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Figures de l'utopie

dans la pensée
d'Ernst Bloch
Collection Hermann - Philosophie
dirigée par Roger Bruyeron et Arthur Cohen

Une première version de ce livre est parue en 1985 aux éditions Aubier.

ISBN : 978 2 7056 6856 3

© 2009 Hermann, 6 rue de la Sorbonne, 75005 Paris - France


www.editions-hermann.fr

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serait illicite sans l'autorisation de l'éditeur et constituerait une contre-
façon. Les cas strictement limités à l'usage privé ou de citation sont régis
par la loi du 11 mars 1957.
Arno Munster

Figures de l'utopie
dans la pensée
d'Ernst Bloch

HERMANN Philosophie

Depuis 1876
Préface à la présente édition

De tous les « témoins du futur » - nous nous permettons de


reprendre cette formule chère à Pierre Bouretz - nés entre
1842 et 1900, Ernst Bloch est sans nul doute celui qui a
affronté les défis d'un xx e siècle (déchiré entre les tentations
de réaliser les plus audacieuses utopies politiques et les expé-
riences du « pire ») de la manière la plus radicale possible, en
résistant, avec son « optimisme militant » et sa pensée utopique
de l'espérance, « à la perspective d'un nihilisme au triomphe
depuis longtemps annoncé.1 » Il est aussi celui qui de tous les
penseurs critiques convertis dans les années vingt du dernier
siècle au marxisme, est le plus imprégné, pratiquement au
même degré que son « frère » et compatriote Walter
Benjamin, par la théologie ou du moins par une religiosité
qui plonge ses racines profondes non seulement dans le
judaïsme, mais aussi dans certains courants mystiques chrétiens
(Jakob Bôhme...). Mais, à la différence de Benjamin qui
nous rappelle, dans ses Thèses sur le concept de l'Histoire,
non sans une certaine résignation, que le concept du progrès
devrait être fondé sur celui de la catastrophe, Emst Bloch,
non content de rassembler, dans Le Principe Espérance,
« tout ce que la culture universelle peut comprendre de
témoignages en faveur du futur et d'un monde suprasensible,
pour les faire vibrer dans une langue illuminée d'éclats mes-
sianiques et nourrie par la pensée du Souverain Bien »2, nous
esquisse aussi, à partir de sa théorie de la « conscience anti-

1. Pierre Bouretz, Témoins du Futur.(Philosophie et messianisme),


Gallimard, Paris, 2003, p. 628.
2. Op.cit., p. 629.
VI

ripante », une pensée de la praxis combattante qui articule directe-


ment les images de souhait et les rêves éveillés avec le concept de
possibilité et de transformation du monde pour le meilleur qui
rejoint, dans ses conclusions, le rappel à l'ordre marxien3 - contre
Feuerbach - que la tâche des philosophes est non pas de méditer
abstraitement sur le monde mais de le transformer. L'adhésion sans
réserve d'Emst Bloch à ce mot d'ordre de Marx fait en effet de
l'auteur de L'Esprit de l'Utopie et de la trilogie du Principe Espérance
l'architecte et le défenseur d'une nouvelle philosophie de la praxis
où agir signifie avant tout « dégager, libérer les tendances », ce qui
peut aussi avoir la fonction concrète de la "réalisation d'idéaux où
« l'essence non encore réalisée devient idéal et l'essence non encore
réalisée est la tendance » 4 , mais où l'action (individuelle ou collec-
tive) est toujours guidée par un pré-apparaître (Vorschein) utopique
rendant possible une future utopisation et transformation du monde
vers le meilleur. En s'appuyant à ce propos sur un matérialisme
ouvert et « à fonction utopique » qui défie radicalement toutes les
conceptions réductionnistes et dogmatiques d'un matérialisme
vulgaire et dogmatisé (stalinisme) et qui accorde aussi une légitimité
à certains motifs d'une métaphysique tout à fait idéaliste (ce qui a
probablement autorisé Jurgen Habermas à qualifier Emst Bloch
de « Schelling marxiste » !), Ernst Bloch s'efforce ainsi de jeter un
pont « du concept d'utopie, scientifiquement et philosophiquement
éprouvé, à savoir, d'un concept d'utopie qui a cessé d'être une
insulte (et qui représente une anticipation objective et tout à fait pos-
sible) vers le substrat dialectique-matériel du devenir et de l'événe-
ment, donc de la matière.... » 5 Cette matière « proto-utopique »,
nous enseigne Bloch, est inachevée, elle est a priori « matière-en-
avant » et elle est matière ouverte ayant devant elle une carrière
imprévisible dans laquelle nous, les humains, sommes d'ailleurs
inclus ; elle est donc la substance du monde. Mais le monde est à
priori une expérimentation que la matière fait avec nous, et avec

3. Cf. Karl Marx, Les XI Thèses sur Feuerbach (1848).


4. Emst Bloch, Tendenz-Latenz-Utopie, Francfort, Suhrkamp, 1978, p. 264.
5. Emst Bloch, op.cit., p. 278.
VII

elle-même ; elle est de par son essence même « dynameion » (être-


en-possibilité), selon la définition donnée par Aristote, dans le Livre
Thêta de la Métaphysique, et cela signifie concrètement que la réalité
objective est non seulement un état de notre demi-savoir subjectif de
quelque chose, mais, essentiellement, un état réel où sont présents
des procédés et des contenus qui germent encore dans le monde et
qui peuvent être extériorisés, concrétisés. Autrement dit : « Ce qui
est objectivement, réellement, possible, c'est ce qui est partielle-
ment conditionné, mais il lui faut, souligne Bloch, "un facteur sub-
jectif" pour que le "possible" soit désigné de plus près par les
conditions qui lui manquent encore pour la réalisation (....), donc,
un "non-encore-conscient" (subjectif) auquel correspond, du côté
objectif, un "non-encore-devenu", dialectiquement enchevêtré avec
"l'être-en-possibilité", le dynameion, la matière elle-même n'étant
que Fhypokeimenon, c'est-à-dire, rien d'autre que le support (maté-
riel) des conditions selon lesquelles quelque chose peut arriver ou
non. » 6
En effet, la critique de la métaphysique traditionnelle et en même
temps la volonté de sauvegarder certains concepts théologiques,
pour une vision du monde à la fois matérialiste et messianique, unis-
saient sans nul doute Emst Bloch et Walter Benjamin dans l'effort
commun d'affronter, sur le front philosophique, à la fois le néo-
kantisme, la philosophie positiviste des sciences, le vitalisme, le
relativisme (nietzschéen et simmelien) ainsi que tous les courants
irrationalistes de la pensée conservatrice de son époque (Spengler,
Klages, Bàumler, etc.) et de défier aussi en même temps les tendances
dogmatiques et réductionnistes au sein même du marxisme, évoluant
dangereusement, par exemple, en Union Soviétique, sous Staline,
vers une canonisation dogmatique du matérialisme historique et
dialectique qui faisait de plus en plus disparaître le vrai visage
humain et révolutionnaire de la dialectique de Marx. Il est indé-
niable que l'effort biochien destiné à rénover la pensée matérialiste
(marxiste) est surtout consacré à l'effort de réhabilitation, au sein

6. Op.cit., p. 280- 281.


VIII

même de la discussion socialiste et marxiste, des utopies ( y compris


des approches des représentants français du socialisme utopique
(Saint-Simon, Fourier, Proudhon...) que Marx et Engels avaient
vivement critiqués, au nom de leur propre idéal d'un « socialisme
scientifique »), dans le but évident de « récupérer » la fonction
« subversive » et révolutionnaire, non seulement des utopies politiques
et sociales mais aussi de toutes les autres réalisations utopiques,
dans le domaine de l'architecture, de la peinture, de la littérature, de
la médecine, de la culture, de la musique, etc., pour ce nouveau
projet de transformation du monde qui se veut à la fois socialiste,
révolutionnaire, utopique et humaniste. Apparemment, c'est en vue
de ce but qu'Emst Bloch a voulu non seulement sauvegarder l'esprit
utopique pour la philosophie du marxisme, mais intégrer aussi
toutes les puissances de l'utopie à une philosophie matérialiste,
critique et utopique dont le fondement est une véritable ontologie
utopique et dont un des concepts-clé est la « conscience anticipante »
des images de souhait.
C'est pour mieux comprendre que le concept biochien d ' « utopie
concrète » ( opposé à celui de « l'utopie abstraite », se contentant de
projeter tout simplement le désir vague d'un monde autre, meilleur
et plus juste dans une sphère extra-mondaine ) se déploie, pour
l'essentiel, dans l'œuvre de Bloch, sous une triple dimension
éthique, politique et esthétique, dont chacune revendique la concré-
tisation du rêve d'un monde meilleur, d'une vie autre, sans exploi-
tation, sans domination, sans aliénation, sans maître et sans
esclaves, et d'une société vraiment juste et fraternelle. Dans le
domaine esthétique, notamment, cette volonté utopique est étroitement
associée, par exemple dans le chapitre du Principe Espérance consacré
aux « utopies architectoniques », à une volonté d'art nouvelle qui ne
peut être que celle de l'imagination utopique. En évoquant, par
exemple les peintures architecturales de Pompéi ou les dessins des
loges de constructeurs du Moyen-Âge qui sont à l'origine de la
construction des cathédrales gothiques, en France, Bloch souligne à
juste titre qu'avant toute exécution « il y avait toujours une image
utopique de l'édifice qui les guidait dans le travail en vertu de sa
IX

perfection. »7 La construction était alors toujours « celle de la


construction basée sur des canons de perfection, en considération
d'un modèle symbolique auquel on croyait. Et ce modèle guidait
l'exécution de l'ouvrage et non seulement, comme l'archétype, son
rêve et son projet ante rem, il constituait la Règle des règles magistrales
elles-mêmes. » Et dès lors, affirme Bloch, « la grande volonté d'art
architectonique (celle qui conduisait aussi précisément aux projets
des cités radieuses, A.M.) était dans chaque cas particulier la même
que l'intention symbolique traditionnellement à l'œuvre dans
l'idéologie du vieil artisanat de la construction. » 8
C'est cette même volonté utopique qui est aussi à l'œuvre, selon
Bloch, dans les grandes créations de la musique classique et roman-
tique, par exemple dans la musique de Beethoven vibrant dans le
staccato historique imposé par la Révolution Française, et expri-
mant en même temps, par exemple avec Fidélio, cet opéra exaltant
la fidélité conjugale, un hymne solennel à la liberté et à l'émanci-
pation politique. Comme l'avait souligné, entre autres, Oskar Negt,
lors des funérailles du philosophe, le 9 aôut 1977, à Tiibingen, pour
Bloch, « le signal de trompettes du Fidélio n'est pas seulement un
symbole esthétique ; il est plutôt l'expression de l'espérance d'un
homme particulier d'être libéré de la prison, de la violence et de
l'oppression ; et il est en même temps l'impératif catégorique du
seul et possible comportement politique digne de l'homme, à savoir,
de la résolution de renverser toutes les conditions dans lesquelles
l'homme est un être humilié, asservi, abandonné et méprisable.
C'est cet « optimisme militant », cette orientation a priori vers une
praxis œuvrant à la transformation du monde et à sa libération de
toutes les formes d'oppression et d'aliénation, qui distingue l'espé-
rance utopique d'Emst Bloch de l'espoir en tant qu'attente passive

7. Emst Bloch, Le Principe Espérance, tome II, trad. F. Wuilmart, Gallimard,


Paris, 1981, p. 323.
8. Op.cit., p. 325.
9. Oskar Negt, « Der produktivste Ketzer des Marxismus », in, Bloch
(K.arola)/Reif (Adelbert), « Denken heisst uberschreiten. In memoriam Emst
Bloch (1885-1977) », EVA, Cologne-Francfort, 1978, p. 282.
X

du « nouveau » ou en tant que consolation fataliste telle qu'elle


apparaît fréquemment dans le discours théologien chrétien. À ce
discours religieux de la consolation et de la résignation, Bloch - ce
grand « athée-religieux » - oppose en effet l'audace et le courage
militant du théologien de la révolution Thomas Miintzer10 qui, avec
ses sermons inspirés des enseignements des prophètes de l'Ancien
Testament, ne cessait d'inciter les paysans allemands gémissant
sous le joug des seigneurs féodaux à la révolte. Incontestablement,
Ernst Bloch est de tous les philosophes néo-marxistes du xx e siècle
celui qui, sans nier son athéisme de principe, prête le plus son oreille
aux religions et aux phénomènes de la croyance religieuse (juive et
chrétienne), en allant même jusqu'à valider la dimension utopique
dans les manifestations diverses de la foi. La connaissance et la
réception positive des enseignements de Marx ne l'empêchent apparem-
ment pas de réfléchir sérieusement, notamment dans le volume III
du Principe Espérance (dont la parution avait été explicitement lon-
guement retardée par les autorités de l'ex-RDA.) sur les multiples
formes aptes à imaginer un accès au « mystère religieux », y compris
les formes d'introspection mystiques (Jakob Bohme, la Kabbale...).
Et il va à ce propos jusqu'à formuler le paradoxe que « seul un athée
peut être un vrai chrétien et seul un chrétien un vrai athée »' 1 ! Or,
sa lecture critique de la Bible n'est en réalité rien d'autre qu'une
« herméneutique non conformiste de la sphère religieuse », mettant
en relief une « véritable herméneutique de la subversion, débus-
quant et réactivant les intentions de révolte qui traversent la Bible et
qui ont été étouffées par les clercs » ; si bien que « pour Emst Bloch
comme pour Marx « la misère religieuse est tout à la fois l'expression
de la misère réelle et la protestation contre la misère réelle. La
critique de la religion est donc en germe la critique de la vallée de
larmes dont la religion est l'auréole » (G.Raulet). Comme nous nous

10. Cf. Emst Bloch, Thomas Miintzer - théologien de la révolution, traduit de


l'allemand par Maurice de Gandillac, Paris, Julliard, 1964, UGE, « 10-18 »,
1968.
11. Emst Bloch, Athéisme dans te christianisme, trad. de l'allemand par E.
Kaufholz et G. Raulet, Gallimard, Paris, 1978.
XI

efforçons de le mettre en évidence, dans cet ouvrage, cet appel à la


révolte, à l'action utopique libératrice, à la sauvegarde de la dignité
humaine et à l'émancipation s'articule, dans la pensée biochienne,
avec un appel à la réorientation urgente de la stratégie marxiste dans
le sens précis de la nécessité de développer davantage ce que Bloch
dénomme le « courant chaud » 12 au sein même du marxisme, à savoir
sa dimension éthique, au détriment précisément d'une vision trop
« froide » (celle qui, malheureusement, prédomine dans le néo-marxis-
me contemporain, et notamment dans le courant explicitement anti-
humaniste althussérien), focalisant exclusivement sur la critique
« détectiviste » de l'économie politique. Cette vision à la fois mes-
sianico-utopique (proche de celle que Jacques Derrida dénomme
une « messianicité » sans messianisme) et humaniste n'est bien sûr
pas sans aucun rapport avec la vision éthico-humaniste du socialis-
me défendue, entre autres, par Hermann Cohen et, en ce qui concer-
ne l'austro-marxisme, par Max Adler.
Comme le note Emmanuel Lévinas dont on peut retenir le mérite
d'avoir prononcé le premier, en Sorbonne, en 1976, l'année même
de la publication par Gallimard, en traduction française, du premier
volume du Principe Espérance, une conférence consacrée à ce
grand penseur marxiste de l'utopie, Emst Bloch, « en prenant à son
compte la formule "Bouleverser toutes les relations où l'homme
reste humilié, asservi, déclassé et méprisé", récupère les modes
valables de la civilisation humaine - philosophie, art et religion. Ils
représentent pour lui l'expression de / 'espérance humaine, anticipa-
tion de l'avenir où il existera une humanité aujourd'hui absente.
Anticipation dont le marxisme serait la formulation adéquate et
rigoureuse rendant seulement possible l'interprétation en esprit et
en vérité des œuvres du passé, encore abstraites et plus pauvres. Le
marxisme délaisse le ciel pour parler le langage de la terre. » 13

12. Cf. Emst Bloch, Le Principe Espérance, 1.1 .Gallimard, Paris, 1976, p. 248
sq.
13. Lévinas, Emmanuel, De Dieu qui vient à l'idée, Paris, Vrin, 1986, p. 63.
XII

Si, dans la France d'aujourd'hui - celle de la « restauration » néo-


libérale qui est la nôtre et qui semble être résolue à enterrer, pour
des raisons qui ne sont pas à expliquer ici, les utopies pour se
tourner vers d'autres problèmes plus « terre à terre » qui sont direc-
tement conditionnés par la « mondialisation » du capitalisme et les
crises écologiques, sociales et politiques qu'elle a engendrées - la
pensée biochienne est toujours - malgré tout, pourrait-on dire, et
contre vents et marées - d'une certaine « actualité », cela est essen-
tiellement dû aux incidences écologiques de sa pensée utopique ;
car, en préconisant (en conservant un certain héritage « schellingien »
renvoyant directement à la philosophie de la nature du jeune
Schelling), non seulement la conciliation de l'homme avec la nature,
mais aussi l'alliance productive (« Mit-Produktivitat ») de l'homme
avec la nature, Bloch a substantiellement contribué au rapproche-
ment du marxisme et de / 'écologie politique, en postulant notamment
l'unité possible et future de l'homme et de la nature dont l'objectif
ultime sera « la naturalisation de l'homme et l'humanisation de la
nature ».
Tout en s'inspirant de la définition schellingienne de la nature
comme processualité et fermentation constante, Bloch s'efforce de
mettre en évidence les images chiffrées à la fois utopiques et réelles
de cette nature en mouvement qui est en même temps un mouve-
ment vers un but. « L'inquiétude », affirme Bloch, « est dialectique,
elle ne cesse de renverser les figures dans lesquelles elle s'exprime,
elle ne peut faire autrement que de contredire ce qui est devenu
parce qu'il n'a pas encore abouti, n'a pas encore réussi. Le noyau
qui entraîne l'évolution est donc bel et bien la subjectivité, celle qui
propulse d'une façon qu'on ne peut ignorer l'histoire humaine, qui
la met en mouvement et oriente ce mouvement vers une tentative
d'être-pour-soi. Mais il ne reste pas moins que lui répond, même s'il
demeure par la force des choses hypothétique, un noyau subjectif
dans la nature, désigné et interpellé depuis des siècles sous le nom
g
de natura naturans [...]. S'il existe une dialectique dans la nature,
c'est qu'elle est elle aussi un processus, un champ tout particulière-
ment irrésolu et inachevé. Le mouvement dialectique est en tant que
XIII

tel celui du Nouveau : par une contradiction immanente du sujet il


ne cesse de faire surgir du Nouveau, aucune des formes déjà
acquises du sujet ne le déterminant et ne le qualifiant définitivement
et adéquatement. C'est pourquoi la philosophie de la nature ne
cesse de reposer la même question insistante : y a-t-il - correspondant
au sujet travaillant qui est le producteur de l'histoire - un sujet de la
nature dans lequel on pourrait voir l'élément moteur de la dialec-
tique naturelle ? Il est clair que ce sujet n'est pas seulement ajouté
à la nature par la pensée ; il ne se manifeste pas aussi nettement que
le sujet de l'histoire, mais c'est lui qui se cherche et se donne à
entendre à travers les relations dialectiques du sujet et de l'objet
dans la nature. Il est réellement la tête du Sphinx en train de se
dresser ; c'est du reste qu'il n'est pas constatable dans le quantum
mécanique mais seulement dans la dialectique de la nature. » 14
Et ainsi se dessine chez Bloch (qui n'hésite pas à se référer à ce propos
à Paracelse ou à l'Adam Kadmon de la Kabbale) « une nature qui
désigne, sous forme de chiffre, précisément par ses figures qualita-
tives, un Humanum non encore manifeste [...] dont toute figure
cristalline n'offre encore qu'un modèle par trop clair et statique,
sûrement pas l'élucidation ni la solution » 15 .
Comme Ernst Bloch l'a souligné, entre autres, dans sa célèbre
conférence faite, à l'occasion du cent cinquantième anniversaire de
la naissance de Karl Marx, au théâtre municipal de Trêves, la ville
natale de l'auteur du « Capital », le 18 mai 1968, cet « humanum »,
ce « vrai humanisme a pour corollaire ce "paradoxe pour tous les
empiristes" qui s'appelle "l'utopie concrète". Il s'agit d'un
« fondement de l'utopique dans le concret-ouvert de la matière de
l'histoire, dans la nature-matière elle-même ; en tant que possible
objectif-réel qui entoure le réel existant d'une énorme latence, en
attribuant la vraie potentialité du monde à la puissance de l'espé-
rance humaine. En ce sens précis, souligne Bloch, « / 'utopie concrète
implique, dans le matérialisme dialectique, le "novum" d'un maté-
14. Emst Bloch, Experimentum Mundi (Question, catégories de l'élaboration,
praxis), trad. G. Raulet, Payot, Paris, 1981, p. 209-210.
15. Op.cit., p. 214.
XIV

rialisme utopico-dialectique, afin qu'il ne ferme pas, contre toutes


les promesses données, les perspectives du but. C'est un champ
assez large qui est habité par la matière en tant qu'être-en-possibilité
et en tant que potentialité en gestation envers de nouveaux modes
d'être tendant vers la "naturalisation de l'homme" et "l'humanisation
de la nature", comme le note Marx, dans les Manuscrits économico-
philosophiques de 1844, au sujet des buts lointains. » 16
Dans le présent ouvrage nous nous efforçons de décrire et d'ex-
plorer le topos utopique de cet Humanum biochien dont l'utopie
naturelle n'est qu'une de ses composantes, en mettant en évidence
jusqu'à quel point il est vraiment aussi constitutif pour une pensée
messianico-utopique très orientée vers / 'expérimentation du monde,
vers l'horizon du « Nouveau » et vers une praxis à la fois humaniste
et révolutionnaire, ayant pour but la construction d'une société qui
mettra fin à toutes les formes d'oppression où « l'homme n'est
qu'un être méprisé, exploité et humilié » et qui s'identifiera à
l'avènement du Royaume de la Liberté fondée sur la vraie
démocratie^1. « Prométhée, - c'est avec ces paroles qu'Ernst Bloch
avait conclu son discours de Trêves - disait le jeune Marx, c'est le
saint le plus noble dans le calendrier philosophique ; ce qu'il voulait
dire, c'est qu'il ne serait plus cloué encore une fois au rocher ou à la
croix ; au contraire : quod erit demonstrandum, ce qui devra être
prouvé. » 1 8

Amo Munster
Paris, le 13 janvier 2009.

16. Emst Bloch, Karl Marx, aufrechter Gang, konkrete Utopie, in, du même
auteur, Ober Karl Marx, Francfort, Suhrkamp, 1968; Cf. aussi : Amo Munster,
L'utopie concrète d'Ernst Bloch, Une biographie, Kimé, Paris, 2001, p. 24-25.
17. Cf. Emst Bloch, Le Principe Espérance, t. III (Les images-souhaits de l'instant
exaucé), trad. F. Wuilmart, Gallimard, Paris, 1991, p. 560.
18. Emst Bloch, Ober Karl Marx, p. 177; Amo Munster, L'utopie concrète
d'Ernst Bloch, p. 25.
Figures de l'utopie
dans la pensée
d'Ernst Bloch
INTRODUCTION

En nous mettant inlassablement en garde contre une pensée


se servant de clichés, Adorno a souligné, dans un article écrit
à l'occasion du soixantième aniversaire de Herbert Marcuse,
qu'une pensée vraie se caractérise par sa capacité de « se renou-
veler en permanence dans l'expérience de son objet qui est
pourtant déterminé par lui-même.1 »
Une conséquence de cet état de fait est, toujours d'après
Adorno qu'aucune pensée philosophique de valeur ne se laisse
facilement résumer et qu'elle n'accepte pas la distinction scien-
tifique courante entre « procès » et « résultat2 » (qui, pour
Hegel, n'étaient que les manifestations d'un même moment.)
Aucune autre formule ne serait mieux apte à caractériser
l'essence de l'œuvre d'un penseur comme Emst Bloch que cette
constatation d*Adorno; car aucun autre penseur allemand du
XX e siècle a, apparemment, placé si radicalement sa pensée
sous le signe du « devenir », de la « processualité » (qui ne
connaît que des phases de réalisation (et de manifestation)
inachevées) et de la critique permanente d'un univers (dominé
par la réification) en se réclamant constamment d'une vérité
autre que celle de l'idéologie dominante et en renouvelant
constamment sa légitimité et ses postulats au nom de
l'espérance d'un but qui, en tant que totum (de cette
métaphysique) mobilisera constamment toutes les images et
figures de l'utopie.
Même si Adomo, en écrivant ces lignes, ne visait pas directe-
ment Bloch - auquel il reprocha d'ailleurs « l'obsession de
concevoir l'imaginaire comme un étant » voire « l'étant comme
8 Figures de l'utopie dans la pensée d'Ernst Bloch

imagination » ainsi qu'un « réductionnisme » s'exprimant dans


la « manie de rattacher partout aux phénomènes de l'incons-
cient des « intentions symboliques3 » (Symbolintentionen),
il saisit, avec ces réflexions, presque malgré lui un trait caracté-
ristique de la pensée d'Emst Bloch en soulignant l'importance
d'une pensée philosophique qui raisonne « par intermittances »
et qui admet même d'être « troublé » par qc. qui est extérieur
à sa pensée 4 .

« Une pensée emphatique de ce genre », dit Adomo, « exige


beaucoup de « courage5 » dans le sens d'une résistance contre
la pensée préétablie. Ernst Bloch a - comme Herbert Marcuse,
comme Walter Benjamin, comme Adomo lui-même — dès
ses premiers écrits (qui sont encore marqués par l'héritage du
néoAcantisme6 et de la philosophie vitaliste) manifesté ce courage
en faisant preuve, d'une manière exemplaire et originale, de
cette « liberté de pensée » dont Friedrich Nietzsche était le
représentant par excellence à la fin du siècle dernier et dont se
réclame aussi Adomo lorsqu'il s'insurge contre l*hybris de
« l'idéalisme qui a tendance à déformer ce qui est propre à la
pensée philosophique7 » en prétendant que la vérité soit iden-
tique à sa vérité, à sa solution des apories philosophiques et
lorsqu'il va jusqu'à nous peindre l'image utopique du triomphe
final de cette liberté de pensée qui sera un jour « vraie là où
elle sera libérée de la malédiction du travail et où elle pourra se
reposer dans son objet. 8 »
Prédestiné par l'époque, par sa formation intellectuelle à ce
tournant significatif et spectaculaire qu'opère la pensée alle-
mande, sans pouvoir nier l'héritage d'un Nietzsche, d'un Kier-
kegaard, d'un Schopenhauer ou de l'omni-présente école néo-
kantienne de Heidelbeig et de Marbourg, Emst Bloch a incon-
testablement réussi à ériger, pour ainsi dire, son hérésie — sa
triple hérésie contre le néo-kantisme, le positivisme et le néo-
hégélianisme — en système, mais à la nuance près que le
système hégélien s'y trouve conservé/aboli (aufgehoben) en
« système ouvert » ' , non clos (préférant la dynamisation ex-
pressioniste des catégories spatio-temporelles aux détermina-
tions causales du logicisme), et en devenant même, après sa
« conversion » au marxisme, de nouveau « hérétique » — cette
fois-ci à l'égard du marxisme vulgaire et de l'orthodoxie stali-
nienne.
En brisant délibérément le cadre conceptuel de la philo-
sophie de « l'a-priori de la conscience » (se limitant à la « We-
Introduction 9

sensschau »/ - intuition essentialiste - déterminée, selon Hus-


serl, par la « conscience pure »), en perçant l'horizon de la
connaissance en vue d'y faire émerger les anticipations utopi-
q u e s , en renversant même les prémisses théoriques de la théorie
de la connaissance kantienne par la mise en cause du tabou
kantien de la « chose-en-soi » (se trouvant au-delà d'une limite
absolue qui n'est plus scrutable par notre appareil de percep-
tion), Emst Bloch a incontestablement contribué à la genèse
d'une pensée qui préfère la spatialisation, le saut dans l'imagi-
naire, voire le « rêver-en-avant » sur le parcours d'une imagina-
tion libre (mais pleine de potentialités non encore découvertes)
à la réflexion philosophique raisonnant dans des termes de
« l'être à la finitude », de « données (objectives) de la cons-
cience » ou, tout simplement, de déterminations logiques cau-
sales. Méfiant à l'égard de tous les courants irrationalistes10 de
la philosophie et de la psychologie moderne (de Klages, de
Spengler, de Bâumler, de C.G. Jung et de tous les autres apolo-
gistes philosophico-intellectuels du nazisme), Emst Bloch n'a
cependant pas hésité à lancer simultanément son propre défi
à l'égard de l'ultra-rationalisme moderne d'obédience néo-
cartésienne et néo-kantienne, en défendant l'héritage de cer-
tains courants mystico-révolutionnaires11 (en rupture théolo-
gico-politique ouverte contre l'aristotélicisme de la scolastique
et sa légitimation du système féodal) contre un rationalisme
« froid », calculateur et ultra-scientifique qui semble être prêt
à sacrifier le sujet, avec toute sa richesse d'âme, ses capacités
d'aimer et de rêver en avant, de rêver des « épures d'un monde
meilleur » — au discours et à la pratique d'une raison insti-
tuante, planifiante et pseudo-humaniste voulant exterminer
même les germes d'une transcendance imaginaire-utopique qui,
pour Bloch, est primordiale voire la condition préalable d'un
possible essor de « l'obscur de l'instant vécu » (du sujet) vers
un «r devenir-autre-en-possibilité >,a.

Force est cependant de constater que « l'obscur du moment


vécu » biochien n'a pas le moindre lien de parenté avec l'hu-
meur (« Stimmung ») heideggerienne qui s'identifie à un « état
confus, stagnant et déprimé de l'existence, de l'être-dans-le-
monde se manifestant comme un fardeau » ; car, à l'inverse de
Heidegger, pour qui il ne s'agit que de la conceptualisation d'un
sentiment diffus de la grisaille quotidienne guère différent de
l'état de dépression et du désespoir, Ernst Bloch considère
« l'obscur du moment vécu » comme un état préliminaire du
10 Figures de l'utopie dans la pensée d'Ernst Bloch

rêve éveillé où l'on décèle déjà la trace des futurs « images


souhaits » 1 3 .
Ce qui caractérise en effet la pensée biochienne — comme sa
méthode et la langue qui la véhicule — c'est — Adorno l'a bien
observé dans son essai consacré aux « Traces » — cette « volonté
de transpercer le bloc que le sens commun intercale d'habitude
entre la conscience et la chose-en-soi. La consécration de cette
limite est même mis [par Bloch] sur le compte de l'idéologie
comme expression de la résignation de la société bourgeoise
devant le monde réifié qu'elle a créé, devant son monde, le
monde de la marchandise.14 »

Nul doute que cette articulation profonde de la pensée


d'Emst Bloch avec la dimension du « dépassement » soit aussi,
« silencieusement », comme le remarque à juste titre Adomo 1 5 ,
héritière de la critique de Kant par Hegel culminant dans l'affir-
mation que le seul fait de poser des limites impliquerait déjà
le dépassement. Mais les racines de cette pensée arrachant si
violemment les bornes de la théorie de la connaissance kantien-
ne sont apparemment trop profondes et trop multiples pour
qu'elles puissent être réduites à ce seul aspect.
Constatons d'abord que, malgré la « démolition » du système
épistémologique kantien, déjà timidement entamée lors de la
rédaction de la Thèse sur Rickert (en 1908), Emst Bloch ne
met pas radicalement en cause le concept même de système,
mais seulement — nous l'avons déjà dit plus haut — celui de
système clos, fermé, achevé. En tant que théoricien d'un « sys-
tème ouvert », Bloch ose se rebeller ouvertement, tout en véné-
rant Hegel en tant que.maître de la dialectique, contre le « pan-
logicisme » de ce dernier sans cependant vouloir rejoindre direc-
tement Kierkegaard dans l'opposition catégorique d'une « sub-
jectivité de l'intériorité » (non médiatisée avec l'extériorité du
monde objectif du réel) à l'objectivité hégélienne de la subjec-
tivité (de l'esprit) médiatisée.
Mais -en définissant toutes les manifestations de l'esprit,
toutes les objectivations contre les formes de réflexion delà matiè-
re, la tâche traditionnelle de la philosophie, à savoir l'éclaircis-
sement des formes et des contenus de la conscience, acquiert
une signification nouvelle, comme le remarque, à juste titre,
dans ce contexte aporétique, H.H. Holz. « Elle devient réfle-
xion de la réflexion de la matière, c'est-à-dire de la forme d'exis-
tence suprême de la matière active. 1 ' » « Le matérialisme dia-
lectique et historique s'enchevêtrent; la conscience anticipante
Introduction 11

peut être fondée dans la structure tendancielle du substrat


matériel du monde » ; (et) cette « phénoménologie de la cons-
cience anticipante décrit une partie du processus matériel du
monde, au niveau de l'existence historique qui se réalise par la
réflexion. Un monisme métaphysique tout-puissant épouse la
multiplicité des phénomènes, la dialectique originaire de l'Un
et du Tout se déploie dans l'idée de l'auto-réalisation de la
matière, de la différenciation et de la qualification de l'Un vers
le Multiple - conformément à la « Dialectique de la Nature »
d'Engels dans laquelle sont intégrées toutes les traditions de la
gauche aristotélicienne.17 »
En définissant la catégorie de « possibilité réelle », le corol-
laire des images-souhaits de la conscience anticipante, en tant
que « matière dialectique », Bloch s'inspire directement de la
conception aristotélicienne de la matière définie non plus en
tant que « KOtm 70 Suvaerw » (Kata to dynaton), à savoir
comme le spécifiquement déterminé d'après le degré du possi-
ble —, mais en tant que Suvanecov1* (Dynameion), c'est-à-dire
comme « l'être-en-possibilité », donc: comme source inépui-
sable où naissent toutes les formes et figures du réel.
Il nous semble légitime de considérer la conception bio-
chienne de la matière fondée sur la « dynamis » d'Aristote
et la conception de l'étant en tant que puissance, potentialité,
processualité en permanence, dans son articulation avec les
images-souhaits de la conscience anticipante, comme la clef de
la pensée philosophique d'Ernst Bloch ; car cette pensée est insé-
parablement liée à la conception de la « processualité » (du réel,
de l'étant) qui s'appuie essentiellement sur la conception de la
« médiation » avec les multiples possibilités du présent, du passé
(non encore approprié) et, avant tout, de l'avenir. « Tout le réel
devient possible au front processuel, et tout ce qui est partiel-
lement déterminé est possible, comme détermination non
complète ou non (encore) achevée.19 » Ce qui caractérise la
totalisation de ce concept de la « matière dialectique » dans la
philosophie biochienne, c'est qu'elle s'applique en tant que
substrat réel d'un étant en potentialité (puissance) conformé-
ment à 1' « omne possibile exigit existere » de Leibniz, aussi
bien à la physis qu'à l'esprit, à la nature qu'à l'histoire et à
l'ontologie.
« Anthropologie et philosophie de l'histoire, donc la doc-
trine de l'humain, et philosophie de la nature, à savoir la doc-
trine de la matière, y sont inséparablement enchevêtrées. Il n'y
a pas de philosophie de la nature sans rapport à l'homme et à
12 Figures de l'utopie dans la pensée d'Ernst Bloch

son histoire, pas de philosophie de l'histoire sans fondement


dans la nature matérielle, pas d'ontologie... sans détermination
qualitative de la matière d'où peut naître l'intentionalité hu-
maine. 20 »

L'ontologie du non-encore-étre que Bloch nous propose dans


le « Principe Espérance » est précisément construite sur cette
hypothèse de l'existence, dans l'étant, d'un nombre infini de
potentialités non encore découvertes, de déterminations du
« possible » non encore réalisées dans la matière qui constitue-
raient le champ d'horizon de la conscience, de la vie et de la
praxis humaines. Et si la perspective de cette ontologie est
justement l'inverse de celle de « l'être ontique » de Heidegger
(sombrant dans la « Stimmung11 » et destiné à la fînitude et
à la mort), elle fonde son originalité, — certes, suspecte aux
yeux des partisans de l'existentialisme ontique — sur l'hypo-
thèse de l'existence d'un lien dialectique permanent entre les
affects d'attente (modes psychiques du « non-encore »), l'uto-
pie et la praxis.

La médiation entre ces trois instances est primordialement


assurée selon Emst Bloch, par cette irrésistible puissance de
l'imaginaire (qui est le propre de l'anticipation des images
utopiques dans la conscience anticipante) capable de se trans-
former, dans l'espérance des individus et des classes opprimées,
en une puissance tendancielle intervenant dans le champ de la
praxis historique. Dans la mesure où ces images ne sont pas
des « images de consolation » (Trostbilder) ni de contempla-
tion, mais anticipations d'un but salutaire (dans le sens théolo-
gique, mais aussi profane, social et politique du terme...), la»
captation de ces images-tendances pour la conscience antici-
pante devrait transformer celle-ci en conscience utopique révo-
lutionnaire. Cela présuppose, en effet, un pré-concept de l'image
utopique en tant Qu'archétype ou en tant que « rêve éveillé »
du bonheur qui se distingue de l'archétype jungien par sa
définition en tant que « résidu catégoriel imaginatif-
objectif » apte à devenir, le vecteur d'un nouveau sens, d'une
nouvelle espérance utopique22. Dans la définition bio-
chienne, ces archétypes ressemblent beaucoup - à la diffé-
rence du sens que leur attribuent Jung et Klages — aux allégories
et aux symboles dont la transparence n'est pas moins l'objet de
l'effort analytique biochien que de la réflexion benjaminienne 23
consacrée à la découverte des « chiffres » et du « sens caché »
Introduction 13

de ces mêmes configurations symboliques et imaginaires.


Pour Bloch, souligne à juste titre H. H. Holz 24 , ces arché-
types ne résident pas exclusivement dans la mythologie; ils
peuvent aussi revêtir la forme de l'espérance utopique millé-
naire, - celle de « l'omnia sint communia » de Thomas More
(qui était une forte puissance stimulatrice dans la révolte des
paysans allemands du X V I é siècle - attisée, sur le plan théolo-
gico-politique, par Thomas Mûnzer —2S) ou, dans le domaine de
la musique, le motif de la trompette dans le « Fidélio » de
Beethoven annonçant la libération de Florestan et la victoire
populaire sur la tyrannie1*...
En soulignant ainsi la signification de la dimension du rêve
anticipateur, de l'utopie, des images-souhait et des archétypes
qui les engendrent, pour le « Principe Espérance » (travaillant
patiemment, dans le cadre des médiations partielles du « possi-
ble », à la transformation, à la ré-humanisation du monde),
Bloch ne peut, bien entendu, aucunement sacrifier dans la
dialectique qu'il nous propose, le concret-réel à une abstraction
imaginaire voire une praxis utopico-imaginaire qui survole
seulement le réel comme un flux d'images des rêves d'un monde
meilleur qui traverse, à des intervalles irréguliers, la conscience
« éveillée », sans déboucher pourtant sur une pratique concrète ;
il rejoint plutôt Gramsci27 dans la conviction que le marxisme
en tant que pratique d'une philosophie matérialiste doit, pour
être efficace, absolument être traduit dans la situation concrète
de l'histoire, non pas schématiquement, mais dans une unité
dialectique processuelle de la théorie et de la pratique. Cette
unité dialectique ne serait rien d'autre qu'un « acte critique »
se déployant dans les diverses étapes concrètes de la praxis
critique, impliquant, à la fin de ce processus, la conquête du
pouvoir économique et étatique par une nouvelle force hégémo-
nique constituée par le « bloc historique » du prolétariat, de
l'intelligentsia révolutionnaire et l'avant-garde politique 1 '.
Bloch semble être-fasciné — autant que Gramsci — par la
« dynamique se manifestant dans l'interaction permanente de la
philosophie marxiste avec la réalité sociale, et il développe cet
aspect, sans pourtant se réclamer expressément de l'œuvre de
l'éminent théoricien marxiste italien, dans le sens de l'esquisse
théorique d'une « dialectique » se manifestant à plusieurs
niveaux (« mehrschichtige Dialektik ») qui entend réviser, ou
plutôt « rectifier » la définition marxiste-orthodoxe du rap-
port théorie-praxis dans le sens précis que la vraie praxis (mar-
14 Figures de l'utopie dans la pensée d'Ernst Bloch

xiste) d'aujourd'hui devrait déjà être structurée d'après l'anti-


cipation du but utopique lointain (« Fernziel » ) î 9 .
Les buts proches (« Nahziele ») de cette nouvelle pratique
(qui ne peut être qu'humaniste et révolutionnaire) doivent déjà
contenir, ne serait-ce que d'une manière imparfaite et fragmen-
taire, affirme Bloch, les germes utopiques du but lointain, si
la praxis ne doit pas courir le danger de devenir elle aussi,
mécaniste, dogmatique, inefficace ou pervertie.

Le défi lancé ainsi par Emst Bloch contre le marxisme vul-


gaire, le pragmatisme social-démocrate et le stalinisme impli-
que aussi, outre la mise en cause d'un nouveau fétichisme
d'Etat dérivé du néo-hégelianisme de Lassalle et du « léninis-
me » pétrifié de Staline, la découverte d'une nouvelle dimen-
sion sociologique à laquelle cette nouvelle dialectique (mar-
xiste) d'une théorie-praxis rénovée et « dynamisée » déviait
être appliquée : la quotidienneté.
En effet, Emst Bloch a été le premier philosophe marxiste
de notre siècle qui, dans les « Traces » (1930) 30 aussi bien que
dans «Héritage de ce Temps» (1935) 31 , a souligné - bien
avant la découverte de la même dimension par Henri Lefeb-
vre 32 , en France — l'impact de la conscience quotidienne des
masses, sous le capitalisme moderne, pour l'analyse concrète
d'une situation économico-politique concrète dont le marxis-
me - qui était politiquement représenté par les deux partis
de gauche dominants en Allemagne (à l'époque de la Républi-
que de Weimar), le parti communiste allemand (KP.D.) et le
- S.P.D. — aurait eu absolument besoin pour affronter, si possi-
ble ensemble, le danger de la peste brune. Faire une telle analyse
concrète, signifie, d'après Bloch, tenir compte des phénomènes
de la « non-contemporanéité 33 » (dissimultanéité) (« Ungleich-
zeitigkeit ») se réflétant dans cette même conscience quoti-
dienne des masses; assumer, dans la perspective d'une instru-
mentalisation pour les objectifs politiques et culturels du mar-
xisme, toutes les contradictions de cette dissimultanéité afin de
tenter la sursomption / conservation(l'Aufhebung) dialectique de
tout ce qui y est arriéré et rétrograde d'apparence (sans l'être
peut-être vraiment, dans le fond) et dialectiser, si possible,
tous ces aspects d'un héritage culturel diffus afin de pouvoir
créer ainsi les possibilités réelles pour gagner les couches sociales
caractéristiques de ce phénomène, ainsi que la grande masse
de la population des villes et des campagnes à la cause du
socialisme: d'un socialisme ne se présentant plus comme une
Introduction 15

science dominée par des statistiques, des calculs économiques


et des chiffres, mais comme une véritable alternative au quoti-
dien du capitalisme impliquant le resouvenir et le droit à l'uto-
pie du bonheur et une véritable émancipation créant des rap-
ports autres — de solidarité et de fraternité fondée sur une nou-
velle éthique — entre les hommes et les femmes. Ce travail de
dialectisation des contradictions implique même, d'après Bloch,
un effort tendant à rationaliser au maximum l'irrationnel 34 , à
savoir les multiples strates de l'irrationnel que l'idéologie con-
servatrice, et, de prime abord, le nazisme, a su si habilement
mobiliser et utiliser à ses propres fins de propagande alors que la
propagande marxiste — incapable, dans les années 20 et 30, en
Allemagne, de saisir le sens profond et la dimension réelle de la
conscience des masses, malgré sa théorie scientifique omnipré-
sente dans les manuels de formation du parti allemand
(K.P.D.) - , aurait pu, si elle avait gardé le sens de la dialectique
en accord avec un élan certain et un sens de la tactique poli-
tique, s'en servir pour conquérir la conscience des larges mas-
ses35 .
Certes, il est légitime d'adresser à Emst Bloch le reproche
d'avoir, avec la formulation d'un tel théorème, volontairement
ou involontairement « minimisé » l'ampleur de la « misère
allemande » dont la principale caractéristique est précisément
(avec le fanatisme protestant de l'ordre, du travail et de la
discipline) ce penchant vers l'irrationnel - constante plus ou
moins inguérissable du comportement de la grande masse des
Allemands à travers les siècles (surtout au cours du XIXe et du
XXe siècle!) selon Georges Lukacs: celui-ci, dans la « Des-
truction de la raison » 3 ( , a fait, pour ainsi dire, l'inventaire
des porte-paroles intellectuels et philosophiques de cet irra-
tionnalisme en Allemagne, depuis 1800 jusqu'à Klages, Jung,
Spengler, Bâumler, Krieck et Rosenberg. Mais serait-ce vraiment
nager à contre-courant que d'accorder à Emst Bloch (qui
contribue cependant substantiellement à démasquer les ten-
dances pro-fascistes des mêmes auteurs qu'évoque Lukacs pour
cette apogée de la pensée irrationnaliste en Allemagne, dans la
première moitié du XX e siècle) le droit d'analyser profondé-
ment un aspect qui a été complètement négligé par la plupart
des sociologues, politologues et philosophes qui se sont consa-
crés à l'analyse du phénomène du fascisme (y compris Lukacs) ?
Au moins devrait-on admettre que Bloch apporte des preuves
irréfutables à l'appui de ses thèses et que le débat sur la techni-
que démagogique « populaire » du fascisme (nazisme) et sur les
16 Figures de l'utopie dans la pensée d'Ernst Bloch

erreurs de la gauche face à ce phénomène a été considérable-


ment enrichi par ses réflexions sur la « Ungleichzeitigkeit3 7 »
et leun incidences socio-politiques-idéologiques. Presque qua-
rante ans après la première parution d ' « Héritage de ce temps »,
Emst Bloch a voulu développer davantage l'aspect praxéolo-
gique de sa philosophie de la théorie-praxis en publiant « Expe-
rimentum Mundi » 3 8 — ouvrage presque exclusivement consacré
& la problématique de la médiation au sein de cette nouvelle
conception de la dialectique matérialiste.
Evoquant la thèse beiyaminienne de la présence d'éléments
du futur dans le passé et de leur possible (et nécessaire) dialec-
tisation, il dit :
< Il reste que seul un marxiste est en mesure, en médiant la théorie
et la pratique, d'entretenir avec le premier plan temporel un rapport
qui se heurte plus à un brouillage insurmontable, même s'il est bien
sûr encore très loin de venir à bout de la proximité: il trouve seule-
ment dans le marxisme les présupposés qui lui permettent de se
familiariser avec cette énigme métaphysique tout à fait essentielle
et de la maîtriser. A ses yeux le premier plan immédiat se trouve
du moins relié avec le passé et le futur dans un même processus;
largement médié avec eux, il ne lui apparaît plus comme actualité
aveugle mais comme une tranche connaissable de l'histoire: comme
le front présent de l'histoire. C'est pourquoi Marx - grice à une prise
de parti qui est léfléchie et non occultée, ou du moins ignorée, comme
c'est le cas chez les historiens bourgeois — est en mesure de porter
sur le « Dix-huit Brumaire de Louis Bonaparte » et sur les luttes de
classes en France un regard nettement moins brouillé. A l'opposé, le
désarroi qui est celui du bourgeois contemplatif lonqu'il tente de
comprendre le présent immédiat qui l'entoure a toujours été on ne
peut plus manifeste. Les bévues commises par des historiens bour-
geois par ailleurs fort sagaces au cours ou à propos des deux guerres
mondiales ne proviennent pas seulement, en ce sens, des effets cor-
rupteurs de leun intérêt de classe « nationaliste » et si ces raisons ont
assurément joué, les carences générâtes qui affectent toute vision
contemplative lorsqu'elle se porte, par intérêt de classe, sur les évé-
nements immédiats sont bien plus décisives. Précisément, parce que
l'historien bourgeois, fort de sa foi (ou de sa superstition) dans le
caractère soi-disant impartial de la pure contemplation, de l'obser-
vation, succombe à la contamination de l'espace mixte. Et cette
situation vient conforter sans aucun doute la complaisante myopie
des vues idéologiques qui brouillent toujours l'intérêt effectif, actuel,
de la classe dominante et en favorisent l'occultation... C'est pourquoi
seule une rotation par leregardopérée de façon non contemplative est
en mesure de supprimer ou du moins d'atténuer le brouillage propre
à l'espace contaminé, elle seule cesse d'être aliénée à ce qui est deve-
Introduction 17

nu, sans se donner l'apparence d'une objectivité plus grande à mesure


que son objet s'éloigne, qu'il s'identifie à un moment écoulé dans le
temps et que s'accroît la distance qui le sépare dufluxdes événements
actuels. Seule cette démarche non contemplative, à la fois léftexive
et partisane dans l'objectivation, parvient à ne pas sacrifier le sujet en
même temps qu'elle surmonte l'obscurité de l'instant qui se vit, à ne
pas sacrifier au dépassement de l'intériorité obscure de l'en-soi l'acti-
vité et la vitalité qui en jaillissent et qui reconnaissent comme leur ce
qui se passe sur le front du présent le (dus actuel.39 »
Selon Bloch, le « diffus indifférent de l'espace « contaminé »
(schâdlich) ne peut donc être surmonté que par l'essor du regard
non-contemplatif au-dessus de la surface de l'action, au-dessus
de la factualité propre, et simultanément à ce mouvement,
l'intériorité du sujet étant « en soi » devrait être médiatisée avec
l'intervention active du sujet au « front du temps ». L'empi-
risme positiviste de lliistoricisme bourgeois est ainsi aussi radi-
calement réfuté que la théorie du reflet du matérialisme vulgaire
dont le principal défaut est, comme Marx l'avait déjà montré
dans sa première « Thèse sur Feuerbach », que « l'objet, la
réalité, la sensualité est exclusivement analysé sous la forme de
l'objet et de la contemplation, et non pas sous la forme de
l'activité humaine, sensuelle et subjective, en tant que pra-
xis » 4 0 .
Ernst Bloch a, pensons-nous, entre autres, le grand mérite
d'avoir éneigiquement souligné, par le recours aux thèses du
jeune Marx, qu'il est absolument nécessaire, pour le renou-
veau d'un matérialisme dialectique qui entend reprendre à son
compte les contenus d'avenir et d'horizon, « de ne pas se désin-
téresser de la subjectivité, mais de n'ignorer non plus la sphère
du matériel en la traitant mécaniquement, comme un « bloc » 41
(Klotzmaterie).
« Toute matière », dit-il dans « Experimentum Mundi », qui
n'est pas pour le facteur subjectif un substrat et une aide est
une matière inerte, un bloc inanimé, une extériorité morte.
Aussi la matière doit-elle être abordée sur le front de l'histoire
en termes non mécanistes — non comme caput mortuum. Par
ce front de l'histoire nous entendons la présence du facteur
subjectif dans toute sa profondeur, son inquiétude réfléchie.42 »

Dans un entretien avec Fritz Vilmar consacré aux « problè-


mes non résolus de la théorie socialiste », Emst Bloch dit que
la philosophie utopique devrait intervenir, dans un premier
temps, précisément à l'horizon de cette dimension « frontique »,
18 Figures de l'utopie dans la pensée d'Ernst Bloch

« en conservant des vestiges de la civilisation humaine du passé


ce qui en est toujours valable et en le transformant dans le
« possible réel utopique » de l'avenir. 43 » L'imagination utopi-
que peut aussi saisir les hommes qui n'ont atteint qu'un degré
superficiel de saturation, d'une insatisfaction énorme qui serait
capable de déclencher ce processus. Bloch souligne que cette
attitude « existentielle-révolutionnaire » des hommes doit
nécessairement devenir une attitude politique au fur et à mesure
que l'imagination socialiste leur enseigne que leur misère exis-
tentielle est principalement due au fait qu'ils vivent dans un
monde capitaliste qui ne leur offre pas la chance objective de
concrétiser les possibilités objectives de la liberté 44 . Mais, de
toute façon, il ne suffirait pas de leur ouvrir les yeux sur les
possibilités d'accomplissement et de réalisation; car il faudrait
« leur apprendre en même temps quelles sont les forces poli-
tiques, économiques et sociales objectives qui les empêchent
de devenir eux-mêmes.41 »
Dissipons tout de suite un malentendu: en formulant le
postulat de la souhaitable convergence du saut imaginaire
subjectif contre l'aliénation et de la révolte contre les condi-
tions économico-politiques objectives qui maintiennent les
hommes dans la servitude, Bloch n'entend pas substituer com-
plètement au socialisme scientifique un socialisme « existentiel
utopique ». Ce qu'il vise c'est plutôt l'interaction permanente
entre la sphère de la production et de la reproduction (idéolo-
gique) et de ce qui se manifeste, dans la tension dialectique
latence-tendance, comme un « invariant » d'une « vie et d'un
monde meilleur » dans l'avenir 46 . L'imagination utopique
telle qu'elle est définie par Emst Bloch se réfère toujours à
l'horizon d'un réel-étant dans sa qualité prospective.

« Là où l'horizon prospectif est le point de mire .permanent,


le réel apparaît tel qu'il est in concreto: tissu de processus
dialectiques se déroulant dans un monde inachevé, dans un
monde qui ne serait pas transformable sans cet immense avenir
que constitue la possibilité réelle en lui. 47 »

Prospective, possibilité réelle et utopie concrète sont donc


médiatisées, dans cette pensée, par le couple conceptuel « la-
tence/ tendance » dans un processus en progression permanente
et d'adéquation ouverte.
A la lumière du renouveau du matérialisme dialectique par le
biais de ces catégories, le marxisme devient une « doctrine
Introduction 19

scientifique des tendances », une science de la recherche systé-


matique des possibilités d'avenir du réel dont le « point d'Archi-
mède » est — comme Bloch le dit très clairement dans le chapi-
tre sur les « 11 Thèses de Marx sur Feuerbach » dans le tome I
du « Principe Espérance » 4 t , de ne plus articuler le savoir exclu-
sivement avec l'analyse du passé, mais avec l'avenir. Avec cette
orientation explicite du savoir vers l'avenir, vers les potentialités
d'avenir de l'étant, impliquant un refus catégorique du « là n
rjy rirai » d'Aristote, Bloch est en mesure de définir le marxisme
en tant que « nouvelle science des tendances » :
« Seul l'horizon de l'avenir dans lequel s'installe le marxisme
et pour lequel l'horizon du passé n'est qu'une antichambre,
confère à la réalité sa dimension réelle.49 »
Est-il encore nécessaire de souligner à quel point cette redéfi-
nition du marxisme, par Ernst Bloch, en tant que « science de
l'avenir du réel-étant plus les possibilités objectives réelles en
lui 50 » — qui ne doit pas être confondue avec la « futurologie »,
dans le sens courant du terme ! - est importante voire substan-
tielle pour la sauvegarde de l'authenticité de la pensée de Karl
Marx — devant le fond historique d'une dégénérescence tragique
du marxisme à l'Est en une science de légitimation de la dicta-
ture bureaucratique des partis dits « ouvriers » sur le prolétariat
et la population tout entière ?
Dans ce contexte, Emst Bloch pose une série de questions qui
méritent un examen critique et attentif :
1° Contre quelles formes de dégénérescence de sa doctrine Marx
ne s'est-il pas suffisamment protégé lui-même, par avance51 ?
2° Quels ont été les facteurs objectifs du « blocage » du marxis-
me en tant que praxis théorique (historique) qui sont respon-
sables du fait que la « téléologie du but d'humanisation du
monde (implicitement présente dans le marxisme) » n'a pas
pu se déployer, pratiquement nulle part dans le « socialisme
réellement existant » " ?
3 e Pourquoi le « second acte » - celui du resouvenir de l'héri-
tage utopique — n'^-t-il jamais succédé, jusqu'à maintenant,
au premier acte : celui de la révolution des rapports économi-
ques*3 ?
Bien entendu, Emst Bloch pose ces questions dans une
perspective complètement différente à celle des « nou-
veaux philosophes » qui ont tendance à exploiter l'exis-
tence de certaines lacunes ou contradictions dans la pensée
20 Figures de l'utopie dans la pensée d'Ernst Bloch

de Karl Marx (ou plutôt du marxisme après Marx) dans le sens


d'une mise en cause — démagogique — de la substance émanci-
patrice de la pensée de Marx dont l'image est grossièrement
déformée en architecte potentiel des Goulags. Car, à l'inverse
d'un Bernard Henry-Lévy ou d'un André Glucksmann, Bloch -
à qui les écrits du jeune Marx ont fourni la clef de sa propre
conception de la nature et pour ce qui pourrait être une nou-
velle anthropologie marxiste sous le signe de l'humanisation
de la nature et de la résurrection de la nature dans l'homme
(libéré des chaînes de l'aliénation capitaliste) — sait très bien
faire la distinction entre contradiction partielle, intention réelle
et interprétation fausse et abusive de l'œuvre de Marx (et sur-
tout du concept de « dictature du prolétariat ») de la part de
ceux qui ont voulu transformer la doctrine de Marx en un
système clos, répressif et autoritaire qui est celui du marxisme
d'Etat centralisé de type stalinien.
L'expérience historique de la prolifération de cette nouvelle
forme de pouvoir post-capitaliste fondé sur un capitalisme
d'Etat extrêmement centralisé révèle, dit Bloch, un déficit
significatif dans la réflexion et la discussion du concept de
« dictature de prolétariat » dans le siècle d'après Marx
— déficit s'expiimant avant tout dans le manque d'une ana-
lyse précise des concepts de démocratie, de dictature et d'Etat
dans le marxisme post-marxien, alors que ce problème n'a pas
pu être analysé dans toute sa profondeur par les pères-fonda-
teurs du socialisme scientifique.
Cest la raison principale pour laquelle, d'après Emst JBloch,
les prémisses d'une critique radicale de l'Etat — qui, en France,
avait une certaine tradition anarchiste et anarcho-syndicaliste -
à savoir la question : « Comment puisse sauver l'individu du
molochisme d'Etat dans /'après-capitalisme (qui n'est cependant
pas encore forcément le communisme) dans la phase de la
« dictature du prolétariat 4 » - n'ont pas été assez sérieuse-
ment analysées par les théoriciens marxistes de la première
moitié du XX® siècle (à l'exception peut-être de Rosa Luxem-
burg) - un fait qui a substantiellement contribué à la perte
de la notion de « liberté individuelle » dans les pays dominés
par le marxisme soviétique qui a aussi, selon Emst Bloch, le
tort de passer sous silence le souvenir de la prise de la Bastille
(avec ce qu'elle contient comme pathos de liberté et d'éman-
cipation des opprimés) et de censurer, pour ainsi dire, la mé-
moire collective des utopies libertaires.
Un autre vecteur de ce déficit du marxisme officiel des pays
Introduction 21

du « socialisme réellement existant » apparaît d'après Emst


Bloch, dans le manque de prise en considération, par le marxis-
me dogmatique, du droit naturel de gauche (linkes Naturrecht)
pour la concrétisation de l'idée de la libertés s.
Si Emst Bloch souligne avec autant de fermeté et d'enthou-
siasme les traditions progressistes du droit naturel et leur impact
sur les utopies libertaires de type humaniste et socialiste, il
n'ignore pas pour autant qu'il y avait aussi, pendant le XIXe
et au début du XX e siècle, des tentatives de légitimation de la
raison d'Etat de droite par le recours au droit naturel. (Le
fascisme allemand, par exemple, s'est servi du droit naturel pour
légitimer son régime de terreur, et la théologie du catholicisme
officiel du Vatican en a fait une sorte de pierre angulaire de son
éthique fondée sur les conceptions du droit naturel de la scolas-
tique du Moyen Age.) C'est en attaquant cette récupération du
droit naturel par les forces conserva tri ces-traditionnalistes et
en le réclamant pour la philosophie du marxisme et du socia-
lisme utopique, qu'Emst Bloch entreprend, dans « Droit Natu-
rel et Dignité Humaine » (1961 ; Payot, 1976) la reconstruction
de l'historique du lien secret qui unissait pendant plusieurs
siècles les conceptions du droit naturel (lesquelles dévelop-
paient déjà, comme par exemple Grotius et Thomasius, le
concept du droit naturel à la résistance contre la tyrannie et
le pouvoir étatique) aux utopies de l'émancipation56.
Pour Emst Bloch, la reconstruction de cette tradition oubliée
est une tâche primordiale contribuant à sauver la vraie image
du socialisme qui, selon lui, ne devrait dans aucun cas renoncer,
malgré toutes les tentatives monistes et totalitaires, à se récla-
mer de l'héritage glorieux de 1789 sans lequel la mise en route
de l'étape historique suivante (celle du socialisme) n'aurait
aucun fondement 5 7 .
Au sein même du « camp socialiste », Emst Bloch a été
fréquemment - surtout entre 1956 et 1960 - , l'objet de dures
attaques de la part des théoriciens dogmatiques et staliniens
qui, comme O.R. Gropp 58 (professeur de philosophie à Leipzig
et membre du S.E.D.), reprochaient à Emst Bloch l'articulation
d'une pensée matérialiste avec une pensée mystico-religieuse
« en contradiction totale avec le socialisme scientifique » (!)
D est indéniable qu'il existe, chez Ernst Bloch — comme le
souligne, entre autres, Leszek Kolakowski —, « un assez grand
intérêt pour les traditions hermétiques de l'occultisme, pour
la gnose et pour d'autres formes d'une religiosité non-codifïée,
non dogmatique s'inspirant souvent des légendes mystiques de
22 Figures de l'utopie dans la pensée d'Ernst Bloch

l'est» 5 9 , mais aussi des hérésies chrétiennes du XV® et du


XVI e siècle qui se rébellaient simultanément contre la hiérar-
chie ecclésiastique et contre l'ordre féodal 60 . Dénoncer cet
intérêt réel d'Emst Bloch pour la théologie et les croyances
religieuses des opprimés (qui peuvent aussi être les premiers
éléments annonciateurs de « l'athéisme dans le christianisme »)
comme signes d'une apologie illicite du religieux (en tant que
support d'une idéologie conservatrice) comme le fait par exem-
ple le marxisme officiel de la R.D.A., nous semble, de ce fait,
grossièrement injuste et erroné. Car, tout en se réclamant de
ces traditions hérétiques, par exemple du « millénarisme » de
Joaquin de Fiore, comme des traditions de la mystique juive
et protestante, Bloch ne renonce absolument pas à son athéis-
me, à sa volonté de « dé-théocratiser » " , d'anthropologiser
et d'humaniser le phénomène du religieux en général.
Ce qui stimule l'actualisation de la pensée chrétienne héré-
tique et mystico-eschatologique par Emst Bloch, ce n'est pas
la réception de la religion en tant que mythe statique et apolo-
gétique, mais son messianisme eschatologique humain (contes-
tataire et révolutionnaire). La lecture critique de la Bible par
Emst Bloch ne vise donc aucunement la dé-mythologisation
de la religion, dans le sens de Rudolf Bultmann, mais plutôt
le réveil de la conscience eschatologique du monde allant de
pair avec la dé-théocratisation de la foi. Cest prioritairement
cette attitude-là qui motive par exemple sa défense rigou-
reuse de Job — accusateur désespéré d'un Dieu incompré-
hensible décidant arbitrairement du sort des hommes. « Athé-
isme dans le christianisme » a donc, chez Emst Bloch, la signi-
fication très précise d'un parti pris pour ce cri de désespoir
de Job dans le sens d'un messianisme eschatologique révolu-
tionnaire 61 .
Les apories philosophiques résultant de cet attachement
d'Emst Bloch à l'idée eschatologique du « Royaume », à la
pensée apocalyptique du messianisme juif et du millénarisme
chrétien et à la métaphysique d'un destin salutaire du monde,
comme aux perspectives de l'anthropologie marxienne, ont
déjà été brillamment analysés par Rudi Dutschke 63 dans un
article consacré au « Thomas Muntzer — théologien de la
Révolution » de Bloch. En faisant allusion à cet enchevêtre-
ment de deux traditions radicalement différentes (métaphysico-
religjeuse et matérialiste) dans la pensée biochienne, Dutschke
y constate, entre autres:
« Dans la pensée d'Emst Bloch alternent toujours deux types
Introduction 23

de révolution : une vision politico-économique et une autre de


type religieux-métaphysique. Mais quelle est cette dernière ?
Ne transgresse-t-elle pas la conception matérialiste de l'histoire,
n'est-elle pas — automatiquement — soupçonnée d'idéalisme ?
Ou bien Bloch pense-t-il à la « révolution dans la Révolution,
la révolution culturelle, pendant indispensable de la révolution
économico-politique ? 64 »
Certes, Bloch semble parfois s'éloigner de la conception
matérialiste « classique » du marxisme — si l'on compare par
exemple la position biochienne à celle de K. Korsch ou de
Gramsci - là où l'aspect proprement dit théologico-spéculatif
de la philosophie biochienne de l'histoire prime la dimension
matérialiste à tel point que l'espace du « Royaume de la Li-
berté » conçu par Emst Bloch rayonne très souvent à la lumière
d'un messianisme utopique dont la dimension ne peut plus être
élucidée par les catégories d'une conception exclusivement
matérialiste.
Mais si Emst Bloch peut constamment et impunément opérer
cette transgression, cela est avant tout possible parce que le
concept de la matière sociologique du marxisme n'est plus
capable de saisir la totalité des dimensions de la société dans
toute sa profondeur. En faisant ainsi, à l'aide des concepts
empruntés à la métaphysique, à la religion, une percée dans
cet espace d'une dialectique multi-dimensionnelle, la philo-
sophie matérialiste de l'histoire reçoit, pour ainsi dire, une
énorme « charge » utopico-religieuse supplémentaire comme
conséquence de l'introduction de la dimension religieuse-utopi-
que de l'avenir et de l'espérance. Cette charge est si grande, si
présente qu'elle menace de briser les limites de l'approche maté-
rialiste — non-spéculative —, concentrée sur l'analyse des con-
tradictions socio-économiques.

Nous sommes bien contraints de retourner vers l'œuvre du jeune


Marx afin de découvrir le lien et les articulations de cette version
spécifique de la philôsophie de l'histoire avec la méthode dialec-
tique-matérialiste d'exploration des possibilités objectives du
progrès historique. Et ceci nous renverra immédiatement aux
« Manuscrits économico-philosophiques » de 1844 où le jeune
Marx, citant Schelling et certains aspects de la philosophie de la
nature (mystique/théosophique) de Franz von Baader formule
la vision anthropologique de la « résurrection de la nature » hu-
maine au telos de l'histoire où la « naturalisation de l'homme »
coïnciderait nécessairement avec « l'humanisation de la nature »6 s.
24 Figures de l'utopie dans la pensée d'Ernst Bloch

Bien que l'évolution philosophique de Maix ait culminé dans


la définition dialectique-matérialiste des catégories de l'écono-
mie politique et l'exploration scientifique de la logique de
l'essence du « Capital », il est indéniable que dans les écrits de
1844 les catégories de l'économie apparaissent déjà sous la
forme conceptuelle de la production et de la reproduction de la
vie humaine et sont donc instrumentalisées pour une < repré-
sentation ontologique » de l'être social sur une base matéria-
liste, comme l'a remarqué, à juste titre, Georges Lukacs".
Même là où ces catégories n'émergent que dans un contexte
purement économique — elles ont bien la valeur et la fonction
de « formes de l'être » et de « déterminations de l'existant »,
ce qui transcende et dépasse leur simple définition — restric-
tive — en tant que catégories économiques. C'est précisément
dans le contexte et dans l'horizon d'une telle rectification de la
problématique ontologique marxienne par Georges Lukacs67
que l'oeuvre et la dialectique blochiennes trouvent leur place
d'honneur dans la mesure où le matérialisme dialectique atteint
- avec le « Principe Espérance » - la plus grande distance pos-
sible par rapport au marxisme (matérialisme) vulgaire tout en
se renouvelant constamment par cet agrandissement de l'aspect
ontologique et utopique dans la pensée de Marx, en contra-
diction absolue avec les tendances philosophico-idéologiques
du marxisme dogmatique et du stalinisme.
Mais, alors que chez Marx68 la dimension ontologique est
soumise à l'aspect du métabolisme des forces naturelles de
l'homme avec les formes d'objectivation des forces productrices
(au fur et à mesure qu'il considère ce métabolisme comme la
base naturelle de la reproduction de la vie humaine et de
l'existence humaine en général, indépendamment des formes
d'organisation sociale) l'ontologie biochienne se développe et se
définit plutôt, comme nous l'avons déjà indiqué plus haut, sous
le primat de la théorie de la connaissance et des concepts
« d'utopie », « d'anticipation » et de « praxis ».

« L'utopie se fraie son chemin », dit Bloch explicitement


dans le « Principe Espérance », à la fois par la volonté du sujet
comme dans la tendance-latence du monde processuel derrière
l'ontologie éclatée (zersprungene Ontologie) d'un être-là préten-
dument achevé 69 .
La volonté transformatrice du sujet en tant que praxis et
action tend donc, selon E. Bloch, à nier l'ontologie même, et
- selon Bahr - « action et ontologie s'enchevêtrent et se
Introduction 25

prédéterminent mutuellement « afin d'éviter la réification de


l'utopie » 7 0 . « Ontologie et utopie ont tendance à s'abolir
( a u f h e b e n ) mutuellement, chez Emst Bloch, dans leur réali-
sation; car, autrement sans cette « Aufhebung », l'ontologie
ne serait que la justification des rapports de domination exis-
tants. Leur réalisation est leur suppression et leur suppression
est celle des rapports de domination qui constituent une ten-
dance en tant que contrainte. 71 »
Nous avons déjà fait allusion, plus haut, au grand travail de
critique idéologique que comporte l'œuvre d'Emst Bloch non
seulement dans sa dimension proprement sociologique — dans
le cadre de son analyse de la genèse des mentalités fascistes
et des causes de la montée du nazisme 72 et de la défaite de la
gauche allemande sous la République de Weimar —, mais aussi
dans le cadre de sa tentative de sauver des traditions oubliées,
refoulées (non seulement progressistes, porteuses de l'Aufklâ-
rung, mais aussi d'ordre mystico-religieuses) pour la re-vitali-
sation, le renouveau d'un marxisme non dogmatique.
Jûrgen Habermas a été le premier à constater, à ce propos,
qu'Emst Bloch se limiterait volontairement, dans son effort
de « sauvegarder dans sa critique de l'idéologie, la tradition de
l'objet de sa critique », au déchiffrement (des symboles et des
allégories) du mythe et de la religion, de la littérature et de la
musique. 73 »
Et, en comparant sa méthode dialectique à celle de Feuer-
bach (qui procède plutôt à une critique idéologique anhisto-
rique), Habermas rend expressément hommage à Emst Bloch
d'avoir tenté systématiquement de forger partout lui-même les
dimensions de l'utopie, de sauvegarder leurs images pour les
générations futures et de sauver les VTaies idées qui sommeillent
dans les idéologies afin de pouvoir « sauver au sein de la fausse
conscience la vraie » 7 4 . Et Habermas continue :
« Jusqu'ici toute grande civilisation est la manifestation d'une léussite,
pour autant qu'elle pouvait s'édifier dans des images et des pensées
à la hauteur des vues de l'époque. « Même la critique de la religion
que Marx résume dans ses Thèses sur Feuerbach reçoit ainsi rétrospec-
tivement son sens. Dieu est mort, mais son lieu lui a survécu; l'espace
dans lequel l'humanité a imaginé Dieu et les dieux subsiste en quel-
que sorte, après l'écroulement de ces hypostases, comme un espace
vide ; les « sondages » qu'on y fait, c'est-à-dire ceux qu'entreprend
l'athéisme enfin conçu, révèlent les grandes lignes d'un règne futur
de la liberté.
26 Figures de l'utopie dans la pensée d'Ernst Bloch

L' « excédent culturel », la vérité encore chiffrée dans les mytholo-


gèmes, Bloch les arrache à l'économisme d'un Marx ajusté au maté-
rialisme dialectique, en faisant un clin d'ail à Leibniz qui de son côté
transposait un thème de Locke :rienn'est dans la superstructure qui
ne soit aussi dans la base, si ce n'est la superstructure elle-même. Une
orthodoxie à la Salomon, ici comme partout. Mais il ne s'agit pourtant
pas, comme il pourrait le sembler d'un recul de Marx vers Hegel. S
la comparaison est permise, la phénoménologie de l'espérance ne pour-
suit pas, comme celle de l'esprit, les figures révolues de cehii-ci. Pour
Bloch, les figures de l'esprit tirent au contraire l'objectivité de leur
apparence de la « valeur d'expérimentation » d'une nouveauté proje-
tée à l'avance. Jusqu'ici la philosophie n'a pas éventé son incognito,
la possibilité objective d'un règne de la liberté : « Ce fut finalement
toujours la chape que l'anamnése platonicienne pose sur l'Eros ouvert
à la dialectique qui a enfermé jusqu'ici la philosophie, Hegel compris,
dans l'esprit de la contemplation et de la tradition. Dans l'esprit
de la tradition - parce qu'elle travestit l'avenir en passé depuis lon-
temps révolu ; dans l'esprit de la contemplation — parce qu'une genèse
projetée de cette manière de son terme encore à venir dans son com-
mencement réserve illusoirement à lareproductionthéorique ce qui
ne devrait être accompli que par une pratique responsable et après
une préparation critique75.
Parce que les travaux et les recherches philosophiques d'Emst
Bloch sont marqués par cette grande concentration sur la pro-
blématique de la superstructure, les représentants du marxisme
orthodoxe ont souvent reproché à Ernst Bloch d'avoir ainsi
« mutilé Marx de sa dimension économico-politique. Dans ce
reproche se reflète apparemment le fait que la réception tradi-
tionnelle de l'œuvre de Marx — dans la première moitié du XXe
siècle — a été marquée, jusqu'à la découverte des écrits du jeune
Marx par Rjazanov en 1932, par une interprétation de l'œuvre
de Karl Marx qui considérait la forme-marchandise et la forme
de la valeur76 (liée à l'échange du travail salarial avec les formes
objectivées du processus de travail capitaliste) comme les caté-
gories principales de son œuvre économique et philosophique
- ce qui amenait un grand nombre de chercheurs et de spécia-
listes à limiter leurs recherches à cet aspect. Par contre, la
réception de l'œuvre de Karl Marx par Ernst Bloch est profon-
dément caractérisée par l'effort visant à libérer la réception
des analyses marxiennes des mains des économistes, de cette
fixation sur la problématique exclusivement économique ou
plutôt économico-politique, et de concentrer les recherches
marxistes de l'avenir plutôt sur la substance philosophique de
l'œuvre de Marx ainsi que sur l'analyse dialectique des phéno-
mènes super-structurels.
Introduction 27

Mais cela n'entraîne dans aucun cas comme conséquence que


Bloch ignorerait la dimension de l'aliénation que Marx a décou-
vert, par le renversement de la dialectique de l'idéalisme objec-
tif hégélien, dans la forme du travail salarial des producteurs à
l'époque de l'industrie capitaliste moderne, — comme le démon-
tre, entre autres le commentaire à la XI e Thèse de Marx sur
Feuerbach dans le Tome I du « Principe Espérance » où Bloch
dit expressément :
« Le point d'Archimède (pour l'histoire) est dans le marxisme
l'homme travaillant. Les divers modes sociaux de la satisfaction
des besoins, 1' « ensemble des rapports sociaux » tel qu'il a
remplacé l'abstraction humaine de Feuerbach, le processus
social d'échanges avec la nature elle-même : tout cela fut recon-
nu comme étant la seule base réelle et pertinente, sur le plan
de l'histoire et de la culture. Base qui était en même temps
matérielle et dont le caractère matériel était bien plus accusé
que celui des processus atomistiques invisibles; et c'est parce
que cette base était matérielle, parce qu'elle était historique-
ment déterminante qu'elle n'occultait pas les phénomènes et
les caractéristiques historiques. Au contraire elle les éclairait
pour la première fois de sa lumière authentique qui découvrait
par la même occasion le point d'appui d'archimède, c'est-à-dire
la relation des hommes avec la nature. 77 »
Ce que Bloch essaie de faire émerger tout au long de son iti-
néraire à travers les utopies et les idéologies du passé, c'est
cette poussée tendancielle vers un avenir meilleur, fermentant
dans un monde processuel ouvert, inachevé et gros de qualités
utopiques non encore manifestées — qui, afin de pouvoir se
réaliser, a constamment besoin de la convergence des intentions
projectives de la volonté subjective avec les tendances objec-
tives de la matière (utopique).
Force est cependant de constater que, pour Bloch, cette
croyance dans l'avenir utopique, — cette espérance — ne signi-
fie nullement confiance aveugle dans le sort, dans la fatalité
dont l'équivalent métaphysique est la foi religieuse diffuse dans
un au-delà meilleur; car il oppose, en tant qu' « athée-reli-
gieux », à cette dimension d'un au-delà dans la métaphysique
de l'espérance des religions et de l'église, une orientation vers
le réel-existant dans la perception lucide de toutes ses contradic-
tions économico-politiques, sociales et super-structurelles.
L'espérance, dans sa liaison étroite à un savoir et une analyse
marxiste médiatisée par les contradictions des déterminants
économico-politiques, doit ainsi devenir une puissance révolu-
28 Figures de l'utopie dans la pensée d'Ernst Bloch

tionnaire (dans le plein sens du matérialisme philosophique de


l'histoire), — une puissance portant « sur ses ailes » l'idée du
bonheur et permettant, comme il est dit à la fin des réflexions
biochiennes relatives aux « XI Thèses de Marx sur Feuerbach »,
le « changement du monde en foyer » 7S (Heimat).
Ainsi Bloch déchire-t-il le voile nébuleux de la métaphysique
pour poser un signe constructif à l'espérance.
Comme le concept de « matière », le concept de « l'espé-
rance » est donc, dans la pensée d'Ernst Bloch, l'objet d'un
élargissement quasi « cosmologique «-universel dans la mesure
où il est défini comme un principe transcendant les limites de
la conscience subjective, transformant dans sa mouvance les
multiples formes et horizons de l'étant qui sont définis, eux,
comme des formes et des entéléchies d'une matière utopique
en processualité, laquelle selon Bloch, est la condition préala-
ble sine qua non de l'apparition du « nouveau » (novum) et
de l'articulation du « nouveau positif » avec les « lumières de
l'utopie ».

En soulignant en même temps l'importance de l'acte pure-


ment subjectif-mystique de la projection du moi désirant,
tendu vers un « être-autre » meilleur dans un monde de l'ac-
complissement, du possible, du devenir-vrai de l'idée de l'espé-
rance, cette philosophie de l'espérance, qui se situe exacte-
ment au point de croisement entre l'horizon d'attente psychi-
que du moi désirant (brisant le cercle de « l'obscur du moment
vécu ») avec l'espérance marxienne fondée sur l'analyse maté-
rialiste-dialectique concrète des données du réel, ne peut donc
absolument pas être confondue avec la futurologie moderne
(se limitant aux pronostics des possibilités technologiques
futures) ; puisque l'horizon biochien des représentations et des
réalisations de l'espérance utopique s'articule exactement avec
les dimensions du futur dans la matière, à savoir les tendances
immanentes de l'étant à la réalisation d'un monde meilleur,
plus humain.
Mais ce serait profondément méconnaître le sens de la
philosophie biochienne si on la réduisait, seulement à cause
de la présence de cet élément mystique, à la signification d'une
philosophie marxiste de la religion et Bloch lui-même à un
prophète mystique errant dans le champ du marxisme sans y
avoir vraiment une « patrie. »
Car, il y a, au centre de cette pensée à maints égards « héré-
tique » et « synchrétique », une philosophie de la praxis arti-
Introduction 29

culée avec une « ontologie du non-encore-étre » qui considère


comme indispensable que les « catégories de la réalisation », à
savoir les catégories « front », « novum » et « utopie » aient
une incidence directe sur le champ de la pratique. Le noyau
métaphysique de la philosophie biochienne a donc un coro-
laire direct avec une praxis transformatrice, avec une option sur
le « principe créateur », le principe « jeunesse » et le principe
« aurore » ; et l'articulation de cette philosophie de la praxis
avec les motifs de rébellion d'une religiosité hérétique et mys-
tique ne peut que renforcer sa dynamique (Sueajuf) transcen-
dante.
« Le lendemain est vivant dans le présent de ce jour; on tend toujours
vers lui. Les visages qui regardaient en direction de l'utopie étaient
toujours différents à chaque époque, autant que ce qu'ils entendaient
y reconnaître dans le détail, d'un cas à l'autre. 0 y existe pourtant
une parenté générale avec la direction qui est toujours la même,
même là où le but est caché; elle apparaît comme la seule invariante
de l'histoire.
Bonheur, liberté, désaliénation, Age d'or, pays de cocagne, l'étemel
féminin, le signal de trompette du « Fidélio » et la christologie du
jour de la Résurrection : ce sont autant d'images et de témoins divers,
tous évoqués autour de ce qui paiie pour soi-même en se taisant D
faut que la direction de cet intelligible (à la fois matériel et logique)
soit invariante; c'est perceptible à chaque endroit où l'espérance
se manifeste et essaie dis s'y reconnaître. 0 n'y a pas le moindre doute
qu'une espérance non éclaircie, mal dirigée nous amène facilement à
la dérive, car l'horizon vrai ne s'étend pas au-delà de la connaissance
des réalités, mais précisément cette connaissance, si elle est marxiste
et non mécaniciste, révèle la vraie nature « horizontique » de la réalité
et l'espérance informée comme la réalité qui lui correspond. Le but
reste encore caché, le « pourquoi » de la volonté et die l'espérance
n'est pas encore trouvé. Dans le moment actif de l'existant, la lumière
de son « objectivité » (Washeit; quodditas), de son essence, de son
contenu intentionnel ne s'est pas encore épanouie, et, cependant,
le « nunc stans » du moment de « propulsion », de la poussée (en
avant)rempliede son contenu, occupe clairement - utopiquement -
le devant de la scène. « Terminus », dit Abélard, cereprésentantsi
inquiet de la scolastique, « est Illa civitas, ubi non prevenit rem desi-
darium nec desiderio minus est praemium. » Le but est la commu-
nauté où la nostalgie (le désir) n'anticipe plus sur l'objectif envisagé,
et où l'accomplissement est moins grand que le désir.79 »

Aid.
Paris, le 7 janvier 1984
AVERTISSEMENT

Compte tenu du bit que l'auteur a déjà conotai un ouvrage destiné exclunve-
ment à l'ouvre de feuneae d'Emit Bloch - Cf. à ce propoi notre livre : « Utopi
JUMMBMII und ApokdyptetonFràhwerk von Emit Bloch », Francfort, Suhr
kamp, 1982 - , la dimension et lei (paries de < L'etprlt de l'utopie » (1918/23) ne
•ont que tris périphériquement abanlés danf cette étude consaaée pmque exclu-
sivement à t'ouvre de maturité. Seuil le* chapitiei VII et VIII font encore allusion
à cette première période, uni être pour autant la traduction littérale des chapitres
respectifs de l'ouvrage précédent

AJ4.

Le texte du chapitre 6 « Le messianisme Juif dans la peuée d'Emit Bloch > est
identique i celui de mon article publié, soui le- même titre, dans la revue « Archiva
det Science/ Sodalei det Religioni », Pari», 1982; celui du chapitre VIII « Emst
Blodi et Walter Benjamin: éléments d'analyre d'une amitié difficOe » était destiné
à la publication dans le n° 69-70 de la revue t L'Homme et la Société » (1983).
« Une esthétique de l'anticipation » (ch. VI) a été écrite pour le n° 9 de la « Revue
Esthétique » (Privât, Toulouse, 1984Xn0 spécial: Adomo).
Nous remercions les directeurs responsables des revues pour l'autorisation de
reproduction.
CHAPITRE PREMIER

ERNST BLOCH DANS LE SIECLE:


LA CRITIQUE DU VTTALISME ET DU NEO-KANTISME

Dans son étude sur le « Messianisme juif et les utopies liber-


taires en Europe Centrale (1905-1923) » ' , Michael Lôwy classe
Emst Bloch - avec Emst Tôlier et Georges Lukacs — dans le
groupe des «juifs assimilés, athées-religieux, anarcho-bolchévi-
ques » dont le messianisme reste, selon lui, profondément
marqué par l'enchevêtrement des sources juives (la Bible, la
Cabale, le Hassidisme) et chrétiennes (l'Evangile, notamment
l'Apocalypse selon saint Jean ; les courants hérétiques et millé-
naristes : les cathares, les Albigeois, les anabaptistes, les Hussites,
Thomas Mûnzer, etc.), dont la tradition constitue « l'histoire
souterraine de la révolution » et dont la dimension messianique
resurgirait aujourd'hui à nouveau, dans la lutte contre « la peur,
l'Etat, l'incroyance .
Même si le concept de groupe doit être utilisé avec une
extrême prudence, dans la mesure où, à notre avis, il ne permet
pas de rendre compte de la totalité d'une œuvre littéraire et phi-
losophique qui est avant tout le reflet du travail de synthèse d'un
individu dans un contexte biographique et socio-historique précis,
cette classification nous apporte une première caractérisation
tout à fait juste et précieuse de l'œuvre de Bloch. Celle-ci prend
naissance en effet à un moment déterminé de l'histoire de la pen-
sée occidentale, marquée par une forte poussée du judaïsme uto-
pique, par la prédominance de la philosophie vitaliste (G. Simmel,
W. Dilthey, H. Bergson) en même temps que par les combats
théoriques du (néo)kantisme et l'élan d'un marxisme accélérant
beaucoup sa percée par les événements de Russie et l'écroule-
ment des derniers empires monarchiques en Europe centrale.
32 Figures de l'utopie dans la pensée d'Ernst Bloch

Notre première tâche sera donc d'analyser les conditions


spécifiques de la genèse de la pensée d'Ernst Bloch en vue d'une
tentative de reconstruction du cheminement intellectuel,
politique et philosophique d'un penseur dont l'œuvre et la vie
couvrent pratiquement un siècle de l'histoire de la philosophie
moderne.
Les toutes premières tentatives d'Ernst Bloch de formuler
et de systématiser sa pensée remontent aux dernières années
de lycée du philosophe. Cest à l'âge de 16 ans qu'il étudie,
à la Bibliothèque Royale du château de Mannheim, les pre-
miers écrits de Kant et l'esthétique de Hegel. Un an plus tard,
il rédige son premier essai philosophique, « De l'essence de la
puissance » (Uber die Kraft und ihr Wesen)3, qui contient déjà,
sous une forme embryonnaire, l'idée centrale de sa pensée
future, à savoir, l'identification de la « chose-en-soi » à « l'ima-
gination objective ». Bien que la tentative de définition du
domaine de 1' « imagination objective » soit encore limitée à
la nature, à l'histoire (négligeant le moment de la subjectivité
créatrice si important pour son futur système philosophique),
nous y trouvons déjà la marque d'une certaine volonté de
l'auteur de rompre avec les schémas conceptuels du néokan-
tisme et de mettre l'accent sur le concept — hérité d'Aristote —
de « dynamis » et d'energeia dans l'analyse dialectique de la
processualité de l'histoire et de la nature.
« La philosophie de la puissance », écrit Bloch dans ce
manuscrit de 1902, «non seulement transforme toute la ma-
tière et tous les éléments en énergie comme les sciences de la
nature, interprète non seulement la « chose-en-soi » comme
volonté énergétique générale qui a manqué sa vocation et
tourne sans but éternellement dans le même cercle, mais elle
pose, en outre, que l'essence du monde est l'esprit gai et l'élan
créateur » 4 . Avec cette nouvelle définition de l'essence de
l'objet de notre connaissance, le jeune Bloch ne se contente
pas de défier l'énergétisme de l'époque (dont Ostmann était un
des représentants les plus éminents en Allemagne) qui poussa
l'extension des prémisses des sciences physiques dans le domai-
ne de la philosophie si loin qu'il prétendit pouvoir subsumer
la conscience sous le concept général de l'éneigie : la théorie de
la créativité, immanente au processus de l'être. On voit ici
émeiger la conception du monde en tant qu' « expérience
permanente », « laboratoire du salut commun » et l'interpré-
tation du monde en tant que question permanente, et « incons-
tructible », parce que liée dans son « objectivité » à un sujet
Emst Bloch dans le siècle 33

qui n'a pas encore trouvé son attribut (S + P). Remarquons


ici que ce « pas encore » trouvera plus tard une place impor-
tante dans le nouveau système des catégories que Bloch met
en place dans la définition d'une « ontologie du non-encore-
être », dans le « Principe Espérance »5.
La façon dont sont privilégiés, dans ce premier texte, les
concepts d'expérience, de créativité, d'essence en prenant ses
distances à l'égard d'une « psychophysique » (très en vogue à
l'époque) qui prétendait pouvoir mesurer les divers degrés des
états de conscience en « termes d'intensité » conformément aux
lois de la physique mécaniste, pose, bien entendu, la question
de savoir dans quelle mesure le jeune Bloch ne s'inspire pas
ici - d'une manière directe ou indirecte — de Bergson à l'œuvre
duquel il fait d'ailleurs parfois allusion dans ses œuvres prin-
cipales, — mais toujours d'une façon extrêmement discrète.
Certes, le jeune Bloch ne pouvait pas encore, au moment où
il rédigea ces lignes, avoir une bonne connaissance des écrits
de Henri Bergson. « L'évolution créatrice » ne parait, en tra-
duction allemande, qu'en 1912. Il est cependant probable
sinon certain que Bloch ait lu dans l'original les deux premiers
ouvrages du fondateur français de la philosophie vitaliste, à
savoir : « L'essai sur les données immédiates de la conscience »
(1889) et surtout «Matière et mémoire» (qui connut sept
rééditions depuis sa première publication, en 1898, et dont
le traducteur en allemand fut W. Windelband (professeur de
philosophie à l'université de Heidelberg avec lequel Bloch avait
des échanges épistolaires depuis l'année 1902).
Même si Bloch exprime certaines réserves à l'égard du dua-
lisme de la théorie de la connaissance de la philosophie bergson-
nienne qui établit une distinction radicale entre les deux sphères
de la réalité (la matière — soumise aux lois mécaniques de la
physique et de l'espace —, et la vie, régie et déterminée par la
durée de la conscience conçue comme un processus ininterrom-
pu d'immédiatetés liées à l'expérience intérieure de l'intuition),
il est apparemment très attiré par la place accordée dans cette
philosophie aux catégories du vécu, du devenir et de Yavenir.
Il en tentera l'approfondissement dans le sens d'une mystique
et d'une nouvelle théorie de la connaissance s'articulant sur
une dialectique entre l'intériorité et l'extériorité, tout en res-
tant sensible, à l'encontre de Bergson, aux exigences du maté-
rialisme marxiste.
Dans 1' « Essai sur les données immédiates de la conscience »
on trouve en effet trois concepts qui deviendront plus tard des
34 Figures de l'utopie dans la pensée d'Ernst Bloch

concepts-clés sinon des catégories-guides de la future dialecti-


que biochienne: les concepts de « l'avenir », du « possible » et
même celui de « l'espérance » 6 . Y apparaît aussi la notion du
rêve — dimension et phénomène de la vie psychique incons-
ciente que Bergson analysera en détail dans un autre écrit publié
en 1901 : « Le rêve ». Même si Bloch manifestera plus tard
— dans les années 20 — la volonté ferme de dépasser l'horizon
de la philosophie « vitaliste » pour s'orienter vers une théorie
de la connaissance, une ontologie et une esthétique de l'utopie
(concept absent chez Henri Bergson, Dilthey et Simmel) force
est de constater que le jeune Bloch s'est apparemment inspiré
de ces premiers leitmotivs pour jeter les fondements d'une
pensée philosophique qui intégrera, dès ses débuts, certains
éléments de la pensée beigsonienne tout en les menant vers la
synthèse à une dialectique de l'avenir puisant ses sources aussi
dans la mystique juive (la Kabbale), la pensée eschatologique
juive et millénariste chrétienne, le messianisme et l'utopie éman-
cipatrice de Marx.
Un autre texte de Bloch datant de l'année 1903 révèle aussi
à quel point le jeune philosophe conçoit le processus d'un
« non-encore » tendant vers une objectivation utopique comme
une tension dans laquelle s'expriment le désir, les émotions,
la nostalgie..., en bref, toutes les manifestations affectives, tout
en manifestant en même temps la volonté inébranlable de dépas-
ser la perspective de la nostalgie romantique tournée vers la
glorification d'un passé féérique ou nébuleux, en soulignant que
ce « désir obscur » d'une immédiateté serait chargé de la certi-
tude d'atteindre un but. Prenant comme point de départ de sa
réflexion le constat de Platon que « l'étonnement » est le début
de toute philosophie, Bloch poursuit :
« Toute interrogation tend vers une réponse, même là où il ne reste
comme résultat que le doute, on répond encore. Et même plus parti-
culièrement dans ce cas, où l'on répond que nous ne pouvons rien
connaître... L'interrogation a son corollaire affectif, qui ici permet-
trait d'éclairer ce problème sur certains points. Car la nostalgie - c'est
d'elle en effet dont il s'agit ici - , ne perd pas de vue ce dont elle est
la nostalgie, même si elle reste dans l'incertitude de ce que c'est. Mais
elle ne dit pas non plus qu'elle sait qu'elle ne pourra jamais le savoir.
Elle laisse de même la question ouverte et continue de prouver le
sentiment nostalgique. Tout en étant dans la plus totale incertitude
quant à son contenu, elle est elle-même la plus haute certitude, la
forme la plus aiguë de la conscience et du même coup, la seule marque
de la constitution honnête de l'homme. En continuant de s'interroger
et en refusant de se laisser paralyser par les apparences d'une certitude
Emst Bloch dans le siècle 35

sceptique, le questionnement peut apprendre quelque chose de lui-


même et des équivalences des affects dans la nostalgie. Tout, avant
d'être sûr, peut être incertain, et la nostalgie de quelque chose de non
encore existant (nicht Zuhandenem) est encore ce qui est le plus
certain. Oui, et elle reste, même si elle se manifeste d'une façon
accomplie, car le désiré ne se montre jamais dans sa totalité, dans
toutes ces manifestations.7 »
Bien entendu, ces concepts d' « interrogation », d ' « étonne-
ment », de « nostalgie », de « résidu » et de « tension vers un
but » qui trouveront plus tard leurs place dans l'architecture
d'un système de pensée plus complexe, n'ont qu'une signifi-
cation limitée dans l'œuvre du jeune Bloch ; ce ne sont que des
« signaux » qui indiquent vaguement la direction, le sens vers
lequel sa pensée évoluera.
Toutefois, avant d'analyser plus explicitement le passage de
ces premières interrogations philosophiques à l'élaboration d'un
système de pensée fondé sur les catégories du « devenir », de
« l'anticipation », de la « potentialité » et de « l'imagination
utopique », il reste encore à présenter brièvement, sur le plan
historique, les premières confrontations de la pensée d'Ernst
Bloch avec le courant philosophique prédominant de son épo-
que: le « néo-kantisme ».
Ce qui caractérisait les différentes tendances de la renaissance
du kantisme vers 1900 était le recours commun aux apories kan-
tiennies dans la théorie de la connaissance et la réfutation du
matérialisme dialectique et historique. Le néokantisme était
avant tout décidé à empêcher que les tendances matérialistes en
philosophie progressent et s'approprient aussi le terrain des
sciences. Prônant la nécessité d'une distinction méthodologique
totale entre la manière d'analyser les sciences exactes et les
sciences sociales, le néo-kantisme — et son prolongement théo-
rique, le néo-criticisme - , avaient tendance à considérer l'appro-
che matérialiste (marxiste) dans les sciences humaines comme
une approche « anti-scientifique ». Qu'il se soit agi là avant tout
d'une renaissance idéologique et « réductionniste » du
kantisme, cela se révéla dans le fait que cette réinterprétation
de l'œuvre de Kant négligea délibérément le côté « révolution-
naire » de l'idéalisme kantien, à savoir les implications de
l'impératif catégorique pour une nouvelle pratique et une éthi-
que tendant à dépasser l'égoïsme de l'individu en donnant un
statut égalitaire à l'exigence de « notre propre perfection »
et « du bonheur des autres » (I. Kant, « Métaphysique des
36 Figures de l'utopie dans la pensée d'Ernst Bloch

mœurs », Oeuvres, t. VI, p. 379 sq.). Mettant, au contraire,


l'accent sur le côté subjectif dans la métaphysique transcen-
dentale kantienne et sur le côté « anti-empirique » de sa théorie
de la connaissance, le néokantisme parvient à en faire un for-
malisme dans lequel un grand nombre de postulats kantiens
qui sont de première importance pour l'éthique et la praxis,
sont vidés de leur sens. Qu'il soit permis ici de rappeler l'excel-
lente critique des ambiguïtés de l'école néokantienne et de ses
conséquences politiques plutôt fatales formulée par Lucien
Goldmann dans son « Introduction à la philosophie de Kant »,
Gallimard, 1967, p. 232 sq., texte où il souligne l'importance
du « Je dois » dans la philosophie kantienne de la morale. En
affirmant que « l'éthique nous donne « une matière », « une
fin de la raison pure » qui pour l'homme est en même temps
un devoir »* de sorte que sur le plan pratique « le devoir de
l'homme est de prendre la totalité du contenu comme seule
et unique directive et d'agir comme si la réalisation de celle-
ci ne dépendait que de son action actuelle » 9 , Lucien Gol-
dmann conclut, visant manifestement les défaillances et les
déformations théorico-politiques des néo-kantiens du début
de ce siècle :
« Comment cependant l'enthousiasme pour la morale kan-
tienne dont font profession un certain nombre de professeurs
allemands peut-il se concilier avec la « Gleichschaltung » d'un
grand nombre d'entre eux aux moments décisifs de l'histoire
récente depuis 1914 ? 1 0 » C'est exactement le même reproche
qu'Emst Bloch formula à l'égard de ses professeurs de philo-
sophie, à la veille de la première guerre mondiale.
Au sein du « néo-kantisme », l'école de Marbourg compor-
tant des personnalités comme Hermann Cohen, Natorp, E. Vor-
lSnder et E. Cassirer, occupait une place significative et impor-
tante. Ce qui la caractérisait, c'était l'effort de vouloir trans-
former le kantisme en « idéalisme de la logique » en prônant
la primauté absolue de la méthodologie scientifique dans le
domaine de la philosophie et en réduisant la pensée philoso-
phique à la rationnalité pure d'opérations conceptuelles (ma-
thématisables) 11 . A l'inverse, à là différence de ce courant,
l'école néo-kantienne du sud-ouest de l'Allemagne représentée
par W. Windelband, Rickert, Emil Lask et Bauch s'efforçait de
développer une nouvelle méthodologie « sub specie ethicae »
en s'inspirant des principes kantiens dans l'impératif catégori-
que. Ce n'est plus l'étant en soi, mais « l'étant-comme-il-devrait-
être » (selon une perfectibilité éthique préconisée) qui figure au
Emst Bloch dans le siècle 37

centre des préoccupations de cette école12 (qui refuse, en outre,


le « logicisme abstrait » de l'école rivale de Marbourg).
Malgré ces divergences, les deux écoles coïncident cependant
dans l'affirmation de la nécessité d'une différenciation rigou-
reuse, du point de vue méthodologique, entre sciences natu-
relles et sciences sociales (Cf. à ce propos la distinction épisté-
mologique faite par Windelband 13 , entre les sciences « générali-
santes » et « nomothétiques » de la nature et le caractère « idéo-
graphique » des sciences humaines). C'est comme tendance
particulière au sein du « criticisme » néo-kantien que se mani-
feste, également vers 1900, l'empiriocriticisme qui, prenant
comme modèle de référence la théorie de la connaissance des
sciences physiques entendit esquisser un système de « l'expé-
rience pure » limitant le champ de la connaissance théorique à
la perception et à l'exposition des « faits purs » 1 4 .
La confrontation avec les théories de l'empiriocriticisme fait
aussi partie des « années d'apprentissage » du jeune Bloch dans
la mesure où celui-ci fréquenta, au moins pendant deux semes-
tres, au cours de ses années d'études munichoises, les cours
magistraux et le séminaire de Théodor Lipps, un des plus émi-
nents représentants de cette école en Allemagne. Or, tout en
étant pour le reste très proche des théories de « l'école du Sud-
Ouest de l'Allemagne », Lipps15 mettait l'accent sur l'impor-
tance du moment subjectif psychologique dans la connaissance ;
il exerçait aussi une assez grande influence sur les positions
théoriques de la « Denkpsychologie » (psychologie de la pensée)
dont un des principaux représentants était son disciple Oswald
Kûlpe 16 . Ce dernier qui considérait le « Cours général de psy-
chologie » (Leitfaden der Psychologie) de Lipps comme un
ouvrage de première importance pour la transgression des
limites dans lesquelles Cohen, Natorp et Cassirer avaient voulu
garder la théorie kantienne de la connaissance (en la formalisant
in extremis) a, par ses recherches, beaucoup contribué au dépas-
sement du criticisme formaliste de l'Ecole de Marbourg vers
le « réalisme critique ». Kûlpe a fondé les principaux théorèmes
et énoncés de son « réalisme critique » sur les résultats de sa
méthode psychologique-expérimentale analysant le comporte-
ment du sujet cognitif par une méthode d'auto-observation très
sophistiquée. Le résultat de ces observations ont motivé Kiilpe à
faire valoir - à la fois contre les « formalistes » de Marbourg et
contre les positivistes (Lamprecht, Mach, James et Riehl) —
l'importance du facteur psychologique individuel et des déter-
minants socio-psychologiques dans la genèse de la conscience.
38 Figures de l'utopie dans la pensée d'Ernst Bloch

La thèse qu'Emst Bloch soutient en 1908 à l'université de


Wûrzbourg et qui sera consacrée à « Rickert et le problème
de l'épistémologie moderne » (Rickert und das Problem der
modemen Erkenntnistheorie) 17 — thèse soutenue sous la
direction d'Oswald Kûlpe — révèle clairement une certaine
influence de KOlpe et de Lipps. Cette influence se manifeste
de prime abord dans le refus commun de l'approche théorique
d'Ostmann et de Driesch qui, partisans d'un positivisme oigani-
ciste, s'efforçaient de réduire la vie psychique et les formes de
la conscience à de simples reflexes de l'énergie nerveuse, puis
dans la réfutation de la vision du monde mécaniciste-détermi-
niste des sciences exactes, et enfin dans l'effort de surmonter
définitivement le mécanisme organiciste par une épistémologie
qui soulignait à nouveau la primauté du sujet et les détermi-
nants psychologico-individuels de la connaissance.
Cette identité partielle de vue ne signifiait cependant pas
que le jeune Bloch adhérait entièrement et sans réserves aux
doctrines élaborées par W. Wundt 18 et D. Kûlpe; car ces der-
niers, malgré leur « déviation » de la ligne officielle de l'école
de Marbourg et de l'école du sud-ouest de l'Allemagne — qui
s'exprimait avant tout dans la formulation d'une théorie du
rôle significatif que jouent pour la formation de la conscience
les éléments situés hors du schéma de représentation « clas-
sique » restaient cependant étroitement liés, dans la substance
de leur pensée, au kantisme.
Emst Bloch, par contre, — qui avait pourtant la plus grande
estime pour les conceptions kantiennes dans le domaine de
l'éthique et de l'esthétique — s'orientait vers une mise en cause
plus radicale du dualisme kantien dans le domaine de la théorie
de la connaissance. Il s'attaque ouvertement au relativisme
kantien s'exprimant dans la thèse que notre appareil de per-
ception ne permet de reconnaître que l'apparence des choses
dans l'espace, à cause de l'a-priori de notre capacité de repré-
sentation spatiale, mais pas les choses elles-mêmes. Récusant la
conception kantienne de la limite infranchissable qui sépare
nos possibilités de connaissance subjective de la connaissance
objective de la « chose-en-soi » (Ding an sich) (noumenon),
Bloch va effectivement jusqu'à l'affirmation (qui ne pouvait que
scandaliser tous les kantiens orthodoxes) que « la chose en soi »
de Kant est identique à « l'imagination objective » (objektive
Phantasie). Rien ne démontre mieux la manière dont Bloch
s'écarte successivement des prémisses et des postulats de l'épis-
témologie kantienne que cette attribution surprenante d'une
Emst Bloch dans le siècle 39

q u a l i t é appartenant exclusivement à l'activité du sujet connais-


sant à la dimension d'une sphère qui, pour Kant, restait, par
définition, inintelligible et hors du champ des possibilités de
connaissance du sujet.
Ce dépassement du kantisme et du néo-kantisme dans le
domaine de la théorie de la connaissance révèle aussi à quel
point le jeune Ernst Bloch a été simultanément influencé par la
philosophie de Fichte et par l'idéalisme objectif de la philoso-
phie transcendantale de Schelling. Fichte avait beaucoup
radicalisé la théorie épistémologique kantienne partant de
l'unicité du moi pur dans l'apperception transcendentale, en
considérant non seulement les synthèses des contenus (de
l'apperception transcendentale), mais les contenus même
comme produits directs de l'activité intellectuelle du sujet
connaissant. Cela l'amène à formuler le postulat de l'exis-
tence du monde dans le moi. Selon Fichte 19 , le moi est
lui-même à l'origine de l'émergence du non-moi, et la limi-
tation mutuelle du moi et du non-moi conditionnerait la nais-
sance du monde en tant que représentation (phénomène).
Ayant ainsi défini la totalité du monde de la représentation
comme déterminée par le moi, Fichte prétend pouvoir déduire
- également du moi, et du moi seul — la totalité du contenu
de ces représentations. Ce qui fascinait Bloch dans la pensée
de Fichte était la volonté manifeste de l'auteur de la « Doc-
trine des sciences » (Wissenschaftslehre) et des « Discours à
la nation allemande » de faire converger les déductions de prin-
cipes purs du droit avec l'utopie sociale. L'utopie du « Freier
Handelsstaat » de Fichte 20 est principalement fondée sur le
droit de la raison, et non, comme par exemple chez Hobbes et
Grotius, sur le « Droit naturel ». Selon Bloch, le mérite de
Fichte consiste expressément dans le fait d'avoir ainsi libéré
l'utopie rationnelle des fictions pré-historiques. « Fichte, avec
sa haine profonde de la nature, ne reconnaît aucune liberté
réalisée dans ou par la nature. L'existence dans l'ordre social
des animaux ou de l'homme primitif n'est pas arcadienne, mais
contraignante et despotique ; seule la vie sociale permet de pen-
ser la liberté. Le but élysien est envisagé, non pas comme un fait
préétabli et donné, mais - conformément à la philosophie
idéaliste » d'action « de Fichte — comme un objectif à créer,
à construire ». Certes, l'apologie de la liberté par Fichte est
historiquement liée à l'essor du capitalisme, au principe moteur
d'une société basée sur la concurrence, le libre commerce et le
libre échange, mais dans la primauté accordée par Fichte à
40 Figures de l'utopie dans la pensée d'Ernst Bloch

l'éthique dans l'action des individus, Bloch semble avoir décou-


vert une dimension proto-socialiste dans l'idéalisme d'action
fichtéen.
Par contre, pour formuler sa propre théorie de la nature et
de la matière « en processualité », c'est de Schelling que Bloch
— lecteur de Jakob Bôhme — s'inspire. Schelling31 qui, à
l'inverse de Fichte, voit l'origine de tout être dans le fond
(« Urgrund ») métaphysique de la nature et qui prétend que
les deux formes primaires de l'être, l'esprit et la nature, sont
issues de la dissolution de l'unité identitaire originelle qui
régnait dans ce « Urgrund ».
C'est la définition de la nature en tant que productivité
permanente par Schelling qui réémerge chez Ernst Bloch sous
le théorème de la co-productivité d'un sujet de la nature possi-
ble dans le travail constructeur de désaliénation utopique du
monde ; et Bloch se sert apparemment de cet aspect dynamique
et qualitatif dans la conception schellingienne de la nature pour
fonder son concept de la « nature médiatisée » (vermittelte
Natur) 22 qu'il oppose au concept de la nature maîtrisée et
jugulée chez Hegel.
Pour revenir à la critique du néo-kantisme proprement dite,
il serait erroné de penser que l'ouvrage précité d'Emst Bloch
sur Rickert (sa Thèse de Wurzbourg) se limite exclusivement
à la réfutation des approches théoriques de l'Ecole néo-kan-
tienne du sud-ouest de l'Allemagne, dans le domaine de la
théorie de la connaissance. D comporte aussi, outre l'analyse
de la genèse de la conceptualité des sciences, une critique des
thèses néo-kantiennes relatives à la philosophie de l'histoire.
Rickert 23 s'efforçait, comme Windelband24, d'analyser le
matériau historique donné en vue d'en dériver des valeurs et
des déterminations axiomatiques. Rickert lie le problème
de la connaissance de la réalité objective des faits historiques
au complexe de la connaissance individuelle (socio)-psycholo-
giquement déterminée, en rattachant le réel à la sphère de la
conscience critique, de sorte qu'il puisse formuler la thèse que
dans la genèse des concepts historiques le contenu de repré-
sentation individuelle serait identique à la valorisation indivi-
duelle et à la relation de valeur sélective. La réception (criti-
que) biochienne de ces conceptions est déjà marquée par un
certain hégélianisme ; cet hégélianisme se manifeste clairement
dans la manière dont Bloch insiste sur l'unité dialectique du
sujet et de l'objet relative à la méthode de recherche qui lui
devrait être appliquée. Si Bloch refuse, en outre, le dogme néo-
Emst Bloch dans le siècle 41

kantien de la séparation méthodologique absolue des sciences


exactes, des sciences de la civilisation et des sciences de l'his-
toire, ce n'est qu'une conséquence logique de cette critique
initiée. En instaurant ce dogme, Rickert a, selon Bloch, détruit
le « réalisme conceptuel » dans le domaine des sciences de
l'histoire.
«Cette étude inventée des sciences de la civilisation », dit Ernst
Bloch dans sa critique de Rickert, « (me) semble être moins déter-
minée par l'étude des grandes œuvres de l'histoire que par la restau-
ration des théorèmes positivistes qui émeige ici d'une façon indé-
niable. Le fait que Lask par exemple souligne à tel point l'empi-
risme sous-jacent dans la philosophie de l'histoire de Fichte ne peut
pas être expliqué par l'attitude ordinaire du néo-kantisme à ce sujet;
et que Rickert exige, outre les sciences exactes, une « science du
réel » en prenant énergiquement la défense du factuel contre toute
généralisation « étouffante », laisse supposer un certain agnosticisme...
Nous avons ainsi atteint une double vérité. Mais dans quelle mesure
le matériau se transforme-t-il par la sélection historique ? Cela reste
complètement vague et indéterminé.25 »
La critique biochienne s'applique aussi, avec non moins de
radicalité, au concept rickertien de la causalité. L'application
de ce concept n'entraînerait, d'après Bloch, par voie de consé-
quence, sur le terrain de la philosophie de l'histoire qu'un
nivellement dangereux quant à la perception et la définition
des transformations qualitatives significatives (et particulière-
ment à l'égard du « nouveau » !), et elle priverait aussi l'analyse
historique de la réflexion sur l'efficacité — éventuelle — d'objec-
tifs et de buts non encore atteints 26 .
Simultanément, Ernst Bloch annonce déjà - certes, d'une
manière extrêmement discrète —, au cours de cette critique
des thèses rickertiennes, sa future position marxiste (exprimée
publiquement pour la première fois dans son ouvrage sur
Thomas Munzer) en critiquant (prudemment) chez Rickert le
manque de réflexion fatal du « rôle des masses » dans le proces-
sus historique 27 .
Il n'est pas moins significatif que dans ce premier écrit (dont
la parution, en 1908, passa presque inaperçue dans les milieux
officiels de la philosophie allemande de l'époque) émergent déjà
un certain nombre de notions et de concepts qui deviendront
les concepts-clefs de ses futurs ouvrages qui connaîtront un
succès beaucoup plus grand, deux décennies plus tard. C'est le
cas, par exemple, du concept de « dissimultanéité », ici employé
dans le contexte de la détermination d'un ordre de valeurs
42 Figures de l'utopie dans la pensée d'Ernst Bloch

général groupant plusieurs époques historiques, concept qui,


vingt-sept ans plus tard, sera systématiquement défini et déve-
loppé dans « Héritage de ce temps » 2 8 (Erbschaft dieser Zeit).
Les concepts de « Royaume utopique » (tout à fait significatif
pour le messianisme de « L'Esprit de l'utopie ») et le terme
« espérance » subiront le même sort. Même des concepts tels
que « puissance historique » et « dépendance téléologique »
figurent déjà dans ce premier écrit d'Ernst Bloch 29 , même s'ils
n'y jouent qu'un rôle marginal.
Mais la thèse sur Rickert aborde aussi - dans sa troisième et
dernière partie —, bien que d'une manière non systématique
et fragmentaire, une problématique que Bloch ne développera
que dix ans plus tard dans « L'esprit de l'utopie ». On pourrait
citer comme exemple la thèse du caractère « énigmatique de
l'individu » que Bloch oppose, en tenant compte des critiques
formulées par Scheler contre l'épistémologie husserlienne, dans
le cadre d'une discussion du problème de « l'individuation »
dans la philosophe de l'histoire 30 .
En soulignant l'impulsion émanant de l'individu « énigmati-
que » et plein de potentialités, il met en cause l'a-priori husser-
lien de la conscience pure et annonce déjà le leitmotiv mystico-
religieux de « L'esprit de l'utopie » en définissant le sens de
cette impulsion en tant que « stimulation sur le chemin de
l'union intérieure de l'âme connaissante avec les choses du
Royaume de la nature et de la grâce (divine) ». Qui n'y recon-
naîtrait pas déjà le leitmotiv cabalistico-mystique de l'unité
contemplative du sujet (moi) avec la nature, le motif boehméen
de l'unité mystique du moi avec Dieu dans le « Ur-
grund » ? Le motif de la fusion du sujet avec la nature et le
cosme par une individuation processuelle-naturelle ? Le théorème
du « chemin de la connaissance du monde menant nécessaire-
ment vers l'intérieur » déjà prôné par Fichte 31 et Schelling?
L'idée biochienne de résoudre ainsi, en se tournant vers la
richesse, intérieure du sujet, dans un sens proche de Kierkegaard,
le problème de l'adéquation ouverte du sujet à un monde qui
est simultanément question, interrogation et processus ina-
chevé ?
« Puis l'homme », dit-il dans la thèse sur Rickert, « se définirait lui-
même comme question et le monde comme réponse et la probléma-
tique, l'énigme se résoudrait par le caractère mystérieux de toutes
les choses pressenties intérieurement. Cela entraîne comme consé-
quence qu'il existe, au lieu de l'obscurité du moment vécu, un état
du souvenir non plus conscient voire d'une mission non encore cons-
Emst Bloch dans le siècle 43

dente de la pensée philosophique capable de promouvoir l'identité


consciente (vécue) de tous ces états et de transformer l'engagement
sur les chemins cosmiques de l'intériorité en méthode destinée à
résoudre la problématique théorique.31 »
On ne peut citer les énoncés ci-dessus reproduits que comme
preuves d'une évolution constante et inéluctable du jeune
Bloch, à travers la critique du néo-kantisme, vers une nouvelle
métaphysique qui engloberait non seulement la problématique
de la vision du monde en général, mais qui serait tenue d'appro-
fondir le temps du présent vécu vers un savoir total comportant
en soi aussi bien l'obscur des premiers moments que les con-
seils de l'issue mystique vers laquelle les choses s'orientent dans
leur « processualité ».
Nul doute ne peut subsister que cette affirmation contient
déjà les germes d'un aspect important des idées et du pro-
gramme philosophique exposé par Ernst Bloch dans « L'esprit
de l'utopie » dans la mesure où elle se réfère déjà explicitement
au moment eschatologique dans sa pensée, à savoir à la concep-
tion du monde conçu en tant que processus de restauration de
l'identité perdue, restauration salutaire rendue possible par le
telos de la rédemption immanent à ce processus.
Au moment où Emst Bloch achève sa thèse sur Rickert, il
ne peut qu'esquisser vaguement l'horizon de ce nouveau systè-
me métaphysique qui culminera, dix ans plus tard, dans la
théorie de la rencontre de - soi-même » (Selbstbegegnung),
pierre de voûte de sa nouvelle « métaphysique de l'intério-
rité » 3 S , laquelle, de par son alliance étroite avec une vision du
monde eschatologique-apocalyptique profondément enracinée
dans le judaïsme, s'oppose à l'intériorité cloîtrée, complète-
ment... fermée vers l'extérieur du « pré-existentialisme » de
Kierkegaard.
A constater aussi que presque simultanément avec l'achève-
ment des «Considérations critiques sur Rickert...» 34 , Bloch
fait, dans la même année 1907, une découverte philosophique
importante : la découverte de la catégorie de « non encore ».
Comme Emst Bloch affirmait presque 60 ans plus tard, dans
la seule ébauche d'un curriculum qui existe de lui-même, il
avait d'abord conçu de concept comme une catégorie psycho-
logique définissant un « non-encore-su » exclusivement subjec-
tif; mais le corollaire avec un « non-encore-devenu » objectif
- visant l'utopie concrète — aurait déjà été vaguement envi-
sagé 35 .
C'est précisément cette catégorie qui deviendra le principal
44 Figures de l'utopie dans la pensée d'Ernst Bloch

pilier de l'Ontologie du non-encore-être sur laquelle Emst Bloch


fondera, trente ans plus tard, son système des « rêves d'un
monde meilleur » : « Le principe Espérance »3<.
Nous avons évoqué, pendant notre tentative de cerner les
premières interrogations philosophiques d'Emst Bloch, à
maintes reprises, ci-dessus, des termes tels que « imagination »,
« horizon », « activité utopique » promus au rang de concepts-
guide, de concepts-clef d'une pensée qui cherche à dépasser
constamment le cadre conceptuel du vitalisme et du (néo)
kantisme. Mais quelle est la dimension réelle de ce concept de
métaphysique utopico-religieuse que Bloch nous propose et qui
rejoindra cependant, après 1918, après la défaite de la révolu-
tion conseilliste allemande et celle de la République des Conseils
Hongrois, dans son option pour une pratique philosophique
transformatrice le marxisme ? Comment Bloch définit-il le
rapport idéologie-utopie ? Celui de l'utopie avec la conscience
anticipante et la praxis ?
CHAPITRE II

L'UTOPIE DE LA CONSCIENCE ANTICIPANTE

Topos « Utopia »

Dans une conférence1 faite à l'université de Tubingen (R.F.A.),


en 1967, devant des étudiants allemands désireux de s'initier
aux concepts élémentaires de sa philosophie de l'utopie,
E. Bloch a essayé de définir, en condensant au maximum ses
thèses exprimées dans les III tomes du « Principe Espérance »2,
dans un langage simple et compréhensible pour tous, le lieu, le
topos de l'utopie et la signification de la catégorie de l'utopie
en général.
Bloch souligne d'abord la différence fondamentale de sa
propre définition de l'utopie par rapport à celle donnée par
les philosophes de l'Antiquité, notamment Platon pour qui
l'utopie est un « topos ouranios », c'est-à-dire une catégorie
spatiale indiquant le lieu céleste où résident les idées. A la
différence des conceptions de l'utopie chez les philosophes de
l'Antiquité et aussi des philosophes de la Renaissance (Thomas
More, Campanella, Bacon), l'utopie n'est pas, de prime abord,
pour Emst Bloch, un topos géographique ou spatial, mais un
topos psychologique-, et seulement en second lieu, un topos
idéologique, politique, social, éthique, et religieux. C'est la rai-
son pour laquelle il insiste dans le chapitre introductif du
« Principe Espérance » consacré aux formes de la conscience
anticipante, sur l'importance des rêves diurnes en tant que
début de toute activité utopique3.
Ce qui caractérise le rêve diurne (Tagtraum) c'est, selon
46 Figures de l'utopie dans la pensée d'Ernst Bloch

Bloch, qu'il partage avec le rêve nocturne la caractéristique


d'être la construction imaginative de l'accomplissement d'un
désir, d'un souhait (Wunschbilder), mais qu'il maintient simulta-
nément, i la différence du rêve nocturne, le moi, l'Ego 4 . Selon
Bloch, le moi s'affirme toujours, dans les rêves diurnes, sans
exercer la moindre fonction de censure; il laisse libre cours à
l'imagination. Le rêve diume ignore l'interruption qui caractéri-
se le rêve nocturne (Cf. S. Freud, L'interprétation du rêve !).
Les rêves diurnes sont dépourvus de tout enveloppement my-
thologique et symbolique, de toutes ces images étranges et pro-
blématiques qui font l'objet de l'interprétation psychanalytique
des rêves®.
Autre distinction importante : les rêves diurnes sont orientés
vers l'avenir, à la différence du rêve nocturne qui ignore la di-
mension du temps.
Le rêve diume est-il donc le topos, le lieu des manifestations
du « wishful thinking », des utopies les plus abstraites ? A cette
interrogation Emst Bloch répond que, surtout dans les versions
politiques du « rêve diume » des constructions imaginaires
abstraites sont très souvent complètement vidées de tout con-
tenu. Bloch s'efforce de démontrer que cette activité de « rêver
en avant » (qui est le propre de l'activité des rêves diurnes) est
liée à un topos du contenu de cette activité subjective (« Ak-
tinhalt ») et à un objet de cette activité 6 . En prenant les affir-
mations d'Emst Bloch à la lettre, on est censé penser que
Bloch part de l'hypothèse de l'existence d'un « contenu d'acte »
introverti correspondant avec un objet extraverti de cette même
activité subjective onirique orientée vers la perception de
l'avenir 7 . Le rêve diume se définirait donc comme un topos
intérieur, comme le lieu de naissance du désir et de l'imagina-
tion, comme le guide des « images de souhait » (Wunschbilder)
d'un non-encore-conscient. Ces images de souhait ont la qualité
d'anticiper sur un avenir où régnerait, selon Bloch, l'utopie en
absolu.
En ce qui concerne la notion de l'A VENIR, E. Bloch fait la
distinction entre : a) l'avenir inauthentique, et b) l'avenir au-
thentique 8 . L'avenir inauthentique s'identifie à une attente
ayant, très souvent, un contenu trivial, sinon banal (c'est l'at-
tente de « ce qui va arriver », de toute façon, et dont on est
sûr).
Par contre, l'avenir authentique se caractérise, selon E. Bloch,
par la présence d'un élément excitant (ein « Exzidieiendes »),
œuvrant dans un sens permettant que les « châteaux en Espagne »
L'utopie de la conscience anticipante 47

de notre imagination présente se transforment demain en un


palais réel pour l'humanité » 9 . On ne peut cependant parler,
selon Bloch, du topos de l'avenir authentique que si l'objet des
« images de souhait » est lointain, s'il n'est pas encore présent
« hic et nunc », et si cet objet correspond à un non-encore-
étre (Noch-nicht-Sein), donc, à un novum que personne n'a
encore pu apercevoir. Mais ce novum, affirme encore Emst
Bloch, a tendance à se manifester dans la psyché là où naît
le non-encore-conscient. Pour Bloch, le non-encore-conscient
est défini comme la représentation mentale du non-encore-de-
venu dans le monde objectivé extérieur 10 . Le non-encore, ce
n'est ni le Rien ni le Néant, ni le Tout ; c'est plutôt l'élément
auxiliaire inéluctable de la réalisation du non-encore-être qui
est - est-il vraiment nécessaire de le souligner ? — fondamenta-
lement différent du non-être, du « nihil » ou de « l'être-vers-la-
mort » heideggerien. Le non-encore pourrait donc être défini
comme un état dialectique signifiant en même temps avoir et
non-avoir, comme dans l'Eros platonicien. « Eros », rappelle
Bloch dans la conférence citée, « est l'enfant de poros et de
penia, de la richesse et de la pauvreté 1 . Il y a donc un man-
que, et ce qui nous empêche systématiquement d'atteindre,
d'accaparer ce non-encore-être, c'est la dimension inauthenti-
que de l'avenir qui est l'étant. Le rapport dialectique d'inter-
action du topos de l'avenir authentique et du topos de l'avenir
inauthentique est caractérisé, d'après Bloch, par le fait que le
topos inauthentique de l'avenir interfère toujours sous la
forme de l'anamnesis platonicienne, où tout savoir, n'est,
comme le dit Platon dans le « Menon » 1 2 , que remémoration
des idées étemelles déjà perçues avant notre naissance, donc:
régression inavouée. Devant ce constat, la question qui nous
intéresse le plus est de savoir comment et pourquoi ce topos
utopique est possible. D'après Emst Bloch, l'affirmation de
l'existence de ce topos se justifierait par le fait que le monde
tel qu'il est, ne serait pas un système clos, un processus achevé,
bloqué et toujours condamné, comme le disent Nietzsche et le
vieux Blanqui, à « l'étemel retour du même » 1 3 , mais qu'il a
un horizon ouvert et est plein de « possibilités non encore
réalisées ». Les hommes ne sont pas encore ce qu'ils pourraient
être, et le monde n'a pas encore atteint son authenticité. Le
monde et les hommes qui vivent dans ce monde ne se sont pas
encore réalisés. Pour Bloch, le monde, à savoir la matière, l'être,
l'étant sont en état de gestation permanente, à cause de l'inci-
dence permanente de la catégorie de * possibilité »14 permet-
48 Figures de l'utopie dans la pensée d'Ernst Bloch

tant la perception des possibilités objectives réelles, leur réalisa-


tion.
Il est vrai que la philosophie occidentale, dans sa presque
totalité, a nié et continue de nier la valeur objective de la caté-
gorie de possibilité, à l'exception peut-être d'Aristote 15 : celui-
ci, dans sa définition du concept de matière, qui, d'une certaine
manière, anticipe sur l'interprétation biochienne, met l'accent
— contre les Eléates et tous les philosophes de l'Antiquité qui
prônent la stabilité — sur la dynamis inhérente à la matière, le
kata to 8vvarov (Kata to dynaton) et le bvwatieiov (dyna-
meion). Pour caractériser la dimension réelle de la catégorie de
« potentialité », Bloch emploie, entre autres, la métaphore de la
mer qui entoure le continent de tous les côtés et qui est beau-
coup plus vaste que le territoire du continent lui-même. Et c'est
là, à l'horizon de ces continents, dans une zone de possibilités
non encore déterminées que naissent, dit Bloch, les topoi des
contenus objectivés du non-encore 16 . Force est cependant de
constater que Bloch définit la catégorie de « possibilité » en
tant que détermination partielle, ce qui implique, par voie de
conséquence, que, si les conditions objectives de l'engendrement
et du déploiement des possibilités ne sont pas préalablement
réunies, voire, d'une manière ou d'une autre pré-existantes, elles
ne peuvent pas se manifester. Le champ des possibilités se trou-
ve donc, de ce fait, considérablement restreint; il pourrait
même être (historiquement) nul, dans l'hypothèse où le principe
dévorant de la « négativité », dans son omni-présence totali-
sante, annihilerait — et pour cette annihilation on pourrait
citer de nombreux exemples de l'histoire contemporaine, non
seulement dans les années trente et quarante de notre siècle ! —
toutes les déterminations utopiques partielles.

Bloch se montre cependant extrêmement réticent à l'égard de


l'effort d'Adorno visant à libérer, émanciper la dialectique de
toute connotation affirmative en mettant l'accent sur la figure
de la négativité qui lui serait plus que consubstantielle. Et il
garde, en même temps, sa distance à l'égard du pessimisme
historique que Walter Benjamin affirme dans ses Thèses « Sur le
concept d'histoire » (Cf. T.W. Adomo : Negative Dialektik (Dia-
lectique Négative), Francfort, 1970, p. 7; Cf. W. Benjamin :
« Sur le concept d'histoire », in: Ges. Schriften, 1, 3, p. 263),
en opposant à ce pessimisme « l'optimisme militant » ! 1 d'un
marxisme rénové défini comme «science des tendances » ' 8 et une
philosophie de la praxis qui, en décelant scientifiquement toute
L'utopie de la conscience anticipante 49

la « réalité riche des possibilités réelles » (de l'avenir), œuvre à


la transformation du monde « en vue d'en faire le Foyer »
(Heimat), c'est-à-dire le lieu de l'identité avec soi-même et avec
les choses. 19 » Et si Ernst Bloch manifeste un intérêt si grand
pour les utopies sociales (à l'interprétation desquelles nous
consacrerons le paragraphe suivant), cela est, sans aucun doute,
déterminé par le désir de ressaisir aussitôt cette « science nou-
velle » de toutes les figures imaginatives utopiques antérieures
qui réfléchissaient (dans des cadres historico-sociaux bien dis-
tincts) cette transformation, ne serait-ce que sous forme de
contre-modèles sociaux abstraits ou de rêveries sociales pure-
ment fictives sans impact réel avec une stratégie utopique de
transformation concrète du monde.

La critique des utopies sociales

Dans son « Abrégé des utopies sociales » 2 0 qui ouvre le To-


me II du « Principe Espérance », Emst Bloch fait la distinction
entre, d'une part a) les utopies techniques (réduisant l'utopie
sociale à l'élaboration de modèles sociaux d'une perfectibilité
de prime abord technique, comparables aux constructions mo-
dernes de la « science-fiction »), et, de l'autre b) les utopies
géographiques (et médicales) dont la principale caractéristique
est le transfert de la localisation de l'état social idéal (ou idéa-
lisé) vers des iles ou des zones géographiques lointaines. Si la
« Nouvelle Atlantide » de Francis Bacon peut, aussi bien que
l'annexe de la « Civitas Solis » de Campanella, être classée, sans
difficulté, dans la première rubrique, « L'utopia » de Thomas
More serait de loin l'exemple typique d'une utopie géographi-
que appartenant à cette seconde catégorie. Mais, en complé-
ment à ce premier classement général, Emst Bloch classe ensuite
l'ensemble des utopies sociales et politiques depuis « La Répu-
blique » de Platon et les utopies sociales de la Renaissance
jusqu'aux utopies fouriéristes et saint-simoniennes du socialisme
français pré-marxiste, en deux groupes :
a) les utopies de l'ordre21 (groupant les utopies sociales et
politiques prônant un nouvel ordre social, progressiste, mais
contraignant, hiérarchisé et parfois même répressif (Cf. « La
République de Platon », « L'Etat de Soleil » de Campanella ou
« Le Nouvel ordre industriel » de Saint-Simon !), et :
50 Figures de l'utopie dans la pensée d'Ernst Bloch

b) les utopies libertaires2 2 (groupant des utopies prétendant


à créer des rapports authentiquement fraternels entre les
hommes et les femmes, garantissant l'épanouissement de toutes
les potentialités créatrices, mais n'étant pas non plus complète-
ment dépourvues d'un certain contrôle social contraignant voire
répressif, même si ces mécanismes de contrôle et de surveillance
du fonctionnement du nouvel ordre social sont beaucoup moins
contraignant que dans les utopies dites « de l'ordre » [Ernst
Bloch a clairement tendance à classer dans cette dernière rubri-
que l'utopie de Thomas More et l'utopie fédérative libertaire
(phalanstérienne) de Charles Fourier].

Il nous semble inévitable de retenir, comme exemple de la


cristallisation du rêve utopique d'un ordre social fictif dans une
« utopie de l'ordre », la critique lucide et radicale que Bloch
consacre, dans le Tome II du «Principe espérance», à la
Politeia (La République) de Platon 2 3 . Historiquement née après
la guerre du Péléponnèse et inspirée par le modèle empirique de
l'Etat de Sparte, l'Etat rival et autoritaire de la république
d'Athènes, l'utopie platonicienne s'inscrit, souligne Ernst Bloch,
dans un contexte politique que caractérise le déclin, l'abandon
successif de la démocratie par les classes au pouvoir. Ainsi les
trois castes de la République de Platon (cultivateurs, gardiens
et savants) correspondent-ils exactement au schéma tri-classiste
de l'Etat de Sparte : les hélotes (classe inférieure) ; les « spartia-
tes » (caste de guerriers) et la « guérusia » (yepovôia) (instance
gouvernementale suprême). L'idée populaire inititiale du rêve
utopique, s'exprimant dans la nostalgie de l'Age d'or, est ainsi
abandonnée, voire complètement renversée par l'idéalisation de
ce modèle étatique autoritaire. Le fait que Platon identifie la
gérontie, la classe supérieure, aux philosophes contribue,
certes, à une relativisation, sinon humanisation de l'image de la
cité utopique platonicienne; mais, souligne Bloch à juste titre,
cette image est de nouveau rectifiée, dans le mauvais sens par
le Nomoi comportant l'idéalisation d'un état quasiment policier
prévoyant des punitions pour des contestataires politiques et
garantissant, en outre, le respect de la propriété privée et du
mariage 24 . Et Platon — vu l'existence de la grande masse des
paysans et des artisans (exclus de la vie communautaire) dans
la cité, n'est-il pas en train d'idéologiser tout simplement
l'exploitation, nous dit Bloch —, malgré son adoration de la
« justice » et l'affirmation de vouloir fonder l'état idéal sur
les principes de la moralité 25 ? Cette pensée hiérarchique
L'utopie de la conscience anticipante 61

tendant à construire l'état, la cité idéale d'après une con-


ception où « l'harmonie sociale » envisagée devrait exacte-
ment correspondre aux caractéristiques et capacités (limi-
tées) de chaque classe de l'organisme social, repose sur la
conception platonicienne du droit naturel qui, à l'inverse
des cyniques et des hédonistes, souligne Bloch, n'est pas
libertaire mais strictement hiérarchique. « Le principe du
suum cuique est dans la physis même. 26 » Ce qui permettait
à Platon d'attribuer aux gouvernants une âme en or, une
âme argentée aux gardiens et une âme en cuivre et en fer
aux commerçants et artisans. « Les classes supérieures repo-
sent économiquement sur le travail de la troisième classe et
leur communisme n'est pas celui du travail mais du non-
travail: c'est celui de la police et des lettrés de la Gérousie.
Non que Platon croie la classe inférieure incapable d'adopter
le communisme militaire et religieux des classes supérieures,
parce qu'il serait trop dur pour elle. Il lui semble plutôt trop
noble et que les cuistres n'en sont pas dignes; il faut absolu-
ment qu'ils restent plongés dans leurs soucis, contrairement
à la commune aristocratique qui en est délivrée et prend son
Etat en charge. La mission qu'assigne Platon aux classes supé-
rieures et qui consiste à veiller à ce que « la pauvreté et la
richesse ne se glissent pas dans l'Etat à son insu », cette sorte
d'ascèse de l'argent, appliquée à la troisième classe, traduit
uniquement la volonté d'empêcher les plébéiens enrichis,
autrement dit dangereux, de gagner du terrain. 27 » Cette
critique des limites et du caractère plutôt « réactionnaire »
de l'utopie platonicienne n'empêche pas Emst Bloch de sou-
ligner la réception progressiste de la « République » (Politeia)
pendant la Renaissance, et les siècles suivants. Paradoxalement,
dit Bloch, elle a été, dans la plupart des cas, en dépit de ses
intentions réelles et de ses limites, plutôt interprétée comme
une utopie communisante encourageant les aspirations politi-
ques et sociales des classes inférieures (plébéiennes). Ainsi,
« Thomas Miinzer, le théologien de la révolution des paysans
allemands », remarque-t-il, n'a cité l'utopie platonicienne que
dans « le sens de omnia sint communia mais non au suum
cuique» 2 8 . S'agit-il d'un malentendu tragique ou plutôt d'un
malentendu productif ? Il n'y a pas le moindre doute que dans
l'interprétation mûntzerienne de la République de Platon, nous
fait remarquer Bloch, « l'Âge d'or revu et corrigé » 2 9 dans le
modèle d'une cité utopique (s'inspirant des principes de Sparte),
est remémoré, comme si Platon avait envisagé réellement
52 Figures de l'utopie dans la pensée d'Ernst Bloch

d'étendre le mode privilégié du communisme des classes supé-


rieures à tous les états et à tous les habitants de la cité.
L'absence de l'égalitarisme réel chez Platon n'a donc pas pu
empêcher, historiquement, que sa « République » soit utilisée
comme pamphlet et écrit d'agitation en faveur de l'égalité...
En même temps, Ernst Bloch attire notre intérêt sur deux autres
utopies hellénistes — moins connues que la « République » de
Platon — mais plus progressistes voire révolutionnaires dans leur
contenu : celle d'Evhémère 30 (datant de l'an 300 avant J.-C.) et
celle de Jamboulos31. Toutes les deux sont des états utopiques
insulaires, des fictions d'états communautaires qui, à l'inverse
de l'état platonicien, sont caractérisés par l'existence d'un
régime démocratique et égalitaire. Les habitants de 111e de Pan-
chae de l'utopie d'Evhémère vivant et produisant ensemble,
partagent à parts égales le bénéfice de leur travail, ignorent
royauté, tyrannie et toute autorité. Dans cette fiction du
bonheur, d'un pays de cocagne où régnent l'abondance des
biens et un communisme distributif, seule la caste des prêtres
se distingue des autres; mais leur fonction est limitée au culte
de Zeus et ils n'excercent pas d'autre autorité que spirituelle.
L'utopie du bonheur et l'Aufklârung religieuse y convergent
dans l'image d'un pays de cocagne conservant les structures et
le souvenir des sociétés patriarcales.
Celle de Jamboulos — localisée sur sept îles situées à l'équa-
teur, au sud de la mer indienne — n'est pas sans ressemblance
avec l'utopie d'Evhémère qui, sur son île solaire, rêvait de
l'instauration d'un ordre social où fusionnaient le communisme
et la fête ; mais son collectivisme a des structures beaucoup plus
rationnelles et radicales, surtout, comme le souligne Emst
Bloch3 2 , sur le plan économique. Sur les îles équatoriales, la
propriété privée est abolie, comme l'esclavage et tout système
de castes ; il y a obligation de travail pour tous, « Hélios » y
« éclaire uniformément les justes et les injustes » 3 3 ; en dehors
des heures de travail, la fête et la joie y régnent, animés par le
culte enthousiaste du soleil et de dionysos. Comme Ernst Bloch
nous le signale 34 , il n'est pas impossible que cette utopie de
Jamboulos (dont nous ne possédons qu'un fragment) ait in-
fluencé à la fois Thomas More et Campanella dont « L'état de
soleil » fait d'ailleurs directement allusion au titre de cette
utopie helléniste post-platonicienne.
Quant à l'utopie de Thomas More, Emst Bloch a tendance à
la considérer comme la plus importante construction imaginaire
— née dans l'Occident pré-capitaliste — d'un ordre social libre
L'utopie de la conscience anticipante 53

et égalitaire3 5, même si la monogamie y est maintenue


et s'il y subsiste encore certaines contraintes, comme par
e x e m p l e des punitions draconiennes pour l'adultère (peine de
mort, en cas de récidive). Avec son partage égal des biens du
travail (limité à la durée de six heures par jour), son mépris de
la p r o p r i é t é privée et de l'or, son système démocratique électif,
son épicurisme s'exprimant dans le culte des arts, des loisirs, de
la beauté, etc., son hostilité générale à un mode de vie ascéti-
que, sa tolérance religieuse, l'utopie de Thomas More 36 est, aux
yeux de Bloch, la première grande anticipation du rêve d'une
société démocratique-communiste. Pour la première fois,
la démocratie comprise dans un sens humain, dans le sens
des libertés publiques et de la tolérance y est alliée avec
une économie collectiviste. Mais, à la différence des autres rêves
collectivistes de l'état idéal, la liberté serait inscrite dans ce col-
lectivisme dont le contenu serait « la démocratie matérielle et
humaine » 3 7 . En même temps utopia où tous les cultes sont
tolérés (sans aucune discrimination) - même si les utopiens ont
majoritairement adopté le christianisme à cause du « mode de
vie communiste » des disciples de Jésus-Christ — « est l'Eldora-
do de la liberté religieuse, pour ne pas dire le Panthéon de tous
les dieux vénérables» 38 . La mise en cause de l'absolutisme
du christianisme, la tolérance institutionnalisée dans l'utopie
morienne, nous rappelle Emst Bloch, « laisse libre cours au
souffle précurseur des Lumières» 3 9 . Bloch fustige énergique-
ment les hypothèses du philologue allemand Heinrich Brocklaus
qui prétend que le texte original de « L'utopie » aurait été com-
plètement défiguré (non seulement sur le plan stylistique, mais
aussi dans son contenu) par Erasme de Rotterdam auquel on
devrait la version utopico-révolutionnaire de ce texte, avec sa
violente critique de l'Angleterre de l'époque, alors que le texte
original n'aurait visé qu'une réforme de l'Eglise, prenant comme
exemple la communauté monastique du Mont Athos et non
la vie insulaire d'une communauté utopique au large des côtes
de l'Amérique. Bloch 40 s'efforce, lui, de sauver l'image et la
substance révolutionnaire de l'utopie morienne, sans nier pour
autant certaines contradictions et dissonances (par exemple, le
contraste entre la première partie comportant une violente
critique des conditions sociales en Angleterre, et la seconde,
plus incohérente et beaucoup moins « radicale » 4 1 ). Mais ces
dissonances seraient tout à fait caractéristiques, dit Emst Bloch,
pour les rêves utopiques de la bourgeoisie naissante ; et la réfé-
rence de Thomas More (dans la seconde partie de l'utopie) à
54 Figures de l'Utopie dans la pensée d 'Ernst Bloch

l'annexionisme des utopiens, à leur façon de tirer un bénéfice


du travail des prisonniers étrangers capturés (en faveur de la
prospérité de leur île) serait plutôt un argument contre
Brockhaus et pour Hermann Oncken (éditeur d'une autre
édition de l'utopie en langue allemande, réfutant les théories
de Heinrich Brockhaus) dans la mesure où ces faits correspon-
dent exactement à l'image et aux pratiques des guerres colo-
niales « justes » telles que les menait l'Angleterre de l'épo-
que) 4 2 .
Si Bloch insiste aussi beaucoup sur la radicalité de la critique
sociale du chancelier anglais (qui fut décapité pour « hérésie »
dans le double sens du terme) il souligne cet aspect dans la
ferme conviction que cette critique de l'exploitation des pauvres
par les riches, du caractère répressif excessif des lois, de tous
les abus commis au nom de la propriété privée et du privilège,
rend déjà transparent un concept prémarxiste de la critique de
l'état de classes4 3 . Et bien que cette critique ait chez Thomas
More un fondement plus moral que scientifique, bien que son
état idéal soit plutôt une invention rationnelle — dépourvue de
la « certitude de l'espérance chiliastique » 4 4 — son utopie est,
conclut Bloch, projetée sur la voie des « tendances humaines
vers la liberté » 4 5 - où le travail et l'Etat sont réduits au mini-
mum et où la joie est exaltée au maximum.4 6 »
Quant à la civitas solis (« L'état de soleil ») de Campanella,
Bloch suit apparemment l'interprétation critique de Lewis
Mumford, qui dans son livre « L'Histoire des Utopies » (The
Story of Utopias, 1922) avait qualifié l'état idéalisé du philoso-
phe espagnol de la Renaissance de « mariage de la République
platonicienne et de la Cour de Montezuma » 4 7 . Avec son cen-
tralisme, son culte de l'autorité, sa métaphysique de l'ordre
— reflétant les trois puissances fondamentales dé l'ordre cos-
mique, les trois « primalités » : « sapientia », « potentia »,
« amor » qui convergent en Dieu (autorité suprême, appelée
chez Campanella « Sol » ou « Métaphysicus ») - « L'Etat de
Soleil » de Campanella se présente en dépit de son inspiration
humaniste, comme le pôle négatif des utopies libertaires4 8 .
Selon Bloch, ce caractère contraignant de « L'Etat de Soleil »
se manifesterait avant tout dans l'opposition catégorique de
Campanella (qui fonde son nouvel ordre social sur les vertus)
à la contingence 49 . Dans « l'Etat de Soleil » l'ordre règne, un
ordre harmonieux, mais hiérarchique et répressif; le Dieu
« Sol » et « Métaphysicus » y est le garant de la victoire totale
sur la contingence qui est considérée comme « reliquats du
L'utopie de la conscience anticipante 55

néant de la mort. 50 » Le fanatisme de l'ordre s'exprimant dans


cette hostilité à la contingence aurait son corollaire dans l'ordre
planétaire et astrologique. L'absence des libertés individuelles et
de la liberté du choix parmi les habitants de la civitas solis
ne serait-elle pas le simple reflet d'une sorte de « dictature stel-
laire » imposant assez autoritairement ses lois aux habitants de
l'île, conformément aux émanations d'un système solaire su-
prême 51 ?
C'est expressément cette hypothèse-là que Bloch défend en
soulignant que dans « l'Etat de Soleil » règne plutôt un ordre
apersonnel où la vie économique et administrative obéit aux
lois d'une ponctualité très stricte et où tout est régi et surveillé
par un ordre étatique centralisé, par un pouvoir central organi-
sant et contrôlant hiérarchiquement une société sans classes5 3 .
(L'Etat solaire ne connaît ni exploitation ni profit; tous les
citoyens doivent travailler quatre heures par jour; tous sont
égaux sur le plan économique, la propriété privée des moyens de
production étant abolis, l'Etat procède à la répartition égale des
richesses produites; les besoins minima de chaque citoyen sont
assurés par l'Etat qui veille à ce que personne n'en reçoive trop.)
Mais l'Etat, dans la cité solaire, remarque Bloch, n'est pas
réduit à un minimum administratif, comme dans l'utopie de
Thomas More, il y est plutôt le but et l'instance suprême 53 . Et
même le régime égalitaire qui règne d'un strict point de vue
économique, ne fait pas disparaître toutes les inégalités, dans la
mesure où « sur la base de cette égalité (économique) s'élève,
se greffe un nouvel ordre hiérarchique : celui des « talents, des
vertus et des primalités ». (C'est en fonction de leur orientation
vers une de ces vertus à l'âge infantile que les solariens sont sé-
lectionnés plus tard pour les postes dans l'administration.)
Pour illustrer sa thèse sur le caractère autoritaire de l'étatisme
égalitaire de l'utopie de Campanella, Bloch cite, entre autres,
l'ordre pénal de la cité solaire qui prescrit que quelqu'un qui a
été condamné à mort ne peut pas être exécuté avant qu'il ne se
soit réconcilié avec l'accusateur et ses témoins et « tant qu'il
n'est pas arrivé après mûre réflexion à se convaincre lui-même
de la nécessité de sa mort et tant qu'il n'en est pas au point où il
souhaite lui-même qu'il soit exécuté » 5 4 . Selon Bloch, un tel
« libéralisme » se trahit lui-même comme « adjuvant pour le
triomphe le plus éclatant de l'autorité -suprême » 5 4 , de sorte
que rien ne justifierait la comparaison avec l'exigence identique
formulée par J J . Rousseau, dans le « Contrat social » (qui serait
plutôt motivée par le désir de sauvegarde de l'autonomie au
56 Figures de l'Utopie dans la pensée d 'ErnstBloch

moment de sa destruction).
Si Bloch fait presque immédiatement, dans son aperçu histo-
rique et son schéma classificateur des utopies, le lien entre
« l'Etat de Soleil » de Campanella et le saint-simonisme5 5 , il le
fait, sans aucun doute, à cause de cette surprenante convergence
des deux doctrines utopiques dans l'affirmation du principe du
centralisme étatique. Malgré son éloge de l'industrialisme, mal-
gré sa critique radicale de la société féodale et son culte de la
société industrielle moderne et des sciences, la pensée de Saint-
Simon, affirme Bloch, révélé une certaine affinité avec les doc-
trines de certains penseurs traditionalistes (conservateurs) de
la Restauration 56 , comme de Bonald et Joseph de Maistre,
dans le « pathos de l'ordre » et le pathos d'une vision sociale
identifiée à un collectif centralisé (dont le Moyen Age servit de
modèle pour ces derniers penseurs). Comparée à la critique de
la société capitaliste formulée par Charles Fourier, la critique
saint-simonienne serait donc arriérée, mais en même temps elle
dépasserait le socialisme associatif et fédératif du fouriérisme
par son fétichisme d'organisation. Selon Bloch, cette apologie
de l'ordre — étatique — industriel chez Saint-Simon était dictée
par le seul désir de juguler au maximum l'anarchie de l'essor in-
dustriel et de contenir les forces productives déchaînées par une
hiérarchie nouvelle régie du haut d'une institution gouverne-
mentale centralisée: la «capacité administrative» 57 . Pour
dénoncer ce qu'il appelle le « social-papisme » saint-simonien,
Bloch se réfère directement au « Nouveau Christianisme » :
« L'autorité intellectuelle que détenait le clergé au Moyen Age
incombe maintenant aux savants et aux chercheurs ; l'Etat indus-
triel organisé devient irrévocablement éternellement — « l'Eglise
de l'intelligence ». C'est un grand-prêtre social, une espèce de
pape de l'industrie qui en sera à la tête, c'est l'esprit d'un chris-
tianisme rajeuni qui l'animera et la dirigera. Ce sont là autant
d'idées qui, une génération plus tard, resurgirent dans la der-
nière période de la philosophie d'Auguste Comte, et elles n'ont
cessé de nourrir les rêves fantastiques de mariage entre un socia-
lisme saint et un Vatican profane. 5 8 »
Tout en soulignant que ce fondement semi-archaïque, semi-
progressiste d'un socialisme d'Etat aurait trouvé son prolonge-
ment historique — involontaire — dans la coquetterie de Lassalle
avec Bismarck et « dans les multiples combinaisons de prossia-
nisme et de socialisme », de capital d'Etat et de socialisme 59 ,
Bloch démontre aussi que « l'Eglise de l'intelligence » saint-
simonienne n'est qu'un développement et une réédition
L'utopie de la conscience anticipante 57

_ modifiée et adaptée aux conditions historiques du XIX e siè-


cle - de la doctrine de John Toland qui, dans son « Panthéis-
ticon » de 1721, avait déjà préformulé les exigences d'une nou-
velle religion « qui renoncerait entièrement à toute révélation
de l'au-delà », et qui « serait en accord avec l'intelligence
scientifique »6 0 .
Il serait donc erroné de considérer, de ce fait, l'utopie saint-
simonienne comme le seul exemple significatif de l'enchevêtre-
ment paradoxal du socialisme avec une organisation de type
ecclésiastique. Et la « Civitas Solis » de Campanella, ne
s'exposa-t-elle pas déjà au soupçon d'une certaine parenté « his-
torique » avec l'Etat des jésuites au Paraguay ?
Il n'y a pas le moindre doute qu'Emst Bloch préfère à cette
nouvelle religion industrielle saint-simonienne et à son utopie
sociale centralisatrice l'utopie fédérative et libertaire de Charles
Fourier. Car, même s'il ne peut pas se priver de formuler quel-
ques critiques à l'égard de « l'exubérance exotique » et fantas-
tique de l'imagination utopique fouriériste (l'utopie du « second
soleil » qui couronnera le pôle du Nord ; l'ensemble des prophé-
ties techniques qui semblent anticiper sur un grand nombre d'in-
ventions techniques du XX e siècle et que Bloch qualifie — com-
parées à celles de Jules Verne ou de Scheerbart — de « para-
noïaques »), Bloch ne cache pas son enthousiasme devant
« l'exactitude historique » de la critique sociale qui s'exprime
dans les grands écrits de Fourier tels que la « Théorie des quatre
mouvements » (1808), le « Traité de l'association domestique
agricole » (1822) et « Le Nouveau Monde Industriel » (1828).
Cette force de « critique historique » 6 1 propre à Fourier (que
Bloch oppose à la critique utopiste « non-historique » d'Owen)
résulterait du fait que Fourier formule sa critique du temps pré-
sent non du point de vue d'un Etat idéalisé, mais en tant que
critique hic et nunc de la barbarie de la civilisation moderne.
« Fourier démontre « que la civilisation ordonnée élève tous les vices
que la barbarie exerçait de façon simple au niveau d'un mode de vie
composé, équivoque, ambigu, hypocrite » ; en se fondant de la sorte
sur l'Histoire, il devient non seulement auteur satirique mais aussi
dialecticien. Bien que Fourier représente tout aussi peu qu'Owen les
intérêts de classe du prolétariat, au sens de la lutte des classes, il ne
croit pas que la société bourgeoise soit amendable telle quelle ou en
se prenant comme point de départ. Sans connaître Hegel et à une
bonne génération de distance de Marx, Fourier découvre cette thèse
extraordinaire selon laquelle « dans toute civilisation la pauvreté est
58 Figures de l'Utopie dans la pensée d 'Ernst Bloch

engendrée par l'abondance elle-même. » La misère ne passe plus


(comme les économistes bourgeois l'ont cru pendant des décennies et
le croient encore aujourd'hui) pour une situation provisoire qui pren-
dra fin de soi-même grâce à l'apparition de la come d'abondance de la
richesse croissante.62 »
Bloch est apparemment fasciné par la lucidité avec laquelle
Fourier prophétise déjà en 1808 la fin du capitalisme concur-
rentiel et l'avènement du capitalisme des monopoles et par la
manière dont Fourier démasque la « faillite [morale] du libéra-
lisme économique 6 3 . « Mais il y aurait, cependant — et sur ce
point l'éloge du fouriérisme s'articule, chez Bloch, avec une
critique marxiste des limites de sa pensée — un point de rupture
dans la critique sociale fouriériste et dans sa doctrine du « ga-
rantisme » précisément là où la médiation historico-dialectique
de cette critique cède brusquement le terrain à « des images de
souhait de l'avenir » qui sont le produit d'une « imagination
optative [purement] subjective.*4 » Comme Kari Marx et, à
un moindre degré, Auguste Blanqui 6 / — qui était le premier à
réfuter, d'un point de vue « communiste » et matérialiste radi-
cal le coopérativisme —, Bloch critique le « caractère petit-
bourgeois » de certains projets de réforme économiques fourié-
ristes (comme par exemple le projet de « Caisse d'Epargne » et
de « Caisse d'Assurance ») et va jusqu'à suspecter le « garan-
tisme fédéraliste » de Fourier de sympathies avec l'anar-
chisme66 (proudhonien).
Mais pour le reste il est frappant de constater que Bloch ne
partage pas du tout les critiques que M. Beer a formulées à
l'encontre de Fourier dans son « Histoire générale du socialisme
et des luttes sociales » (Allgemeine Geschichte des Sozialismus
und der sozialen Kâmpfe) (Berlin, 1929), et en particulier le
reproche que Fourier aurait ignoré que la suppression globale du
mode de vie individuel et atomisé présuppose la révolution éco-
nomique et l'abolition de la société bourgeoise-capitaliste et
qu'il aurait fait preuve « d'indifférentisme politique » en cher-
chant pendant toute sa vie un homme riche lui permettant de
mettre en pratique ses projets phalanstériens 6 7 . Contre cette
critique — qui était plus ou moins celle du refus officiel du fou-
riérisme par le marxisme-léninisme, pendant tout le XX e siècle
— Bloch souligne plutôt le caractère progressiste et révolution-
naire du socialisme utopique fédératif de Fourier qui, avec son
projet des « Phalanstères », avait voulu « sauvegarder pour la
communauté la douceur d'une pastorale au milieu d'un front
socialiste » 6 8 . S'il lui accorde la première et la meilleure place
L'utopie de la conscience anticipante 59

parmi les utopies fédératives et libertaires, il le fait en raison de


l'enthousiasme profond qu'il éprouve pour la théorie des pas-
sions et de l'association de Fourier et, de prime abord, pour la
conviction éthico-religieuse du fouriérisme, que la réalisation de
l'utopie fédérative dans les « phalanstères » serait le triomphe
final de la passion « fondamentale » de l'amour chrétien :
« ... avec une nécessité plus qu'historique, avec une « nécessité géomé-
trique », l'Etat de l'avenir de Fourier découle du « principe suprême
du christianisme. » Fourier se représente sa commune telle une musi-
que faite d'harmonies toutes chrétiennes, et les voix qui aspirent à
cette fédération d'ordre supérieur sont non seulement les différents
êtres humains, mais aussi les différentes pulsions qu'ils ont en eux.
Fourier a donc aussi esquissé une espèce de contrepoint anthropolo-
gique, avec douze passions et non moins de dix-huit cents caractères;
tous se réaliseront dans l'éclosion de l'amour universel, à condition
que la société harmonise ses voix et élimine tout mensonge dissonant.
L'homme est né pour l'harmonie, sarichesseet son universalité, har-
monie pour lui-même aussi bien qu'entre lui et le monde. « Sa desti-
née industrielle est d'harmoniser le monde matériel ; sa destinée socia-
le est d'harmoniser le monde des émotions et de la morale; sa vocation
intellectuelle est de découvrir les lois de l'ordre universel et de l'har-
monie. » En conséquence, l'utopie de Fourier n'échafaude que des re-
lations nécessairement domineés par la consonance ; l'utopie est le re-
mède et l'initiation à la concorde. Sans la pauvreté et sans la division
en métiers qui entaille l'homme lui-même ; ce que l'on trouve ici c'est
une commune fédérative, l'édifice d'un bonheur qui ressemble à la
jeune Amérique d'un Walt Whitman mais sans plus aucune trace de
capitalisme.6 »
La claire option d'Ernst Bloch pour l'utopie fédérative et li-
bertaire de Fourier et contre les utopies de l'ordre (Campanella,
Saint-Simon, Cabet) ne devrait cependant pas nous inciter à
croire que Bloch éprouverait une sympathie quelconque pour
les idées et utopies fédéralistes de l'anarchie. Certes, Bloch
avait été, pendant les années 1918 et 1919, au moment de la
révolution de novembre en Allemagne et à l'époque de la Répu-
blique des conseils bavarois, influencé par Gustav Landauer 7 0 ,
représentant éminent d'un anarchisme utopico-religieux, assas-
siné par les gardes noirs des « Freikorps », en mars 1919; mais
cette rencontre — historiquement limitée à l'espace de six mois
seulement — ne laissait guère de traces dans la pensée et dans
l'œuvre de Bloch, à l'exception de quelques articles publiés en
novembre 1918 dans le journal « Révolution » (organe de la
République des conseils bavarois) et dans la « Freie Zeitung »71
(Journal libre) de Berne. Mais au moment où E. Bloch écrit,
60 Figures de l'Utopie dans la pensée d 'Ernst Bloch

dans son exil aux Etats-Unis, le tome II du « Principe Espé-


rance », ce « flirt » bref et temporaire avec l'anarchisme est
déjà complètement oublié, - ce qui explique l'ampleur et la
tonalité de la critique faite à Stirner, à Proudhon et à Bakou-
nine, dans le même ouvrage 72 (qui est tout à fait à la hauteur
de la critique marxiste des contradictions et faiblesses théori-
ques de la doctrine anarchiste).
Comme la plupart des critiques marxistes, Emst Bloch met
en cause l'axiomatique de l'anarchisme proudhonien (basée sur
les trois principes : autonomie de la personne / propriété pri-
vée / mutuellisme) en rappelant l'inadaptation de ces principes
a priori « issus du libéralisme abstrait du dix-huitième siècle,
dont l'anarchisme est si proche 73 » à la réalité du capitalisme
moderne à l'époque de la grande industrie. Il reproche à Prou-
dhon d'avoir tout simplement « transposé... les déductions
surannées du droit naturel »... « dans le domaine de l'uto-
pie » 7 4 , et de se servir, certes d'une dialectique, mais d'une
« dialectique » réduite, tout simplement « à une double face,
celle de la lumière et celle de l'ombre 7 5 . Sur la trajectoire de
cette critique, Bloch reproche précisément à l'utopie prou-
dhonienne la suppression simultanée du capitalisme et du
prolétariat — développée dans son idée de « l'harmonie future »,
de « l'humanité débarassée de toute contradiction » 7 6 - de
vouloir créer cette harmonisation par « un nivellement ou une
harmonisation par le milieu7 7 » : « la bourgeoisie tout comme le
prolétariat se dissolvent dans le « petit propriétaire rural ou
industriel » 7 8 . Mais en s'efforçant de construire le mutuellisme
et l'associationisme coopératif sur cette classe, Proudhon ne
risque-t-il pas de prôner — et ce souci figure au centre des préoc-
cupations et des critiques biochiennes — comme société libre de
l'avenir « une espèce de communisme égaré dans la petite bour-
geoisie, drapé dans des atours petits-bourgeois » 7 9 ?
Quant à la théorie anarchiste de l'Etat, Emst Bloch ne reste
pas moins catégorique, surtout à l'égard de ce que la théorie
bakouninienne de la « propagande par l'action (violente) visant
à anéantir l'Etat (défini comme origine et foyer de toute oppres-
sion et de toute exploitation) comporte comme germes d'un
putschisme dangereux» 8 0 . Mais, loin de faire du refus du
putschisme individuel le seul critère de sa réfutation, Bloch
porte la contradiction et la polémique au cœur même de la
philosophie sociale de Bakounine en contestant le bien-fondé
de sa théorie de l'Etat.
L'utopie de la conscience anticipante 61

« Selon la théorie anarchiste », souligne-t-il, « l'État aurait été créé


uniquement par des conquérants et imposé au peuple assujetti, qui à
la suite de cela en est arrivé à la corvée et à la condition d'ilotes. Le
grand oppresseur politique qu'est l'État précède donc temporellement
et causalement l'exploitation, et la détermine. Par conséquent, le dia-
gnostic de Bakounine fait de l'État — qui n'était pour Marx qu'une
simple fonction économique - le foyer et l'origine de toute condition
d'exploitation, et contrairement aux marxistes, il met l'abolition de
cette fonction au plein centre de son objectif.'1 »...
... « Dans la vision anarchiste de l'avenir apparaît à la place de l'État
et de l'Église, l'internationale libre et athée des travailleurs, et elle les
supplante de façon immédiate, non pas à la suite d'une prise de pos-
session des biens, mais de l'anéantissement de la puissance étatique ; la
liberté économique s'ensuit alors immédiatement. Malgré la propa-
gande par l'action, Bakounine rejette aussi, dans sa haine abstraite de
la puissance, tout pouvoir quel qu'il soit, même celui qui se change en
force révolutionnaire ou donne les rênes du pouvoir au prolétariat
victorieux.82 »
Selon Bloch, cette vision anarchiste d'une « égalisation [im-
médiate] des classes » 8 3 , de l'instauration du « règne de la fra-
ternité » dès le premier moment où l'édifice hal de l'Etat s'ef-
fondre, cette « croyance anarchiste, fondée de toute évidence
sur la conviction que la nature humaine originelle était bonne et
qu'elle n'a été gâtée que par les relations de maître à esclave 84 ,
est tributaire — comme l'individualisme anarchiste petit-bour-
geois d'un Stimer et d'un Proudhon — de « l'idéologie indivi-
dualiste surannée du dix-huitième siècle », et il doit, dans le cas
de Proudhon comme dans celui de Bakounine, la naïveté de son
utopisme abstrait à l'ignorance de la dialectique de l'Histoire* 5 .
D ne peut pas être circonstanciel que Bloch nous renvoie, à la
fin de son analyse critique des utopies anarchistes, et plus préci-
sément à la fin de sa critique des idées de Michael Bakounine,
à « l'Anti-Duhring » d'Engels, plus précisément au passage où
Engels exprime l'espoir « de voir un jour l'Etat dépérir, de le
voir passer de la domination des hommes à l'administration des
choses » 8 6 , et aussi à Lénine qui dans « L'Etat et la Révolu-
tion » avait défini l'objectif de la société communiste de l'avenir
comme un ensemble social, une communauté d'hommes et de
femmes où « chacun produirait selon ses capacités, consommant
selon ses besoins » 8 7 .
Cela nous permet de conclure avec certitude que le rejet des
utopies anarchistes par Ernst Bloch, n'est absolument pas moti-
vé par le refus de l'idée associative, fédérative ou le rejet de la
vision d'une société communautaire et fraternelle où toute
62 Figures de l'Utopie dans la pensée d 'ErnstBloch

domination de l'homme par l'homme et tout pouvoir serait


aboli, mais seulement par le fait qu'à cause de l'irréalisme,
de la faiblesse, du caractère non-scientifique des analyses
économiques des pères-fondateurs de l'anarchisme, les
transformations utopiques envisagées par eux restent abs-
traites, parce que privées de toute dialectique de la média-
tion88.
Si Emst Bloch place sa critique de Stimer, de Proudhon et de
Bakounine sous l'autorité du marxisme, cela ne devrait pas non
plus être interprété comme le signe d'une soumission incondi-
tionnelle de l'auteur du « Principe Espérance » à l'idéologie
d'une quelconque idolâtrie de l'Etat du point de vue socialiste,
sous la forme lassallienne ou stalinienne d'un socialisme d'Etat
où tout le pouvoir politique et économique est concentré et
centralisé dans les mains d'une élite politique d'un parti « ou-
vrier » tout puissant exerçant un pouvoir totalitaire sur l'ensem-
ble de la société. Car, malgré toutes les petites concessions que
Bloch a pu faire, dans les premières années de son retour de
l'exil, entre 1949 et 19S3, au « socialisme réellement existant »,
il est toujours resté extrêmement méfiant (sa critique des con-
ceptions lassalhennes le prouve) à l'égard de cette nouvelle ido-
lâtrie de l'Etat d'inspiration marxiste-léniniste qui, tout en se
réclamant de Marx, finit par pervertir, dans la pratique étatique,
la substance même de sa pensée. S'appuyant sur les critiques
formulées par Marx 89 à rencontre du proudhonisme et du
blanquisme, comme sur les affirmations de Friedrich Engels sur
l'inévitable « dépérissement de l'Etat » après l'émancipation
politique et sociale des producteurs 9 0 , Bloch affirme en perma-
nence la nécessité du maintien et de la garantie des libertés
individuelles sous le socialisme en défendant le principe d'un
MINIMUM absolu de pouvoir étatique91.
Le long voyage que Bloch fait avec nous à travers l'histoire
des utopies sociales (de la « République » de Platon jusqu'à
l'utopie « prolétarienne » de Weitling) avec tout ce qu'il com-
porte de critique des utopies de l'ordre et de critique solidaire
des utopies libertaires, semble avoir été motivé par le désir de
nous rappeler ces principes et par la volonté de souligner que
pour Marx les idéalisations utopiques pré-marxistes sont « des
points de repère pour la critique » 9 2 enracinés dans l'histoire
et donc des « idéaux de l'anticipation concrète » 9 3 .
« Si le marxisme », dit Bloch, « ne découvrait pas son humanisme dia-
lectique matérialiste dans une anticipation en émergence à l'Horizon
de l'Histoire et qui recueille également l'héritage du passé, on ne pour-
L'utopie de la conscience anticipante 63

rait jamais parler d'« aliénation » capitaliste, de « déshumanisation » ;


Marx parle même d'une « restauration de l'être humain ». Seulement,
cet élément humain ou l'expansion du royaume de la liberté dans sa
totalité sont non pas des espèces fixes, mais des ensembles de rapports
sociaux, et surtout ils ne trônent pas comme des essences immuables
extérieures à l'Histoire, semblable à une Toison d'Or qu'il suffirait
d'aller quérir dans une Colchide déjà existante et que l'on connaîtrait
pour l'avoir vue représentée ou en avoir lu la description. C'était là
le propos des utopies abstraites, mais ce n'était pas le seul : la recher-
che d'un monde meilleur n'est pas du tout une affaire classée, elle
constitue, et elle seule, un des invariants de l'Histoire.94 »
C'est le souvenir de cet invariant de l'histoire que Bloch veut
réintroduire, en s'appuyant sur la dialectique marxienne et le
concept de la praxis développé par Karl Marx dans les « 11 thè-
ses sur Feuerbach », dans l'horizon de la théorie-praxis marxiste
du XX e siècle qui aurait tendance à étouffer, sous un discours
hyper-scientifique, cet héritage utopique substantiel pour la
praxis dialectique du marxisme 9 5 .
« Durant des millénaires », regrette Bloch, « cette espérance des uto-
pies sociales, elle surtout, passa pour être particulièrement étrangère
au monde et ne fut pas prise au sérieux96 ». Mais... « depuis Marx, le
caractère abstrait des utopies est vaincu; l'amélioration du monde
n'est plus conçue que comme travail dans et avec les lois dialectiques
du monde objectif, avec la dialectique matérielle d'une Histoire com-
prise, consciemment produite. Depuis Marx, l'utopie gratuite... ne se
manifeste plus que sous forme de jeux réactionnaires ou superflus.
Ils ne manquent certes pas de séduction et peuvent tout au moins
servir à détourner l'attention, mais pour cette raison justement, ils
sont devenue de simples idéologies de l'existant, revêtant le masque
de la critique et de l'utopie. L'œuvre des rêveurs sociaux authentiques
était d'une autre trempe; elle était honnête et grande; c'est ainsi
qu'elle doit être comprise et appréciée, avec toutes les faiblesses de
son abstraction et de son optimisme trop expéditif, mais aussi avec sa
volonté pressante et inlassable de paix, de liberté et de pain. Et l'his-
toire des utopies montre que le socialisme est aussi vieux que l'Occi-
dent, et avec l'archétype qui le sous-tend sans cesse: celui de l'Age
d'Or, encore plus vieux que lui 9 7 »

Utopie et religion

Dans la topologie philosophique de l'utopie que nous propose


E- Bloch et dans le domaine de la fonction de l'utopie dans la
64 Figures de l'Utopie dans la pensée d 'Ernst Bloch

pensée humaine, la religion occupe une place très importante.


La religiosité est considérée par E. Bloch comme une des formes
d'expression les plus significatives de la conscience utopique,
elle est définie a priori comme une sorte d'inquiétude avec un
« optativ » qui s'appuie sur l'Espérance9 8 . « C'est l'expression
la plus fréquente, la plus typique de l'hormae d'Aristote, à sa-
voir du désir de la matière envers Dieu. 9 9 » Cet espace topolo-
gique de la conscience utopique est occupé par les diverses re-
présentations divines : allant du panthéisme hellénique ou indien
jusqu'aux religions monothéistes de l'ère judéo-chrétienne, au
Dieu de l'Ancien et Nouveau Testament, etc. Pour E. Bloch, ce
topos religieux, lieu de la représentation des diverses images di-
vines, est co-extensif et co-déterminé par un élément, par un
espace méta-religieux, à savoir par un eschaton100 dont le
contenu ne s'est pas encore réalisé. Cet eschaton a trouvé ses
déterminations dans les diverses religions existentes en tant
qu'interruption du processus du non-encore et en tant que fixa-
tion, dans le sens d'un « ens perfectissimum ergo realissimum »
qui est a priori, souligne Bloch, problématique, eu égard à la
nature de la conscience anticipante 101 . La pensée philosophi-
que d'Emst Bloch s'insurge donc contre les fixations, contre la
théorie de l'ens realissimum, et en général, contre toute tenta-
tive — philosophique ou religieuse — de vouloir interrompre ou
arrêter artificiellement la processualité, le cheminement du
non-encore. Le inonde, l'étant en général, sont caractérisés,
pour E. Bloch, par cette procès su alité et les hommes
(conscients) se trouvaient aux avant-postes de ces processus. Le
monde tel qu'il est n'est pas encore le monde de l'accomplisse-
ment, le monde de la perfectibilité, le monde de l'Espérance;
car nous vivons encore dans la pré-histoire de la vraie histoire
de l'humanité 10 2 . Citant Augustin, Bloch ne cesse de répéter
que nous vivons encore dans un monde déshumanisé avant la
véritable création du monde, « le septième jour de la création
n'est pas encore arrivé, mais à l'arrivée de ce septième jour nous
serons nous-mêmes» 1 0 3 ; « Dies septimus nos ipsi erimus ».
Ce processus eschatologique et salutaire du monde se terminera
selon Bloch par l'anthropomorphisation finale de ce monde, par
la « naturalisation de l'homme et l'humanisation de la natu-
re » 1 0 4 . Ce septième jour dont parle Augustin sera, dit Bloch,
la révélation simultanée du visage caché de l'homme et de Dieu
(du Deus absconditus), et c'est la raison pour laquelle la vérita-
ble synthèse, la véritable genèse n'a pas lieu au début du monde
tel qu'elle nous est expliquée dans le livre de la Genèse de la
L'utopie de la conscience anticipante 65

Bible, mais à la fin de ce processus10 5 . Nous voyons donc s'en-


chevêtrer, dans cette vision eschatologique de l'avenir de l'hu-
manité, le motif de l'attente, rythmé par des visions apocalypti-
ques d'interruptions maléfiques de ce processus salutaire, du
messianisme juif avec le motif de la rédemption finale de la
christologie et l'espérance sécularisée du marxisme de l'avène-
ment du Royaume de l'égalité, de la justice et de la fin de l'alié-
nation, après la suppression de l'exploitation de l'homme par
l'homme et de l'Etat des classes. Ce que certains appellent
«l'athéisme religieux» 106 d'Emst Bloch, nous semble donc
être fondé principalement sur la synthèse de ces trois éléments
et de ces deux traditions religieuses, avec la vision de la fin
définitive de l'Etat des classes chez Marx, et même si le mysti-
cisme religieux est beaucoup moins présent dans l'œuvre de
maturité que dans l'œuvre de jeunesse d'Emst Bloch
(Cf. « L'esprit de l'utopie » !), la continuité de ce « synchré-
tisme matérialistico-religieux » devient transparent à la fois
dans le 53 e chapitre du « Principe Espérance » (« Investisse-
ment croissant de l'homme dans le mystère religieux, dans
le mythe astral, l'exode, le Royaume, l'Athéisme et l'utopie du
Royaume») et dans «Athéisme dans le christianisme»
(Atheismus im Christentum), ouvrage publié en 1958, 9 ans
avant la mort du philosophe, et qui reprend, en la condensant,
toute la thématique du rapport de la religion à l'utopie, anté-
rieurement exposée dans le « Thomas Mûnzer - théologien de
la Révolution », dans « L'Esprit de l'utopie » (1918/1923) et
dans le tome III du « Principe Espérance ».
(Ayant déjà explicitement analysé ce rapport de la pensée
du jeune Emst Bloch à la religion, dans un autre ouvrage10 7 ,
nous préférons nous limiter ici à cette caractérisation plutôt
globale.)

Le rapport de Yutopie à l'Idéologie

Nous devons, pour la discussion scientifique de la probléma-


tique utopie-idéologie durant le XX e siècle, essentiellement à
Karl Mannheim10 8 la distinction faite entre les utopies en tant
que représentations non-réelles qui transcendent l'être (seinsr
transzendente Vorstellungen) et les idéologies, à savoir les
formes de représentation de la fausse conscience qui ont la
66 Figures de l'Utopie dans la pensée d 'Ernst Bloch

fonction d'occulter les contradictions réelles de la société dans


le but de produire des effets stabilisateurs (au service, bien
entendu, de la classe dominante). Force est de constater que
E. Bloch rejoint Karl Mannheim dans cette distinction a priori,
entre utopie et idéologie. Bloch définit, entre autres, dans le
« Principe Espérance », les idéologies comme des idéalisations
fausses, propres aux représentations mentales de certains
groupes des classes dominantes, destinées à occulter la structure
(matérialiste) réelle, par exemple l'intérêt économique, l'intérêt
du profit, au service du mythe de la liberté ; pour illustrer cette
définition, il cite, entre autres, un auteur anglais, grand démysti-
ficateur du substrat réel des idéologies, Carlyle dont on rapporte
la petite phrase : « On dit « Bible » quand on pense « toile de
coton » 1 ° 9 .
Se situant dans le champ de la discussion marxiste, E. Bloch,
en évoquant le problème de la superstructure (dont les idéolo-
gies font partie), estime que le marxisme ne devrait pas rester
indifférent à l'égard de l'héritage culturel qui s'y manifeste, sous
telle ou telle forme. Il existe, dit-il, dans l'histoire de la civilisa-
tion occidentale, des points culminants d'une authenticité abso-
lue auxquels la théorie de l'idéologie = mensonge ( = représen-
tations de la fausse conscience) ne peut pas s'appliquer 110 ,
comme par exemple dans le domaine de l'art architectural, du
gothique, du baroque, etc. Pour citer un exemple concret,
Bloch évoque, entre autres, l'activité idéologique des encyclopé-
distes et des philosophes français des lumières dont l'œuvre a été
annonciatrice des bouleversements de 1789, mais qui était, à
l'époque, en décalage absolu par rapport à la faiblesse réelle des
forces anti-monarchiques. Mais leur activité littéraire, politique
et idéologique était forcément utopique au fur et à mesure
qu'ils anticipaient sur un avenir qui, à leur époque, s'annonçait
déjà en tant que tendance (politique et éthique) 1 1 1 . Par ce
biais, Bloch arrive à définir l'utopie par rapport à l'héritage et
au passé, en tant que catégorie de l'avenir dans le passé; et,
comme Walter Benjamin, il entreprend, avec sa théorie de l'héri-
tage culturel, une sorte d'archéologie du passé (sans employer le
terme !) en vue d'y percevoir les éléments porteurs de l'avenir,
d'un avenir utopique11 2.
Les utopies sont donc, et sur ce point Bloch rejoint la défini-
tion de Karl Mannheim, « des représentations de certains grou-
pes, des représentations collectives subversives qui ont tendance
à miner l'ordre social existant », à préparer la révolution so-
ciale, politique et éthique par un travail propagandiste, « par la
L'utopie de la conscience anticipante 67

prolifération des rêves d'un monde meilleur » 1 1 3 . Ces utopies-


là ne sont pas des abstractions vides, identifiées très souvent
aux îles lointaines localisées en dehors de la sphère des pouvoirs
existants de ce monde (Cf. le chapitre précédent consacré à la
critique des utopies sociales !), mais elles ont, dit Bloch, une
incidence réelle sur le monde et la société à cause de leur rap-
port étroit avec les latences — tendances transformatrices sous-
jacentes du réel 1 1 4 . L'activité utopique ne se réduit pas, d'après
Bloch, au rêve d'un Etat ou d'une société idéalisé, mais il s'agit
plutôt de faire émerger, de concrétiser cette matière utopique
qui est, en permanence, en état de gestation. C'est pourquoi
Bloch, en paraphrasant et en commentant l'ouvrage de Friedrich
Engels « Le progrès du socialisme de l'utopie vers la scien-
ce » ' 1 5 , c'est-à-dire le chapitre consacré aux médiations dialec-
tiques, définit aussi l'utopie en tant qu'accoucheuse (Geburt-
shelferin), même en tant que forceps du Nouveau.
Cette appréciation qui ne comporte cependant pas de mise
en cause substantielle de l'ouvrage d'Engels, se termine par
l'interrogation : « N'y a-t-il pas une progression trop grande,
trop rapide dans l'histoire du socialisme et des utopies vers la
science V 1 6 » C'est, dans le fond des choses, une critique très
radicale de la dégénérescence de la dialectique marxienne, sous
le stalinisme (ou: le marxisme-léninisme) en un schématisme
dogmatique, mais aussi une critique implicite des théories
althussériennes d'un éventuel renouveau du marxisme sous le
signe de l'épistémologie scientifique et de la purge des écrits et
des interprétations de Marx de tout ce qui pourrait être non-
scientifique, donc: idéologique 117 . Certes, Ernst Bloch ne
parle jamais ouvertement d'Althusser (dont le nom n'est jamais
cité dans ses ouvrages), mais il est évident que sa conception de
la dialectique marxiste, son attachement à la méthode dialec-
tique de Hegel et sa critique du procédé méthodologique (vou-
lant transformer le marxisme d'une « science » des utopies et
de la concrétisation dialectique des utopies dans un monde « en
processus permanent », en un marxisme scientiste), comporte
une réfutation indirecte, mais nette de la démarche théorique de
Louis Althusser. Dans aucun cas, Bloch ne pourrait, par exem-
ple, admettre la théorie althussérienne de la « coupure épisté-
mologique 11 ' » dans la génèse de la pensée de Karl Marx, en
1845, comme il aurait aussi, sans aucun doute, catégoriquement
réfuté l'hypothèse althussérienne que seul le recoure à
Spinoza 119 permettrait de mieux saisir, de mieux comprendre
l'essence (das Wesen) de la dialectique marxienne, en particulier
68 Figures de l'Utopie dans la pensée d 'ErnstBloch

le problème de la dialectique entre le noyau et l'écorce (Schale


und Kem), évoqué par Karl Marx dans les « Grundrisse » et à la
fin de son introduction au Tome I du « Capital ». En même
temps, E. Bloch lance aussi un défi contre le positivisme, contre
l'empirisme et contre le logicisme moderne (vénérant la logique
abstraite, les faits, et la factualité) en s'insurgeant, citant Fichte,
contre « le culte de la factualité1 2 0 » (« Tant pis pour les
faits ! ») et en s'en prenant expressément à Wittgenstein qui
commence son « Tractatus logjco-philosophicus » par la consta-
tation lapidaire « Tout étant est ce qui est le cas »* 3 1 .

Utopie concrète

Contre l'empirisme, contre le positivisme et le criticisme logi-


ciste, Ernst Bloch souligne l'importance d'une pensée dialecti-
que ouvrant des perspectives concrètes vers le futur, vers
l'avenir, mettant l'accent sur le processuel contre le statique, le
tendanciel contre la factualité, et attribuant à l'étant la qualité
d'être partie intégrante d'un processus qui est guidé par le non-
encore. Mais, selon Bloch, le plus grand défi contre la factualité
est l'utopie liée à la capacité de « rêver-en-avant » dans un
monde en transformation permanente. Si Bloch souligne aussi
la qualité spécifique de l'utopie d'anticiper sur le but final, il
nous met en même temps en garde contre la tendance de conce-
voir l'utopie exclusivement sous la forme d'une imagerie
abstraite. C'est précisément le sens de sa thèse sur la dialectique
entre le but final et le but prochain1 3 3 dans le processus des
anticipations utopiques. Le but proche, le but qui est tout près
de chez nous, à savoir l'utopie concrète qui peut déjà se mani-
fester, se concrétiser, au moins partiellement, dans le concret-
quotidien, le hic et nunc de l'étant, doit, selon Bloch, impliquer
le but final ; et cette implication serait même la condition d'être
de l'utopie concrète en tant que « but proche » (Nahziel)1 3 3 .
Bloch emploie, pour illustrer ce rapport dialectique, la méta-
phore de l'échelle: « Il n'y a pas d'échelle sans degrés (...). Le
degré (la marche d'une échelle) n'a qu'un sens que si elle fait
partie d'une construction où l'on monte par degrés en haut.
(C'est cela, le sens des simples degrés, des marches, des buts
proches (Nahziele))1 3 4 . »
Bloch ne peut donc pas concevoir d'atteindre le but lointain
L'utopie de la conscience anticipante 69

de la concrétisation de l'utopie concrète sans « l'échelle » d'une


suite de médiations qui ne sous-entend pas la téléologie hégé-
lienne de degrés successifs d'objectivations de l'esprit, mais tout
simplement un rapprochement successif et cumulatif des
« petites anticipations » au grand but de l'Espérance.
Bloch considère les « utopies sociales » du passé comme des
exemples, certes, imparfaits pouvant nous « guider » sur ce che-
min ; mais à l'inverse des autres utopies classiques et des utopies
de la Renaissance et du XIX e siècle qui esquissaient un modèle,
un contre-modèle, souvent très organisé, d'un Etat idéal (de
l'ordre ou des libertés), Bloch met l'accent sur l'invariante direc-
tionnelle dans la nature anticipante de l'utopie concrète. L'anti-
cipation utopique est aussi dotée, selon Ernst Bloch, d'une im-
portante dimension esthétique. Les grandes œuvîes d'art antici-
pent, selon E. Bloch, d'une façon presque idéale, sur l'essence-
même de l'utopie; elles sont, de par leur nature-même, anticipa-
tion (Vorschein)1 2 5 exprimant quelque chose qui transcende de
loin la contiguïté et la médiocrité de la réalité du vécu quoti-
dien. En attribuant à la musique (prioritairement à la musique
du classicisme) ce statut précis « d'anticipation de l'utopique
par excellence », Bloch prend apparemment le contre-pied
d'une « esthétique de la modernité » qui, comme par exemple
celle d'Adorno 1 2 6 , construit une théorie des formes musicales
sur un mimétisme où le compositeur n'est que « l'agent du
social » d'une œuvre dont le contenu serait beaucoup plus
« social » et « collectif » qu'individuel. En liant étroitement,
dans ses conceptions esthétiques, les concepts « utopie », « anti-
cipation » et « expressivité », Bloch choisit délibérément le pôle
opposé de la sociologie de la musique d'Adorno où les termes
« expressivité » et « anticipation » sont pratiquement bannis et
où la musique moderne (dodécaphonique) se trouve clairement
privilégiée par rapport à la musique classique et celle du roman-
tisme 1 2 7 .
Prendre pourtant cela comme prétexte pour accuser Ernst
Bloch de « conservatisme » ou de « kantisme » nostalgique dans
le domaine esthétique nous semble cependant être une accusa-
tion injuste, même si l'on peut admettre que la caractérisation
biochienne de la forme des grandes créations musicales en tant
qu'« anticipations » de « l'utopie concrète » est vague et
peut-être (trop ?) dictée par une hypertrophie des concepts de
« génie » et « d'expressivité ». _
C'est pourquoi il nous a semblé indispensable — afin de pou-
voir éclaircir toutes ces thèses et contradictions possibles —
70 Figures de l'Utopie dans la pensée d 'ErnstBloch

d'analyser ces deux théories — opposées — de l'esthétique (musi-


cale) dans un chapitre ultérieur de ce livre entièrement consacré
à l'esthétique biochienne de l'anticipation (Cf. le chapitre VI de
notre ouvrage).

Ontologie et utopie dans la pensée d'Ernst Bloch

Tout en admettant qu'il puisse y avoir un rapport dialectique


entre la capacité de l'homme de rêver-en-avant et la tentative de
vouloir concrétiser ces rêveries, ces images, dans des esquisses et
des constructions imaginaires revêtant la forme de modèles ou
de contre-modèles concrets, Bloch nous met constamment en
garde contre la tentation de la fuite imaginaire dans ces anti-
modèles, dans ces constructions sociales abstraites, contre cette
tendance de la fuite vere des « châteaux en Espagne », car, dit-il,
ceci nous dispenserait du travail de recherche des médiations
dialectiques avec le futur, avec l'avenir utopique dans les laten-
ces-tendances du réel. Selon E. Bloch, seul ce travail analytique-
dialectique avec le tendanciel dans l'être permettrait de dégager
les voies authentiques de l'utopie ; seule cette activité presque
« détectiviste » sur la matière en état de processualité perma-
nente permettrait d'avancer réellement sur le chemin de la con-
crétisation de l'utopie ; et seule cette activité — qui implique que
le « but proche » doit anticiper sur le « but final » — permettra
la transformation du monde dans un sens révolutionnaire1 2 *.
Bloch procède donc à un déplacement du concept de l'utopie
au niveau ontologique, sans sacrifier cependant à un « ontolo-
gisme » philosophique à la Heidegger. Ayant défini l'étant, en se
servant du concept aristotélicien de la «dynamis», comme
« mode-des-potentialités, - (des possibilités) — en avant » 1 2 9 ,
Bloch se voit contraint de subordonner le concept de l'utopie à
sa définition générale de l'étant en tant que processus (proces-
sualité) en attribuant à l'utopie les mêmes qualités de l'imma-
nence de la tendance veis un but final et de la manifestation
anticipée des possibilités objectives immanentes du monde.
Procédant de cette manière-là, Bloch s'est livré au bouleverse-
ment, à la révolutionnarisation du concept classique de l'utopie,
et, au-delà, à une mise en cause de la définition coutumière du
concept de l'utopie par le marxisme orthodoxe qui s'est orienté,
après Engels, avec détermination, du socialisme utopique vers le
L'utopie de la conscience anticipante 71

socialisme scientifique. (Bloch ne cachait pas ses regrets


devant une telle évolution, même si sa critique de certaines
affirmations de F. Engels est teintée de beaucoup de modéra-
tion130.)
Bloch redéfinit donc le concept de l'utopie, dans le cadre
de sa vision globale du monde, comme faisant partie d'un
processus ontologique, d'un processus dans le monde qui serait
par sa nature (même), inachevé, et qui est pourtant, malgré
toutes les déviations et aberrations cruelles, destructrices et
inhumaines (qui caractérisent l'histoire tragique de l'humanité),
conçu comme un « laboratoire du salut possible » (Laborato-
rium possibilis salutis 131 ) où tout est en gestation et où tout
s'expose à l'aventure des déterminations futures. Dans cette
connotation, l'utopie se transforme, en étant un élément
décisif, voire le concept-clef dans la métaphysique biochienne
de l'espérance, en une catégorie du salut capable d'indiquer les
possibilités de transformation de l'état inachevé du monde par
l'enrichissement et la transcendance progressive de « l'essence
fragmentaire » dans le monde du réel (objectif).
Quelques phrases tirées d'un écrit relativement oublié d'Emst
Bloch intitulé « Philosophische Grundfragen zur Ontologie des
Noch-Nicht-Seins » (Questions fondamentales de la philosophie
de l'ontologie du non-encore-être (Francfort, 1961)) peuvent
servir à l'illustration de cette thèse :
« ... S n'est pas encore P, le sujet n'est pas encore le prédicat. Si P
est ce qui n'est pas encore réalisé dans S, le prédicat du sujet est le
« quid » pas encore déterminé par un « quod », à savoir: le « quod »
(quoi) pas encore déterminé de l'essence d'un « afin que... » de
l'existence.
On pourrait le comparer aussi à un être à l'état de la pure subjectivité,
à un « je suis » (sum) qui ne se possède pas encore soi-même. Toute
la série des métaphores citées ici, caractérise bien cette unité ontolo-
gique: le néant =le point zéro; le non-encore =utopie; le rien ou
le tout =le noyau 132 . »
La citation de ce passage nous permettra peut-être de mieux
comprendre pourquoi la conception ontologique biochienne se
distingue si radicalement de celle de Heidegger et de Jean-Paul
Sartre, dans la mesure où elle définit l'être-dans-le-monde non pas
dans une perspective ontique-existentialiste, à savoir en tant que
subjectivité vide, aléatoire de l'individu isolé, angoissé et craintif
de l'avenir, mais en tant que mode (subjectif et objectif) des
« possibilités en avant » 1 3 3 . Car, dans la mesure où le concept
biochien de l'espérance se définit comme antagoniste au con-
72 Figures de l'Utopie dans la pensée d 'Ernst Bloch

cept heideggerien de l'angoisse, la définition de l'étant proces-


suel en tant que mode de possibilité en avant incite Bloch (qui
ne peut pas rester indifférent à l'égard des découvertes freu-
diennes de l'inconscient) à créer, afin de prouver la viabilité de
son théorème pour la dimension subjective/objective de l'étant,
sa propre théorie du non-encore-conscient19 4 .
Comme l'a souligné, entre autres, Hans-Dieter Bahr 13 5 , la thé-
matique ontologique revêt dans l'œuvre d'Ernst Bloch, essentiel-
lement trois caractéristiques :
1 ) la problématique ontologique apparaît, dans sa pensée,
dans sa philosophie, comme constamment subordonnée à la
problématique épistémologique ;
2) le non-encore, dans l'ontologie biochienne, semble être
doublement hé à un affect d'attente, à un affect d'espérance,
se manifestant :
a) sur le plan subjectif en tant que négation du simple être-
dans-le-monde (dans le sens des faits bruts de la vie quoti-
dienne), et :
b) sur le plan objectif en tant que « possibilité-en-soi du
« devenir-autre » (Anders-Sein)13 6 .
C'est non seulement, comme le prétend Bahr, cet élément
subjectif d'espérance qui donne à la négativité du non dans le
non-encore en tant que négation de l'être-là-dans-l'existence,
le pouvoir de faire anticiper sur l'utopique, mais aussi le côté
objectif, à savoir la détermination des objets - en tant que
front (Frontbestimmtheit) - qui, en accord avec ce moment
subjectif, est en mesure de résoudre la contradiction entre un
monde d'objectivité (constitué d'obstacles) et le sujet « se ré-
veillant » et tendant vers une praxis. « L'utopie se fraie un che-
min dans la volonté du sujet comme dans la latence-tendance du
monde processuel.13 7 » La volonté subjective intervenant dans
le réel en tant que praxis et action engendre même, selon Bloch,
la tendance à nier l'ontologie, et, encore une fois selon Bahr,
« l'action et l'ontologie se situent dans un rapport dialectique
afin « d'éviter la réification de la tendance utopique » ' 3 *. Dans
cette logique, l'ontologie s'allie donc, chez Bloch, à l'utopie,
avec le postulat de se nier dans sa réalisation (Sich Aufheben in
ihrer Verwirklichung). Sans ce postulat l'ontologie ne serait
qu'une justification des rapports existants : sa réalisation est son
anéantissement, sa négation, et cette négation est l'abolition, la
suppression des rapports de domination. 13 9 »
L'utopie de la conscience anticipante 73

Pour Bloch, la négation s'exprimant dans le non, est donc


d'abord qc. de non-déterminé qui se manifeste dans le fond
même de l'existence humaine, à savoir là où la faim 1 4 0 (pour
Ernst Bloch la pulsion fondamentale dans sa théorie des pul-
sions) produit le facteur créateur (Da0- und Setzungsfaktor) qui
devient l'agent de réalisation du monde en mouvement, en ges-
tation, par l'intermédiaire des déterminations expérimentales
dans le processus du monde. Le NON pourrait ainsi se muer en
néant déterminé, mais cela dépendrait du fait que le néant se
place dans les objectivations du contenu de ce processus expé-
rimental, qu'il soit médiatisé dans un processus spatio-temporel-
historique et qu'il se médiatise vers l'irruption d'un novum his-
torique.
En tant que négation déterminée, le non entre donc, chez
Bloch, dans un -rapport dialectique avec les catégories du devenir
et du nouveau dans la mesure où le NON est transformé dans le
processus de manifestations du contenu potentiel et de la réali-
sation du nouveau, se transformant, dans ce processus actif-
historique, en un non-encore. Et en tant que non-encore il tra-
verserait le monde des manifestations dans le réel, en transfor-
mant l'état réel de ce qui est encore inachevé, à savoir les
errances fragmentaires dans les déterminations des objets, en po-
tentialités utopiques. A l'inverse de Jean-Paul Sartre et de Hei-
degger, Emst Bloch définit donc le néant non pas comme une
négativité pure, comme une force ontologique caractérisée par
sa potentialité destructrice, dont le but vers lequel elle tend, est
le chaos, mais plutôt en tant que pulsion comparable à la pul-
sion primaire de la faim, comme une force de négation définie
comme facteur d'action dans l'histoire, comme une force mo-
trice au sein du processus du devenir, comme la négativité
dialectique dans le processus réel de l'étant. Ce « néant » bio-
chien est donc, dans une large mesure, dépourvu de sa capacité
destructrice. (Celle-ci ne se manifeste que partiellement et d'une
façon très limitée dans la mesure où elle n'apparaît dans la
dialectique biochienne que comme contradiction dissolvant tout
dans la totalité du devenu 141 .)
Et cette contradiction se manifeste comme une contradiction
permanente au fur et à mesure qu'elle doit se heurter à chaque
détermination et à chaque degré de réalisation, puisqu'« aucun
devenu concret ne représente, avec sa tendance vers le tout, une
réussite ».

Pour E. Bloch, la médiation du non avec le non-encore et le


74 Figures de l'Utopie dans la pensée d 'ErnstBloch

tout s'opère par l'intermédiaire de la qualité téléologique du


processus du devenir ; cette thèse est résolument défendue avec
l'argument que toutes les manifestations partielles du devenu
doivent être nécessairement imparfaites parce que, réalisées à
chaque degré respectif, elles ne seront, en dernière analyse, que
des «déterminations inadéquates du s u j e t » 1 4 2 . Dans l'équa-
tion formulée par E. Bloch « S =f p », le non (« Nicht ») a donc
la fonction de s'allier avec le pôle antagoniste du non de telle
manière que l'état « préhistorique » des manifestations inadé-
quates s'exprimant sous la forme de négations permanentes, soit
enfin surmonté par la réalisation progressive de la tendance, de
la qualité utopique dans le processus de l'étant. Cette définition
du néant dans le processus de l'étant est apparemment liée à
l'idée d'un « néant ascendant de perception » (« steigend perzi-
pierendes Nichts ») auquel Bloch attribue un rôle essentiel dans
le dépassement de la conception de l'« étant statique »x 4 3 .
Dans cette perspective, le concept biochien du néant acquiert
presque une qualité positive, voire productrice — orientée vers
la praxis dans le champ esthétique et historique, contribuant
ainsi, pour utiliser pour une fois la terminologie heideggerienne,
à « anéantir le néant 14 4 » dans sa sursomption (« Aufhebung »)
productrice. Effectivement, le néant en tant que catégorie omni-
présente de l'être-dans-le-monde, en tant qu'abîme de l'angoisse
et en tant que destin existentiel des « chemins qui ne mènent
nulle part » (chez Heidegger le « tenir debout » — « standhal-
ten » — prend le contre-pied de ce défi, de ce danger permanent
lancé par le néant) se trouve ainsi refuté par Ernst Bloch qui
a plutôt tendance à ne reconnaître la valeur du néant que dans
sa fonction partielle, intermédiaire sur le chemin de la percep-
tion d'une totalité utopique positive.
Contrairement à la pensée de Heidegger et de Sartre, le néant
(le « nihil ») perd donc chez E. Bloch les attributs de la néga-
tion absolue [du sens de l'existence, de la vie, de l'étant en
général], même si Bloch ne veut à aucun moment aller jusqu'à
mettre totalement en cause l'hypothèse de la possibilité d'un
néant absolu. Mais ce néant absolu se réduit chez Bloch au
danger permanent de toute expérimentation processuelle, aux
« cercueils qui se trouvent à côté de chaque espérance »• 4 5 , et
qui sont peut-être plus nombreux dans l'histoire de l'humanité
moderne que les réceptacles de l'imagination et de l'espérance
utopique.. .(C.Q. F.D.).
CHAPITRE III

INCONSCIENT OU : NON-ENCORE-CONSCIENT ?
(Bloch et Freud)

Nous venons de constater que pour Emst Bloch le corollaire


de l'espérance (qui ne doit pas être confondue avec la « Stim-
mung » de Heidegger) représente beaucoup plus que la négation
du désespoir: la détermination de l'être-dans-le-monde, de
l'existence humaine par le caractère encore inachevé de l'étant
en général.
C'est dans cette détermination que s'exprime le mode de
possibilité-en-avant1 et de l'avenir qui est imaginé, par Emst
Bloch, comme l'horizon de réalisation du <r possible » et comme
le chantier futur de l'utopique2, des utopies, se manifestant par
anticipation. Dans l'horizon de cette fonction anticipatrice nous
rencontrons l'horizon de la réalisation, de l'action, de la
recherche du possible ; donc : trois dimensions qui n'ont pas de
droit de cité chez Heidegger. En tant que vecteur dirigé
contre l'aliénation et contre la conscience réifîée, la conscience
anticipante est définie, par E. Bloch, comme une forme de
conscience trois fois plus importante que l'inconscient à cause
de cette capacité de mettre en relief et de rendre conscientes les
anticipations utopiques. (Bloch réfute d'ailleurs catégorique-
ment l'hypothèse d'un « inconscient collectif » et n'hésite pas à
stigmatiser, dans le « Principe Espérance », les théories respec-
tives de C.G. Jung 3 , et d'Alfred Adler 4 .)
Dans une première phase, E. Bloch distingue trois fonctions
de la conscience anticipante :
1) les rêves diurnes;
2) les espérances de la jeunesse ;
3) les sentiments de révolte contre l'oppression et l'aliénation
76 Figures de l'Utopie dans la pensée d 'ErnstBloch

(au niveau individuel, du groupe et de la classe).


Bien entendu, Bloch est conscient du danger que dans le ca-
dre de la première fonction, à savoir au niveau des « rêves
diurnes », le moi puisse s'abandonner entièrement aux rêveries
< vagues, aux sentimentalismes nostalgiques, et même à la résigna-
tion, si le voile de la rêverie demi-consciente n'est pas déchiré et
s'il n'est pas remplacé par une vision plus consciente de l'espoir
— accompagnée de la volonté (subjective) d'agir dans le con-,
cret-réel (dans le sens de sa transformation désaliénante). (Bloch '
ne prône pas un retour au romantisme à la Novalis.) Mais ce qui
est décisif pour la capacité de l'être psychique humain de rece-,
voir les impulsions et les contenus de la conscience anticipante, I
c'est que l'anticipation de l'utopique et les autres formes d'anti-
cipation de l'avenir se manifestent habituellement sous la forme
rd'un «signal 5 » annonçant le changement sous forme d'un
ï « nouveau » (novum) qui anéantit la grisaille du quotidien et
annonce une<ère nouvelle^ Cette aspiration vers un avenir meil-
leur restera, selon E. Bloch, toujours présente, même si l'histoire
a toujours tendance à la supprimer 6 . La situation psychologique
subjective originaire dans laquelle se manifeste la conscience
anticipante est un état d'attente tendant à dévoiler, à dés-
r obscurcir ici et maintenant (hic et nunc) la situation (préexis-
tante) donnée (Befindlichkeit).
Pour expliquer la capacité de la force motrice inhérente à la
psyché de produire cette fonction anticipatrice au niveau de la
conscience, E. Bloch recourt au concept du « manque », mais
autrement que Jean-Paul Sartre, en identifiant ce « manque » à
la fonction organique élémentaire de lafàn?).
La faim en tant que moteur primaire de la suppression de
l'état de pénurie, de la rareté, du non-avoir, d'un état d'insatis-
faction tendant veis un accomplissement, vers le but de sa
satisfaction, cette faim a, dans le processus décrit par E. Bloch,
la fonction précise de se manifester en tant que facteur de réa-
lisation potentielle sur une trajectoire processuelle orientée vers
un but, un « quod » (qui n'existe, jusqu'à maintenant, qu'à
l'état d'un pré-conscient [ Vorbewufîtes]). En tant que force
motrice opérant dans le pré-conscient, la faim est par consé-
quent considérée comme un agent important de ce processus du
« devenir » (Werden).
i Le non-avoir, le non-encore être, le non-encore-se-posséder
est décrit, par E. Bloch, comme une catégorie qui, du moins
dans une première phase, relève entièrement de la subjectivité
de l'individu isolé, aliéné qui aspire vers une auto-réalisation qui
Inconscient ou : non-encore-conscient ? 77

ne peut pas encore se concrétiser. Le leitmotiv « Je vibre. Très


tôt déjà, on cherche. On est tout avide, on crie. On n'a pas ce
qu'on veut. 8 » placé en exergue de plusieurs ouvrages9 d'Emst
Bloch, explique bien ce début de la réflexion philosophique
biochienne dans la subjectivité du moi isolé, tout en indiquant >'
en même temps la suprématie de la catégorie du « devenir », du
« fieri » sur une conception statique de l'étant, rejoignant bon
gré mal gré la tradition des Eléates.
Il nous paraît indispensable de souligner, dans ce contexte,
que la base de la théorie biochienne de la conscience anticipante
est forcément une autre théorie des pulsions qui - en dépit de
sa parenté formelle avec ce théorème-clef de la psychanalyse
freudienne - a une signification tout à fait différente.
Tout en reconnaissant l'importance du « pré-conscient » dans
la psychanalyse freudienne, Bloch — qui se sert de cet aspect
spécifique des découvertes de Freud pour l'instrumentaliser
dans sa propre théorie du non-encore-conscient, a clairement
tendance à renverser, voire à remplacer la théorie freudienne
de l'inconscient — définie comme couche de la vie psychique
caractérisée par sa capacité d'accumuler le vécu et les désirs
refoulés depuis la première enfance, comme couche de la
psyché où les refoulements des conflits pré-œdipiens
s'accumulent — par une théorie de l'activité psychique, oppo-
sant le pré-conscient et Yinconscient, et considérant, à l'inverse
de Freud, la pulsion primaire (la faim) et la tension nette
(« nacktes Streben ») comme les principaux éléments de la
réalisation du moi.
Bloch fait d'abord la distinction entre : a) « Ce qui nous
pousse en avant » (Drang) 10 : cette « force vague et imprécise »
(Drang) qui se manifeste d'abord à l'intérieur de l'âme et qui
tend vers l'extérieur; b) entre l'aspiration (Sehnen) définie en
tant qu'état extériorisé du moi1 et le « souhait'tendant vers
un but », dépeignant « une image de ce qui devrait être fait »
et la conservant fidèlement »1 Selon Bloch, c'est la tendance
pulsionnelle vers le but (Zieltendenz) qui transforme le désir
pur et instinctuel en désir général. « Le but » dit Bloch, « vers
lequel la pulsion s'oriente est en même temps ce qui est propre
à l'apaiser (pour autant que ce but soit accessible). L'animal
cherche à atteindre l'objectif que lui dicte l'appétit du moment,
mais l'homme, en plus, se le dépeint d'avance » 1 3 . Mais dans
la mesure où le désir se transforme en « souhait », il acquiert
la représentation plus ou moins déterminée de quelque chose
« de meilleur ». « L'exigence du souhait », dit-il dans le « Prin-
78 Figures del'Utopiedans la pensée d 'ErnstBloch

cipe Espérance », « devient plus grande à mesure que se parfait


la peinture d'une chose meilleure et même parfaite» 1 4 . Le
désir, qui peut se manifester aussi d'une façon passive et rési-
gnative (de sorte qu'il s'épuise dans un état imaginaire), doit
( cependant être distingué de la volonté qui est définie comme
• l'état d'une progression nécessairement active vers un but, vers
une extériorisation qui prend comme seule mesure les données du
réel. A l'inverse de cette conception, Sigmund Freud définit les
pulsions essentiellement en tant que concepts « d'excitation »,
à savoir « d'excitation organique ». Les pulsions sont pour lui
identiques à la « représentation psychique d'une source d'inci-
tation intra-somatique organique fonctionnant comme un flux
continuel» 1 5 . Freud fait, entre autres, la distinction entre
« incitation » et « stimulation » — cette dernière étant définie
par les excitations provenant de l'extérieur. « Pulsion » devient,
chez Freud, un concept de délimitation de la vie psychique et
physique. Quant à la nature des pulsions, Freud souligne
qu'elles n'ont aucune qualité particulière, mais qu'elles ne sont
importantes qu'en tant que mesures pour la vie psychique. « Ce
qui distingue les diverses pulsions entre elles, c'est leur rapport
aux sources et aux tendances somatiques. L'origine de la pulsion
est l'acte d'excitation et l'objectif le plus proche de la pulsion
est la suppression de cette incitation organique. 16 »
Selon Freud, il faut distinguer entre trois formes différentes
de pulsions (qui émanent toutes de la pulsion égotique fonda-
mentale) :
— la pulsion (ou : l'instinct) de conservation ;
— la pulsion d'agression (ou de destruction) ; et :
— la pulsion sexuelle (l'instinct vital en général et les pulsions
libidinales spécifiques).
Puisque Freud, en définissant le concept libidinal, parle lui-
aussi d'une analogie avec la pulsion de la faim, on pourrait con-
clure que Bloch se serait, au moins en ce qui concerne ce point
précis, inspiré de Freud. Mais, contrairement à Bloch, le fonda-
teur de la psychanalyse se refuse catégoriquement à définir la
faim comme pulsion primaire et fondamentale capable de trans-
<• former l'état obscur du pré-conscient dans l'état psychique du
' non-encore-conscient.
L'intérêt de Freud est plutôt concentré sur l'analyse des
différentes organisations prégénitales de la libido, et sur la dif-
férenciation entre la phase orale, anale et phallique ; l'introduc-
tion supplémentaire de la phase narcissique — placée entre la
phase auto-érotique et objectivée de la libido — sera d'une im-
Inconscient ou : non-encore-conscient ? 79

portance particulière pour l'élaboration de sa future méthode


psychanalytique.
Mais dans la théorie pulsionnelle de Bloch, le principal con-
cept de Freud — qui deviendra une sorte de concept-clé pour
toute la psychanalyse, à savoir la pulsion sexuelle —, ne joue
qu'un rôle mineur 17 ; il y attache aussi peu d'importance
qu'aux dérivations somatiques, à une seule exception près,
celle de la faim. Il serait cependant erronné de considérer ce
désintérêt de Bloch pour la pulsion sexuelle comme le signe
d'une hostilité générale à l'égard de la sexualité ou à l'égard de
toute théorie critique de la civilisation qui met l'accent sur
l'aspect de la sublimation et ses effets culturels-psychologiques
ou psycho-pathologiques. Ce refus s'inscrit plutôt dans le cadre
d'une attitude réservée de l'auteur du « Principe Espérance » à
l'égard de la totalisation du concept de cette pulsion dans une
espèce de pan-sexualisme qui finit par nier l'existence d'autres
pulsions et qui, tout en restant fixé sur l'analyse des procédés
individuels du refoulement de la sexualité à ses divers stades,
opère à partir d'un concept de l'inconscient qui exclut complè-
tement l'hypothèse qu'un pré-conscient puisse se transformer
dans un « non-encore-conscient » ou que l'horizon d'un « non- .
encore-conscient » puisse réellement faire partie des possibilités
du conscient. Le marxisme a jusqu'à maintenant, tout en recon-
naissant l'importance des découvertes freudiennes pour l'analyse
de la structure de la vie psychique individuelle, sa théorie de la
thérapie des névroses, etc., critiqué le déterminisme intrapsychi- ^
que de la doctrine freudienne et la mise entre parenthèses quasi
totale des déterminations de type socio-économique (v. Politzer,
etc.). Du point de vue marxiste orthodoxe, la totalisation du
concept de la libido ainsi que sa théorie de la sublimation des
pulsions sexuelles et du refoulé dans le travail culturel ont été
soumises à des critiques sévères, (v. Politzer, H. Lefebvre), bien
que les auteurs de l'école de Francfort et de l'école freudo-
marxienne (W. Reich, H. Marcuse...) aient tenté une synthèse
entre les connaissances résultant des découvertes freudiennes
dans le domaine de l'inconscient et la méthode dialectique-
matérialiste (marxienne). Bien que la position d'Emst Bloch à
l'égard de la psychanalyse puisse avoir subi la pression des criti-
ques marxistes orthodoxes — son principal ouvrage, le « Prin-
cipe Espérance », a d'abord été publié dans un pays qui a été
contraint d'adopter toutes les nonnes et censures idéologiques
imposées par le marxisme soviétique — la critique biochienne
de la psychanalyse freudienne est beaucoup plus nuancée et
80 Figures de l'Utopie dans la pensée d 'ErnstBloch

moins dogmatique : elle est caractérisée par une attitude beau-


coup plus compiéhensive à l'égard des recherches freudiennes
dans tous les domaines. Sans marcher dans les traces de ceux
qui, au nom du marxisme (ou du « marxisme-léninisme »
officiel), condamnent d'une façon sommaire, la psychanalyse
freudienne comme une science et une pratique « bourgeoise et
anti-marxiste », Emst Bloch en effet se limite seulement à
critiquer la tendance régressive de la psychanalyse qui se mani-
feste, avant tout, dans le travail d'analyse des complexes tel que
Freud l'a défini et expérimenté.
Le principal argument de la critique biochienne de la psycha-
nalyse se réduit donc à la constatation que Freud écarte de son
analyse de la structure psychique, des complexes (engendrant
les névroses, etc.) et de ses recherches sur l'inconscient en
général, tout élément de prospective.
« La psychanalyse », dit Bloch, « se veut souvenir subcortibal
ab ovo, isolé, retranché et comme elle le dit elle-même, souter-
rain, achérontique.1 8 »
Malgré ces réserves, Bloch engage cependant un dialogue réel,
mais critique avec Freud au sujet du concept du « pré-
conscient ». Alors que Freud a clairement tendance à considérer
1
le passage du « pré-conscient » au « conscient » comme un
[ mouvement presque « automatique » rythmé par le moment de
« fixation par l'attention 19 » (Aufmerksamkeitsbesetzung),
E. Bloch définit, dans le quinzième chapitre du « Principe
Espérance » le pré-conscient comme une « classe de conscience
nouvelle » qui représente le résidu oublié de la psyché, à savoir
cette couche de la vie psychique qui est en mesure de « rêver-en-
avant 30 », de s'orienter vers l'avenir. Freud qui, d'ailleurs,
n'évoque que très rarement, dans son œuvre le « pré-
conscient », ignore complètement cette dimension-là, son regard
scientifique — analytique et psycho-médical — est clairement
fixé sur le passé, vers la découverte de la « suisomption »
(Aufhebung) des complexes qui sont nés du fait d'un refoule-
ment d'un vécu conscient dans l'inconscient et qui sont considé-
rés comme « matrices inconscientes » d'un désordre ou d'un
ordre psycho-névrotique dont la genèse est liée aux conflits
œdipiens (ou pré-œdipiens), à l'éducation, à l'histoire familiale,
etc. Le rapport de l'inconscient freudien au « pré-conscient » de
Bloch pourrait aussi être défini comipe identique au rapport
entre le « rêve diurne » biochien au « rêve nocturne » de Freud.
Même si Freud, dans « L'interprétation des rêves 31 »
(Traumdeutung) (qui rend scientifiquement compte de toute la
Inconscient ou : non-encore-conscient ? 81

littérature ayant trait aux rêves depuis l'Antiquité jusqu'à la fin


du XIX e siècle), n'ignore pas complètement le concept de
« rêve diurne », ce concept est loin d'avoir, chez lui, la même
importance que les rêves nocturnes. Pour Emst Bloch, par
contre, les « rêves diurnes » sont, pour ainsi dire, l'argument
principal de sa tentative de déterminer avec exactitude la « clas-
se de conscience » du pré-conscient et du non-encoie-conscient. '
Bloch considère les rêves diurnes comme l'instance non encore
déterminée de l'inconscient, c'est-à-dire comme partie intégran-
te d'un espace où se manifeste la prédisposition et la produc-
tion / réalisation du nouveau2 2 .
Les rêves diurnes sont, selon Bloch, dans leur essence et leur
structure, des « rêves-en-avant », c'est-à-dire des rêves chargés
de matières et de contenus de conscience proto-utopiques. En >
tant que reflets de l'utopique dans la vie psychique, ces rêves
diurnes sont essentiellement des contenus de conscience annon-
çant un avenir 23 , un futur, et ils sont, en même temps, un
élément, un agent très important de h productivité humaine 24 .
Au sein de cette productivité créée par l'activité des « rêves
diurnes », E. Bloch distingue trois phases:
; 1) la phase d'incubation 2 5 (terme emprunté à la terminolo-
gie médicale) = phase de l'affirmation résolue (« heftiges Mei-
nen ») et de la visée (consciente et inconsciente) de quelque
chose qui est recherché ;
- 2) la phase de « l'inspiration 26 » (rendant possible la con-
naissance subite de l'évidence et le sentiment spontané du
bonheur) ; et,
3) la phase de l'explicitation 2 7 , où « s'accomplit enfin ce qui
s'était amorcé dans l'agitation et son pressentiment » 2 8 .
Pour illustrer cette dernière théorie de la productivité, Bloch
fait recours à la théorie kantienne et goethéenne du « génie
créateur » tout en l'instrumentalisant pour sa propre phénomé-
nologie dialectique du non-encore-conscient. Il attribue à v
l'homme créateur seul la capacité de réaliser les contenus struc-
turels et formels du pré-conscient. Ces contenus sont des por-
teurs-récepteurs de l'imagination utopique et sans eux les
« images d'un monde meilleur » ne pourraient pas se cristalliser
dans les œuvres des artistes.
D nous semble significatif que Bloch utilise fréquemment,
dans le cadre de l'analyse explicative de ce processus de produc-
tivité créatrice (propre au génie) le concept de « front » (Front-
begriff) en tant que « catégorie universelle » de son ontologie-
du-non-encore-être, en définissant le génie comme « L'être fron-
82 Figures de l'Utopie dans la pensée d 'Ernst Bloch

tique par excellence » (Frontwesen), en tant que « pionner


[travaillant] aux frontières d'un monde qui progresse » 2 9 , voire
comme « élément, combien capital, dans le monde en forma-
t i o n » 3 0 . «Sur le plan psychologique», dit Bloch dans le
« Principe Espérance », « la génialité est la manifestation d'un
degré particulièrement élevé de non-encore-conscient », donc
« de la puissance d'explicitation de ce non-encore-conscient
dans le sujet, dans le monde » 3 1 .
En réalité, Bloch met sur le même plan les catégories
« front », « aurore », «jeunesse » et « novum » en tant que
catégories de réalisation (Herausbringung), en tant que catégo-
ries de la « nouvelle praxis » qui aurait non seulement la fonc-
tion d'objectiver l'imagination créatrice dans les œuvres d'art
(la littérature et la grande musique), mais aussi d'oeuvrer à la
transformation historique du monde dans un sens révolution-
naire3 2 . Le non-encore-conscient englobe donc aussi toutes les
espérances de l'humanité, l'espérance des opprimés et des
exploités de s'émanciper de l'aliénation qu'ils vivent et qu'ils
i doivent quotidiennement supporter sous le joug de la loi de la
valeur et des rapports de production capitalistes.
Cet acte d'émancipation présuppose cependant la genèse,
l'existence d'une conscience « supra-contemporaine », l'envers
de la conscience dissimultanée » (non-contemporaine) que
Bloch analyse, avec toutes ses conséquences psychologiques,
sociales et politiques, dans « Héritage de ce temps » (livre mar-
qué par l'effort théorique d'Ernst Bloch visant à expliquer les
raisons psychologiques-sociales de la montée de la peste brune.)

Les concepts de non-encore-conscient, de supra-contempora-


néité (« Dbergleichzeitigkeit »), de «jeunesse », de « révolte »
et de « temps du changement » (Wendezeit) sont donc étroite-
ment associés dans la pensée biochienne ; ils sont presque inter-
changeables de sorte que les concepts « d'époque de l'élan »
(Aufbruch) de « jeunesse » et de l'irruption du « nouveau »
dans la scène de l'histoire sont devenus opératoires pour la défi-
nition d'une nouvelle dimension spatio-temporelle où la con-
science supra-simultanée (ubergleichzeitig) se manifesterait
d'une façon décisive et radicale en tant que phénomène socio-
culturel, historique, social et poli tique transindividuel. C'est le
« Nouveau » (dans le sens de l'avènement de la démocratie, de
la fraternité, de la révolution (dans un sens plus large) qui ferait
ainsi irruption dans le concret-réel de l'histoire3 3 .
CHAPITRE IV

ERNST BLOCH
ET LES XI THESES DE MARX SUR FEUERBACH*

Dans sa conférence prononcée à l'occasion du 150 e anniver-


saire de Karl Marx, à Trêves, en 1968, intitulée « Marx, marche
debout et utopie concrète » (Marx, aufrechter Gang und Kon-
krete Utopie1 ), Emst Bloch, après avoir passé en revue, d'une
manière critique, les deux grandes déviations historiques, les
deux grands révisionnismes du marxisme au XX e siècle (la dévia-
tion social-démocrate et la déviation stalinienne), ne cesse de
souligner qu'on puisse parfois avoir l'impression que le
marxisme souffre moins des méfaits de ses ennemis déclarés que
des actions de ses soi-disant amis2.
Sous la forme étatique des pays de l'Est, il développe, dit
Bloch, une force de propagande négative3 - conséquence du
fait historique que le marxisme a trouvé sa première chance his-
torique réelle dans la Russie post-tsariste, et non, comme Marx
l'avait prévu, dans l'occident des démocraties bourgeoises. (Sur
ce point, E.B. rejoint parfois le point de vue de Rudi
Dutschke4 exprimé dans son livre sur Lénine.) Ce changement
d'horaire de la Révolution est, d'après Bloch, principalement
responsable de la « tsarisation » du marxisme en Union Sovié-
tique, de la déviation bureaucratique et terroriste-policière du
socialisme d'Etat sous l'ère stalinienne5.
Selon Emst Bloch, seul le retour à l'héritage de la Révolution
Française, à l'héritage démocratique de la République des droits
des citoyens, et la synthèse de cet héritage avec le projet utopi-

* Contribution au Colloque international : L'œuvre de Maix, un siècle après


(17/20 mars 1983; C.N.R.S., Paris X, Nanterre) (G. Labica).
84 Figures de l'Utopie dans la pensée d 'ErnstBloch

que socialiste pourront sauver le visage authentiquement démo-


cratique du projet marxiste; et, à l'appui de cette thèse,
E. Bloch cite, entre autres, la phrase par laquelle Marx conclut
ses analyses dans « L'introduction à la Critique de la philoso-
phie hégelienne du Droit » 6 , en considérant cette phrase comme
une prophétie qui ne s'est pas encore vu réaliser :
« Si toutes les conditions immanentes [pour la victoire de la
classe ouvrière] sont bien réunies, le jour de la résurrection sera
proclamée par le cri du coq gaulois ! 7 » et E. Bloch rajoute:
Cette phrase-là aura un jour raison dans l'avenir, en ce qui con-
cerne la prise des bastilles du monde entier» (E. Bloch :
« Ûber Karl Marx », Francfort, 1968, p. 169).
Bloch souligne aussi, à propos de la dialectique maître/escla-
ve et de la fonction du concept de « vérité » dans la philoso-
phie de Karl Marx, que pour Marx la vérité n'est pas une
vérité-en-soi, mais que cette vérité est conçue comme vérité de
l'émancipation9, comme interprétation (Cf. les 11 Thèses sur
Feuerbach !) du monde dans le but de sa transformation,
comme clé théorique devenant le levier d'une praxis transforma-
trice, et comme une sorte de mode d'emploi (« Anweisung »)
théorique pour une pratique humaniste10. Selon Ernst Bloch,
ce marxisme profondément humaniste dans ses racines n'a pas
encore historiquement déployé ce qui germait, ce qui fomen-
tait déjà dans son existence passée ; et la véritable amélioration
du monde qu'il visait, et qui est déjà existante, à l'état de la-
tence, comme tendance réelle proto-utopique11 du monde,
n'a pas encore pu se réaliser. (Inutile de souligner que ce « pas
encore » (« Noch Nicht ») est une catégorie fondamentale de
la philosophie de la praxis biochienne qui s'appuie sur le théo-
rème de l'existence d'un horizon non-encore perçu, non-encore
existant du réel, et d'une dialectique entre le réel et le possi-
ble1 2 se réalisant à l'horizon de l'étant par intermédiaire de la
catégorie de la possibilité telle qu'elle apparaît aussi comme
catégorie universelle de la transformation praxéologique dans
la « Métaphilosophie » d'Henri Lefebvre 13 ... !) L'utopie con-
crète1 4 s'inscrit, dit E. Bloch, dans l'horizon de ce processus
de transformation ; et sa préapparition doit déjà marquer hic et
nunc la praxis marxiste de ceux qui se réclament aujourd'hui,
sur le plan de la théorie ou dans la pratique du militantisme, des
idées de Kari Marx.
Cette appropriation de l'héritage de Karl Marx, dans un sens
à la fois révolutionnaire et humaniste, s'accompagne de certai-
nes critiques formulées surtout à l'égard de F. Engels, et à un
Ernst Bloch et les XI Thèses de Marx sur Feuerbach 85

moindre degré à Marx lui-même. Le principal reproche qui lui


est adressé par E. Bloch est d'avoir certes bien souligné le rôle
extrêmement important des socialistes utopistes (Fourier, Saint-
Simon, Owen) en tant que précurseurs du socialisme, mais
d'avoir complètement passé sous silence l'extrême importance
des théoriciens du droit naturel avec toutes ses implications con-
cernant le postulat de la dignité humaine (dans le sens kantien
du terme) pour la parole, le mot d'ordre émancipatoire du
marxisme15. Selon E. Bloch, la non-prise-en-considération de
ce vecteur important aurait eu, comme conséquence inévitable
le renforcement des effets centralisateurs de l'Etat (socialiste)
sous le stalinisme par le manque fatal dans le domaine des
conquêtes démocratiques bourgeoises en Russie 16 . Karl Marx
lui-même n'aurait pas mis assez l'accent sur la sauvegarde abso-
lue des libertés individuelles, par crainte de se livrer ainsi à une
apologie implicite de l'idéologie capitaliste privée (qui est his-
toriquement liée à ce concept) 1 7 .
Emst Bloch fait sienne aussi la célèbre parole de Rosa
Luxemburg: « Pas de socialisme sans démocratie, pas de démo-
cratie sans socialisme », donc: pas de socialisme sans participa-
tion réelle au pouvoir, à la gestion, des individus socialistes1 8 ,
sans respect réel des droits du citoyen, des libertés individuelles,
des droits à l'expression libre, etc. ; « pas de socialisme sans
héritage réel à la 'substance utopique des précurseurs historiques
du marxisme19 » et du socialisme actuel, sans inscription vérita-
ble dans le projet et dans la pratique socialistes, de l'émancipa-
tion réelle. Pour mieux décrire la dimension nouvelle de cette
option (qui ne fait que reprendre l'essentiel des revendications
et des critiques de Rosa Luxembuig à l'égard de Lénine),
E. Bloch emploie, entre autres, le concept de « l'orthopédie de
la marche debout » 2 0 (Orthopâdie des aufrechten Ganges)
comme tâche prioritaire d'un marxisme rénové.

Le socialisme authentiquement humain, dit E. Bloch, doit ne


pas se passer de ce droit humain suprême.
A la question se posant de savoir: « Est-ce que la distinction
faite par E. Bloch entre « courant chaud » et « courant froid »
dans le matérialisme historique et dialectique, dans la rivalité
entre deux tendances internes à l'histoire du marxisme après
Marx, s'applique-t-elle à Marx lui-même ?, il est, je pense,
légitime de donner la réponse suivante:
La critique selon laquelle le marxisme en tant que théorie
scientifique de la transformation du monde aurait délibérément
86 Figures de l'Utopie dans la pensée d 'ErnstBloch

swr-développé — après K. Marx — la dimension scientifique du


matérialisme historique et dialectique, s'applique, d'après Bloch,
surtout à Engels31 et aux théoriciens marxistes de la II e et de
la III e Internationale, mais pas nécessairement à K. Marx auquel
E. Bloch rend constamment hommage. Malgré ses réticences à
l'égard de la volonté de F. Engels de rattacher la pensée de
Marx au courant scientifique / scientiste (optimiste et presque
évolutioniste-positiviste) de l'époque, E. Bloch ne nie pas com-
plètement l'importance du « courant froid » dansl'œuvrede Marx,
du « courant de démystification détective par l'économie »23,
médiatisant en permanence la contradiction subjective avec les
rapports objectifs-réels, mais il s'insurge contre la limitation de
la perspective à l'étape prochaine sans considération du but.
Chez Karl Marx, souligne E. Bloch, l'objectif de ce but final
était toujours présent, théoriquement présent dans chaque
grève des travailleurs déclenchée pour obtenir une augmentation
des salaires..., dans chaque action des opprimés en vue de leur
émancipation 33 . Mais ce courant froid — condition de possibi-
lité d'une analyse critique du capitalisme, du monde moderne
— risque de rester inefficace comme instrument critique d'une
philosophie de la praxis (marxiste) visant la transformation radi-
cale de ce monde, s'il n'est pas complété au niveau de la théorie
et de la pratique par le courant chaud, exprimant la critique
idéologique, la critique des fausses valeurs de la conscience réi-
fiée, de toutes les mystifications légitimant la continuation
historique des rapports de domination et d'aliénation ; courant
chaud qui permet de faire la synthèse entre éthique socialiste et
pratique politique nouvelle, entre imagination et conquête du
pouvoir, entre théorie et pratique. Sans le nommer explicite-
ment, E. Bloch prône ainsi, comme Herbert Marcuse74 et Henri
Lefebvre2S, une révolution culturelle, le concept d'une révolu-
tion totale interdisant de limiter la lutte contre l'aliénation à la
seule dimension économique.
Friedrich Engels est, d'après E. Bloch, coupable d'avoir prô-
né, en camouflant certains désaccords philosophiques sous-
jacents avec K. Marx, une progression trop rapide et trop dange-
reuse du socialisme en tant qu'utopie vers la science, « comme
si tout ce qui est utopique n'était qu'abstrait, illusion ; comme
si, dit Bloch, l'objet de la science n'était que les « faits bruts »
(facta) », alors que Marx est tout à fait, comme le souligne
E. Bloch, un penseur de la processualité (« Progre0denker »)2 6 .
C'est ainsi qu'Emst Bloch nous met constamment en garde
contre le malentendu empiriste du marxisme (très en vogue dans
Ernst Bloch et les XI Thèses de Marx sur Feuerbach 87

les pays anglo-saxons) qui aurait tendance à rayer, à supprimer


cette finalité utopique comme quelque chose relevant exclusi-
vement du domaine de l'imaginaire, de l'abstrait, du non-
concret. Mais ce qu'Emst Bloch veut démontrer, c'est justement
le contraire : c'est la nécessité de la complémentarité des deux
aspects: de la complémentarité du courant froid et du courant
chaud dans le marxisme, de la cohabitation d'un courant d'ana-
lyse économique dit « détectiviste » et « froid » et d'un héritage
utopique se référant constamment à un passé pré-capitaliste,
romantique, mais annonciateur de l'avenir du règne de la Li-
berté.
C'est dans le dix-neuvième chapitre du tome 1er du « Principe
Espérence » consacré aux Thèses de Marx sur Feuerbach »2 7
qu'Emst Bloch est le plus explicite quant aux prémisses théori-
ques de cette rénovation du marxisme sous le signe du « courant
chaud » et du sauvetage de la substance utopique.
Dans son interprétation, Emst Bloch subdivise les 11 Thèses
de Marx en quatre groupes: 1) le groupe relatif à la théorie de
la connaissance (constitué par les thèses 1, 3 et S); 2) le groupe
anthropologique-historique (constitué par les thèses 4, 6, 7, 9 et
10); 3) le groupe relatif à la Théorie-Praxis (constitué par les
thèses 2 et 8) et finalement le « groupe-en-soi » constitué par la
Xlème thèse - qu'Emst Bloch baptise « Le mot d'ordre »2 8
pour souligner l'extrême importance de cette thèse pour la ge-
nèse de la philosophie matérialiste de la praxis marxienne). En
approfondissant la critique par Marx de la nature strictement
contemplative du matérialisme feuerbachien (qui exclut toute
pratique matérialiste-transformatrice), E. Bloch souligne les
aspects suivants de la critique marxienne :
a) la critique du primat de l'être sur la conscience (P.E., I,
p. 312);
b) l'absence de la relation d'oscillation constante entre le
sujet et l'objet qui s'appelle travail (P.E., I, p. 310);
c) l'absence de la réflexion de « l'activité humaine concrète »
(dans le matérialisme feuerbachien) (P.E., I, 310);
d) le constat que Marx, en tant que matérialiste justement,
« insiste sur le fait que le facteur subjectif de l'activité produc-
tive est, précisément, au sein de l'être, lui aussi un facteur
objectif au même titre que l'objet » (P.E., I, 315). (Bloch affir-
me en effet que l'homme travaillant, « cette relation sujet-
objet qui se retrouve dans toutes les « circonstances » fait chez
Marx carrément partie de la base matérielle; le sujet dans le
monde est lui aussi du monde » 2 9 .)
88 Figures de l'Utopie dans la pensée d 'ErnstBloch

Sans vouloir nier l'importance des thèses relatives à la théorie


de la connaissance et à la problématique anthropologique-histo-
rique3 E. Bloch ne cache nullement, pendant ses réflexions
sur les Thèses de Marx sur Feuerbach, que la clé théorique (dont
il s'agirait de se ressaisir pour la définition d'une théorie de la
praxis vraiment révolutionnaire, dans le sens de Marx) figure
plutôt dans le groupe 3 et 4, rebaptisé, par lui-même, « groupe
Théorie-Praxis » et « mot d'ordre » 3 1 .
En commentant la deuxième thèse 32 (formant, d'après
Bloch, un groupe autonome avec la huitième, au sein du 3 e
groupe), Bloch s'efforce non seulement de souligner le caractère
créateur et novateur de la critique marxienne de toute pensée
(se réclamant, à tort, du matérialisme) qui s'isole de la praxis et
qui court ainsi forcément le danger de devenir une nouvelle sco-
lastique; mais il démontre aussi, avec des accents critiques à
l'égard de Bruno Bauer et de Moses Hess, que toute « philoso-
phie de l'action » dépourvue de la base d'une théorie dialectique
de l'économie et tendant à prôner une simple réforme de la
conscience serait insuffisante. « La théorie et la praxis ne font,
d'après Marx, tout comme d'après Lénine, qu'osciller constam-
ment. Par ce mouvement de balancement entraînant les échan-
ges et l'interpénétration continuelle des deux, la praxis présup-
pose la théorie, impliquant qu'elle-même donne le jour à et a
besoin d'une théorie nouvelle pour le développement d'une
praxis nouvelle. Jamais valeur si grande ne fût reconnue à la
pensée concrète car elle est ici la lumière éclairant l'action et ja-
mais l'action ne fut plus estimée car elle devient ici le couronne-
ment de la vérité.3 3 » Comme Lénine, Ernst Bloch souligne le
principe de la partialité comme condition préalable d'une prati-
que théorique nouvelle, orientée en avant, regardant vers l'ave-
nir, construite sur une analyse dialectique matérialiste des con-
tradictions du monde réel (la société capitaliste) et sur l'instru-
mentalisation des tendances utopiques (ou partiellement utopi-
ques) de l'étant. (« Sans partialité du point de vue révolution-
naire de classes il n'y a plus qu'un idéalisme en arrière au lieu
d'une praxis en avant. Sans primauté de la tête jusqu'au bout, il
n'y a que les mystères du dénouement au lieu du dénouement
des mystères. Dans la conclusion éthique de la philosophie
feuerbachienne de l'avenir il n'y a ni philosophie, ni avenir; la
philosophie marxiste au service de la praxis a mis les deux en
marche ; l'éthique, enfin, se fait chair.3 4 »)
C'est cette revendication du marxisme en tant que pratique
d'une nouvelle éthique, a priori méfiante à l'égard de toute
Ernst Bloch et les XI Thèses de Marx sur Feuerbach 89

totalisation — gratuite — de l'économique, refusant le tout-


économique — comme il récuse la vulgarisation du marxisme
en tant que science (positiviste) du progrès —, qui est caracté-
ristique de la pensée marxiste d'E. Bloch. Comme nous l'avons
démontré ailleurs 35 , ce retour au primat de l'éthique n'est
pas sans affinité, chez E. Bloch, avec les impératifs éthiques de
la « nouvelle religion de la fraternité » prônée par le saint-
simonisme, comme il témoigne aussi de l'influence exercée sur
la pensée d'E. Bloch par des penseurs anarchistes (religieux) tels
que Gustav Landauer qui dans son « Appel au Socialisme »
(1911) et dans son écrit « La Révolution » (1907) avait défini
la société socialiste de l'avenir comme la fédération associative
d'une communauté fraternelle entre les hommes basée sur une
nouvelle éthique utopico-religieuse3*. (L'oeuvre de G. Landauer
est marquée, comme celle du jeune Ernst Bloch, par l'enchevê-
trement des traditions du socialisme utopique avec les traditions
de pensée du messianisme judaïque.)
Mais revenons aux réflexions d'E. Bloch consacrées aux
Thèses de Marx sur Feuerbach.
Au sujet de la Thèse XI (« Les philosophes n'ont fait qu'in-
terpréter le monde de diverses manières, mais ce qui importe
c'est de le transformer »), E. Bloch nous met sérieusement en
garde contre toutes les interprétations et attitudes abusives
confondant la volonté transformatrice soulignée par Marx, avec
un pragmatisme pratique et un practicisme empirique qui « tri-
che avec la thèse XI » (Bloch, P.E., I, 332). (Cela vise non seule-
ment le pragmatisme philosophique d'un William James, mais
aussi et surtout le pragmatisme de type social-démocrate et
réformiste au sein du mouvement socialiste.) Saisir le « Capi-
tal » comme « étendard de la connaissance » signifie, d'après
Bloch, non pas l'utiliser en tant que « Guide du Succès » ou de
« Propagande pour l'action », comme recettes pour actes hé-
roïques rapides », mais se livrer, à l'aide de ses enseignements,
de ses analyses à « l'exploration dialectique philosophique des
rapports les plus complexes de la réalité » 3 7 .
Le marxisme en tant que science des tendances tel qu'il est
(re)défïm par E. Bloch, est la « science médiatisée de l'ave-
nir » 3 8 , la science de la réalité riche de ses possibilités objecti-
ves; tout en critiquant les contenus et les formes de fausse
conscience d'un point de vue matérialiste, cette science nouvelle
doit être en pleine possession de son héritage culturel, doit être
ouverte à la « perception des propriétés de la réalité qui sont
porteuses d'avenir » 3 9 .
90 Figures de l'Utopie dans la pensée d 'Ernst Bloch

C'est pourquoi la philosophie se réclamant de Marx ne repré-


sente pas « une science propre, dominant toutes les autres
sciences », mais une « connaissance et une conscience particu-
lière du totum contenu dans toutes les sciences ». Elle est,
d'après la définition donnée par E. Bloch, la conscience progres-
sante du totum progressant, ce Totum qui n'est pas encore
factum mais évolue en même temps que le Non-encore-Devenu
dans le gigantesque ensemble du Devenir4 0.
L'analyse dialectique de la situation, des tendances dialecti-
ques, des lois objectives et des possibilités réelles doivent con-
verger, selon E. Bloch, dans cette nouvelle pratique scientifique,
philosophique et révolutionnaire de la transformation du mon-
de, d'une « transformation philosophique s'effectuant essentiel-
lement à l'horizon de l'avenir totalement fermé à la contempla-
tion, ... mais bien intelligible grâce au marxisme » 4 1 .
Est-il vraiment nécessaire de souligner que cette conception
nouvelle d'une pratique philosophique marxiste (réclamant l'im-
pératif éthique et l'héritage utopique) se distingue radicalement
de la définition de la pratique théorique donnée par Louis
Althusser*2, en subordonnant le facteur scientifique de cette
activité au facteur philosophique en privilégiant la dimension
éthique du projet marxiste et en définissant le matérialisme dia-
lectique et historique comme science, en tant que science des
tendances, donc : science de l'avenirA 3 ?
En liant le projet marxien du « devenir-monde de la philoso-
phie » et du « devenir-philosophie du monde » à la problémati-
que du travail de la catégorie de possibilité à l'horizon de
l'étant, Bloch intègre la conception marxienne d'une philoso-
phie devenue praxis dans l'horizon plus vaste d'une ontologie du
non-encore-être basée sur l'hypothèse d'une extériorisation pos-
sible de l'immanence utopique de l'étant et d'un destin utopi-
que final (et salutaire) d'un monde en processualité (perma-
nente), d'un monde, certes inachevé, mais perfectible grâce au
travail de la catégorie « possibilité »4 4 .
C'est sur ce point précis qu'Ernst Bloch est en train de com-
pléter voire de dépasser même (dans les dimensions de son pro-
jet global de l'avenir de la société) Marx ; mais en ce qui con-
cerne le problème de l'aliénation et son abolition — coïncidant
d'après Marx avec la réalisation finale de la philosophie, avec la
fin de toute philosophie — E. Bloch rejoint précisément le
jeune Marx des « Manuscrits économico-philosophiques » de
1844 en soulignant que l'ultime eschaton philosophique devrait
être la réalisation de la « consubstantialité de l'homme et de la
Ernst Bloch et les XI Thèses de Marx sur Feuerbach 91

nature (naturalisation de l'homme, humanisation de la nature),


à savoir « la société qui réalise... la véritable résurrection de la
nature, le naturalisme constitué de l'homme et l'humanisation
constituée de la nature »4 s .
CHAPITRE V

LE MESSIANISME JUIF
DANS L'ŒUVRE DE JEUNESSE D'ERNST BLOCH*

Emst Bloch rompt radicalement avec la conception mystique


classique qui prône la compression totale du temps, sa constric-
tion subjective allant jusqu'à la disparition totale du facteur
« temps » 1 . L'union mystique se réalise, par exemple dans la
mystique de Jacob Boehme, dans la fusion de l'auto-constric-
tion de Dieu avec le moi descendu dans le grand fonds de l'âme,
et cette idée propre à la mystique allemande du Haut Moyen-
Age réapparaît encore au début du XIX e siècle, dans la philoso-
phie de la nature de Schelling3.
La temporalisation du processus initiatique mystique va de
pair, chez Bloch, avec l'introduction d'une dimension éthique
révolutionnaire. Cette nouvelle éthique - une éthique du salut
communautaire - est dérivée de la temporalité du monde, et
elle veut se constituer en tant que praxis-théorique dans le sens
de la critique marxienne des Thèses de Feuerbach. Dans la ten-
tative visant ainsi à enrichir le marxisme et sa théorie révolu-
naire par l'apport de la mystique, par l'héritage mystique de
l'unité du sujet et de l'objet et de l'idée d'une possible unité
cosmique, Bloch transgresse évidemment Marx dans le domaine
de la théorie de la connaissance, en identifiant la suppression de
l'alinéation telle qu'elle a été définie par Hegel et par G. Lukàcs,
à la suppression de toute objectivation. Cette transgression, dit

* Primitivement, cette étude sur la dimension meiaaniaque juive dans la pensée


d'Ernst Bloch fut une conférence prononcée en mars 1982 dans le cadre du séminaire
sur le « messianisme juif et la pensée utopique-socialiste en Europe-Centrale » de
Michael Lôwy, à rEcole des Hautes-Études en Sciences Sociales. Le texte original de
cette conférence a été entièrement réécrit et remanié pour cet ouvrage (A.M.).
94 Figures de l'Utopie dans la pensée d 'Ernst Bloch

Steinacker-Berghâuser, permet à Bloch d'un côté de continuer


à penser le prolétariat en tant que sujet principal de la transfor-
mation du monde dans l'histoire, et de l'autre de refuser de le
considérer comme agent principal de l'identité métaphysique.
Celle-ci ne sera plus, selon l'anthropologie biochienne, le pri-
vilège exclusif d'une classe (du prolétariat); mais elle peut être
atteinte par tous les hommes 3 . En d'autres mots : l'originalité de
la pensée biochienne est, dans une large mesure, d'avoir intro-
duit la formule de l'identité de la mystique et la métaphysique
en général, dans l'anthropologie matérialiste du marxisme, c'est-
à-dire d'avoir tenté d'élaborer une synthèse entre la métaphysi-
que subjectiviste et théocentrique de la mystique et la vision
marxienne de l'émancipation de l'individu et des classes oppri-
mées dans une société sans aliénation, la société de l'avenir de
l'humanité. D est presque inutile de mentionner qu'à cause de
cela, l'œuvre de Bloch a été l'objet de polémiques et d'attaques
violentes de la part des représentants du marxisme orthodoxe,
du stalinisme, et en particulier, d'un ancien collègue à l'Institut
Philosophique de Leipzig où Bloch enseignait de 1949 à 1957,
Rugard Otto Gropp qui, dans une série d'articles publiés dans le
« Neues Deutschland » (l'organe officiel du P.C. est-allemand),
dénonçait cette « philosophie mystique de l'espérance se récla-
mant du marxisme » en insistant sur la soi-disant « incompati-
bilité » de « ses idées mystiques » avec le matérialisme dialecti-
que et historique de Marx et d'Engels !
Puisque c'est surtout l'œuvre du jeune Ernst Bloch qui est
marquée par cette grande ouverture vers la pensée mystique, il
est tout à fait légitime de souligner, comme le fait Anton
F. Christen4 dans son ouvrage : « Sur la métaphysique de la ma-
tière chez Ernst Bloch », la tendance perceptible chez Bloch à
l'époque où il rédige « L'Esprit de l'utopie » et le « Thomas
Munzer, Théologien de la révolution », vers « l'existentialisation
de la problématique du sens de l'existence humaine » s . Le lieu
de l'utopie dans cette pensée, souligne Christen, est avant tout
le sujet humain, et c'est la raison principale pour laquelle le
jeune Bloch pensait la rédemption comme une émergence de
l'utopique de la sphère du sujet, du moi individuel, comme un
acte de libération, d'émancipation des contraintes matérielles
de la nature dans son intériorité et dans son extériorité'. Ceci
justifierait, à la rigueur, la comparaison avec un motif caracté-
ristique de la gnose, à savoir la croyance dans la résurgence et
la résurrection de l'âme, dans son émancipation de la « prison »
matérielle du corps. La gnose insiste sur la séparation radicale
Le messianisme juif dans l'oeuvre de jeunesse d'Ernst Bloch1OS

du spirituel et du matériel et on pourrait effectivement faire le


rapprochement avec les éléments, les structures de pensée
d'origine apocalyptique et gnostique — dualiste dans « L'Esprit
de l'Utopie » et le « Thomas Miinzer » de Bloch.
A rencontre de Steinacker-Berghâuser, Christen insiste beau-
coup moins sur l'aspect de la recherche de l'identité mystique
du moi avec le « fonds de l'âme divin » (« Ungrund », chez
Bôhme et Suso), mais plutôt sur l'effort perceptible chez le
jeune Bloch de fonder une « nouvelle attitude ethico-reli-
gieuse » capable de jeter les bases d'une praxis mystique 7 .
Citant 4a thèse de Michael Lowy8 de la persistance d'un
« anti-capitalisme romantique » dans l'œuvre du jeune Bloch et
du jeune Lukàcs, Christen a tendance à définir cette attitude
fondamentale éthico-religieuse chez Bloch comme l'expression
d'un « anti-capitalisme romantique » élargi par l'apport d'une
forte pensée mystico-libertaire, de sorte que cette dimension
ethico-politique se cristalliserait de plus en plus, dans l'œuvre de
Bloch, dans le postulat de l'utopie concrète de la communauté
mystique démocratique telle qu'elle a été élaborée, entre autres,
par Gustav Landauer, l'ami d'Ernst Bloch à l'époque de la
Révolution allemande et de la République des conseils de
Munich, dans «Scepticisme et mystique» (1903) et dans
« L'Appel au socialisme » (1911). La phrase suivante d'Emst
Bloch tirée de l'ouvrage « Durch die Wùste » (La Traversée du
Désert) publié en 1923, peu de temps après la deuxième édition
révisée et augmentée dtu L'Esprit de l'Utopie », illustre bien cette
hypothèse (le titre s'inspire d'un ouvrage de l'écrivain populaire
allemand Karl May, auteur d'ouvrages comparables à ceux de
Jules Verne) : « Dans la société où régnent la démocratie éthi-
que, où tous les liens sociaux sont fondés sur la bonté et la fra-
ternité et sur la capacité mystique de l'homme d'aimer (son pro-
chain), il n'y a plus de pouvoir. L'Etat en tant qu'organisation
supra-individuelle contraignante destinée à protéger la propriété
privée et à faire régner l'ordre doit disparaître et s'effacer de-
vant la nouvelle démocratie coopérativiste (« Genossenschaftsde-
mokratie ») (Bloch: Esprit de l'Utopie, éd. 1918; p. 410).
L'Etat en soi n'est « rien », il ne se fonde que sur l'ignorance et
l'aveuglement des sujets. « La condition préalable pour la cons-
truction du socialisme est une nouvelle éthique, la disparition de
toutes les contraintes extérieures et leur remplacement par des
attitudes fraternelles 9 .
Pour Bloch, comme pour Gustav Landauer 10 et Martin
Buber 11 , l'ennemi principal (en Europe et dans le monde) pour
96 Figures de l'Utopie dans la pensée d 'ErnstBloch

la réalisation de cette utopie sociale mystico-religieuse d'un


socialisme communautaire authentiquement fraternel, était
l'Etat autoritaire prussien de Guillaume II dominé par les
« junkers » (les hobereaux) et la caste militariste, « ennemi —
comme souligne Bloch dans l'ouvrage déjà cité ci-dessus — de
toutes les idées neuves, fraîches et pures, borné dans son anti-
intellectualisme ». L'exigence d'un renouveau spirituel s'accom-
pagne donc, chez Bloch comme chez Landauer, de la réfutation
totale du militarisme, du chauvinisme guerrier et de l'impéria-
lisme bourgeois caractérisant la veille de la Première Guerre
Mondiale. Ce combat mené simultanément sur le front philo-
sophique et politique que Bloch livre courageusement au côté
d'autres intellectuels oppositionnels luttant pour une Allemagne
démocratique et la défaite de leur patrie dans la Première
Guerre Mondiale, devient particulièrement transparent dans les
essais et articles publiés par Emst Bloch dans la « Freie-
Zeitung » (journal libre qui paraît à Berne), dans la revue
expressionniste « Die Weissen Blàtter » (édités par René
Schickele et Hugo Bail - amis tous les deux pendant son pre-
mier exil en Suisse de 1917 à 1919) et dans son essai « Quel-
ques programmes politiques et utopies en Suisse » ' 1 publié
dans « L'Archive pour les sciences et la politique sociale » de
MaxWeber, en 1918.
La comparaison des écrits de Gustav Landauer sur la Révo-
lution et de ceux du jeune Emst Bloch de la même époque per-
met de formuler l'hypothèse que la définition mystico-religieuse
du concept de l'utopie par le premier a beaucoup' influencé le
second et que Bloch se serait même directement inspiré de
Landauer dont l'ouvrage principal, « Skepsis und Mystik »
paraît déjà en 1903, donc 15 ans avant la publication de
« L'Esprit de l'Utopie » (1918). La similarité de la pensée entre
ces deux philosophes se manifeste à plusieurs niveaux: 1) au
niveau du recours commun aux grands utopistes de la Renais^
sance : Thomas More et Campanella ; 2) au niveau de la critique
de « l'idéologie allemande », du militarisme prussien et de
l'Etat autoritaire ; 3) au niveau de la très haute prise en considé-
ration du rôle de Thomas Muntzer en tant que « théologien de
la Révolution Sociale » pendant la guerre des paysans alle-
mands, comme 4) au niveau de la croyance dans la possibilité
d'un renouveau, d'une restauration d'un christianisme primitif
communicant — égalitaire et profondément fraternel. On y
trouve aussi les mêmes sympathies pour les mouvements dit
« hérétiques » du christianisme du Haut Moyen Age, pour la
Le messianisme juif dans l'oeuvrede jeunesse d'Ernst Bloch1OS

mystique juive et la même foi dans la future renaissance de


l'humanité par la concrétisation de l'utopie dans l'histoire 13 .
Il n'y a donc pas le moindre doute que les pages que Lan-
dauer a consacrées dans « La Révolution » (1911) à la guerre
des paysans allemands et au rôle de Thomas Muntzer dans ce
soulèvement au début du XVI e siècle (dans le centre et le sus-
ouest de l'Allemagne), ont été reprises par E. Bloch, sur un ton
presque identique (sans qu'il y ait eu plagiat, bien entendu) dans
son ouvrage « Thomas Miinzer - théologien de la Révolution »
(publié en 1922). Mais malgré l'évidence de l'ample identité des
points de vue entre les deux penseurs, force est de constater
qu'il existe aussi des différences. Une de ces différences s'ex-
prime dans le fait que Bloch renonce à la distinction faite par
Landauer entre « topie » et « utopie » ; une autre - plus impor-
tante — se situe à un niveau strictement philosophique: L'Uto-
pie est pour Bloch non seulement une catégorie historico-sociale
associée aux rêves-en-avant et à une nouvelle praxis (sociale et
politique), mais elle figure dans sa pensée aussi en tant que
catégorie ontologique. Landauer, par contre, rejette cette onto-
logisation du concept de l'utopie et s'oriente vers sa concrétisa-
tion hic et nunc, dans le monde du présent, sous la forme de
l'implantation de communautés rurales socialistes — formes
embryonnaires du kibboutz. Dans cet objectif, Landauer fonde,
en 1908, l'organisation « Der Sozialistische Bund » (Fédération
Socialiste) et crée, avec ses amis anarchistes, un certain nombre
de communautés rurales auto-gérées, dans le Nord de l'Alle-
magne1 4 (c'est la première guerre mondiale et la fin tragique
de Landauer — assassiné le 2 mai 1919 à Munich - qui mirent
fin à ce mouvement). Bloch ; par contre, sans vouloir désavouer
les efforts de Landauer dans ce domaine, considère l'utopie
avant tout comme tendance de l'étant, comme une tendance
immanente à la pensée humaine (à l'inconscient et à l'esprit
créateur de l'homme) comme à la matière. C'est le « non-pas-
encore-réalisé » de « l'étant » qui la caractérise, selon Bloch,
comme une catégorie du devenir et de l'avenir 15 . Dans cette
autre définition, l'utopie est à la fois omniprésente et nulle part,
présente dans l'étant à l'état de latence, émergeant, ici et là,
dans le réel, transperçant d'une façon intermittente, la norma-
lité banale du quotidien, se manifestant, par anticipation, dans
les grandes œuvres d'art, de littérature et, ce qui est très impor-
tant pour l'esthétique de Bloch, dans la musique 16 . Ceci ne
signifie absolument pas que Bloch refuse d'envisager le passage
décisif de « l'obscur de l'instant vécu » vers une pratique
98 Figures de l'Utopie dans la pensée d 'ErnstBloch

mystico-révolutionnaire dans l'histoire. Bloch, apparemment, ne


veut pas s'enfermer dans une quelconque intériorité de l'absolu,
dans la pure méditation qui, à l'instar de la philosophie indien-
ne, totalise la concentration du moi à ses forces mystiques inté-
rieures, à tel point que toute autre action dirigée vers l'extério-
rité devient quasiment impossible 17 .
Il considère plutôt le passage, l'action vers l'extérieur, comme
indispensable, mais sa conception de l'irruption finale, victo-
rieuse et définitive de l'utopie dans l'histoire s'enchevêtre avec
sa croyance (quasi)-religieuse dans le destin eschatologique de
l'histoire, et le triomphe final de l'utopie communautaire par
l'Apocalypse. Comme Walter Benjamin, E. Bloch affirme la
conviction d'un destin messianique de l'histoire ; comme pour
l'auteur des Thèses Philosophiques de l'Histoire, la tradition du
judaïsme, de l'eschatologie apocalyptique du judaïsme, le
« Tikkoun » (la restauration, le rétablissement, la réforme salu-
taire du monde) s'inscrit pour lui aussi dans un premier temps,
dans la vision d'un catastrophisme final dans la mesure où il ne
peut envisager l'avènement du messie sans le bouleversement
total de l'Etat et de l'Empire de ce bas monde, sans l'Apoca-
lypse horrible et salutaire impliquant la punition des coupables,
l'anéantissement du mal et la purification morale du monde.
Rien n'illustre mieux cette pensée eschatologique-apocalyptique
d'Emst Bloch que le passage suivant tiré du dernier grand cha-
pitre de l'« Esprit de l'Utopie » intitulé « Karl Marx, la mort et
l'apocalypse ». Abordant le problème de la mort, de l'avène-
ment du messie et de l'Apocalypse, Bloch écrit :
« ...lorsque les êtres inachevés, les sans-hâvres que nous sommes,
voient à ce point s'évanouir tout temps du monde, tout visage du mon-
de, dans l'ouragan furieux, par le diable lui-même orchestré, de ce
minuit du monde, dans l'écroulement sans mesure de tous les retranche-
ments et firmaments: alors nous sommes nus devant la Fin, incomplets,
tièdes, incertains, et pourtant « achevés », achevés au sens de la situa-
ton tragique, bien que détruits sous l'effet de tous autres désirs, con-
jonctions et fréquences que ceux de notre œuvre et de son temps labo-
rieusement arraché à Satan. C'est l'heure apocalyptique de Satan qui
rigne alors, et rien ne pèsera dans la balance, lors de cette fin prématu-
rée des travaux, tombant au gré de Satan mais sans appel, sinon la
plénitude de pureté et de préparation que nous aurons atteintes, la
richesse de notre âme et la mémoire de notre esprit, et ce que en général
nous serons devenus en tant que connaissance proclamée de notre nom,
du monde de Dieu enfin trouvé, afin que tout ne soit pas vain, afin que
le cheminement ne soit pas frustré de son objectif et que tout ce qu'il
a enfanté: vie, Sine, œuvres, mondes d'amour — ne sombre pas sans
Le messianisme juif dans l'oeuvre de jeunesse d'Ernst Bloch1OS

laisser ne serait-ce qu'un geime dans la poussière du désastre cosmique.


Seul l'homme de bien qui se souvient, qui garde la clé, peut, dans cette
nuit d'anéantissement, amener le matin: si toutefois ceux qui sont
restés impurs ne le paralysent pas, si toutefois son appel au Messie a
suffisamment de lumière pour attirer les mains salvatrices, pour assurer
la grâce d'arriver au port, pour éveiller les forces bénéfiques vivifiantes
du Royaume du Sabbat, et pour qu'ainsi l'incendie de l'Apocalypse,
brutal, satanique, asphyxiant, soit étouffé et surmonté à l'instant
même de sa victoire1* ». {L'Esprit de l'Utopie, trad. de l'allemand par
Anne-Marie Lang et Catherine Piron-Audard, Paris, Gallimard, 1977,
p. 327-328).
Nous trouvons donc, chez Bloch, les mêmes motifs que dans
la philosophie, je dirais presque la théologie de l'histoire de
Walter Benjamin : le motif du choc, le motif de la chute de Lu-
cifer et le motif du salut, mais il me semble indispensable de
souligner cependant quelques divergences, quelques différences
de vue.
1)Même si le catastrophisme fait partie de la conception
eschatologique de l'histoire, dans la philosophie biochienne, rien
ne permet de prétendre que Bloch partage aussi la théorie benja-
minienne d'un automatisme catastrophique et ni son pessimisme
en ce qui concerne la notion du progrès de l'histoire.
2) Si chez Benjamin « l'ange de l'histoire est emporté par la
tempête du progrès » (I. Wohlfahrt) 19 de telle manière que
l'accélération de l'histoire est considérée par celui-ci comme un
processus dangereux « qui échappe à tout contrôle », pour
Bloch, la lutte dans ce « tourbillon dangereux » qu'est devenu
le champ de l'histoire, après la chute de l'ange (qui a été déclen-
chée par non exclusion du paradis) ne peut aucunement se
terminer par le triomphe final de Lucifer, de Satan. D y a l u t t e
à mort, chez Bloch, entre les forces bénéfiques et les forces
sataniques (du Mal), mais le catastrophisme final, l'Apocalypse,
coïncide, dans sa théologie de l'histoire, avec l'avènement du
messie, avec l'anéantissement de Satan, la purification du mon-
de de la déchéance et la victoire écrasante du Royaume du Sa-
lut, du Royaume de la Liberté.
3) Par contre, chez Benjamin, rien ne garantit que cette
chute se transforme en salut, la tempête du progrès risque
d'être dévastatrice, rien ne pourrait réellement arrêter cette
« machine infernale » qu'est lTiistoire : l'ange déchu de l'histoire
a le regard tourné vere le passé, aucun progrès n'a jamais eu lieu
(Cf. la 9 e Thèse Philosophique de l'Histoire4 6 ). Même si Bloch
se méfie lui aussi de toute théorie mécaniste du progrès — très
100 Figures de l'Utopie dans la pensée d 'Ernst Bloch

répandue dans la social-démocratie à l'époque de la II e Interna-


tionale et dans le marxisme vulgaire en général —, même s'il
refuse lui aussi cette fausse conception d'une linéarité du pro-
grès historique propre à lTiistoricisme si radicalement fustigée
par Benjamin, il reste pourtant fidèle à la conception d'une
téléologie, d'une finalité ultime de l'histoire. L'ange de l'histoi-
re, l'ange du salut (qui est aussi, comme nous le verrons plus
tard, l'ange de la Kabbale) ne regarde pas, chez Bloch, excluvise-
ment vers le passé, il porte aussi, de par sa chute dans le Royau-
me du Salut, le flambeau, la lumière de l'avenir. Il prépare et
accompagne le messie dans sa victoire finale sur les forces du
Mal dans le monde 1 1 .
4) Bloch reprend entièrement à son compte la conception
d'une finalité messianique de l'histoire, d'un accomplissement
salutaire du processus historique dans la perspective d'une ré-
demption finale réconciliant l'homme avec Dieu, et Dieu et
l'homme avec la nature, permettant en même temps la résurrec-
tion de la vraie nature de l'étant et de l'homme, dans l'intégrité
la plus totale. W. Benjamin, lui, n'admet, dans sa théologie de
la chute, que des arrêts messianiques ponctuels dans le processus
historique 31 . Là aussi, les conceptions des deux philosophes ne
sont pas identiques, comme Benjamin ne souscrit pas non plus
à la thèse biochienne — paradoxale à première vue, mais tout
à fait logique — devant l'importance de l'aspect eschatologique
dans la pensée de Bloch - d'une genèse se réalisant à la fin de
l'histoire, au moment de l'éclosion messianique dans l'Apoca-
lypse.
Je voudrais maintenant aborder un autre point important:
celui du lien établi par E. Bloch entre la revalorisation de l'héri-
tage religieux du messianisme — dans une sorte de compromis
entre la tradition judaïque et chrétienne (du messianisme) - et
sa tentative de dé-théocratiser la religion. Dans un entretien avec
Bernd Stappert2 3 , réalisé en 1974 et portant sur le « Sens de la
Bible », Bloch, après avoir souligné les mérites des premières
lectures critiques de la Bible, réalisées au XVII e siècle par
Spinoza (Traité théologico-politique) et continuées, le siècle
suivant, par Jean Astruc, tient à préciser (en visant apparemment
Bultmann et son école) que « dé-théocratisation » n'est pas né-
cessairement synonyme de « dé-mythologisation », et que son
objectif premier est de faire redécouvrir le visage de l'homme
dans la représentation de Dieu 24 . Pour expliciter cela, Bloch
place dans le centre de son travail critique sur des textes bibli-
ques le chapitre de l'Ancien Testament qui avait placé Martin
Le messianisme juif dans l'oeuvre de jeunesse d'Ernst Bloch1OS

Luther, traducteur de la Bible de l'hébreu en allemand, devant


un grand dilemme : le livre de Job. Ce dilemme s'exprime dans le
fait que Job, comme seule figure de l'Ancien Testament, s'érige
ouvertement en accusateur de Dieu, de Jahve, et cette rébellion,
cette mise en cause de l'autorité de Jahve n'est, selon Bloch, que
très superficiellement cachée à la fin du Livre de Job par l'appa-
rition des trois prêtres qui ne le désarment qu'en apparence tout
en lui donnant raison. C'est à cause de ce trait contestataire
dans la personnalité de Job qup Luther a beaucoup hésité à inté-
grer ce chapitre dans sa version allemande de la Bible.
En même temps Bloch nous fait la démonstration que Job
n'est qu'un avatar : un exode de Jahve lui-même. Job représente-
rait l'anthropomorphisation, l'humanisation permanente de la
représentation de Dieu, le déplacement de Dieu sur un autre
socle topique 1 5 . Cette première anthropomorphisation prépare
une autre, plus importante, celle de Jésus-Christ, dans le Nou-
veau Testament, et, en général, la représentation du messie.
L'attente du messie, l'image du messie est d'origine persane
(iranienne) et fut adoptée par le peuple juif durant l'exode or-
donné par le roi perse Cyrus. Les origines perses dans la repré-
sentation du messie se révèlent entre autres dans la persistance
des deux principes antagonistes dans la religion persane: la dis-
tinction d'un Bien et d'un Mal absolu, entre Dieu et le Diable,
Ormuzd et Ahriman* 4 .
Puisque, selon Bloch, le Dieu de l'Ancien Testament, le Dieu
Jahvé, est un Dieu « autoritaire », il est nécessaire de lui oppo-
ser une autre image divine, et cet effort crée, selon Bloch, la
représentation religieuse — collective du messie. C'est donc la
« négativité » de l'image que représenterait Jahvé qui
engendrerait ce désir d'un autre Dieu incarnant la bonté,
la rédemption des souffrances terrestres et l'avenir par la
fin de ce monde, s'identifiant à l'avènement triomphal du
messie dans la Jérusalem céleste descendant vers la terre.
C'est au bout de cette chaîne de réflexions le grand désir
collectif de trouver et de vénérer Dieu autrement, sous la
forme du rédempteur, que naît l'image de Jésus en tant
que fils de Dieu et de messie, mais aussi celui de Marcion (d'un
messie non-juif, né 100 ans après Jésus-Christ auquel Haraack,
théologien protestant allemand du XIX e siècle, a consacré
un grand ouvrage (Marcion, das Evangelium vom fremden
Gotty.
En soulignant cet aspect sociologique de l'aspiration millé-
naire du peuple juif vers un autre Dieu, ou plutôt vers le devenir
102 Figures de l'Utopie dans la pensée d 'Ernst Bloch

d'une autre image de Dieu dérivée de la puissance omniprésente


de Jahvé, Bloch nous renvoie non seulement au livre de Job,
mais aussi à la Genèse, au « Ehje ascher ehje », à savoir, à la
réponse donnée par le numen du buisson ardent à la question de
Moïse : « Qui, dois-je dire aux enfants d'Israël, m'a envoyé chez
vous ?... » Martin Luther a traduit ce « Ehje ascher ehje » de
l'hébreu par: « Ich bin, der ich bin, hat mich zu euch gesandt ».
(Je-suis-celui-qui-suis, m'a envoyé chez chez vous »). Mais le
seul sens légitime, de ce Ehje ascher ehje, souligne Bloch, est :
« Je serai, je deviendrai ! » Seulement dans des cas tout à fait
exceptionnels, il signifie « Je suis ! » Q y a donc erreur de tra-
duction de Luther (!) et la traduction juste et légitime de cette
phrase serait : « Je serai, et celui qui je serai (deviendrai) m'a
envoyé chez vous. 11 »
Bloch perçoit dans ce Je serai celui que je deviendrai de
l'Ancien Testament, le signe significatif et annonciateur de
l'entéléchie, de l'essence même de l'image de Dieu dans l'Ancien
Testament, repris bien entendu, par le Nouveau (Testament) et
il met (plus que tous les autres théologiens qui ont étudié la
question) l'accent sur la dimension du devenir, de l'avenir qui
s'y exprime 19 . C'est dans l'espérance concrétisée par l'image,
par la prophétie du Jugement dernier et de l'Apocalypse, c'est-
à-dire dans les révélations de l'Evangile de Saint-Jean, que Bloch
voit l'expression suprême de cette dimension du futur culmi-
nant dans la vision de la chute miraculeuse de Jérusalem céleste
sur la terre achevant ainsi l'œuvre de la rédemption et de la pu-
rification. Apocalypse - cela veut bien dire acte de destruction
de toute l'œuvre de la création, de tout le globe, voire de l'uni-
vers tout entier, s'accompagnant de l'éclipsé du soleil et de la
lune ; destruction totale de tout ce que Jahvé avait créé — « et
il ne restera pas pierre sur pierre »... Mais simultanément, il
s'agit là d'un acte révolutionnaire, souligne Ernst Bloch, dans la
mesure où il vise la destruction, l'extirpation définitive du Mal
et la création, l'inauguration d'un nouvel espace vraiment hu-
main. « La nouvelle cité de Jérusalem, dit-il, telle que l'imagine
le Nouveau Testament, n'est pas immense, mais une sorte de
synthèse de l'univers qui a évacué de lui-même ce qui y était de
trop... Construite dans des proportions modestes, elle a été
taillée sur les mesures du nouveau-fils de l'homme 30 . » Ernst
Bloch conclut : « C'est cela — le sens de YApocalypse qui désa-
voue ainsi le premier livre de Moïse 31 . Quelle est ici la fonc-
tion du messie ? peut-on se demander : interrogation tout à fait
légitime. La réponse de Bloch est la suivante : « La fonction du
Le messianisme juif dans l'oeuvre de jeunesse d'Ernst Bloch1OS

messie se manifeste dans sa présence dans cet espace vide créé


par cette réfutation de Jahvé ; et il restera à accomplir même
après la destruction (définitive) du Mal 31 (Gespràche mit Ernst
Bloch, 1975, 1983).
Ces quelques remarques sur le messianisme dans la philoso-
phie de Bloch peuvent peut-être suffire à démontrer à quel
point la pensée biochienne s'avère profondément religieuse et
à quel point sa pensée utopique représente aussi une « théologie
de la révolution » plutôt qu'une méthode scientifique et maté-
rialiste de la recherche des possibilités de transformations objec-
tives du monde donné (du présent).
Mais quelles sont, précisément, les racines d'Ernst Bloch dans
les grands courants représentatifs de la mystique juive, à savoir
la mystique Merkaba et la Kabbale ?
Qu'il nous soit permis d'examiner ce point, cette question en
faisant d'abord un détour historique permettant de mieux cer-
ner la complexité du fait théologico-philosophique du concept
« Kabbale » !
Comme G. Scholem le souligne à plusieurs reprises, il n'existe
pas d'unanimité parmi les scientifiques et les spécialistes quant à
l'explication des origines et la définition générale de cette école
mystique. Ainsi, pour citer un exemple, Adolphe Franck inter-
prète, dans son livre « La Kabbale et la philosophie religieuse
des Hébreux » (Paris, 1843), la Kabbale en tant que système de
pensée panthéiste et formule l'hypothèse que les enseignements
de la Kabbale s'inspirent d'anciens textes théologiques perses3 3 .
Mais Scholem réfute catégoriquement cette dernière hypothèse
ainsi que la thèse de F A . Tholuck disant qu'il existerait un lien
intime, une parenté réelle entre la Kabbale et le sufisme isla-
mique 34 (Tholuck: De ortu cabbalae, Hamburg, 1837, v. Scho-
lem, op. cit., p. 4). De même, Scholem souligne la différence
entre la Kabbale et les enseignements de la gnose juive et de la
mystique merkaba et son autonomie par rapport au hassidisme
du XII e et XIII e siècle (tel qu'il s'est surtout développé en
Allemagne), Scholem refuse aussi l'hypothèse d'un possible
transfert de certaines idées de la gnose vers la Kabbale3 5 . Selon
Graetz 36 (.Histoire des Juifs, vol. 7, Leipzig 1908, p. 385 à 402)
la Kabbale est plutôt la réaction spiritualiste-mystique au ratio-
nalisme de Maimonide, (c'est-à-dire des disciples de Moïse ben
Maimon (mort en 1204 au Caire) qui se trouvaient au Proche
Orient comme en Provence). Selon Graetz3 7 , des liens secrets
existent entre la Kabbale et le néo-platonisme, mais non entre
la Kabbale et la Gnose.
104 Figures de l'Utopie dans la pensée d 'Ernst Bloch

A rencontre de Graetz, David Neumark, également cité par


Scholem, exclut dans son « Histoire de la philosophie juive du
Moyen Age » (New York 1921, p. 188 à 354) toutes les hypo-
thèses visant à expliquer la Kabbale par des influences étrangè-
res à la pensée juive. Pour lui, il s'agit exclusivement d'un « pro-
duit de la dialectique intérieure dans l'évolution de la pensée
philosophique juive » 3 8 . Selon cette théorie, la Kabbale repré-
sente surtout la mythisation de conceptions philosophiques
ayant leur origine: 1) dans les spéculations cosmogoniques des
talmudistes (Ma' asseh Beveschith) qui posent le problème de la
substance primitive et d'une doctrine des idées ; 2) dans les
spéculations de la mystique Merkaba sur le Dieu trônant sur le
monde qui ont engendré la doctrine de l'émanation et aussi
l'angéologie de la Kabbale (Cf. Scholem, op. cit., p. 8).
Scholem reproche à la fois aux travaux de David Neumark
et de Graetz un certain désintérêt à l'égard du contenu spécifi-
quement religieux de la Kabbale 39 . Faisant preuve d'une
compétence unique de chercheur dans ce domaine de la mys-
tique juive, il prouve que les origines proprement dites de la
Kabbale se trouvent dans l'Ancien Testament, à savoir dans les
visions et prophéties d'Ezéchiel et d'Isaïe qui sont le point de
départ des spéculations mystico-kabbalistiques. Car c'est là
qu'apparaît pour la première fois l'image de la Merkabah, du
char céleste porté par les anges qui apparut comme vision au
prophète Ezéchiel pendant son exil en Babylone. C'est sur la
base de ces visions-là que se développent toutes sortes de
spéculations tournant autour de la question du « vrai visage de
Dieu », de la vraie représentation de Dieu revêtant les formes
allégoriques les plus diverses et culminant enfin au XIII e siè-
cle dans l'allégorèse de « l'arbre Séphirotique » qui témoigne
aussi de l'extrême importance de la mystique ' des chiffres.
(... Ainsi, dans le Sephiroth comme dans le Livre Bahir, les chif-
fres (de 1 à 10) ont la signification de principes métaphysi-
ques cosmogoniques : le chiffre 1 signifiant le « pneuma du
Dieu vivant », les chiffres 2 à 4 les éléments de la nature
(l'air, l'éther, l'eau et le feu) et les chiffres 5 à 10 symboli-
sent les six dimensions de l'espace...) Comme Scholem nous l'a
enseigné, cette doctrine d'émanation de la Kabbale implique
aussi la théorie, la conception de la puissance dans la mesure
où la Kabbale définit les branches de l'Arbre séphirotique
comme émanations de la puissance divine. Conformément
à cette conception, le « visage caché de Dieu », le « anpin
penima'in » est celui qui est secrètement tourné vers nous
Le messianisme juif dans l'oeuvre de jeunesse d'Ernst Bloch 1 OS

sous la forme de la manifestation du Dieu vivant4 0 (Cf. Scho-


lem, op. cit., p. 32).
Dans les fragments du « Schi' ur Koma' » qui sont également
déterminés par la mystique kabbalistique des chiffres, les
chiffres ont la signification d'une indication arithmétique de la
grandeur, des proportions spatio-temporelles du créateur mesu-
rant 236 parasanges41 (Cf. Scholem, op. cit., p. 16).
L'autre grand livre de la littérature kabbalistique - fréquem-
ment cité par Ernst Bloch — est le « Livre Zohar ». Comme Scho-
lem le souligne dans sa présentation des textes, le Zohar ne
constitue pas « un tableau méthodique de la vision du monde
caractéristique de la Kabbale » mais il est plutôt « un recueil
de traités et d'écrits fort divers quant à la forme : de commen-
taires de textes bibliques d'aphorismes, de longues homélies ou
bien de simples comptes'rendus des enseignements de Rabbi
Siméon bar Yo'hai » célèbre maître du II e siècle, et de ses
collègues et disciples interprétant en araméen, le sens caché de
l'Ecriture 42 (Scholem, op. cit. p. 12). Plusieurs passages se
présentent aussi comme des fragments d'oracles et contiennent
des révélations aux initiés. Dans sa partie centrale, le Zohar
suit le Pentateuch, se présentant donc comme un Midrash
classique, adoptant pourtant dans sa forme, en rupture avec
cette tradition, le sermon médiéval (V. Scholem, op. cit.,
p. 12-13). Et certains de ces très longs développements mi-
drashiques traitent, souvent sous forme allégorique, du destin
de l'âme avant et après la mort (Scholem, ibid.). (Selon le résu-
mé de Scholem, le Zohar est donc, en vérité, un conglomérat
de plus de dix types de textes différents, longs et brefs.)
C'est surtout de ces parties du « Midrash caché » avec ses
idées véritablement mystiques et théosophiques que Bloch
s'inspire, comme aussi des parties de « l'Idra Rabba » (Grande
Assemblée) expliquant « le « portrait » mystique de la Divinité »
(v. Scholem, op. cit. p. 13).
Non seulement dans «L'Esprit de l'Utopie » et dans le
« Thomas Munzer, théologien de la Révolution », des citations
de la Kabbale, du « Sephirot » et du Zohar apparaissent régu-
lièrement, mais encore dans l'ouvrage sur la matière écrit dans
les années trente, pendant son exil à Paris et à Prague, publié
36 ans plus tard sous le titre « Das Materialismusproblem,
seine Geschichte und Substanz » (Francfort, 1972) (Le pro-
blème du matérialisme, son histoire, sa substance), Bloch cite
le « Livre Zohar », dans le cadre d'une analyse approfondie des
théories mystiques de la nature de Franz von Baader 43 . En
106 Figures de l'Utopie dans la pensée d 'Ernst Bloch

effet, Baader, comme plus tard Schelling, n'hésite pas à rappro-


cher le concept de la matière (Stoff) de l'explication donnée
par la Kabbale de la genèse de la matière, en se servant de l'allé-
gorie du serpent qui par sa chute fait que l'homme, jusque-là
nu, et âme pure sans corporité, s'incarne en enveloppant son
âme dans la peau du serpent 44 . L'idée du péché originel est
donc complétée par l'image de la chute du serpent (symbole du
mal) et cette image de la chute du serpent sert comme clé
mystico-religieuse d'explication de la matière. « Car la doctrine
de Baader », dit Bloch, « est fondée sur cette base phantasma-
tique » 4 5 .
Dans le « Principe Espérance » où le Zohar est encore parfois
cité4 6 , Bloch se réfère aussi à plusieurs reprises explicitement à
un autre ouvrage de la littérature kabbalistique, un ouvrage
moins connu écrit par un auteur allemand en langue latine et
témoignant de la persistance des idées de la Kabbale dans le
XVIII e siècle, le siècle des Lumières. Il s'agit du livre de Georg
von Welling, « Opus mago-cabbalisticum et theosophicum »
(publié à Homburg en 1735)4 7 . Toute la première partie de ce
livre traite de la philosophie de la nature sous un aspect
mystico-théosophique, mais la partie centrale est profondément
marquée par l'héritage prophétique apocalyptique de la Kabba-
le : que ce soit la reprise de l'histoire de la chute du paradis et
du péché originel ou des spéculations sur l'origine de la matière
et de la nature, les symboles de la Kabbale y apparaissent. Et
ce livre étrange (dont un exemplaire est conservé à la Biblio-
thèque Nationale) conclut par un « Petit Traité de la sagesse
divine » complété par une annexe de spéculations alchymistes.
Mais c'est surtout le premier livre*d'Emst Bloch, « L'Esprit
de l'Utopie » (1918/1923) qui est le plus marqué par ces
influences kabbalistiques. Ainsi Bloch intitule-t-il la III e et der-
nière grande partie de son ouvrage (qui n'a pas du tout été
accepté par l'orthodoxie marxiste), « Formes de l'universelle
Rencontre de Soi-même ou : eschatologie » (op. cit., éd. fran-
çaise, Paris, Gallimard, 1977, p. 321 sqq.).
Nous y trouvons deux concepts-clé inséparablement liés à la
philosophie mystico-religieuse de la Kabbale : le concept de la
Rencontre de soi-même4 8 (« Selbstbegegnung ») et la référence
à l'eschatologie apocalyptique juive4 9 telle qu'elle a été traduite
de siècle en siècle, avec des enrichissements imaginatifs s'expri-
mant dans l'exubérance des Midrash, dans le Zohar et d'autres
textes de la Kabbale. Au centre de cette conception de la
« Selbstbegegnung » figure la croyance dans une possible iden-
Le messianisme juif dans l'oeuvre de jeunesse d'Ernst Bloch1OS

tification du sujet (moi) avec le Dieu caché par l'acte méditatif


mystique. Cette conception apparaît pour la première fois dans
la littérature kabbalistique juive au cours du XV e siècle et elle
est liée à l'expansion de la Kabbale en tant que doctrine mysti-
que dans l'espace judaïque de l'Europe orientale. Scholem cite,
entre autres, comme représentant de cette tendance, le Rabbi
Moïse ben Jacob de Kiev (en Ukraine) dont le « Schuchan So-
doth » publié en 1509 comporte un grand chapitre intitulé
« la prophétie en tant que rencontre-de-soi-même » s 0 (Cf.
G. Scholem, op. cit., p. 250-251). D semble que Bloch s'inspire
de la doctrine mystico-kabbalistique de cet auteur qui utilise
fréquemment la notion de « Ezem » (Selbst) comme il s'inspire
aussi d'un grand nombre de symboles et de métaphores de
l'eschatologie apocalyptique de la Kabbale en rédigeant le der-
nier grand chapitre de « L'Esprit de L'Utopie » : « Karl Marx,
la mort et l'Apocalypse » s 1 . Mais cette transformation organi-
que de l'« Ezem » en « Rencontre de Soi-même » (Selbstbegeg-
nung) par Emst Bloch subit en même temps l'influence de la
mystique allemande du Haut Moyen Age, et de prime abord,
celle du mystique silésien Jacob Boehme qui, dans ses spécu-
lations mystico-métaphysiques, utilise toujours le terme de
« Ungrund » pour le fond de l'âme, le lieu de la Rencon-
tre du moi méditatif avec le Dieu caché®2. Et c'est plutôt
l'amalgame, la synthèse de ces deux sources mystiques qui est à
l'origine de la genèse du concept de « Selbst » (Soi) et de
« Selbstbegegnung (Rencontre de Soi-même) dans la philoso-
phie (mystique) biochienne. Entre autres, Bloch utilise le terme
de « Eingedenken » (plutôt mal traduit par « méditation »)
dans un sens très proche de l'interprétation donnée de ce
terme par la Kabbale, en tant qu'« interrogation à la connais-
sance » (rufende Kenntnis) de notre nom, du nom de Dieu enfin
trouvé » (Cf. L'Esprit de l'Utopie, p. 339). A un autre endroit
de « L'Esprit de l'Utopie », Bloch introduit le terme de la
« Schechina » cher à la Kabbale, pour dénommer l'essence
et la présence de Dieu, de l'Etemel (dont le visage est caché)
(Cf. L'Esprit de l'Utopie, p. 341). En outre, la métaphore du
« serpent » est fréquemment utilisée par Bloch, conformément
à la tradition mystique juive concernant ce symbole. Il faut
cependant souligner que la notion du « serpent » apparaît dans
le texte biochien presque toujours dans une connotation
associative avec la « colère du démiurge », avec l'évocation
du « péché originel », de la « chute de Lucifer » et de la
déchéance de tout ce qui est terrestre, de sa possible cor-
108 Figures de l'Utopie dans la pensée d 'Ernst Bloch

ruption par le Mal î 3 . (Cf. L'Esprit de l'Utopie, p. 341).


En outre, le texte biochien comporte un très grand nombre
d'allusions métaphoriques directes ou indirectes à l'angélologie
de la Kabbale5 4 — étrange similitude avec la production litté-
raire et philosophique de Walter Benjamin, de la même épo-
que 5 5 . Toutes ces constatations nous amènent à l'interrogation
suivante : Quand Emst Bloch s'est-il approprié toutes ces con-
naissances puisées dans les grands livres (secrets) de la mystique
juive ? La correspondance - encore inédite — d'E. Bloch avec
Georges Lukacs5 4 nous fournit de précieux renseignements sur
ce point. Que Bloch ait lu et étudié attentivement les « classi-
ques » de la littérature kabbalistique (comme le livre Zohar)
dans les années 1910/1911 résulte entre autres d'une lettre
d'Emst Bloch à G. Lukàcs du 31 août 1911 qui comporte un
passage où Bloch évoque l'angélologie kabbalistique, les « en-
seignements des élohims», les révélations du «Dieu caché,
secret, mais préparant son retour», ainsi que les sources des
spéculations théosophiques de la Kabbale dans les prophéties
de l'Ancien Testament. Il y dit qu'il aurait l'intention d'étudier
bientôt l'Ancien Testament à la lumière de la théosophie et il
évoque l'ordre conceptuel des élohims . et des catégories uni-
verselles du retour de Dieu5 7 . C'est pendant ses années d'études
à Munich et à Wûrzbourg (où Bloch vivait en compagnie d'une
amie juive orthodoxe) que le jeune Bloch a étudié les textes de
la Kabbale, et c'est dans ces années 1911/1913 que le jeune étu-
diant juif assimilé qu'était Bloch s'est tourné le plus vers les
textes sacrés de son peuple, le peuple d'Israël.
Cette phase d'appropriation intense des enseignements de la
mystique juive représente beaucoup plus qu'un épisode bref
dans la vie et dans l'œuvre d'Emst Bloch; car il y a persistance
des concepts de cette école mystique jusque dans les derniers
écrits de Bloch de sorte que la conclusion s'impose presque
qu'il s'agit là d'éléments conceptuels (mystiques), constitutifs
de l'unité de cette grande œuvre, au même titre que les concepts
de la dialectique hégélienne et de l'anthropologie marxienne. La
littérature secondaire - et là je pense surtout aux travaux de
Gérard Raulet5 8 — n'a malheureusement pas encore assez rendu
hommage à cet aspect important de l'œuvre d'Emst Bloch. En
formulant notre hypothèse, nous ne voulons cependant pas
présenter E. Bloch exclusivement comme un « kabbalistique
marxiste », à l'instar de Juigen Habermas qui a qualifié Bloch
de « Schelling marxiste ». Nous constatons seulement que les
éléments de pensée mystique sont beaucoup plus nombreux et
Le messianisme juif dans l'oeuvre de jeunesse d'Ernst Bloch1OS

persistants dans l'œuvre de ce philosophe que la littérature criti-


que - à l'état actuel — n'ose l'avouer, et que c'est surtout l'œu-
vre de jeunesse d'Ernst Bloch qui cède le plus à cette influence
mystico-théosophique. (Dans l'œuvre de maturité, ces éléments
de pensée se trouvent progressivement - mais non entièrement
- refoulés.) J'ai essayé de montrer, à un autre endroit 59 (...)
qu'il y a eu sous l'effet de la guerre et de la révolution en
Russie, en 1917, une évolution de la pensée d'Ernst Bloch vers
le marxisme — comparable à celle du jeune Lukacs se convertis-
sant au marxisme presque au même moment - , mais que la
rupture dans la pensée de Bloch est moins radicale que chez
Lukàcs qui parfois ne peut pas réellement résister à la tentation
de s'enfermer dans un nouveau dogmatisme de type marxiste-
léniniste.
Car Bloch n'a jamais réussi à se libérer réellement des in-
fluences de la gnose, de la Kabbale, de la théosophie et de la
mystique judaïque et allemande. Il reste profondément religieux
là encore où il affirme son adhésion au matérialisme athée6 0 .
La métaphysique de l'intériorité qui marque un livre comme
« L'Esprit de l'Utopie » n'est jamais complètement abandonnée
dans les ouvrages suivants; même si dans le « Principe Espé-
rance » (Tome 1) toute une discussion psychanalytico-scientifï-
que se greffe sur l'approche originairement mystique et reli-
gieuse du problème de l'âme. A l'inverse de Lukàcs, Bloch ne
présente, après sa « conversion » au marxisme, aucune auto-
critique; il n'admet aucun tribunal d'inquisition des idées; il
ne renie pas ses convictions antérieures en ce qui concerne son
fort penchant vers la mystique, la philosophie de la religion, ou
la métaphysique en général, et cela l'aide incontestablement à
préserver la grande unité de son œuvre.
Emst Bloch est, probablement, le seul philosophe à avoir
réellement réussi à opérer, dans son œuvre riche de vingt grands
volumes, une synthèse vivante et créatrice entre des sphères a
priori incompatibles selon la logique du rationalisme cartésien,
du kantisme ou du matérialisme vulgaire : une synthèse entre la
métaphysique de la religion judaïque et les courants hérétiques
du christianisme avec la vision du monde de l'expressionisme et
l'utopie sociale et anthropologique marxienne.
La réussite de cette synthèse est fondée, chez Bloch, d'abord
sur l'aporie d'une volonté religieuse commune tendant à cons-
truire l'Empire de la Liberté (Reich), sur l'aporie du destin
messianique du monde, mais aussi sur la foi de la persistance du
principe de l'utopie dans l'histoire et l'esprit humains. Cest
110 Figures de l'Utopie dans la pensée d 'Ernst Bloch

essentiellement la conjonction de ces trois vecteurs qui rendra


possible, selon Bloch, la rédemption finale du monde, l'éman-
cipation de l'individu et des classes opprimées dans une sorte
d'Apocalypse salutaire qui ne sera pas le début de la fin, mais
la genèse du début, un véritable « début de l'histoire humaine
et de l'homme ». Le mysticisme de Bloch n'est donc pas du tout
solipsiste, mais il fait partie d'une vision d'émancipation collec-
tive qui est conçue comme le lieu de convergence des forces
messianiques religieuses et utopiques sociales.
On pourrait citer à nouveau, à l'appui de cette thèse, une
phrase de « L'Esprit de l'Utopie », extraite du dernier chapitre
intitulé : « Karl Marx, la mort et l'Apocalypse » (sous-chapitre
« Le visage de la volonté »): « C'est dans un tel rapport fonc-
tionnel entre l'allégement du fardeau et de l'esprit, entre
marxisme et religion, unis dans la volonté d'accéder au Royau-
me, que l'ensemble des courants secondaires vont se confondre
dans un système principal et dernier: l'âme, le Messie, l'Apoca-
lypse — qui représente l'éveil total - donnant les impulsions fi-
nales de connaissance et d'action, forment l'a priori de toute
politique et de toute culture. Telle est la direction, c'est nous
qui colorons, accélérons, décidons tout; rien n'est terminé, rien
n'est déjà clos, rien n'est foncièrement établi, — il importe de
rassembler les éléments inférieurs dispersés, de continuer à pro-
gresser à partir et au-delà de l'histoire, de contraindre l'Etat à
escorter la communauté fraternelle, et pour finir, d'apporter le
grain de la rencontre de soi à la terrifiante fête des moissons de
l'Apocalypse : — « à présent, en nous tous, se reflète la lumière
du Seigneur, la face dévoilée, et en cette image nous sommes
transfigurés d'une lumière en l'autre, comme par l'Esprit du
Seigneur41 (Ernst Bloch: L'Esprit de l'Utopie, Paris, 1977,
p. 334, trad. de Anne-Marie Lang et de Catherine Piron-
Audard).
CHAPITRE VI

ERNST BLOCH ET WALTER BENJAMIN :


ELEMENTS D'ANALYSE D'UNE AMITIE DIFFICILE

A première vue, la biographie intellectuelle, littéraire et philo-


sophique de Walter Benjamin et d'Emst Bloch semble être mar-
quée par un grand nombre de traits communs. Issus d'un
milieu familial "et culturel fortement marqué par l'assimilation
qui atteint son apogée en Allemagne, au début du XX e siècle,
intellectuellement formés dans les traditions de l'université alle-
mande dominée, entre 1890 et 1914, par le (néoHantisme 1 et
la philosophie vitaliste, attirés par les courants mystico-révolu-
tionnaires — utopiques se répandant de la Russie de Dostoïevski
vers l'Europe centrale ; non moins attirés par le romantisme alle-
mand2 que par la mystique juive3 ; fascinés par le projet d'une
nouvelle esthétique élaborée dans l'horizon d'une philosophie de
l'histoire; ils évoluent tous les deux, après la traversée d'une
phase pré-marxiste se terminant, chez E. Bloch 4 , en 1918/19,
chez W.Benjamin 5 , en 1924, vers le marxisme; rejoignant le
camp marxiste, ils ne renoncent cependant pas complètement à
une tradition de pensée marquée par la théologie* (une théolo-
gie rebelle se mettant au service des opprimés) et la prédomi-
nance de la métaphysique; en tant que penseurs judéo-germani-
ques discriminés et persécutés par l'antisémitisme — se rangeant
volontairement dans l'opposition radicale au prussianisme mili-
tariste de Guillaume II - ils sont tous les deux exilés en Suisse,
pendant la première guerre mondiale, puis émigrés, échappant
aux persécutions des nazis. En tant qu'expatriés, profondément
enracinés dans la langue et la culture allemande, ils écrivent plus
de la moitié de leur œuvre en exil.
C'est en exil qu'eût lieu leur première rencontre7 personnelle ;
112 Figures de l'Utopie dans la pensée d 'Ernst Bloch

à Berne, en mars-avril 1919. Le séjour de Benjamin dans la capi-


tale suisse était motivé par un projet précis: sa soutenance de
thèse (3e cycle) sur « Le concept de critique d'art dans le ro-
mantisme allemand » qui avait lieu, à l'université de Berne, en
1919, sous la direction de Richard Herbertz. Ernst Bloch était
déjà installé en Suisse, à Interlaken depuis avril 1917, chargé
par Max Weber et « L'Archive des Sciences Sociales » d'une
mission d'enquêtes et de recherches portant sur les « Program-
mes politiques et les utopies en Suisse » — recherches qui dé-
bouchent sur la publication d'un long article sous ce même
titre dans « L'Archive... » en 1918/19®. Parallèlement à ce tra-
vail de chercheur, Ernst Bloch y exerçait une activité politique
(journalistique) considérable en tant que collaborateur perma-
nent de la « Freie Zeitung », organe de l'opposition allemande
« anti-kaiser » en exil où il fustigeait, dans une série d'articles9
qui révèlent un Emst Bloch extrêmement francophile et dé-
voué à la cause de la démocratie occidentale, la politique anti-
démocratique, expansionniste et colonialiste du « Reich »
et de sa caste dirigeante, les « junkers ». Cette première rencon-
tre coïncidait presque avec la parution de « l'Esprit de l'Uto-
pie » (1918) dont W. Benjamin était un des premiers lecteurs.
L'admiration que W. Benjamin éprouve pour cet ouvrage était
cependant, comme le témoignent les lettres de W. Benjamin
à Geishom Scholem et à Emst Schoen 10 mitigée. N'ayant reçu
un exemplaire du livre d'Emst Bloch que durant l'été 1919,
Benjamin n'étudia ce livre d'une manière systématique que dans
la première semaine du mois de septembre de cette même année
(Cf. Lettre à Geishom Scholem de Klosters du 15.IX.1919).
Communiquant l'objet singulier de sa lecture à G. Scholem
(dans cette même lettre précitée de Klosters du 15 septembre
1919), Walter Benjamin fait l'éloge de l'auteur pour lequel il
avoue une profonde amitié tout en exprimant quelques réserves
à l'égard de l'ouvrage. Annonçant son intention de publier éven-
tuellement un compte-rendu de ce livre, il semble décidé de ne
pas vouloir s'abstenir de certaines critiques même sévères tou-
chant au contenu et aux affirmations de l'œuvre : « Malheureu-
sement, tout ne peut pas être approuvé », dit-il, « et parfois une
certaine inquiétude me surprend. » (Correspondance Walter
Benjamin, tome 1, éd. allemande, p. 217.)
Ces considérations critiques vont culminer dans la lettre —
écrite quatre jours plus tard à Ernst Schoen (également de
Klosters), le 19.IX.1919, où W. Benjamin fait état de certains
désaccords politiques entre lui et Bloch (motivées apparemment
Errât Bloch et Walter Benjamin 113

par le refus chez Benjamin à l'égard de toutes les tendances poli-


tiques (— sauf les tendances clairement utopico-mystico-anar-
chisantes —); tout en reconnaissant qu'Ernst Bloch a été
« l'homme, le personnage le plus important qu'il ait pu rencon-
trer pendant son séjour en Suisse », il affirme avoir trouvé
« d'énormes défauts » (ungeheure Mângel) dans « L'Esprit de
l'Utopie ». Mais en même temps, W. Benjamin relativise son ju-
gement en constatant qu'il s'agit pourtant du seul livre auquel il
pourrait se mesurer lui-même en tant qu'expression véritable-
ment synchronique et contemporaine, car « l'auteur répond
seul et répond philosophiquement de cette question, alors que
presque tout ce que nous Usons aujourd'hui de nos contempo-
rains qui se soumette à une pensée philosophique est dérivé, est
mêlé et ne se donne nulle part à saisir au lieu d'une responsabi-
lité personnelle, conduisant tout au plus à la source du mal que
cela représente» 1 1 . (Correspondance, tome 1 (1910-1928),
Paris, Aubier-Montaigne, 1979, p. 202 (traduit par Guy Petit-
demange).)
Mais à quels « défauts », W. Benjamin fait-il allusion ? Met-
tons à part les divergences d'ordre politique: en 1918, E. Bloch
et Georges Lukàcs avaient déjà franchi le rubicon en affirmant
leur enthousiasme pour la Révolution d'octobre et en adhérant,
à des degrés divers du « militantisme » philosophico-politique,
à la vision révolutionnaire du bolchévisme et du luxembour-
gisme, mais W. Benjamin se tînt encore à l'écart: ce n'est qu'en
1924, après la rencontre avec Asja Lacis, que Benjamin com-
mencera à manifester un intérêt sérieux pour le marxisme. Tout
porte à croire que la problématique du politique, de l'actualité
du judaïsme et des désaccords philosophiques figurent au centre
des divergences auxquelles Benjamin ne fait souvent allusion
que d'une façon énigmatique et qu'Ernst Bloch 13 a même ten-
dance à taire complètement, en se barricadant derrière l'affirmar
tion de la continuité d'une amitié jamais sérieusement mise en
cause. Cest dans sa lettre à Gershom Scholem du 13 février
1920 que Benjamin est le plus explicite dans l'explication de
ces désaccords : outre une remarque négative concernant
« l'indiscutable christologie » se déployant, en concurrençant le
messianisme juif, dans « L'Esprit de l'Utopie », Benjamin y atta-
que Bloch sur le terrain de la philosophie même en lui repro-
chant l'incohérence de sa théorie de la connaissance. Pour un
membre de la « Société des études kantiennes » (Kantgesell-
shaft) à laquelle W. Benjamin avait adhéré en 1920, les oscilla-
tions d'Ernst Bloch dans ce domaine allant de l'apologie du
114 Figures de l'Utopie dans la pensée d 'ErnstBloch

mysticisme pur (dans le sens d'une métaphysique de l'intériorité


se perdant dans des cercles auto-concentriques) jusqu'à l'affir-
mation hérétique (dans les yeux des néo-kantiens) que ce qui,
d'après Kant est hors de la portée de notre possibilité de con-
naissance subjective, à savoir la « chose-en-soi », serait identique
à « l'imagination objective » 1 3 pré-existant dans la subjectivité
du sujet et s'extériorisant dans la tension latence-tendance
« utopique », ces oscillations ne pouvaient provoquer que de l'irri-
tation sinon de réprobation, chez Benjamin. Et les neuf derniè-
res lignes du compte-rendu de «.L'Esprit de l'Utopie» que
W. Benjamin avait écrit en hiver 1919/20, durant son exil en
Suisse14 - malheureusement ce texte auquel Benjamin atta-
chait la plus grande importance et qui était destiné à la publi-
cation, n'a jamais été publié et le manuscrit est perdu
- n'avaient que la fonction d'exprimer et de résumer ce « refus
du livre dans ses prémisses théoriques » un refus en bloc mais
retenu » (Lettre de W. Benjamin à G. Scholem du 13 février
1920, Correspondance, tome 1, p. 218). Quelques lignes plus
loin, W. Benjamin est encore plus catégorique en soulignant que
« (sa) manière de penser sur le plan philosophique n'a rien à
voir avec celle-là » 1 5 ; Bloch aurait donné avec ce livre « quel-
que chose de précipité, de surfait » 1 6 (Lettre à Scholem du
13 février 1920). Mais devant le danger apparent de se lancer
ainsi dans une polémique impitoyable contre quelqu'un qu'il
considère pourtant comme son ami et pour lequel il a beaucoup
d'estime sur le plan personnel, Benjamin s'impose lui-même la
modération et une certaine auto-censure en adoucissant ses pro-
pos critiques par les remarques suivantes : « Mais j'avais trouvé à
nos conversations d'Interiaken tant de chaleur, tant de possibi-
lités à m'exprimer, à me faire comprendre, à être compris que
je sacrifie cette critique à son expérience... » 1 7 (Op. cit.,
p. 216-217).
Il y avait cependant, outre les divergences d'ordre philosophi-
que ci-dessus mentionnées, d'autres points de désaccord entre
E. Bloch et W. Benjamin concernant le judaïsme, le mouvement
sioniste naissant en général et la politique. Sur ce dernier point
- les différences de vue et d'appréciation dans le domaine po-
litique — Gershom Scholem nous en informe dans ses souvenirs:
« Au cours de ses entretiens avec Ernst Bloch et Hugo Bail »,
remarque-t-il à ce propos, « Benjamin se trouve confronté avec
le problème d'une éventuelle activité politique, activité qu'il se
refusait à exercer, au moins dans le sens suggéré par ses inter-
locuteurs. La République des Conseils de Munich, fondée en
Ernst Bloch et Walter Benjamin 115

avril 1919, le laissa indifférent, mis à part le fait qu'il fut très
ému, ultérieurement, d'apprendre l'arrestation de Félix Noeg-
gerath, qu'il estimait hautement pour ses idées philosophiques,
accusé d'avoir participé à cette fondation. De même l'avène-
ment d'un légime communiste en Hongrie ne l'émeut guère, et
il paria à ce propos « d'égarement infantile » ; cependant, il se
faisait du souci pour le sort de Georg Lukàcs, l'ami le plus
intime d'Ernst Bloch, dont on pensait alors (à tort) qu'il avait
été arrêté et risquait même d'être fusillé » ' 8 (G. Scholem,
Walter Benjamin, Histoire d'une amitié, Paris, Calmann-Lévy,
1981, p. 98-99). Or, Emst Bloch, très influencé depuis 1917
par les idées philosophiques et politiques de Gustav Landauer
qui joua un rôle éminent dans la République des Conseils de
Bavière et dont il s'inspira pour formuler son propre projet
mystique-utopico-révolutionnaire (Cf. E. Bloch : Thomas
Mùnzer, théologien de la Révolution) se sentait déjà, à ce mo-
ment, politiquement très proche du mouvement spartakiste et
ne cachait pas son admiration pour la révolution bolchévique
en Russie et pour Lénine. Comme Georg Lukàcs, mais beaucoup
moins influencé par le sorélisme que ce dernier, il voit dans ces
mouvements insurrectionnels la chance réelle pour l'avènement
d'une nouvelle ère de l'humanité — libérée désormais des chaî-
nes de l'oppression, le triomphe d'une tendance sous-jacente
mystique-utopico-révolutionnaire dans l'histoire, un grand mo-
ment historique pour la réalisation d'une nouvelle éthique uto-
pico-romantique-révolutionnaire, authentiquement fraternelle.
Or, y/. Benjamin resta à ce moment indifférent à l'égard des
idées de Landauer, il récusait Martin Buber 19 (dont les « Trois
discours sur le judaïsme » avaient cependant influencé G. Lan-
dauer lors de la rédaction de son « Appel au socialisme »
(Aufruf zum Sozialismus, 1911) et se tint apparemment à
l'écart des activités bolchéviques-léninistes et spartakistes qui
commençaient à pénétrer dans l'horizon de l'intelligentsia de
gauche allemande en 1918/19. Ignorant « Tactique et Ethique »
et l'engagement politique de G. Lukàcs dans la République des
Conseils hongrois, en 1919, il n'avait de l'estime que pour le
Lukàcs pré-marxiste, auteur de la « Métaphysique de la tragé-
die » et de la « Théorie du roman » et comme le signale Scho-
lem, c 'est « dans le volume des « Ecrits politiques » de
Dostoïevski (qu'il possédait dans l'édition Piper), qu'il voyait
l'écrit politique moderne le plus important qu'il connût»20
(G. Scholem, op. cit., p. 98/99). Bien entendu, Ernst Bloch a
été, lui aussi, sensible au mysticisme russe à la Dostoïevski
1S 0 Figures de l'u topie dans la pensée d'Ernst Bloch

— son « Thomas Munzer, théologien de la Révolution » en té-


moigne comme le chapitre « Figures universelles de la rencontre
de soi ou: eschatologie» de «l'Esprit de l'Utopie» (1918);
dans ce texte, Bloch se réfère expressément à Dostoïevski en
définissant le « motif fondamental de l'idéologie socialiste »
comme suit : « donner, en dehors des heures de travail, à chaque
homme sa misère, son ennui, son indigence, sa pénurie et sa pé-
nombre propres, sa lumière ensevelie, appelante, lui donner une
vie à la Dostoïevski, afin qu'avant tout il soit en accord avec soi,
avec son engagement moral et politique, quand tombent les mu-
railles du corps, de ce corps du monde qui nous protégeait des
démons, donc quand s'écroulent les bastions du royaume érigé
temporellement » (« L'Esprit de l'Utopie », Paris, 1977, p. 322),
mais cet appel au mysticisme de la souffrance, au salut dans et
par la souffrance selon Dostoïevski, s'enchevêtre chez Ernst
Bloch avec l'espérance landauerienne de l'avènement, sous le
signe du socialisme, de la République fraternelle mondiale,
d'une « nouvelle Eglise » instituant la fraternité entre les hom-
mes dans une sorte de « confédération spirituelle » qui « confir-
me à neuf les signes flamboyants et unitaires d'un compagnon-
nage humain » 2 1 (« L'Esprit de l'Utopie », chap. « Karl Marx,
la mort et l'apocalyspe », trad. française, Paris, 1977, p. 322).
Quand il rencontre Ernst Bloch en Suisse, en 1919, à la fin
de la première guerre mondiale, W. Benjamin, bien qu'attiré
par les idées de Dostoïevski et les références eschatologiques-
apocalyptiques (juives) dans la philosophie de l'histoire bio-
chienne, n'est pas (encore) sur cette « longueur d'onde » — ce
qui explique son « neutralisme politique » relatif à cette épo-
que.
Mais c'est paradoxalement au sujet de la question du judaïs-
me que le conflit théorique ou le « malentendu » entre le jeune
Bloch et Walter Benjamin va atteindre son apogée. Ayant eu le
premier contact avec le judaïsme (Ernst Bloch provenait,
comme Gershom Scholem et Walter Benjamin, d'une famille
juive allemande assimilée) en 1908, pendant son séjour à WOrz-
bourg où il soutint sa thèse sur Rickert (auprès du professeur
Oswald Kûlpe) et où il a fréquenté - comme le révèle la corres-
pondance inédite d'Emst Bloch avec Georges Lukàcs — la fa-
mille du rabbin Schlesinger, Emst Bloch commence à manifes-
ter dans les années qui suivent — surtout pendant la période
1911-1913 — un intérêt de plus en plus accru pour le « hassi-
disme », la mystique juive et le judaïsme. Cet intérêt, cette
fascination par la découverte des sources et des traditions mysti-
Ernst Bloch et Walter Benjamin 117

ques du judaïsme, s'accompagnant d'un intérêt flou pour le


mouvement sioniste naissant, atteignant déjà une certaine
force oiganisationnelle, à la veille de la première guerre mon-
diale, se traduit, chez Emst Bloch, par la rédaction, en hiver
1912/13, du texte a Symbol: Die Juden », texte qu'Ernst
Bloch a dédié à son épouse Else von Stritzky et qui figure dans
la première édition de « L'Esprit de L'Utopie » (1918). (Il n'a
•pas été repris dans la seconde édition de ce livre publiée en
1923, mais il figure bien dans le recueil d'essais qu'Ernst Bloch
publie, également en 1923, sous le titre « Durch die Wiiste »
(Traversée du désert) (réédité chez Suhrkamp, à Francfort, en
1977, pp. 122-140).)
Ce texte est à maints égards significatif de la pensée du
jeune Emst Bloch: commençant par les paroles: « L'orgueil
d'être juif se réveille à nouveau » (Neu erwacht der Stolz,
jûdisch zu sein), l'essai se présente comme une pièce justifica-
tive supplémentaire à la thèse de l'enracinement profond de la
pensée d'Ernst Bloch dans les traditions du judaïsme, de l'im-
portance du messianisme pour la genèse de son système philo-
sophique. G. Scholem rapporte dans ses « Souvenirs » que
W. Benjamin lui aurait confié, peu de temps après sa première
rencontre avec Emst Bloch, à Interlaken, en Suisse, que « Bloch
était en train de préparer son œuvre principale « System des
theoretischen Messianismus » (« Système du messianisme théo-
rique »), titre qui « lui faisait ouvrir grands les yeux »2 7 (Cf.
Gershom Scholem, W. Benjamin: Histoire d'une amitié, p. 97).
Il lui aurait dit aussi que « Bloch était très ouvert aux questions
relatives au judaïsme », sans toutefois pouvoir « préciser quelle
était son attitude sur ces questions». Et Scholem poursuit:
« En tout cas, dès le printemps 1919, leur relation devint suffi-
samment intime pour que Benjamin parlât de moi à Bloch, à la
suite de quoi il me demanda de venir l'accompagner un jour à
Interlaken. Il me raconta par ailleurs que Bloch lui avait parlé
d'un projet de rédaction d'un « Système global de la philoso-
phie » 3 3 et avait prévu que, dans ce cadre, lui, Benjamin, pour-
rait tenir le rôle de spécialiste de la « théorie des catégories »3 4 .
La visite commune de W. Benjamin et de Scholem à Emst
Bloch à Interlaken, en Suisse, le 18 mai 1919, se solde cepen-
dant par une déception mutuelle : le courant ne passa pas entre
Scholem et Bloch: bien que cette visite amicale, durât de six
heures du soir jusqu'à trois heures du matin et que le judaïsme
eût été pratiquement le seul sujet de la conversation' 5 . Ce qui
fit qu'après cette visite, G. Scholem nota dans son journal, non
1S 0 Figures de l'u topie dans la pensée d'Ernst Bloch

sans une certaine amertume : « La conversation avec lui était


assez intéressante, mais en dernière analyse mes idées ont peu
de chose en commun avec les siennes. Parfois, je sentais un
véritable mur de béton s'élever entre nous. A propos de Benja-
min, il dit que celui-ci était un analyste des formes. Je ne sais
pas moi-même, du moins pour le moment, si j'irai le revoir, bien
que notre discussion ait été sérieuse et profonde 1 6 . » (Gerehom
Scholem: Walter Benjamin: Histoire d'une amitié, Paris, Cal-
mann-Lévy, 1981, p. 98).
Sans confirmer une quelconque appartenance à l'orthodoxie
juive, Bloch fait pourtant preuve, dans ce texte, de son refus
de la « manie de l'assimilation » et il fait plutôt l'apologie de la
grandeur de l'intellectualité et de la supériorité morale et spiri-
tuelle juives en soulignant la volonté — caractéristique pour la
judéité — de « transformer la vie en pureté, spiritualité et
unité »2 7 , qualités par lesquelles le « juste » s'assurait la supé-
riorité. D affirme aussi le plus grand attachement au motif
messianique du judaïsme, à cette « orientation vers un but
messianique non encore existant visant l'au-delà du monde »2 8 .
Citant la Haggada, la Gemara, le livre des prophètes, Emst Bloch
présente le peuple juif comme un « peuple agité d'une manière
passionnée par des impulsions religieuses » (« ein... von religiô-
sen Impulsen durchschùtteltes Volk »2 9 ...) dont le penchant vers
l'intériorisation et la mystique semble être lié à l'histoire dou-
loureuse de sa dispersion 30 . Mais simultanément, cette apo-
théose de la tradition messianique du peuple juif s'accompagne
de la critique de ce que Bloch appelle « le traditionnalisme
formaliste » 3 1 et le « déisme abstrait » du judaïsme orthodoxe
auxquels il a tendance à opposer le prophétisme « plus hu-
main » des chassidim et même la doctrine du « faux messie »
Marcion32 (Cf. Bloch, op. cit., p. 138). Ce que Bloch vise, c'est
un tiers, une force religieuse et psychique capable de déborder,
de briser les bornes de ce formalisme en s'intégrant aussi les
(meilleurs) valeurs d'un christianisme hérétique, injustement
ignoré par l'orthodoxie; car: «l'âme... — trop large pour se
laisser enfermer dans de telles limites - ... regarde loin au-delà
(de ces bornes) et elle sera en mesure de saluer le « centre » 3 3 .
Et pourquoi nier Jésus, en tant que symbole de l'amour et de
l'intériorité ? La réaction de Walter Benjamin et de Gershom
Scholem à cet article d'Emst Bloch a été extrêmement négative.
Sous le choc que lui avait causé la lecture de ces pages d'Emst
Bloch (figurant dans la première édition de « L'Esprit de L'Uto-
pie »), W. Benjamin écrit ainsi à Gershom Scholem, le 13 février
Ernst Bloch et Walter Benjamin 119

1920: « En ce qui concerne Ernst Bloch, je donnerais quelque


chose pour la possibilité de pouvoir en parler avec vous orale-
ment ; mais tant que ce ne sera pas possible, je ne dirais que
ceci : Je suis tout à fait d'accord avec votre critique du chapitre
« Les Juives » (Die Juden), et comme dans cette prise de
position le savoir qui me manque ne joue pas un rôle primor-
dial, j'ai dès le début exprimé là-dessus la même opinion que
vous. Je n'ai rien à rajouter à votre jugement. Dans ma critique
[... allusion de W. Benjamin au long compte-rendu critique de
« L'Esprit de L'Utopie » qui n'a pas paru », A.M...]), j'ai, je
l'espère, mis en relief d'une manière gentille mon refus radical
de cette pensée »3 4 .
Sans que les raisons de ce refus soient spécifiées ultérieure-
ment dans cette correspondance avec G. Scholem, il n'y a pas
le moindre doute que c'était cette volonté perceptible chez
Bloch de percer l'horizon du judaïsme et d'y intégrer des élé-
ments de la christologie qui avait provoqué sa réprobation.
Ce transbordement dont Bloch se fait l'avocat et qui était
suspect de synchrétisme, s'inscrivait en porte-à-faux par rap-
port à la volonté explicite du jeune mouvement sioniste de
contre-carrer les tendances assimilatrices par le retour forcé à
un judéo-centrisme. Or, Walter Benjamin, dès 1913, avait été
en contact avec le mouvement de jeunesse sioniste « Jeune
Judée » (Jung-Juda) (auquel appartenait Gerschom Scholem ;
il avait échangé - également en 1913 — une correspondance
importante sur les questions du judaïsme avec Kurt Tuchler
et Ludwig Strauss3 * (celle avec Kurt Tuchler est malheureu-
sement perdue); il avait eu, de 1914 à 1915, une liaison avec
la fille d'un professeur de Vienne (Léon Kellner) qui était sio-
niste et le proche ami de Theodor Herzl3 6 : pour ces raisons
Benjamin était beaucoup plus sensible à ce mouvement d'un
renouveau du judaïsme (accentuant la rupture avec le chris-
tianisme et le monde chrétien en général) qu'Ernst Bloch. Dans
la lettre précitée à G. Scholem, W. Benjamin y fait clairement
allusion en parlant, tout à la fois du paragraphe exprimant son
opposition catégorique aux thèses biochiennes, de la « séduc-
tion à la vérité »3 7 qu'A aurait perçue lors de la lecture de la
critique des thèses de Bloch sur le judaïsme par G. Scholem.
Nous ignorons les réactions immédiates d'Ernst Bloch à ces
attaques — la correspondance E. Bloch-W. Benjamin des années
20 et 30 n'a pas été conservée - mais il est hors de doute que
ces polémiques ont eu comme conséquence qu'Ernst Bloch s'est
lentement, mais constamment éloigné, dans les années suivantes,
1S 0 Figures de l'u topie dans la pensée d'Ernst Bloch

du judaïsme traditionaliste et du sionisme (auquel il n'avait


jamais réellement adhéré), sans cesser de s'inspirer de la mysti-
que juive et de la Kabbale. Mais cette affinité de pensée, avec
Benjamin, brouillée quelque peu par des fausses notes et des po-
lémiques sur le vrai visage du judaïsme, devient encore transpa-
rente lors de la rédaction, par Ernst Bloch, du livre « Héritage
de ce temps » (1935) qui comporte plus d'une allusion aux tra-
vaux théoriques de W. Benjamin3 a . Mais — fait surprenant ! —
dans les passages respectifs « d'Héritage de ce temps » se réfé-
rant à W. Benjamin, il n'est plus du tout question du judaïsme
et des « vieilles querelles » relatives au messianisme authentique
du peuple juif et de « l'anti-sémitisme métaphysique » d'un
Marcion (Cf. E. Bloch, Traversée du désert (Durch die Wûste),
1923, p. 138); ils se réfèrent plutôt explicitement à l'essai de
Benjamin sur « Paris — capitale du XIXe siècle » et aux travaux
préparatoires de Benjamin pour les « Passages »3 9.
Dès 1923, après la publication des « Tableaux parisiens »,
W. Benjamin s'était efforcé de rassembler dans le cadre d'un
vaste projet appelé les « Passages parisiens », les signes et les
symboles de la modernité dans le but de faire redécouvrir la
mythologie moderne dans la « féérie dialectique » du XIX e siè-
cle.
En concentrant son analyse sur l'aspect fantasmagorique de
ce siècle - marqué par l'essor de l'industrie et du machinisme,
mais aussi par d'âpres luttes politiques et sociales - par
« l'enrichissez-vous » du Second Empire, mais aussi par son
anti-thèse radicale (avortée) : l'insurrection blanquiste —, Benja-
min voulait, par ce travail de déchiffrement du sens d'un monde
éclaté en objets fragmentés et en de multiples facette^ d'illu-
sions, contribuer à une histoire matérialiste du XIXe siècle4 0.
Mais en tant qu'historien qui refuse l'attitude contemplative de
ltiistoricisme, il s'efforce d'établir, dans sa lecture, dans son
interprétation critique et dialectique de ces phénomènes, le
rapport de constellation critique liant les fragments du passé au
temps présent. C'est dans le cadre d'une telle conception de la
présence du passé dans le temps présent et de l'accumulation de
l'expérience d'un passé devenu déjà, en large partie, mythologie,
dans les configurations du présent que W. Benjamin définit et
emploie le concept des images dialectiques41 (Cf. La tâche du
traducteur, Ges. Schr., vol. IV, 1, p. 7 sqq.).
A la lumière de cette méthodologie destinée à rendre
conscients les « images dialectiques » dans leur fonction pour
le présent, le XIX e siècle - avec sa production de marchandises,
Ernst Bloch et Walter Benjamin 121

son essor industriel, ses configurations architecturales, ses


conspirations et ses luttes sociales — est transfiguré; et,
comme le souligne, à juste titre, Rolf Tiedemann, « l'utopie
de ces configurations voire la civilisation elle-même qui les a
produites, deviennent fantasmagorie »4 3 - une « fantasmagorie
qui a des traits tout à fait angoissants »4 3 , inquiétants... signes
annonciateurs des futures catastrophes de l'humanité.
Rolf Tiedemann a souligné aussi la parenté de cette inter-
prétation benjaminienne des fantasmagories avec celle donnée
par LouisrAuguste Blanqui dans son dernier écrit « L'éternité
par les astres », en soulignant que Benjamin y avait été beau-
coup touché, beaucoup attiré par le fait que « l'humanité en-
tière y est considérée comme damnée : « Tout fait nouveau
qu'elle pourrait attendre, se dévoilera comme ayant déjà existé
depuis longtemps. D sera aussi peu capable de la rédempter
qu'une nouvelle mode pourrait contribuer au renouveau de la
société. La spéculation cosmique de Blanqui nous enseigne que
l'humanité sera aussi longtemps livrée à son angoisse mythique
que la fantasmagorie y trouvera sa place.4 4 »
La théorie benjaminienne de la continuité des œuvres du
passé dans le temps présent (Jetztzeit) est également objet de
réflexion dans la pensée d'Emst Bloch qui souligne, dans
«Héritage de ce temps», que toute herméneutique du passé
s'inscrit dans un temps présent, lequel n'est pas toujours défini,
comme le souligne Manfred Frank 4 s dans ses « Cours sur la
nouvelle mythologie », comme « un topos historico-chronolo-
gique précis, mais plutôt comme horizon sémantique, comme
horizon d'une vision du monde qui pié-détermine, d'une ma-
nière irréversible, notre regard sur le passé »4 4 . Chaque retour
au passé est motivé par les impératifs du présent, se nourrit,
pour ainsi dire, d'une sorte de « réservoir de significations du
présent ».
Dans le bref chapitre intitulé « Failles romantiques » (Ro-
mantische Hakenbildung) d ' « Héritage de ce temps »4 7 , Emst
Bloch, en se référant indirectement à « Sens unique », rend
hommage à cette « archéologie du passé » entamée par W. Ben-
jamin pour les « petites perceptions » 4 8 . Mais simultanément,
Bloch qui ne partage pas du tout le pessimisme d'histoire de
Benjamin qui s'exprime dans sa fascination pour le concept
d'angoisse mythique et l'idée de l'étemel retour d'Auguste
Blanqui (comportant une énorme méfiance à l'égard du « nou-
veau » !), nous met en garde contre le passéisme et contre le
culte de l'archaïsme romantique dont le regard reste Fixé sur un
1S 0 Figures de l'u topie dans la pensée d'Ernst Bloch

passé faussement idéalisé. D veut corriger la perspective en char-


geant le concept de « passé conservé » d'une signification imma-
nente vers l'ad-venant, vers le futur. Traitant toutes les tendan-
ces régressives à rebrousse-poil, il dit au sujet du conte et du
roman de colportage :
« L'enivrement n'est là que pour faire passer le mensonge, mais la
foire qui est en lui, le roman de colportage à la recherche du bonheur,
la régression vers les « débuts de la vie », et même l'ivresse devant la
forêt, l'ivresse panique devant la mer, comportent, malgré eux, des
traits de lébellion. Le conte veut s'arracher à la légende populaire qu'un
envoûtement l'a enfermé. L'utopie du premier « commencement » veut
s'arracher à l'archaïsme de la simple « pré-histoire ». Ou bien celle-ci est
irrémédiablement perdue et a disparu, ou bien elle désigne l'enkyste-
ment d'éléments abandonnés en route, non-advenus. Et la signification
permanente de ces éléments définis de façon romantique n'est pas elle-
même romantique quand elle se dévoile. C'est au contraire l'intention
qui habite le non-advenu, le non-encore-advenu, bref, ce n'est pas le
passé conservé, mais le cap maintenu du futur» 4 ' (Héritage de ce
temps, traduction: Jean Lacoste, Paris, 1978, p. 152).
A vrai dire, cette critique vise moins les conceptions de
W. Benjamin que celles du surréalisme qui, comme le souligne
Rolf Tiedemann 50 dans son introduction au tome 1 des
« Passages Parisiens », a tendance à éloigner les imageries sur-
réelles dans un passé romantique au heu d'actualiser, de concré-
tiser les images dialectiques du passé pour le présent. Benjamin,
par contre, veut les rapprocher le plus possible du présent, les
concrétiser. « Le rêve et l'enivrement semblent lui faire décou-
vrir un nouveau champ d'expérience où le moi (je) communi-
quait directement avec les choses, dans une espèce de rapport
mimétique d'un corps à l'autre. 51 » (R. Tiedemann, op. cit.,
p. 18). Ainsi Benjamin entend-il transgresser, en recourant à la
méthode expérimentale psychique-onirique, « les limites posées
par la théorie de la connaissance kantienne en restituant la plé-
nitude du concept d'expérience des philosophies antérieures et
les expériences de la théologie » s 3 (R. Tiedemann, op. cit.,
p. 18). Ernst Bloch qui considère le rêve - surtout le rêve
diurne - comme l'organe le plus important de la « conscience
anticipante » 5 3 semble être quelque peu réticent à l'égard de
cette théorie mimétique benjaminienne: il lui oppose sa propre
théorie du « rêver-en-avant » î 4 (nach vorwàrts trâumen) qui
établit un lien direct entre le rêve diurne (donc le rêve
conscient, à l'état éveillé) et la capacité du sujet de connaître et
de saisir les potentialités immanentes de la matière et du monde
Ernst Bloch et Walter Benjamin 123

du réel permettant sa transformation dans le sens de la ré-acti-


vation/réalisation de ces potentialités utopiques tendancielles,
non encore extériorisées, non encore réalisées. Cette transgres-
sion du « rêver » (dans et avec les choses) vers un « rêver-en-
avant » est beaucoup moins manifeste, et moins radicale chez
W. Benjamin, même si Benjamin voulait, par « l'application du
modèle du rêve au XIX e siècle » (R. Tiedemann)s s arracher
cette époque au musée du passé, même s'il voulait démontrer
que « les fantasmagories du XIX e siècle ne sont que l'expres-
sion de l'imagination (figurative, ornementale et métaphori-
que) d'un inconscient collectif qui en rêvant ainsi transgresse
ses propres limites historiques pour atteindre le piésent »5 6 .
Cette conception dialectique passé/présent appliqué par
W. Benjamin au modèle historique du XIX e siècle n'exclut
pas du tout un projet révolutionnaire, mais — élaborés au sein
d'une conception philosophico-théologique, messianique et
eschatologique de l'histoire qui va s'enchevêtrer au cours des
années 20 avec les perspectives révolutionnaires développées
par le matérialisme historique — ces deux projets ne sont pas
identiques.
Plus enracinée dans les traditions du messianisme judaïque,
la théorie du bouleversement de l'ordre existant de Benjamin
est plus proche des conceptions d'un anarchisme messianique
(ayant aussi subi l'influence du soiélisme) que celle d'Emst
Bloch, même si « L'Esprit de L'Utopie » est encore marquée
par l'influence de l'anarchisme mystique de G. Laudauer.
Mais, au cours des années 20, la pensée d'Emst Bloch subit
une évolution, une transformation vers un système de messia-
nisme théorique où le contenu strictement théologique de ce
messianisme disparaît progressivement pour réapparaître, sous
une forme sécularisée, en tant que catégorie philosophique, en
tant qu'affect d'attente de l'avènement d'un monde meilleur,
sous le signe du « devenir-philosophique du monde » et du
« devenir-monde de la philosophie », comme il apparaît en
tant que but et fin de l'histoire de l'humanité dans la vision
marxienne (sécularisée) de la « rédemption » du monde, de
l'aliénation et de l'exploitation. Cette transformation de l'espoir
messianique en affect d'attente se cristallise, chez Bloch, dans
le concept du « non encore » s 7 qui devient la catégorie centrale
de YOntologie du non-encore-être dans le « Principe Espé-
rance ». Cette ontologie du non-encore-être présuppose l'exis-
tence d'un devenir-utopique dans l'étant, à l'état de latence, qui
peut et doit être réveillée par l'activité du sujet percevant les
1S 0 Figures de l'u topie dans la pensée d'Ernst Bloch

possibilités concrètes de la transformation du réel-existant à


l'horizon de l'étant. Ce travail, réalisé à l'aide de la catégorie du
« possible » s 8 , permettra de faire apparaître les contenus utopi-
ques (cachés ou : non encore révélés) et la concrétisation de ces
images utopiques dans une nouvelle pratique émancipatrice
individuelle ou collective. Cette conception de l'émancipation,
même si elle récuse le gradualisme et la realpolitik social-démo-
crates, comme aussi les conceptions du marxisme vulgaire dans
ce domaine, n'est plus concentrée sur l'image d'un acte subit et
nécessairement violent de l'émancipation collective. La question
de la forme et du « moment historique » a été laissée ouverte
par E. Bloch. D insiste cependant beaucoup sur l'aspect anthro-
pologique de la « rédemption » de l'humanité si longtemps
attendue : la révélation du vrai visage - humain - de l'homme
allant de pair avec la résurrection de la nature, de sa nature né-
cessairement mutilée, déformée, « non encore réalisée » dans le
monde de l'aliénation et de la réification5 *.
Walter Benjamin, par contre, semble opérer, en ce qui
concerne sa propre vision révolutionnaire, une sorte de synthèse
entre la vision apocalyptique de la rédemption propre au messia-
nisme judaïque avec les images historiques (dialectiques) des
secousses révolutionnaires du XIX e siècle. Lecteur passionné des
écrits de Blanqui et surtout de « L'Eternité par les astres »6
il semble être fasciné par les conspirations et tentatives insurrec-
tionnelles du parti blanquiste tout au long du XIX e siècle en
France, en tant qu'exemples significatifs visant à briser, par un
acte insurrectionnel subit et violent, la continuité de l'histoire
(Cf. le chapitre consacré à « lliaussmanisation, aux luttes des
barricades » dans le tome 1er et les chap. « Conspirations,
compagnonnage », « le mouvement social » et « la Commune »
dans le tome II des « Passages Parisiens », Ges. Schriften, I, 1,
pp. 179-210; V. 2: pp. 745-763; 852-898; 949-956). Ce regard
spécifique sur le passé révolutionnaire du XIX e siècle a trouvé
sa justification et son corollaire théorique dans les « Thèses
philosophiques de l'Histoire » où Benjamin définit la théorie de
la connaissance du (nouveau) matérialisme historique en tant
qu'effort, en tant que tentative de faire sauter de la continuité
historique une période spécifique de l'histoire, d'interrompre
la continuité homogène de l'histoire pour mettre à l'épreuve
l'expérience que l'époque entière conserve dans les faits singu-
liers du passé et que le cours de l'histoire lui-même serait con-
servé dans l'époque 61 (Cf. W. Benjamin, Ges. Schr., I, pp. 701-
703; et: op. cit., II, 2, p. 468). C'est pourquoi il a tendance à
Ernst Bloch et Walter Benjamin 125

considérer les tentatives insurrectionnelles blanquistes comme


des arrêts messianiques de courte durée rythmant le cours
d'une histoire qui ne cesse de se répéter par l'étemel retour
du même et qui a probablement le destin d'achever ce processus
par une grande catastrophe finale.
En tant qu'archéologue de l'histoire dont le regard est tourné
vers le XIX e siècle français, W. Benjamin s'efforce de démysti-
fier les (fausses) apparences afin de connaître - dans les faits
historiques — la vraie substance naturelle, la vraie image qui
peut aussi revêtir la forme d'une image rapide, fugitive. Ainsi
affïrme-t-il, dans les premières esquisses aux « Passages pari-
siens » (Ges. Schr., V, 2, p. 1 034) que « toutes les catégories
philosophiques de l'histoire doivent être poussées jusqu'à leur
point d'indifférence. Pas de catégorie historique sans sa subs-
tance naturelle, pas de (catégorie) naturelle sans (son) filtrage
historique » 6 S .
« La connaissance de la vérité historique », continue W. Ben-
jamin, dans ce même paragraphe des esquisses pour les « Passa-
ges », « n'est possible qu'en tant que démystification de l'appa-
rence (Schein) ; mais cette suppression (Aufhebung) ne signifiera
pas volatilisation, actualisation de l'objet (historique), mais peut
prendre la forme de la configuration d'une image rapide, fugi-
tive. L'image rapide à la place de la bonhomie scientifique.
Cette configuration d'une image rapide coïncide avec « l'agnos-
tisation » (« Agnoszierong ») du « maintenant » dans les choses.
Mais pas (avec) l'avenir... L'apparence qui se trouve ainsi
conservée/supprimée (« aufgehoben ») est celle disant que
l'ancien est dans le présent (le maintenant). En vérité: le présent
(Jetzt) (est) l'image la plus intime du passé» 6 3 (op. cit.,
p. 1 035).
Transposée sur le plan des luttes sociales et des luttes de clas-
ses au XIX e siècle, cette démystification des apparences signi-
fierait, entre autres, de considérer les luttes révolutionnaires
comme expression de la volonté — momentanément concentrée
- de libérer le monde de son <r déplacement » (Entstellung)
(I. Wolfahrt), comme expression de la faible force messianique
dont sont dotés les opprimés dans leur lutte presque désespérée
contre l'oppression, mais aussi contre le cours de l'histoire.
Examiner l'histoire sous cet angle, démystifier les apparences,
déceler la substance cachée dans ces images fugitives — qui peu-
vent revêtir la forme de moments foudroyants interrompant la
continuité de l'histoire, signifie donc, pour W. Benjamin, consi-
dérer la matière, les faits de l'histoire à la hauteur de ses états
1S 0 Figures de l'u topie dans la pensée d'Ernst Bloch

d'exception qui sont inscrits dans l'histoire de l'humanité


comme de rares moments de défi à l'égard de l'utopie catastro-
phique, d\ine histoire qui court plutôt, comme W. Benjamin
semble être de plus en plus persuadé, au moment de la rédaction
des Thèses philosophiques de l'histoire (qui coïncidait avec la
montée du fascisme en Europe), vers une nouvelle barbarie. Et
dans ce pessimisme niant la possibilité d'un réel progrès dans
l'histoire, W. Benjamin rejoint le vieux Blanqui qui, purgeant sa
dernière longue peine d'emprisonnement au Fort du Taureau
(en Bretagne), commence à mettre sérieusement en cause, déjà
moralement et physiquement brisé par trente ans d'incarcéra-
tion, l'optimisme révolutionnaire de sa jeunesse : à l'époque, son
activité incessante et stimulatrice au sein des Sociétés Secrè-
tes6 4 visait à parachever, au milieu du XIX e siècle, dans le ren-
versement des régimes conservateurs en place par la voie insur-
rectionnelle, le projet babouviste d'une société égahtaire ; désor-
mais il affirme dans « L'Eternité par les astres » < s (1872), le
non-fondé de toute croyance pseudo-scientifique dans un quel-
conque progrés dans l'histoire de l'humanité.
A cette vision tragique de l'histoire, Ernst Bloch oppose, avec
le «Principe Espérance », une conception plus combattante,
plus confiante dans l'accomplissement du processus historique,
du destin du monde, dans une utopie positive. Croyant en la
nécessité d'Une logique intérieure de la processualité du monde
qui permettra, - certes, non sans détour et sans déceptions
inévitables sur le chemin — la concrétisation progressive du non-
encore-ad-venu et l'humanisation finale du monde par la « résur-
rection de la nature » et l'avènement du Royaume de la Liberté,
Bloch lance, en affirmant un « optimisme militant »6 6 , un défi
à l'égard de l'utopie négative d'un catastrophisme pessimiste qui se
« délecte » dans la contemplation des images des ruines de
l'humanité et de l'horreur. Bien que cette vision apocalyptique
ait encore été la sienne lors de la rédaction de « L'Esprit de
L'Utopie » 6 7 , Bloch l'abandonne progressivement, après la pu-
blication du « Thomas Mùnzer — théologien de la Révolution »
(1921) et après la seconde édition de « L'Esprit de l'Utopie »
(1923), en faveur d'une conception de l'histoire marxiste (Cf. le
chapitre sur les « Thèses de Marx sur Feuerbach » é ' dans le
tome I et le chapitre sur les utopies sociales dans le tome II du
« Principe Espérance »). Mais au milieu du tome III du « Prin-
cipe Espérance », la thématique apocalyptique fait brusquement
sa réapparition sous la forme du sous-chapitre « Résurrection
biblique et apocalypse » (éd. allemande, Francfort 1959,
Ernst Bloch et Walter Benjamin 127

p. 1 323-1 333) dans le cadre d'une longue réflexion consacrée


aux images (utopiques) de l'espérance contre la mort. Là aussi,
E. Bloch essaie de donner à l'apocalypse un sens différent de
l'interprétation benjaminienne en mettant l'accent sur les
aspects salutaires dans l'apocalypse biblique, à savoir les caté-
gories fondamentales du Nouveau Testament : Phos - Zoé -
lumière — vie, en invoquant l'image du château baignée dans la lu-
mière (symbolisant le paradis) surplombant l'image de l'enfer 6 9 .
En refusant le pessimisme benjaminien dans le domaine de la
philosophie de l'histoire et des perspectives historiques de
l'humanité moderne, Ernst Bloch récuse aussi la réduction, chez
Benjamin, de l'espérance révolutionnaire, à l'image de brefs
arrêts messianiques interrompant la continuité de l'histoire par
une concentration excessive d'énergie de (contre)-violence des
opprimés dans une durée de temps minimum. Ainsi, il est plus
que significatif, qu'Ernst Bloch n'évoque pas une seule fois dans
le chapitre « Hiéroglyphes du XIXe siècle » - chapitre où Bloch
se réfère explicitement aux recherches benjaminiennes sur ce
siècle en lui-même pétri de rêves, de mélanges « et de
rumeurs », au siècle dont le « souvenir aujourd'hui ne fait
qu'expliciter le passé » 7 0 (Bloch., op. cit., p. 353), - le thème
de « l'haussmanisation » de Paris, celui des « barricades » ou des
insurrections blanquistes. Le nom de Blanqui est même complè-
tement banni, alors que W. Benjamin consacré au chef mythique
des Sociétés Secrètes, à « l'Enfermé », à ses conspirations et à
ses luttes et projets plusieurs dizaines de pages dans les « Passa-
ges Parisiens » 7 1 . Plus encore, le « putschisme » — comme toute
stratégie volontariste d'un activisme révolutionnaire pur — est
explicitement condamné par Ernst Bloch7 2 au début du to-
me III du « Principe Espérance ». Cette critique vise, certes, en
premier heu, Georges Sorel et les actions des anarcho-syndica-
listes contre lesquelles E. Bloch formule le reproche d'avoir
« utopisé la violence en tant que force créatrice » (P.E., III, éd.
allemande, p. 1 106) et d'avoir ainsi influencé - indirectement
— le fascisme. Mais on pourrait aussi comprendre cette critique
catégorique du sorélisme par Ernst Bloch comme une mise-en-
cause indirecte, mais claire du blanquisme qui exprime, lui-aussi,
sur le fond historique du XIX e siècle français, cette impatience
révolutionnaire très spontanée, volontariste et prête à « brûler
les étapes » en considérant la classe opprimée - prolétarienne
- comme « moteur de l'histoire », moteur qui, s'il est prématu-
rément mis en marche, risque de précipiter cette même classe
dans un échec politique total 7 3 (ce qui était le sort des conspi-
1S 0 Figures de l'u topie dans la pensée d'Ernst Bloch

rations et insurrections blanquistes tout au long du XIX e siè-


cle).
Paradoxalement — et en dépit des nombreuses affinités de
pensée avec W. Benjamin que révèle cet ouvrage — la réaction de
W. Benjamin à l'égard d*« Héritage de ce temps » d'Emst Bloch
était très négative. Etait-elle le résultat du désaccord total de
Benjamin avec l'ensemble des thèses sociologico-philosophiques
énoncées par E. Bloch dans cet ouvrage ? Ou doit-elle plutôt
être ramenée au fait que le chapitre précité du livre — comme
l'ouvrage en général — comportait un grand nombre de citations
de « Sens unique » qui n'étaient pas toujours clairement indi-
quées en tant que telles dans le texte biochien ?
Il est difficile de trancher cette question avec une certitude
scientifique normative absolue ; mais à la lumière de la corres-
pondance de W. Benjamin avec Alfred Cohn, Gershom Scholem,
Th. W. Adorno et Bertolt Brecht, la conviction se fraie le che-
min que de graves désaccords d'ordre politico-philosophique (et
même d'ordre privé !) ont dû motiver le jugement si sévère de
l'auteur de « Sens Unique » sur qn. qui avait pourtant tout à
fait l'étoffe pour être son « frère spirituel ». En ce qui concerne
les divergences d'ordre politique: W. Benjamin y fait clairement
allusion dans sa lettre à Alfred Cohn de San Remo du 8 février
1935 oû il formule à l'égard de l'ouvrage le « grave reproche...
qu'il ne correspond en aucune manière à la situation de sa paru-
tion, mais surgit aussi déplacé qu'un grand seigneur qui, venu
inspecter une région dévastée par un tremblement de terre,
n'aurait pour commencer rien à faire de plus pressé que de de-
mander à ses gens de dérouler les tapis de Perse qu'il a apportés
— ici et là un peu mités déjà, d'étendre, ici et là déjà décolorés,
les brocards et tissus damassés. Il va de soi que Bloch a d'excel-
lentes intentions et de grandes idées. Mais il se refuse à les met-
tre en œuvre en les pensant. En pareille situation — dans un
lieu frappé par la misère —, il ne reste plus au grand seigneur
qu'à livrer ses tapis comme couvertures, à faire couper des man-
teaux dans ses riches étoffes et envoyer à la fonte sa vaisselle
somptueuse» 74 (Correspondance,II,p. 151-152).
Autre remarque encore plus lancinante et révélatrice à ce
sujet, dans la lettre de W. Benjamin à Alfred Cohn, écrite de
Paris, le 18 juillet 1935. Résumant ses impressions de la lecture
d \ Héritage de ce temps», W. Benjamin n'hésite pas à
constater que la lecture du chapitre « Hiéroglyphes du XIXe siè-
cle » de Bloch l'aurait « rendu quelque peu farouche ». Et il
continue : « Je me suis du reste expliqué avec lui. Et si j'avais à
Ernst Bloch et Walter Benjamin 129

faire face au rude problème de tirer nos relations de l'état


critique des dernières années, sans le laisser dans l'incertitude
quant à ma position, essentiellement négative et très négative,
sur son dernier livre, je peux espérer, réserves faites de réactions
imprévisibles et tardives de sa part, avoir résolu le problème.
Cela exigerait évidemment, de son côté aussi, une grande
loyauté et je suis heureux de l'avoir trouvée.7 5 » (Correspon-
dance, vol. II, Paris, Aubier-Montaigne, 1978, p. 169.)
Les formulations choisies par W. Benjamin pour exprimer
ses griefs ne peuvent être interprétées que comme constat
amer d'une incompréhension et, de désaccords dans de mul-
tiples domaines sans que cela puisse exclure pour autant l'hy-
pothèse d'une éventuelle réconciliation (après explication des
différents). Mais vu la tonalité de la lettre de W. Benjamin à
Gretel Adomo du 14 décembre 1939 comportant encore des
remarques critiques à l'égard de Bloch (Cf. Corresp., II,
p. 315), tout porte à croire que cette réconciliation n'a jamais
réellement eu lieu. Fuyant tous les deux le nazisme, mais en
choisissant des itinéraires différents, conduisant l'un à l'exil en
terTe sûre, aux Etats-Unis, l'autre au suicide — à la frontière
franco-espagnole - , Bloch et Benjamin, grandis tous les deux
sous l'orbite philosophique et théologique du messianisme ju-
daïque et du matérialisme dialectique, tentant tous les deux
une synthèse de ces deux courants qui comporte un grand nom-
bre de points communs, mais aussi d'énormes différences, se
sont-ils séparés pour jamais en France, en 1935, après le Congrès
Anti-fasciste pour la Défense de la Culture, en tant que « frères
ennemis » ?
La correspondance de Benjamin au moins témoigne pour
cette hypothèse désillusionnante ; mais l'œuvre des deux grands
penseurs n'en témoigne pas moins en faveur d'affinités sélectives
d'ordre philosophique (et théologique) qui ne devraient pas être
prises en dehors de toute considération.
CHAPITRE VII

SUJET - OBJET: ERNST BLOCH ET HEGEL

Dans son ouvrage « De Hegel à Nietzsche », Karl Lowith1


nous a magistralement démontré que la rupture révolutionnaire
marquant la pensée occidentale au milieu du XIX e siècle n'est
que le reflet d'une grande et constante oscillation de la philoso-
phie entre deux penseurs qui portent la principale responsabilité
de cette rupture: Hegel et Nietzsche. C'est par l'accentuation,
dans une large mesure, de la ligne de démarcation qui sépare
l'œuvre du jeune Hegel, l'œuvre de l'auteur de l'écrit sur
« L'Etat de Wurttemberg » et de la « Verfassungsschrift »
(1795) (qui ne cesse d'insister sur l'inéluctable nécessité de la
transformation du réel comme conséquence de la suprématie du
« devoir-être » sur « l'être réellement existant ») de l'œuvre de
la maturité (marquée par cette grande « résignation devant le
monde existant » 2 , par cette volonté de synthèse impliquant
une presque-soumission au réel existant et à sa structure domi-
nante, et, plus précisément, par la disparition du « devoir-être »
devant l'opacité du réel) que Lowith essaie de cemer les apories
et les déterminants de l'évolution de Hegel, du jeune admirateur
du républicanisme jacobin au « philosophe de l'Etat prussien ».
Les analyses de l'œuvre de Hegel de Georg Lukàcs3 et d'Emst
Bloch4 vont, nous le démontrerons plus loin, dans une direction
similaire. L'abandon hégélien de la critique révolutionnaire de sa
jeunesse, nous enseigne Karl Lowith, s'opère exactement à par-
tir du moment où, succédant à la fougue transformatrice, si
perceptible dans les œuvres de jeunesse, la médiation spéculative
devient la mesure absolue de sa critique, et où la volonté de
transformation révolutionnaire qui caractérisait encore le jeune
1S 0 Figures de l'u topie dans la pensée d'Ernst Bloch

Hegel de l'époque de Tûbingen, de Berne, et de Francfort,


s'efface progressivement devant la recherche obstinée d'un
équilibre entre « opinions » et « vie », « sujet » et « objet »,
« réel existant » et « réel optatif »..., l'équilibre d'un système
achevé et clos représentant un univers parfaitement médiatisé,
celui de l'esprit extériorisé réconcilié5. A l'inverse de Karl
Lowith, Alexandre Kojève 6 , dans ses commentaires de la
« Phénoménologie » de Hegel à mis l'accent, plutôt sur
l'aspect ontologique de la dialectique hégelienne en affirmant
que la « Logik » (La Grande Logique) de Hegel est non pas une
logique au sens courant du mot, ni une gnoséologie, mais une
ontologie ou « Science de l'Etre pris en tant qu'Etre », et que,
« si la pensée « logique » a trois aspects (chez Hegel), si elle est
autrement dit dialectique (au sens large), elle l'est uniquement
parce que l'Etre lui-même est dialectique (au sens large) du fait
qu'il implique un « élément constitutif » ou un « aspect » néga-
tif ou négateur (« dialectique » au sens étroit et fort du
terme) 7 . » Mais, précise Alexandre Kojève, comme « la pensée
philosophique et scientifique au sens hégélien du mot... a pour
but de révéler par le sens d'un discours cohérent (Logos) l'Etre
(Sein) tel qu'il est et existe dans la totalité de sa réalité objective
(Wirklichkeit), la méthode hégélienne est censée « assumer
l'adéquation de la Pensée et de l'Etre, la Pensée devant s'adapter
à l'Etre et au Réel sans le modifier en quoi que ce soit »*. En
interprétant ainsi l'attitude du philosophe savant vis-à-vis de
l'Etre et du Réel comme purement contemplative, Kojève va
constamment glisser, malgré lui, vers une position ayant tendan-
ce à nier purement et simplement le caractère dialectique de la
méthode hégélienne qui va être définie comme « descriptive
voire phénoménologique au sens presque husserlien (!) du
terme » 9 . Ce qui est dialectique et trinitaire, d'après Kojève,
c'est l'Esprit hégélien (Geist) et non l'Etre (Sein); et, l'Etre
n'est que le premier élément constitutif (Moment) de l'Esprit 1 0 .
Les études que Lukàcs 11 et Bloch 12 ont consacrées à Hegel
(celle de Lukàcs était presque achevée au moment du départ
d'Ernst Bloch en exil aux Etats-Unis où il écrivit, « en appen-
dice » à la grande trilogie du « Principe Espérance », le livre
« Sujet-Objet. Considérations sur Hegel ») se tiennent, bien en-
tendu, à l'écart de toutes ces interprétations ontologico-phéno-
ménologiques d'inspiration husserlienne ou heideggerienne.
Elles ont été motivées, pour l'essentiel, par trois raisons :
a) par la volonté commune d'arracher Hegel à ses interprètes
libéraux ou conservateurs (qui prédominaient au moment de la
Sujet-objet: Ernst Bloch et Hegel 133

commémoration, en Allemagne, en 1931, du centenaire de la


mort de Hegel) ;
b) par le désir de détruire la fausse légende du rapport intime
de la philosophie hégélienne avec les tendances conservatrices
du romantisme allemand (par exemple, le refus de confondre
les liens organiques unissant le vieux Schelling et le romantisme
avec l'attitude - dans le fond très différente - de Hegel) ;
c) par le souci de s'opposer à l'ignorance, par les marxistes
des années 1920 et 1930, des écrits de jeunesse de Hegel, et
à la pénétration dans les interprétations marxistes de Hegel,
d'éléments théoriques du néo-hégélianisme falsificateur
qui fit de Hegel un apologiste de l'irrationalisme et qui avait,
comme l'a fait Hermann Glockner 13 (éditeur des Oeuvres de
Hegel en Allemagne) tendance à réduire Hegel à Kant. (Les
principaux représentants de ce courant néo-hégélien en Alle-
magne étaient : Richard Kroner 1 4 , R. Haym1 s et Theodor Hâ-
ring16 qui, dans sa monographie sur Hegel (publiée en 1929)
dessinait, comme le remarque à juste titre G. Lukàcs, l'image
d'un philosophe très « allemand », d'un philosophe mystique et
irrationaliste 17 .
Les études lukacsienne et biochienne sur Hegel se situaient
aussi dans la continuation de la critique du néo-kantisme18
(qui avait tendance à faire de Kant un subjectiviste et un agnos-
ticiste par excellence et à ignorer complètement Hegel à cause
de l'idéalisme objectif de ce dernier) et étaient stimulées par
l'effort d'interprétation des apories et des contradictions de la
philosophie de l'histoire hégélienne à la luminère du marxisme.
En outre, des événements éditoriaux de première impor-
tance ont, sans aucun doute, fortement encouragé à la fois
Lukàcs et Bloch à entreprendre un travail analytique sur
Hegel de cette ampleur. L'événement majeur fut la publication,
en 1907, à Tùbingen, par Herman Nohl1 *, des « Ecrits théologi-
ques de jeunesse » de Hegel (Hegels theologische Jugendschrif-
ten), suivie de celle par G. Lasson ï 0 , en 1923, à Leipzig, de
« L'Ecrit sur la Constitution de l'Allemagne » (Verfassungs-
schrift) et du « Système de moralité » dans un volume compor-
tant les écrits politiques de Hegel et les écrits sur la philosophie
du droit (« Schriften zur Politik und Rechts - philosophie
Hegels »). Mais la publication, la même année, également par
G. Lasson, à Leipzig, de la « Logique de Iéna » (Jenenser
Logik21 ), de la métaphysique et de la philosophie de la nature
de Hegel, ainsi que la parution des deux livres édités par Hoff-
meister2 2 (Jenaer Realphilosophie, Leipzig 1931; Dokumente
1S 0 Figures de l'u topie dans la pensée d'Ernst Bloch

zu Hegels Entwicklung (Documents relatifs à l'évolution de


Hegel, réunis par HofTmeister et parus à Stuttgart en 1936),
n'ont pas été de moindre importance pour la genèse des travaux
et des recherches hégéliennes entamés respectivement, vers le
début et à la fin des années 1930, par G. Lukàcs et E. Bloch.
(Lukàcs, par exemple, dans son ouvrage sur le jeune Hegel, ne
cessera de stigmatiser l'interprétation de Nohl qui accentue
l'aspect strictement « théologique » des écrits du jeune Hegel à
Tïlbingen, y dénonçant une falsification et une méconnaissance
de la signification politique et philosophique de ces écrits de la
première période.2 3 )
Mais, malgré cette motivation presque identique, les métho-
dologies choisies par Lukàcs et par Bloch dans leurs analyses de
l'œuvre de Hegel sont différentes. Lukàcs se limite à analyser
l'œuvre de jeunesse de Hegel qu'il divise en quatre grandes sec-
tions et s'efforce avant tout de détruire la légende - conçue par
Nohl — d'une période théologique de Hegel 24 , en mettant
l'accent sur le républicanisme du jeune Hegel, sur ses études éco-
nomiques pendant la période francfortoise et sur la rupture avec
Schelling, en 1807, tentant toujours âe prouver l'isomorphisme
entre la genèse des concepts économiques de l'époque et leur
reflet dans l'idéalisme objectif de Hegel qui prend une forme
concise pendant la période de Iéna (1801 - 1803). Alors que
Lukàcs arrête son analyse (qui comporte aussi des sections pure-
ment monographiques) en 1807, au moment de la genèse des
premières esquisses de la « Phénoménologie de l'Esprit », Ernst
Bloch étudie, dans son ouvrage « Sujet-Objet » (Considérations
sur Hegel) la totalité de l'œuvre de Hegel en plaçant au centre de
son analyse critique la « Phénoménologie de l'Esprit », la
« Science de la Logique » (Grande Logique), « L'Encyclopédie
des Sciences », la « Philosophie du droit » ainsi que la philoso-
phie hégélienne de l'art et de la religion. Etant peut-être moins
systématique et moins respectueux de la chronologie (dans le
sens strict du terme) que Lukàcs, Bloch fait précéder son ana-
lyse des œuvres et de la méthode dialectique de Hegel de brefs
chapitres introductifs où il aborde, entre autres, la spécificité
de la langue hégélienne, la problématique de l'auto-réflexion,
celle de la pensée abstraite, etc... Ces chapitres, parfois écrits
dans le style aphoristique « nietzschéen », sont avant tout des-
tinés à ouvrir l'accès aux deux grandes sections intitulées « phi-
losophie » (hégélienne) et « Sursomption/conservation »2 5
(Aufhebung).
Sans vouloir nier la différence entre l'œuvre de jeunesse de
Sujet-objet: Ernst Bloch et Hegel 135

Hegel, avec ses tendances politiques et révolutionnaires mani-


festes, et l'œuvre de maturité, où ces tendances sont progres-
sivement effacées, Bloch est cependant enclin à mettre l'accent,
dès les premières pages de son livre « Sujet-Objet », sur la très
grande unité de la pensée hégélienne qui est, selon lui, caractéri-
sée par la permanence du principe « omnia ubique » (« Ailes
ist uberall ») qui semble marquer le plus grand nombre des
figures dialectiques (sujet-objet) de Hegel 16 . Bloch ne cesse
de souligner que le pré-concept de ce principe se trouve déjà
dans la philosophie du Moyen-Age, c'est-à-dire chez Nicolas de
Cues, qu'il réapparaît, sous une autre forme, quelques siècles
plus tard, chez Leibniz, et que c'est ce principe qui est à l'ori-
gine du fait que, chez Hegel, dans la « Phénoménologie », le
« agnostî té auton » (ayvoon 777 canwv) (le « connais-toi-mê-
me ») monte, degré par degré, comme dans une spirale, pour
atteindre, à son degré ultime, la plus haute « auto-conscience
de soi-même », sous la forme de l'esprit auto-réfléchi, sûr et
rentré dans soi-même ; ce même principe explique également la
fréquence dans la pensée de Hegel, des figures dialectiques tria-
diques médiatisés (concept-jugement-conclusion / famille-
société civile-Etat; etc.). Cette unité est avant tout une unité
entre mouvement et compréhension, entre « mouvement de
l'esprit » extériorisant les diverses formes de son savoir et le
travail que l'esprit accomplit en tant qu'histoire réelle2 7 (Cf.
op. cit., p. 38). D'une manière générale, Hegel est aussi, pour
Emst Bloch, celui qui nous enseigne par excellence la supréma-
tie du mouvement sur l'être immobile. C'est le plus grand défi
lancé, dans toute l'histoire de la philosophie occidentale, contre
la pensée des éléates. « Le Sujet de Hegel était », dit-il à ce pro-
pos, dans la première préface à « Sujet-Objet », « le soi qui se
connaît soi-même, le sujet qui s'enchevêtre dialectiquement
avec l'objet, l'objet qui s'enchevêtre avec le sujet, le vrai qui est
le réel. Et le vrai n'est pas un fait immobile ou achevé, mais
plutôt le résultat d'un processus, d'un processus qui doit être
clarifié et gagné. Hegel est un des témoins les plus importants,
- conclut Bloch - aussi bien dans le domaine de la dialectique
que dans celui des énoncés 18 » (Cf. préface de décembre 1947
à l'édition allemande de « Sujet-Objet »).
C'est donc dans cette conception du processus dans la dialec-
tique hégélienne que Bloch puise, pour l'essentiel, son propre
concept de la processualité dans l'étant qui, dépassant les limites
posées par la dialectique hégelienne, fait partie de la conception
d'une processualité ininterrompue du monde s'acheminant vers
1S 0 Figures de l'u topie dans la pensée d'Ernst Bloch

un eschaton (un but salutaire). Pour Hegel, par contre, le pro-


cessus s'arrête une fois que le dernier degré de la réalisation
(extériorisation de l'esprit) est atteint : le degré du savoir absolu
sur la religion, de l'être-pour-soi de l'esprit où « le soi s'est exté-
riorisé de toutes ses extériorisations tout en les conservant en
soi-même en tant qu'histoire comprise ».
Si Bloch accorde une place aussi privilégiée, dans son œuvre,
à la « Phénoménologie de l'Esprit », ce n'est pas parce qu'il
considère, comme Martin Heidegger, le passage dialectique hégé-
lien de la conscience en conscience de soi comme un mouve-
ment de pensée avant-coureur de son propre théorème (« expo-
ser la possibilité de la compréhension apriorique de l'être à
partir du fond unitaire de l'ipséité »)a • , ou pour opposer au
« dépassement dialectique de la finitude de l'opposition de la
conscience la transcendance du « Dasein » au-delà de l'étant et
vers l'ipséité », ou à « l'infinité du savoir absolu la finitude du
« Dasein » qui transcende »3 0 , mais parce qu'il estime que cette
œuvre maîtresse de Hegel témoigne de la manière à la fois la
plus vivante et la plus nuancée de la méthode dialectique hégé-
lienne. D souligne l'absence de tout schématisme, le fait que le
lecteur qui veut s'approprier la richesse de l'œuvre doit faire
« un grand effort de compréhension symbolique de sa profon-
deur » 3 1 . A l'instar de G. Lukàcs, il considère la « Phéno-
ménologie » comme l'expression - par excellence - de la
conscience bourgeoise au début de la phase de la mission histori-
que universelle de la bourgeoisie (caractérisée par le déchaîne-
ment des forces productrices) et il fait la comparaison littéraire-
philosophique avec le « Faust » de Goethe, symbole et protago-
niste de ce même « sujet inquiet, non-accompli, hégélien, tou-
jours désireux de connaître les chemins et la destinée de l'huma-
nité toute entière » 3 1 . « Pour atteindre l'infini, Faust se déplace
dans tous les sens par son expérience concrète. Son but est la
satisfaction de son inquiétude si grande et si indéterminée en
soi. 33 » Le sujet du drame gœthéen, souligne E. Bloch, avec
son état d'insatisfaction à chaque degré d'accomplissement, est
donc tout à fait comparable au sujet-objet de la « Phénoméno-
logie », à ses formes de médiations successives (d'après le degré
respectif d'accomplissement). Usant du langage musical pour
l'illustration de la progression dialectique de cette spirale, Bloch
dit, entre autres: « La consonance implique la dissonance qui
produit de nouvelles consonances qui, elles-mêmes, toujours à
nouveau se dissocient, jusqu'à ce que « l'insuffisant » soit deve-
nu « événement » et que, selon la formule de Hegel, « l'esprit
Sujet-objet: Ernst Bloch et Hegel 137

évacue le temps et se saisisse, à l'état pur, de son propre con-


cept» 3 4 (E. Bloch: Sujet-Objet. Eclaircissements sur Hegel.
Trad. de l'allemand par Maurice de Gandillac, Gallimard, Paris
1977, p. 71). Selon Hegel, la Phénoménologie est « le chemin
que suit l'âme en parcourant la suite de ses figures, comme des
stations que lui présente la nature, afin de se purifier pour deve-
nir esprit en atteignant, par la complète expérience d'elle-même,
la connaissance de ce qu'elle est auprès d'elle-même »3 s (II,
p. 65). Ainsi, souligne E. Bloch, « la phénoménologie contient
un mélange d'éducation et de déception, unies dans un sujet qui
s'enrichit au contact du monde ; comme dans Faust, ce drame
de l'expérience (ou dans « Wilhelm Meister », ce roman de l'édu-
cation). Mais la Phénoménologie contient davantage encore une
critique de ce qui subsiste, ou de ce qui subsiste encore ; ainsi la
description de la « conscience malheureuse » comme critique
adressée à l'Eglise romaine ; ou cette description du « règne
animal spirituel » et de la « tromperie » comme critique adres-
sée à l'intérêt privé qui se dissimule derrière des formules spiri-
tualistes. Pareille critique rend beaucoup moins pénétrante qu'il
ne semble cette paix avec le monde de cet amor fati qu'éprouve
Hegel en compagnie de Spinoza et de Goethe ; car cet amour du
destin n'est point amour de la nécessité extérieure, mais seule-
ment de la nécessité intérieure, celle du processus. Si contempla-
tive que soit la manière dont se comporte la « Phénoménolo-
gie », et si vrai soit-il aussi que le sujet qu'elle considère est
seulement l'esprit, derrière ce sujet on reconnaît de façon aussi
vivante l'homme réel, avec son vouloir, avec son véritable travail
de structuration. Et c'est avec autant de force que s'annonce
ainsi la dialectique réelle, celle qui jusqu'ici chaque fois de nou-
veau a réduit au non-sens une raison périmée et a mis en place
une raison toute fraîche 3 6 » (Bloch, Sujet-Objet, p. 72).
Bloch souligne en effet cette parenté apparente avec la con-
ception idéelle du « Faust » de Goethe, en disant que, « ce qui
reste le mieux, (ce serait) de réunir la Phénoménologie et le plan
de Faust, en ce qui concerne aussi bien l'inquiétude de la con-
science que le voyage à travers le monde et l'être-pour-soi visé
comme but ultime »... « Aussi bien, la Phénoménologie n'est
pas simplement l'histoire du savoir en devenir dans ses manifes-
tations phénoménales », dit Bloch ; « elle est au même titre que
l'histoire de la manifestation (métamorphose) phénoménale de
l'homme en tant qu'il se saisit lui-même encore, pour la
première fois, comme celui qui fait sa propre histoire. 37 »
Bloch rend immédiatement hommage à Marx pour avoir souli-
1S 0 Figures de l'u topie dans la pensée d'Ernst Bloch

gné que Hegel y a « trouvé l'expression abstraite, logique, spécu-


lative, pour désigner ce mouvement de l'histoire qui n'est pas
encore une histoire effective de l'homme comme sujet présup-
posé, mais seulement un acte de production, un acte de nais-
sance de l'homme » 3 8 .
Et Bloch poursuit en précisant que cette remarque de Marx
devrait absolument être complétée par ceci :
« L'instant comblé de notre soi, le regnum hondnis d'un étre-pour-
soi et d'un monde qui nous soit adéquat, voilà aussi ce que signifie, de
maniéré totale, la Phénoménologie - en dépit de tout le spiritualisme
des dernières pages, c'est-à-dire du beaucoup trop complet dessaississe-
ment du dessaisissement. Tel est le point de référence terminal de l'ou-
vrage ; sans lui, le livre serait simplement ce que Hegel avait le plus en
horreur : une progression sans fin, bref une préhistoire sans résultat3 9 »
(E. Bloch, Sujet-Objet, p. 73).
Comme Nicolas Tertulian l'a montré dans un article publié
récemment dans une revue philosophique italienne, Adomo,
Bloch et Lukàcs se rencontrent dans la « célébration et la défen-
se commune de la philosophie hégélienne en tant que victoire
définitive sur le formalisme de l'idéalisme subjectif » 4 0 . En
effet, leurs points de vue convergent dans le constat positif que
Hegel a développé une pensée qui prend délibérément en charge
tout le poids de l'objectif et qui s'efforce d'intégrer dans le
système de ces déterminations l'opacité, la résistance et la du-
reté du réel (Cf. N. Tertulian : Lukàcs, Adomo et la fllosofia
classica tedesca, in : « Il marxismo délia maturità di Lukàcs,
Prismi », 1984, p. 203).
Mais en dépit de leur unité de vue concernant un assez grand
nombre d'aspects de l'œuvre hégélienne, il existe des divergences
importantes entre Adomo, Bloch et Lukàcs sur certains points
d'interprétation.
Lukàcs qui n'a pas la moindre sympathie pour l'idéalisme
schellingien, pour « l'intuition intellectuelle » et pour la théorie
schellingienne de l'intuition permettant au sujet d'entrer en
contact direct avec l'Absolu, s'efforce avant tout de démontrer
la supériorité de Hegel sur Schelling en faisant l'éloge de la
« patience du concept », de ce travail dur et constant qui con-
siste à « ne pas brûler les étapes, à respecter scrupuleusement
les déterminations finies de la réalité, à attendre patiemment
leur mûrissement et leur dépassement respectif, à travers « des
médiations soigneusement élaborées et développées dans l'im-
manence de l'objet » (N.T., Op. cit., p. 203), de ce « dur tra-
vail du négatif dans les déterminations hégéliennes », tout en
Sujet-objet: Ernst Bloch et Hegel 139

rejetant violemment les théories schellingiennes de la divination


intellectuelle (intuitive), et la spiritualisation de la nature, etc.,
etc. dans le camp de Firrationnalisme 41 .
Adomo par contre souligne dans la « Dialectique négative »
que l'acte de penser signifie nécessairement identifier, mais que
toute identification ou sur-identification qui se laisse entraîner
vers la fétichisation du concept est extrêmement nuisible à la
pensée dialectique libre. « Le vrai intérêt de la philosophie »,
dit-il dans l'« Introduction à la Dialectique Négative » (éd. alle-
mande, p. 18), « est précisément là où Hegel, en accord avec la
tradition, manifeste son désintérêt, à savoir dans le non-concep-
tuel, le singulier et le particulier: précisément dans ce domaine
qui depuis Platon a été qualifié d'éphémère et d'insigni-
fiant...41 ». En accentuant donc beaucoup ce qui a été traité
par la philosophie traditionnelle comme une « quantité négli-
geable », comme contingent, Adomo décrit parfaitement la
structure et l'essence de sa théorie des micrologies.
Une méthodologie sociologico-philosophique qui opère préfé-
rentiellement avec ces micrologies se propose prioritairement la
« reconstruction de fragments philosophiques, esthétiques et
sociologiques qui désignent un tissu complexe et inachevé de
procédés de connaissance (procédés épistémologiques)4 3 »
(Cf. Bon/3, p. 202). Selon Adomo, Bergson et Husserl, en tant
que représentants de la modernité philosophique, ont préféré se
réfugier dans la métaphysique traditionnelle : Bergson en créant
un nouveau type de connaissance qui fait disparaître le « sel »
de la dialectique dans le flux vital indifférencié et en
faisant l'apologie de « l'immédiateté irrationnelle, voire de la
liberté souveraine du sujet au milieu de la non-liberté4 4 »
(Adomo, N.D., p. 18); Husserl en liant, avec sa doctrine de la
réduction eidétique (evuxn)> les phénomènes donnés intuitive-
ment à l'intentionalité de la conscience en excluant toute psy-
chologie.
Ce défi épistémologique lancé par Adomo n'est pas sans con-
séquence pour sa théorie sociale. Celle-ci, tout en étant redeva-
ble à Hegel en ce qui concerne la méthodologie dialectique, se
situe dans ses prémisses comme dans ses conclusions, bien au-
delà de lliégélianisme dans la mesure où Adomo est convaincu
que « l'objectivité sociale ne peut plus être interprétée comme
le résultat de l'action subjective rationnelle ; nous la regardons
plutôt dit-il, comme un ensemble naturel contraignant extérieur
au sujet exerçant sa domination sans être voulue4 5 » (Bon/3, op.
cit., p. 203). Et sans cette condition, le monde se ferme contre
1S 0 Figures de l'u topie dans la pensée d'Ernst Bloch

la tentative « de saisir le réel par la force (puissance) de la


pensée »4 6 (Adomo, Ges. Schr., I, p. 325).
Car « à l'idée de la raison, dit Adomo, ne correspond plus
aucun substrat réel; il y a bifurcation totale entre réalité et
vérité. « L'expérience de l'étant se divise et le monde devient
énigmatique. » Le monde du réel ne se présente au sujet con-
naissant que polémiquement, alors qu'il ne conserve que dans
des traces et des décombres (ruines) l'espérance de devenir un
jour une réalité vraie et juste 4 7 (Cf. Adomo: Le réel = le non-
vrai). On pourrait éventuellement comprendre cette phrase
d'Adomo comme une allusion au « principe espérance » d'Ernst
Bloch, mais ce n'est aucunement une réflexion se rapportant à
Bloch puisque la différence entre Adomo, Benjamin et Bloch se
situe justement dans le fait que Bloch - plus radicalement
hégélien et beaucoup plus influencé par le messianisme juif et
chrétien qu'Adorno — refuse d'admettre cette bifurcation abso-
lue entre réalité sociale et vérité, comme il refuse aussi de déli-
miter le champ de l'espérance utopique à la conservation de
l'essence utopique, de l'invariante utopique dans les traces et les
ruines du passé/présent Bloch continue plutôt de chercher les
potentialités du futur utopique dans le présent et ses anticipa-
tions dans le réel (esthétique) 48 .
Bien entendu, ce théorème adomien de la bifurcation entre
réalité sociale et vérité, cette théorie du réel du monde moderne
identifié à un énigme, n'est pas sans rapport avec le travail de
démythification de la raison qu'Adomo a entrepris avec Hur-
kheimer, dans la « Dialectique de la Raison », et qui aboutit à la
démonstration que la raison qui, chez Hegel se conciliait encore
au dernier degré des médiations dialectiques avec le réel, était
tout simplement devenue, à l'ère moderne, dé-raison, transfor-
mant progressivement en son contraire ce qui a été , à l'époque
des lumières, porteur d'avenir et de positivité4 9 . Le capitalisme
moderne, poussant la division du travail, la productivité et la
technologie industrielles jusqu'à leurs extrêmes limites, perver-
tit — c'est la thèse d'Adomo et de Horkheimer — le principe
raison qui lui est immanent et qui était là, à son origine, en ne
révélant à la conscience du sujet connaissant de plus en plus
isolé et aliéné que des pseudo-vérités d'une réalité sociale deve-
nue de plus en plus inhumaine.
Cette mise entre parenthèses du « principe raison » va de pair,
chez Adomo, avec l'abandon du concept de « système » dans le
sens hégélien du terme ; car, « si le monde n'apparaît comme
partiellement raisonnable que dans des traces, des fragments et
a
Sujet-objet: Ernst Bloch et Hegel 141

des décombres, la connaissance désirant connaître la vérité ne


peut plus se déployer en tant que système positif dans le sens
que lui donnait Hegel. Sous les conditions de la « Dialectique
de la Raison », cette forme de reconstitution serait elle-même
soupçonnée d'idéologie — en camouflant la raison entre la tota-
lité sociale... qui est devenue déraisonnable, et les possibilités
d'une vie raisonnable qui ne sont décelables que dans les figures
énigmatiques de l'étant comme des images fugitives5 0 » (Ador-
no, Ges. Schr. I, p. 334 ; Bon/î, op. cit., p. 203).
La méthode de cette théorie sociale doit donc prioritairement
s'efforcer à chercher et à interpréter ces traces, fragments etc.,
en dehors de toute tentative de classification dans un système,
comme « expression de l'unité contradictoire de la raison tou-
jours possible et de la dé-raison factice ». Il s'agit en d'autres
termes, de percer dialectiquement le contexte d'aveuglement51
(Verblendungszusammenhang) d'une totalité originairement
positive devenue fausse pour y localiser les traces d'une totalité
vraie ne faisant pas (plus) partie du réel social.
Ernst Bloch, à vrai dire, est beaucoup moins radical dans ses
critiques de Hegel qu'Adomo qui, à la fin de son deuxième essai
sur Hegel va même jusqu'à défendre Kant contre Hegel, en affir-
mant que Kant, dans sa synthèse transcendentale, n'a jamais
accepté la suppression de l'hétérogénéité du réel et n'est jamais
allé jusqu'à dissoudre les contradictions du singulier/particulier
dans la synthèse d'un TOUT universel (le savoir absolu de
Hegel) 51 .
Adomo dit : « Penser = identifier », en mettant l'accent sur le
grand danger de l'identification conceptuelle.
Ernst Bloch dit : « Penser = Transgresser » (inscription sur la
pierre tombale du philosophe à Tiibingen).
La comparaison de ces deux affirmations montre que les
deux philosophes se sont donc plus ou moins accordés dans le
refus de la contrainte identitaire ; mais elle révèle aussi d'assez
grandes différences qui se manifesteront dans les démarches phi-
losophiques ultérieures des deux penseurs, notamment dans la
manière de concevoir la dialectique. Ces différences apparaissent
aussi dans leurs attitudes vis-à-vis de Hegel.
Tout en mettant l'accent sur le sujet dans le rapport dialecti-
que sujet-objet de la méthode hégélienne, Bloch ne s'obstine pas
à revendiquer, comme le fait Adorno, les droits du singulier et
de l'individu ; et s'il défend sans ambages les droits civiques de
l'individu dans une société post-capitaliste qui met fin à l'ex-
ploitation et à l'aliénation économique, il ne cède pas à la tentar
1S 0 Figures de l'u topie dans la pensée d'Ernst Bloch

tion de soutenir Kant contre Hegel, mais il prend au contraire


— tout au moins dans son livre « Sujet-Objet. Eclaircissements
sur Hegel » —, nettement parti pour Hegel contre Kant, par exem-
ple au sujet des catégories de l'idéalisme transcendantal en re-
prochant justement à Kant le caractère abstrait/rationnaliste de
sa théorie de la connaissance, qui fait complètement abstraction
du contenu et de la matière de l'objet et a tendance à négliger le
rapport de l'objet aux catégories de perception du sujet5 3.
Comme Lukàcs, Bloch semble se réjouir du fait que chez He-
gel la dimension du réel (de l'objet) est considérablement ren-
forcée. Et il démontre, entre autres, que dans la « Phénoméno-
logie de l'Esprit », le « devenir du savoir » est avant tout conçu
comme le produit d'une dialectique sujet-objet qui est dominée
par le facteur objet et non pas comme un « devenir » où la rai-
son prescrit ses lois à la nature comme si celle-ci était une
« tabula rasa »5 4 .
(« Hegel réfléchit déjà implicitement le problème de la con-
naissance de l'objet et lui donne la forme que revêtent tous les
problèmes épistémologiques chez lui: la forme du processus
historique étant identique au processus de la connaissance.5 5 »)
Et même au sujet de la philosophie hégélienne de l'Etat,
Bloch prend énergiquement la défense de Hegel en soulignant,
comme le fait d'ailleurs aussi Lukàcs, dans son ouvrage sur le
« jeune Hegel », que l'exposition de la société bourgeoise a déjà,
chez Hegel, la tendance à expliciter l'Etat à partir de catégories
économiques et non pas seulement juridiques: le besoin, le tra-
vail, la division du travail et l'échange, en bref les catégories du
système développé des besoins5 6 .
Pour Bloch la « Philosophie du droit » de Hegel « est faite
d'une trame critique ; elle évoque la « volonté générale » au
centre de cette « riche articulation du moral en lui-même que
constitue l'Etat »5 7 . « Au centre — dit-il — figure « l'architec-
tonique de sa rationatité qui, par la précise distinction des
domaines de la vie publique, et par la rigoureuse mesure qui
tient en place chaque pilier, chaque arceau, chaque poussée, fait
naître la puissance du tout de l'harmonie de ses éléments 51 »
(VIII, p. 11). Un peu plus loin, continue Bloch, « Hegel définit
cette architectonique comme la « croix du présent », mais c'est
bien la raison qui est la rose de cette croix. L'Etat hégélien,
Etat de droit ou Etat rationnel, nait de l'atomisme des intérêts,
ce qui est appelé ici croix du présent, mais comme le contraire
de cet atomisme, comme une rose dialectique. Le droit chez
Hegel, bien au-delà de son aspect punitif, veut être la négation
Sujet-objet: Ernst Bloch et Hegel 143

de la négation individuelle. Cette opposition au libéralisme indi-


vidualiste est conservatrice, et cependant elle fait signe aussi en
direction de l'avenir; chaque fois que revient sur le tapis l'ido-
lâtrie hégélienne de l'État, il faut tenir bon et redire que ce phi-
losophe n'a jamais attribué à l'Etat une dignité absolue, mais
seulement une dignité objective. Art, religion, philosophie ont
valeur absolue; l'Etat pour Hegel reste réduit et concentré au
niveau de l'esprit objectif, ce jour ouvrable consacré à une sèche
considération des mœurs 59 . (Bloch: Sujet-Objet, trad. de
l'allemand par Maurice de Gandillac, Gallimard, 1977, p. 242/
243).
L'interprétation biochienne met donc bien en relief les ambi-
guïtés (ambivalences) de Hegel et pèse les nuances en distin-
guant les éléments conservateurs des éléments progressistes voire
révolutionnaires de sa « Philosophie du Droit ».
Pour conclure, encore quelques remarques relatives au
jugement exprimé par Emst Bloch, dans son livre « Sujet-
Objet », sur l'ouvrage « Le jeune Hegel » de Gyôrgy Lukàcs.
Constatons d'abord qu'il existe, grosso modo, un accord en-
tre Bloch et Lukàcs dans le refus commun des interprétations à
tendance romantique-vitaliste (W. Dilthey) et irrationaliste-
mystique (Haering et Kroner). (Haering6 0 et Kronei*1 ont ce-
pendant surtout le triste mérite d'avoir défiguré le visage de
Hegel en faisant de lui un philosophe pré- ou proto-fasciste.)
Un large consensus existe aussi entre les deux philosophes sur
la question des anticipations de la méthode matérialiste-dialecti-
que de Marx/Engels dans Hegel, par exemple au sujet de la thèse
de la « Philosophie du Droit » où l'homme est prioritairement
défini par la sphère de ses besoins matériels6 2 , comme — en
général — au sujet du passage de la méthode dialectique (idéa-
liste) hégélienne à celle (matérialiste) de Marx.
Mais, pour le reste, E. Bloch prend ses distances par rapport
aux thèses exprimées dans le « jeune Hegel » de Lukàcs à qui
il reproche d'osciller en permanence, dans la reconstruction phi-
losophico-génétique du rapport de Hegel à Marx, entre deux po-
sitions extrêmes: entre d'un côté, un déficit, et, de l'autre, un
excès, une exagération de l'hégélianisme6 3 . Un déficit, en effet,
dans la mesure où les éléments de la philosophie hégélienne qui
ne sont pas dans un rapport direct et fonctionnel avec le maté-
rialisme historique et dialectique ne sont pas vraiment pris en
considération par G. Lukàcs, alors qu'on ne peut pourtant pas
abandonner purement et simplement aux historiens de la philo-
sophie bourgeoise ces éléments, qui, pour E. Bloch, sont très
1S 0 Figures de l'u topie dans la pensée d'Ernst Bloch

importants et qu'on ne peut vouloir ignorer sans risquer de


mécomprendre Hegel.
L'exagération, quant à elle, se manifeste dans la tendance de
Lukàcs à souligner outre mesure le rôle de HEGEL en tant que
prédécesseur de Marx6 4 .
En outre, la critique d*E. Bloch touche aussi la conception
lukacsienne de la dialectique hégélienne : dans la reconstruction
du passage de Hegel à Marx, Bloch juge trop scolastique la con-
ception de Lukàcs et conteste la possibilité d'un simple transfert
de la méthode hégélienne (isolée de son contexte systémique) à
la méthode matérialiste de Marx.
Pour Bloch, ce détachement de la dialectique hégélienne est
la preuve que son application directe dans un autre système de
pensée n'est pas possible. On ne peut, d'après Bloch, éviter ce
détachement qu'en renonçant à l'argumentation formelle de
son existence ; et il faudrait plutôt commencer à transpercer la
gangue de la mémoire, le plafond de l'ananmnèse platonicienne.
Bloch, au contraire, insiste beaucoup dans son interprétation
de Hegel, sur les aspects archaïco-spéculatifs et sur les aspects
purement théologiques dans lesquels seraient conservés les mo-
ments de vérité de la dialectique hégélienne ; et il pose de nou-
veau le problème de la distinction nécessaire entre l'élément
idéologique occultant le vrai et la substance théorique (à réac-
tiver).
En suivant l'analyse de Franco Fergnani6 s , on pourrait con-
sidérer la « Misère de la Philosophie » de Marx comme l'œuvre
charnière pour ce glissement de la dialectique hégélienne vers
la dialectique marxienne, dans le mesure où, dans cet écrit, se
reflète, de la manière la plus significative, la réception critique
par Marx de l'héritage théorique hégélien, sous pratiquement
tous ses aspects :
1 ) dans la critique impitoyable (faite par Marx) de l'activité
spéculative de Hegel « qui tend à transformer les catégories
construites par voie de déduction abstraite en substance et la
multiplicité des faits empirico-historiques en apparence, en la
définissant comme incarnation de l'auto-mouvement, de l'auto-
évolution des catégories » ;
2) dans la restauration de la signification de la dialectique hé-
gélienne contre le réductionnisme de sa théorie opérée par
Proudhon;
3) en redéfinissant la sursomption/conservation hégélienne
comme le renversement d'une technique de compromis éclec-
tique6 6
Sujet-objet: Ernst Bloch et Hegel 145

(Pour Marx, la dialectique se caractérise de prime abord par la


juxtaposition des deux côtés opposés, par leur lutte et leur
convergence dans une nouvelle catégorie.)
Comme l'a montré, entre autres, Gramsci, le renversement
dialectique n'est pas tout simplement à comprendre comme
l'acte de mise-sur-les pieds de la dialectique — idéaliste — hégé-
lienne, mais comme acte destiné à faire disparaître le cadre
idéologico-spéculatif, et comme « démystification des formes
générales du mouvement » exposées par Hegel. (Marx utilise
la métaphore du « renversement du renversement », mais dans
un contexte où le mouvement va se fondre avec l'opposition
entre le noyau et la gangue.) « Si le cercle de la processualité
« mystique » aboutissant dans le résultat (qui comporte la
réconciliation) est brisé, les figures théoriques correspondant
au noyau rationnel deviendront transparentes pour former
les structures d'une dialectique libérée du ban de l'anamnè-
se.6 7 » Nés deux ans après la mort de Marx, Bloch et Lukàcs
avaient le choix de faire une option soit pour:
— un marxisme sévérement, systématiquement hégélianisé ;
soit :
— (pour une) théorie marxiste se refusant à la connaissance
de l'enchevêtrement profond de la dialectique marxienne et
hégélienne.
Le grand mérite d'Ernst Bloch semble cependant consister
dans le fait qu'il ne va pas dans le piège de cette fausse alter-
native.
Bloch conserve plutôt la caractérisation authentique de la
parenté Hegel/Marx, sans verser dans une absolutisation du
théorème de la continuité fluide Hegel Marx, en traçant un
certain nombre de lignes de démarcation et sans perdre de vue
les éléments et les motifs de la discontinuité. C'est dans ce
contexte général que les motifs spécifiques de la critique et de
l'interprétation de la pensée hégélienne par E. Bloch trouvent
leur légitimation.
CHAPITRE VIII

UNE ESTHETIQUE DE L'ANTICIPATION

En regard du fait que les deux grands penseurs de la théorie


de l'esthétique dans la modernité au début du XX e siècle —
Adorno et Lukàcs - ont voulu étroitement lier leurs réflexions
sur une nouvelle théorie de l'esthétique aux ébauches d'une
nouvelle philosophie de l'histoire en mettant l'accent sur l'auto-
nomie et le caractère d'objectivation de l'œuvre d'art, la tenta-
tive d'Ernst Bloch d'élaborer pour sa part une conception de
l'esthétique à partir des concepts clef de l'utopie et de l'antici-
pation - les deux catégories-guide sa pensé — peut paraître à
première vue paradoxale; mais cette approche théorique très
différente de l'ensemble des problèmes posés par l'esthétique
moderne n'est — comme nous essaierons de démontrer — que
l'émanation des réflexions philosophiques globales de ce penseur,
dont l'effort - nous l'avons montré plus haut - culminait dans
l'élaboration d'une ontologie du non-encore-être ; et c'est cette
volonté de maintenir à tout prix l'unité du système catégoriel
de sa pensée (théorie de la connaissance — éthique — esthétique)
qui a motivé Emst Bloch à entreprendre l'ébauche d'une esthé-
tique de l'anticipation.
Adomo 1 et Lukàcs1 ont, chacun à sa manière, souligné la
nécessité d'une transition de la théorie sociale vers l'esthétique.
Ainsi, Adomo est-il devenu le fondateur d'une sociologie de
l'art qui, tout en refusant les caractérisations externes de
l'œuvre d'art, met l'accent sur les processus sociaux qui
s'objectivisent dans les œuvres. Selon Adomo, c'est cette
sédimentation de contenus et de processus sociaux — ne
serait-ce que d'une manière inconsciente, mais objective - qui
1S 0 Figures de l'u topie dans la pensée d'Ernst Bloch

définit l'œuvre d'art comme pratique sociale significative3.


Refusant de définir cette relation processus/contenu
social/ œuvre en des termes d'homologie ou de reflet
(mécanique), Adomo fonde sa théorie du contenu social de
l'œuvre d'art plutôt sur la distinction entre, d'un côté,
l'efficacité sociale des œuvres et, de l'autre, leur être
autonome. Son refus de considérer l'efficacité sociale
comme le critère primaire et absolu, correspond à son
scepticisme, sa critique radicale de toute prétendue com-
municabilité réelle des œuvres dans une société qui n'ap-
paraît que comme un gigantesque enchaînement d'aveuglé-
ments (Verblendungszusammenhang). Pour Adomo, l'œuvre
d'art est soit « communicable » et, par conséquent, en état de
dégradation en tant que « fausse propagande », soit vraie en
tant que critique du système de coiftmuni cation sociale, mais
condamnée, dans cette dernière hypothèse, à l'in-efficacité
sociale. C'est cette capacité d'articuler une protestation4 au-
thentique et vraie contre toute réception sociale qui caractérise,
d'après Adomo, le vrai contenu social des œuvres; et c'est sur
la base de cette définition de l'authenticité véridique des œuvres
d'art en tant que négation de la société administrée, réifiée et
aliénée qu'Adomo essaie de fonder son esthétique qui, à l'in-
verse de l'esthétique hégélienne et kantienne, proclame la possi-
bilité d'une esthétique qui se concentre sur les œuvres-mêmes
sans dégénérer pour autant dans de simples jugements du goût
esthétique subjectif.
S'agit-il donc d'une esthétique de l'immanence ?
Nullement; car Adomo exclut radicalement l'hypothèse de
l'immanence de l'art dans la société, tout en soulignant que
l'immanence de la société dans l'œuvre d'art définit le rapport
social essentiel de l'art s .
Comparée aux prémisses et aux postulats de l'esthétique
adomienne (qui réfléchit le rapport philosophie/art en des
termes hégéliennes, considérant la vérité de l'œuvre d'art comme
la vérité du concept philosophique se déployant progressive-
ment, dans l'œuvre 6 ), la théorie esthétique d'Emst Bloch est
fondée sur la dialectique entre la potentialité subjective (du
créateur) et les potentialités objectives (du matériau). Comme
l'a souligné Gert Ueding7, dans son introduction à un choix de
textes d'Emst Bloch relatifs aux problèmes d'une esthétique de
l'anticipation (« Àsthetik Vorscheins »), Emst Bloch consi-
dère « l'activité esthétique et son produit : l'œuvre, comme des
manifestations/objectivations de la conscience utopique capa-
Une esthétique de l'anticipation 149

ble d'expliquer et de faire comprendre à l'homme les chiffres


et les symboles du monde du réel 8 . En tant qu'anticipations
d'un non-encore-devenu et figures caractérisées par un impor-
tant « excédent utopique », les œuvres font partie d'un réel
inachevé, d'un monde processuel en mouvance permanente,
toujours à la recherche de soi-même, de son identité authenti-
que. En mettant l'accent sur le côté subjectif de cette relation
sujet/objet, Emst Bloch considère l'activité créatrice du sujet
comme le principal facteur et agent de cette transgression possi-
ble d'un état d'insatisfaction, de recherche et de souffrance,
donc d'un non-encore-conscient, vers l'objectivation, la concré-
tisation - sous forme de l'œuvre - d'un non-encore-devenu*.
Selon Ernst Bloch, cette transgression devient possible grâce à
l'interaction, la manifestation, aux horizons de l'étant subjectif,
de là catégorie de « possibilité » 1 0 - , catégorie de médiatisa-
tion entre les affects d'attente du sujet et les déterminations
partielles objectives garantissant, d'après Bloch, la synthèse
entre la volonté créatrice du sujet et l'émergence anticipatrice
des manifestations utopiques objectives 11 .
En ce qui concerne le concept d'anticipation (dont la signifi-
cation transgresse largement, pour Emst Bloch, le champ esthé-
tique ; elle est une catégorie-clef quasi « universelle » de son
système), force est de constater que sa définition n'a rien en
commun avec le concept hégélien d'apparence (« Schein »).
Tandis que pour Hegel le « Schein », l'apparence, est la catégo-
rie principale de la réalisation/manifestation de la vérité imma-
nente à l'œuvre, — et pour Hegel « apparence » et « essence »
sont des termes presque identiques, interchangeables; la vérité
ne serait pas vérité si elle n'apparaissait pas, si elle ne se référait
pas à un « Un » (dans le sens de l'identité) —, pour Emst Bloch,
le « pré-apparaître » (l'anticipation) a,* comme le souligne Gert
Ueding 11 , non seulement la signification d'être le contraire de
l'apparence subjective, mais aussi et surtout il a le statut d'un
« mode (spécifique) de l'étant » apte à éveiller la conscience
utopique et à lui indiquer la « gamme de possibilités » du non-
encore-devenu. Cette définition de l'anticipation et de son rôle,
sa fonction pour le processus de création artistique ne reste pas
sans conséquence pour la définition donnée par E. Bloch du
concept-même de l'art. L'art défini ainsi comme figuration/ma-
nifestation des potentialités utopiques dans l'espace créateur
identifié à une sphère du réel ouverte vers le possible, est consi-
déré prioritairement comme une entéléchie inachevée, comme
figuration anticipatrice d'une perfectibilité non-encore réalisée,
1S 0 Figures de l'u topie dans la pensée d'Ernst Bloch

mais « programmée » sur la trajectoire d'une processualité inin-


terrompue de la dialectique latence-tendance.
Citons, à l'appui de cette thèse, encore une fois Gert Ueding
qui tient à souligner que, « contrairement à Hegel, l'art est pour
Bloch non pas le reflet d'une vérité métaphysique », émanant
d'un système d'idées achevé et clos, mais... figuration et miroir
d'une processualité utopique « tendant vers un Tout, s'auto-
transcendant dans sa signification propre, avec ses chiffres et ses
symboles, et activant ainsi la réalité sociale » ' 3 . Cette capacité
de l'œuvre d'art à stimuler une activité sociale (dans un sens ré-
volutionnaire) tient, d'après Ernst Bloch, au moment de résis-
tance immanent à l'œuvre, - résistance propre à la dynamique
intérieure, par exemple d'une grande œuvre poétique, qui con-
crétise « le rêve éveillé d'une essentialité » et se constitue ainsi
comme stimulatrice d'une espérance transformatrice du monde.
Dans la perspective esthétique biochienne, — tributaire, il est
vrai, dans une large mesure, des doctrines esthétiques de
l'expressionisme allemand - , les œuvres d'art ne s'enferment pas
dans un mutisme éclectique, en tant que protestation silen-
cieuse contre un système de déshumanisation et d'aliénation,
mais expriment un message qui transcende le cadre esthétique,
dans la mesure où elles suggèrent, certes d'une manière discrète
et indirecte, la négation de la réalité sociale existante.
En privilégiant cet aspect extériorisant de l'activité esthéti-
que, Ernst Bloch — hostile comme Adomo à la théorie du reflet
- emploie, pour expliquer et justifier ce théorème - volontaire-
ment les termes de « Vermehrendes », « Fortbilden » ' 4 et
« Weiterbilden », expressions désignant la capacité (de l'activité
artistique) d'accroître et de multiplier cette tendance extériori-
sante transformatrice immanente de l'œuvre d'art.
Certes, on peut formuler à l'égard de ces affirmations d'Ernst
Bloch le reproche de ne pas être suffisamment fondées — socio-
logiquement et empiriquement, voire d'hypostasier, de suresti-
mer une prétendue - mais non prouvée — efficacité politique et
sociale de la création artistique. L'accord partiel existant avec
Adorno dans le domaine de la définition de l'œuvre d'art
comme « anti-thése » (à interpréter, selon Bloch, en tant qu'an-
ti-thése utopique) de la société existante, ne peut pas dissimuler
le désaccord philosophique et théorique profond au sujet de
l'efficacité de l'œuvre. Nous avons déjà mentionné plus haut les
réserves qu'Adorno exprimait à l'égard de la réceptivité de l'œu-
vre et de toute théorie de la réception 1 s . Alors que Bloch sem-
ble vouloir dissoudre les limites de l'autonomie auratique de
Une esthétique de l'anticipation 151

l'œuvre d'art dans un possible transbordement vers une praxis


transformatrice de la sphère du politique et du social, Adomo
insiste, dans la « Théorie esthétique », sur la ligne de démarca-
tion absolue entre « l'art et la réalité empirique qui ne saurait
être effacée d'aucune manière, pas même par une héroïsation
de l'artiste », en soulignant que les œuvres d'art posséderaient
« une vie sui generis qui n'est pas simplement leur destin exté-
rieur» 1 6 . Pour Adomo les œuvres sont «vivantes en tant
qu'elles parlent d'une manière qui est refusée aux objets natu-
rels et aux sujets qui les produisent. Elles parlent en vertu de
la communication en elles de tout particulier. 17 » (Et) « Par
là, elles forment contraste avec la dispersion du simple
Etant. 18 » Même si Adomo admet qu'en tant que produits
du travail social, c'est-à-dire en tant qu'artefacts, « les œuvres
communiquent également avec la réalité empirique qu'elles
renient » 1 9 , il n'hésite pas de frôler le paradoxe en soulignant
que « la communication des œuvres d'art avec l'extérieur, avec
le monde devant lequel elles se ferment produit la non-com-
munication »2 0 . (C'est nous qui soulignons.) Cette affirmation
d'Adomo s'appuie essentiellement sur une conception monado-
logique où les œuvres sont considérées comme des monades
leibniziennes « sans fenêtres » 2 1 (qui représentent ce qu'elles
ne sont pas elles-mêmes) et qui, de par leur propre dialectique
avec la nature, développent une dynamique intérieure substan-
tiellement différente de la dynamique extérieure.
Même si Adomo souligne que les forces productives, sédi-
mentées dans les œuvres qui portent ainsi les empreintes de la
force sociale, « participent à l'Aufklârung »2 2 , dans la mesure
où leur historicité sociale immanente contient un message,
une qualité supérieure « qui ne ment pas », il refuse catégori-
quement d'admettre qu'elles puissent être porteuses d'une
quelconque « anticipation utopique » ou dotée d'une capacité
transformatrice pour l'environnement social.
L'art en tant qu'anti-thèse sociale de la société, n'est, pour
Adomo, pas directement déductible de et non-communicable
avec celle-ci, malgré l'historicité sociale immanente sédimentée
dans les œuvres.
En dépit de ce profond désaccord entre Adomo et Bloch
quant à la communicabilité et à la capacité transformatrice des
œuvres d'art, il y a cependant accord entre les deux philosophes
en ce qui concerne la critique et le refus de la théorie psychana-
lytique de l'art. La position critique d'Adomo à l'égard de la
psychanalyse pourrait être résumée comme suit :
1S 0 Figures de l'u topie dans la pensée d'Ernst Bloch

1) En considérant les œuvres d'art essentiellement comme des


projections de l'inconscient des créateurs, la théorie psychana-
lytique a tendance à oublier les « catégories formelles de l'her-
méneutique des matériaux » 3 3 ;
2) En méconnaissant le sens sociologique profond qui amène
certains artistes à objectiviser dans leur œuvre la négativité de
l'existence, elle les « rabaisse au rang des névrosés »2 4 .
3) En considérant les œuvres d'art comme des « rêves diur-
nes » (Tagtràume), la théorie psychanalytique ignore complète-
ment leur contenu, leur genèse historico-sociale, en confondant
les œuvres avec de simples documents biographiques. « Le mo-
ment de fiction dans les œuvres d'art», dit explicitement
Adomo à ce sujet, « est, comme chez tous les positivistes, su-
restimé outre mesure par leur analogie supposée avec les
rêves » s 5 .
Adomo reproche donc essentiellement à la théorie psychana-
lytique lliypostase de l'élément projectif qui, d'après lui, ne
peut être qu'un aspect de la relation artiste-œuvre, mais aucune-
ment l'aspect déterminant, et il nous met en garde contre la
façon unilatérale et partisane de vouloir « déchiffrer l'œuvre
d'art uniquement comme qc. de semblable à l'artiste, mais pas
comme qc. de différent, comme un effet de sa résistance »î6.
(C'est nous qui soulignons.)
Pour Emst Bloch qui, dans le « Principe Espérance », critique
beaucoup les tendances régressives de la psychanalyse3 7 , qui
manifeste son « conservatisme » ou plutôt son immobilisme
« affïrmatif » à l'égard de la société bourgeoise, et qui sont
immanentes à sa méthologie scientifiste (positiviste), le pro-
blème de la théorie psychanalytique ne se pose cependant pas
dans des termes tout à fait identiques. Car, tout en partageant
partiellement le scepticisme d'Adomo à l'égard d'une interpré-
tation des œuvres d'art comme « langage purement subjectif de
l'inconscient », il admet l'hypothèse du rôle actif d'un « pré-
conscient » î 8 , producteur, d'après lui, des « rêves diurnes » qui
peuvent se cristalliser dans les œuvres d'art: celles-ci ont une
expressivité propre à elles-mêmes où l'activité militante d'un
imaginaire subjectif transgressant le réel s'enchevêtre, fusionne
pour ainsi dire avec les anticipations utopiques objectives au ni-
veau de l'imaginaire. Le « non-encore-conscient », terme non offi-
ciellement reconnu par la psychanalyse, mais systématiquement
employé par Emst Bloch, est la forme embryonnaire essentielle
de la conscience anticipante capable d'engendrer et de donner
une expression formelle aux images de souhait (Wunschbilder)2 9 .
Une esthétique de l'anticipation 153

Selon Emst Bloch, le pré-conscient est le heu d'interception,


de manifestation des images de souhaits, des images utopiques
qui, grâce à la médiation par la catégorie de « possibilité », se
portent garants de la transformation de ce « pré-conscient » en
« non-encore-conscient » dont l'activité est essentiellement
caractérisée par trois éléments: a) le soi du devenir, b) la capa-
cité de rêver en avant (« rêves diurnes »/« Trâumen nach vor-
wârts » et c) la productivité conçue simultanément comme
activité créatrice (dans le sens artistique) et comme activité
pratique (dans le sens politique) du terme3 0 .
Pour donner une clef d'explication philosophique à l'activité
créatrice qui engendre les grandes œuvres de poésie, de peinture,
d'architecture et de musique, Bloch se permet d'ailleurs d'inver-
ser l'ordre hiérarchique conçu par Aristote pour les arts, en met-
tant la musique au premier rang.
Il recourt à deux concepts qui témoignent à la fois d'un
certain héritage classique et de la persistance d'un romantisme
révolutionnaire dans sa pensée : le concept de génie et le concept
de transgression.
Déjà dans son premier ouvrage, « L'Esprit de l'utopie »
(1918) 3 1 , E. Bloch emploie fréquement le concept de « génie »
— emprunté à l'esthétique kantienne et gœthéenne — en l'asso-
ciant étroitement à la théorie de la « volonté utopique » dans
l'art qui doit sa formulation essentiellement aux travaux théori-
ques d'Alois Riegl3 2 et de Wilhelm Woninger3 3 .
L'œuvre d'art, d'après la définition donnée par E. Bloch, est
de par sa nature même, en tant que produit du génie d'un créa-
teur, expérimentation, recherche permanente des formes nou-
velles, expressivité unique, anticipation d'une expressivité
(utopique) future. L'œuvre d'art est prométhéenne. L'intensité
du melos qui marque les grandes compositions musicales, par
exemple la musique de Bach, de Haendel, de Mozart, de Beetho-
ven et de Wagner, est annonciatrice d'un monde autre que le
nôtre, expression d'un accomplissement, d'une expressivité,
d'une « perfectibilité » (Erfullung) qui nous donne l'avant-goût
d'un « être-autre-en-utopie » qui ne fait que partiellement, et
d'une manière intermittante, irruption dans le demi-obscur
ordinaire de notre vie quotidienne3 4 .
L'esthétique biochienne est construite sur une seule hypo-
thèse, une seule théorie de la signification des grandes créations
artistiques (littéraires, architecturales et musicales), à savoir la
mise en relief, dans les grandes œuvres, d'une expressivité3 $ qui
1S 0 Figures de l'u topie dans la pensée d'Ernst Bloch

est, dans sa substance même, anticipation de l'utopie concrète.


Cette volonté utopique définie par Bloch comme le stimula-
teur réel dans la subjectivité créatrice qui donne la forme et le
contenu des grandes œuvres, est continuellement alimentée par
l'énergie émanant des rêves diurnes-, elle est profondément enra-
cinée dans les tendances (latentes et manifestes) d'une intério-
rité singulière et isolée (qui est celle du génie) vers l'extériorisa-
tion objectivisante, sur la trajectoire de ce qu'Emst Bloch
appelle « les voies métaphysiques constitutives 3 6 » par les-
quelles nous nous projetons vers la sphère du « vrai » et du
« réel » (« Réel » a ici, chez Emst Bloch plutôt le sens de
« surréel »).
C'est cette définition de la « volonté utopique » (et anticipa-
trice) à la fois comme extériorisation d'une intériorité métaphy-
sique objective et comme constante trans-subjective d'une
volonté créatrice, se manifestant dans la peinture, dans l'archi-
tecture et en musique, qui détermine essentiellement l'esthéti-
que du jeune Bloch dans « L'Esprit de l'Utopie ». On pourrait
citer comme illustration de cette thèse, le chapitre qu'Emst
Bloch a consacré dans le même livre à l'art gothique qui, dans
l'herméneutique biochienne, est prioritairement interprétée
comme expression pétrifiée « par excellence » d'une « volonté
de devenir comme résurrection » 3 7 . (Dans la traduction fran-
çaise de « L'Esprit de l'Utopie », ce terme a été traduit par:
« Le rêve de résurrection du gothique ».)
« Le gothique... c'est la saisie de la vie, c'est l'esprit de la résurrection,
l'esprit de la formule utile, de la constmctivité fragmentaire, rabaissé
au rang de simple détermination inférieure de l'objet; c'est le signe
sceau (Siegelzeichen) imparfait, description et expression à la fois du
mystère imparfait de Nous et du fondement, d'une ornementation et
d'une symbolique en soi, qui fermentent en elles-mêmes, imparfaites,
fonctionnelles; c'est l'indication par l'art, de l'espace de là vie, de
l'orageux problème du Nous, comme de toute approche du mythe du
logos. Ainsi ce n'est pas la ligne grecque, clairement et platement arti-
culée, mais seulement la ligne gothique essentiellement aventureuse,
divinatrice, fonctionnelle, qui est la vie par excellence, le pur royaume
enfin atteint par-delà la forme utile, le libre esprit du mouvement
d'expression en soi.3* »
La volonté utopique (créatrice) n'est donc pas exclusivement
réductible, dans la première esthétiqùe biochienne, à une sub-
jectivité créatrice individuelle objectivant les potentialités uto-
piques contenues dans les rêves diurnes; mais elle apparaît aussi,
dans les premiers écrits d'Emst Bloch sur l'art, sous la forme du
Une esthétique de l'anticipation 155

principe d'un vitalisme mimétique universel de type (presque)


ontologique se manifestant par exemple dans le travail de
l'artiste — créateur sur le matériau. En guise d'exemple E. Bloch
évoque la production de l'ornement et des masques dans l'art
et les mythes des peuples africains.
« Mais la vie intérieure, celle qui ramène à soi, flamboie d'autant plus
fort quand elle réapparaît. Ses formes compliquées s'entrelacent, s'en-
tassent en désordre les unes sur les autres. Ici, il faut se souvenir des
origines, penser sans cesse au travail du sculpteur sur bois. C'est le bois
que l'on travaille, l'essence intérieure qui n'a plus à être aplatie, murée
dans la pierre, se libère et l'extraordinaire, l'agitation frémissante, la
fioriture, deviennent son expression la plus habituelle.
Déjà venant de là où il n'y a encore personne, cette trace vivante
s'insinue jusqu'à nous. C'est la même force qui est à l'œuvre dans la
lave, dans le plomb précipité au sein de l'eau froide, dans les veinages du
bois, et surtout dans la forme des organes internes, forme palpitante,
sanglante, effilochée ou, au contraire, étrangement concentrée. Les
Noirs ont gardé jusqu'à aujourd'hui des dieux de vie sculptés en respec-
tant le bois, il firent ainsi passer sa sève dans des manches d'outils, des
armes, les poutres des maisons, les trônes, les idoles. Leur volonté de
magie, leur désir de se métamorphoser, de pénétrer dans les sphères su-
périeures de la création produisent avant tout le masque qui élève suma-
turellement au rang d'animal ancêtre de la tribu, de totem et de tabou
organiquement abstraits; notre visage futur s'y annonce, mais le Christ
n'éclaire pas encore ; il n'y a que le rougeoyant démon de la vie, mais
celui-ci règne de manière inconditionnelle dans ses naissances oniriques,
dans ces sombres systèmes plastiques de la fécondité et de la puis-
sance.3® »

Bloch formule donc, comme le prouve on ne peut mieux sa


théorie de la production de l'ornement et des masques de Dieu
des peuples (primitifs) africains dans l'Esprit de l'Utopie, une
théorie de la volonté (formatrice) artistique fondée à la fois sur
le théorème anthropo-centrique de la volonté créatrice (utopique)
et sur celui de la persistance - quasi - universelle d'un principe
mimétique cherchant le dédoublement du moi-créateur dans
les objectivations figuratives, ornementales, architecturales, etc.,
de la matière (transformée, sculptée), etc.
Comme il a déjà été évoqué plus haut, la théorie d'Ernst
Bloch de la volonté utopique dans l'art - fondée essentielle-
ment sur les capacités mimétiques - et anticipatrice - d'une
subjectivité pure —, mais aussi, nous le démontrerons plus loin,
sur les concepts-clef de l'expressivité, de l'intensité et d'une
éthique - n'est pas tout à fait opératoire sans le recours expli-
cite aux concepts et aux théorèmes de la génialité, du génie.
1S 0 Figures de l'u topie dans la pensée d'Ernst Bloch

Force est cependant de constater qu'en dépit de l'affinité du


concept en-soi avec la « Genieàsthetik » du classicisme et de
l'idéalisme allemand (Goethe — Kant — Schiller), la théorie
biochienne du « génie » n'est pas la simple reprise ou le mimé-
tisme du concept gœthéen ou kantien; car non seulement dans
le chapitre de « L'Esprit de l'Utopie » consacré à la « philoso-
phie de la musique », mais aussi dans ses écrits postérieurs,
Bloch critique les concepts kantiens du « génie » et de la
« nature » en leur opposant sa propre théorie de la genèse de la
créativité subjective, liée, d'après lui, au « non-encore-
conscient » et aux rêves diurnes. Ainsi dit-il, dans un article
consacré à l'esthétique kantienne, publié dans les « Essais Phi-
losophiques » (Philosophische Aufsâtze) :
« Le topos psychologique de l'obscur productif, de la « na-
ture » en créativité permanente était le « génie ». Et de là, on
volait au secours de l'inconscient que Leibniz avait créé pendant
l'ère des Lumières. Ce secours venait du côté inattendu; et à
Leibniz se joignait l'autre héros des Lumières : Kant Kant défi-
nissait le « génie » comme une force intellectuelle (Intelligenz)
capable non seulement d'imiter la nature, mais de la créer. Car
le « beau » et le « sublime » (à la réalisation desquelles Kant
limite le pouvoir du génie) ne doit pas rester seulement l'objet
d'un plaisir désintéressé, mais aussi l'objet d'un plaisir non-
intentioné. C'est surtout la beauté de la nature (Naturschône)
qui apparaît en tant que tel. Mais, comme tous les produits des
beaux-arts devront agir sur les émotions comme des produits
non-intentionnels de la nature, et comme ils doivent même être
considérés comme nature, le génie et la production du génie
sont donc, par conséquent, réductibles à cette « capacité innée
des émotions par laquelle la nature définit les lois de l'art. » Par
conséquent, le génie doit être, premièrement original, deuxiè-
mement, ses produits doivent être exemplaires, troisièmement
- et c'est le point le plus important — la nature kantienne, à
savoir la nature téléologique - esthétique de la « Critique du
Jugement », doit être inconsciemment créatrice. Ce don « natu-
rel » dans le génie agirait donc inconsciemment 4 0 » (E. Bloch :
Philosophische Aufsâtze zur objektiven Phantasie, « Oeuvres »,
tome 10, Francfort, 1969, p. 97-98.)
C'est précisément ce concept de « génie » en tant qu'instance
particulière de la nature créatrice inconsciente de l'homme (cri-
tiquant et dépassant en même temps le concept kantien de
l'intentionalité utilitaire et rationnelle du jugement), qui, par
l'insistance sur le non-encore-conscient comme étape prélimi-
Une esthétique de l'anticipation 157

naire de la concrétisation anticipatrice de l'imagination utopi-


que, rapproche Ernst Bloch de Schelling. Celui-ci, se démar-
quant également dans ce domaine de Kant et de Hegel, « antici-
pe » sur la théorie biochienne du « non-encore-conscient », en
soulignant, d'une part, la présence d'un côté « nocturne et lu-
naire » dans le moi, et, de l'autre, la transparence de « toute la
lumière des rêves inconscients et des images du non-moi de la
nature qui tendent vers un état conscient » 4 1 .
Comme Schelling, Ernst Bloch privilégie « la lumière du pré-
conscient », se manifestant dans les « rêves diurnes », en faisant
du préconscient la condition préalable de tout état de « con-
science inspirée » capable de « capter » les figures de l'imagina-
tion utopique. D'une certaine manière, Bloch joue ici, philoso-
phiquement parlant, Schelling contre Hegel 43 pour lequel la
conscience est identique à « l'entrée de l'âme dans la liberté
abstraite du moi » après avoir dépassé l'état antérieur de « l'âme
« rêvant » somnambule ». Bloch, par contre, refuse le concept
d'une conscience réelle et éclairée ainsi réalisée, qui paraît être
complètement coupée de ses « voies souterraines », le concept
d'une conscience dépourvue de cette capacité de « rêver-en-
avant » qui serait constamment alimentée par les couches pro-
fondes de l'inconscient et qui ne peut pas être pensée sans
admission de l'hypothèse d'un état de fermentation (perma-
nent) dans la nature de l'âme.

Cette digression vers Schelling nous semblait nécessaire pour


faire la démonstration que la théorie biochienne de la genèse du
génie (créateur) dans le topos même d'un « obscur pré-produc-
tif » en tant que nature génétrice et créatrice, en tant que puis-
sance esthético-téléologique de la réalisation de la synthèse, et
en tant que nature prométhéenne du moi (profondément saisi
par l'âme en rêve) ne pourrait être comprise que dans l'horizon
de cette conscience créatrice (anticipatrice) fondée sur une con-
ception assez schellingienne des sources « naturelles » en gesta-
tion dans la psyché, au niveau de l'inconscient. Ceci amène
Ernst Bloch à formuler une théorie de génie en tant que con-
science en créativité par excellence où, dans un moi ouvert aux
rêves diurnes, fusionnent images utopiques (de l'avenir ou de
l'art), forces « mythiques » de la nature, et rationalité (créa-
trice).
L'esthétique blochienne de la musique

Comme nous l'avons déjà signalé plus haut, la réfléxion philo-


sophique sur la musique, sur le langage spécifique de la musique,
occupe une place extraordinaire dans l'œuvre d'Ernst Bloch.
C'est dans la sphère de l'expression musicale que se réalise,
avec un maximum d'intensité et de « moralité », d'après
E. Bloch, cette volonté créatrice utopique du génie. Déjà dans
son premier écrit « L'Esprit de l'Utopie » (de 1918), la musique
est qualifiée de « théuigie subjective »4 3 (op. cit. éd. allemande,
p. 234), et dans le tome III du « Principe Espérance » 4 4 , Bloch
repend ce thème, en consacrant un grand chapitre à ce qu'il
appelle « l'art utopique de la musique » (die utopische Kunst
Musik), à savoir au langage de la grande musique définie en tant
que « poiésis a se » 4 5 . En mettant l'accent sur l'expressivité
unique dont la musique serait dotée en tant que moyen par
excellence de la « transgression » (Ùbeischreitung), Bloch
s'efforce d'abord de réfuter toutes les interprétations super-
ficielles programmatiques du phénomène musical visant à cerner
la spécificité du langage musical sous l'aspect de l'illustration
(musicale) de l'imagination littéraire, considérant donc la musi-
que non pas comme art autonome suprême, mais comme auxi-
liaire de la poésie ou de la littérature en général4 6 . En rejetant
catégoriquement cette thèse, E. Bloch insiste beaucoup sur la
qualité de la musique en tant que langage spécifique sui generis.
Ce qui distingue la musique, selon Bloch, de tous les autres arts,
c'est qu'elle fait appel à un au-delà de son expressivité immé-
diate, à un « indicible » qui ne se révélera que dans une post-
maturation ultérieure. Erigeant en critère absolu le melos,
l'intensité de son expressivité ainsi que le côté existentiel-sub-
jectif s'exprimant dans les grandes œuvres de la musique (en
premier lieu dans la musique classique et dans les compositions
du romantisme), E. Bloch reste, dans l'ensemble de ses écrits
sur la musique, - là se situe la grande différence par rapport
à Adorno —, hostile à toutes les théories anti-expressives de la
musique, à toute tentative de remplacer la musique basée sur
la polyphonie, le contrepoint harmonieux et le melos par un
formalisme mathématique. Citant la phrase de Shakespeare
« la musique — quelle nourriture mélancolique d'âmes amou-
reuses », Bloch 47 — très influencé par un certain romantisme
utopique et révolutionnaire — qui se greffe sur son esthétique
Une esthétique de l'anticipation 159

- s'oppose de toutes ses forces aux tendances modernes de la


« Sachlichkeit », à la substitution de l'ordre harmonieux du
classicisme et du romantisme par ce qu'il appelle une « doctrine
de lois réifîées », reflet d'une mécanisation (« Verapparatli-
chung ») et d'une sécularisation inacceptable4 8 . « Aucun che-
min ne mène », dit Bloch, à ce propos, « de la fugue hyposta-
siée à la transgression de soi-même, aux harmonies utopiques de
l'origine et de l'existence » (« Quell- und Existenzklang »)4 ' .
D serait faux de conclure à un quelconque mépris de la base
artisanale de la musique de la part de Bloch, comme il serait
iryuste de vouloir lui reprocher de nier la nécessité absolue de la
formalisation quasi-mathématique de certaines lois relatives à
la technique de la composition, comme par exemple le contre-
point ; car Ernst Bloch admet que la technique, l'œuvre musicale
en tant que produit « artisanal » du maitre-compositeur appli-
quant des « lois », médiatise la « chaleur » non-localisée des
sonorités vers un monde certes structuré par ces lois musicales,
mais il souligne que cette médiation n'obéit à aucun rapport
mécanique-automatique. C'est en se servant de ces lois, de cette
technique, mais non en dépendant étroitement de ses capacités
immanentes de combinaison et de formalisation mathématique
que la grande musique de Bach, de Mozart et de Beethoven,
affirme Bloch, aurait atteint, par sa rationalité et son expressi-
vité innées, un tel degré d'humanité. Le véritable visage de la
« transgression » se révèle, d'après Ernst Bloch, dans l'existence
d'un surplus, d'un élément méta-structurel5 0 , d'un excédent
par rapport à tout ce qui, sociologiquement parlant, pourrait
être ou est déductible des homologies existant entre le niveau
de maturité des forces productives historiquement et sociale-
ment déterminées et le langage, la structure formelle de la
musique d'une époque donnée.
Pour expliciter cette thèse, Bloch évoque entre autres, les
progrès réalisés, dans la seconde moitié du XVIII e siècle, dans
le traitement de la forme de sonate, essentiellement par Cari
Stamitz (de l'Ecole de Mannheim), Mozart et Beethoven.
L'invention introduite par Stamitz et « l'école de Mannheim »
consistait, pour l'essentiel, dans le remplacement de « l'an-
cienne dynamique en terrasse, basée sur le traitement, continu
par contraste, d'un thème, par le principe d'une dynamique
« en courbe » (Kurvendynamik) créant l'atmosphère particu-
lière du nouveau style de sonate » s 1 . Et d'une manière sembla-
ble, plus tard, chez Beethoven, le principe constructeur objectif
de la sonate - le double thème (A - B), la rivalité entre les
1S 0 Figures de l'u topie dans la pensée d'Ernst Bloch

deux thèmes et leur conflit — aurait atteint « le plus haut degré


de conscience » s 2 . Vers la fin du XVIII e siècle, la sonate de-
vient, d'après Ernst Bloch, le lieu de « dialectisation » et à la
fois de « sublimation » de l'antagonisme social (entre la no-
blesse et la bourgeoisie ascendante) en illustrant, pour ainsi dire,
le conflit de « deux âmes dans un même corps ». En général —
dans la sonate classique — « le thème principal dans la tonalité
de base, est contrasté par le thème secondaire plus doux, plus
« cantabile ». L'exécution (la réalisation) démontre ensuite la
dichotomie thématique avec toutes ses déviations et disgressions
de haute intensité ; la reprise nous ramène, en retournant à la
tonalité primaire, comme à un vainqueur au thème principal.
Dans la « Symphonie Héroïque » de Beethoven, ces deux princi-
pes thématiques ont été travaillés de la façon la plus radicale,
de telle manière que l'antagonisme socialement déterminé, sous
la forme historique de la Révolution Française, a non seulement
dynamisé, mais fait exploser les limites de la forme de sonate.
C'est ainsi que la « Symphonie Héroïque » est devenue la
« symphonie-sonate » la plus consciente et la plus parfaite. Sur-
tout son premier mouvement représente tout le « monde-
Lucifer » de la sonate beethovenienne, c'est-à-dire la volonté
prométhéenne, et non pas la volonté de l'entreprise libre, du
sujet indépendant des autres, mais plutôt son excédent suprême.
Et la grande maturité de Beethoven qui fait apercevoir dans sa
musique, plus que dans l'œuvre d'un autre musicien, une musi-
que de l'explosion, une musique de la Révolution, a sa raison
d'être légitime dans ce trait « titanesque »5 3 du compositeur
du « Fidelio » et de la « IX e Symphonie »... Le vrai sujet de
la sonate n'est donc pas, à localiser d'après Bloch, dans les
objectivisations du matériau faisant encore allusion à une cer-
taine transparence du sujet créateur dans un rapport mimétique
excluant pourtant toute transposition ou expression d'une vo-
lonté subjective utopique, mais « la transgression (« Uberschrei-
tung ») se manifestant, d'une manière précise et canonique,
dans le contenu spécifique et dans la puissance de cette musique
beethovenienne » 5 4 . C'est, pour l'essentiel, dans de tels termes
qu'Ernst Bloch entend caractériser la nature « faustienne » —
c'est-à-dire extrêmement rythmisée et « poussant en avant »
(nach vorwârts drângend) — de la musique de Beethoven.
Hostile au modernisme — caractérisé par la dissolution des
harmonies classiques dans la dissonance, par la fétichisation du
matériau musical neutralisant toute subjectivité dans la techni-
que et la confiscation de l'ancien langage musical par la théorie
Une esthétique de l'anticipation 161

du « j e u » et le calcul mathématique de séries de sonorités


(s'écrasant les unes contre les autres) - , l'esthétique biochienne
de la musique ne semble vouloir reconnaître que la légitimité
de trois hautes formes historiques du langage musical : la poly-
phonie linéaire du contre-point ancien, le contre-point dynami-
que architectural (de Bach et de Haendel) et la forme sonate du
classicisme (dans son achèvement et sa transgression par Beetho-
ven). Proposant une herméneutique qui prend comme point de
départ l'hypothèse existentielle (ontologique) du primat absolu
d'un « être-là de la musique »5 5 tel qu'il se manifeste dans le
contre-point architectural et toutes les autres formes musicales
construites d'après le modèle de deux thèmes opposés, Bloch
a tendance à faire des notions de « tension » et de « trans-
gression » les principaux critères de sa philosophie de la musi-
que. (Ainsi refuse-t-il par exemple la musique atonale5 6 parce
qu'elle ignorerait complètement la tension révolutionnaire se
manifestant dans la sonate par la mise en contraste des deux
thèmes et par « l'opposition de leurs zones harmonieuses »
respectives; et il refuse de légitimer la recherche d'autres ten-
sions, par la musique atonale, « sous la forme de catastro-
phes »5 7 . Il critique aussi dans les œuvres atonales de Schoen-
berg et d'Alban Berg l'abandon du principe de la « reprise »
(couronnant dans la musique classique et romantique le déve-
loppement des deux thèmes qui rivalisent, par un retour à
l'exposition du thème dans les premières mesures de la sonate
ou de la symphonie), en affirmant que ce principe signifie plus
qu'un « retour », mais la solution de la tension à un autre ni-
veau5 8 , un niveau supérieur...)
Il n'y a pas le moindre doute qu'Ernst Bloch considère la
musique — et de prime abord la « grande » musique classique
- comme un médium d'archétype exprimant symboliquement
(dans un méta-langage n'obéissant pas aux lois et aux règles de
la linguistique) une attente, — une attente messianique.
Ernst Bloch n'hésite pas à transgresser le cadre primaire d'une
sociologie et d'une histoire de la musique vers une métaphysi-
que de la musique qui avoue explicitement être orientée vers la
recherche de la « moralité » de la grande musique, du « noyau
d'intensité humaine » (Kern der menschlichen Intensitât)5 9
qu'elle exprime par la génialité expressive de son langage). En
témoignent les pages écrites par Ernst Bloch sur la « Marseillaise
et le moment [de libération] dans le « Fidelio », dont nous nous
permettons de citer ici quelques extraits.
Mettant l'accent sur la finalité, sur le but « métaphysique »
1S 0 Figures de l'u topie dans la pensée d'Ernst Bloch

s'exprimant dans l'enchaînement des sonorités composées par


Beethoven pour le livret du « Fidélio », Bloch insiste beaucoup
sur le fait que, dès le premier couplet entre Marcelline et Ja-
quino, cette musique serait chargée d'une grande « attente de
l'avenir » é 0 . Evoquant l'air de Léonore et le chœur des prison-
niers regardant vers la lumière « comme les damnés de la terre
regardent vers la lumière (libératrice) de demain » 4 1 , Bloch
note : « Cette étoile (de lumière) éblouissante correspond à
l'extase fiévreuse de Florestan devenant celle de Léonore; lui
correspond aussi le cri visionnaire: « A la liberté, à la liberté
vers le Royaume du Ciel », ascendant par des cadences surhu-
maines, puis s'évanouissant, s'éteignant. Jusqu'à ce que le mo-
nodrame, la scène de tension la plus sauvage commence, avec
l'apparition de Pizzaro devant Florestan criant: « Un assassin,
un assassin est devant moi ! » ; Léonore couvre Florestan de son
propre corps, révèle son identité; suit un nouvel assaut des
meurtriers; Léonore braque le pistolet sur Pizzaro: «Si tu
avances encore d'un pas, je tire ! » Si rien de plus ne se passait,
dans l'esprit et l'espace de cette musique, ce coup de pistolet
serait le symbole et l'acte de sauvetage, et sa tonique ne serait
que la réponse à l'appel entendu dès le début. Mais cette toni-
que, en raison de l'esprit et de l'espace d'action apocalyptique
de cette musique, — souligne Emst Bloch — est à la recherche
d'une expression symbolique du « Requiem », à savoir du
mystère de Pâques dans le « Dies irae » : c'est le signal de la
trompette. Ce signal... n'annonce littéralement que l'arrivée du
ministre sur la route menant à Séville, mais chez Beethoven il
annonce en tant que « Tuba mirum spargens sonum » l'arrivée
du messie. Ainsi sonne-t-il jusque dans les profondeurs de la
geôle, au milieu des torches et des lumières qui accompagnent
le gouverneur jusqu'en haut ; jusque dans la joie sans nom dans
laquelle la musique de Beethoven s'engage sans réserve, jusque
dans le « Salut au jour, salut à l'heure ! » qui entonne dans la
cour de la forteresse. C'était la grande idée de G. Mahler d'inter-
caler la troisième ouverture de Léonore entre le second acte
(jouant en prison) et le troisième acte, l'acte final de la liberté,
cette ouverture qui, en réalité, n'est que souvenir utopique, une
légende d'espérance accomplie composée d'une façon concen-
trique autour du signal de trompette. C'est porté par cette espé-
rance que le signal sonne, hors scène, et la musique lui répond
par une mélodie toute tranquille qui doit être exécutée d'une
manière très très lente. Puis, le signal entonne encore une fois,
la même mélodie lui répond, mystérieusement modulée, dans
Une esthétique de l'anticipation 163

une tonalité venant déjà d'un autre monde. Puis, la musique re-
tourne brusquement vers l'acte de la liberté, vers la Marseillaise
chantée sur les ruines de la Bastille prise d'assaut. Le grand mo-
ment est arrivé: l'étoile de l'espérance accomplie ici et mainte-
nant. Léonore libère Florestan de ses chaînes: « O Dieu, quel
moment ! » — et exactement sur ces paroles transformées par
Beethoven en métaphysique un chant se lève qui serait digne de
ne jamais attendre la fin de son ad-venant. Puis, un brusque
changement de tonalité au début (de la prochaine séquence);
une mélodie de hautbois exprimant l'accomplissement, la réa-
lisation (de l'espoir) dans un sostenuto assai d'un temps immo-
bilisé devenu le « moment ». Chaque prise de la bastille future
[ - conclut Ernst Bloch — ] est intentionellement présente dans
ce « Fidelio » ; une matière d'identité humaine remplit l'espace
musical dans le sostenuto assai, et le presto du chœur final ne
rajoute que le reflet, le triomphe de Léonore en tant que « Ma-
ria militans ». La musique de Beethoven est chiliaste, et la
forme de « l'opéra de sauvetage » (qui n'était pas rare à l'épo-
que) n'était que la matière extérieure pour la moralité de cette
musique. Et la figure de Pizzaro n'est-elle pas formée d'après
les traits de pharao, d'Hérode, de Ge/îler, du démon de l'hiver,
voire du satan de la gnose qui jeta l'homme dans la prison du
monde et y continue de la tenir prisonnier ? Comme nulle part
ailleurs, la musique devient ici aurore, une aurore guerrière-
religieuse annonçant le jour déjà audible comme s'il était déjà
plus que simple espérance. Ici elle brille comme œuvre humaine
pure, comme une œuvre encore complètement inconnue dans le
milieu qui entourait Beethoven, homme solitaire. Ainsi, la mu-
sique a sa place aux frontières de l'humanité, mais à ces fron-
tières seulement où l'humanité est en train de renaître avec un
nouveau langage et avec une aura d'appel d'une intensité réali-
sée, d'un monde devenu c nous ». Et c'est précisément cet ordre
nouveau dans l'expression musicale qui signifie maison, cristal,
étoile d'une liberté future, comme monde nouveau 61 .

On a reproché à Ernst Bloch de s'éloigner avec de telles affir-


mations, avec une telle inteiprétation de la musique de Beetho-
ven sur le terrain d'une herméneutique métaphysique sinon
théologique qu'on pourrait difficilement reconnaître comme
une philosophie, moins encore comme une sociologie matéria-
liste de la musique6 3 . Ainsi Willi Kahl, dans le premier compte-
rendu publié (en décembre 1923, dans la revue « Die Musik »)
sur le chapitre « Philosophie de la musique » de « L'esprit de
1S 0 Figures de l'u topie dans la pensée d'Ernst Bloch

lUtopie », est le premier à reprocher à Ernst Bloch « un man-


que de clarté conceptuelle »6 4 s'exprimant dans le fait que
Bloch préférerait « voiler par des images, des allégories et des
paraboles » des faits musicaux au heu de les analyser concrète-
ment, et il s'attaque aussi au terme biochien d'accomplissement
(« Erfûllung ») en lui reprochant un certain « maniérisme » du
langage qui fatiguerait le lecteur* 5 .
Je me suis permis de répliquer à ces reproches, en soulignant
que si on admet l'existence d'un « indicible transcendant » dans
le langage musical, on devrait plutôt féliciter Ernst Bloch pour
l'ingénieuse capacité à le décrire dans un langage, certes, parfois
allégorique et parabolique, mais non dépourvu de clarté dans sa
densité et son exubérance quasi-expressionniste6 6 .
Bien sûr, il est déjà plus difficile de réfuter l'autre accusation
habituellement portée par la musicologie officielle ou profes-
sionnelle contre la philosophie de la musique d'Ernst Bloch,
celle qui consiste [pour l'essentiel] à contester la valeur de ce
que Bloch dit sur l'origine et le développement historique des
formes musicales6 7 . Le manque de systématisation de ces par-
ties, surtout dans « L'Esprit de l'Utopie », est, certes, une tare
dont Bloch était lui-même conscient, mais le reproche « d'igno-
rance » dans ce domaine, formulé, non sans une certaine arro-
gance, par certains spécialistes, me parait injustifiable.
Car, qu'il s'agisse du chant grégorien, de la polyphonie des
maîtres italiens du XI e et XII e siècles, ou de la musique des
maîtres de l'école franco-néerlandaise, la technique des madri-
gaux ou de l'art de la fugue d'un Frescobaldi ou d'un J.S. Bach,
(sans parler des analyses extraordinaires consacrées à la musique
de Mozart, de Beethoven, de Gustav Mahler et de Richard Wa-
gner* 8 ), dans tous ces domaines, E. Bloch fait preuve d'une
compétence unique de musicologue, mais il privilégie apparem-
ment l'analyse des grands moments dramatiques et émotifs de
la « grande musique » — en l'occurrence de la musique classi-
que - au détriment de l'analyse « froide » et systématique des
tendances immanentes du matériau musical. (Voir son analyse
du « Fidelio » ci-dessus.) Par rapport aux critiques précédentes
de la musicologie, les objections formulées par Adomo sont plus
sérieuses. Certes, Adomo ne cite que très rarement Emst Bloch
dans sa « Théorie esthétique » et dans ses autres écrits théori-
ques sur la musique6 9 ; mais il n'y a pas le moindre doute qu'il
polémique dans la définition et le développement de la plupart
des concepts qui fondent sa théorie esthétique, contre les con-
ceptions esthétiques biochiennes.
Une esthétique de l'anticipation 165

Des positions quasi diamétralement opposées se révèlent


lorsqu'on compare les conceptions respectives des deux philo-
sophes au sujet du concept d'expression (musicale) et du
concept de « génie ». D paraît à bien des égards significatif
qu'Adomo, tout en qualifiant la musique comme « l'expres-
sion extrême de certains caractères de l'élément artistique » 7 0 ,
refuse le théorème biochien de la primauté de l'expression. D
insiste sur sa structure trans-individuelle et sur sa caractérisa-
tion en tant que « protocoles esquissant des expériences de
caractère obligatoire » dont la « force de structuration dépend
du fait qu'elles expriment véritablement en elles-mêmes la
dimension harmonique en profondeur ainsi que le contre-point
et la polyphonie » 7 1 . Pour Adomo, le référent principal n'est
donc pas le sujet créateur, mais le NOUS (par exemple : de la
musique polyphonique) « issu du rituel choral et introduit dans
la chose » 7 1 .
Et quant à ce NOUS, Adomo tient bien à préciser qu'il ne
serait guère réductible à une « classe sociale déterminée », mais
que le « Nous esthétique » serait social et global seulement dans
l'horizon d'une certaine indétermination''3.

Ces affirmations d'Adomo sont logiques au sein d'une con-


ception totalement différente du rapport sujet-objet dans l'art.
Pour Adomo, l'art, même quand il est « tenté d'anticiper une
société globale non-existante »..., « porte la marque de la non-
existence du sujet » 7 4 . (C'est nous qui soulignons.) Et même
là où il admet, sous certaines réserves, l'accès du sujet dans l'art,
il ne l'admet pas dans sa totalité expressive-émotionnelle et exis-
tentielle ; ni comme élément de la communication, mais exclusi-
vement en tant que facteur du travail. Le sujet individuel n'est
pour lui plus guère qu'une « valeur limite », qu'un « élément
minimal dont l'œuvre a besoin pour se cristalliser »7 5 . Adomo
ne considère par conséquent le sujet que comme une instance
de passage et de cristallisation inconsciente du social. « Le tra-
vail de l'œuvre d'art », dit-il, « est social à travers l'individu,
sans que celui-ci ait par là conscience de la société »7 6 . Sans
vouloir exclure complètement le sujet, Adomo nous met donc
constamment en garde contre la tentation de la surestimation
du facteur subjectif - reproche fait, entre autres, à Emst Bloch
— en insistant sur l'état de fait d'une « réciprocité du sujet et de
l'objet dans l'œuvre qui ne peut être une identité », mais qui
« se maintient dans un équilibre précaire »7 7 . « Le processus
subjectif de production est indifférent dit-il, « selon son aspect
1S 0 Figures de l'u topie dans la pensée d'Ernst Bloch

privé »7 8 , et il souligne éneigiquement l'importance du côté


objectif dans le processus de création artistique qui est, pour
lui, la condition préalable pour que se réalise la « légalité im-
manente » de l'œuvre. Bien entendu, Adorno se garde de pré-
tendre que l'œuvre faisant partie d'un processus historico-social
ainsi déterminé et orienté pourrait « se passer » complètement
de l'âme créatrice de l'artiste, mais il est évident que sa socio-
logie de l'art et de la musique tend à considérer l'artiste unique-
ment sous son aspect d'outil, « d'outil prolongé, d'outil du
passage de la potentialité à l'actualité »7 9 . De même, Adomo
exprime les plus fortes réserves à l'égard du concept de génie
qu'il attaque presque comme une survivance romantique com-
plètement dépassée; en polémiquant au passage avec Riegl*0
dont la notion de « vouloir de l'art » basée sur la théorie de la
subjectivité créatrice est fustigée dans la « Théorie Esthétique »,
il affirme qu'il faudrait absolument rapporter le concept de
génie « à son objectivité historico-philosophique » « si l'on ne
veut pas simplement le liquider »8 1 . Contestant l'admission
telle quelle de la subjectivité comme seul critère de la qualité
esthétique, Adomo \ tendance à renverser radicalement la
théorie du « vouloir d'art » d'Alois Riegl en défendant le point
de vue presque radicalement opposé, en prônant que « les œu-
vres [d'art] sont leur propre critère ».:. et « la règle qu'elles se
posent elles-mêmes » 8 1 .
Mais en voulant ainsi absolument séparer le concept de génie
du sujet créateur et le sujet créateur de l'œuvre (parlant le lan-
gage de sa propre autonomie objective), Adomo ne « succombe-
t-il pas à la séduction d'un pansociologisme qui englobe œuvres
d'art et artistes, réduits au rang de simples exécuteurs, fonction-
naires »8 3 , comme le constate à juste titre Mario Turchetti ?
En soulignant si radicalement la « divergence » du sujet et de
l'objet, Adomo peut, certes, se réclamer, au moins partielle-
ment, de l'anti-psychologisme de Kant et de celui de Fichte,
pour conforter sa thèse de la non-convergence, de la non-iden-
tité de l'authentique dans l'art et de la « liberté du particulier
émancipé »8 4 , mais Adomo ne se laisse-t-il pas emporter par sa
propre radicalité en affirmant que « l'individuatiôn des œuvres
d'art, médiatisée par la spontanéité, est en elles ce par quoi
elles s'objectivisent » 8 S , et que, par conséquence, le « concept
de génie » serait « faux parce que les œuvres ne sont pas des
créations et les hommes des créateurs » 8 6 ?
La tare de l'esthétique du génie serait, d'après Adomo,
de « supprimer le moment de faire final, de techné dans les
Une esthétique de l'anticipation 167

oeuvres d'art, en faveur de leur primitivité absolue, quasiment


de leur natura naturans »*7 donnant par là-même le jour à
une « idéologie de l'œuvre d'art comme qc. d'organique et d'in-
conscient », une idéologie qui « s'élargi[rait] ensuite en flot
trouble de l'irrationalisme » 8 8 . Ce jugement exprime le grand
doute d'Adorno qu'on puisse vraiment fonder une esthétique
matérialiste sur la seule croyance en la substantialité de l'ins-
piration particulière sans tenir compte, dans la construction des
œuvres, de la matérialité de l'étroite liaison travail - imagina-
tion. Ainsi Adomo renverse-t-il délibérément les bases théori-
ques de l'esthétique du génie, celle de Riegl, de Worringer et
d'Emst Bloch en diminuant au maximum la fonction du sujet
créateur au profit du « primat croissant de la construction »8 9 .
Et ce glissement opéré par Adomo en faveur de la primauté
du matériau, du travail substantiellement co-déterminé par
celui-ci et de la technique — trouve son pendant dans une rela-
tivisation audacieuse de la fonction et du concept de l'imagina-
tion qu'Adomo définit, à un moment précis de sa « Théorie
Esthétique » comme le différentiel de la liberté au sein de la
détermination 90 ». Dans une telle position, Emst Bloch sut
reconnaître une tendance manifeste vers la « Versachlichung »,
vers un déterminisme non avoué du travail de l'artiste par la
structure objective du matériau qui réduit trop l'impact de la
créativité exceptionnelle de l'imagination projective (construc-
tive) du sujet. (Adomo introduit aussi, dans le débat sur la dia-
lectique sujet-objet dans l'esthétique, la théorie d'un « élément
collectif » (historiquement et socialement déterminé) qui serait
investi dans la totalité de l'œuvre au même degré que l'élément
purement subjectif.)
Sur la base du même différend théorique, Adomo oppose au
concept biochien de la « transgression » celui de l'intégration
objective de l'œuvre liée aux tendances, dans le monde moderne
administré, à la réification des réalisations subjectives. « Aux
interventions permanentes du moi », dit Adomo, « correspond
une tendance à la démission par impuissance, conformément au
principe mécanique séculaire de l'esprit bourgeois consistant à
réifier les réalisations subjectives, à les transposer, pour ainsi
dire, hors du sujet et à ignorer de telles démissions comme
garanties d'une objectivité décisive et invulnérable91. » (C'est
nous qui soulignons.)
Le fait qu'Ernst Bloch semble ignorer cette tendance mani-
feste vers l'intégration et la neutralisation des impulsions pri-
mitivement révolutionnaires de l'art dans le monde moderne, est
1S 0 Figures de l'u topie dans la pensée d'Ernst Bloch

apparemment une faiblesse de son esthétique mais la confron-


tation des deux positions antagonistes révèle aussi que la préci-
sion avec laquelle Adomo analyse la perte de l'aura et les mécar
nismes d'intégration de l'œuvre d'art dans le monde moderne, à
l'époque de sa reproductibilité technique (comme le souligne
Walter Benjamin), amène celui-ci à formuler avant tout une
esthétique de la modernité au détriment d'une esthétique englo-
bant, avec la même précision l'analyse des productions cultu-
relles des siècles précédents, et de la période pré-capitaliste.
Ainsi, E. Bloch semble vouloir retourner les accusations
portées contre lui,' dans ce sens, par W. Benjamin et T.W. Ad or-
no en mettant l'accent sur l'insuffisance, voire l'inopérabilité
de leur approche théorique (esthétique) respective pour le pré-
modeme.
Lors d'un entretien enregistré en mars 1975, à Paris, fut
posée à Bloch la question de savoir s'il ne pensait pas que
la transformation de l'œuvre d'art en marchandise ainsi que les
techniques d'intégration et de manipulation (caractérisant la
société post-modeme) auraient déjà largement détruit l'effica-
cité utopique de l'œuvre d'art. Il répondit ainsi:
« La commercialisation est un terme qui a été créé & l'époque du
capitalisme pour désigner la transformation des hommes et de tous les
êtres en marchandises; mais cum grano salis il est aussi valable pour les
périodes antérieures. Lorsqu'on parie de « commercialisation » de
l'art il faut tenir compte du fait que la nature de l'art en tant que pro-
duction et produit est très différente de celle de la marchandise pro-
duite d'une manière industrielle, sérielle. Car l'art reproductible ne
constitue pas tout le champ de l'art Certes, à d'autres époques, l'art
avait aussi un aspect culinaire, un aspect de « consommation », par
exemple, lorsque la musique de Haydn, de Mozart et des compositeurs
italiens du XVIIe et du XVIIIe siècles était jouée comme « Tafel-
musik », c'est-à-dire comme musique accompagnatrice au milieu du
dîner et des conversations. Mais avec cela on ne réalisait pas de plus-
value, pas de profit. D serait donc plus juste de parier dans le domaine
de l'art, à cause de l'existence d'un grand nombre de différences par
rapport à la production des marchandises, non pas de « commercia-
lisation », mais « d'idéologisation » (de transformation en idéologie).
Mais, malgré cette idéologisation, il existe, dans les ouvres d'art, une
post-maturation (Nachieife) où l'intérét de la classe dominante
s'éclipse et où les symphonies de Haydn, de Mozart ou la musique
de JÎ5. Bach n'est pas au service de la noblesse et de l'église, où elle
change de fonction. Le « Fidelio » — par exemple — n'a pas été écrit
en vain, il aura beaucoup de successeurs. Beethoven est déjà avec sa
propre personnalité l'exemple le plus illustre qu'il ne pourrait être
musicien sans être citoyen révolutionnaire. La dédicace de la symphonie
Une esthétique de l'anticipation 169

héroïque à Napoléon que Beethoven a supprimée au moment où celui-


ci se fit couronner empereur, est une réaction typique qui caractérise
l'esprit de la musique et qui fait doublement réfléchir. Car l'art est ca-
pable de déclencher en nous une émotion particulière (Betroffenheit),
sans que nous sachions pourquoi et sans que nous sachions déjà préci-
sément quelle sera son contenu.9 2 »
Selon Bloch, aucun processus de réification, de commerciali-
sation ou d'intégration de l'art dans le monde parfaitement
administré du capitalisme moderne ne peut faire disparaître ou
étouffer ce « concernement » (Betroffenheit), ce trouble émotif
émis par les grandes œuvres d'art (et surtout les grandes créa-
tions de musique); il est même le signe d'une résistance a-
temporelle, quasi étemelle des grandes œuvres contre cette ten-
tative de neutralisation de plus en plus imposée par la société
moderne.
Mais un écart encore plus grand se creuse entre les concep-
tions d*Adomo et de Bloch lorsqu'on compare leurs prises de
position respectives au sujet des concepts du « nouveau » et de
« l'utopie ». Pour Adomo « le nouveau est le désir du Nouveau,
à peine lui »9 3 ; et son pessimisme historique le conduit à
mettre en doute l'espérance spéculative en un contenu nécessai-
rement positif ou « utopique » du nouveau 9 4 . Et pour dissiper
tout malentendu, il ajoute : « Ce qui se prend pour utopie de-
meure qc. de négatif contre ce qui existe et continue d'en dé-
pendre. 94 »
Ce qui détermine cette affirmation d'Adorno, c'est sa convic-
tion profonde qu'« au centre des antinomies actuelles, il y a le
fait que l'art doive et veuille être utopie, d'une manière... d'au-
tant plus radicale que le réel rapport des fonctions empêche
davantage l'utopie ; mais..., pour ne pas trahir l'utopie par l'ap-
parence et la consolation, il n'a pas le droit d'être utopie. Si
l'utopie de l'art se réalisait, ce serait sa fin temporelle. 9 6 »
C'est donc par le recours à la prohibition de l'image biblique,
et sa radicalisation extrême sous la forme de sa sécularisation
(allant jusqu'au refus catégorique de la fonction de consolation
de la musique) qu'Adomo justifie sa position.
Or, Emst Bloch affirme, au contraire, qu'il faudrait bien
accorder à l'art, sans que cela l'amène à une « trahison quel-
conque (par l'apparence — catégorie également beaucoup rela-
tivisée par lui), le droit d'être anticipation de l'utopie ; et la
réalisation d'un contenu utopique, dans l'œuvre d'art, par anti-
cipation, bien que limitée dans le temps, ne sanctionnerait
absolument pas la fin de l'œuvre, la fin temporelle de l'art,
1S 0 Figures de l'u topie dans la pensée d'Ernst Bloch

comme le prétend Adorno. Adorno évoque, à l'appui de sa thè-


se, le jugement de Hegel qui aurait déjà reconnu « que cela est
impliqué dans le concept d'art », mais qui, prisonnier de son
« optimisme historique », aurait « trahi l'utopie en construisant
l'existant comme s'il était l'utopie, c'est-à-dire l'Idée abso-
lue » 9 7 . Adomo reste cependant extrêmement ferme en ce qui
concerne le refus catégorique de l'utopie concrète.
« L'art », dit-il, « pas plus que la théorie, n'est en mesure de
concrétiser l'utopie, même pas d'une manière négative-, ... l'art
n'exprime l'inexprimable, l'utopie que par l'absolue négativité
de cette image. En elle, se rassemblent tous les stigmates du
repoussant et du répugnant dans l'art contemporain.* 8 » Ce
qui tient à cœur, à Adomo, c'est cette conviction que « par un
refus intransigeant de l'apparence de réconciliation, l'art main-
tient cette utopie au sein de Virréconcilié » en tant que
« conscience authentique d'une époque où la possibilité réelle
de l'utopie... se conjugue au paroxysme avec la possibilité de la
catastrophe totale 9 9 . »
L'impact de l'utopie comme une possibilité de concrétisation
(immanente à la création de l'œuvre) n'est donc pas totalement
nié par Adomo; mais, pour lui, il s'agit exclusivement d'une
utopie négative portant les stigmates de la souffrance accumulée
dans une époque et une société inhumaines, et qui, étant pré-
sente dans l'œuvre en tant que telle, n'a absolument rien à voir
avec l'utopie positive de Bloch qu'Adomo bannit complètement
du champ conceptuel.
Ce qu'Adomo exclut, est cependant explicitement admis par
Emst Bloch qui ne cesse d'affirmer la possibilité de l'anticipa-
tion de l'utopie positive dans l'œuvre d'art, de par la présence,
dans les œuvres, d'un excédent sociologiquement et matérielle-
ment inexplicable, lié à la perception, par le non-encore-
conscient de l'artiste-créateur d'un transcendent utopique
émergeant « par anticipation », dans la structure de l'œu-
vre 1 0 0 .
Iinguistiquement et sémantiquement nous pouvons distin-
guer dans le terme « Vorschein » (anticipation), fréquemment
utilisé par Emst Bloch, deux éléments, deux racines: a)le
« vor » — conjonction de la temporalité désignant un « anté-
rieur » et b) le « Schein » : l'apparence. Dans la terminologie
qu'Emst Bloch a choisi pour sa philosophie et pour l'explication
de sa théorie esthétique, le « vor » n'a pas le sens de la négati-
vité, mais plutôt le sens de l'avenir, et, paradoxalement, simul-
tanément, celui d'une antériorité spatio-temporelle par rapport
Une esthétique de l'anticipation 171

à un Tout utopique, dans sa plénitude finale, qui est, d'après


Ernst Bloch, le but - non encore atteint ! — de tout étant en
processualité. Et « Schein » (apparence) n'est pas forcément dé-
finie par E. Bloch comme la superficie expressive-formelle de
l'œuvre camouflant la vérité, comme l'instance opposée à la
vérité ou comme élément trompeur d'une réconciliation non
souhaitée — et non possible ! — de l'essence de l'œuvre avec la
réalité négative, mais plutôt comme l'instance de positivité de
la mise en forme (anticipatrice) de l'utopie positive se réalisant
dans l'œuvre d'art 1 0 1 .
Une différence de vue et d'interprétation presque identique
se révèle lors de la comparaison exacte des définitions données
par Adomo et par E. Bloch du concept du « nouveau ». Pour
Adomo, le « nouveau » est réductible au « cryptogramme » et
à « l'image de déclin » que l'art exprime dans sa pleine négati-
vité102. Apparemment, cette définition adoméenne se réfère
explicitement au sort de l'œuvre d'art à l'époque de la moder-
nité — la modernité avec ses excès dans la technologie, ses
disharmonies, sa massification, ses techniques sophistiquées de
manipulation de la conscience réifiée, sa commercialisation et
son intégration de tout ce qui, primitivement, était protestation
contre la société. Chez Emst Bloch, par contre, la réflexion
philosophique sur le « nouveau » ne fait pas partie d'une telle
vision du monde moderne et de ses tendances immanentes.
Bloch ne fait pas la liaison - automatique et directe
— du « nouveau » avec la « négativité » ; il associe plutôt, depuis
ses premiers écrits, et notamment dans « Le Principe Espé-
rance », le concept du « nouveau » aux catégories de « front »,
« avenir » et « aurore » 1 0 3 , en attribuant à ce concept égale-
ment un sens positif, à savoir la qualité d'ouvrir - temporelle-
ment, historiquement - l'horizon de réalisation des potentiali-
tés utopiques non encore conscientes, non encore réalisées10 4 .
En affirmant contre Adrono, et, d'une certaine manière, aussi
contre le pessimisme historique de Schopenhauer et de
Nietzsche, la possibilité réelle de l'irruption, dans l'histoire de
l'humanité opprimée et aliénée, d'un élément libérateur nou-
veau, d'une « chance » réelle, certes difficile, mais concrète
d'émancipation, Bloch surestime apparemment les capacités no-
vatrices et salutaires du « nouveau », au détriment des aspects
destructeurs et apocalyptiques impliqués dans ce concept, en
détournant notre regard des échecs, des calvaires et des catastro-
phes historiques de l'humanité, et en le fixant volontairement
sur les images et les brefs moments historiques porteurs de
1S 0 Figures de l'u topie dans la pensée d'Ernst Bloch

potentialités utopiques positives. Cette façon de penser est


apparemment l'émanation directe d'une vision messianique de
1 "histoire qu'Ernst Bloch défend avec enthousiasme — presque
au même degré que Walter Benjamin, mais en niant les conclu-
sions pessimistes des « Thèses sur la Philosophie de l'his-
t o i r e » 1 0 5 de ce dernier — contre le pessimisme historique
absolu de Schopenhauer, de F. Nietzsche et d'autres philoso-
phes de l'époque moderne.
Même la confirmation, voire le dépassement, par l'histoire du
XX e siècle, des pronostics les plus pessimistes sur l'évolution de
l'humanité, même l'expérience infernale du fascisme hitlérien,
des camps d'extermination et du génocide (systématiquement,
machinalement pratiqué par les Allemands) n'ont pu convaincre
Emst Bloch de la nécessité de réviser, après 1945, ses définitions
euphoriques de l'utopie et du « nouveau », auxquelles Adomo
a toujours voulu opposer une vision plus pessimiste et peut-être
plus réaliste en affirmant que le « nouveau » a toujours ten-
dance à apparaître « comme une fin en soi » dans la mesure où
il « se compromet sur le plan politique et pratique » 1 0 6 , même
là où il présente, au début de son apparition, sur le plan de
l'histoire, toutes les caractéristiques d'une amélioration radicale
(de l'état du monde).
Bloch n'oppose pas à ces affirmations très lucides d'Adomo
un refus catégorique et aveugle de reconnaître l'ampleur et
l'immanence permanente du mal — apte à être agrandi d'une
manière gigantesque et infernale par les hommes qui font
« l'histoire », - mais son messianisme (qui n'exclut cependant
pas l'hypothèse de l'utopie négative de l'arrivée et du triomphe
temporaire de Satan ou d'un anti-messie transformant le monde
dans un enfer de crimes et de sang) lui semble interdire de dé-
clarer prématurément la mort de l'utopie et de renoncer à l'idée
d'une rédemption finale du monde sous le signe d'une attente
messianique (théologique) sécularisée s'exprimant dans l'espé-
rance bien réelle des hommes de la concrétisation de l'utopie —
en dépit de tous les « détours » apocalyptiques et anti-utopi-
ques — qui ont jusqu'à maintenant plus que défiguré le visage
tourmenté et torturé de l'histoire de l'humanité.
Cette attente messianique apparaît dans la pensée biochienne
sous de multiples formes en tant qu'affect d'attente lié à un
« non-encore-conscient » ' 0 1 et aux rêves diurnes, au niveau de
la psyché, en tant qu'immanence pré-utopique de l'étant comme
catégorie de la potentialité et de la processualité10 8 , et en tant
qu'espérance (anticipatrice) capable de réaliser des concrétisa-
Une esthétique de l'anticipation 173

tions de l'utopie, au niveau de la philosophie de l'histoire 10 9 .


Nous nous sommes efforcés à démontrer ci-dessus dans
quelle mesure cette catégorie-clef de la philosophie de l'histoire
et de l'ontologie biochiennes (l'attente messianique) s'impose
aussi, sous l'aspect d'une de ses conséquences immanentes:
l'anticipation de l'espérance utopique (dans les grandes œuvres
d'art), dans le domaine de l'esthétique.
Quoi qu'on puisse dire contre cette totalisation des concepts
de l'espérance, de l'utopie et de l'anticipation dans le système
de pensée biochien, — et nous avons fait largement place à la
critique, parfois même radicale, de ses conceptions —, cette
« greffe » d'une vision du monde à la fois ouverte vers l'avenir
et tournée vers la découverte de potentialités utopiques imma-
nentes, vers les processus d'une dialectisation de potentialités
créatrices non encore réalisées, sur le champ complexifié de
l'esthétique et de l'histoire ne nous semble pas être un abus, une
violation, une « invasion » d'un territoire hermétique par un
concept et une dialectique de pensée qui lui seraient étrangers.
Elle n'est, vue sur le fond de la « ligne générale » de la phi-
losophie biochienne où le concept de « transgression » et
« d'anticipation » occupent le devant de la scène », qu'une
conséquence logique.
Rien n'illuste mieux cette pensée - qui mériterait d'être défi-
nie comme un « marxisme de l'imagination créatrice » — que
la paraphrase suivante — citée ici à titre de conclusion provi-
soire, dans le cadre d'un débat qui s'oppose plutôt à toute
conclusion prématurée — par laquelle Bloch a voulu donner lui-
même, en juin 1935, à Paris, au « Congrès (antifasciste) pour la
Défense de la Culture », une définition résumée de ses concep-
tions: « (Ainsi) le marxisme qui a causé autant de mauvaise
conscience à l'imagination, est en même temps l'arme apte à
remédier à l'imagination blessée. La démystification des men-
songes et la séparation de l'apparence d'une possible anticipa-
tion esthétique ne peuvent que renforcer et rendre de plus en
plus essentielle une poésie qui se comprend elle-même comme
force productrice. De même, le marxisme ne crée pas la dispa-
rité entre le monde et la liberté de l'intériorité, et la solitude
de l'intériorité devant cette liberté, comme le décrit Sartre. 77
veut, au contraire émanciper, mutuellement, le monde et l'in-
tériorité, de leur aliénation, de leur réification respectives.
C'est vraiment réaliste, mais pas dans le sens d'une copie sans
valeur. Au contraire, sa réalité se nomme: réalité plus (+)
l'avenir (l'avenir contenu en elle-même). Elle apporte la preuve
1S 0 Figures de l'u topie dans la pensée d'Ernst Bloch

par sa propre transformation concrète, qu'elle tient prêt : il y a


encore une plénitude de rêves non encore réalisés, une plénitude
de continus historiques et des potentialités immenses de la
nature non encore apparus. Rarement, les maîtres en poésie ont-
ils pu trouver une matière plus exquise que la nôtre, en attente-
latence (permanente), avec toutes ses aventures — et dans toute
sa réalité 1 1 0 . »
ANNEXES

Annexe I

ERNST BLOCH :
L'HOMME ET SON OEUVRE
NOTICE BIOGRAPHIQUE*

Né le 8 juillet 188S à Ludwigshafen (Palatinat) comme seul fils d'une


famille juive allemande, Emst Bloch écrit son premier essai philosophique
(« L'univers vu par l'athéisme ») à l'âge de treize ans. A dix-sept ans, il
prépare sa première publication, mais le texte - un essai philosophique
intitulé « Puissance et essence » (Uber die Kraft und ihr Wesen ») reste
inédit. Reçu au baccalauréat en 1905, Bloch s'inscrit tout de suite aux
cours de philosophie de Theodor Lipps à Munich. En 1908 il soutient bril-
lamment se thèse consacrée au philosophe néo-kantien Heinrich Rickert et
aux problèmes actuels de la théorie de la connaissance, à l'université de
Wûizbourg. De 1908 à 1911, il séjourne à Berlin où il participe activement
au séminaire de Georg Simmel, éminent représentant de l'école 'vitaliste'
(Lebensphilosophie) qui le met en relation avec Georg Lukàcs.
Horrifié par le militarisme prussien et l'explosion du chauvinisme na-
tional allemand, le jeune philosophe quitte Berlin en 1912 pour s'installer
alternativement à Heidelberg (où il entre en contact avec Max Weber) et à
Garmisch où Bloch rédige les premières ébauches d'une théorie du non-
encore-conscient et son premier grand ouvrage: L'Esprit de L'Utopie
(1918). Cest aussi à Gaimisch que Bloch va épouser, en 1913, Else von
Stritzky, sculpteur, originaire de Riga dont Bloch va déplorer le décès
prématuré et inattendu, en 1921. A Munich, Bloch renoue les premiers
contacts avec les peintres et les écrivains expressionnistes qui vont exercer
une influence profonde sur sa pensée et son œuvre.
Sympathisant du mouvement pacifiste, Bloch s'exile volontairement en
Suisse, en avril 1917, pour échapper à l'enrôlement dans les armées de
Guillaume II. A la nouvelle de l'insurrection spartakiste, Bloch, sympathi-
sant du luxemburgisme et de l'USPD, regagne l'Allemagne. Mais quelques
* Cet article a été rédigé par l'auteur de cet ouvrage pour le « Dictionnaire des
Philosophes » de Denis Huysmaiu, P.U.F., Paris, 1984 (tome I)-
1S 0 Figures de l'u topie dans la pensée d'Ernst Bloch

mois après l'écrasement de « Spartacus », il quitte Berlin pour s'installer de


nouveau à Munich où il écrit Thomas Munzer, Théologien de la Révolu-
tion, une plaidoierie passionnée en faveur du rival (de gauche) de Martin
Luther qui, dans ses sermons évangéliques, ne cessait d'instiguer les pay-
sans allemands à la révolte. Après la mort d'Else, en mars 1921, Bloch
gagne Berlin où il prépare la réédition de k'Esprit de L'Utopie. Cest là,
dans le Berlin des années 20 que Bloch rencontre Adorno, Kracauer,
W. Benjamin et lie amitié avec B. Brecht, Kurt Weill, Hanns Eisler et Otto
Klemperer. En 1930, il publie le recueil d'essais « Les Traces » (Spuren)
pas moins marqué par une sociologie des « micrologies » de la quotidien-
neté que « Sens unique » de Walter Benjamin.
Pour échapper aux persécutions du nazisme, Bloch s'exile, en 1933,
d'abord en Suisse (où il fait paraître, en 1935 .L'Héritage de ce Temps, un
recueil d'essais consacrés à la phénoménologie de la psychologie de masses
du fascisme), ensuite en Autriche, en France (où il séjourne en 1935/36 et
où il participe au « Congrès Mondial pour la Défense de la Culture ») et en
Tchécoslovaquie (Prague), avant de gagner les États-Unis juste avant
l'invasion de la Tchécoslovaquie par les armées hitlériennes. Les dix ans de
son exil sont exclusivement consacrés à la rédaction de son ouvrage principal
Le Principe Espérance pour lequel Bloch avait primitivement prévu le
titre « Traume vom besseren Leben » (Rêves d'une vie meilleure). D s'agit
là d'une reconstruction systématique et monumentale de la fonction du
courant utopique dans l'histoire religieuse, sociale, culturelle et politique
de l'Occident. Pendant l'exil aux Etats-Unis, Bloch écrit aussi son im-
portant ouvrage sur la philosophie hégelienne : Sujet-Objet, Considérations
sur Hegel (1962). En 1948, Emst Bloch accepte de prendre la direction de
l'Institut philosophique de l'université de Leipzig et s'installe donc en R.D. A.
pensant de pouvoir ainsi contribuer à un véritable renouveau démocratique
dans l'Allemagne post-fasciste. Mais après une première phase de collabora-
tion du philosophe marxiste de l'utopie et de l'espérance avec le régime
est-allemand — pendant cette période paraissent en RJXA. les tomes I et
II du « Principe Espérance » et « Sujet-Objet » — ce dialogue est brutale-
ment interrompu, après l'insurrection hongroise, par l'arrestation de ses
amis pour « menées contre-révolutionnaires » et « conspiration tito-
trotskyste ». Wolfgang Harich, son disciple, est condamné à douze ans de
prison ferme, et E. Bloch lui-même interdit de faire cours, à partir de
1957. Accusé de révisionnisme et réduit au silence, Bloch termine cepen-
dant, dans ces conditions politiques difficiles, la rédaction de ses Essais
littéraires (Literarische Aufsatze) (1965) et des « Cours de l'histoire de
la philosophie » (Tome XII des Oeuvres complètes) (1977).
Pendant un séjour à Bayreuth, en août 1961, où il était l'hôte de Wie-
land Wagner, Bloch déclare publiquement, suite à la nouvelle confirmée
de la construction du mur à Berlin, de ne plus vouloir retourner en RD.A.
S'exilant ainsi volontairement de Leipzig, il s'installe, avec sa famille, à
Tubingen où il enseignera, par la suite, jusqu'à sa mort, en 1977.
Pendant ces seize dernières années de sa vie, où Bloch vit et écrit dans
le voisinage immédiat du grand Collège (Stift) de Tubingen où le jeune
Annexes 177

Hegel, Schelling et Hôldeilin avaient fait leur études, E. Bloch publie


encore cinq ouvrages : « Le problème du matérialisme, son histoire et sa
substance » (1972), les Essais philosophiques (Philosophische Aufsâtze)
(1969), les Mesurerions politiques, Temps pestiférés Vormarz (1970), les
Cours de l'histoire de la philosophie (cours de Leipzig) (1977) et Expé-
rimentum mundi (comportant une nouvelle doctrine des catégories phi-
losophiques) (1975). Quand Emst Bloch meurt, le 4 août 1977, à l'âge
de 92 ans, une immense foule de sympathisants — majoritairement des
jeunes et des étudiants — se rassemblent dans les rues de Tiibingen pour
rendre un dernier hommage à celui qui, pendant son activité d'enseignant
et de philosophe en Allemagne Fédérale, était devenu le prophète-philo-
sophe d'un projet utopique de révolte. Dans son éloge funèbre, l'écrivain
Walter Jens le qualifia d'« homme énigmatique... de polyhistorien, pen-
seur capable de faire la synthèse entre Karl Marx, la mort et l'apoca-
lypse... », de « grande figure d'intégration de notre époque. »... « Sa
vie et son ouvre sont achevées, termina-t-il, mais son œuvre pointe vers
l'avenir comme une voile qui nous emmène dans un autre monde. »
On pourrait distinguer, dans l'œuvre d'Emst Bloch, deux phases:
1) la période pré-marxiste de sa pensée (1908 - 1920) profondément
marquée par le renouveau de la mystique (juive et protestante) et une
nouvelle métaphysique de l'intériorité, et, 2) la période proprement
maixisante (1921 — 1977) où Bloch, sans remettre radicalement en
cause la métaphysique de son oeuvre de jeunesse, rejoint le marxisme en
s'orientant vers une nouvelle « philosophie de la praxis » qui entreprend
en même temps de corriger les conceptions d'un matérialisme vulgaire en
élaborant les bases théoriques d'un marxisme rénové se définissant
comme « nouvelle éthique ».
Dès ses premièrs écrits, E. Bloch s'efforce de corriger la théorie de la
connaissance du néo-kantisme en introduisant un élément nouveau:
celui d'un horizon de la connaissance permettant la transcendance vers
le « non-encore-réalisé » en activant les tendances-latences immanentes
à l'étant, - tendances permettant de ressaisir ses potentialités utopiques
(Cf. Emst Bloch: Rickert und das Problem der modemen Erkenntnis,
Thèse, Wurzbourg, 1908). La revalorisation de l'utopie, dans le domaine
de la théorie de la connaissance, de la métaphysique, de l'esthétique etc.
s'accompagne, chez Emst Bloch, d'une ré-définition du concept:
L'Utopie n'est plus considérée, par Emst Bloch, comme « rêverie abs-
traite », comme « fuite dans un futur imaginaire » ou comme « château
en Espagne » ; non .plus, comme dans les utopies de la Renaissance
(Thomas More, Campanella, F. Bacon) comme esquisse et modèle d'un
État idéal réalisant, dans ses nouvelles structures, l'égalité, la justice et
la fraternité entre les hommes. A l'inverse de ces conceptions, Bloch a
plutôt tendance à définir l'utopie comme une tendance permanente,
mais ne se réalisant que par intermittance, de l'étant. Cette nouvelle phi-
losophie de l'utopie évolue logiquement vers une ontologie du non-
encore-être qui place au centre de la réflexion la « potentialité de
l'être » (Kann-Sein), la conception de la « processualité du réel » et qui,
1S 0 Figures de l'u topie dans la pensée d'Ernst Bloch

après avoir analysé les différentes couches de la « catégorie de la possibi-


lité » (PE, I, 270 sq.), s'oriente vers une sorte de phénoménologie des
structures de l'esprit utopique et des « images-souhaits » dans la conscien-
ce et dans la production culturelle humaine (le conte, le voyage, le film, le
théâtre, la poésie, la musique, etc.)- L'imagination utopique telle qu'elle se
reflète par exemple dans l'art, est, selon Bloch, « capable de se représenter
non seulement l'extrême abondance des choses matérielles, mais aussi les
relations de médiation cachées dans et derrière l'immédiate té de la réalité
vécue. » Elle dévoile bien « la relation des phénomènes avec le Tout qui
leur est contemporain et le totum utopique qui se trouve en processus »
(PE. 269). Elle n'a un sens que si elle se réfère simultanément à un horizon
du zéel-étant, à sa qualité prospective : « L'utopie concrète se trouve à
l'horizon de toute réalité : la possibilité réelle ceint jusqu'au bout les ten-
dances-latences dialectiques ouvertes » (PE. 270).
Définissant l'étant comme « mode de possibilité en avant », soulignant
l'élément du « devenir » et du « futur » dans la dialectique sujet/objet,
Bloch veut faire renaître le marxisme - sur la base de cette ontologie
(diamétralement opposée à l'ontologie existentielle de Heidegger et de
Sartre) - en tant que « science dialectique-historique des tendances »,
en tant que « science de l'avenir du léel » (PE, 342) dont le « point
d'appui d'Archimède » est d'attacher le savoir non seulement au passé,
mais essentiellement à l'ad-venant. A toute conception qui prétend figer
le rapport du savoir à la temporalité dans une sorte de « retraite au prété-
rit » (PE, 341), au « 7i 7$c eivai » d'Aristote, Bloch oppose la relation pri-
vilégiée du savoir avec le futur, la vision d'une « science nouvelle » orientée
courageusement vers la perception, la découverte des potentialités de la
matière et — se plaçant dans la perspective de la onzième Thèse de Marx
sur Feuerbach - vers la transformation du monde-. « Seul l'horizon de
l'avenir dans lequel s'installe le marxisme et pour lequel l'horizon de
passé n'est qu'une anti-chambre, confère à la réalité sa dimension
léelle » (PE. 342 - 343).
Dans le processus de constitution anticipative de l'avenir, Bloch distin-
gue - au niveau subjectif - deux pôles: « l'instant obscur » et « l'ad-équi-
té ouverte ». L'immédiate té du vécu de l'instant doit nécessairement pla-
ner dans l'obscur. Bloch la définit comme un état de pré-conscience où le
« maintenant », le « nunc », reste enfouie dans les ténèbres de l'instant.
C'est grâce à la manifestation d'une « impulsion vitale » (Da/3 des Lebens)
avide et affamée d'avenir que cet état d'un pré-conscient obscur peut être
dépassé. Par degrés, la conscience progresse : de l'étonnement, de la foimu-
lation de la « question inconstructible » vers la connaissance de « l'énigme
du monde », vers l'action consciente transformatrice du monde en accord
avec la connaissance des latences-tendances concrètes dans l'étant-pro-
cessuel du monde.
La clef de voûte de cette phénoménologie de la conscience anticipante
que Bloch développe (dans le livre I du Principe Espérance) est une nou-
velle théorie des pulsions qui, à l'inverse de la psychanalyse freudienne,
fait abstraction des pulsions sexuelles et considère la faim, c'est-à-dire le
Annexes 179

besoin élémentaire du corps et de la psyché humains de satisfaire un


manque à la fois matériel et immatériel, comme pulsion primaire et
fondamentale. Dans cette doctrine des pulsions, Bloch fait la distinction
entre : la pulsion intérieure primaire agitant le vécu obscur, le « désir »
tendant vers l'extérieur, et le besoin orienté vers un but, un objectif précis
(« gezieltes Hintreiben »). A la notion freudienne de l'inconscient, Bloch
préfère apparemment celle de « pré-conscient » ouvert vers la perception
des « images-souhaits » de l'espérance et de l'avenir. C'est ce besoin pri-
maire équivalent de la faim qui, en tant que facteur de gestation intérieure,
incite le pré-conscient à se manifester et à évoluer vers un non-encore-
conscient. Le pré-conscient représente, pour Bloch, cette couche de la vie
psychique (négligée par la psychanalyse) qui engendre les « rêves-en-
avant » (Trâumen nach vorwâfts) et qui est responsable de la production
des « rêves diurnes » (Tagtrâume) chez lesquels Bloch distingue trois
stades: celui de l'incubation1, celui de l'inspiration2, et celui de l'explica-
tion3 (= capacité des rêves diurnes de devenir un facteur de productivité
artistique ou intellectuelle). Ayant ainsi beaucoup enrichi le marxisme par
une nouvelle « futurologie » et une théorie de la créativité, Bloch consacre
un autre ouvrage « Droit naturel et Dignité humaine » (1976) à l'étude de
la relation entre les théories du droit naturel du siècle des Lumières et
les utopies sociales, à l'étude du rapport entre le droit à la « marche de-
bout » (tel qu'il a déjà été revendiqué par Hobbes, Grotius, Rousseau,Kant
et Fichte) et l'anthropologie marxienne. En retraçant l'historique du droit
naturel de ses origines jusqu'aux déformations du droit naturel dans les
théories bourgeoises du XXe siècle (C. Schmitt), Bloch met en relief le
principe invariant qui garantit la présence inconstestée du droit naturel
utopique dans l'histoire humaine : « Bouleverser toutes les relations où
l'homme reste humilié, asservi, déclassé et méprisé. » Dans « Athéisme
dans le christianisme » (1968) Bloch reprend le thème de la philosophie de
la religion qui avait déjà marqué ses deux ouvrages de jeunesse:
L'Esprit de l'Utopie (1918/1923) et Thomas Miinzer - Théologien de la
Révolution (1921). Mais il s'agit avant tout d'une lecture critique de la
Bible, d'une « véritable herméneutique de la subversion, débusquant et
réactivant les intentions de révolte qui traversent la Bible » (G. Raulet)
et qui ont été étouffées par l'Église. En voulant sauver l'héritage de cet
esprit de révolte s'exprimant à travers les siècles dans les courants héré-
tiques du christianisme, et en défendant la thèse de la complémentarité
de cette religiosité vécue autrement et du projet marxiste, Bloch affirme :
« Seul un vrai chrétien peut être un bon athée, seul un véritable athée
peut être un bon chrétien. » - Enfin, « Experimentum Mundi » (197S)
dernier ouvrage que Bloch publie avant sa mort, et qu'il dédie à la
mémoire de Rosa Luxemburg, veut consolider la construction d'un
système ouvert (s'opposant au système clos de Hegel) par l'élaboration
d'une nouvelle doctrine des catégories philosophiques (catégories de
cadrage / catégories poijectives de l'objectivation / catégories de trans-
mission / catégories de manifestation) qui sont définies comme des
« figures processuelles » jetant un pont entre les « formes intellectuelles
1S 0 Figures de l'utopiedans la pensée d'Ernst Bloch

objectives » de la conscience et la « possibilité objective iéelle » qui est,


selon Bloch, celle d'un devenir permanent sur la trajectoire de la réalisation
de l'Utopie concrète.

Annexe II

UNE LETTRE INEDITE D'ERNST BLOCH


A WALTER BENJAMIN*
(30.4.1934)

Zurich, le 30.4.34

Cher Walter,

Nous ne nous sommes pas vu — mis à part un petit intervalle — depuis


deux ans et un quart. Cela devrait être la plus longue interruption de notre
amitié qui dure déjà depuis seize ans. Q est évident que cela n'est pas sans
rapport avec l'état de notre époque, et surtout avec les ombres qu'il a pro-
jetées sur notre chemin. Vous êtes un homme problématique tandis que je
devrais être une lampe qui brûle régulièrement (mais dans un espace non-
euclidien). Peut-être vous me goniométrez brièvement la longitude et la
latitude de votre position actuelle et de ses coordonnées.
Malheureusement, je n'ai pas encore vu vos travaux auxquels vous faites
allusion. La « Bibliothèque Sociale » (qui, pour le reste, est bonne) a don-
né ce numéro de la revue à la reliure.
Je vis bien, ici, avec Karola. Elle va faire son diplôme à la fin de ce se-
mestre et elle ressemble un peu au vieil idéal de « l'étudiante à Zurich ».
Hier, j'ai acheté pour notre deux pièces une tortue, un animal bien tran-
quillisant, pour ainsi dire. Nous avons le projet d'aller à Barcelone, en au-
tomne; Karola1 a reçu (de cette ville) une commande de construction. 0
n'est toujours pas sûr que mon livre2 y paraisse, en automne, aux éditions
« Querido », un an et demi après l'achèvement [de la traduction]; mais
c'est probable. J'espère pouvoir terminer un autre ouvrage3 dans le cou-

* Cette lettre n'a été découverte que l'année dernière aux Archives Walter Benja-
min de Berlin-Est et transmise à l'auteur de cet ouvrage par les soins de Madame
Karola Bloch. (A.M.)
Annexes 181

rant de cette année. Même si notre pensée suit des chemins de plus en plus
différents, même si la volonté encyclopédique s'éloigne de plus en plus de
la volonté intermittente et si l'intermittence qui reste a un regard différent
et regarde dans une toute autre direction, cela n'est apparemment pas suf-
fisant pour aliéner complètement ceux qui font ce chemin aussi longtemps
qu'ils croient avoir une obligeance quelconque à l'égard des « éléments de
l'eschatologie »4 qui sont, certes, partout enrobés, mais qui n'ont pas
encore partout (diable !) résurgis.

Bien cordialement etfidèlementle vôtre.


ERNST
BIBLIOGRAPHIE

1) Oeuvres d'Ernst Bloch :

Les Oeuvres complètes d'Emst Bloch ont été publiées en allemand en


16 volumes ( + 1 volume supplémentaire) aux éditions Suhrkamp. Sont
disponibles en traduction française :

1.L'Esprit de l'Utopie (traduit de l'allemand par Anne-Marie Lang et


Catherine Piron-Audard), Gallimard, 1977 (C'est la seconde édition pu-
bliée à Munich en 1923 de cette œuvre qui a servi de base pour la traduc-
tion française.)

2) Thomas Mûnzer - Théologien de la Révolution (traduit de l'alle-


mand par Maurice de Gandillac), Paris, Julliard, 1964; U.G.E., 10/18,
1968.

3) TYaces (1930) (traduit de l'allemand par P.Quillet et K.Hilden-


brandt), Paris, Gallimard, 1968.

4) La philosophie de la Renaissance (traduit par Pierre Kammnitzer),


Paris, Payot, 1974.

5) Sujet-objet. Considérations sur Hegel. (Traduit de l'allemand par


Maurice de Gandillac), Paris, Gallimard, 1978.

6) Le Principe Espérance, tome I (trad. de Françoise Wuilmart), Paris,


Gallimard, 1976.

7) Le Principe Espérance, tome II, (trad. de Françoise Wuilmart), Paris,


184 Figures de l'utopie dans la pensée d'Emst Bloch

Gallimard, 1982.

8) Héritage de ce temps (trad. de Jean Lacoste), Paris, Payot, 1978.

9) Droit naturel et Dignité humaine (trad. de Denis Authier et de


Jean Lacoste), Paris, Payot, 1976.

10) L'Athéisme dans le christianisme (trad. de l'allemand par Eliane


Kaufholz et Gérard Raulet), Gallimard, 1978.

11 ) Experimentum Mundi (traduction de l'allemand par G. Raulet),


Paris, Payot, 1981.

2) Oeuvres d'Ernst Bloch non encore traduites en français ou en cours


de traduction:

1 )Das Materialismusproblem, seine Geschichte und Substanz (Le pro-


blème du matérialisme, son histoire, sa substance), (Oeuvres complètes,
tome 7), Francfort, Suhrkamp 1972.

2) Philosophische Aufsâtze zur Objektiven Phantasie (Essais philoso-


phiques sur l'imagination objective) (Oeuvres complètes, tomeX, Franc-
fort, Suhrkamp, 1969.

3)Politische Messungen, Pestzeit, Vormàrz (.Mesurations politiques


temps pestiféré, <r Vormàrz») (Oeuvres complètes, tomeXI), Francfort,
Suhrkamp, 1970.

4) Zwischenweiten in der Philosophiegeschichte ÇMondes intermédiaires


dans l'histoire de la philosophie) (Extraits des cours faits à l'université de
Leipzig), (Oeuvres complètes, tome XII), Francfort, 1977.

5) Tendenz - Latenz - Utopie (Volume supplémentaire aux Oeuvres


complètes en 16 volumes), Francfort, Suhrkamp, 1978.

3) Entretiens:

1) Gesprâche mit Emst Bloch, éd. par R. Traub et H. Wieser, Francfort,


Suhrkamp, 1975.

2) Tagtrâume vom aufrechten Gang (Rêves diurnes de la marche debout).


Bibliographie 18S

(6 entretiens avec Ernst Bloch) éd., annotés et présentés par Amo Munster,
Francfort, Suhrkamp, 1977.

3) Jiirgen Moltmann im Gesprâch mit Emst Bloch (Entretiens de Jùrgen


Moitmann avec Emst Bloch), Munich, éd. Kaiser, 1976.

4) Correspondance :

\)Ernst Bloch: Briefe (à paraître aux éditions Suhrkamp), en 1985


(comportant les lettres à Klaus et Thomas Mann, à Muehlon, S. Kracauer,
G. Lukàcs et Th.W. Adomo).

2) Emst Bloch: Correspondance avec G. Lukàcs (trad. de l'allemand par


M. Jimenez,A. Munster et N. Tertulian), Paris, 1986 (à paraître).

3)Emst Bloch: Correspondance avec Th.W. Adomo (trad. de l'alle-


mand par M.Jimenez et A. Munster), présentation et annotation par
M. Jimenez et A. Miinster, Paris, 1986 (à paraître).

5) Hommages:

1) Màterialien zum Prinzip Hoffnung, éd. par Burghart Schmidt, Franc-


fort, éd. Suhrkamp, 1978.

2) Utopie-Marxisme selon Emst Bloch (Hommages publiés par G. Rau-


let), Paris, Payot, 1976.

3)Denken heisst Ùberschreiten (In Memoriam Emst Bloch) (1885-


1977) (éd. par Karola Bloch et Adelbert Reif), Francfort, 1978.

4) Emst Blochs Wirkung. Ein Arbeitsbuch zum 90. Geburtstag, Franc-


fort, 1975. (Hommages publiés à l'occasion du 90 e anniversaire d'Ernst
Bloch.)
1S 0 Figures de l'u topie dans la pensée d'ErnstBloch

6) Etudes sur Emst Bloch en français (Sélection) :

Furter Pierre: L'imagination créatrice, la violence et le changement social,


Mexico 1968;
— Utopie et marxisme selon E. Bloch, in: « Archives de sociologie des
religions » n° 21,janv.-juin 1966, p. 3-21.
-L'espérance selon Emst Bloch, in: « Revue de théologie et de philo-
sophie », tome V, 1965, p. 286-302.
Gandillac Maurice de: Emst Bloch - prophète de l'utopie militante, in:
« Quinzaine Littéraire » n° 65,1969.
Gibson Michael: Les horizons du possible, Paris, éd. du Félin, 1984.
Hurbon Laënnec: Emst Bloch - Utopie et Espérance, Paris, Les Éditions
du Cerf, 1974.
Habetmas Jûigen : Emst Bloch — un Schelling marxiste, in : Profils philoso-
phiques et politiques, trad. de l'allemand par Jean-René Ladmiral,
Paris, Gallimard, 1975, pp. 167 - 188.
Ivemel Philippe: Actualité de l'utopie, in: « Allemagne d'aujourd'hui,
sept-oct. 1968, pp. 61-72.
-Soupçons - D'Emst Bloch à Walter Benjamin, in: Utopie-marxisme
selon Emst Bloch, Paris, Payot, 1976, p. 265-277.
Leblond J.M.: Emst Bloch - Le Principe Espérance, in: « Archives de
Philosophie » n6 30,1967.
Leclerc J.: Emst Bloch - Thomas Mûnzer, Théologien de la Révolution,
in : « Études » n° 322,1965.
Marin Louis: La pratique — fiction Utopie, in: Utopie-marxisme selon
Emst Bloch, Paris, Payot, 1976, p. 241-264.
Lowy Michael: Interview avec Emst Bloch (Tubingen, 24 mars 1974), in:
M.L.: Pour une sociologie des intellectuels révolutionnaires, P.U.F.,
Paris, 1976, pp. 292-300.
-Messianisme juif et utopies libertaires en Europe Centrale (1905-
1923), in: « Archives de Sciences Sociales des Religions » n° 51/1/
1981.
Munster Amo: Emst Bloch - philosophe de l'espérance, in: « Le Monde »,
7.3.1975;
— Experimentum mundi (recension), in : « Allemagne d'aujourd'hui »
n° 53, mai-juin 1976, p. 101-104.
— « Le chaud et le froid dans la Révolution » (Interview avec Ernst
Bloch), in: « Libération » du 9,10 et 11 août 1977.
— Dossier Emst Bloch (Mensurations politiques) (constitué par A. Mun-
ster), in: « Changes » n° 37 (« Allemagne en esquisse »), Paris,
Seghers/Laffont, 1978, pp. 63-99 (précédé d'un « Hommage à Emst
Bloch » par A. Munster », op. cit. pp. 64-68).
— Messianisme juif et utopisme révolutionnaire dans l'oeuvre d'Emst
Bloch, in : « Traces » n° 6, Paris 1983, pp. 98-105.
-Messianisme juif et pensée utopique dans l'œuvre d'Emst Bloch, in:
Bibliographie 187

« Archives des Sciences Sociales des Religions » (CNRS) n° 57/1,1984,


pp. 15-28.
— Emst Bloch et Walter Benjamin : éléments d'analyse d'une amitié dif-
ficile,m: « L'Homme et la Société » n° 69-70,1984, pp. 55-77.
— Emst Bloch: une esthétique de l'anticipation, in: * Revue esthéti-
que » (n° spécial « Adomo »), 1985 (à paraître).
Neher André : Job dans l'ouvre d'Emst Bloch, in : Utopie-marxisme selon
Emst Bloch, Paris, Payot, 1976, pp. 233-238.
Palmier Jean-Michel: Entretien avec le penseur marxiste Emst Bloch, in:
« Le Monde » (30 octobre 1970)
-La traversée du siècle d'Emst Bloch. Entretien exclusif, in: « Les
Nouvelles littéraires » du 29.4.1976 et du 6.5.1976.
— Un hymne à l'espoir et à la révolte. L'œuvre majeure d'Emst Bloch
(Le Principe Espérance), in: « Le Monde » 18.6.1976.
Petitdemange Guy: L'Utopie chez Marx relue par Emst Bloch, in: « Pro-
jet», avril 1972, pp. 391-406.
Piron Audard Catherine : Anthropologie marxiste et psychanalyse selon
Emst Bloch, in : Utopie-marxisme selon E. Bloch, pp. 109-120.
Quillet Pierre: Le carcan hégélien, in: Utopie-marxisme selon Emst Bloch,
pp. 171-177.
Raulet Gérard : Le système ouvert ou l'expérience du monde. Du < Prin-
cipe Espérance » à * Experimentum Mundi», in : « Allemagne d'au-
jourd'hui » n° 53, mai-juin 1976, p. 95-100.
Schmidt Burghart: Une téléologie naturelle qualitative, in: Utopie-
marxisme selon Emst Bloch, pp. 137.
Ueding Gert: L'art comme utopie - remarques sur l'esthétique du pré-
apparaitre chez Bloch, in: Utopie-marxisme selon E. Bloch, pp. 68-79.
Van den Wijngaert Louis: Emst Bloch - une philosophie de l'espérance,
in: « La revue nouvelle » n° 5/6, mai-juin 1972, pp. 531-545.
Vincent Jean-Marie : Droit naturel et marxisme moderne, in : « Philoso-
phes d'aujourd'hui en présence du droit », « Archives de philosophie
du droit » n° 10, Paris 1965, pp. 79-81.
NOTES

Introduction
1. Cf. Adomo, Th.W. : Stichworte. Kritische Modelle II, Francfort,
1969, p. 16 (« Interventions », Modèles critiques » II, traduit de l'alle-
mand par Marc Jimenez, Paris, Payot, 1984).
2. Cf. Adomo, Th.W., op. cit., p. 16.
3. Cf. Adomo, Th.W.: « Blochs Spuren » (recension de la réédition
des « Traces » d'Ernst Bloch), in: « Noten ZUT Literatur II », Francfort,
1965, pp. 131-151 ;p. 144.
4. Cf. Adomo: Stichworte..., p. 16.
5. Malgré la teneur catégorique de sa critique, Adomo est cependant
obligé de constater qu'« il est un des rares philosophes qui ne résistent pas
devant l'idée d'un monde sans pouvoir et sans hiérarchie »... et qui, en tant
qu'« hérétique de la dialectique ne se contente pas avec la thise matéria-
liste qu'on ne doit pas se faire une image de la société sans classes. » (Ador-
no, op. cit., p. 150).
6. Cf. Emst Bloch : Kritische Erôiterungen iiber Rickert und das Pro-
blem der modemen Erkenntnistheorie, (Considérations critiques sur
Rickert et le problème de la théorie de la connaissance moderne), Wûrz-
bourg (Thèse) (1908) Ludwighafen, 1909.
7. Cf. Adomo, Th.W.: Stichworte... (Interventions critiques, II) p. 18.
8. Cf. Adorno, Th.W.: op. cit., p. 19.
9. Pour la critique formulée par Emst Bloch à l'égard du « système
clos » chez Hegel Cf. le chapitre « L'Homme, Pan dans le système, ouver-
ture », in : « Sujet-objet. Considérations sur Hegel > (traduit de l'allemand
par Maurice de Gandillac (...), Paris, Gallimard, 1978.
10. Cf. Emst Bloch: Héritage de ce temps, traduit de l'allemand par
Jean Lacoste, Paris, Payot 1978, pp. 294 sqq. ; pp. 304-324.
11. Cf. Ernst Bloch: Thomas Mùnzer - Théologien de la Révolution,
traduit de l'allemand par Maurice de Gandillac, Paris, U.G.E., 1968,
pp. 50-60.
12. Cf. Ernst Bloch: Le Principe Espérance, tomel, Paris, Gallimard,
1976, pp. 345-380.
13. Cf. Emst Bloch: Le Principe Espérance, traduit de l'allemand par
1S 0 Figures de l'u topie dans la pensée d'ErnstBloch

Françoise Wuilmart, Paris, Gallimard, 1976,"pp. 132-133.


14. Cf. Adorno, Th.W. : Blochs Spuren, in: « Noten zur Literatur »ïï,
Francfort 1965, p. 139. (Les « Notes sur la littérature » d'Adorno n'ont
pas encore été traduites en français.) (Traduction de cette citaiton par
l'auteur de cet ouvrage, A.M.)
15. Cf. Adomo: op. cit., p. 140. « Le « il est réussi »! de la dernière
scène de « Faust », dit Adorno, < l'idée kantienne de la paix éternelle en
tant que possibilité réelle survole l'élément critique de la philosophie
comme ajournement et frustration » (Op. cit., p. 140) (Traduction de la
citation par Fauteur de cet ouvrage, A.M.)
16. Cf. Holz, Hans-Heinz: Logos Spermatikos. Ernst Blochs Philosophie
der unfertigen Welt, Darmstadt-Neuwied, 1975, p. 145.
17. Q. Holz, H .-H. : op. cit., p. 145-146.
18. Cf. Aristote: La Métaphysique, tome II, Livre d, 1, Paris, juin 1964,
pp. 481 sq. ; Cf. Ernst Bloch: Das Materialismusproblem, seine Geschichte
und Substanz (Le problème du matérialisme, son histoire et sa substance),
Francfort 1972, pp. 141-144.
19. Cf. Ernst Bloch: Le Principe Espérance (traduit de l'allemand par
Françoise Wuilmart), tome I, Paris, Gallimard 1976, p. 298.
20. Cf. Holz, H.H.: Logos spermatikos, Darmstadt-Neuwied 1975,
p. 145.
21. Cf. Heidegger, Martin: L'être et le temps, trad. de l'allemand par
Rudolf Boehm et Alphonse de Waelhens, Gallimard, 1964.
22. Cf. Ernst Bloch: Le Principe Espérance, tome I, p. 129.
23. Cf. Benjamin, Walter: Le drame baroque allemand, Ges. Schriften,
vol I, Francfort, 1974.
24. Cf. Holz, H.H.: op. cit., pp. 88-89.
25. Cf. Ernst Bloch: Thomas Miinzer - théologien de la Révolution,
traduit de l'allemand par Maurice de Gandillac, Paris, 1964.
26. Cf. Ernst Bloch: Le Principe Espérance, tome III, Francfort 1959,
p. 1 295-1 297 (Le tome III du < Principe Espérance » n'a pas encore été
publié en traduction française ; je cite donc d'après l'édition allemande.)
27. Cf. à ce sujet : Buci-Glucksmann, Christine: Gramsci et l'Etat. Pour
une théorie matérialiste de la philosophie, Paris, Fayard, 1975, p. 224-
225.
28. Cf. Buci-Glucksmann, Christine : Ibid.
29. Cf. Ernst Bloch : Marx, aufrechter Gang, konkrete Utopie (Marx,
marche debout, utopie concrète) (Allocution à l'occasion du 150e anniver-
saire de Karl Marx, à Trêves, en 1968), in: E.B.: Uber Karl Marx, Franc-
fort, 1968, p. 177.
30. Cf. Ernst Bloch : Traces (traduit de l'allemand par Pierre Quillet et
K. Hildenbrandt), Paris, Gallimard 1968.
31. Cf. Ernst Bloch: Héritage de ce temps (traduit de l'allemand par
Jean Lacoste), Paris, Payot, 1978.
32. Cf. Lefebvre, Henri: Critique de la vie quotidienne, vol. I, Paris,
1958; du même: Fondement d'une sociologie de la quotidienneté, Paris,
L'Arche, 1961.
33. Cf. Ernst Bloch: Héritage de ce temps, Paris, Payot, 1978, pp. 95-
116.
34. Cf. Ernst Bloch: Héritage de ce temps, Paris, Payot, 1978, p. 59.
35. E Bloch: op. cit., p. 58-59.
Notes 191

36. Cf. Lukàcs, Georges: La destruction de la raison, Paris, 1958.


37. Cf. le chapitre < La non-contemporanéité et le devoir de la rendre
dialectique », in: « Héritage de ce temps », Paris, Payot, 1978, pp. 95-149.
38. Cf. Ernst Bloch: Experimentum Mundi (traduit de l'allemand par
G. Raulet), Paris, Payot, 1981.
39. Cf. op. cit., p. 17-18.
40. Cf. Marx, Karl: Thèses sur Feuerbach, in: M.E.W., voL 3, Berlin,
Dietz 1958, pp. 533-535.
41. Cf. Experimentum Mundi, p. 19.
42. Cf. op. cit., p. 19.
43. Cf. « Gesprâche mit Ernst Bloch » (Entretiens avec Ernst Bloch) éd.
par R. Traub et H. Wieser, Francfort, 1975, p. 92.
44. Op. cit., p. 92-93.
45. Ibid.
46. Cf. op. cit., p. 93.
47. Ernst Bloch: Le Principe Espérance, tome I, Paris, Gallimard, 1976,
p. 269.
48. Cf. op. cit., p. 301 sqq.
49. Op. cit., pp. 342-343.
50. Op. cit., p. 340.
51. Cf. Ernst Bloch:Latenz-Tendenz-Utopie, Francfort 1978, p. 190.
52. Cf. op. cit., p. 203.
53. Cf. op. cit., p. 209.
54. Cf. op. cit., p. 201.
55. Cf. op. cit., p. 200.
56. Cf. Ernst Bloch: Droit naturel et dignité humaine (traduit de l'alle-
mand par Denis Authier et Jean Lacoste), Paris, Payot, 1976, pp. 54 sq.
57. Cf. Emst Bloch: Kein 1917 ohne 1789 (Pas de 1917 sans 1789)
Francfort 1984 (à paraître).
58. Cf. Gropp, Rugard Otto: « Ernst Blochs Hoffnungsphilosophie -
eine antimarxistische Welterlôsungslehre », in : Ernst Blochs Révision des
Marxismus, Berlin-Est 1957 ; et, du même auteur: « Mystische Hoffnungs-
philosophie ist unvereinbar mit dem Marxismus » {La philosophie mysti-
que d'espérance est incompatible avec le marxisme), in: « Neues
Deutschland » (organe central du parti communiste de la R.D.A.) du 19
décembre 1956.
59. Cf. Kolakowski, Lezek: Die Hauptstrômungen des Marxismus;
Entstehuqg, Entwicklung, Zerfall (Les principaux courants du marxisme.
Genèse, évolution, décomposition), voL III, Munich 1979, p. 460.
60. Cf. à ce sujet : Ernst Bloch : Thomas Mùnzer - théologien de la
révolution, traduit de l'allemand par Maurice de Gandillac, Paris, 1964.
61. Cf. Emst Bloch: Athéisme dans le christianisme (traduit de l'alle-
mand par Ëliane Kaufholz et Gérard Raulet), Paris, Gallimard, 1979.
62. Cf. aussi: « Vom Sinn der BibeL Religion ohne Aberglauben ? »
(Du sens de la Bible. Religion sans superstition). (Entretien d'Emst Bloch
avec Bemd Stappert), in: < Gesprâche mit Emst Bloch » (Entretiens avec
Emst Bloch), Francfort 1975, pp. 177 sqq.
63. Cf. Dutschke, Rudi: D'un même pas et dans un même plan de cam-
pagne, in : <r Changes » n° 37, n° spécial < Allemagne en esquisse », Paris,
Seghers/Laffont, 1978, pp. 100-108.
64. Cf. Dutschke, op. cit., p. 101.
1S 0 Figures de l'u topie dans la pensée d'ErnstBloch

65. Cf. Maix, Karl: Manuscrits de 1844 (traduction de Bottigelli), Paris,


Editions Sociales, 1962.
66. Cf. Lukàcs Georg: ZUT Ontologie des gesellschaftlichen Seins (Die
ontologischen Grundprinzipien von Marx) (L'ontologie de l'être social. Des
principes fondamentaux de l'ontologie marxienne), Darmstadt-Neuwied,
1972, p. 5 sq.
67. Cf. Lukàcs G.: op. cit., pp. 9-10.
68. Cf. Marx Karl: Grundrisse. Fondements de la critique de l'économie
politique, trad. R. Dangeville, Paris, Anthropos, 1967-1968 (2 voL) (voL I.
chapitre II).
69. Ernst Bloch: Le principe espérance, tome I, p. 376.
70. Cf. Bahr H.D.: Ontologie und Utopie, in: Schmidt, Burghart (Hsg.):
Materialien zum Prinzip Hoffnung, Francfort 1978, p. 295-296.
71. a . Bahr: op. cit., p. 296.
72. Cf. Ernst Bloch: Héritage de ce temps, Paris, Payot 1978, pp. 55 sq.
73. Cf. Habermas Jlirgen: Profils politiques et philosophiques, trad. de
l'allemand par Jean-René Ladmiral, Paris, Gallimard 1979, p. 179.
74. Cf. Habermas;op. cit., p. 179.
75. Cf. Habermas: op. cit., p. 179.
76. Cf. Marx Karl: Le Capital, tome I, livre 1, Éditions Sociales, Paris,
1948.
77. Cf. Ernst Bloch; Le principe espérance, tome I, Paris, Gallimard,
1976, pp. 343-344.
78. Cf. Bloch Ernst: Le Principe Espérance, tomel, pp. 344-345:
« L'ensemble des Onze Thèses proclame donc: c'est l'humanité socialisée
en alliance avec une nature médiatisée avec elle, qui permet la transforma-
tion du monde, en vue d'en faire le Foyer (Heimat), c'est-à-dire le lieu de
l'identité avec soi-même et avec les choses. » (Op. cit., p. 344-345).
79. Cf. Bloch Ernst: Le Principe Espérance, tome III, Francfort 1959,
pp. 1627-1628. (Traduction de la citation d'Emst Bloch par l'auteur de cet
ouvrage, A.M.) (Le tome III du « Principe Espérance » n'a pas encore été
publié en traduction française ! )

Chapitre I
1. Cf. Lowy Michael: Messianisme juif et utopies libertaires en Europe
Centrale (1905-1923), in: « Archives de Sciences Sociales des Religions »
n° 51, 1, 1981.
2. Cf. Lôwy, op. cit.
3. Ce petit fragment philosophique d'Ernst Bloch est publié en tête du
volume 10 des Oeuvres complètes publiées aux éditions Suhrkamp « Philo-
sophische Aufsâtze zur objektiven Phantasie » (Essais philosophiques sur
l'imagination objective), Francfort 1969, p. 5. (Les « Essais philosophi-
ques » n'ont pas encore été traduits en français.)
4. Bloch Ernst : op. cit., p. 5.
Cf. Bloch Ernst : Le principe Espérance, traduit de l'allemand par Fran-
çoise Wuilmart, tome I, Paris 1976, pp. 143-216.
6. Rappelons à ce propos que H. Bergson écrit textuellement dans
l'ouvrage précité : < Ce qui fait de Yespérance un plaisir si intense, c'est que
l'avertir dont nous disposons à notre gré, nous apparaît en même temps
Notes 193

sous une multitude de formes... également possibles. Même si la plus dési-


rée d'entre elles se réalise, il faudra faire le sacrifice des autres, et nous
aurons beaucoup perdu. L'idée de l'avenir, grosse d'une infinité de possi-
bles (c'est nous qui soulignons, A.M.), est donc plus féconde que l'avenir
lui-mime, et c'est pourquoi l'on trouve plus de charme à l'espérance qu'à
la possession, au rive qu'à la réalité ». (Essai sur les données immédiates de
la conscience », Paris, 1889, p. 10). Remarquons aussi que le concept mar-
quant le point de départ de la réflexion philosophique biochienne, le
terme c Dunkel des gelebten Augenblicks » (l'obscur de l'instant vécu)
ressemble étrangement au concept d'c obscur désir » utilisé fréquemment,
dans ses premiers écrits, par H. Bergson. (Cf. Bergson, op. cit., p. 8 sqq.).
7. Cf. Bloch Ernst: Tendenz-Latenz-Utopie (Tendance-Latence-Utopie)
(volume supplémentaire aux Oeuvres complètes d'Emst Bloch en 16 volu-
mes, aux éditions Suhrkamp), Francfort 1978, p. 55 (traduction de la cita-
tion d'Ernst Bloch par l'auteur de cet ouvrage, A.M.). (Ce volume des œu-
vres complètes d'Emst Bloch n'a pas encore été traduit en français.)
8. Cf. Goldmann Lucien: Introduction à la philosophie de Kant, Paris,
Gallimard, 1967, p. 236.
9. Cf. Goldmann Lucien: op. cit., p. 233.
10. Cf. Goldmann Lucien: op. cit., p. 237.
11. Cf. Cohen Hermann: Kants Theorie der Erfahrung (La théorie kan-
tienne de l'expérience), Berlin 1971; Cassirer Emst: Das Erkenntnispro-
blem in der Philosophie und Wissenschaft der neueren Zeit (Le problème
de la connaissance dans la philosophie et dans les sciences de l'époque
moderne), 4 voL, 1906-1920; Natorp Paul: Die logischen Grundlagen der
exakten Wissenschaften, (Des fondements logiques des sciences exactes),
Berlin 1910.
12. Cf. Windelband Wilhelm: Praludien (Préludes), Berlin, 1884; (Dans
une lettre inédite d'Ernst Bloch à Georges Lukàcs de l'année 1915, Bloch
fait part de sa lecture passionnée de cet ouvrage de Windelband. (Cf. Cor-
respondance Errut Bloch-G. Lukàcs (1910-1970) (à paraître) (éditée,
présentée et annotée par A. MUnster), Francfort, éd. Suhrkamp, 1985.
Rickert, Heinrich: Die Grenzen der naturwissenschaftlichen Begriffsbildung
(Les limites de la formation du concept des sciences exactes 1896-
1902; Kulturwissenschaft et Naturwissenschaft (Sciences de la culture
et sciences exactes ), 1899; Cf. Lask Emil: Die Logik der Philoso-
phie und die Kategorienlehre (La logique de la philosophie et la doctrine
des catégories, 1911; Die Lehie vom Urteil (La doctrine du jugement),
1912.
13. a . Windelband Wilhelm : Prâludien (Préludes)1 1884.
14. Cf. Avenarius: Critique de l'expérience pure, 1888-1890; Mach
Ernst : Die Analyse der Empfindungen und das Verhâltnis des Physischen
zum Psychischen (L'analyse des perceptions et le rapport du physique ou
psychique), 1900; Erkenntnis und Irrtum (Connaissance et erreur), 1905.
15. Lipps Theodor (1851-1914): Vom Fùhlen, Wollen und Denken
(Du sentir, vouloir et penser), 1902 ; Âsthétik. Psychologie des Schônen
und der Kunst (Esthétique, psychologie du beau et de l'art), Munich,
1906 ; Die ethischen Grundfragen (Questions fondamentales de l'éthique),
1912.
16. Kulpe Oswald (1862-1915): Grundri0 der Psychologie, 1893;
1S 0 Figures de l'u topie dans la pensée d'ErnstBloch

(.Abrégé de psychologie) ; Die Realisierung. Ein Beitrag zur Grundlegung


der Realwissenschaft (La réalisation. Contribution au fondement d'une
science du réel), 1912-1923.
17. Cf. Bloch Ernst : Kritische Erôrterungen ùber Rickert und das Pro-
blem der modernen Erkenntnistheorie (Considérations critiques sur
Rickert et le problème de l'épistémologie moderne), Thèse, W&rzbourg
1907, Ludwigshafen 1908. - Sous une forme abréviëe, cette thèse a été
publiée à titre posthume dans le volume « Latenz-Tendenz-Utople »,
Francfort 1978, pp. 55-107.
18. Cf. Wundt Wilhelm (1832-1920): Grundz&ge der physiologischen
Psychologie (Fondements d'une psychologie physiologique) (en trois vo-
lumes) ( 1874) ; Grundri/3 der Psychologie (Abrégé de psychologie, 1896).
19. Cf. Fichte Johann Gottlieb (1762-1814): Grundlage der gesamten
Wissenschaftslehre (Fondement de la doctrine des sciences) (1794);
Zweite Einleitung in die Wissenschaftslehre (Seconde Introduction dans
la doctrine des sciences) (1797).
20. Cf. Fichte Johann Gottlieb: Der geschlossene Handelsstaat (L'État
commercial fermé), Berlin 1800; Cf. aussi: Bloch Ernst: Le Principe
Espérance, tome II, Paris 1982, pp. 126-135.
21. Cf. Schelling Friedrich Wilhelm (1775-1854): Ideen zu einer Philo-
sophie der Natur (Idées sur une philosophie de la nature), 1797 ; Von der
Weltseele, eine Hypothèse der h&heren Physik zur Erklimng des allge-
meinen Organismus (De l'âme du monde; hypothèse d'une physique su-
blime servant à l'explication de l'organisme général), 1798; Erster
Entwurf eines Systems der Naturphilosophie (Premier projet d'un système
de philosophie de la nature) 1799. Cf. aussi: Schelling: Oeuvres métaphy-
siques (1805-1821), trad. de l'allemand par J.-F. Courtine et E Martin eau,
Paris, Gallimard, 1980.
22. Cf. Bloch Ernst: Le Principe Espérance, tome II, traduit de l'alle-
mand par Françoise Wuilmart, Paris, Gallimard, 1982, pp. 290-296 (sous-
chapitre « La coproductivité d'un sujet possible de la nature ou la techni-
que d'alliance concrète »). S'inspirant du concept schellingien de la nature
en tant que < matière physique en productivité », Ernst Bloch dit expres-
sément à ce sujet :
« La philosophie de la nature dynamico-qualitative de Schelling, celle
de Hegel aussi, sont dans le prolongement de la voie tracée par Paracelse,
car elles sont axées sur une productivité physique et ne constituent elles-
mêmes qu'un signe, mais qui est celui d'une nature médiatisée, extérieure
au secteur mécaniste. Sans une telle médiatisation, le domaine physique
n'est en effet que la dépouille de l'entendement abstrait, et c'est avec une
telle médiatisation seulement que s'épanouit ici aussi, dans un vrai réa-
lisme, le monde des tensions dialectiques, débarrassé de toute la grisaille
qui apparaît sous la surface multicolore désavouée par le point de vue mé-
caniste, débarrassée de cette croyance en un simple caput mortuum à la
base première de l'être. » (Ernst Bloch, op. cit., p. 293.)
23. Cf. Rickert Heinrich (1863-1936): Die Grenzen der naturwissen-
schaftlichen Begriffsbildung (Les limites de la genèse des concepts dans les
sciences exactes) (1896-1902); Kutturwissenschaft und Naturwissenchaft
(Sciences de la culture et science exacte) 1899.
24. Cî. note 10 !
25. Cf. Bloch Ernst: Kritische Erôrterungen bber Rickert und das Pro-
Notes 195

blem der moderaen Erkenntnis (Considération» critiques sur Rickert...),


Ludwigshafen 1909, pp. 30-31.
26. Cf. Bloch Ernst: op. cit. p. 32.
27. a . op. cit., p. 32.
28. Cf. Bloch Ernst : Héritage de ce temps, trad. de Jean Lacoste, Paris,
Payot. 1978, pp. 37-150.
29. Cf. Bloch Ernst: Kritische Erdrterungen ùber Rickert..., p. 71.
30. Cf. op. cit., p. 71.
31. Cf. Fichte Johann Gottlieb: Wissenschaftslehre (Doctrine des
Sciences), 1794 (Cf. aussi : note 17 I).
32. Cf. Gesprâche mit Ernst Bloch (Entretiens avec Ernst Bloch), éd.
par R. Traub et H. Wieser, Francfort 1975, p. 300.
33. Cf. Bloch Emst: L'Esprit de l'Utopie (1923), trad. de Anne-Marie
Lang et Catherine Piron-Audard, Paris 1977, pp. 321 sqq.
34. Cf. note 15 et note 23 !
35. Cf. Bloch Emst: Ober Eigenes selber (Sur moi-mime), in: * Mor-
genblatt des Suhrkamp-Verlags » n° 14 du 2 novembre 1959, p. 1 sq.
36. Cf. Bloch Emst : Le Principe Espérance, trad. de Françoise
Wuilmart, tome II, Paris 1982 (« Les épures d'un monde meilleur »).

Chapitre II
1. Cette conférence est reproduite dans le recueil c Abschied von der
Utopie ? » (Adieu à l'Utopie ?) (Conférences), éd. par Hanna Gekle,
Francfort, Suhrkamp, 1980, pp. 41 sq.
2. Le tome III du Principe Espérance — concluant ce gigantesque
exposé méthodique sur les < rêves d'un monde meilleur > par un chapitre
sur le « rêver en avant » et sur < Karl Marx et Fhumanité » - n'a pas
encore été publié en traduction française.
3. Cf. Emst Bloch: Le Principe Espérance, tome I, trad. de Tallemand
par Françoise Wuilmart, Paris, Gallimard 1976, pp. 99 sq. - Dans sa dé-
finition du « rêve diurne », Bloch refuse de considérer le rêve éveillé
comme le simple « prélude au rêve nocturne », en soulignant que le < moi
du rêve diurne est... bien éveillé,... animé de vie et d'élans ». (Ibid., p. 114)
< L'auteur des rêves éveillés », conclut Bloch, < est animé de la volonté
d'une vie meilleure; cette volonté demeure consciente, bien qu'à des
degrés variables d'intensité » (Ibid., p. 114).
4. Cf. Enut Bloch: Abschied von der Utopie ?, p. 44 sq. ; Le Principe
Espérance, tome I, Paris, 1976, pp. 116 sqq.
5. Cf. Emst Bloch, Abschied von der Utopie ?, pp. 44-45.
6. Ibid., p. 45.
7. Ibid., p. 45.
8. Ibid., p. 45.
9. Ibid., p. 46.
10. Ibid., p. 46-47.
11. Ibid., p. 47.
12. Cf. Platon : Menon, in : Oeuvres complètes (traduction et notes par
Léon Robin), tome I, Paris, Gallimard, 1950, pp. 529-530.
13. Cet ouvrage d'Auguste Blanqui fut écrit pendant sa détention au
Fort de Taureau (en Bretagne) entre mai et octobre 1871.
1S 0 Figures del'utopie dans la pensée d'Ernst Bloch

(Cf. Manuscrits Blanqui à la Bibliothèque Nationale, N.A.Fr. 9 585 - cette


liasse comporte la totalité des écrits de Blanqui ayant trait à la cosmogonie
et aux hypothèses astronomiques-cosmogoniques de Laplace - I), et pu-
blié pour la première fois à Paris, en février 1872, chez Lachfitre (l'éditeur
qui publia la première édition française du Capital de Karl Marx) et repu-
blié, en 1972, par les soins de Miguel Abensour et de Valentin Pelosse, aux
« éditions de la Téte de Feuilles » (v. Auguste Blanqui: Instructions pour
une prise d'armes. - L'éternité par les astres, Paris, 1972, pp. 119-169). D
est, sur le plan philosophique, très important du fait de la critique impi-
toyable du progrés que le vieux révolutionnaire exprime — contre les posi-
tivistes et contre tous les partisans d'une idéologie moderne affirmant une
croyance aveugle dans le progrès — dans le dernier chapitre de ce texte
dont nous ne retenons ici que les passages suivants: « Ce que nous appe-
lons le progrès est claquemuré sur chaque tene, et s'évanouit avec elle.
Toujours et partout, dans le camp terrestre, le même drame, le même dé-
cor, sur la même scène étroite, une humanité bruyante, infatuée de sa
grandeur, se croyant l'univers et vivant dans sa prison comme dans une
immensité, pour sombrer bientôt avec le globe qui a porté dans le plus
profond dédain, le fardeau de son orgueil. Même monotonie, même
immobilisme dans les astres étrangers. L'univers se répète sans fin et
piaffe sur place. L'éternité joue imperturbablement dans IInfini les
mêmes représentations. » (A. Blanqui, op. cit., p. 169, (c'est nous qui
soulignons).
Ce pessimisme historique exprimé par l'ancien chef des conspirations
révolutionnaires qui semblait faire preuve d'un infatigable optimisme
militant - malgré l'impitoyable répression étatique qui s'abbattait sur
lui — attirait apparemment Friedrich Nietzsche qui, un an plus tard,
exprime la même conviction (Cf. F. Nietzsche De l'utilité et des incon-
vénients de l'Histoire pour la vie, pp. 229-231) et exerçait une influence
encore plus directe sur la pensée de Walteg Benjamin qui, dans le Passa-
genwerk (Les passages parisiens) évoque Blanqui comme témoin contre
l'historicisme positiviste et la théorie du progrès de la social-démocratie
en faisant l'amalgame entre son messianisme et la stratégie blanquiste
visant à faire « voler en éclats », par l'action des révolutionnaires, la
conspiration et la lutte contre le pouvoir sur les barricades, « la con-
tinuité historique », condition préalable, d'après Benjamin, d'une véritable
Révolution sociale qu'il souhaitait, mais qui — face i la montée irrésistible
du fascisme - et face à la stratégie politique erronée de la social-démocra-
tie — semblait être compromise. (Cf. Walter Benjamin: Sur le concept
d'histoire. Thèse XV, in : W £., Mythe et violence, Paris, 1971 p.... et : W.B.,
Dos Passagen-Werk, Gesammelte Schriften, V - 1, p. 203-205; Ges. Schr.
V - 2, pp. 745 sq. (« Conspirations, compagnonnage »); ibid., pp. 892-
894; p. 897.)
14. Cf. Le Principe Espérance, tome I, pp. 270 sqq. ( < Les différentes
couches de la catégorie de la possibilité »).
15. Cf. Aristote: Métaphysique, Livre 6, 1, tome II, commenté par
J. Tricot, Paris, J. Vrin, 1964, pp. 481 sq.
16. Cf. Ernst Bloch: Abschied von der Utopie, p. 48 (0 est à sou-
ligner que Bloch se réclame — dans le contexte de justification du concept
de c non-encore » et du « non-encore-conscient » — entre autres de
Leibniz qui malgré l'ignorance de la notion d'< inconscient », serait un
Notes 197

précurseur de la théorie du « non-plus-conscient », de par sa découverte


des < petites perceptions ».) (Cf. op. cit., p. 48)..
17. Cf. Le Principe Espérance, tome I, Paris 1976, p. 239 sqq.
18. Cf. op. cit., p. 342.
19. Cf. op. cit., p. 344-345 (Dans une note en bas de page 345, la tra-
ductrice explique que l'expression « et avec les choses » ne se trouve pas
dans le texte allemand, mais qu'elle aurait été souhaitée par Ernst Bloch
pour la traduction française du Principe Espérance.)
20. Cf. Le Principe Espérance, tome II (f Les épures d'un monde meil-
leur » (traduit de l'allemand par Françoise Wuilmart), Paris, 1982, pp. 36-
305. - Outre les utopies sociales et les utopies techniques, Ernst Bloch
consacre, dans ce tome II du Principe Espérance, une large place aux uto-
pies architectoniques (pp. 306-360), aux utopies géographiques (op. cit.,
pp. 361-416), et aux représentations du paysage du souhait dans la peintu-
re, l'opéra et la littérature, pour terminer avec un chapitre consacré au
temps libre et aux loisirs, à « la journée de huit heures » et à la paix dans
le monde ». (Cf. op. cit., pp. 52S-575).
21. Cf. Le Principe Espérance, tome II, Paris 1982, pp. 52 sqq.
22. a . op. cit., pp. 88-95 ; pp. 135-141.
23. Cf. op. cit., pp. 52-56.
24. Cf. op. cit., p. 54.
25. Cf. op. cit., p. 55.
26. Ibid., p. 55 (La traduction de ce passage a été révisée par nous-
mêmes, A.M.)
27. Op. cit., p. 55.
28. Op. cit., p. 56.
29. Op. cit., p. 56.
30. Cf. Evhémfere: Les Inscriptions sacrées (vers 300 avant J.-C.) v. op.
cit., p. 57 sq.
31. Cf. Jamboulos : L'île du soleil, v. op. cit., p. 58-59.
321 Cf. Le Principe Espérance, tome II, p. 58.
33. Cf. op. cit., p. 59.
34. Cf. op. cit., p. 58.
35. Cf. op. d t , p. 88 sq.
36. Le titre exact de l'ouvrage de Thomas More est: * De optimo rei
publicae statu sive de nova insula Utopia » (De la condition idéale de
l'État ou de la nouvelle lie d'Utopie), 1516.
37. Cf. Le Principe Espérance, tome II, p. 93.
38. Op. cit., p. 94-95.
39. Cf. op. cit., p. 95.
40. Cf. op. cit., pp. 89-91.
41. Cf. op. cit., p. 91.
42. Bloch tient à souligner que < la valeur de l'explication avancée par
Thypothèse de Brockhaus est, même au-delà du caractère suspect de sa
mission sociale, grandement infirmée : il y a de bonnes raisons de croire
que toute une série de difficultés ont une autre cause que la seule interven-
tion d'Erasme. ...Utopie est plus que probablement Pauvre hybride de
deux auteurs, mais c'est déjà par More, sans attendre Erasme, que l'Angle-
terre est critiquée, et c'est exclusivement ce pays-ci et non pas Rome qui
doit à son tour devenir l'État idéaL » (Op. cit., p. 92).
43. Cf. op. cit., p. 95.
44. Cf. op. cit., p. 96.
45. Op. cit., p. 96.
46. Op. cit., p. 96. - A l'inverse d'Ernst Bloch, Maurice de Gandillac
met l'accent sur les aspects contraignants et répressifs de la simulation
anticipatrice d'un Etat libre et égalitaire par Thomas More en concluant
que l'utopie morienne nous mènerait « aux antipodes même du rêve mes-
sianique » (Cf. Maurice de Gandillac: L'Utopie de More comme simulation
anticipatrice, in : Le Discours utopique (publication du Centre Internatio-
nal de Cérisy-la-Salle) publié sous la direction de Maurice de Gandillac et
Catherine Piron, Paris, U.G.E., 1978, p. 9-18.
47. Cf. Mumford Lewis: The Story of Utopias, 1922; l'ouvrage est ici
cité d'après Ernst Bloch: Le principe Espérance, tome II, Paris 1982,
p. 97.
48. Cf. Le Principe Espérance, tome D, p. 98.
49. Cf. op. cit., p. 100: «... l'ordre de Campanella qui est celui de la
sagesse, de la puissance et de l'amour, et donc celui des trois « primalités »,
est diamétralement opposé à tout ce qui relève du chaos: au hasard, au
cas isolé, à l'impondérable. Et l'ordre s'y oppose de façon active, tandis
que contingentia, casus, fortuna sont considérés comme reliquats du
néant de la mort («De monarchia », p. I), à partir duquel Dieu appela le
monde à l'existence. »
50. Op. cit., p. 100.
51. Cf. op. cit., p. 100.
52. Op. cit., p. 98.
53. « Cette utopie sociale paît donc de l'Etre suprême pour aboutir à
l'Etat et veut montrer que celui-ci, parfaitement conçu, rayonne du même
éclat qu'un système salaire divin. > (Bloch, op. cit., p. 98.)
54. Op. cit., p. 101 (nous avons rectifié no us-même la traduction quel-
que peu déformée de cette citation d'Emst Bloch dans le tome II du
Principe Espérance.)
55. Cf. op. cit., p. 103.
56. Cf. op. cit., p. 147.
57. a . op. cit., p. 147.
58. Op. cit., p. 149.
59. Op. cit., p. 148.
60. Op. cit., p. 150.
61. Op. cit., p. 139. .
62. Op. cit., p. 139-140.
63. Op. cit., p. 140.
64. Op. cit., p. 140.
65. Cf. Blanqui Auguste: La Critique sociale, Paris, Alcan 1885, tome I
et tome II ; et, du même auteur : Écrits sur la Révolution. Textes politiques
et lettres de prison. Préfacés et annotés par Arno Mbnster, Paris, Êd. Gali-
lée, 1977 (Introduction), p. 26-27.
66. Op. cit., p. 140.
67. Cf. M. Beer: Attgemeine Geschichte des Soziatsmus, Berlin, 1929,
p. 516.
68. Cf. Ernst Bloch : Le Principe Espérance, tome II, p. 141.
69. Op. cit., pp. 141-142.
70. En ce qui concerne les affinités de pensée entre Gustav Landauer et
le jeune Emst Bloch Cf. notre ouvrage: « Utopie, Messianismus und Apo-
Notes 199

kalypse im Frûhwerk von Ernst Bloch * (Utopie, messianisme et apoca-


lypse dans l'œuvre de jeunesse d'Emst Bloch), Francfort, Suhrkamp, 1982,
pp. 124 sq.
71. Ces articles témoignant d'un engagement politique d'Ernst Bloch au
côté des démocraties républicaines occidentales contre l'hégémonisme du
Reich allemand sous Guillaume II ne figurent pas dans les Oeuvres com-
plètes d'Ernst Bloch (publiées par les éditions Suhrkamp) - à l'exception
de cinq de ces artides (< Das falsche Geleise Zimmerwalds », < Schuld-
frage und môgliche Régénération »L « Schadet oder hilft Deutschland eine
Niederlage seiner Militfirs ? > et < Uber einige Friedensprogramme in der
Schweiz » (De quelques programmes pacifistes en Suisse) reproduit dans le
tome XI des Oeuvres complètes (< PoUtische Messungen, Pestzeit, Vor-
màrz » (Mesurations politiques, temps de la peste, t Vormârz >) Francfort
1970, pp. 26-59. La publication de F intégralité de ces articles a cependant
été annoncée, par les éditions Suhrkamp, pour l'année prochaine (elles
seront éditées par Martin Korol qui a fait, à ce sujet, d'importants travaux
d'archives en Suisse.) Cf. à ce sujet aussi mon ouvrage: Utopie, Messianis-
mus und Apokalypse im Frûhwerk von Ernst Bloch, Francfort 1982,
pp. 99-105.
72. Cf. Ernst Bloch: Le Principe Espérance, tome II, pp. 150-157
(« Les utopies de F individualisme et l'anarchie: Stirner, Proudhon,
Bakounine. »)
73. Cf. op. cit, p. 152.
74. Ibid.
75. Op. cit., p. 153.
76. Op. cit., p. 153.
77. Op. cit., p. 154.
78. Ibid.
79. Op. cit, p. 155.
80. Ibid.
81. Op. cit., p. 156.
82. Op. cit., p. 156-157.
83. Op. cit., p. 157.
84. Op. cit, p. 157.
85. Ibid.
86. Cf. Engels Friedrich : < Herrn Eugen Dtthrings Umwfilzung der Wis-
senschaft » (Anti-Dûhring), in:M.E.W., voL 20, Berlin-Est, 1975, p. 262.
87. Cf. Lénine: L'État et la Révolution, in: Oeuvres choisies.
88. Op. cit., p. 157.
89. Cf. Karl Marx: Misère de la philosophie - Réponse à la philosophie
de la misère de M. Proudhon (Texte intégral), Paris, U.G.E., 1964,
pp. 309-492.
90. Cf. F. Engels, op. cit., p. 262.
91. Cf. Emst Bloch: op. cit., p. 211-216 (Sous-chapitre: « Marxisme et
anticipation concrète >).
92. Cf. op. cit., p. 166.
93. Op. cit., p. 166.
94. Ibid.
95. Cf. à ce sujet aussi le chapitre de cet ouvrage consacré à < Ernst
Bloch et les 11 Thèses de Karl Marx sur Feuerbach > !
. 96. Op. cit., p. 167.
1S 0 Figures de l'u topie dans la pensée d'ErnstBloch

97. Op. cit., pp. 167-168.


98. Cf. L'Esprit de l'Utopie, Gallimard, 1977, pp. 297-334 (< La vé-
ritable Idéologie du Royaume » / < Le visage de la volonté ») Cf. aussi:
E.B. : Abschied von der Utopie ? Francfort, 1980, pp. 60-64.
99. Abschied von der Utopie, p. 60.
100. Cf. op. cit., p. 62.
101. Ibid.
102. Op. cit., p. 63.
103. Op. cit., p. 63 (La citation de cet ouvrage de Bloch — qui
n'existe qu'en allemand — a été traduite par l'auteur de cet ouvrage. A.M.)
104. Cf. Experimentum mundi, éd. allemande, Francfort 1975, p. 223.
105. Cf. Abschied von der Utopie ?, p. 64.
106. C'est Michael Lôwy qui, dans son étude sur le < Messianisme juif
et les utopies libertaires en Europe Centrale », range Ernst Bloch dans la
catégorie des intellectuels révolutionnaires juifs athées-religieux — quali-
fication aussi valable pour le jeune Lukàcs. (L'article cité est publié dans
les « Archives des Sciences Sociales des Religions » n° 51/1, 1981).
107. Cf. Notre ouvrage : Utopie, Messianismus und Apokalypse im
Frùhwerk von Ernst Bloch (Utopie, Messianisme et Apocalypse dans
l'œuvre de jeunesse d'Ernst Bloch), Francfort, Suhrkamp, 1982.
108. Cf. Mannheim (Karl): Ideologie und Utopie, Berlin, 1929.
109. Cf. Abschied von der Utopie ?, p. 66.
110. Cf. op. cit., p. 67.
111. Op. cit., p. 69.
112. Ibid.
113. Op. cit., p. 70.
114. Cf. op. cit., p. 70.
115. Cf. Engels, Friedrich: Die Entwicklung des Sozialismus von der
Utopie zur Wissenschaft (L'évolution du socialisme de l'utopie à la scien-
ce), in: M.E.W., vol. 19, Berlin-Est, 1976, pp. 181-228.
116. Cf. Bloch: Abschied von der Utopie, p. 71.
117. Cf. Althusser (Louis): Pour Marx, Paris, Maspero, 1965, p. 175 sq.
118. Cf. Althusser (Louis), op. cit., pp. 25 sq.
119. Cf. Althusser (Louis): Eléments d'autocritique, Paris, 1974,
pp. 70-82.
120. Cf. Bloch, op. cit., p. 71.
121. Cf. Wittgenstein (Ludwig): Tractatus logico-philosophicus, Galli-
mard, 1972.
122. Cf. Bloch, op. cit., p. 71-72.
123. Op. cit., p. 72-73.
124. Op. cit., p. 72.
125. Cf. op. cit., p. 73; cf. aussi: Ernst Bloch: Âsthetik des Vorscheins
(Esthétique de l'anticipation), éd. par G. Ùeding, 2 vol., Francfort 1974.
126. Cf. Adomo: Théorie esthétique, trad. de l'allemand par Marc Ji-
menez, Paris 1974.
127. Cf. Adomo: Philosophie de la nouvelle musique, Paris 1971.
128. Cf. Emst Bloch: Le Principe Espérance, tome 1, Paris, 1976,
pp. 338; Cf. aussi: Emst Bloch: Tendenz-Latenz-Utopie (Tendance-laten-
ce-utopie), Francfort, 1978, p. 417. - Je tiens à souligner les trois der-
nières phrases du dernier article d'Emst Bloch rassemblé dans ce volume :
Notes 201

« Darum eben ist Marxismus nicht keine Utopie, sondent das Novum des
aktuell vennittelten Nah- wie Endziels einer konkreten Utopie. Ohne
abstrakte Schwârmerei, aber mit Phantasie in erforschter Nâtae und zu-
gleich praktisch betriebenem Endziel. Ohne Reue nachher, mit Theorie-
Praxis eines dauemden Humanum und dem Ding an sich als Ding fur uns. »
(«.C'est pourquoi le marxisme n'est pas une non-utopie, mais le novum
du but proche et du but lointain d'une utopie concrète médiatisée dans
l'actualité; sans exaltation abstraite, mais avec de l'imagination dans la
proximitée recherchée et un but final envisagé par la pratique. Sans re-
pentir ultérieur et avec la pratique théorique d'un humain permanent et
de la chose-en-soi en tant que chose-pour-nous. ») (Op. cit., p. 417.)
129. Cf. Aristote : Métaphysique, Livre 8, 1, tome II, commenté par
J. Tricot, Paris, J. Vrin, 1964, pp. 481 sq.
130. Cf. Bloch, Abschied von der Utopie, p. 71; Le Principe Espé-
rance, tome III (éd. allemande), Francfort 1959, p. 1 109.
131. Cf. Emst Bloch: Experimentum Mundi, traduit de l'allemand
par G. Raulet, Paris, 1981.
132. Bloch: Philosophische Grundfragen zur Ontologie des Noch-
nicht-Seins (Questions philosophiques fondamentales au sujet de l'on-
tologie du non-encore-étre), Francfort 1961, p. 17-18.
133. Cf. Le Principe Espérance, tome I, Paris 1976, pp. 272 sq.
134. Cf. op. cit., pp. 142 sqq. («La découverte du non-encore-
conscient ou de l'aube vers l'avant >, etc.)
135. Cf. Bahr (Hans-Dieter) : Ontologie und Utopie (Ontologie et
Utopie), in : Schmidt, B. (éd.), Materialien zu Emst Blochs < Prinzip
Hoffnung », Francfort 1978, pp. 291-305.
136. Bahr, op. cit., p. 292-293.
137. Bahr, op. cit., p. 296.
138. Bahr, op. cit., p. 295.
139. Bahr, op. cit., p. 295-296.
140. Cf. Emst Bloch: Le Principe Espérance, tome I, Paris, 1976,
P. 87 sq.
141. Cf. op. cit., tome I, p. 360.
142. Cf. Bloch: Philosophische Grundfragen..., p. 19.
143. Cf. Bloch : Le Principe Espérance, tome I, p. 363.
144. Cf. Heidegger Martin : L'Etre et le temps*, Gallimard, 1964.
145. E. Bloch: Le Principe Espérance, p. 378; Bloch explique claire-
ment que < le contenu essentiel de l'espérance n'est pas l'espérance ;
c'est justement par son refus de voir celle-ci déçue qu'il est Etre-là non
distancé, qu'il est présent. L'utopie n'est à l'œuvre qu'en considération
du présent qu'elle veut atteindre, et le présent ultime qui est la non-distan-
ce recherchée en fin de compte, rayonne à l'horizon de toutes les utopies
encore lointaines. » (Op. cit., pp. 377-378).

* traduit de l'allemand par Rudolf Boehm et Alphonse de Waelhens.


202 Figures de l'utopie dam la pensée d'Emst Bloch

Chapitre III
1. Cf. Le Principe Espérance, tome I, pp. 248 sq.
2. Bloch souligne que la « possibilité réelle » a toujours comme corré-
latif < la matière dialectique ». « La possibilité réelle n'est que l'expression
logique de la conditionnalité matérielle suffisante d'une part, de l'ouver-
ture matérielle (la matière étant un giron non épuisé) d'autre part. » (Op.
cit., p. 249).
3. Cf. Bloch, op. cit., pp. 75 sqq. - Bloch reproche à Jung, entre au-
tres, d'avoir recouvert la libido de Freud d'une sorte de « patine mythi-
que » (Cf. op. cit., p. 75).
4. Quant i la critique des théories d'Alfred Adler pour qui « le ressort
pulsionnel fondamental dans l'homme est sa volonté de puissance, qui
se fonde sur une base bisexuelle: la volonté primaire de l'homme... de
vaincre et de dominer », Cf. Bloch, op. cit., p. 75-76.
5. Cf. Bloch, op. cit., p. 56-58.
6. Cf. Bloch, op. cit., p. 45.
7. Cf. op. cit., p. 87.
8. Cf. op. cit., p. 33.
9. L'introduction à « Experimentum Mundi » commence presque par
la même formule : « Qu'en est-il 7 Je suis. Mais je ne me possède pas. Du
même coup nous ne savons nullement ce que nous sommes: tout est
encore trop plein de ce quelque chose qui nous manque. » (Op. cit., p. 8).
10. Cf. op. cit., p. 61.
11. Cf. op. cit., p. 62.
12. Op. cit., p. 64.
13. Op. cit., p. 63.
14. Op. cit., p. 63.
15. Cf. Freud Sigmund : Trois Essais sur la théorie sexuelle, Ges. Werke
(Oeuvres complètes éd. allemande), voL V, p. 67.
16. Ibid.
17. Un aspect important de la critique biochienne de la psychanalyse
freudienne est la mise en cause du concept freudien du lien entre le « Ça et
la Libido ». A ce sujet Bloch remarque: « Quant à la psychanalyse, elle est
* l'instrument qui doit permettre au Moi de conquérir progressivement le
Ça. » Ce qui équivaut une fois encore à relâcher la bride à la libido, à lui
reconnaître une fois encore son caractère de pulsion fondamentale que ni
les refoulements n'ont réussi i tempérer, ni les liens nouveaux avec l'Idéal
du Moi ne sont parvenus à mater. Ce que Freud veut, c'est amener la rai-
son à jeter la lumière sur le refoulé, l'inconscient, purgeant de la sorte
l'homme de ses résidus d'hypocrisie dans lesquels serait enfouie la cause
véritable de toute névrose. Mais le jour qui doit alors se lever, ne luira que
dans les limites d'une libido privée et du « malaise » d'une culture à la-
quelle rien ne semble manquer, si ce n'est le souffle assainissant de la psy-
chanalyse. » (E. Bloch : Le Principe Espérance, tome I, p. 71.)
18. Cf. op. cit., p. 74.
19. Cf. Freud Sigmund: Der Witz und seine Beziehungzum Unbewuss-
ten (La blague et son rapport avec l'inconscient), éd. allemande, S. Fischer,
Francfort 1958, p. 180.
20. Bloch, op. cit., p. 145.
Notes 203

21. Cf. Freud Sigmund: L'interprétation du rive, Paris, P.U.F., 1980


(5e éd.).
22. Cf. Bloch, op. cit., pp. 99-142.
23. Cf. op. cit., p. 142.
24. Cf. op. cit., p. 148.
25. Cf. op. cit., p. 151.
26. Cf. op. cit., p. 152 sqq.
27. Cf. op. cit., p. 155 sqq.
28. Ibid.
29. Op. cit., p. 155-156.
30. Op. cit., p. 158.
31.0p. cit., p. 156.
32. Çf. op. cit., pp. 156-157.
33. a . op. cit., pp. 161-163.

Chapitre IV

1. Le texte de cette conférence est intégralement reproduit in : Ernst


Bloch: liber Karl Marx, Francfort, éd. Suhrkamp, 1971, pp. 163-177. (Ce
texte d'Ernst Bloch n 'est pas encore traduit en français !)
2. Op. cit.,pp. 165-166(ladtationd'ErnstBlochaété traduite parl'auteur).
3. Cf. op. cit., p. 165. (Apparemment, E. Bloch a prononcé ces phrases
sous le choc des événements tragiques en Tchécoslovaquie, en août 1968.)
4. Cf. Rudi Dutschke : Versuch, Lenin auf die Fûfle zu stellen. (liber
den halbasiatischen und den westeuropfiischen Weg zum Sozialismus),
Berlin-Ouest, 1974. (Essai de mettre Lénine sur ses pieds. Sur la voie semi-
asiatique et occidentale au socialisme).
5. Op. cit., p. 166-167.
6. MEW, vol. 1, Dietz, Berlin (RDA), 1964, pp. 378-391. (Zur Kritik
der Hegelschen RechtsphÂosophie).
7. Karl Marx, op. cit., p. 391.
8. Emst Bloch: Ûber Karl Marx, p. 169.
9. E 3 . op. cit., p. 172.
10. E.B., op. cit., p. 172.
11. Cf. Emst Bloch: Tendenz-Latenz-Utopie (tome supplémentaire aux
Oeuvres complètes en XVI volumes), Francfort, 1978.
12. Cf. Ernst Bloch: Le Principe Espérance, tome I, Paris, Gallimard,
1976, pp. 270-300.
13. Cf. Henri Lefebvre -.Métaphilosophie, Paris, Éd. de Minuit, 1965.
14. E. Bloch, Ûber Karl Marx, p. 176.
1 S. Pour cette critique d'E. Bloch à l'égard de F. Engels cf. Uber Karl
Marx, p. 172.
16. E. Bloch, op. cit., p. 73.
17. E. Bloch, op. cit., p. 173.
18. op. cit., p. 173.
19. Op. cit., p. 173.
20. Op. cit., p. 173.
21. Se référant explicitement à l'écrit d'Engels < L'évolution du Socia-
lisme de l'utopie à la science », E. Bloch reprochait à plusieurs reprises à
son auteur d'avoir trop accentué la progression de la méthode du matéria-
1S 0 Figures de l'u topie dans la pensée d'Ernst Bloch

Iisme historique et dialectique fondée par Marx et Engels vers la science


(rationaliste) en occultant ses autres sources et composantes (non-scden-
tifiques). (Cf. E. Bloch, op. cit., p. 175 ; Le Principe Espérance, Tome III
(édition allemande), Francfort 1959, p. 1 109.)
22. E. Bloch, op. cit., p. 174.
23. Op. cit., p. 174-175.
24. Cf. Herbert Marcuse : Vers la libération. (Au-delA de l'Homme unidi-
mensionnel), Paris, Denoël-Gonthier, 1970.
25. Cf. Henri Lefebvre: Manifeste différentialiste, Paris, Gallimard,
1970.
26. E. Bloch, op. cit., p. 175.
27. Cf. Le Principe Espérance, Tome I, Paris, Gallimard, 1976, pp. 301-
345.
28. Cf. Le Principe Espérance, Tome I, pp. 330-338.
29. Op. cit., p. 316.
30. Cf. op. cit., pp. 316-322.
31. Cf. op. cit., pp. 322-330; pp. 330-338.
32. Cf. op. cit., p. 322 sqq.
33. Op. cit., p. 327.
34. Op. cit., p. 330.
35. Cf. Arno M&nster: Utopie, Messianismus und Apokalypse im
Frûhwerk von Ernst Bloch (Utopie, messianisme et apocalypse dans l'oeu-
vre du jeune Bloch), Francfort, Suhrkamp, 1982, pp. 124 sqq.
36. Cf. Gustav Landauer: La Révolution (Die Révolution), Berlin,
1907 ; L'Appel au Socialisme (Aufruf zum SoziaUsmus), Berlin 1911.
37. Le Principe Espérance, Tome I, p. 334.
38. Op. cit., p. 342.
39.0p. cit., p. 337.
40. Op. cit., p. 338.
41.0p. cit., p. 338.
42. Cf. Lotus Althusser: Pour Marx, Paris, Maspero, 1965, pp. 186-197;
dans le chapitre « Processus de la pratique théorique », Althusser définit
la pratique théorique comme nouvelle pratique scientifique apte i « ren-
verser la problématique d'une idéologie quelconque », et sa réalité serait
la « discontinuité qualitative intervenant ou apparaissant entre les différen-
tes généralités (I, II, III) dans la continuité même du processus de produc-
tion des connaissances » (op. cit., p. 192).
43. Cf. Ernst Bloch: Der Wissenschaftsbegriff des Marxismus (f Le con-
cept marxiste de « science » »), in: « Philosophische Aufsâtze zur Objek-
tiven Phantasie » (Essais philosophiques sur l'imagination objective),
Francfort, 1969, pp. 345-355. (=Tome X des Oeuvres complètes) (Les
« Essais philosophiques d'Ernst Bloch n'ont pas encore été traduits en
français !) Cf. aussi: Amo M&nster: Marxismus als Tendenzwissenschaft
im Werk von Emst Bloch (Marxisme en tant que science des tendances
dans l'œuvre d'Ernst Bloch) Conférence prononcée en juin 1982 au Collo-
que « Grundlinien und Perspektiven einer Philosophie der Praxis » (Fonde-
ments et perspectives d'une philosophie de la praxis), à Cassel (ILF.A),
reproduite dans les Actes de ce Colloque Kasseler Philosophische Schrif-
ten 7 (1982), pp. 55-79.
44. Cf. Le Principe Espérance, tome I, pp. 270-300.
45. Op. cit., p. 338.
Notes 205

Chapitre V
1. Cf. Bloch Emst: L'Esprit de IVtopie (1923), Gallimard 1976,
p. 15 sq.; Cf. aussi: Steinacker-Berghâuser, Klaus-Peter: Das Verhâltnis
der Philosophie Ernst Blochs zur Mystik, Marburg, 1973, p. 248.
2. Pour Schelling (Cf. Les Ages du monde version première) l'auto-
constriction de Dieu a la valeur d'un principe générateur universel. < L'ori-
gine est dans l'attraction. Tout, l'étant, est contraction » dit-il dans les
Ages... Comme le montre Habennas dans le chapitre consacré à l'analyse
de la philosophie de Schelling de < Théorie et Pratique », cette auto-
constriction divine a la signification suivante: à l'origine (du monde) se
trouve l'Absolu d'un Dieu enfermé sur son propre être — une espèce de
première création de Dieu par lui-même. La seconde création du monde
(celle qui engendrera le monde dans son « idéalité ») ne se fera que lorsque
la lutte entre les principes qui éclate & cause de la contradiction de Dieu
devient décisive. Comme les auteurs de la Kabbale, Schelling explique cette
capacité auto-constrictive divine par la colère de Dieu ; car, < comme
l'homme n'est pas fait que par l'amour, Dieu ne l'est pas non plus. Si Dieu
est amour, il est aussi colère, et c'est cette colère en tant que puissance
propre de Dieu qui garantit l'amour ». (Schelling, Oeuvres, éd. allemande,
vol. IV, p. 331). Pour Schelling, cette puissance constrictive devient le
principe fondateur de toute existence. (Cf. Jûrgen Habennas: Théorie et
Pratique (Theorie und Praxis), Francfort, 1978, p. 187.)
3. Cf. Steinacker-BergMuser (Klaus-Peter) : Das Verhâltnis der Philo-
sophie Emst Blochs zur Mystik, Marbourg, 1973, p. 249.
4. Cf. Anton F. Christen : Emst Blochs Metaphysik der Materie, Bonn,
1979, p. 9.
5. Anton F. Christen : op. cit., p. 36-37.
6. Christen, op. cit., p. 36-37.
7. Christen, op. cit., p. 36-37.
8. Cf. Michael Lôwy : Messianisme juif et utopies libertaires en Europe
centrale (1905-1923), in < Archives de Sciences Sociales des Religions »
n° 51/1 - 1981, p. 32.
9. Christen: op. cit., p. 37-38.
10. Gustav Landauer (1878-1919): Skepsis und Mystik, Berlin (1903);
— Aufruf zum Sozialùmus (Berlin, 1911) (.Appel au socialisme)-, Der
werdende Meruch (L'Homme en devenir), Postdam, 1921); Die Révolu-
tion (Francfort 1907) (La Révolution) (rééditée an 1974 avec une pré-
face d'Harry Pross et l'essai biographique d'Erich Mûhsam c Der revolu-
tionare Mensch Gustav Landauer » (Gustav Landauer — homme révolu-
tionnaire) aux éditions Karin Kramer - Berlin-Ouest.
11. Cf. fiuber, Martin: Confessions extatiques, Berlin s.d.: Vom Geist
des Judentums (De l'Esprit du judaïsme. Discours. Leipzig 1918; Seher-
tum (Le visionnaire) (Cologne/Olten, 1955); Le socialisme utopique (Der
utopische Sozialismus) (Cologne 1967); Gustav Landauer. Sein Leberu
werk in Briefen, Gustav Landauer, biographie épistolaire) (2 vol., Franc-
fort 1929).
12. Cet essai d'Emst Bloch a été republié - sous le titre modifié < Uber
einige Friedensprogramme in der Schweiz » (1918) (A propos de quelques
programmes pacifistes en Suisse) in: Emst Bloch: Politische Messungen,
206 Figures de l'utopie dam la pensée d'Emst Bloch

Pestzeit, Vormin - Oeuvres complètes. Tome II, Francfort 1970, p. 46


i 50) (Mensurations politiques, Temps de la peste, Vormfirz).
13. Cf. Ernst Bloch: Thomas Mûnzer - Théologien de la Révolution
(traduit par Maurice de Gandillac), Paris U.G.E. ( 10/18), 1968.
14. Cf. à ce propos: G. Heinecke: Frûhe Kommunen in Deutschland
(Les premières communautés en Allemagne), 1978 (L'ouvrage comporte
l'historique de ce mouvement communautaire inspiré par Gustav Lan-
dauer).
15. Cf. Emst Bloch: Le Principe Espérance (traduit par Françoise
Wuilmart, Paris, Gallimard 1978), Tomel, p. 345-372 (dernière partie
(résumé) du chapitre < La conscience anticipante »).
16. Cf. le chapitre «Philosophie de la musique» in: L'Esprit de
L'Utopie (trad. par Anne-Marie Lang et Catherine Piron-Audard, Galli-
mard, 1977, p. 32 sq.
17. Défendant contre les tenants d'une pure métaphysique de l'intério-
rité, le principe d'une dialectique intériorité/extériorité, Bloch constate
expressément dans L'Esprit de l'Utopie -. « Mais justement à ces profon-
deurs on ne fait rien tout seul. L'instinct tel qu'il se saisit et se relance doit
être désintéressé et communautaire. Il lui faut se transposer dans la chose
commune et, partant de là, percevoir le mouvement et la clarté naissante.
Le Moi égoïste reste enfermé en lui-même, mais pour l'étincelle logée en
nous, pourvu seulement que nous nous portions vers elle, la vie pure, supé-
rieure, devient pleinement impérative et lumineuse ». (Op. cit., p. 247).
18. L'Esprit de l'Utopie, p. 327-328.
19. Cf. Irving Wohlfahrt: sur quelques motifs juifs chez Beqjamin, in:
Revue esthétique (nouvelle série) n° 1 ; 1981, p. 141 sq.
20. Cf. Walter Benjamin: « Ùber den Begriff der Geschichte », IX, in:
Illuminationen (Ausgewfihlte Schriften), Francfort, 1977, p. 255.
21. Cf. L'Esprit de l'Utopie, Gallimard, 1977, chapitre « Karl Marx, la
Mort et l'Apocalypse », sous-chapitre « La véritable Idéologie du Royau-
me », p. 297 sq.
22. Cf. Walter Benjamin, Thèses philosophiques de l'histoire (Ûber den
Begriff der Geschichte), Thèse V et VI, in : W.B. Oeuvres I, Poésie et Révo-
lution (Préface de Maurice de Gandillac), Paris, éd. Lettres Nouvelles/
Denoêl, Paris, 1971, pp. 279-280.
23. Cet entretien a été reproduit dans le livre « Gesprâche mit Ernst
Bloch » (Entretiens avec Emst Bloch) éd. par Rainer Traub et Harald
Wieser, Francfort, Suhrkamp, 1975, p. 176).
24. E. Bloch: Du sens de la Bible. (Entretien avec Berad Stappert) op.
cit., p. 177.
25. E. Bloch, op. cit., p. 179.
26. Cf. E. Bloch, op. cit., p. 181.
27. E. Bloch, op. cit., p. 181.
28. E. Bloch, op. cit., p. 182.
29. E. Bloch, op. cit., p. 182.
30. E. Bloch, op. cit., p. 183 (Traduction de la citation d'Emst Bloch
de l'allemand par l'auteur de cet ouvrage, A.M.).
31. Ibid. (traduction de la citation par l'auteur de cet ouvrage, A.M.).
32. E. Bloch, op. cit., p. 183 (traduction de la citation par l'auteur de
cet ouvrage, A.M.).
33. Cf. Scholem (Gershom) : De l'origine de la Kabbale ( Vom Ursprung
Notes 207

der Kabbala) Studia Judaica III, Berlin, de Gruyter 1962, p. 3.


34. Le livre d'Adolphe Franck est ici cité d'après G. Scholem, op. cit.,
p. 3.
35. Cf. Tholuck: De ortu cabbalae, Hambourg 1837, cité d'après
G. Scholem, op. cit., p. 4.
36. G. Scholem, op. cit., p. 4.
37. Le livre de Graetz (Histoire des Juifs), vol. 7, Leipzig 1908, est ici ci-
té d'après G. Scholem, op. cit., p. 5.
38. Gmetz cité ici d'après Scholem, op. cit., p. 5.
39. Cf. G. Scholem, op. cit., p. 6.
40. Cf. G. Scholem, op. cit., p. 6.
41. G. Scholem, op. cit., p. 32.
42. G. Scholem, op. cit, p. 16.
43. G. Scholem, op. cit., p. 12.
44. Cf. Emst Bloch: Das Materialismusproblem, seine Geschichte und
Substanz (L'Histoire du matérialisme, son histoire et sa substance), Fran-
fort, 1972, p. 264.
45. E. Bloch, op. cit., p. 264.
46. E. Bloch, op. cit., p. 264.
47. Dans Le Principe Espérance, tome III, p. 1 33S (cité d'après l'édi-
tion allemande (le IIIe tome du principal ouvrage d'Emst Bloch n'a pas
encore été tTaduit en français», Emst Bloch cite, entre autres, ce paragra-
phe du Livre Zohar qui décrit le rassemblement des âmes autour du roi
céleste dans une espèce de < château d'amour » ; « Im geheimnisvollsten
und erhabensten Raum des Himmels ragt ein Schloss der Liebe ; dort
geschehen tiefe Wunder; dort sind die geliebtesten Seelen des himmlischen
K&nigs versammelt ; dort wohnt der himmlische Kônig und vereint sich mit
den heiligen Seelen in den Kûssen der Liebe. »
(« A l'endroit le plus mystérieux et le plus magnifique du ciel se dresse
le château de l'amour où de grands miracles ont lieu, là se rassemblent les
âmes les plus aimées du roi céleste ; c'est là qu'habite le roi céleste et c'est
là qu'il célèbre l'union avec les âmes sacrées dans les baisers de l'amour. »)
(Traduction par l'auteur de cet ouvrage, A.M.).
48. Cf. Le Principe Espérance, tome II (édition allemande) (Francfort,
Suhrkamp, 1970, p. 750).
49. Cf. E. Bloch: L'Esprit de l'Utopie, Gallimard, 1977, p. 16-17 sq.
50. Cf. Emst Bloch, op. cit., p. 325 sq.
51. Voir: G. Scholem, op. cit., p. 250-251.
52. Cf. L'Esprit de l'Utopie, p. 279 sq., p. 321-330.
53. Jakob Boehme: SàmtUche Schriften (Oeuvres Complètes), rééditées
d'après l'édition originale de 1730, en 11 volumes par W.E. Peuckert,
Stuttgart 1955 sqq. ; du même auteur: De electione gratiae (1620) (Oeu-
vres complètes, voL 6) Stuttgart 1957; de signature rerum (1622) (S.W./
Oeuvres complètes, vol. 7 et 8), Stuttgart 1958; Sexta puncta mystica
(1628), in: S.W. (Oeuvres complètes, voL 4, Stuttgart 1957) et: Sexta
puncta theosophica (1628), in: S.W. (Oeuvres complètes, voL 4, Stuttgart
1957.
54. Cf. L'Esprit de l'Utopie (1923) trad. de l'allemand par Anne-Marie
Lang et Catherine Piron-Audard, Paris, Gallimard, 1977, p. 329.
55. Cf. Walter Benjamin: Thèses sur la philosophie de l'histoire in:
W.B.: Oeuvres, II: Poésie et Révolution (Essais) (trad. de Maurice de Gan-
208 Figures de l'utopie dam la pensée d'Emst Bloch

dillac) éd. Lettres Nouvelles/Denoël, 1971, p. 270 sq.


56. L'auteur de cet article a pu consulter cette correspondance encore
inédite dans les Archives d'Ernst Bloch à TUbingen et au Lukàcs-
Archivum/ Budapest. (Il tient à remercier M. Sziklai, directeur des
Archives hongroises pour l'aide qui lui a été apportée à ce propos.)
57. Cf. Lettre d'Emst Bloch à Georg Lukàcs datée du 31 août 1911.
(cité ici d'après LukAcs-Archivum/ Budapest). Je cite de larges extraits de
cette lettre, entre autres, dans mon ouvrage: Utopie, Messianismus und
Apokalypse im Frûhwerk Ernst Bloch, Francfort, éd. Suhrkamp, 1982,
p. 65-66.
58. Cf. Raulet Gérard: Utopie-Marxisme selon Emst Bloch (présenta-
tion), Paris, Payot, 1976, pp. 9 à 35. Certes, G. Raulet n'ose pas nier
complètement la dimension religieuse-eschatologique dans l'œuvre d'Ernst
Bloch ni les « contenus religieux..., dialectiquement repris par une philo-
sophie de l'histoire conçue à des fins pratiques » (op. cit., p. 23), mais, en
reprenant largement à son compte la thèse de J. Habermas c selon laquelle
la forme sécularisée d'une religion de la rédemption (le matérialisme
historique) n'aurait aucun sens tant que n'aurait pas été pensé le processus
même de la sécularisation » (V.J. Habermas : Théorie et Pratique, Payot,
1975, tome II, p. 193), il a toujours tendance à ramener l'apport impor-
tant de l'eschatologie et de la mystique juives (pour la métaphysique
biochienne) à un simple < messianisme théorique » se donnant pour tâche
de théoriser la possible intervention des contenus religieux dans l'histoire
(Raulet, op. cit., p. 24). Il n'est donc pas trop étonnant que cette présenta-
tion du « messianisme biochien » qui s'inspire de certaines conclusions du
chapitre final de L'Esprit de l'Utopie et du Principe Espérance (Tome I et
II) écarte complètement, sans vouloir ignorer pourtant l'importance des
lectures bibliques d'Ernst Bloch (cf. « Athéisme dans le christianisme »,
Gallimard, 1978), l'aspect herméneutique des lectures talmudiques et
cabbalistiques de ce dernier en réduisant au strict minimum la dimension
judaïque dans l'œuvre du philosophe dont l'œuvre de jeunesse reste cepen-
dant profondément marquée par les concepts-clé de la mystique juive.
59. Cf. Arno Munster: Utopie, messianisme et apocalypse dans l'œuvre
de jeunesse d'Erst Bloch (Utopie, Messianismus und Apokalypse im
Friiwerk Ernst Blochs), Francfort, éd. Suhrkamp, 1982, pp. 90 sq.
60. Cf. Ernst Bloch: Atheisme dans le christianisme (Trad. de l'alle-
mand par Eliane Kaufholz et Gérard Raulet, Paris, Gallimard, 1978
(préface) (pp. 9 à 16).
61. L'Esprit de l'Utopie, Paris, Gallimard, 1977, p. 334.

Chapitre VI
1. Cest en 1908 qu'Ernst Bloch soutient sa Thèse, chez Oswald Kttlpe,
à Wûrzbourg, sur l'œuvre du néo-kantien Rickert: « Rickert und das
Problem der modemen Erkenntnistheorie » (Rickert et le problème de la
théorie de la connaissance (de l'épistémologie moderne), — thèse dans
laquelle il essaie de mettre en relief les limites et les failles de l'épistémo-
logie néo-kantienne et de lui opposer aussi une autre conception de la
philosophie de l'histoire — plus « hégélienne ». (Des extraits significatifs de
ce premier texte philosophique cohérent d'Ernst Bloch ont été publiés
Notes 209

dans le volume supplémentaire aux Oeuvret complètes d'Ernst Bloch en


XVI volumes (chez Suhrkamp- Tendenz-Latenz-Utopie, Francfort, 1978,
pp. SS-107.) En ce qui concerne l'analyse de la Thèse d'Ernst Bloch sur
Rickert, cf. aussi: Amo Miinster, Utopie, Messianismus und Apokalypie im
Frùnhwerk von Ernst Bloch, Francfort, Suhrkamp, 1982, pp. 45-52 ! -
Chez Walter Benjamin, la grande partie de sa Thèse < Sur le concept de
critique d'art dans le romantisme allemand » (Der Begriff der Kunstkritik
in der deutschen Romantik) (W.B., Ges. Schr., I, 1 (éd. par R. Tiedemann
et H. Schweppenhiuser), Francfort, 1974, p. 7-122) consacrée à
l'épistémologie - et en particulier au concept de < l'auto-réflexion >
chez Fichte et chez Schlegel - témoigne également du grand attachement
de W. Benjamin à l'héritage du kantisme. (Cf. W.B., op. cit., pp. 20/21
sqq)
2. Cf. l'évocation constante des concepts philosophiques de l'art de
Schlegel dans la Thèse de W. Benjamin: « Sur le concept de critique d'art
dans le romantisme allemand », Ges. Schr. T. I, pp. 37 sqq.
En se référant explicitement à Novalis, Ernst Bloch intitule le dernier
sous-chapitre de la deuxième grande partie de L'Esprit de l'Utopie - « La
forme de la question inconstructible » - « L 'apparition à Sais » j et dans
le chapitre précédent consacré à la « Métaphysique de la tragédie » de
G. Lukàcs, le nom de Novalis est encore une fois cité à l'occasion d'une
réflexion philosophico-littéraire sur le caractère tragique. (Cf. Ernst Bloch,
L'Esprit de l'Utopie, Gallimard 1977, pp. 271-275. op. cit., p. 266.)
3. Les concept de la « schechina » du « Tikkoun » et du « Kiddush
haschem » sont régulièrement évoqués par Ernst Bloch, dans L'Esprit de
l'Utopie (Cf. E. B., op. cit., p. 262 sqq.). - Cf. aussi le chapitre « Symbole
- les Juifs » (Symbol die Juden), in: L'Esprit de l'Utopie (éd. allemande,
1ère édition, 1918) et, in: Durch die Wûste /La traversée du désert)
[Berlin, 1923], Francfort, 1977, pp. 122-148.
4. Cette « conversion au marxisme » a été provoquée, chez Ernst Bloch,
par la confluence d'événements historiques tels que : la victoire des bol-
chéviques en Russie, la révolution de novembre, Spartakus et la Révolution
des conseils de Munich, en Allemagne. Il avait des sympathies pour Gustav
Landauer qui était un des principaux responsables de la République
des Conseils de Bavière.
5. Chez Benjamin c'était la rencontre avec Asja Lacis qui dirigeait un
théâtre révolutionnaire-prolétarien pour enfants à Léningrad qui provoqua,
selon ses propres témoignages, son intérét et son passage à des positions
proches du matérialisme historique et dialectique. Cf. W. Benjamin :
Moskauer Tagebuch (Journal de Moscou), Francfort, éd. Suhrkamp, 1980,
p. 164 sqq.)
6. Cf. W. Benjamin: «Sur le concept de l'histoire» et t Fragment
théologico-politique », in: « Dluminationen », Francfort, 1977,
pp. 251-263. Dans le premier paragraphe du < Fragment théologico-politi-
que », W. Benjamin rejoint l'argumentation d'Ernst Bloch — exprimée dans
le chapitre « Karl Marx, la mort et l'apocalypse » dt L'Esprit de l'Utopie —
que le Royaume de Dieu ne serait pas te Telos de la dynamis historique,
mais sa Fin et que la conception messianique-religieuse de la finalité de
l'histoire serait incompatible avec une interprétation théocratique . (Cf.
W.B., op. cit., p. 262).
7. D'après Ernst Bloch, la première rencontre avec W. Benjamin aurait
1S 0 Figures de l'u topie dans la pensée d'Ernst Bloch

eu lieu en automne hiver 1918, i Berne, en Suisse (Cf. T.W. Adorno,


E. Bloch, Max Rychner, G. Scholem, Jean Selz, H.H. Holz, Ernst Fischer:
ï/ber Walter Benjamin, Francfort, 1968, p. 161) ; mais d'après les souvenirs
de Gershom Scholem, cette rencontre aurait eu lieu bien plus tard en
mais/avril 1919. < Ce fut par entremise de Hugo Bail », écrit-il, « que
Benjamin fit, en mars ou avril 1919, la connaissance d'Ernst Bloch qui
vivait alors à Interlaken et qui avait également collaboré à la Freie Zeitung
pendant la guerre. > (G. Scholem : Walter Benjamin : Histoire d'une amitié,
Paris, Calman-Lévy, 1981, p. 97). Cette date étant en contradiction avec
les indications données par Ernst Bloch, nous estimons qu'il est légitime
d'admettre l'erreur chez Bloch, car Scholem est en mesure de justifier la
date de cette rencontre par une note dans son journal à la date d'avril
1919 indiquant que Benjamin lui aurait raconté avoir fait la connaissance
de Bloch < il y a quelques semaines » — c'est-à-dire en mars 1919. (Cf.
G. Scholem, op. cit., p. 97).
8. Cet article a été republié, sous le titre « Uber einige Friedenspro-
gramme in der Schweix », dans le voL XI des Oeuvres complètes d'Ernst
Bloch: e PoUtische Messungen, Pestzeit, Vormârz » (Mesurerions politi-
ques, temps pestiférés Vormfrz (= l'avant-quarante-huit) », Francfort,
1970, pp. 46-59.
9. Les articles devraient être publiés prochainement, aux éditions
Suhrkamp, sous le titre t Kein 1917 ohne 1789 » (pas de 1917 sans
1789 !), par les soins de Martin Korol.
10. Cf. Walter Benjamin: Correspondance (trad.: Guy Petitdemange),
Paris, Aubier-Montaigne, 1979, tome I (191 (M 928), p. 202.
11. Cf. W. Benjamin: Correspondance, tomel, Paris, 1979, p. 202.
12. Cf. les affirmations très élogieuses d'Emst Bloch sur Walter Benja-
min in: Tagtrâume vom aufrechten Gang. (Rêves diurnes...) éd. par
A. MOnster, Francfort, Suhrkamp, 1977, pp. 48-51. Ernst Bloch y fait
allusion à ses entretiens en commun, sur le romantisme allemand, pendant
ses rencontres avec W. Benjamin, en Suisse et en Italie (Positano), à
< L'Origine du drame baroque « allemand » et à « Sens Unique ». Ernst
Bloch y fait quand même un peu allusion au < caractère » grotesque et
excentrique « de son ami, à son « désespoir » et à son suicide qui aurait
été une < solution très proche de sa vie ». (E.B., op. cit., p. 52).
13. Cf. le manuscrit de jeunesse d'Emst Bloch < liber die Kraft und ihr
Wesen » (Puissance et Essence 1902) reproduit in : Philosophische Aufsâtze
(Essais Philosophiques), Oeuvres complètes, tome X, Francfort, 1969, p. 5 ;
Cf. aussi: Tagtrâume..., Francfort 1977, pp. 28-29.
14. Cf. Lettre de W.B. à G. Scholem du 13 février 1920, Correspon-
dance, tome I, p. 216 !
15. Op. cit., p. 216.
16. Op. cit., p. 216-217.
17. Op. cit., p. 216-217.
18. G. Scholem : Walter Benjamin : Histoire d'une amitié, Paris, Calman-
-Lévy, 1981, pp. 98-99.
19. Cf. G. Scholem, op. cit., p. 95 sqq. - comme le souligne
G. Scholem, cet ouvrage de Martin Buber était très important pour l'idéo-
logie de la jeunesse sioniste de l'époque (op. cit., p. 95).
20. G. Scholem, op. cit., p. 98-99.
21. Cf. L'Esprit de l'Utopie, ch. « Karl Marx, la mort et l'apocalypse »,
Notes 211

(1923), trad.: Anne-Marie Lang et Catherine Piron-Audard, Paris,


Gallimard, 1977, p. 322.
22. Cf. G. Scholem: W. Benjamin, Histoire d'une amitié, p. 97.
23. Allusion au < Système d'une philosophie axiomatique en 4 volumes
dont Ernst Bloch parle dans sa lettre à Georges Lukàcs du 24 avril 1911 et
qui devrait avoir la disposition suivante :
1 ) Sagesse de la vie (actuelle) ;
2) Philosophie de l'histoire (philosophie de la nature/philosophie de
l'histoire de la philosophie de la nature);
3) Le Seigneur et l'ordre de Dieu ou : l'étant axiomatique de la substance ;
4) Le salut et le royaume du sens artistique en tant qu'esthétique de
l'idée. »
Cette lettre inédite de la correspondance Emst Bloch-Lukàcs est citée
dans mon ouvrage: Utopie, Messianismus und Apokalypse im Frûhwerk
von Ernst Bloch, Francfort, éd. Suhrkamp, 1982, p. 77.
24. Ce projet d'une collaboration n'a jamais été réalisé.
25. Cf. G. Scholem, op. cit., p. 98.
26. Cf. G. Scholem, op. cit., p. 98.
27. Emst Bloch, Durch die Wfiste..., p. 125.
28. E. Bloch, op. cit., p. 126.
29. E. Bloch, op. cit., p. 124.
30. E. Bloch, op. cit., p. 135.
31. E. Bloch, op. cit., p. 137.
32. E. Bloch, op. cit., p. 138.
33. Le terme < centre » utilisé par E. Bloch - et difficilement compré-
hensible dans ce contexte — ne peut être interprété aue comme allusion
au milieu chrétien environnant, au christianisme. [A.M.].
34. W. Benjamin, Correspondance, tome I, p. 218.
35. Cf. G. Scholem, W. Benjamin - Histoire d'une amitié, p. 7-9.
36. Cf. G. Scholem, àp. cit., p. 9.
37. Walter Benjamin: Correspondance, tome I, p. 216.
38. Cf. surtout le chapitre « Hiéroglyphes du XIXe siècle » in : Héritage
de ce temps, trad. : Jean Lacoste, Paris, 1978, pp. 352-358.
39. Cf. Ernst Bloch: Héritage de ce temps, Paris 1978, pp. 353-354.
Bloch y évoque, comme W. Benjamin, l'évolution des forces productrices
en France, après 1830: le machinisme,... des < tentatives surprenantes qui
utilisent le verre, le fer, un espace aéré et sans limites », il cite Giedeon,
évoque € l'anarchie des styles dans l'omementalisme du XIXe siècle, etc.
etc. (Cf. op. cit., pp. 353-354).
40. Cf. Benjamin: Dos Passagen-Werk: Ges. Schriften V 1-2, éd. par
Rolf Tiedemann, Francfort, 1982.
41. Cf. W. Benjamin: La tâche du traducteur, Ges. Schr., vol. IV, 1,
p. 7 sqq. ,,
42. Rolf Tiedemann : Studien zur Philosophie Walter Benjamins. Franc-
fort, 1973, p. 130.
43. R. Tiedemann, op. cit., p. 130.
44. Cf. R. Tiedemann, op. cit., p. 130.
45. Cf. Manfred Frank : Der kommende Gott. Vorlesungen ûber die
neueMythologie, Francfort, Suhrkamp, 1982, p. 28.
46. Frank, op. cit., p. 28.
47. Cf. Ernst Bloch: Héritage de ce temps (traduction: Jean Lacoste),
1S 0 Figures de l'u topie dans la pensée d'Ernst Bloch

Paris, Payot 1978, p. 150-152.


48. Op. cit., p. 152.
49. Op. cit., p. 152.
50. Rolf Tiedemann : Introduction aux « Passages parisiens > : Das Pas-
sagen-Werk, Ces. Schriften, V, 1, Francfort 1982, p. 19.
51. R. Tiedemann, op. cit., p. 18.
52. R. Tiedemann, op. cit., p. 18.
53. Cf. Ernst Bloch: Le Principe Espérance, tomel, Première partie,
ch. 14: «La distinction fondamentale entre les rêves éveillés et les rêves
nocturnes. — La réalisation dissimulée de souhaits anciens dans le rêve noc-
turne, la fabulation et l'anticipation dans les rêves éveillés. « Op. cit.,
trad. française: Françoise Wuilmart, Paris, Gallimard, 1976, pp. 99-142.
54. Cf. Ernst Bloch: Le Principe Espérance, tome III; Das Prinzip
Hoffnung, voL III (éd. allemande), Francfort 1959, pp. 1 616 - 1 622 :
sous-chapitre « Traum nach vorwirts, Nûchternheit, Enthusiasmus und
ihre Einheit » (Rêve-en-avant, sobriété, enthousiasme et son unité) du
chapitre < Karl Marx und die Menschlichkeit » (Karl Marx et l'humanité).
(Le tome III du Principe Espérance n'a pas encore été traduit et publié
en langue française !).
55. Rolf Tiedemann, op. cit., p. 18.
56. Tiedemann, op. cit., p. 17.
57. Cf. Ernst Bloch: Le Principe Espérance, tomel, trad.: Françoise
Wuilmart, Paris, Gallimard 1976, chap. 15 ; « La découverte du <r non-
encore-conscient » en tant que nouvelle classe de la conscience et classe
de la conscience du nouveau... >, op. cit., pp. 142-216.
58. Cf. Le Principe Espérance, Tome I, chap. 18 : « Les différentes
couches de la catégorie de la possibilité », pp. 270-300.
59. Cf. Le Principe Espérance, tome III, éd. allemande, pp. 1616-
1 628.
60. « L'Éternité par les astres » de Blanqui est évoquée i plusieurs
reprises par W. Benjamin dans les « Passages Parisiens ». Cf.W.B., Das
Passagen-Werk, Ges. Schr., Francfort 1982, pp. 169-189. Page 169 il carac-
térise cet écrit du vieux Blanqui de la façon suivante : « In dieser Schrift ist
der Himmel ausgespannt, an dem wir Menschen des 19. Jahrhundert
die Steme stehen sehen. » (Dans cet écrit s'étend le ciel où les hommes
du XIXe siècle verront les étoiles.) « D me semble significatif que W. Benja-
min fait immédiatement le rapprochement avec Charles Baudelaire qui,
dans les < Litanies de Satan (Baudelaire : Oeuvres, éd. Le Dantec, voL I,
Paris 1931, p. 138) a sans aucun doute voulu faire allusion au personnage
héroïque de « l'Enfermé » en écrivant : « Toi qui fait au proscrit ce regard
calme et haut. » Benjamin commente : « In der Tat gibt es ja von Bau-
delaire eine aus dem Gedichtnis vollfttlute Zeichnung, die den Kopf von
Blanqui darsteUt. » (Il existe en effet un dessin de Baudelaire où, s'inspi-
rant de sa mémoire, il fait le portrait de Blanqui.) (Cest moi-même qui
traduits ces affirmations de W.B. - A.M.)
Dans sa post-face à la réédition de < L'Eternité par les Astres > - faite,
en 1972, par les soins de la < Société encyclopédique française et les
Editions de la Tête des Feuilles » — Miguel Abensour souligne le mérite
de W. Benjamin d'avoir « fait sortir Blanqui des catégories où blanquistes
et antiblanquistes prétendaient le ranger. » Sans se référer aux « Passa-
ges », Abensour remarque aussi que < l'ombre de Blanqui < apparaît en-
Notes 213
core < en filigrane > dans le dernier texte de Benjamin, « Sur le concept
d'Histoire » et que, « praticien du collage, Benjamin fait comme s'il dé-
tournait les armes forgées par Blanqui contre le positivisme afin de porter
ses propres coups à ceux qui s'épanchent au bordel de l'historicisme ».
(in: Blanqui: Instruction pour une prise d'armes. - L'Éternité par les
astres. Paris, 1972, p. 206.)
61. Cf. « Sur le concept de l'histoire », in: W.B., Ges. Schr. I, p. 701-
703.
62. W.B., Das Passagen-Werk, Ges. Schr. V, 2, p. 1 034.
63. W.B., op. cit., Ges. Schr. V, 2, p. 1 035.
64. Cf. à ce propos: Louis-Auguste Blanqui: Écrits sur la Révolution.
Oeuvres complètes, Tome 1 : Textes politiques et lettres de prison, présenté
et annoté par Amo Mtinster, Paris, Éd. Galilée, 1977, pp. 63 sqq.
65. Le texte original de « L'Eternité par les astres », est conservé dans le
Fonds Blanqui de la Bibliothèque Nationale dans les Nouvelles Acquisi-
tions Françaises (N.A.Fr.) 9 585. La liasse où figure cette « hypothèse cos-
tnogonique » comporte, outre ce texte célèbre, un grand nombre de notes
et de fragments relatifs à la cosmogonie de Laplace et à l'astronomie en
général qui seront publiés dans l'édition des Oeuvres de Louis-Auguste
Blanqui en 8 volumes devant paraître aux éditions de la Documentation
Internationale.
66. Cf. Le Principe Espérance, tome I, ch. 17, sous-chapitre «opti-
misme militant, les catégories « front », « novum », « ultimum », op. cit.,
pp. 239-247.
67. Ct. L'Esprit de l'Utopie, Gallimard 1977, pp. 234-250.
68. Cf. Le Principe Espérance, tome I, Paris 1976, chap. 19: « La trans-
formation du monde ou les onze thèses de Marx sur Feuerbach », pp. 301-
345.
69 .Le Principe Espérance, tome III, éd. allemande, Francfort 1959,
p. 1 332-1 333.
70. Héritage de ce temps, Paris, 1978, p. 353.
71. Q . W.B., Das Passagen-Werk, Ges. Schr. V,2, pp. 745-763 ; pp. 892-
897 ; p. 955; - W. Benjamin ne cite jamais Blanqui selon les manuscrits
conservés à la Bibliothèque Nationale, mais le plus souvent d'après la bio-
graphie de Gustave Geoffroy (« L'Enfermé », Paris 1897) et les études et
travaux sur Blanqui et le blanquisme de Maurice Dommanget.
72. Ernst Bloch: Le Principe Espérance, éd. allemande, tome II,
pp. 1 108 sqq.
73. Cf. la critique de la stratégie blanquiste (et néo-blanquiste) par Rosa
Luxemburg, in: R.L., Ecrits politiques (Politische Schriften), tome III,
Francfort, 1968, pp. 62 sqq. Dans cet article — dirigé contre les néo-blan-
quistes russes et contre les membres du parti bolchévique qui étaient sym-
pathisants du blanquisme, Rosa Luxemburg s'en prend surtout à la « foi
en la toute-puissance du politique... et en la toute-puissance en la supé-
riorité physique pure: barricade, échafauds... » qui sont, à ses yeux, carac-
téristiques de la vision blanquiste de la Révolution Sociale. (Cf. R.L., op.
cit., p. 76-77). - Cf. à se sujet aussi notre introduction/présentation à
L.-A. Blanqui: Écrits sur la Révolution. Textes politiques et lettres de pri-
son (Oeuvres complètes, tome 1), Paris, Galilée, 1977, p. 46-48.
74. Walter Benjamin: Correspondance (traduction: Guy Petitdemange),
Paris 1978, tome II, pp. 151-152.
75. W. Benjamin, op. cit., p. 169.
Chapitre VU

1. Cf. Lôwith Karl : Von Hegel zu Nietzsche. Der revolutionâre Bruch


im Denken des 19 Jahrhunderts (De Hegel à Nietzsche. La rupture révolu-
tionnaire dans la pensée du XIXe siècle), F. Meiner, Hambourg 1978,
p. 190.
2. Cf. Lôwith, op. cit., p. 182-183.
3. Cf. Lukics Georg: Der junge Hegel, Berne, 1948; G.L.: Le jeune
Hegel, Paris, Gallimard, 1981.
4. Cf. Bloch Ernst : Sujet-Objet. Eclaircissement sur Hegel. Trad. de l'al-
lemand par Maurice de Gandillac, Gallimard, Paris, 1979.
5. Lôwith Karl: op. cit., p. 190.
6. Kojève Alexandre: Introduction à la lecture de Hegel (Leçons sur la
c Phénoménologie de l'Esprit»), Paris, Gallimard, 1947, p. 445/446.
7. Cf. Kojève, op. cit., p. 446.
8. Cf. Kojève, op. cit., p. 446.
9. Cf. Kojève, op. cit., p. 447.
10. Cf. Kojève, op. cit., p. 447.
11. a . note 3.
12. Cf. note 4.
13. Cf. Glockner Hermann: Hegel, Berlin 1929: et, du même auteur,
Vom Wesen der deutschen Philosophie (De l'essence de la philosophie alle-
mande), 1941.
14. Cf. Kroner Richard: Von Kant bis Hegel (de Kant à Hegel), Stutt-
gart, 1921 -1924; Cf. Lukics, op. cit., p. 59.
15. Cf. Haym Rudolf: Hegel und seine Zeit (Hegel et son époque), Ber-
lin, 1857.
16. Cf. Hâring Theodor: Hegel, sein Wollen und sein Werk, eine chrono-
log. Entwicklungsgeschichte der Gedanken und der Sprache Hegels, 2 vol.,
(1) Leipzig 1929, (2) 1938; Cf. Lukics, op. cit., p. 60.
17. Cf. Lukàcs Georg : op. cit., p. 60.
18. Voir à ce sujet les travaux de Hermann Cohen, de Natorp et de Cas-
sirer (pour l'école néo-kantienne de Marbourg) et les ouvrages de Windel-
band, de Rickert et de Lask (pour l'école néo-kantienne du sud-ouest de
l'Allemagne, celle de Heidelberg) !
19. Cf. Hegels theologische Jugendschriften, édités par Hermann
Nohl, TQbingen, 1907.
20. Cf. aussi : Lasson Georg : Beitrige zur Hegelforschung (Contributions
aux études hégéliennes), 1909; du même auteur: M/as heifk Hegelianis-
mus ? (1916), et: Hegel als Geschichtsphilosoph (Hegel en tant que philo-
sophe de l'histoire), 1920.
21. a . G.F.W. Hegel: Jenenser Logik, éd. par G. Lasson. Leipzig 1923.
22. Cf. G.F.W. Hegel: Die Jenenser Realphilosophie hsg. von Hoff-
meister, Leipzig, 1931 ; et: Hoffmeister: Dokumente zu Hegels Entwick-
lung (Documents relatifs à l'évolution de Hegel), Stuttgart, 1936.
23. Cf. Lukàcs Georges: Le jeune Hegel Sur les rapports de la dialecti-
que et de l'économie ; traduit de l'allemand par Guy Haarscher et Robert
Legros (2 voL), Paris, Gallimard, 1981, vol. I, p. 82 sqq.
24. Cf. Lukàcs Georges: op. cit., vol. I, Gallimard 1981, pp. 79 sq.,
p. 82 sq.
Notes 215

25. Cf. Bloch Emst: Sujet-Objet. Éclaircissements sur Hegels, trad. de


l'allemand par Maurice de Gandillac, Paris, Gallimard, 1977, p. 35 sq.
26. Cf. Bloch Ernst : op. cit., p. 37.
27. Cf. Bloch Ernst : op. cit., p. 38.
28. Cf. Bloch Ernst: Préface de décembre 1947 à l'édition allemande
de Sujet-Objet, Berlin 1948, rééd. Francfort, Suhrkamp, 1962.
29. Cf. Heidegger Martin : La <r Phénoménologie de l'Esprit » de Hegel.
Texte établi par Ingtraud Gôrland. Traduit de l'allemand par Emmanuel
Martine» u, Paris, Gallimard, 1984, p. 232 (postface d'Ingtraud Gôrland).
30. Ibid.
31. Cf. Bloch Ernst : Subjekt-Objekt. Erliuterungen zu Hegel, Francfort
1972, p. 55.
32. Cf. Bloch Ernst : op. cit., p. 59 sqq.
33. Cf. Bloch Emst : op. cit., p. 76.
34. Cf. op. cit., p. 71.
35. G.F.W.Hegel, Werke (Oeuvres), vol. II, Phanomenologie des Geistes,
Berlin, 1832, p. 63.
36. Cf. Bloch: Sujet-Objet. Éclaircissement sur Hegel, Paris, Gallimard,
1977, p. 72.
37. Op. cit., p. 73.
38. Cf. Bloch, op. cit., p. 73.
39. Op. cit., p. 73.
40. Cf. Tertulian Nicolas : Lukàcs, Adorno e lafllosoflaclassica tedesca,
in : « D marxismo délia maturità di Lukàcs », Pris mi 1984, p. 203.
41. Op. cit., p. 203.
42. Cf. Adomo Th.W.: Negative Dialektik, Francfort, 1970, p. 18.
43. Cf. Bon/3 (Wolfgang) : Empirie und Dechiffrierung von WirkUch keit.
ZUT Méthodologie bei Adomo (= Empirie et déchiffrement du réel. La
méthodologie adoraienne), in: Von Friedeburg/J. Habermas (éd.):
Adomo-Konferenz 1983, Francfort, 1983, p. 202.
44. Cf. Adomo, op. cit., p. 18.
45. a . Bon/3 W. : op. cit., p. 203.
46. Cf. Adomo Th. W.: Ges. Schriften, I, p. 325.
47. Cf. Bon/3 W.: op. cit., p. 204.
48. Cf. Bloch Ernst: Le Principe Espérance, trad. de l'allemand par
Françoise Wuilmart, Paris, Gallimard 1976, t. 1, p. 224 sqq.
49. Cf. Adomo/Horkheimer : Dialectique de la Raison, Paris, Payot,
1978.
50. Cf. Adomo Theodor W. : Ges. Schriften, I, Francfort, 1964, p. 334;
Bon0W.:op. cit., p. 203.
51. Cf. Adomo: Negative Dialektik, p. 97 (L'argument du contexte
d'aveuglement est utilisé par Adomo dans un contexte polémique contTe
le culte de la pensée originaire et t l'oubli de l'être » de Heidegger.A.M.)
52. Cf. Adomo : Trou études sur Hegel, Paris, Payot. 1978, p. 97-98.
53. Cf. Bloch Emst : Sujet-Objet, Éclaircissements sur Hegel, p. 190.
54. Cf. Bloch op. cit., éd. allemande, Francfort 1972, p. 190.
55. Op. cit., p. 193.
56. Op. cit., p. 254.
57. Op. cit., p. 259.
58. Cf. G.W.F. Hegel: Werke, vol. VIII (« Rechtsphilosophie »), Berlin,
1832-1845, p. 11 (Introduction) cité par Emst Bloch, in: Sujet-Objet,
1S 0 Figures de l'u topie dans la pensée d'ErnstBloch

trad. de l'allemand par Maurice de Gandillac, Paris, Gallimard, 1977,


p. 242.
59. Bloch Ernst : op. cit., pp. 242-243.
60. Cf. note 16.
61. a . note 14.
62. Cf. Bloch Ernst : Sujet-Objet, p. 50.
63. Cf. op. cit., p. 51.
64. Cf. op. cit., p. 51-52.
65. Cf. Fergnani Franco: Der Bann der Apamnesis. Bloch uber Hegel,
in: B. Sohmidt (éd.): Materialien tu Emst Blochs <r Prinzip Hoffnung »,
Francfort, Surhkamp, 1978, pp. 245-259.
66. Cf. Fergnani, op. cit., pp. 255-256.
67. Cf. Fergnani, op. cit., p. 258.

Chapitre VIII
1. Cf. Th.W. Adomo: Théorie esthétique, traduit de l'allemand par
Marc Jimenez, Paris, Klincksieck 1974. Dans son introduction à l'édition
française de la Théorie Esthétique, Marc Jimenez Tésume bien le sociolo-
gisme historique de l'approche addmienne, en soulignant, que, d'après
Adomo, < le sursis de l'art dépend de la vivacité du souvenir qu'il gaTde
de la souffrance accumulée, au cours de l'histoire. Mais ce programme, en
apparence réconciliateur à l'égard de la domination, n'exclut pas que l'art
témoigne des possibilités d'une société véritablement libérée. » (op. cit.,
p. 7).
2. Cf. Lukàcs Georg: Asthetik, vol. I-IV, éd. Luchterhand, Neuwied et
Berlin, 1963, 1972. Dans sa grande esthétique — qui est restée inachevée
- Lukàcs essaie de déterminer les constantes de l'esthétique en leur rap-
port dialectique avec la totalité de l'activité humaine, sur le plan historique
et social. A l'inverse d'Adomo, il souligne le caractère mimétique de l'art
qu'il définit prioritairement comme le souvenir s'objectivant et créateur de
l'humanité.
3. Cf. Adomo: Théorie Esthétique, p. 14.
4. Dans ses « Thèses sur la sociologie de l'art » Adomo va jusqu'à affir-
mer que < le contenu social des œuvres d'art s'exprime souvent, face à des
formes de conscience conventionnelles et pétrifiées, précisément dans la
protestation contre la réception sociale. » (Adomo: Ohne Leitbild, Parva
Asthetica, Francfort, 1968, p. 97).
5. Selon Adomo, « l'art nie les définitions imprimées dans la réalité
empirique sous forme de catégories et recèle cependant, dans sa propre
substance, un Etat empirique ». (Théorie Esthétique, p. 14).
6. Cf. Adomo, Théorie Esthétique, p. 197.
7. Cf. Ueding, Gert (édit.): Ernst Bloch. Asthetik des Vorscheins 1
(Introduction), Francfort, 1974, p. 7-27.
8. Cf. G. Ueding, op. cit., p. 22.
_9. Cf. Emst Bloch: Le Principe Espérance, tome III, chapitre 51:
« Ûberschreitung und intensitStsreichste Menschwelt in der Musik »
(< Transgression et monde humain extrêmement intense dans la musi-
que »), Francfort 1959, pp. 1 243-1 297.
10. Cf. Emst Bloch: Le Principe Espérance, Tome I, chapitre 18: € Les
Notes 217

différentes couches de la catégorie de la possibilité », Paris, Gallimard,


1976, pp. 270-300 (traduit de l'allemand par Françoise Wuilmart).
11. Ernst Bloch tient cependant i souligner qu'il y a, dans la réalisation
de la catégorie de « possibilité » sur le champ de la transformation histori-
que, enchevêtrement entre le facteur subjectif et objectif :
< Les deux facteurs s'enchevêtrent constamment dans une interdépen-
dance dialectique, et seul l'isolement et la mise en évidence de l'un (abou-
tissant à la fétichisation du sujet) ou de l'autre (entraînant la confusion de
l'objet, qui semble suivre une marche autonome, avec le fatum) dissocie
sujet et objet. La puissance subjective coïncide non seulement avec ce
qui fait changer l'histoire de direction, mais aussi avec ce qui se réalise que
les hommes deviendront les producteurs conscients de leur histoire. La
potentialité objective coïncide non seulement avec ce qui est modifiable,
mais aussi avec ce qui est réalisable dans l'histoire et delà d'autant plus
que le monde extérieur indépendant de l'homme deviendra davantage un
monde en médiation avec lui. » (Le Principe Espérance, tome I, Paris,
1976, p. 299.) - Mais cette médiation sujet/objet a aussi lieu, d'après
Ernst Bloch, dans l'esthétique comme coïncidence de la puissance créatrice
subjective avec une potentialité (immanente) objective du matériau.
12. Cf. Ueding, Gert (édit.): Ernst Bloch. Asthetik des Vorscheins, I,
Francfort 1974, p. 21 (Introduction).
13. Cf. Gert Ueding, op. cit., p. 22 ;
14. Cf. Ernst Bloch: Tubinger Einleitung in die Philosophie (Introduc-
tion tubingoise à la philosophie), tome II, Francfort, 1964, p. 7-12 (cha-
pitre 16 : « Abbilden und Fortbilden »).
15. Cf. aussi, à ce sujet, le chapitre consacré aux conceptions esthéti-
ques d'Adomo, dans l'ouvTage de Friedemann Grenz: Adornos Philosophie
in Grundbegriffen (Concepts élémentaires de la philosophie d'Adorno),
Francfort, 1974.
16. Adomo : Théorie Esthétique (trad. de l'allemand par Marc Jimenez),
Paris, 1974, p. 13.
17. Cf. Adomo, op. cit., p. 14.
18. Op. cit., p. 14.
19. Op. cit., p. 14.
20. Op. cit., p. 14.
21. Op. cit., p. 15.
22. Op. cit., p. 15.
23. Op. cit., p. 18.
24. Op. cit., p. 18.
25. Op. cit., p. 19.
26. Op. cit., p. 20.
27. Cf. Emst Bloch: Le Principe Espérance, tome I, ch. 13 (< La limita-
tion historique de toutes les pulsions fondamentales ») et ch. 14 (La dis-
tinction fondamentale entre les rêves éveillés et les rêves nocturnes),
pp. 84 sqq.
28. Quant à la définition biochienne du « pré-conscient » cf. Le Prin-
cipe Espérance, tome I, chapitre 15 (« La découverte du non-encore-con-
scient, ou de l'aube vers l'avant »), Paris, Gallimard, 1976, pp. 143 sqq.,
pp. 164-174.
29. Cf. Le Principe Espérance, tome I (Troisième partie) (< Les images
— $ouhaits reflétés dans le miroir »), Paris, 1974, p. 406-529.
1S 0 Figures de l'u topie dans la pensée d'ErnstBloch

30. Cf. Emst Bloch: Le Principe Espérance, tome I, p. 143 sqq.


31. Cf. Emst Bloch -.L'Esprit de l'Utopie (1918), 1923 (traduit de l'alle-
mand par Anne-Marie Lang et Catherine Piron-Audard), Paris 1977,
pp. 30 sqq. (Cest exclusivement la version de L'Esprit de l'Utopie de 1923
- revue et modifiée — qui est i la base de la traduction française.)
32. Cf. Riegl, Alois : Stilfragen (Questions de style) ( 1893) ; et du infime
auteur: « Spitrômische Kunstindustrie » (L'industrie d'art romaine)
(1901).
33. Cf. Woninger Wilhelm: Abstraction et Einfuhlung, Paris, 1983
(< Abstraktion und EinfUhlung », Munich, 1908), et, du mftme auteur:
< Fragen und Gegenfragen. Schriften zum Kunstproblem », Munich,
1956. (Questions et contre-questions. Ecrits sur la problématique de l'art.).
34. Cf. à ce propos le chapitre « Philosophie de la musique » dans
L'Esprit de l'Utopie (1923), Paris, Gallimard, 1977, pp. 52-199, et
les pages 190-199. Nous citons en exergue le passage où Bloch
tente de justifier sa théorie d'une < chose en soi » en musique liée à un
« être-autre-en utopie » propre à l'expressivité du langage musical :
« Car la chose en soi qui n'« apparaît » encore que dans la nostalgie spi-
rituelle, ce qui par suite la prescrit à la musique, est ce qui progresse et
réve dans le lointain le plus proche, dans l'azur fécond des objets », elle est
ce qui n 'est pas encore, ce qui est perdu, pressenti; elle est la rencontre de
soi, du Mous, cachée dans l'obscur, dans la latence de chaque instant vécu;
invoquée par la bonté, la musique, la métaphysique, sans être cependant
réalisable sur terre, elle est notre utopie. » (Op. cit., p. 191).
35. Même si Adomo admet la définition de la musique en tant que
< protocol expressif », il reste, dans l'ensemble de ses écrits esthétiques,
hostile i l'égard de la théorie de l'expressivité.
c La musique en tant que protocole d'expression n'est plus longtemps
< expressive ». L'exprimé ne plane plus au-dessus d'elle dans un lointain
indéterminé en lui empruntant le reflet de l'infini. Aussi longtemps que la
musique vise clairement ce qui est exprimé, son contenu subjectif, celui-ci
se fige sous son regard en qc. d'objectif dont l'existence est niée par son
caractère expressif pur. Dans sa propre relation protocolaire par rapport à
son objet, elle (la musique) devient elle-même « sachlich » (objectivée) »
(Adomo: Philosophie de la nouvelle musique (Philosophie der neuen
Musik), Francfort 1958, p. 52.
36. Cf. Emst Bloch : L'Esprit de l'Utopie ( 1923), Paris 1977, p. 11.
37. Cf. op. cit., p. 35 sqq.
38. Cf. op. cit., pp. 37-38.
39. Cf. L'Esprit de l'Utopie (version 1923), Paris 1977, pp. 35-36.
40. Ernst Bloch: Philosophische Aufsâtze zur objektiven Phantasie
(Essais philosophiques sur l'imagination objective), Oeuvres, tome 10,
Francfort 1969, pp. 97-98). (Texte pas encore traduit en français!)
41. Cf. Schelling, F.W.: Ecrits sur la philosophie de la nature (1799-
1801), in: Oeuvres (Werke), voL 2, Munich 1927, p. 737; du même:
Idées d'une philosophie de la nature (< Ideen zu einer Philosophie der
Natur », in: Oeuvres (Werke), tome I, Munich 1927, p. 716 sqq.; < Expo-
sition du processus de la nature » (Darstellung des Naturprozesses)
(Cours berlinois 1843/1844), in: Oeuvres (Werke), tome IV, Munich
1927, p. 341 sqq.
42. Cf. G.W. F Hegel: Phénoménologie de l'esprit. Oeuvres (éd. aile-
Notes 219

mande) (Théorie-Werk-Ausgabe), tome 3, Francfort 1970, p. 82 sqq.


43. Cf. L'Esprit de l'Utopie (éd. allemande de 1923), Francfort 1973,
p. 234.
44. Ernst Bloch: Dos Prinzip Hoffnung, vol. III, Francfort 1959,
pp. 1 243-1 297. (Ce volume III du c Principe Espérance » n'a pas encore
été traduit en français.)
45. Cf. op. cit., p. 1 256.
46. Cf. op. cit., p. 1 255-1 256.
47. Cf. op. cit., p. 1 261.
48. Ibid.
49. a . op. cit., p. 1 262.
50. Ainsi, dans le chapitre 51 (« Transgression et monde humain extrê-
mement intense dans la musique ») du tome III du Principe Espérance,
E. Bloch dit-il: « La musique coulant comme un fleuve, ven l'avenir, et
pleine d'éléments d'un In-déchiffrable, présuppose nécessairement l'exis-
tence d'une extéritorialité. » (Op. cit. - édition allemande - p. 1 279.)
51. Cf. op. cit., p. 1 284.
52. Cf. op. cit., p. 1 284.
53. Cf. op. cit., p. 1 285 (La citation a été traduite, de l'allemand,
comme toutes les autres citations du tome III du Principe Espérance, par
l'auteur de ce livre, A.M.)
54. a . op. cit., p. 1 285.
55. Cf. op. cit., p. 1 287-1 288.
56. Cf. op. cit., p. 1 286.
57. Cf. Ernst Bloch: Le Principe Espérance, tome III (éd. allemande),
Francfort 1959, p. 1 286.
58. Cf. op. cit., pp. 1 286-1 287.
59. Cf. op. cit., p. 1 288.
60. a . op. cit., p. 1 295.
61. Ibid.
62. Op. cit., pp. 1 295-1 297.
63. C'est Adomo qui, dans « La Philosophie de la nouvelle musique » et
dans la < Théorie esthétique » formule - bien entendu, la plupart du
temps, entre les lignes - ce reproche. (Cf. - entre autres — la polémique
d'Adorno contre le concept biochien de l'expressivité subjective, in: € Phi-
losophie der neuen Musik » (Philosophie de la nouvelle musique) (éd. alle-
mande), Francfort, 1958, p. SI sqq.
64. Cf. Kahl Willi: * Geist der Utopie » (Recension), in: < Die Musik »
(La musique - organe de la musicologie allemande), n° 16, 1923, p. 204.
65. Cf. op. cit., p. 204.
66. Cf. Arno MOnster: Utopie, Messianismus und Apokalypse im Friih-
werk von Ernst Bloch, (Utopie, messianisme et apocalypse dans l'œuvre de
jeunesse d'Ernst Bloch), Francfort, 1982, p. 152-154.
67. Cf. à ce sujet: O.K. Werckmeister: c Ernst Blochs Théorie der
Kunst », in: * Die neue Rundschau » (année 79) n° 2,1968, pp. 233 sq.
68. Cf. le chapitre « Philosophie de la musique », ia:Esprit de l'Utopie
(1923), Paris 1977, pp. 105-119.
69. Cf. Adomo : Philosophie de la nouvelle musique (Philosophie der
neuen Musik), Francfort, 1958; du même auteur: < Klangfiguren » (Figu-
res sonores, Berlin/Francfort 1959; Quasi una phantasia (Ecrits musicaux,
tome II), Francfort, 1963; « Einleitung in die Musiksoziologie » (Intro-
1S 0 Figures de l'u topie dans la pensée d'Ernst Bloch

duction à la sociologie de la musique), Francfort 1962 ; « Moments musi-


caux » (Nouveaux Essais) (1928-1962) Francfort, 1964-, Mahler, Eine
musikalische Physiognomik (Mahler — une physiognomie musicale), Franc-
fort, 1960 ; « Impromptus » (Essais musicaux - deuxième série), Francfort
1968.
70. Cf. Adomo: Théorie Esthétique, Paris 1974, p. 224.
71. Cf. Adomo, op. cit., p. 224.
72. Op. cit., p. 224.
73. Op. cit., p. 224.
74. Op. cit., p. 224.
75. Adomo: Théorie Esthétique, p. 223.
76. Adomo, op. cit., p. 223.
77. Adomo, op. cit., p. 222.
78. Adomo, op. cit., p. 222.
79. Adomo, op. cit., p. 222.
80. Cf. note 32.
81. Adomo, op. cit., p. 227.
82. Op. cit., p. 226.
83. Cf. Mario Turchetti: * Adomo: Philosophie de la musique et
historicité», in: « Revue esthétique » - nouvelle série - n° 4, 1982,
P. 9.
84. Adomo, op. cit., p. 227.
85. Op. cit., p. 227.
86. Op. cit., p. 227.
87. Op. cit., p. 227.
88. Op. cit., p. 227.
89. Op. cit., p. 232.
90. Op. cit., p. 232.
91. Op. cit., p. 46.
92. Ces propos d'Ernst Bloch sont ici cités d'après l'entretien réalisé
avec l'auteur de ce livre en mars 1975, à Paris, reproduit dans le
volume < Gesprâche mit Emst Bloch » (éd. par Rainer Traub et Harald
Wieser), Francfort, Suhrkamp, 1975, p. 221 à 238; p. 238. (Traduction
de la citation de l'allemand par l'auteur - A.M.)
93. Adomo, op. cit., p. 50.
94. Op. cit., p. 50.
95. Op. cit., p. 50.
96. Op. cit., p. 50.
97. Op. cit., p. 50.
98. Op. cit., p. 51 (C'est nous qui soulignons).
99. Adomo, Théorie Esthétique, p. 51.
100. Cf. Emst Bloch: Le Principe Espérance, tome III (éd. allemande),
Francfort 1959, p. 1 256 sqq. («Transgression... dans la musique»).
101. Dans un entretien avec Michael Gibson — diffusé dans une émis-
sion de la radio-diffusion canadienne, en 1976, Ernst Bloch affirme que la
formulation de sa philosophie de la musique doit beaucoup à l'analyse et à
la connaissance des œuvres symphoniques de Gustav Mahler, chez qui,
affirme-t-il, « la nostalgie en musique a trouvé son expression la plus par-
faite dans la nouvelle musique ». « Ce qui caractérise cette musique, c'est
qu'elle n'expose pas tout simplement un thème qui sera ensuite épuisé,
varié et confronté dans l'exécution, mais que le thème s'y forme progrès-
Notes 221

sivement. La musique de Mahler se crée, naît en se jouant... Ce qui n'était


pas encore là, jusqu'à maintenant, tend vers un avenir, un Novum, — vers
une musique d'une intériorité encore inconnue qui est en même temps un
hymne (sans raison et son objet précis) saluant qc. de nouveau. » (Et là,
Bloch cite la deuxième et la septième symphonie de Gustav Mahler et la
seconde partie de la huitième symphonie composée sur le texte du
< Faust » de Goethe.) < Ici », dit-il, au sujet de cette musique, < qc. se ma-
nifeste en apportant un accomplissement de ce qui était auparavant dans
l'obscurité. Et l'obscur lui-même devient lumière. La lumière dans
l'obscur reste obscure, mais pas en tant que ténèbres mais en tant que
silence, en tant que « silence sonnant » (« tônendes Schweigen ») s'expri-
mant sans sentimentalisme et avec une très grande émotivité dans cette
musique. » (Cet interview est cité d'après le recueil d'entretiens avec Ernst
Bloch « Tagtrâume vom aufrechten Gang. 6 Interviews mit Emst Bloch »,
présentation et annotation par Arno M&nster, Francfort, Suhrkamp,
1977, p. 127-153, citation traduite par l'auteur et l'éditeur de ce volume
d'entretien, pages 140-141.)
102. Adomo, Théorie Esthétique, p. 46.
103. Cf. Emst Bloch: Le Principe Espérance, tome I, Paris 1976,
pp. 236 sqq.
104. Cf. op. cit., p. 248 sqq.
105. Cf. Walter Benjamin « Thèses sur la philosophie de l'histoire »
(trber den Begriff der Geschichte »), Thèse IX (évocation de « l'ange de
l'histoire » qui ne < voit qu'une seule catastrophe amonceliant débris sur
débris et les lui jetant devant ses pieds »), in : W. Benjamin : Oeuvres II,
Poésie et Révolution (Essais), trad. de l'allemand par Maurice de Gandillac,
Paris, < Les lettres nouvelles »/Denoêl, 1971, p. 279.
106. Adomo, op. cit., p. 102.
107. Cf. Emst Bloch: Le Principe Espérance, tome I, Paris 1976,
pp. 142 sqq.
108. Cf. op. cit., p. 374-375.
109. Cf. op. cit., p. 367 sqq.
110. Cf. Emst Bloch: Literarische Aufsâtze (Essais littéraires), Franc-
fort, 1965, pp. 142-143.
(Les citations de ce texte de conférence - non encore traduit en fran-
çais, comme l'ensemble des écrits littéraires d'Ernst Bloch - ont été tra-
duites par l'auteur de cet article, A.M.)

Annexe II
1. Au moment de la rédaction de cette lettre, Karola Bloch, la seconde
femme d'Emst Bloch, était en train d'achever ses études d'architecte à
l'université technique de Zurich (A.M.).
2. Il s'agit très probablement de la traduction du livre Traces (« Spu-
ren ») publié en allemand, en 1930, en espagnol (A.M.).
3. Il s'agit du livre Héritage de ce Temps (< Erbschaft dieser Zeit ») qui
parut en janvier 1935, aux éditions « Oprecht et Helbling » à Zurich
(A.M.).
4. Dans l'original allemand : « Elemente des Endzustands » (A.M.).
TABLE DES MATIERES

Introduction 7

I. Emst Bloch dans le siècle : La critique du


vitalisme et du néo-kantisme 31

II. L'utopie de la conscience anticipante 45


Topos « utopia » 45
La critique des utopies sociales 49
Utopie et religion 63
Le rapport de l'utopie à l'idéologie 65
Utopie concrète 68
Ontologie et utopie dans la pensée d'Emst Bloch 70

III. Inconscient ou : non-encore-conscient ?


(E. Bloch et S. Freud) 75

IV. Ernst Bloch et les XI Thèses de Marx sur Feuerbach . 83

V. Le messianisme juif dans l'œuvre de jeunesse 93


d'Emst Bloch

VI. Emst Bloch et Walter Benjamin : éléments d'analyse

d'une amitié difficile 111

VIL Sujet - Objet. Emst Bloch et Hegel 131

VIII. Une esthétique de l'anticipation (« Vorschein ») . . . 147


224 Table des matières

Annexe I. Ernst Bloch - l'homme et son œuvre


notice biographique 175

Annexe II. Une lettre inédite d'Emst Bloch à Walter


Benjamin 180

Bibliographie 183

Notes 189

Achevé d'imprimer en février 2009


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