de
Driss Chraïbi. UFR de Lettres Paris Nord. 1994/1995.
192 Inspecteur Ali, p.22.
193 Le passé simple, p.35.
194 Succession Ouverte, p.15.
195 Une enquête au pays.
196 Succcession ouverte, pp.33, 125-126
197 Thomas Demulder 2000, Révolte et quête des racines culturelles dans l’oeuvre de Driss Chraïbi et dans la
peinture de Ahmed Cherkaoui. Mémoire de maîtrise. Université de Grenoble 3.
198 L’étranger d’Albert Camus et Une enquête au pays de Driss Chraïbi.
199 Nous voulons rapidement noter que Chraïbi et Camus partageaient ce militantisme anti-raciste, Chraïbi
lui rend d’ailleurs hommage dans la post-face d’une réédition des Boucs mais sa position a été clairement
exprimée dans un article intitulé “Sur Camus”, La Parisienne, revue littéraire mensuelle n.5,
nov/déc.1957 : “Je ne suis pas un admirateur de Camus et de ses livres, L’Etranger et La Peste
notamment, ont le don de me mettre hors de moi parce que, de toute ma nature je m’oppose au
désespoir de quelque forme qu’il soit”.
200 Exemple dans Le passé simple p.31 : “ Juif fils de Juif, salaud fils de salaud, pourriture..”
201 Dans La Mère du Printemps, les Yahouds, les juifs, vivent sous la protection des Berbères. Lorsque
l’invasion islamique approche, le rabbin de la communauté va aider Azwaw à la préparer en protégeant
la tribu. L’idée du rabbin de conseiller à Azwaw de donner le nom de Yassin à son fils sera déterminant
pour sauver la tribu. En effet Ya Sin est le nom de la sourate XXXVI du Coran, ce sera perçu par les
musulmans comme un signe d’allégeance à l’islam.
202 Dans Le Monde à côté 2001, il évoque l’époque où seul Le passé simple était paru : “Faulkner fut pour
moi une révélation, un éblouissement [...]. L’influence de William Faulkner était telle que j’eus grand-
peine à retrouver mon langage et mon identité” p.78.
203 Entre autres, “Les livres et l’Afrique du Nord”, Le Figaro. 3 février 1955.
204 Thomas Demulder, Révolte et quête des racines culturelles dans l’oeuvre de Driss Chraïbi et de la peinture
de Ahmed Cherkaoui. Ibid.
205 Interview 1985, Eva Seidenfaden, ib. p.467.
206 Ibid. p.467.
207 Demulder développe dans sa thèse, p.31, les parallèles entre les trois auteurs, parlant de la Géorgie pour
Caldwell, du Mississipi pour Faulkner et du pays Amazight pour Chraïbi. Il signale également “la
similarité des personnages” dans leurs romans.
208 Kadra Hadjadji. Ib.
209 A. Mdarhri-Alaoui 1996, “Le roman marocain d’expression française”. Littérature Maghrébine
d’expression française. Edicef/Aupelf, coll. Universités francophones. Vanves, p.141-145.
210 Nejib Ouerhani, “Espace et exil dans la littérature maghrébine de langue française”. Corps, Espaces-temps
et traces de l’exil. Incidences cliniques, Sous la direction de Abdessalem Yahyaoui. La Pensée
sauvage/A.P.P.A.M. Grenoble, 1989.
211 Lettre de Freud à Zweig, 21/2/1936, citée par R. Menahem “Langage et folie”. Les Belles-Lettres. 1986, p.26.
212 Jacques Hassoun 1993, L’exil de la langue. Fragments de langue maternelle. Points Hors ligne, p.45.
213 Abdellatif Chaouite 1990, “Ethnopsychanalyse et littérature plurielle : quelques remarques”. Itinéraires
et contacts de cultures. Vol.10. Littératures maghrébines. L'Harmattan. p.83.
214 Dictionnaire universel des littératures sous la direction de Béatrice Didier. PUF. 1994
215 Lahcen Benchama 1994, L'oeuvre de Driss Chraïbi. Réception critique des littératures maghrébines au
Maroc. L'Harmattan p.78.

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216 Interview Magazine littéraire. Juillet 1985.


217 Jean Déjeux 1973, Littérature maghrébine de langue française. Ottawa, Naaman p.295.
218 Houaria Kadra-Hadjadi, Contestation et révolte dans l'oeuvre de Driss Chraïbi. Ib.
219 La coprésence de deux discours que l’on peut nommer dialogisme dans le sens donné par Mickhaïl
Bakhtine. Les structures dialogiques que ce chercheur a mis en évidence dans certains romans indiquent
l’émergence contestataire et populaire d’une culture visant à échapper à la littérature dominante.
220 Un exemple extrait de Une enquête au pays, p.13 : “j’ai cru que tu étais un de ces insectuels…tu es une
victime du matriarcat” nous montre le paradoxe entre le mot intellectuel que le pauvre homme n’arrive
pas à prononcer et celui de matriarcat relevant d’une terminologie spécialisée.

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