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LE SIEGE DE MAZAGRAN

3 au 6 février 1840

(Nous donnons ici le point de vue d’un auteur algérien sur cet événement.)

« Le fort de Mazagran présentait un état défensif satisfaisant. Le réduit, la mosquée, le corps de garde de la
porte sud étaient complètement organisés ; le puits du réduit avait été déblayé, et fournissait une eau
excellente (ce que les Arabes ignoraient). Le saillant de l'ouest possédait une escarpe terrassée et haute de 4
m ; une pièce de canon de 4 y avait été placée ; une autre petite pièce protégeait l’angle sud-est du réduit. Le
poste se trouvait entouré de bonnes murailles de tous côtés, hormis dans l'intervalle qui séparait la mosquée
du saillant de l'ouest. Le travail des maçonneries sur cette face laissait de larges brèches, et n'offrait qu'un
profil de campagne assez faible. L'excavation des fondations du mur d'enceinte y formait seulement un petit
fossé, en arrière duquel on avait élevé un mur en pierres sèches d’un mètre d'épaisseur et 1,30 m de hauteur ;
ce mur était précédé par des ressauts, ou des pans d'anciennes constructions en contrebas et abattues en partie,
ou enfin par des talus à 45°, coupés dans des terres franches, sur une hauteur de deux à trois mètres ».

Le capitaine Lelièvre, qui commandait alors, résolut de défendre cette mauvaise enceinte avancée ; on fit
immédiatement organiser des créneaux pour la fusillade dans les murs en pierres sèches, tandis qu'on
barricadait les portes et qu’on achevait avec des sacs de terre le parapet du saillant de l'ouest.

Le 3 au matin, les musulmans pénétrèrent dans Mazagran et se glissèrent de maison en maison, de ruine en
ruine, jusqu'au pied du fort, laissant derrière eux des communications bien couvertes contre le tir ennemi. Ils
parvinrent même à s'établir dans une maison à vingt mètres du mur d'enceinte. Cette bâtisse était d'autant
plus dangereuse qu’elle se trouvait en face des brèches. Dans les autres endroits de la ville, les rues et les
constructions devinrent à leur tour des fortifications opposées à celle de la garnison française. Le canon du
fort ne put rien contre ces travaux.

« Au dehors, écrit Abinal, chaque pli de terrain, chaque pan de mur, chaque anfractuosité se hérissa de
tirailleurs et fournit constamment un feu meurtrier sur quiconque se montrait sur les remparts... ».

La fusillade commença dès le matin. Au milieu de la journée la garnison de Mostaganem prit les armes à son
tour mais deux pièces de canons tiraient contre les murs de Mazagran.

« Cette première apparition de l'artillerie entre les mains des Arabes annonçait de leur part un effort très
sérieux et une énergie encore inconnue dans leur attaque.

« Leur cavalerie, massée autour de la Redoute Desmichels, ne tarda pas à engager un combat fort vif avec
les troupes de Mostaganem. Le feu de nos pièces de campagnes fit de grands ravages parmi ces groupes épais
de cavaliers : ils laissèrent sur le terrain beaucoup de chevaux tués mais ils restèrent maîtres de leur poste, et
nous rentrâmes dans nos murs sans avoir pu nous mettre en communication avec Mazagran. Sur ce dernier
point, le combat ne s'était pas interrompu ; quelques groupes ennemis essayèrent de déboucher des ruines de
la ville pour emporter les brèches, la mousqueterie suffit pour comprimer ces élans partiels, n'étaient pas
soutenus...

Le lendemain, 4 février, mousqueterie et canonnade continuèrent contre le fort de Mazagran. Plusieurs fois
les fantassins algériens s'élancèrent vers les brèches et arrivèrent avec résolution jusqu'au bout mais furent
refoulés par les baïonnettes des assiégés. Faute d'un commandement à la hauteur, les djounouds les plus
intrépides furent tués en agissant isolément, les autres, adoptant la tactique de l'abri sous les pans de mur,
firent feu, certes, sur quiconque bougeait mais laissèrent dégénérer la lutte en une fusillade.

Vers le soir, l'artillerie s'arrêta presque et les assaillants se déployèrent en vue de Mostaganem.

Le 5, l'artillerie reprit en pilonnant Mazagran puis se tut de nouveau. Cette inaction fut différemment
interprétée : faiblesse ou découragement ? Changement de tactique des Musulmans ? Ceux-ci voulaient-ils
affamer la garnison, la réduire en s'emparant des fontaines des quartiers inférieurs pour la priver d'eau ?
Espéraient-ils attirer en rase campagne la garnison de Mostaganem pour l'anéantir ?

Pendant ce temps, le Conseil français de défense délibérait pour savoir s'il était opportun de faire une trouée
au milieu des forces adverses, pénétrer jusqu'à Mazagran et en ramener la garnison.

Du Barail décida de faire une diversion. Tous les soldats prirent les armes. Les cavaliers furent démontés afin
d'augmenter le nombre des fantassins. Les habitants Européens s'ajoutèrent aux militaires. Huit cent
baïonnettes avancèrent alors vers les Algériens.

LES COMBATS AUX ALENTOURS DE MOSTAGANEM

Les affrontements les plus violente eurent lieu à proximité de Mostaganem. Seul Abinal, dans sa
longue relation en retraça les principales phases :

« Dès notre apparition, les Arabes avaient couru à leurs chevaux avec des résolutions énergiques ; ils
attendaient impatiemment notre sortie ; leur diligence et leur ardeur à se porter contre nous furent extrêmes.
Comme on l'avait prévu, toutes les forces ennemies débouchèrent d'abord sur notre centre, en s’y amoncelant
et se déployant ensuite pour envelopper nos ailes : cette manœuvre exécutée, l'action fut promptement
engagée partout ; la fusillade s'alluma sur tout le front, avec une rapidité et une vivacité égales des deux côtés.
On s’aborda sans hésitation, et nos canons tirèrent bientôt sur des masses. Une épaisse muraille de cavaliers
se dressa devant nos rangs, se renforçant sans cesse ; notre infériorité numérique ne nous laissait pas l'espoir
d'y faire une trouée avec succès : tel n'était pas notre but ; mais nos tirailleurs favorisés par le terrain et par
les obstacles qui les couvraient donnaient la mort, sans la recevoir. Les Arabes en s'obstinant à marcher sur
eux à travers des rochers, des ravins et des broussailles éprouvaient de grandes pertes et se trouvaient
constamment refoulés sous des flots de balles et de boulets. Ce genre de combat nous était trop avantageux
pour ne pas le prolonger le plus longtemps possible. On s'acharna donc à ne pas reculer malgré les forces
menaçantes qui se groupaient devant nous, et l'engagement fut soutenu jusqu'à la nuit, avec la plus vive
opiniâtreté de part et d'autre.

Enfin, l'approche des ténèbres nous obligeant à rentrer dans nos murs, la sonnerie de notre retraite devint
pour les Arabes le signal de leur plus grand effort. Soudain, ces immenses tourbillons de cavaliers qui
s’agitaient autour de nous, se condensent concentriquement en liane serrée et profonde ; leur feu se presse,
redouble : un mugissement rauque et sauvage gronde en se propageant au milieu d'eux ; et toute cette
cavalerie s'élance comme un seul homme, avec une simultanéité d'action, une impétuosité spontanée et rapide
comme la pensée. En un clin d’œil, ravins, haies, cimetières, obstacles quelconques, tout fut franchi sous le
feu le plus meurtrier. Les éclairs et les roulements du canon, le sifflement d'un vent glacial et impétueux mêlé
à celui des balles, le fracas des vagues soulevées qui se brisaient avec fureur sur le rivage peu éloigné, le
frémissement des chevaux dominé par celui des hommes, le hourra tumultueux et formidable de 8 000
Arabes ; l'aplomb et le calme de 800 Français, au-dessus de cette scène, un soleil couchant tout en feu,
projetant sur elle, comme un volcan en éruption une lumière sombre et rougeâtre, toutes ces choses
imprimaient à ce moment une gravité et un intérêt qu'on ne saurait peindre.

Notre droite était composée de trois faibles compagnies ; emportée par son ardeur, elle avait jeté ses tirailleurs
en avant de la redoute de la marine ; après une valeureuse résistance, elle fut coupée par l'ouragan ennemi, et
acculée aux fossés de cette redoute, dans lesquels elle se réfugia : les Arabes la poussèrent jusque sur la contre
escarpe, où plusieurs d'entre eux furent abattus.

A notre centre, où se trouvaient les cavaliers combattant à pied, et le bataillon du 15e léger en carré, ce choc
fut reçu avec intrépidité ; les Arabes s'y heurtaient à nos baïonnettes, et s'arrêtèrent devant le feu et
l'impossibilité de nos soldats.

A notre gauche, deux pièces de campagne, mosquées et protégées par nos tirailleurs, causèrent de grands
ravages parmi les ennemis ; plusieurs coups à la mitraille et à brûle-pourpoint, une fusillade très rapprochée
fournie par deux compagnie d'infanterie et une section de sapeurs du génie, firent dans ces essaims de
cavaliers de larges brèches, toujours proprement réparées.
Au centre et à gauche, l'action devint acharnée, et le combat presque corps à corps. Nos troupes se replièrent
lentement, avec ordre jusqu'à la porte de la ville. Les Arabes ne s'arrêtèrent que là ; et après avoir essuyé le
feu de vingt-deux pièces de position, qui, du haut des remparts de la place, les foudroyaient à la fois.

« Le 6 février, dès le matin, l'ennemi ne tirait plus ; il ne montrait que quelques rares cavaliers sur les crêtes
des collines et dans la plaine inférieure : tout annonçait une retraite prochaine, lorsque la fusillade se ranima
subitement à Mazagran. Ben Tami désespéré de l'affront essuyé la veille devant Mostaganem, avait tenter un
dernier effort contre Mazagran. Il poussa une colonne d'infanterie sur le saillant de l'ouest, avec un ordre se
tenter l'escalade. Cette colonne arriva au pied de la muraille, à couvert et dans le plus grand silence : la
sentinelle placée sur ce point, ne reconnut la présence de l'ennemi, qu'en voyant une matière en ignition parmi
les sacs à terre qui couronnaient le parapet, et une main d'homme qui s’agitait pour les arracher. Elle fit appel
aux armes ; toute la garnison accourut, et l'ennemi se sauva accabler sous une grêle de balles, de pierres et de
grenades... ».

Après l'échec, Ben Tami donna le signal de la retraite. Les Musulmans se dirigèrent alors à travers les ruines
et les camps du plateau supérieur, vers les plaines de l’Habra.

Répercussions en France et en Algérie

Les événements que nous venons de résumer, eurent à l'époque, un retentissement colossal. Ils suscitèrent
maints travaux et études historiques d'une partialité évidente.

Ils furent salués avec éclat tant en Algérie qu’en France. La verve des poètes, la flamme des représentations
théâtrales, l'éloquence des députés, s’excitèrent, et secouèrent chez une grande partie du public français, son
enthousiasme et caressèrent sa vanité nationale. Nous en donnerons plus loin les raisons.

Les hommes de ces bataillons d'Afrique furent l'objet de mille récits fabuleux et leur nom fut dans toutes les
bouches.

1) De nombreuses récompenses furent octroyées par les autorités militaires de l'Algérie. Le capitaine
Lelièvre, chef de la garnison, passa chef de bataillons, alors qu'il n'avait pas huit mois comme capitaine ; son
adjoint, le lieutenant Magnieu devint capitaine ; les blessés reçurent la croix [de la Légion d'honneur].

Un député radical, Chapuys Montlaville, écrivit à Thiers, premier ministre, pour lui demander : soit de
déclarer que les 123 soldats avaient bien mérité de la patrie, soit de les décorer tous et il improvisa un récit
long et pittoresque des quatre journées de Mazagran intitulé : Aux Braves !

Le général Cubières, ministre de la guerre, affirmait que le gouvernement se réservait en outre les moyens
de perpétuer le souvenir de ce beau fait d'armes et de donner plus d'éclat aux récompenses accordées à tous
ceux qui y avaient pris part.

La Gazette de France (12-16 mars 1840) les appelait les véritables représentants de la France et se demandait
« comment... une nation qui a de pareils enfants ne soit pas la reine de l'Europe ? »

2) Pour perpétuer ce souvenir, de multiples initiatives furent prises :

*On décida l’envoi à Mazagran, aux frais de l'Etat, d'un artiste très estimé pour représenter le terrible assaut ;

*On frappa une médaille relative à Mazagran d'après des dessins et des documents fournis par la guerre, un
exemplaire fut remis à chacun des défenseurs de Mazagran.

*Oran offrit à Lelièvre une épée d'honneur. La ville et la garnison d'Alger ouvrirent une souscription pour
élever un monument commémoratif de la défense de Mazagran. Cependant la médiocrité des sommes
recueillies indigna le satirique Auguste Barbier qui publia en juin de la même année, un morceau intitulé « La
colonne de Mazagran ». Pour dédommager ses braves, il veut, lui le poète, « leur ériger un monument avec
les os des Arabes auxquels ils ont fait mordre la poussière... ».

*A Mazagran, une colonne corinthienne surmontée d'une statue de la France, portait l'inscription suivante :
Ici les III, IV, V, VI, février MDCCCXL

Cent vingt-trois Français

Ont repoussé dans un faible réduit

Les assauts d'une multitude d'Arabes.

En 1865, l'Empereur Napoléon III s'y arrêta. « La halte la plus intéressante se fit à Mazagran, village rendu
célèbre par le plus beau fait d'armes du commandant Lelièvre... ».

Détruite par la foudre en 1885, cette colonne fut remplacée par une autre de presque vingt mètres de hauteur.

A Malesherbes, ville natale de Lelièvre, dans le Loiret, un autre monument fut élevé et inauguré en 1843.

L'affaire de Mazagran inspira également certains poètes, quoique de second ordre. Quelques poèmes furent
même chantés par Lachenal et F. de Courcy. La scène contribua, elle aussi, à populariser « les bonnes
nouvelles d'Afrique ». Au gymnase de Lyon, on joua « Mazagran ou les 123... ». Le cirque olympique
présenta une autre pièce « Mazagran » de A. Jouhaud.

La publicité, avide de nouveauté, utilisa ce délire national au profit du commerce. Les limonadiers, pour
honorer à leur manière, ces combats de février 1840, essayèrent d'abord le « Nectar de Mazagran », puis la
« Liqueur de la défense de Mazagran ».

Les arts du dessin s'y consacrèrent à leur tour : nous ne citerons que le tableau de Philipotteaux. Il figurera
au salon de 1842, et passa ensuite au Musée de Versailles.

Enfin, la presse de France ouvrit largement ses colonnes aux exploits qui, dans les moments de doute,
affermissent la conquête. Journaux légitimes, républicains, feuilles orléanistes, à Paris, à Marseille, à Toulon
et ailleurs, publièrent avec empressement tout ce qui leur arrivait d'Afrique.

Pourquoi l'aventure de Mazagran qui fut de beaucoup moins importante que l'occupation de Médéa et de
Miliana par les Français la même année fut seule la source de tant de légendes et de récits ? Quelles furent
les véritables mobiles de ces exagérations insensées ?

Tout d'abord il y avait la situation politique en France. Tout le monde ne croyait pas à l'utilité de la conquête
de l'Algérie. Adversaires et partisans de la conquête, s'affrontaient et faisaient feu de tout bois.

Les premiers, au nom de l'intérêt du Pays, réclamaient l'abandon. Un général assurait qu'il fallait près de cent
mille homme pour consolider la conquête. Beaucoup devinrent ainsi les ennemis résolus de l'occupation.

Les partisans, quant à eux, se prononcèrent hautement pour la conservation de ce qui a été acquis. Pour cela,
ils se devaient de combattre la lassitude, le découragement ; les nouvelles d'outre méditerranée du genre de
celles de Mazagran leur permettaient d'aiguiser leur ardeur de conservation. Ces esprits conquérants, avides
d'émotion, de gloire, voulaient chasser le doute par un succès au milieu de tant de mécomptes. A travers les
multiples agitations politiques et les revers, ils cherchaient une victoire qui leur servirait de consolation.

C'est alors qu'il y eut cette mystification dans la défense de Mazagran par le capitaine Lelièvre.

La légende fabriquée de toute pièce par les journalistes, les chansonniers, les officiers écrivains, les dames
de salon aussi visait à créer un mouvement d'opinion qui pouvait impressionner le gouvernement et l'amener
à faire un effort décisif en Algérie.

Les rapports officiels, pour diverses raisons, avaient exagéré les faits qui eurent Mazagran pour théâtre.

La rupture avec Abd al Qadir avait entraîné des dépenses nullement prévues et le gouvernement avait déposé,
dès le 16 janvier 1840, une demande de crédits extraordinaires.
Si Bugeaud voulait la conquête totale, plusieurs députés préconisaient l’abandon pur et simple de l’Algérie.
Ils opposaient l’importance des sacrifices consentis à la médiocrité des avantages. D’autre part, les
complications européennes leur paraissaient menaçantes. Ils jugeaient le pays incapable d'opérer sur ses
frontières continentales alors qu'une bonne partie de son armée demeurait immobilisée en Algérie.

Mais ces excès provoquèrent aussi des réactions lucides. Nous en citerons deux :

1) « Que dire, nous dit Rousset, de ces exagérations prodigieuses, de tous ces détails imaginés ou grossis à
plaisir disproportionnés hors de mesure : présence d'Abdelkader, multitudes d'assaillants, canonnade
furieuse, carnage de l'ennemi, silos comblés de cadavres ! Que penser de ces éclats de fanfares lancés par les
journaux de Toulon et de Marseille pour étourdir les gens de bon sens, égarer l'opinion publique, abuser le
gouvernement et donner le change à l’histoire ?

2) « Est-elle bonne pour l'armée cette glorification, cette apothéose des Zéphyrs... ? Les exemples qu'ils
donnent aux autres troupes sont pernicieux... ».

Lacunes et contradictions de certains récits

On relève chez maints historiens français, des erreurs, des informations erronées ou des omissions graves.
Ils avaient en effet puisé dans des sources partisanes ou peu sûres. Certains, pressés de glorifier et non de
vérifier, avaient pêché par un manque de contrôle rigoureux et d'objectivité dont voici quelques exemples :

) Le nombre des Musulmans ayant pris part au siège de Mazagran varie, selon les rapports, les ouvrages
d'histoire ou les articles à tendance littéraire, du simple au double ou au triple. Pour A. Bernard, ils étaient
deux mille, tandis que H. Garrot les évalue à « quatre ou cinq mille hommes formant des tribus placées
sous le commandement de Mustapha Ben Tami... ». Desjobert multiplie ces chiffres pour les mener à douze
mille. Pour sa part, Stephen d'Estry affirme que plus de cent tribus ont répondu à l'appel... que douze mille
Arabes ont juré sur le Coran, d'emporter, Mazagran ou de mourir... un essaim de cavaliers grossi toujours,
blanchissant au loin la colline et la plaine, il s’agite et se meut en tous sens... ». Enfin, Fanny Dufour se
plaît à dire :

Mais O Dieu chaque jour amène

De nombreux soldats haletants

Quatre-vingt-deux tribus étalent dans la plaine

Leurs dix-sept mille combattants !

Alors que Garcin, dans le second mémoire daté d'octobre 1840, citant les forces de l'Emir, donne au khalifa
de Mascara, mille quatre cents fantassins et trois cent cavaliers.

2) Les pertes subies par les deux camps sont notées sans la moindre vérification. Les attaques furent violentes
et les combats meurtriers durant six jours, opposant des adversaires décidés.

Toutes les sources françaises s’accordent à relever du côté algérien « cinq à six cent morts ou blessés ». Les
Français n'eurent à déplorer « dans ces jours, que trois morts et seize blessés ». Comment admettre que des
milliers de cavaliers et de fantassins « électrisés, fanatisés » lancés durant près d'une semaine à la poursuite
de l'ennemi, se contentent d'un pareil résultat !

3) La liste des erreurs ne s'arrête pas là : on va jusqu'à substituer un khalifa à un autre. « Du 2 au 6 février,
écrit Walsin Esterhazy, Bou Hamidi se porte d'abord sur Mostaganem et concentre ensuite, pendant trois
jours, sur Mazagran tous ses efforts... »

4) Il n'est fait nulle part mention du rôle des Hadars, adversaires de l'Emir et « dont l'énergie avait mérité des
éloges dans la défense de leur ville ainsi que celui des Turcs, commandés par Hadj M'Hammed rallié aux
Français et dont nous savons l'impétuosité aveugle et la haine instinctive de l'Arabe.
Ainsi les cent vingt-trois « lapins » du capitaine Lelièvre n'étaient pas seuls devant la nuée d'Arabes.

5) Qui étaient au juste, Lelièvre et ses hommes pour être les héros de toute une littérature ?

Le capitaine était « ivrogne invétéré, promu commandant d'enthousiasme » (Julien). Le 5 octobre 1842, il fut
mis en non-activité par retrait d'emploi, sanction plus grave que la suspension. Il frôla même l'exclusion de
l'armée et quitta obscurément la caserne ; il ne fut jamais rappelé et mourut en mai 1851.

Quant aux « Zéphyrs », c'était l'écume de la société militaire, la compagnie de discipline, de véritables
« coupeurs de bourses ». Ils sortaient tous de prison et avaient le sens moral singulièrement perverti.
« Quelques semaines après l'événement, on dut les changer de garnison parce qu'ils s'étaient mis à rançonner
les marchands arabes qui pourvoyaient le marché de Mostaganem... » (Du Barrail). Ils attendaient les
Algériens désarmés, de retour de la ville, les dépouillaient et tuaient ceux qui résistaient (Julien).

6) On relève enfin dans certains ouvrages, des contradictions qui démontrent que, dans l'affaire de Mazagran,
beaucoup de choses avaient été imaginées.

D'une part on s'étend, avec détail, sur les vaines tentatives des Arabes devant Mazagran et Mostaganem, on
tente de prouver leur inaptitude à s'emparer d'un poste bien défendu, on décrit avec délectation leur inhabileté
à affronter l'adversaire, leur désordre et leur négligence dans leur assaut, et d'autre part, on leur prête de « une
assistance technique française » qui aurait dû faire honneur aux armes de ce pays. « A leurs allures régulières,
à leurs manœuvres précises, il est facile de reconnaître une tradition européenne... Cette infanterie régulière
a été instruite et dirigée par de misérables transfuges qui n'ont pas craint de déserter notre drapeau...
L'artillerie de l'Emir est aussi dirigée par un ex-maréchal des logis... » (Stephen D’Estery).

Dans le long poème consacré à Mazagran, Fanny Dufour fait ressortir certaines qualités militaires du
bataillon de Ben Tami mais le rend tributaire de l'instruction européenne :

Ses mouvements précis, sa marche régulière

Prouvent qu'il sait l'art de la guerre

Et dans ses opérations

On peut reconnaître sans peine

Qu'une pensée européenne

Dirigea ses instructions.

Comment expliquer alors la défaite du khalifa et le carnage des assaillants ?

Cause de l'insuccès de Ben Tami

Historiens et écrivains avaient insisté surtout sur « le découragement des Arabes ». Ils avaient omis maints
facteurs décisifs pouvant expliquer l'échec du siège.

Nous allons essayer d'analyser ceux qui nous paraissent les plus influents.

a) Du côté français : La redoute de Mazagran était trop bien préparée pour un siège de ce genre. Tout le
monde s'accordait sur la position favorable et sur la solidité de ses constructions. De grands travaux furent
entrepris dès novembre 1839, sous le contrôle d'officiers de génie (murs relevés, tranchées creusées, magasins
d'approvisionnement aménagés...). Le réduit disposait de murailles épaisses et élevées. Un puits, dont on ne
soupçonnait pas l'existence, devait plus tard sauver la garnison. La mosquée « aux murailles épaisses et d'une
hauteur respectable, avait une terrasse surmontée d’un parapet crénelé pour la fusillade... Côté sud, un corps
de garde, épargné par les guerres antérieures, avait été renforcé.
Rien ne manquait aux soldats de la garnison. Ils disposaient de vivres pour un mois ainsi que d'une eau
potable abondante. Plusieurs canons « avec quatre cents coups pour chaque pièce » et des dizaines de milliers
de cartouches pour tenir un siège de quinze jours.

Ces considérations amenèrent Walsin Esterhazy à écrire que « cet exemple vint prouver une fois encore ce
qu'on savait déjà... que les Arabes sont inhabiles à s’emparer du moindre fort fortifié lorsqu'il est bien
défendu ».

b) Du côté algérien, il convient de rappeler tout d'abord la situation politique et militaire, au début de 1840 :

L'Emir avait concentré toutes ses forces entre Alger et Miliana. Il s'approcha de Merad, cherchant à s'établir
près de Blida pour tenter, peut-être, un autre coup contre le camp de Fondouk

Valée, à son tour, se préparait à la conquête de toute la partie de la Régence qui échappait encore à la France.
Au lieu d'attaquer dans la province d'Oran, il préféra, partir de la province d'Alger et s’avancer vers l'ouest.

Le retrait précipité de Ben Tami ne s'expliquerait-il pas par le fait que l'Emir avait besoin de renforts à cette
date.

Revenons à Mazagran. L'armement des Musulmans était loin d'égaler celui de l'adversaire ; le matériel de
siège était insignifiant : une vieille bouche à feu qui ne peut tirer qu'un seul coup... ». Ou un canon
« n'excédant pas le calibre de 4 à 6 qui tirait à six cents mètres de distance et que dès lors il ne pouvait faire
que des trous isolés et non des brèches praticables... ». Ces pièces étaient montées sur de mauvais affûts à
roues plaines.

Par contre, l'ennemi disposait d'un armement varié : baïonnettes, pièces de position (vingt-deux rien que pour
la place de Mostaganem), canon de campagne, boulets meurtriers... face à des yatagans et des fusils de chasse.

Quant aux hommes du siège, il convient de distinguer nettement les troupes de leurs chefs.

Parmi les officiers français, témoins des combats, certains avaient remarqué et noté le courage, l'audace et la
bravoure des Musulmans qui parvinrent à se glisser, malgré les obstacles, dans Mazagran, de franchir les
obstacles jusqu’au pied du fort, à se fortifier face à l'ennemi et le mettre dans une position difficile, ils ne
manquèrent ni d'énergie ni de résolution. Ils avaient l'initiative du feu. L'ardeur, la mobilité et la rapidité des
cavaliers avaient contraints plus d'une fois, les Français a se replier.

Le chef, Ben Tami, « dont on vantait la culture mais non le courage » ne semble pas avoir préparé le siège
de Mazagran avec soin. Il commit plusieurs erreurs graves.

En se retirant le 13 décembre, après l'échec de la première tentative, ne fit-il pas annoncer par des déserteurs,
une prochaine attaque à laquelle devait concourir tout le goum de la province ? Cette menace fit redoubler
de prudence l'ennemi qui eut largement le temps d'exécuter les travaux de défense et de recevoir des renforts
d'Oran.

L'emplacement réservé à l'artillerie arabe, écrit Abinal, aurait pu inspirer des craintes sérieuses si elle eût été
dirigée contre la face sud du réduit où était le centre de la défense... Ben Tami... ignorant dans l'art de
reconnaître les points faibles d'une place... établit ses pièces sur le seul front où elles pouvaient être
contrebattues par nos pièces et les points contre le saillant d'ouest et la mosquée dont les escarpes avaient une
épaisseur à l'épreuve... ».

Si le chef était peu instruit dans l'art de la guerre des sièges, il manquait aussi de clairvoyance et d'autorité
sur les combattants « pour les réunir en un seul faisceau, pour leur imprimer une volonté unique » aussi tous
leurs efforts furent décousus et ne provoquèrent d'autre résultat que la mort des plus braves d'entre eux. Les
plus ardents et les plus intrépides furent tués en agissant isolément... ». Faute d'une stratégie menant à la
victoire, ces guerriers furent transformés en une multitude désordonnée.
Enfin la durée des opérations fut courte, ce qui amena certains à dire que « les Arabes avaient l'habitude de
ne jamais prolonger un siège au-delà de cinq jours Une meilleure coordination des efforts et une prolongation
des engagements seraient venus à bout de la garnison qui n'aurait certainement pas tenu deux semaines.

Au lendemain du retrait de Ben Tami, la propagande de l'occupant tenta de discréditer l'Emir et d'entacher
son prestige.

On répandit dans le pays que « le plus grand effort consenti par les Arabes venait d'échouer, que la période
agressive et l'enthousiasme des combattants étaient définitivement brisés », que l'ennemi était acculé à se
défendre ou à entreprendre des razzias sans effet, que les tribus déjà ralliées concevaient dès lors de l'estime
pour les armes françaises... ».

Voulait-on faire oublier la Macta (28 juin 1835) ou espérait-on détacher d'autres tribus du camp de l’Emir ?
On croyait la tranquillité définitivement acquise dans la région. Cependant l'esprit de révolte demeurait intact
chez les populations, toujours prêtes à tous les sacrifices. Les razzias exaltèrent la résistance.

Mohammed Ibn Abd Allah, surnommé Bou Maaza, fut de ceux qui, en même temps que l'Emir, représentait
la lutte contre l'envahisseur. « Il utilisa le levain de la foi pour faire lever la pâte populaire ». Après les
soulèvements du Dahra, de l'Ouarsenis et de la vallée du Chélif, il tenta un hardi coup de main contre
Mostaganem en octobre 1845.

D'autre part, le prestige de l'Emir, qu'on imaginait terni, était à son comble puisque le chef suprême promenait
dans ses déplacements, les prisonniers français de Sidi Brahim et de Sidi Moussa.

Moulay Belhassimi

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L'auteur, Moulay Belhamissi, qui a écrit l’ouvrage sur l’histoire de Mostaganem (1976) d’où est extrait la
partie présentée ici relative à Mazagran, est né à Mazouna, autre brillante cité de l'ouest algérien. Agrégé
de l'Université, Docteur ès-lettres, Moulay Belhamissi enseigne depuis plus de dix ans à l'Université d'Alger.
Il a publié une étude critique des « Ghazaouet de Aroudj et Kheirredîne », ainsi que de nombreux articles
sur l'Algérie du 16e au 19e siècle.

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