Vous êtes sur la page 1sur 1

Un bout de bois.

Un simple bâton quelconque, comme le doigt d’un vieil arbre tombé sous le poids
des ans un soir d’hiver lors d’une tempête nocturne. Il n’a l’air de rien, cet Ubik. Pourtant si vous
saviez son histoire, celle de mon grand-père, qui me la racontait lorsqu’il me prenait sur ses genoux
fatigués par des années de labeur. Il était jeune encore lorsque la guerre fut déclarée et perdue . Il
me racontait la boue des tranchées, les rats, les cadavres à demi ensevelis dans la terre molle,
attendant un bras en l’air de finir d’être enterrés par le prochain bombardement.
Et par dessus tout, la faim. Celle qui vous tient le ventre et ne vous lâche plus, celle qui fait qu’on
regarde avec envie les copains et leur maigre ration. On regarde son ami comme un chien affamé
regarde un maigre os à ronger. Il faillait lutter contre notre horrible nature prédatrice, ne pas voler le
morceau de pain rassis du voisin, ne pas convoiter le bol de soupe claire dans lequel traîne une
miette de la viande moisie depuis avant hier, ou le jour d’avant.
Mais, dans toute cette noirceur, un objet, Ubik sauva ces hommes de la sauvagerie. Grâce à son
manche en bois imputrescible elle permit de répartir les rations équitablement ; Sa forme parfaite
épousait les contours des gamelles de l’armée, on pouvait donc ne pas gaspiller une goutte du
« rata », qui fortifiait le sang des braves. Son aspect rudimentaire et sans prétention unissait les
hommes, du simple trouffion au général le plus gradé. Cette cuillère était faite du bois dont on fait
les héros, un bois dur et solide, résistant à toutes les épreuves. Son aspect poli par les mains des
hommes, cachait la rudesse d’un coeur généreux. Elle était la sœur des béquilles des invalides et
estropiés que la guerre semait autour d’elle. Comme eux, elle était résistante, elle pouvait plier sous
la force mais ne rompait pas.

C’est aussi le dernier cadeau d’un vieil homme, au soir de sa vie qui le donna en héritage au jeune
garçon que j’étais. Elle est le coeur du bois de notre arbre généalogique, voilà pourquoi, même à
prix d’or, je ne pourrais m’en séparer.

Vous aimerez peut-être aussi