IV. LA TRADITION DE LA CULTURE CLASSIQUE
Le personnage d’Enée
dans la littérature frangaise'
« Eotil vécu, mon pére se ft couché sur moi de
tout son long et m'eit écrasé. Par chance, il est mort
en bas age; au milieu des Enées qui portent sur le >
dos lours Anchises, je passe d'une rive a autre, seul
fetdétestant ces geniteurs invsibles & cheval sur leur
fils pour toute leur vie. »?
Le pluriel peut surprendre; il n’en reste pas moins lourd de
symboles dans la pensée de Jean-Paul SARTRE qui, en se référant >)
ainsi au personage virgilien d’Enée, associe la modernité de la |
psychanalyse a l'image que la tradition a conservée du héros
Antique a travers les siécles. Reflet des premieres représenta-
tions statuaires?, la citation du philosophe met en effet a a fois
en évidence la facilité avec laquelle le personnage pouvait se
préter & tous genres q'interprétations littéraires sans de réelles
Infidélités au modéle antique, et la difficulté & séparer le prota-
goniste de son image premiere, malgré une substantivation de
Son nom qui en propose une approche généralisante.
‘On élude trop souvent le fait qu’Enée, virgilien par essence, )
est homérique de naissance. Or, malgré la remarque de Gaston
BorssteR qui évoque dans son article « La légende d’Enée »*
importance longtemps accordée par la critique au personnage,
les études contemporaines sur P/liade privilégient des heros
comme Hector, Achille et Ulysse. Il convient de remarquer
pourtant T'épaisseur d@ja accordée par HOMERE au heros
froyen, qui apparait initialement dans IHymne @ Aphrodite
ceuvre dans laquelle sont relatés la naissance, P'éducation et le >
retour d’Enée Troie. Comme son pete, favori des dieux, une -
beauté exceptionnelle, « le noble fils d’Anchise » ou « le fils du —
1. Résumé dune thse soutenue a Université de Pars III en décembre 1999,
Jlige en mai 2001 aux Presses Universitaires du Septentrion.
2, Jean-Paul SARTRE, Les Mats
3°Cx, par exemple, a tere étrusque découverte & Véies, au v* sigcle av
c.
4. Reaue des Dewx Mondes, Pais: 1883, p. 282-314.196 CLAUDE BRIGITTE SERERDEREAU
magnanime Anchise » est Parchétype du héros homérique, mi
dieu, surhumain par certains cétés mais jamais immortel, qui,
par son parcours, symbolise en quelque sorte pour chaque Gre
le chemin de sa’ propre destinée, et sera présenté comme tel
dans ['Wliade D'un mérite et d'un courage supérieurs, « le chef
des Troyens »6 est avant tout un guerrier valeureux, au méme
titre qu’Achille ou Hector auxquels il est ailleurs souvent com-
paré ; & sa force physique est associée une détermination morale
tu@s forte, lige a sa vaillance et matérialisée par la puissance de
ses armes: « plein de noble ardeur », « avide de tuer »7, il -
pousse lors des combats des cris effroyables et se montre enclin
4 Ia colére. Mais, outre ses qualités guerrigres, « le magna-
nime Enée », « bon conseiller des Troyens & cotte de bronze »4,
est doté de qualités humaines, en particulier la sagesse et’)
la réflexion, « Rassembleur du peuple troyen », « pasteur
hommes »®, il est honoré comme un dieu, Le fait qu'il doive
régner un jour est mentionné et explique Pintervention des divi-
nités qui le sauvent a plusieurs reprises. Ainsi sont garantis les
récits épiques et traditions futures repris par les auteurs ro-
mains, en particulier Virgile "!
Bien que la légende qEnée ait été traitée par les grands
auteurs contemporains de VinciLe, Trre-Live, Denys HALI-)
CARNASSE et OVIDE, la période latine est principalement maré
quée par l'Enéide de Virgile, qui consacre a cette légende une ~
épopée de douze livres visant a affirmer la puissance de Rome)
et a chanter la gloire de 'empereur Octave-Auguste. Le poste
latin fixe en méme temps la légende des origines de Rome, qui
devait subsister dans Phistoire et la littérature a titre de mythe
fondateur.
5. HomeRe, Hiade, texte établi et traduit par Paul Mazon, Paris: Les Belles
Lettres, 1942, 11, 819, V, 468.
10. « Les Troyens de leur c0té, (...), se groupent autour (...) d’Enée, que, chez
les Troyens, le peuple honore come un de» Ibid XI, 36-58
Dans son ouvrage Lop, Pas, PUT, 1h, Daniel MaDELzNar dé
le hos gree comme appartenant « 3 ne clase intermeéiaice stu entre ls
dioux et les hommes, (qui se ditingue par une onigne royale et divin, une
tnfancemyrtericuse et des actions qt derminent sa valeur» Iajoute en ouze
gue «sage gucric (.), serveur d'une nation ou dune religion le heros assume
tine histoiste dont des visions t des prophties lai event la dimension, pote
tn sens allogrique ow symbolique et devien une figure morale et cdacique.»
ip. 5758 Aint appari le persnnage dnc & travers la liraENEE DANS LA LITTERATURE FRANCAISE 197
Enée se caractérise dans l’Enéide par la complétude de sa >)
personnalité: associé & Pimage d’Octave, il réunit les qualités 7 —~
inhérentes au « princeps » romain et remplit a la téte de son
peuple le réle du chef latin idéalisé par la création littéraive et la
destination idéologique de Pceuvre. Le trait principal de sa per~
sonnalité est sa piété, au sens latin du terme, par laquelle le )
héros se définit lui-méme. Virgile insiste sur cette qualité inh
rente au protagoniste, qui se veut gage de la valeur de cet,
«< homme insigne en piété » 2, et suppose un pouvoir d’ascen-7
dance exceptionnel. Pius Aeneas, chargé des pénates de Troie, est
marqué par son devoir envers son peuple, ses ancétres et les
diewx, guidé par le fatum ou destin qui lui est imposé. Essentiel-
Jement humain dans des passages ou il se montre sensible, sage
et réfléchi, mais connait aussi Fappréhension, le doute, voire la
tentation au renoncement ou a la mort, il exerce sur son peuple
ses prérogatives de chef guerrier, politique et civil. C’est alors la
grandeur du héros qui est mise en avant: ingens Aeneas, dé
rit selon le stéréotype héroique préalablement amorcé chez
Homére }, est valorisé par son attitude au combat, sa détermi-
nation et son courage. Outre 'adjectif de nature pius, les quali-~
fications dont occurrence est Ia plus fréquente sont pater's,
magnanimus, magnus/maximus, Le substanti{ le plus utilisé est —
heros. On notera que le terme rex est seulement repris deux fois ~
dans le texte, et jamais associé au nom du personage: Aeneas
est le roi (rex) et le chef (dux, ductor} des Troyens, mais il reste’)
‘aux yeux des autres peuples un seigneur (dominus), un prince
(regius, avant de régner sur Malic. =
Virgile décrit ainsi un étre accompli, extrémement complexe
en raison de importance accordée a sa dimension psycholo-
gique, associée & son caractére héroique. Le poéte latin a égale-
ment mis en place les principales données qui ont déterminé
par la suite la réception du personnage dans la littérature des
iécles ultérieurs:
= la piété d’Enée est associée aux longues invocations aux,
dieux qui ont donné de lui Pimage d’un personage plaintif,
souvent critiqué, parfois ridiculisé. Cet aspect du protagoniste
12, Vinette, Enid texte élabli et raduit par Jacques PERRET, sixitme édi-
tion, Paris: Les Belles Letires, 3, tomes, 1993, 1 10.
13. On remarquera a ce propos qu'il n'y a pas de portrait physique du per
sonnage, et que les seules descriptions qui en sont faites soulignent sa beauté et
Son apparence divine, en rapport avec les exigences du genre épique.
IM Le terme paler atibue a Enée connote des actions relaives au pouvoir
Législaf, politique et civil: en 'appelantains, Virgie offe & son heros Vom
‘polenta, directement desinée & Auguste198 CLAUDE BRIGITE SEREFDEREAU
est repris dans certaines tragédies, en particulier dans Didon se \
sacrifiant, PEtienne JODELLE, et porté au ridicule par le genre ~
burlesque, dans le Virgile travest, de SCARRON, par exemple.
~ Virgile a inséré dans I’Enéide, probablement @ la suite de
Naevius, un épisode crucial pou: la littérature, celui des amours>
de Didon et d’Enée, qui a détemminé l'ensemble de la créationr
littéraire postérieure, en particulier théatrale. La fiction du
séjour a Carthage permet en effet le développement de la
notion du fatun imposé par les dieux, joint au motif de la cul:
pabilité ou de la non-culpabilité d’Enée a l’égard de Didon, pro-
blematique capitale soulevée dans les ceuvres tragiques et
lyriques successives @ laquelle les auteurs ont choisi de répondre
par la fidélité au texte virgilien, la transformation des senti- /
ments du héros ou une modification compléte de la tradition.
auteur latin a lié la piété de son personnage au fatum imposé
par les dieux afin de composer ce passage dans lequel Enée est
partagé entre son devoir et son « amour » (a employer avec
réserves) '5 pour Didon, du moins sa responsabilité dans sa liai-
son avec la reine, qui se suicide. A cette culpabilité dans Pépi-
sode de Carthage est associée celle du départ de Troie et la
perte de sa femme Créuse.
Ala fin de la période antique, le personage d’Enée apparait
done dans toute sa complexité, mais présente en méme temps
plasticité et malléabilité. C’est cette complétude qui constitue
sans doute loriginalité du héros virgilien, et différencie Virgile
des autres auteurs antiques qui se sont intéressés au protago-
niste. Enée est "homme historique, certes, ’homo historicus, ce
qui lui confére sa dimension de héros épique, mais il est égale- )
ment Petre doté d'une sensibilité et d'une épaisseur psycholo-—
15. Ce probleme suscite en effet controverse, Il convient de rappeler done les
deux opinions qui Sopposent: selon la premitre, & laquelle nous avons adhéré
dans noire these, Enée n'est pas amouteax de Didon, a laquelle il r'exprime’)
jamais son amour de maniére explicite et laquelle il ne promet surtout jamais
Te mariage. Selon la seconde, au contri, le personnage aimerait la reine de~
(Carthage sans pouvoir le lui avouer en raison du destin qui fui impose et qu'il
ne peut ignorer: nous tombons alors dansle non-dit ou Vimplicite, solution pos-
sible, soit, mais qui suggére (outes formesdinterprétations dans la pense et les
sentiments du personnage, « coupable de son innocence », qui aequiert alors
(oute sa dimension tragique. Selon nous, ete controverse tombe fort & propos
ta permis aux auteurs ultrieurs de faire « leur choix » en donnant euxcimemes
Finterprétation quils ressentaient de « cet amour fou eréé par Virgie, dune /
beaute et d'une intensité exceptionnelle (.) évoqué comme une fleur mer-
veilleuse mais vénéneuse, que le pote (..) abot peine éclose, et qu'il fait écla
ler dans un déferlement de violence et de haine. » Joel THOMAS, Structures de
imaginaire dans UEnéide, Paris: Les Belles Lettres, 1981, p. 175.[ENBE DANS LA LITERATURE FRANCAISE, 199)
‘gique reclles, a Vimage du héros romanesque; enfin, il est le
personnage tragique des amours a Carthage. Ainsi concu par le
poste latin, en associant les dimensions historique, humaine et
tragique, 'Enée de Virgile pouvait prétendre a un traitement,
littéraire privilégié par les auteurs du Moyen Age, de la Renais--—
sance, puis de la période classique.
Lintérét pour les textes antiques et le prestige des auteurs de
PAntiquité a permis la reprise de la Iégende des origines de
Rome et plus précisément d'linée par les écrivains de l'en-
semble de la période médiévale, Deux courants se degagent de
cet intérét: 'un en langue savante (copies, imitations, commen-
taires), dont le développement conduira a la rédaction en latin
historiographies des grandes familles; 'autre en langue vul-
gaire, dont naitra la tradition épique puis romanesque.
‘Trois ceuvres sont a privilégier dans la réception du person
nage d’Enée au Moyen Age: le Roman de Brut, de Wact, ley
Roman de Troie de Benoit de SAINTE-MAUuRE (vers 1160) et le
‘Roman d’Eneas, auteur anonyme, (vers 1170). -
Malgré son appellation de « roman », le Brut de WACE, héri
tage direct du courant historiographique inspiré de I Historia
regum Brittanniae, de Geoflroy de Monmouth, est plus proche
de la chanson de geste, c’est-a-dire du courant épique, que du
roman, ce qui correspond ailleurs précisément ala date de
sa rédaction. Wace replace Eneas dans l'histoire des dynasties
en attribuant des origines troyennes aux rois d’Angleterre &
16, Jean-Charles Huctter, dans Le roman media, ntgre le Brat de Wace &
ta « ttre antique» et Tasvoct fa vaste loge constitute parle Reman de
“Thay le Rem de Toe cle Roman eEnas il prise en ouze qu, selon les
tradfons, +2 Enc (ont i exe neal mansents qui schelonmenit ene la
Find Xie ct afin du Ive sgl es manscrts Cel {ajoignent Tes; dans
Iermanuser est directement voude at Brat, dans Fil precede le Brat; dans
G ec HP Bada est inereale entre Tet le Brat.» Pars, BUF, 1984, p. 1.
Danton edition do manusentD, Pars, Le Livre de Poche, 1997, Aime PET
souligne les rapports entre les différentes versions de Touvrage au Moyen Age
ce laeprise de plusieurs romans « antiques » dans un méme manuseni:« dane
tes manuveat A et By le Reman deat we wouve seul, Dans H, Fe Ey as
trouve accompagné dan de Brat Dans D, G eH, Fat suite aa Roman de
Toy tands que dans C, Det il etassoct a Ronan de Ties « Lanter pour
‘Nims Pertt de publer une éiton du manuscri D reside dans le fait qu'« es
Teal ut se présente dane la suceson conforme la chronologic Rsorique
“hes, Hoi, Bnet.» p. 22-23,200 CLAUDE BRIGITTE SEREFDEREAU
travers le personage de Brutus, arriére-petitfils d’Enée,
aneétre du roi Arthur; comme dans la tradition, Eneas part de
Troie et fonde en Italie la ville de Rome; son heéritier, Brutus,
se rend a son tour en Gréce, puis, aprés un périple en Mé-
diterranée, débarque en France, plus précisément en Bre-
taigne ou Armoriche, combat le roi de Poitiers et remporte la
victoire sur Turnus en Touraine. Enfin, il se rend en Albion,
Bretagne ou Angleterre, ot il s’oppose aux géants et fonde la
ville de Londres. A sa mort, le royaume est partagé entre ses
trois fils, Locrinus, qui régne 4 Logres, Kamber, roi du pays de
Galles, ‘et Albanactus, souverain d’Escoce. De ces trois
branches naitra la dynastie des rois d’Angleterre. Dans le
cadre historique ainsi mis en place, il convient de noter que le
récit ne s’arréte pas a la fondation de la ville par le héros,
Eneas puis Brutus, mais qu'il se poursuit jusqu’ ’Antiquité
classique et tardive, évoque les conquétes de la Gaule par Jules
César, la naissance de la chrétienté, les persécutions des chré-
tiens, événements historiques que les contemporains de Wace
devaient connaitre et qui conférent donc a son ceuvre toute sa
veracité.
Le point le plus important a retenir est la valorisation, dans
ensemble de Pouvrage, du « héros valeureux », du guerrier fier
de posséder terre, femme et royaume : Eneas, puis Brutus appa-
raissent donc en qualité de chefs, de duces: leur vaillance et leur
courage sont mis en avant, d’od Pemploi de expression « dux
Eneas> (puis « dux Brutus»), qui suecéde en quelque sorte a celle
de pius Eneas, transition notable qui montre le dessein affirmé
de Pauteur de présenter en premier lieu un guerrier. C’est la rai
son pour laquelle le départ de Troie n’est pas connoté négative-
ment: Eneas rencontre, certes, quelques difficultés pour échap-
per au massacre, mais son mérite consiste justement a s'esquiver
sans étre tué.
Laccent est mis dans le Brut sur les valeurs associées & la f60-
dalité: conquéte, vaillance et exercice du pouvoir royal sont
Etroitement liés & la possession de la terre et de la femme.
Lorsque Wace utilise expression « la feme et onur” tint » 8,
le destin du héros est en somme accompli dans lesprit du lec.
teur médiéval. II prend alors le titre de « roi ».
17. Le champ sémantique du terme « onsr », de (Romar, honorem, est en effet.
‘ues vaste: il désigne a la fois la tere, le royaume, la considération qui résulte
de la possession, et, par extension, Pexercice du pouvoir royal
18. Wace, Le Roman de Brat, éd. Par vor ARNOLD, 2 tomes, Paris: Socigté des
Anciens Textes Francais, 1938, 73, p.9.ENEE DANS LA LITTERATURE FRANCAISE 201
Le Brut de Wace reprend le schéma de la légende des origines
de Rome en Pappliquant & la dynastie des rois d’Angleterre afin
den rehausser le prestige. Liextension importante qu'il donne
au récit en évoquant des épisodes latins postérieurs a la tradi-
tion virgilienne met en évidence le fait qu'il s'est inspiré de I'his-
toire de Rome a travers ensemble des textes conus au Moyen
‘Age. Lart de V’écrivain consiste a appuyer une fiction sur des
fats réels, attestés historiquement par les auteurs latins, afin de
conférer a son ceuvre véracité et concision. C'est ce qui lécarte
de I’Enéide, mais également du Roman d’Eneas. Louvrage de
Wace reste avant tout un roman historique, dans lequel la per-
sonnalité des personages est évoquée de maniere tres suc-
incte. I n'y a pas de psychologie propre aux héros: ils sont
‘crois » et « guerriers », leurs vertus, courage, puissance, sagesse
tet courtoisie, sont celles qu’attend le lecteur de I'poque médié-
vale. Les événements prennent le pas sur les personnalités
‘Dans le Roman de Troie de Benoit de Sainte-Maure, qui relate
la prise de Troie en se référant 4 deux auteurs s'appuyant sur de
soi-disant témoignages oculaires, Dares le Phrygien et Dyctis,
Eneas est décrit comme un personage ambigu, petit, gros,
roux, sage, certes, mais surtout fort enclin a la parole afin de
protéger ses intéréts et obtenir ce qu'il désire par la ruse ou la
‘malice, Soupconné par le roi Priam lui-méme, il est done pré-
senté comme un traitre & la cause de Troie dont il aurait perpé-
tré la chute avec la complicité de son pére Anchise et d’Anté-
nor. Bien que la ruse puisse étre un trait positif du protagoniste,
propre a des personages comme Ulysse par exemple, et, au
Moyen Age, a Renart, Eneas est donc dépeint par Benoit de
Sainte-Maure sous un jour négatif™; on remarquera également
le portrait qui est dressé du personnage, en particulier la cou-
leur symbolique de sa barbe et de ses cheveux, fait exception-
nel puisqu’aucun texte ne trace de portrait précis du héros en
19, On remarquera en particulier que les dicux proteceurs de Tioie inter
vennent pas dase destin 'Eneas puis de Brutus; il n'y a pas race de Didon;
Tm Te perple de Brutus en Medierance, a waversTévocation de Alique,
des colonnes Hercule et des Sirenes fait evangement penser & celui d'Ulyse
20, Dans son ouvrage L « Enéide » méiole et a naisance de roman, Pass
Champion, 1904, Francine Mou.L2BxuN insite sur Timportance de cot
Smage donnée du personnage d'Enée; cee version, bien qu opposée &Timage
{do eros virgins pouvai ee accepise pur le lecour do xi" sels, Dar et
Diets fsa alors auto: « Avec Darés et Diy,» a figure du ros vir
glien sennichit dune culpabilte inidale suscepuble @'évoquer & des
Conscienceschrétiennes le souvenir du péché orgie), et existence de cette dis
Sonance, avorisant la prise de conscience d'une aimbigute croisante, & pu
jouer un role dan le pasage de Tepique au romanesque.», p 2202 CLAUDE-BRIGITTE SEREFDEREAU
dehors de ce roman médiéval. dans la mesure ott Enée répond
avant tout 4 un archétype héroique. .
Le Roman d’Eneas constitue lccuvre médiévale majeure qui ait )
repris la légende d’Enée, et ce dans son intégralité#. La redac-~
tion de cet ouvrage répond a Pattachement du lecteur du
XII® siécle pour les sources antiques, méme si le texte s’en
@loigne dans une adaptation anachronique. Il convient néan-
moins de noter que, si cette mise en roman de Pépopée virgi-
lienne constitue exemple type d’une_réception pleinement
active de l'ceuvre de Virgile au Moyen Age, il ne peut étre tou-<
tefois assimilé & une traduction de 'Enéide a la mode médiévale;
le fait que le texte de Virgile ait été la source principale utlisée
pour la rédaction de ’Eneas estune chose2, considérer le héros.
médiéval comme un calque du héros virgilien en est une autre. )
Citons a ce propos Michel Rousse:
« Quand Salverda de Grave, dans son édition de I’Eneas,ins-
crivit en haut de chaque page la numérotation des vers qui y
sont présentés, suivie, entre parenthéses, du chant de 'Enside
auquel ils sont censés correspondre, il fil ceuvre regrettable. I]
invitait & lire [’Eneas & la lumiére (ou plutot & Yombre) de
'Enéide et il incitait & en sasir le sens ailleurs, dans un autre
texte, comme si auteur médiéval n’avait pu que copier, repro-
duire, traduire, comme si son ceuvre ne pouvait avoir son sens
en elle-meme. De plus, en agissant ainsi, il faisait fi de ce qu'une /
lecture sans préjugé peut déceler des intentions de Pauteur de
"Eneas
Car celuici n'a rien fait 20ur que 'on se référe a une autre
‘euvre qu’a lasienne. Au contraie, il parait avoir voula que son
texte sotta uméme sa prepre reference,»
Ecrit aprés le Brut de Wace et le Roman de Tioie de Benoit de
Sainte-Maure, le Roman d'Eneas présente la caractéristique de
dépeindre les aventures chevaleresques et amoureuses du)
héros, ce qui correspond a l'univers littéraire de l’époque, en-
21, Daniel Porton considére que ce retour & Virgile constiue « un des évé-
rnements majeurs marquant la renaissance des Belles Leties en langue dil »
« Ugeriture épique: du sublime au symbole », ia: DUFOURNET, Jean, Relite le
«Roman d'Encas », « Etudes recucilles par », Paris: Champion, 1985, .
122 Il convient de noter en particulie- influence f Ovide comme source di
Roman d'Exeas, qui se manifeste dans deux épisodes du texte, aa debut de)
Voeuvre, dans P'évocation du jugement de Paris, 4 Torigine de la Guerre de
Troie, et dans V'episode des amours dBneas et Lavinie, création de Pauteur
‘médiéval qui développe alors amplement la thématique de l'amour courtois.
23. Michel Rousse, « Le pouvoir, la prouesse et amour dans IEnea », in
Jean Durounssr, op. ety p. 15.ENGE DANS LA LITTERATURE FRANCAISE 203
particulier aux ceuvres de grands auteurs comme Chrétien de
Mroyes. Danz Eneas est donc preus, saiges et cortois. =
Les titres et denominations décernés au personnage ré-
pondent a cette perspective. Le point le plus important & men-~
tionner est 'absence de expression virgilienne « pius Aeneas » :/
Eneas n’est plus le « pieux Enée » latin; sa pieté est envisagée
dans une conception beaucoup plus généralisante, en référence
‘aux qualités morales attendues par le lecteur chrétien du Moyen >
‘Age #*. On peut noter par ailleurs une similitude entre les appel-
lations choisies par Virgile et celles qu’adopte l’auteur de I'Eneas.
ainsi qu'une évolution similaire au cours de 'ceuvre. Eneas est |
‘ segnor et mestre »?5 pour ceux qui ont suivi au départ de~
Troie, puis est qualifié de « roi » par ces mémes compagnons,
mais ie portera récllement ce titre qu’aprés sun arrivee au
Latium, sa victoire sur Turnus et son union avec Lavinie. Le
qualificatif « danz »%%, fréequemment utilisé, ainsi que le terme-
‘, Bien qu'une lec
ture comparative de I’Enéideet de P Eneas permette de mettre en
évidence que ce passage répond 4 une interprétation abusive de
quelques vers de ’épopée latine®, associée une relecture du
départ d'Enée, un peu trop précipité peutétre, un peu trop
désespoir et les exhorts & supporter les épreunes, gages dun bonheur futur
ecmelpuon chréienne. de Taceepation de In roarance endure, Lors
Sulue Carthage sepousse Oglement out désespse dea part dela soveraine
FB Sans un passage beaucoup moins développé que dans Evie ui ent des
Propos gu foulgnent il fossa force de earacee et son refus de tout atten:
Grsement
Laser cet complignemant,
car vou nt conquerer nova,
forstant que vos me comover
ety melsmes malmenes» Ibid 178779.
438° Cate can par exemple, ila we dela terce de Libye:
‘Dont leva Ens i este
ct exgarda devant son vis,
fo wide Libe lo pa «Ibi, 270-272
Le mowement dela tee quelecte Eneas ext sg ans la mesure 08
ada nse Vaccablement du personnage’ en toistignes aru signe des
jis dinrets Paucar dua fa fot a pine qu achieve et Fespoir qu rena
Se Ibid, 33
35, Chez Vir, la petite porte dont est question ne permet pas & Ene de
fur, mais au contre de reoindre le champ de bata
“Ty avait ay palas une entre, ave porte derobée dans un passage qui des
serv ier corp da logs de Pram, une porne, par dere, qu'on ava
sgligge. Cest parla que souvent ant que le royaume subssaiy Andromaque,
Tidetunge, avail costume de se rare suny score aupres de sts bea
paren et de mener au grand-pére le pelt Astyanax. Je vole au poit le plus
we du fate dod ls malneureux Troyens jlo &plenes mains lear als
inefcacen » Vinci End pl Th 43240.206 (CLAUDE-BRIGITTE SERETDEREAU
protégé par les dieux, la pusillanimité du protagoniste est indé-~
niable dans le roman médiéval. A Pinterprétation erronée de
extrait latin s‘ajoute en effet le fait qu’Eneas n’essaie pas de
combattre durant la debacle de Troie, reste étranger a la
bataille, n'y assiste que de loin et ne s’apercoit de la destruction
de la cité qu’a travers le tumulte. Lors de la descente aux enfers,
le souvenir de l’épisode fait naitre en lui un sentiment de honte
lorsqu’il apercoit ceux qui son: morts a Troie, méme si Pauteur
médiéval présente deux aspects antithétiques du personnage:
dans un premier temps, Eneas est l’anti-héros qui a fui le com-
bat et laissé mourir ses compagnons; puis, paradoxalement,
sans doute par souci de fidélits a TEnaide, le poste le présente —
comme celui que craignent les Grecs®®, Lambiguite subsiste de
nouveau dans le récit qu’Enecs fait a Didon: il transforme la
version de sa fuite de Troie et prétend avoir participé aux com-
bats, ce qui ne fait qu’entérizer Paccusation de couardise uti
lisée & son encontre par ses détracteurs.
Sa culpabilité réside dans deux épisodes: le premier, plus ~
sommaire, est celui de la perte de sa ferme Créuse, le second,
crucial, celui des amours a Carth:
Lauteur médiéval accorde un développement beaucoup
moins important que Virgile a la perte de Créuse, puisque tel
est le terme qui convient le mieux a la disparition de l'épouse
d'Eneas: dans I’Enéide, soixante vers sont consacrés au récit de -)
episode, dans 'Eneas, six suffisent & expliquer l'événement.
Lépopée latine souligne la douleur que resent Enée et les
efforts qu'il effectue afin de la retrouver avant qu’elle ne lui
apparaisse sous la forme d'une ombre%; dans le texte médié-
val, trés concis, Eneas mentionne juste « qu’en la presse la
deperdi; grant duel en oi, puis ae la vi,»
Lépisode des amours Carthage est en revanche le premier
des deux passages auxquels lécrivain donne une ampleur par-
ticuliére, et qui présentent le héros dans deux situations amou-
reuses différentes: a Carthage, il est confronté a la passion que’)
ressent Didon & son égard; au Latium, il connait véritablement~
Pamour avec Lavinie. Notons que la mise en scéne des senti-
36. CL PBneas, op. cit, 2668-2698,
37. Ch ibid, 1771188
38, Vincits, Enéde op cit, 1, 796-796. I convient de mentionner que, dans
histoire de Rome, la perte de Creuse et essntllepuisq'elle rend possible
Tanion dEnée et de Lavine, la eration de Rome et la naisance de le lignée
Dresigieuse des descendants du Troyen,
39.1 Breas, op. 1185-1184ENEE DANS LA LITTERATURE FRANCAISE 207
ments du Troyen et de la file du roi latin est une création du)
poste médiéval, qui s’éloigne ainsi de I'Enéide. J
La culpabilité d’Eneas a Pegard de Didon est rendue explicite—
par Pattitude du personage durant son séjour & Carthage,
conséquence de la non-réciprocité des sentiments éprouvés par
Ja reine. En effet, le texte est a ce sujet sans équivoque, et I'au-~
teur, dans sa maniére de dépeindre les deux protagonists, se
montre catégorique dans son jugement, ce qui n'est pas toujours
le cas dans T’Enéide, Eneas n’est pas amoureux de Didon, a>
aucun moment il ne le lui dit ni le lui laisse croire, et rien, dans
son comportement, ne peut le laisser supposer: est toujours la
reine qui prend initiative d’aller au devant du Troyen; elle
‘« agit » alors que ce dernier répond avec passivité & ses sollici-
tations et reste le plus souvent au second plan, n’étant pas acteur
dans cette relation amoureuse qu’il ne désire pas au départ. La
faute d’Eneas l'égard de Didon repose donc sur le fait que,
bien que témoin de la passion dévorante qui habite la souve-
raine, il la laisse venir & lui, profite en quelque sorte de ses lar-
igesses, connail, en somme, a Carthage, un amour facile*”.
Christine CRoizy-NaQueT souligne le fait en concluant)
qu’ « Eneas dispose de Didon parce que celle-ci soffre a lui et
il savére tout acquis @ la facilité amoureuse »“!, et ajoute que,
alors que la mission dont Eneas se souvient lui permet de
s%échapper de cette situation, « l'amour subi est ainsi voué &
Péchec, sans aucune possibilité de réalisation, et se traduit par
une absence finale de communication entre les deux héros. La
reine est privée de paroles tandis que celles d’Eneas sont
impuissantes: la prise de parole est paradoxalement expres
sion de son vide et condamne la futilité du Troyen »*2. Il pése
donc sur Eneas la faute d’avoir abandonné Didon et provoqué
ainsi sa mort. Le geste ultime de la reine de Carthage, le par-
don, réhabilite néanmoins le protagoniste et donne a la souf->)
france occasionnée par le héros une dimension chrétienne, &
40-Lerble des deux protagonist teu responsabilié respective sont néa-
soins suligés: auteur condamne Dido pour la passion etl sentiment de
Ponetson gle resent et Encas por la fue avec laquelle i elise aller
eat ason, Mais il convent de note que le poste nse pus partculitre-
snent ur ln mauvaise image que sa lsson ave le Toyen contibue & don
Tor de la ein, idee quo Ton trouve deja dans Eade, mais de manitre
moins accenfuée: cet amour desrcteurengendre la pete de Didon et de son
royaume
"i C. Crone NaQuer, op. yp 36.
42. Ibid p. 387
$5, « Gol os pardoins, sire Eneas » I:Bnes o. cit, 2067208 (CLAUDE-BRIGITTE SERETDEREAU
méme d’expier les différentes fautes commises et de I'absoudre
dans esprit des lecteurs de P’époque, Absent de PEnéide, il est
la consequence obligée de latitude d’Eneas & Pégard de Didon. /
Si auteur n’avait pas décrt le Troyen comme un personnage>
coupable, passif, voire inexpressif, il n’aurait pu, par la suite,
introduire dans sa fiction Pindulgence de la reine: c'est la cul.
pabilité seule d’Eneas qui rend le pardon possible et qui justifie,
réciproquement, le traitement accordé au protagoniste dans le
Roman d'Eneas. -
Dans l’épisode des amours entre Eneas et Lavinie, c'est une >
image toute contraire qui est présentée du héros: C'est a lui de
connaitre alors les tourments que Didon avait auparavant
éprouvés, développés selon la thématique héritée d'Ovide de
Vamour-maladie, indisposition, manifestations physiques,
insomnie, doute, crainte et douleur. Le passage revét un aspect
initiatique tant pour le Troyen que pour la fille du roi latin: ils
se montrent tous deux inexpérimentés en amour, mais sauront
reconnaitre les signes du mal qui les atteint, les surmonter et
enfin saccorder, alors que, dans I'Enéide, Yunion entre les deux
personages est présentée comme lenjeu d'une alliance mili-
taire, voire politique. Enfin, la réciprocité des sentiments entre
les deux protagonistes est synonyme de fécondité, conduit nor
seulement a la création dune cité, mais aussi a la naissance de
toute une génération prestigieuse. Eneas rachéte alors définiti-
vement la faute de Paris qui, en enlevant Hélene, avait entrainé
la chute de Troie*®, Dans ce passage développé par l'écrivain,
Pamour pour la femme, bien qu’associé a l'arriére plan a la pos’
session de la terre, valorise Pindividu et les rapports humains.
Lamour d’Eneas et de Lavinie est seul a meme de voir aboutir
la mission du héros en T'incitant a la prouesse et au dépasse-
‘ment. Contrairement 8 l’épisode de Dion dans lequel l'amour.
est destructeur, l'expérience avec Lavinie est constructrice et )
permet la réalisation du destin du Troyen *®,
4, Lauteur meélieval n’vait pas prendre en compte environnement his
torique qui entoure la création de Ende: si, ches Virgie, Didon pardonnait,
Jes guerres puniques n’auraient plus de raison etre, possibilité envisageable au
‘Moyen Age, mais non dans Thistoie romaine. a
45. + Unques Paris not graignr joie,
‘quant Eloine tint dedanz Trove,
4uTEneas of quant tint same
en Laurent, [.)-« Bn, op. ct, 10109-10112,
46, Francine MoRA-LeBkUN, dans L’« Budde » médial. op. ct, souligne
néanmoins qu’ « aussi décevante sitll, Pexpérience carthagiooize permet
de determiner par antthése les conditions du parfait amour et dimpulser une[ENE DANS LA LITERATURE FRANCAISE, 209
Létude de la reprise d’Enée a 'epoque mediévale permet de
mettre en évidence que, d’une maniére générale, les auteurs
médiévaux ont réintroduit la légende dans leur production
littéraire en tenant compte de l'ensemble des éléments conte-
nus dans les textes de l’Antiquité, PEnéide bien str, mais éga-
Iement d'autres traditions, ce qui explique, en particulier, le
traitement accordé au protagoniste, présenté sous le signe de
Pambiguité. Le personnage est repris en conservant son nom
ou bien sous les traits d'un héros médiéval qui, tout en pré
sentant les mémes caractéristiques que son modéle, est parfois
utilisé par les historiographes des familles illustres qui
appuient la postérité de leur lignée sur la puissance de pseudo
origines romaines, et, antérieurement, troyennes. Alors qu’au
début du Moyen Age, les ouvrages relevent principalement de
la traduction, de la copie, voire du commentaire, apparition
de textes écrits en langue vulgaire marque une scission impor-
tante dans la production littéraire, notamment avec la nais-
sance du gene romanesque: c'est a notion de fiction qui,
détermine alors la création et permet d’introduire de nouvelles
conceptions, de nouvelles valeurs propres 4 I'univers mé-
dieval. Dans ce contexte, le personnage d’Eneas n’échappe->
pas A ce mouvement de créativité: associé dans le Brut
de Wace aux valeurs essentiellement chevaleresques, le >
« héros valeureux » s’humanise et présente alors dans le Ro-
man d'Eneas les spécificités du « héros amoureux » auprés>
de Lavinie, malgré le caractére équivoque de son attitude,
héritée sans doute de la tradition développée dans le Roman de
Tivie de Benoit de Sainte-Maure. A la fin de Pépoque médié-_
vale, Eneas présente une unicité qui l’éloigne du personnage |
virgilien et le différencie du « pieux Enée » plaintif créé par_|
Virgile. Ainsi, si 'on doit admettre qu’Eneas succéde a Enéé-
on doit constater qu’au Moyen Age, il connait sa propre nais-]
sance
nouvelle force et un nouveau sens a la quéte de la femme et de Ia ville»,
{p. 338), puis ajoute que « le séjour & Carthage marque la manifestation de la
puissance lige a la possession d'une terre et a la fonction de la femme. Il est
‘done un point d’appui eseentiel dans Initiation du héros a son role fondateur
De méme, malgré son échec, Pamour de Didon donne & Eneas Vexpérience
nécessaire pour découvrir le véritable amour avec Lavine, source de puis:
ance, de fecondite et de joie. En somme, le ien enire la ville et la femme
aulorise la mise en perspective dun modele de cité et jusiie la quete du
hétos. Carthage préfigure Albe et Rome, Didon préfigure Lavine, Carthage ct
Didon constituent deux sacrifices au service du Teoyen dans son chemine-
iment. », p. 340.
lin Bae210 CLAUDE-BRIGI-TE SERETDEREAU
A la Renaissance, alors que les conceptions humanistes s'im-
posent, le XVI¢ siécle est marqué par un renouveau lié au per-
fectionnement intellectuel, esthétique et artistique de Phomme.
La création littéraire répond a ce courant et propose des
modéles en rapport avec l'idéologie de l’époque. Alors que la
poésie connait son heure de gloire, l’évolution du théatre reste
tues lente jusqu’en 1553, année oti Etienne JODELLE fait repré-
senter devant le roi sa Cléopdire captive, dans laquelle il veut
« chanter frangoisement la grecque tragedie »*7. Le genre
épique, pour sa part, se tourne plus vers les sujets bibliques et
délaisse les héros de l’Antiquité. En deux cents ans, on ne
recense par conséquent que deux épopées qui s‘inspirent de la
legende d’Enée, sans reprendre toutefois réellement le person-
nage: en 1572, RONSARD, dans la Franciade, écrite a la gloire de
Charles IX, affirme les origines troyennes des rois de France.
Ce n’est plus Enée mais Astyanax, ou Francion, ou Francus
Hectoride, qui quitte Troie. Chez le roi Coryban, alias Latinus,
le héros connait de maniére condensée les aventures qu’linée
avait vécues & Carthage, puis en Italie, avant de partir fonder la
dynastie des rois de France. Ses filles Hyante et Chiméne sont
a elles deux la synthése de Dison et de Lavinie. Deux siécles
plus tard, Voltaire relate dans la Henriade les aventures
d'Henri IV durant la Ligue. oeuvre repose sur une analogie de
situations entre les événements et les personnages historiques
de Pepoque et ceux de 'Enéide. Mais, la encore, il n'est pas
explicitement fait mention d’Enée.
Apres le succes de la Cléopate captive qui marque la renais-
sance du genre tragique en laissant apparaitre la structure de la
tragédie humaniste, le personnage d’Enée est donc repris au
XVIF siécle par le théatre, dans une piéce également d’Etienne
JovELwe, Didon se sacrifiant, écrite en 1555, qui marque le début
d'une longue tradition d’ceuvres tragiques et lyriques mettant en
scéne l’épisode des amours d’Enée et de Didon a Carthage ®.
47. R AULOrTE, Le x7 siél ~Litérature ranaise, Nancy : Presses Universi:
taires de Naney, 1991, p. 78
48, Pierre GriMAl, dans le chapitre « Didon tragique », in: Enée et Didon,
‘Naissance,fonctionnement et suroie d'n mothe édté par René MARTIN et publié
sous le patronage de la Commission frarcaise pour Education, la Science et la
Culture (UNESCO), Paris: Editions du Centre National de la Recherche Scien
‘ifique, 1990, démontre Tintérét que powaient présenter les amours de Didon
etd'Enée pour les auteurs de tagedies. “out d'abord, Didon est un personnage[ENEE DANS LA LITTERATURE FRANGAISE, au
Didon sesacrifiant, d'Etienne JODELLE, se caractérise avant tout
par la fidélité de Pauteur a Viegile et la place prépondérante
accordée au personage de Didon'. La reine, dés la premiére
scéne, est déji en proie a une passion insensée, a tel point
qu’Enée éprouve de la peur a devoir affronter sa colére. Il se
defend de toute culpabilité a son égard, et, sir du destin qui l’at-
tend, Ini démontre Perreur qu’elle a commise en croyant a une
union durable alors qu'il ne s'est jamais engagé envers elle®.
Bien que Padjectif « pieux » ne soit jamais associé au nom
@Enée5}, le personnage de Jodelle est conforme au héros de
Virgile. Les longues tirades mettent en valeur son caractére
plaintif. evolution de sa pensée au cours de l'euvre met en
fumigre un certain remords, qui ne souligne pas sa culpabilité
propre, mais la culpabilité dont il s'accuse lui-méme. Enée pré-
sente alors une conscience coupable, essence de la tragédie, en
accord avec le vers « En ce lieu mon amour, en ce liew mon
pais » 52, traduction du vers latin « hic amor, haec patria est »5*,
qui remet en débat la question controversée de Pabsence ou
tragique par excellence, et présente & ce tire de nombreux caracres propres
oe elites pltces ange: llc et une femme, sous Femprte dla
pasion, a, comme Enc, une exitence propre ne = densité humaine « qui
Pigoigne de Tepopée » al iniodut dans le monde dela ragédie». Pere
Grint met également en Evidence la thédralité du chant IV de Ende, bat
comme une tragede a Fntrieur méme de Tépopée.
"7. Le re meme dela ragedie qui mentionne le nom de Didon et non celui
tinge, comme dans la majorte des pieces Cues, suligne dj le role pri
‘ili accorde a arene de Carthage meen
Se: Il reconnat, cores, estime qu'il éprouve pour elle, mais ll avoue ca
rement ne pat Taimen Apres hu avoir rappele que * Lamour ne Se peut
Teindre» i conch par ces mot
“Situ nommes Tamourenize nous deux pasée
Mariage arrest, cst conte ma pense. «
JJovtite, Benne, urns Comptes edition abi, annotée ct présente par
Bea Batnas,t Ul Paris: Gallimard, 1968, 1. 169” Nous devons mentonner
fqaiement dion plus recente du tex de Jodelle, in: La iad 0 Cipoque
dieu Il de Chr 1X teste G6 ct peso par Mariangela Miorry, Pas
PUL, 1903.
Sil convent de souligner dans ensemble de Iesuve le peu 'appellatons
cou de quulifeaifsassocies au protagonists, en dchors de ceux gu dans les
paroles Je Didon, d’Anne et de Bare, soulignent la clire des Phéniciennes.
Four les siens Enée est « nosre Enge», « chef des Troyens «fis Anche »
ce fils de Venus, Aucun rene Iu st conré qui confrme ss prérogatves
Stuprés de son peuple, en dehors de Pexpresion «nose Prince » présente une
seule fois dane exie&la in du oisttme act, prononeée par le chaeur des
Tioyens
3. Tid Hp. 169,
5B. Enid op ci, IV, 247212 CLAUDE-BRIGITTE SERETDEREAU
de existence de sentiments du ‘Troyen pour la reine de Car-
Le XVIE sidcle est par la suite la période la plus féconde
dans la production litieraire consacrée au personage d’Enée
ev/ou aux amours du héros virgilien et de Didon. Cet inté-
rét se manifeste aussi bien dans le genre tragique que ly-
Tique, ainsi que dans le genre burlesque ou travestissement,
gui connait son heure de gloire a parir de 1648, sous La
‘ronde.
On recense dans la premire moitié du XVII siécle deux
tragédies* mettant en scene le personnage d'Enée, Didon se
sacrifiant, @’ Alexandre Haxby (1603-1610-1621) 5, et Didon, de
Georges Scupery (1637).
Bien que soixante-quinze ans séparent la tragédie de Jodelle
de celle de Hardy, on ne peut que noter une étroite parenté
entre les deux ceuvres. C’est la raison pour laquelle nous retrou-
vons les mémes motifs, en accord avec l'Enéide de Virgile,
auquel Hardy, dans son « Avis » au lecteur, veut se montrer tres
fidéle. On note néanmoins Vimportance conférée au person-
nage d’Enée, qui acquiert chez Hardy un role aussi notable que
Didon, contrairement a la pice de Jodelle. Cette place privilé-
giée accordée au protagoniste se précise par Putilisation du sub-
stantif « héros », absent du texte de Jodelle, ainsi que la pré-
sence d’adjectifs tels « magnanime », reprise fidéle du latin, qui
valorise Pimage du Troyen, phénomene qui ne cessera de ’ac-
centuer dans les pices ultérieures. Hardy, de plus, introduit
une certaine conception moralisatrice du’ comportement de
Didon, a travers les propos d'un messager, innovation de Pau-
teur, qui intervient dans les ultimes moments de la pice afin
@expliquer que Ja souveraine ne serait pas morte si elle avait
préféré Iarbe a Enée. Ce dernier se trouve donc dégagé d'une
grande part de responsabilité: la mort de la reine de Carthage
Tepose sur sa propre culpabilité. Limage d’Enée ainsi présentée
par Alexandre Hardy, chef des Troyens sur terre et sur mer,
Promis au destin d'ltalie, annonce la transition qui #opérera
dans les tragédies postérieures, dans lesquelles le heros troyen
sera non seulement ouvertement amoureux de Didon, mais
saura également prouver son héroisme et sa bravoure malgré
son départ de Carthage.
54, Mentionnons également la tragédie de BorsRoneKt, La oraye Didon ou la
Dion chase, écrite en 16-43, qu reprend Phistoite originelle de Didon desirant
Schapper a farbe et dans laquelle Enée n’apparait done pas
58, La date de la création de la piece est sujette a controverse.ENBE DANS LA LITTERATURE FRANCAISE 213.
Crest précisément Didon, de Scudéry, qui, en se démarquant
nettement des ceuvres de Jodelle et Hardy, notamment par la
forme théatrale, la progression de l'ntrigue et le nombre de
figurants, marque le point de départ d'une nouvelle approche
du personage d’Enée%, Le dramaturge introduit dans son
ceuvre des innovations primordiales. Enée est amoureux. Les
termes utilisés pour le désigner entrent dans la ligne de pensée
de la « stratégie galante », dont les idées sont diffusées dans les
salons précieux et qui réclame une évolution du « héros » (sub-
stantif dont l'utilisation reste encore trés discréte, comme dans
la pice de Hardy) a I’ « honnéte homme »: il convient de
plaire, d’étre galant, d’od Phonnéteté, la civilité, Yamabilité, la
igénérosité du héros, valeurs liées a Phonneur et la raison’. Des
Ia distribution, Enée se détermine désormais comme le « Prince
des Troyens », titre récurrent dans le texte, utilisé tant par les
Troyens que par les Tyriens, parfois associé au qualificatif
« grand », reprise du latin magnus: Scudéry confére au person-
nage importance, le titre et le role d'un grand seigneur; son
statut est celui d'un prince du siécle, a limage des grands du
royaume. On notera le vers dans lequel auteur présente
Pimage condensée du protagoniste idéalisé: « Prince pieux,
vaillant, sage, bon et courtois »58, en mentionnant que c'est le
seul moment oi le qualificatif « piewx » est wtlisé
Le motif de la culpabilité d'Enée est associé a la grandeur
qu’accompagnent ses scrupules envers Didon dans expression
d'un sentiment intérieur de culpabilité. Il se refuse & étre, en
quittant Carthage, « assassin d'une innocente reine », & se
montrer « impie » ou « inconstant »® en la trahissant. Cette
56. La pidce de Scudéry sinscrt dans une période d'évolution considérable
des eaprits et dela vie en France, qui se resvent nettement dans la création lite
raire et artistique. Cette evolution est lige aux transformations de la socité, aux
tifferents courants de pensée, aux erses également qui opposent les anciens et
les Modemes, qui expliquent la complete de la création htéraire associge au
changement des mentalits.
‘7, Dans les pieces de Jodelle et de Hardy, un velevé des substantifs et qual
ficatifsutlisés pour designer Enée laisse apparaitre un nombre dominant de
termes négatifs; dans Didon de Scudéry, termes péjoraifset mélioratis s'équi
brent
‘58. ScuveRY, Georges, Didon Paris: Augustin Courbé, 1637, In", 124 p.
IRéédité par le groupe de recherche « Idées, themes et formes 1540-1050 » de
Université de Toulouse-Le Miral, sous la direction de Christian DeLMas, in:
Didon ¢ ls sens, Toulouse: Société de Literatures Classiques, 1992, I 4, 187
'59. Il convient de remarquer néanmoins quil agit ici d'une évolution
notable, pulsque « pieux » n'apparat pas dans les pices de Jodelle et Hardy.
160. ScUDERY, Didon, op. et II, 3, 850-876.24 CLAUDE-BRIGITTE SEREFDEREAU
auto-culpabilisation est inhérente aux notions de sacrifice et
aspiration & la mort développées dans Paeuvre : Enée, « séduit
par les plaisirs, enchanté d’une femme » I, est en effet présenté
sous Pemprise d'une passion qui le détourne de son devoir et lui
fait présenter son départ de Carthage comme un sacrifice fait
aux dieux et son peuple. Cette dimension est amplifige par le
lien unissant les Troyens a leur prince, qui reléve également du
passionnel ® et qui justifie par conséquent la place primordiale
accordée aux compagnons d’Enée, conscients de lenchante-
‘ment sous lequel il se trouve, soucieux de son état mais égale-
‘ment de leur avenir ainsi compromis. On note donc une évolu-
tion dans la problématique posée dans la tragédie: il y a, en
effet, dans Didon, une importante réflexion sur la notion de sou-
veraineté et les obligations qui lui sont associées. Scudéry pose
en somme la question de savoir si un roi peut ou non aimer, si
la grandeur d'un souverain est conciliable avec son devoir,
aspect étroitement lié & la notion de « raison d’Btat ». Ce motif,
qui souligne la modemnité du propos de Scudéry, sera égale-
ment abordé dans d'autres ceuvres, en particulier celle de
Madame de Saintonge, et clairemant énoncée dans la « Pré-
face » de Lefranc de Pompignan. Le vers « Peut-on étre inno-
cent et quitter ses amours? »63, résume la solution choisie par
auteur pour traiter I’épisode des anours d’Enée et Didon. En
créant un personnage amoureux, donc malheureux parce qu'il
est prince, Scudéry revalorise le héros « coupable de son inno-
cence » aux yeux méme de Didon, situation que la reine résume
aprés sa derniére entrevue avec le Troyen: « Innocent et cou-
pable, il est toujours vainqueur. » 4,
Si Didon de Scudéry révéle Vévolution qu’a connue le début
du xvue siécle tant dans la pensée que dans la littérature, et,
plus précisément, le genre théatral, il convient d’accorder un
intérét particulier au genre, certes, éphémére, mais néanmoins
61, tid, 1,2, 800.
62, Les Compagnonsd'Enée sont pts se sacrfier par «amour » por leue
‘ince comme ce dernier leur seer son « anour» pour Didon La hodon de
Sacrifice a donc une double valeur, inversement precateehez Vigo; Pande
vid, de pars souverainet, dot se sarfier pour le bun dla collec, pte
Egalement a se saerifer pour son ro
3. Scupeny, Didon, pci, V, 1, 44
64. bid, 1V72, 1208,[ENBE DANS LA LITERATURE FRANCAISE, 215
important, qui surgit au milieu du siécle, le burlesque ou le tra-
vestissement.
Le travestissement fait une incursion dans la littérature sur
une bréve période limitée aux années 1633 @ 1660, et appa-
rait comme une mode née d’une réflexion sur le souverain et
son pouvoir, impliquant une remise en cause de la monarchie
absolue, apparue en France dans la continuité des tumultes et
des troubles historiques rencontrés sous la Fronde. C'est la rai
son pour laquelle le genre se développe a travers des écrits polé-
miques a portée politique, les Mazarinades, ensemble de plus de
six mille pamphlets, tracts ou placards imprimés Paris et en
province entre 1649 et 1652, ainsi que dans des czuvres écrites
par des antenrs soit fortement engagés dans la querelle de
Pépoque, soit annoncant ouveriement leur désir de critique tant
des valeurs traditionnelles accordées aux personnages littéraires
que des structures politiques sous Mazarin. C’est le cas, en par
ticulier, de SCARRONS, aux écrits duquel répondront de nom-
breux ouvrages, d’ceuvre en ceuvre, d'imitation en imitation,
depuis la création du Virgile travesti, référence du mouvement
burlesque. Outre certaines piéces des Mazarinades dans les-
quelles est explicitement effectué le parallele entre Enée et
‘Mazarin, on recense sept travestissements écrits dans la lignée
du Virgile travesti: en 1649, L’Enéide de Virgile, livre second, de
DUFRESNOY, ou du FRESNOY, L’Aenéide trazestie, lore quatriesme,
contenant Les Amours d’Aenée et Didon, d’Antoine FURETIERE,
LEnfer burlesque, ou Le Sixiéme livre de UEnéide travestie, de V Abbé
de Larremas®?, L'Enédide burlesque, traduction inédite du sixiéme
livre, de Charles, Claude et Nicolas PeRRauLT; en 1650, La
Guerre d’Aenée en llalie, approprie a Uhistoire du temps, en vers bur-
Lesques, de BARcreT ™; en 1652, Le Virgile Guoguenard ou le Dou-
‘iesme liore de UEntide Travesty, de Claude Petrr-Jenian ou Perr
JEAN; en 1660, L’Aentide de Virgile en vers’ burlesques. Livre
septicome, de Georges BREBEUF. Chacun présente la particularité
de reprendre un des livres de ’Enéide, ce qui répond a la défi-
165. Cette période tient compte des premiers travestissements écrtsen Italic,
mais il onvient de considérer 1648, date de Ia parution du premier livre du Vi=
{pil trav de SCARKON, comme Pannée de référence du burlesque en France
66. Cest ailleurs & Scarron qu‘estattibué le terme méme de « mazari-
nade », en raison de La Mazorinade qui lui est attribuée et qui constitue sans
ddoute Fattaque la plus vive eta plus grossiere de lépoque a rencontre de Maza-
‘67, Eavre également éditée comme mazarinade.
68, Idem. Lauteur est répertorié sous Je nom de BARCIET, BRACIER ou BRAI-
aR216 CLAUDE-BRIGITTE SERETDEREAU
nition du burlesque donnée par Gérard GENETTe, & savoir « la
réécriture en octosyllabes et en style vulgaire dun texte épique,
et plus précisément d'un chant de Enéide », definition quil
confirme par l'idée que le style épique était une ible toute dési-
gnée pour limitation plaisante en raison de sa « stéréotypie for-
mulaire », « constamment en instance, voire en position Pauto-
pastiche et d’autoparodie involontaires »70,
Cette attaque manifeste que constitue le travestissement,
dirigée contre les valeurs littéraires et la situation politique de
Pépoque, repose donc sur des procédés littéraires que Gérard
Geneite répertorie avec précision, et qui consistent en la réécr
ture d’ « un texte noble, en conservant son « action », c'est:
dire la fois son contenu fondamental et son mouvement »,
‘mais en lui imposant une autre « élocution »,c'est-i-dire un autre
style; trois pratiques sont prioritairement utilisées : 'anachro-
nisme, amplification et Vaddition; enfin, auteur burlesque
commente le texte en intervenant directement, se plaisant, pour
reprendre le critique, « 4 bouffonner sur Paction virgilienne,
voire sur sa propre diction »7!
II n’est pas sans intérét de constater que ’Enéide constitue
en quelque sorte oeuvre de base du genre. Quatre raisons
semblent avoir guidé les auteurs dans leur choix de la légende
dEnée
= la situation historique délicate se prétait a apparition d’un
genre nouveau qui remit en cause les structures et personages
politiques en place: & ce titre, on constate une analogie de situa-
tion entre Enée et Mazarin (origine étrangére, accueil chez la
reine, trahison nationale},
~ la remise en cause des valeurs accordées aux personages
svorientait vers la recherche de modéles, de valeurs morales et
héroiques hérités de ’Antiquité.
~ les auteurs s’orientaient en méme temps vers une dévalori-
sation du héros traditionnel dont les personnages antiques, et
par conséquent rois et nobles, se voulaient les meilleurs repré-
sentants.
= PEnéide était sans doute @ 'époque le texte latin le plus
connu, voire le plus traduit comments ou imité, et ce depuis
60, Gérard Guerre, Painpssts,« La litérature au second degeé », Pais:
Seuil, 1982, p. 78
70. bid, p26.
71. Ibid p. 83. A,ce ttre, Gérard Generre defini le Virgie raves comme
tune «crtgue de Pid», un contrat explcite de travestissement burlesque
Tid poENEE DANS LA LITERATURE FRANCAISE, 217
plusicurs sitcles. Or, il paraissait logique que les auteurs bur-
Tesques choisissent une référence culturelle significative pour le
lecteur afin de trouver un écho favorable.
Le Virgile travesti, de SCARKON, est donc ouvrage burlesque
dans toute la définition du terme, d'autant plus que le dessein
initial de Pauteur était de reprendre I’Enéide dans son intégralité
et non un seul livre de Pceuvre latine comme ses successeurs.
Composé de 20796 vers contre 5760 pour son modéle latin, il
est écrit en octosyllabes, Ie vers burlesque par excellence, qui
accélére le rythme et produit un effet de familiarisation. Les
points essentiels qui apparaissent a la lecture du texte sont,
Outre la fidélite & Virgile, le recours a la trivialisation par la
transposition en registre vulgaire du texte latin, et Pactualisation
des données socioculturelles ou proximisation. Dans ce contexte,
le traitement accordé au personnage d’Enée répond a la notion
de « disconvenance » ou « discordance stylistique », consistant
en un décalage entre la conservation des situations sociales,
fonctions et titres qui Iui sont accordés conformément au
modéle virgilien, et la vulgarité des termes, discours et détails
thématiques qui lui sont associés. Il ne s'agit pas, pour Scarron,
déluder les qualités ou la noblesse du héros virgilien, mais
plutot @accentuer certains de ses traits en utilisant des images
cet qualificatifs propres a P'univers culturel du XVit° siécle; ainsi,
le « seigneur de Lavinium »7, « le pieux messire Aeneas >,
chargé, A son départ de Troie, du méme destin historique que
dans I’ Enéide, est réactualisé par le mythe du Juif Errant qui tra-
duit Paspect plaintif du personnage, « pleurant comme un
veau »#, en quéte d'un idéal inaccessible; 'exagération ou ’hy-
perbole, soit par dérision, soit par contraste, permettent par
ailleurs au podte de pousser au grotesque certains passages dans
Iesquels le « galant homme »7° se situe dans des conjonctures
délicates, d’en modifier alors la portée sans toutefois en trans-
former la structure initiale : le registre et les images offrent ainsi
tune approche caricaturale de Tinfortune d’Enée et de son
inexperience, plougent le protagoniste dans des situations que
72. Scannon, Le Virgil travesti, Paris: Librairie de la Bibliotheque Nationale,
1879, 1, pa
73. Ibid, 1, p- 31
74 Ibid, I, p. 11
75. bid, pd. Bien que la galanterie d'Enée, entachée de préciosité, et ses
maniéres eileminées répondent aux accusations Phomosexualité présentes en
particulier dans les textes médiévaux, elles sont vraisemblablement utilisées par
fzrron pour ridiculier eertaines conduites des princes et seigneurs de la Cour
du Xvi sitle,et plus précisément de Mazarin lurméme.218 CLAUDE-BRIGITTE SEREFDEREAU
nous qualifierons d’anti-épiques, parfois de ordre de Punivers
bourgeois, voire populaire.
‘On'constate donc que, dans la création burlesque, ridiculiser
nest pas nier, mais transformer”: c'est cette inversion des
valeurs, non leur absence, qui confirme le mieux leur impor
tance dans esprit de l'auteur et réitére le contrat de travestisse-
ment passé explicitement aver son modéle. En présentant
Pimage d'un anti-héros, en référence aux normes et criteres
classiquement utilisés pour qualifier le personnage épique, Scar-
ron utilise différemment les aspects du protagoniste préétablis
par Virgile, en valorise certains ~ il demeure un homme « trés
sage »”, « un bon seigneur »7%, et, conformément aux valeurs
primées au XVII°, sait se montrer « généreux seigneur » et « vrai
homme d'honneur »” ~ en dévalorise d'autres, les remodele
afin de conférer au héros une auze dimension. Cette possibilité
Jui est offerte selon nous par ’épaisseur du personnage virgilien
qui, malgré son caractére hércique, connait néanmoins. des
moments de faiblesse et de désa:roi. Ce sont ces moments que
Scarron met justement en valeur
Deux épisodes sont révélateurs de ce choix de auteur dans
la rédaction du Virgile travesti: le premier est bien sir le départ
de Troie, raconté, comme dans PEnéide, par Enée lui-meme qui
ne laisse aucun doute sur la lacheté dont il a fait preuve: par
expression péjorative « Je tournai le cul devant Troie »*, il tra-
duit par une certaine ironie envers lu-méme son manque de
courage déja mis en évidence dans son récit. Le second episode
relate ses amours & Carthage, décrits par Scarron sur le mode
de la comédic: dans ce passage jaluuné de cliches dignes des
meilleurs vaudevilles, les deux amants vivent une relation
tumultueuse, voire scandaleuse, dans laquelle interviennent
76, Dans le domaine dela exéatin Itrsre, cette wansformation sépond
selon Huber CARRIER a «sentiment de dual des eres et des choses oe
Thomme en partial», »caractersiqu de la mentale barooue Toute ee
tai offe un double visage, tout face ason fever, tout ere ea laren
‘momentanée de frees conires quis Gquilbrent es fot résiproquement
valor: alin Te laid cote Te bea le minsonge la ver et lapse at
onepoids ala grandeur» Le ses gers, Ls Macarinads eve ita
4 miles du sv td, Pass: Klncksec, 199, p- 25.26,
71 Seanwon, ol ps
7 bid, tp
7). Ibid, ip. G2. Miss néanmoins en exergu lors du repa avee Didon
onune inhérentes la fagon de seconde ble, co eux gels ont sine
‘minimises et davantage associces dane sprit esque de Scuron uncom
Potement en soi qu de ress valeus mores
80. bid I p. 152[ENEE DANS LA LITTERATURE FRANCAISE, 219
séduction, trahison et rumeur publique. absence de senti-
ments du Troyen qui « dort, la cuisse étendue, / sans se soucier
si Didon / passe une bonne nuit ou non »*!, permet a Scarron
de passer sous silence le probléme de la culpabilité du person-
nage, qui n’est jamais évoqué. On note par contre quatre pages
consacrées au mal causé par la renommeée, cette « conteuse de
nouvelles », « ce traitre animal », qui a fait de Didon une reine
débauchée, « une coureuse », entrainant tout son peuple dans la
disgrace. Derriére la création lttéraire apparait en effet une
forte critique politique et sociale.
LEnéide burlesque, écrite par Charles, Nicolas et Claude Pex
RAULT en collaboration avec un certain BEAURAIN, s'inscrit dans
la lignée du Virgile travesti en raison des idées subversives fer-
mement affirmées par leurs auteurs, puis confirmees dans Les
‘Murs de Troie ou De Vorigine du burlesque, ouvrage rédigé en 1653.
Outre la dimension politique, le dessein des Perrault dans le tra-
vestissement du chant VI de I’Enéide est non seulement de s‘at-
taquer aux Anciens, de railler la pensée antique et la supréma-
tie du genre épique, mais également d’exprimer une forte
critique religieuse replacée par Marc SORIANO dans une pers-
pective janséniste*, Cette critique religieuse apparait en outre
avec évidence dans la reprise du chant relatant la descente aux
Enfers et dans les références au Diable et plus spécifiquement &
Lucifer, qu’Enée invoque au début de 'ceuvre.
En dehors de lintérét critique de louvrage, il convient de
noter, malgré une fidélité rigoureuse au texte latin, un renow.
vellement notable dans lécriture burlesque, dans le choix du
registre, du lexique, des références et images utilisées: le texte
est en effet encombré de développements sans rapport avec
PEnéide, dans lesquels les auteurs ont recours un registre plus
que familier, mélé de proverbes, de jargon et de patois; cette
trivialisation & outrance s'accompagne de nombreuses grossie-
retés, souvent scatologiques, cachées pudiquement par une
censure qui, en maintenant la premiére lettre du terme, en
laisse deviner l'intégralité, et revéle ainsi son inutilité. Plus
qu'une provocation, 'Enéide burlesque constitue un enfantil-
lage dans lequel les fréres Perrault ont déployé leur verve
la plus vulgaire dans des propos parfois dénués de sens et se
‘1. Ibid, IV, p35.
82, Cf ibid, IV, p. 4447
83, CE Mare SORIANO, Charks Posaautr Cowes. Texte éablis et présentés
par, Ouvrage publié avet le concours du Centre National des Letres. Pars:
Flammarion, 1989, p.59.220 (CLAUDE BRIGITTE SEREFDEREAU
sont laissés aller a une légereté largement soulignée par la exi
tique.
‘Ge nest donc pas le personnage d’Enée qui subit laltération
Ja plus manifeste, mais univers dans lequel il évolue, et la plu-
part de ses caractéristiques sont conservées; le réseau lexical qui
lui est associé répond celui utilisé par Scarron, fait que l'on
retrouvera d’ailleurs dans les travestissements ultérieurs. On
Femarque néanmoins une innovation originale dans l'évocation
de ses amours avec Didon; si sa vaillance est soulignée dans
ensemble de Pouvrage, c'est sa lacheté qui est alors men-
tionnée dans une approche originale: il quite Didon pour
échapper a ses créanciers, auxquels il doit de fortes sommes uti-
lisées pour entretien de sa maitresse. Les Perrault modifient
par ailleurs la version de la mort de la reine en lui donnant une
explication médicale*, ce qui permet a Enée de rejeter toute
culpabilité lors de son entrevue aux Enfers avec Fombre de
Didon.
Durreswoy, Abbé de Larremas, BARCIET, Claude Perrr.
JEAN et Georges BREBEUF n’apportent pas dans leurs travestis-
sements de I’Enéide de renouvellement significatif a la représen-
tation burlesque du personnage scarronien. Les procédés
utilisés restent identiques et le lexique pratiquement inchangé.
On notera néanmoins que dans I’ Enéide de Virgile lie second, de
Dutresnoy, les images sont souvent plus familiéres, et que peu
de qualificatifs sont associés a la figure d’Enée, ce qui parait nor-
mal dans la mesure oi il est le propre narrateur de son récit &
idon*®. Un élément important est Pabsence de Vadjectif
« pieux », particularité que l'on retrouve dans l’ceuvre de Bré-
beuf qui utilise par contre le qualificatif médiéval « preux ».
Claude Perryean, dans Le Virgile Guoguenard ou le Dougiesme
livre de UEntide Travesty,affirme tellement son désir de fidélité &
Virgile qu’ll rappelle en marge de son texte chaque étape de
Pouvrage latin afin de faciliter la compréhension du lecteur, ce
qui nuit, bien sir, a toute originalité
LEnfer burlesque, ou Le Sixitme livre de UEndide travestie, de
VAbbé de LaFFEMAS, et La Guerre d’Aenée en Italie, appropriée a
Uhistoire du temps, en vers burlesques, de BARCIET, présentent la
articularité d’étre répertoriées parmi les Mazarinades. L'Enfer
purlesque se distingue par la modération de l'auteur dans le choix
‘84, Celle-ci serait morte en effet dela syphilis ou du moins des remédes pres
«ts par un charlatan pour adoueir sa douleur et ses peines
'85. Limage qu'il donne de lui-méme dans som récitn’en est pas pour avlant
positive: c'est en effet sa licheté qui est mise en avant‘ENEE DANS LA LITERATURE FRANCAISE 221
du lexique et des images, mais également par des références
explicites & Mazarin et & la politique de ’époque. Il en est de
meme pour La Guerre d’Aenée en Italie, qui relate Pépisode tres
court de 'entrevue diplomatique entre Enée et Evandre: Yow
vrage est empreint de sobriété et insiste principalement sur la
civilité des deux protagonistes. Le Prince de Condé serait iden.
tifiable dans le personage d’Enée et Mézence dans celui de
Mazarin.
‘Crest sans aucun doute Antoine FURETIERE qui, aprés Scar-
ron, a montré un souci manifeste de renouvellement dans la
rédaction de son Aentide Travestic. Livre quatriesme. Contenant les
‘amours d’Aenee et de Didon. Vauteur, dans une « Epistre » qui
introduit le texte, exprime d’ailleurs son désir de suivre « assez
scrupuleusement » son modéle, mais reconnait en méme temps
avoir omis intentionnellement certains passages « difficiles &
tourner agréablement » et avoir effectué « quelques digres-
sions » « faites lors que Phumeur satirique (lui) en a dit, et qu'il
sy trouve quelque beauté en comparant la copie & original »
‘On remarque donc un aspect novateur dans le registre parfois
enfantin ainsi que dans le choix des images et références uti-
lisées. C’est avec soin que Furetiére travaille ainsi la description
@Enée, la téte bien enfarinée de la plus fine poudre de Chypre,
enjolivé d'une fraise a la Milanaise, d'un « Pennache » la Polo-
naise et d'un feutre retroussé comme un Catalan*”. Mercure
complete le tableau en dépeignant avec précision les atours
dont il est paré, dans un passage qui rappelle les descriptions
fastueuses du Roman d’Encas, par la magnificence de son épée
par exemple, garnie de pierres précieuses. Les autres éléments
Gvoqués, manteau, broderies et galons, sont davantage du
domaine de la préciosité du personnage, couramment évoquée
dans les ceuvres burlesques, associée une certaine efféminisa-
tion, On notera enfin expression originale un « si beau gars »,
trait qui charme Didon, laquelle apprécie les Troyens mais « Sur
tout Aenee a la fagon / d’estre un assez mauvais gargon »*,
Linsistance sur le portrait pejorabf du Troyen est réitérée dans
Je contraste par lequel la souveraine met en exergue les valeurs
86. Antoine Funeritne, LAenide Tavesti. Livre quatrieme, Contenant ls
amours dene et de Didon. fn Pises diverse du Sieur Funzriéne AEP.A Paris,
her Guillaume de LO¥NES, au Palais, sous la montée de Ia Cour des Aydes. M.
DE_ LY. Avec privilege du Roy. (Paris: A. Courbé, 1649). « Epistre », sans pagi
nation,
87 Ibid, p. 26.
188, Ibid, p. 34.222 CLAUDE BRIGITTE SERETDEREAU
attendues du héros. C'est par antthéses, par antiphrases ou par
utilisation d’éléments tirés d’épisodes antérieurs a Parrivée des
‘Troyens Carthage*®, que Tauteur présente d’Enée une
approche ambigué dans l'ensemple de lceuvre, originalité qui
Gloigne ainsi l'Aenéide Travestie des sentiers de la création bur-
esque.
Linnovation la plus manifeste réside dans l'épisode durant
lequel s'unissent Enée et Didon. Par une métaphore lourde de
signification, Furetiére résume tart le comportement du Troyen
que la déchéance de la reine: Enée, avant de l'emmener dans la
grotte oi ils doivent se protéger de Porage, vient au secours de
Didon tombée dans la boue aprés s'étre ouvertement moqué
d'elle. Par la suite, c’est paradoxalement sur la souveraine, qui se
laisse « décrotter » par son compagnon, que repose la culpabilité
de leur « union ». La transformation de cet épisode s‘inscrit d'un
point de vue général dans la ligne de pensée choisie par lécri-
vain: Enée n’est plus, dans l'Aenéide Travesti, le héros hérité de
PAntiquité, plein de courage, de piété et de bonté. Lauteur va
au-dela du travestissement dans son jugement, puisqu’il décrit
son personage comme un étre passil, faux, manquant de fran-
cchise, ambigu, exprimant rarement ce qu’il pense ou ressent,
explicitement lache lors de son départ de Carthage, reprochant
4 Didon de Pavoir « aguiché », n’hésitant pas a lui avouer qu'il
srest joué d’elle, poussant limmonalité a se vanter du plaisir de
séduire puis de déshonorer une femme, veuve de surcroit®,
LAendide Fravestie, Antoine Furetiére, est incontestable-
ment une ceuvre novatrice. Tout en restant, certes, fidéle a
V Eneide de Virgile, Vauteur propos? en effet une relecture active
de Tépopée latine. Plus qu'une transposition, on remarque
une réelle recherche dans le travail de travestissement. Bien
qu’écrite la méme année que les ouvrages de Scarron et des
fréres Perrault, la critique sociale et politique s'y fait moins
89, Antoine FURETIERE, tout en ne tavestissant que le chant IV de IExéid,
Parvient ainsi a introduire dans son ceuvre les representations et les motifs les
plus traditionnellement apprétés au persoanage d'Enée. Par V'anticipation du
texte sur Phypotexte, il parvient également devancer les événements en por.
‘ant un jugement généralement connoté nigativement & Tencontre du hétos,
souvent par le recours & Pironie.
‘90, FURETIERE revient pouttant par la suite & une conception plus nuancée
sur Tattitude d’Enée, dont la dureté des premiers propos est rachetée par lévo
cation de sentiments de fa part du Troyen, qui part soucieux de voir la reine
souffrt n'y a done pas de demi-mesire dans le traitement accordé par Par
leur & Pambiguité soulevee dans Exide su: 'amour d'Enée, On se rapproche
alors des théories qui voient en sa fermeti un amour inevouable, malgeé la
désinvolture du heros, mélée & un sentiment de honte.ENEE DANS LA LITTERATURE FRANGAISE 223
manifestement sentir, Louvrage répond indubitablement a un
souci premier de créativité littéraire qui lui confére toute son
originalité
‘Cest en 1673 que le personnage d’Enée est repris par le genre
théatral, avec L-Ambigu comique ou Les Amours de Didon et Enée,
@Antoine Jacob de MonTreuRY, pice qui se situe a la char
nigre entre la tragédie telle que nous avons étudiée chez
Scudéry et la tragédie classique & proprement parler. On note
la présence de trois intermades comiques intercalés entre cha-
cun des trois actes, création présentée comme originale dans
P « Avertissement » de auteur, mais en fait héritée du théatre
espagnol et courante a 'époque.
Louvrage de Montfleury s‘inscrit dans la ligne de pensée
amorcée par Scudéry, qui se caractérise par une glorification du
personage d’Enée. Alors que ladjectif « pieux » n’est pas uti
lisé, le substantif « héros » est employé de maniére redon-
dante, associé la dimension politique et royale accordée & la
liaison du protagoniste avec Didon. Enée est amoureux, certes,
mais également trés sensible au pouvoir royal: amour et souve-
raineté sont étroitement liés dans l'ensemble de la pitce; la réci-
procité des sentiments des deux personnages, matérialisée par
Pévocation explicite de leur union, se double d’un intéreét poli-
tique entremélé au drame amoureux et souligné par les deux
protagonistes. Alors que le Troyen emploie lui-méme limpéra-
tif « Régnons » a la premitre personne, en accord avec le
registre royal de Pépoque, afin d’évoquer la dimension du
projet qu’il concoit®, Didon, de son coté, voit en lui le « roi »
wwelle s'est promis de donner a ses « sujets » et se montre
lattée dune alliance avec le « grand Aenée », auquel les dieux
demandent un effort « magnanime »°, Apparaissent néan-
moins dans la piece des revirements de situation ainsi qu'une
évolution dans le comportement d’Enée, dont lattitude devient
91. Le substanti « hésos « doit etre désormais compris dans acception qui
‘applique a tout homme qui se dstingue par la force de son caractre, la gran:
out d'ime et une haute vertu, que revelent des succts éclatants& la guerre ou
tune valeur extraordinaire,
‘92. Antoine Jacob de Montrieuny, L
et Enée, tragedie en trois actes, mslée de trois intermédes comiques. Paris:
HE. Loyson, 1673. n-12. Pidce lim. et 112 p, I, 1, p.
(98 Tid 1,3, p. 65 11,2, p. 72
‘Ambigu comigue ou Les Amours de Didon204 (CLAUDE BRIGITTE SERETDEREAU
de plus en plus controversée™, caractérisée par une indecision
peut-étre en rapport avec ’ « inconstance » dont il lui est sou-
vent fait reproche chez Scudéry. René MARTIN, pour sa part,
dans son article « Enée et Didon ou Part d’accommoder les
restes », considére que la piéce de Montileury, qui esquisse « un
théme qui fera fortune au siécle suivant: celui du drame inté-
rieur®% d’Enée, qui a Pacte II cesse d’étre Pinflexible héros de
Virgile, et se laisse fléchir par Didon jusqu’a accepter le ma-
riage », « allait en fait donner « un second souffle » a un sujet
qui paraissait usé jusqu’a la corde, et on peut voir la le point
de depart d’une série de pices qui jalonnent le XVII siécle
(dans lequel on se permet d’inclure la demiére décennie du
XVIIE sigcle) » 9,
Ce sont deux tragédies Iyriques qui marquent précisément
cette fin du Xvi siécle et confirment V'introduction du motif
des amours d’Enée dans le genre lyrique:: il s'agit d’ Enée et Lavi-
nig, de Bernard de FonTENeLLE (1690-1702), et Didon, de
Madame de Saintonce (1693).
La pice de Fontenelle est intéressante dans la mesure oi elle
constitue la seule ceuvre & mettre en scéne non pas les amours
d'Enée et Didon, mais ceux du Troyen et de Lavinie. On peut
méme se demander quel intérét a poussé Pauteur a reprendre
un épisode de moindre importance chez Virgile que lépisode
de Carthage, uniquement développé & Pépoque médiévale, qui,
de plus, ne présentait pas au premier abord un sujet propre a la
création tragique. La piece s‘achéve d’ailleurs par une fin heu-
reuse, en accord avec Pépopée latine et la tradition médiévale
I convient néanmoins d’insister sur le fait que le dramaturge @
exploité les données fournies par les tragedies précédentes, en
particulier celle de Scudéry, en les appliquant a Pépisode
d’Enée au Latium. C’est la raison pour laquelle le personnage
présente les caractétistiques du héros tragique tells qu’on peut
les trouver dans les autres pieces chez la reine de Carthage.
94. A la fin de Pacte 11, Enée accepte de rester auprés de Didon et de
epouser, pus, a Tacte II, aprés Pappartion de son pete, il décide de nouveau
de suivre Fordre des destins,
95, Le drame intérieur du protagonist est en particulier exprimé par son
aspiration a la mort, exprimée plusieurs reprise, eta notion de sacrifice qu'il
{ait & son peuple: « immolons aux Troyens 'amour qui les arreste», ibid, 1, 1,
5. Lors de son départ de Troie, ce n'est pas la question de la eulpabilieé
a'Enée qui est par conséquent soulevée, mais celle de son ingratitude, asociée
‘a « vanilé», son « orgueilimpuissant », sa fierté devant « Pimpunité dont son
rime est suivy », Tid Il, 2, pp. 39-40; Ill, 5, p78.
96. tn: Distuitéme sila n? 27, 1995, p, 173{ENBE DANS LA LITTERATURE FRANCAISE 225
Bien que « Prince troyen » dés la distribution de Ia piéce,
« héros » « vainqueur » dans le combat qu’en qualité de grand
« guerrier », il livre contre Turnus, Enée est présenté comme
coupable aux yeux méme de Lavinie a laquelle lombre de
Didon apparait afin de lui révéler la trahison du Troyen. Amou-
reux mais repoussé, doutant de son sort et de celui de son
euple, il doit s'expliquer devant la fille de Latinus de offense
faite a la reine de Carthage”. C’est donc un personnage décu,
découragé, accablé par le sort, en proie a ’animosité des dieux
que le dramaturge présente en développant l'aspect psycholo-
gique du personnage et la force de ses sentiments. C’est a lui de
souffrir comme Didon a souffert pour conquérir l'amour de
Lavinie. Lorsque celle-ci choisit d’épouser Turnus aprés les
révélations de Didor, le héros troyen se conduit comme Didon
s'était comportée, et utilise les mémes réseaux lexicaux pour
décrire celle qui l'a rahi. La peinture de la passion du protago-
niste est donc effectuée selon le registre tragique, et reprend le
schéma propre a la souffrance de Didon. Ainsi, Enée reconnait
lu-méme qu’ (il) regne en (son) esprit un désordre fatal »°8
Ses propos, révélateurs de son désordre psychologique, sont
inhérents au soulagement que lui apporterait la mort.
47, explication donnée par Engereprend certains des arguments presents
dan "Baie Le pereonnage econnat ne pas sire amoureux de Didon et
Sela aller hl ace one laison gui ne dia pas, ce qui répond &
ia fubleste presque permanente du protagonist, souvent dépeit 8008 UR
Shpect pain
Dion parses beni ne prevenoit sans cst,
ina reconnoisance imitastendeesie;
Sensible son amour ptt u's ss appas,
Je uy donnots un cer qu ne se donot pas »
Barnard de Fowtanttan, ue Lacing tagece- A Amsterdam: chez Hens
Scholte, 1902 In 2,57 pfs Reel General des Opéra represetr pa Acad
Toya de Masia 1. A Pars chee Christophe Ballard, 1703. Represent par
TAcadsmie Royale do Musique en 1001 IV, p.96. Dansle dere vers, For
tenelle justifie le départ d’Enée tout en introduisant une certaine distanciation
{nue le ton romancsque de Pépisde ela dimension épique da heros, dnt le
Cur » apparent plus aux ditex q's huiméme. It convient également de
note que cast a baver ls sentiments qu'il éproue pour Laviie qu'il recon
ta a Vorable nature de armour, que sa conde A egard de Digon est due
tm parte 4 son inexpeiencelaculpabiie du royen sen Gouve aunt plas
meindre
“je pronais pour un tendre amour
(Quelfutsfeux fanguisans qui masoient dans mon &me
Mais e nouveau fe qui mfenfame,
Miapprencl que je may point aime jug’ ce jour «Ibid 1 1, p. 63
8 Tb IV, 2p. 95
Balen Da 6