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Conmmarszaree ds foves del! Eger be fejihine 95( 44} LE PARDON MUTUEL Cae DANS LA COMPREHENSION AUGUSTINIENNE DU NOTRE PERE (MT 6,12) Nous savons par une wuvre magistrate serite il y a plus de trente- cing ans que, dans ses Gerits catéchétiques, liturgiques et polémiques, Augustin cite quelque cent quatre-vingt-cing fois le verset : « Remets-nous nos dettes, comme nous-mémes avons remis a nos débiteurs » (Mt 6,12) Etant dona la difficulté de distinguer entre des citations isolées et de simples allusions, je suis persuadé que le nombre de références est encore plus élevé, Aprés plusieurs années de lecture d’Augustin, j'ai acquis ta conviction que, dans ensemble de son «uvre, I'évéque consacre plus de place a expliquer le verset Mt 6,12 que toute autre demande du Notre Pere, Pour commencer, il faut relever qu’Augustin préférait les sept demandes de Matthieu (6,9-13) a celles de Luc (11,2-4), tout en soutenant ‘que la bridveté de Lue exigeait une compréhension plus complete du texte de Matthieu. Pour PAugustin de la maturité, les différences entre les deux versions étaient en fait négligeables (Enchiridion 30, 116). Notre présente investigation est virtuellement circonscrite par la vie sacerdotale et épis- copale d’Augustin. Nous limiterons notre étude & la cinquiéme demande du Notre Pere dans les textes suivants, chacun contenant un commentaire de longueur variable, En tenant compte des sermons 56-59 préchés en des occasions dis- tinctes et @ des époques différentes, nous n’avons pas moins de huit com- montaires. Le premier exposé d’Augustin sur le Notre Pére figure dans son commentaire du Sermon sur la Montagne (2.4.15-2.11.39), habituellement daté de 393-395, avant sa consécration épiscopale. Quatre interprétations de longueur décroissante préchées aux candidats se suivent dans le cadre de leur préparation formelle au baptéme. Les sermons 56, 57, 58 et 59 sont g6néralement assignés aux années 410-416. Comme on pouvait s'y attendre, Pinterprétation augustinienne la plus lucide sur la pritre, 'éblouissante lettre 130, adressée & Anicia Faltonia Proba, contient une perle (11, 21-14, superposée au contexte plus large, qui forme le corps de la lettre. Sa date est fixée un ou deux ans apres le sac de Rome par les Visigoths (411- 412). Un Enchiridion sur ta Foi, U Espérance et 'Amour présente, dans les termes les plus succinets, Ie Notre Pere comme le message de l’espérance chrétienne, qui rattache le domaine de la foi et de l'amour au paysag. judéo-chrétien (Ench. 30, 114-116). On le situe habituellement au début de la dernigre décennie de la vie d’Augustin (421-422). C’est vers la fin de cette période, 428-429, que se place Le Don de la Persévérance (Perseu. 2, 4-7, 15), lequel s'appuie fortement sur le traité de Cyprien : Le Noire Pére Le Notre Pére était rarement éloigné des pensées d’ Augustin. disposition qui est unique dans la littérature patristique, Augustin met en paralléle les Béatitudes (en considérant 1a huitieme comme une répétition de la premiére), les sept dons de Esprit Saint (Is 1,2:3) et les sept demandes du Notre Pere ala mani@re de triades dans ane éehelle qui culmine avec la triade Paix-Sagzsse-Libération du Mal (De sermone Domini in monte 2, 11, 38). Un tel alignement vertical n’est pas aussi exeentrique qu'il y parafl au premier coup deeil. En conscquence, le inguidme niveau de Méchelle, Pitié-Conseil-Remets-nous nos dettes ‘ome nous-mémes avons remis @ nos débiteurs, reflete la parabole de Sus en Mt 1821-35, avec une insistance particuligre sur le v. 29, oU le ‘actionnaire impitoyable et inflexible implore son mattre en disant moi un délai, et je te rendrai ». Le texte de Le 6,37-8, « Remettez, et il vous sera remis; donnez, ct Pon vous donnera », éclaire également cet Schange de pardon mutuel Augustin rattache aussi Paumdne au pardon, le gree cleemoxyna (sermo 207, 1), conservant ainsi sa signification monétaire, tout en étendant paral- jblement sa portée aux actes de miséricorde et de compassion dans {'an- sulation des dettes autres que pécuniaires (sermo 206, 6). L'anglais (gi- Ving/forgiving) et le frangais (donner/pardonner) rendent fidelement la nensée d’Augustin dans ce domaine des relations humaines mps, Héveque s'appuie fortement sur 1Jn 1,8 dans son interprétation du Notte Pere : « Si nous disons que nous n’avons pas de péché, nous nous abusons, et la vérilé nest pas en nous. » Enfin, le parallélisme de chaque hemistiche du Psaume 135 (136) démontre "infinie disponibilité de la niséricorde divine sur colte question du pardon : « La wiséricorde de Dieu st éternelle! » Les paroles que Jésus a enseignées a ses disciples devien~ vent par conséquent la priére sans égal du pelerin dans un monde 2 la fois postadamiquie ct post-baptismal Pour arbitraires que certains de ces rapprochements herméneu- igjues puissemt paraitre a des interprétes post-modernes des textes anciens, | “city a quelque chose de positif dans Peffort cue fait Augustin pour ratta her de tagon directs te Notre Pere aux Béatitudes », Son exégese st lar- yement intertextuelle dans le sens oli la patristique congoit I'Eeriture Comme étant som propre interprete : Scriptura sul ipsius interpres. Les | vantages sont a ia Tots logiques et coherents (parfois, l'évoque est & eet rd moins hetreux dans ses éerits polémiques), corroborant ainsi une néthodologie qui est virtuellement commune & tous les Peres de Pglise Une stipulation accompagne cependant les termes du pardon mutuel. Le pardon doit étre prompt, sinedre et inconditionnel. ML 6,12 eonclut un v mnarché », un « pacte », un « contrat avee Dieu » (sermones 56,13: 58, 8) Sa formulation la plus vigoureuse s'exprime peul-etre de la maniére sui- yante + « Nous avons fait un pacte et passé un accord avee Dieu et nous sons souserit a la condition qui nous libérere de nos dettes » (sermo 211, 1). 3 encore Augustin fait aussitOt remarquer que ML 6,12 est la seule des sept demandes du Notre Pore qui bénéficie d'une glose dans le texte méme die Pévangile, au verset 14, éclairant ainsi son importance et ses cons. cs regrettables pour le eas od la négligence humaine du pardon & regard d’autrui empéche ipso facto le pardon divin 4 V'égard de Voffenseur (sermo 57, 12). De plus, un manquement dans le pardon accordé & un ennc- mi qui le Uemunde rend ridicule Ja formule sursum cor, qui ctait chore a Augustin en raison de ses résonances liturgiques longtemps associ eucharistic En tout état de cause, trois questions sont invariablement asso- cides & notre thome : Quelles offenses? Oui devrait prier’? Pourquoi si souvent? Pour Augustin, il n'y a pas de doute que le mot « dettes » en Mt 6,12 est equivalent de « péchés » (sermo 59, 7). Lorsque des indigents sont dans I'impossibilité de rembourser une dette, le préteur est ins ment prié d'annuler l'accord qui a été passé entre eux. A un niveau plus profond, on est obligé de pardonner une injure ou un péché que 'auteur @’une injustice a commis contre un innocent (De sermone Domini in monte 2, 8, 28). Pew a peu, les yeux, les orcilles, a langue et les pensées devien nent des intermédiaires par lesquels la contagion et les polluants péne- trent dans son environnement post-baptismal. La faiblesse humaine offre pas d'immunité contre des agents toxiques tels que les abus de la gage, le commeérage, le manque de mesure dans V'alimentation et la boisson (Germo 57, 12), la coltre, les rancunes (sermo $8, 7), la discorde, la ve geance (sermo 59, 7), les querelles, les insultes, les agressions physiques Germo 208, 1), des profits immérités dans les affaires, 'achat bon marché el la revente a prix fort (sermo 351, 5), un jugement sévere et des blas phémes (sermo 56, 12). Bien que les conséquences de ces « péehés quoti- diens » (sermones 9, 18; 56, 14) aient des effets beaucoup moins étendus que les péchés graves (peceata mortifera, tr. Jn 26,11), tels que le meurtre Fidoldtrie, le sacrilege, Nadultére et beaucoup d'autres (sermo 56, 12), leur impact cumlatif risque de devenir tout aussi redoutable. C'est la raison pour laquelle Augustin souligne te probleme avec Mune de ses comparai- Sons favorites. Le Noize Pere vide l'eau du fond de cale pour éviter que celle-ci ne monte et ne submerge finalement le navire (sermones 56, 11s 58, 10). L'aterait d'une autre comparaison favorite pouvait difficilement Echapper a une assemblée maritime telle que Hippo Regius. La seule dif- fBrence entre le sable et le plomb réside dans la dureté de ce dernier. Par exemple, de maniére cumulée, de minuscules grains de sable possédent proportionnellement un poids égal au plomb. La méme chose peut étre dite de minuscules gouttes d'eau en grande quantité : si elles ne peuvent pas étre contenues, elles déclenchent un déluge torrenticl qui dévaste la Contrée par sa force destructive (sermo 56, 12). Augustin répond & notre deuxitme question en disant que personne sur terre a’échappe & V'inélue tabilité du peché (sermo 59,7), laissant 3 cet égurd de cote le vas de Marie pour le discutsr en une autre occasion (De natura et gratia 36, 42). En consequence, n'y a personne pour qui la récitation dui Notre Pere et ta réflexion & so sujet ne sont pas nécessaires (sermo $8, 6 et 8). Préchant devant le peuple en présence de quelques membres de Ia hiérarchie, il notait :« Vous aussi, saints éveques, vous avez des dettes » (sermo 56, 11). De méme que les laies, les éveques aussi se frappent la poitrine non seule- ment jour apees jour, mais tout au long de leur vie (sernro 351, 6). Jésus a siressé le Notre Pore aux « béliers mémes du troupeau » (epistule 157.2), Cestardire aux apétres, pour leur bénéfice propre, de méme que pour ‘clui de leurs fideles disciples (sermo 58, 6 qui cite Ps 28.1 Vulg). Entin dans te traité sur (Evangile de Jean 13, 1-20 relatif au lavement des picds intorprété comme modele de ministére chréticn, Augustin cite quatre fois HL 6.12 dans le sens que les « pieds sales », ou chemins d’impertection, ‘onstituent Ia regle et non l'exception dans les taches difficites de la pré- lication ct de évangélisation. De fagon analogue, la réponse d’Augustin & notre troisiéme qui jon relative A la fréquence du Notre Pere n’est pas moins directe, Les chrétiens devaient laver leur visage en pronongant ces paroles avant de sarliciper a Peucheristie (sermo 17,5). Des pécheurs qui demandaient unc nénitence exceptionnelie dune nature plus formelle étaient assurés dun pardon quotidien, « mais seulement s'ils voulaient eux aussi remettre leurs Jettes » (sermo 59,7), Augustin parlait du Notre Pere comme sil était « un sapteme quotidier » (sermo 213, 9), un « remde quotidien » pour des péchés mineurs (sermo 261, 10) ct aussi « la médecine du repentir quoti lhien » (sermo 351, 5). Il ne se lassait jamais de rappeler & ses auditeurs que c Notre Pére était par conséquent un rite pénitentiel et une source de par- Jon A [a fois quotidion ct divin (sermo 56, 12 et 14). ‘Dans le dernier de ses commentaires (Perseu. 2, 4-7, 15), Augustin ceonnait a Cyprien Savoir a la fois anticipé et dmoli la future attitude des dlonalistes, dont Mnsistance sur une Eglise empirique « sans tache ni ride ni rien dle tel » (Ep 5.27), allait Gtre une cause de dispute au sein de Egle d'Afrique {iu Nord jusqu’a Fepoque des invasions arabes. Si "Elise était Passemblée de personnes saintes, comme les donalistes le revendiquaient, il n'y aurait alors plus hesoin de reconciliation et il n'y aurait plus de raison dexhorter les eh tions au repentir. Dans une veine analogue, « de récents ennemis deta grace di Christ sy trouvent confondus avant que d'etre nés » (Perser. 2,4). LA aussi Cyprien, « Parme suprémement invincible de la vérité » (Perseu. 5. 8). avait {Topuis longtemps frappé au cavur des prémisses présomptucuses du perfection Same pélagion, qu. éludaient eatigrement le caractére gratuit et Taide indis- pensable de la grace divine pour une humanité post-adamique. ‘En conclusion, sept caractéristiques principales ressortent de la compréhension augustinienne de Mt 6,12 : 1) une affirmation forte de Tncluctabilité du péché post-baptismal ;2) la prééminence de la cinguiéme demande soul’gne de fagon emphatique la nature sociale du péché et du pardon: 3) la récitation du Notre Pére en tant que telle est instamment Fequise jour aprés jour, parallélement mais aussi cn conjonction avec l'eu- Charistie: 4) une ‘elle récitation constitue un rite pénitentiel de purifiea- tion et de pardor des péchés moins graves que homicide, l'adultere et Fidolatrie 3) le fait que les dettes humaines sont & la fois pénitentielles et financieres valide le pardon des offenses d'autrui comme une extension de Pauméne: 6) dans ce probléme de la réconciliation humaine et divine, la force du lien a Dieu est celle que le chrétien, dans une certaine mani (Pazir, prive Dicu de liberté s'il refuse d’accorder le pardon; et enfin 7) le pardon inconditionnel offre Popportunité de se réconcilier avec un ennemi et d'en faire un ami Dans ensemble, Paffirmation la plus forte d’ Augustin sur Mt 6,12 a 18 Gcrite A Mage de soixante-douze ans, soit quatre ans avant sa mort « Notre justice également [...] consiste plutOr dans la rémission des péchés que dans la perfection des vertus. Ainsi en témoigne la pridre de toute la cité de Dieu en exil sur la terre; par tous ses membres, en effet, elle crie vers Dieu: remettez-nous nos dettes, comme nous les remettons 2 nos débi- teurs » (De civitare Dei 19,27). Dans les deux ans qui préetdent sa mort, il réitdre cette compréhension de Mt 6,12 comme « pritre que 'Eglise entire fait jusqu’a la fin du monde » (Retractationes 1, 19, 3) George Lawuess, OSA, ‘Traduction frangaise de Jean-Michel Roessli (Université de Fribourg, Suisse)

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