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Théorie

constitutionnelle
Master 1 sciences politiques

Par Wafa Zaafrane Andoulsi

Année Universitaire 2020-2021


Théorie constitutionnelle

Wafa Zaafrane Andoulsi 1


Théorie constitutionnelle

INTRODUCTION

A prendre acte de la place qu’occupe, de nos jours, la matière


constitutionnelle dans l’intérêt citoyen et scientifique, l’importance de
l’enseignement du droit constitutionnel s’avère de plus en plus cruciale, non
seulement dans le monde des juristes mais également dans les autres sphères de
savoir intéressées à la chose publique (Res Publica), telles que la science
politique, la philosophie, la sociologie, l’économie et l’Histoire. Il ne s’agit pas,
toutefois, d’une simple initiation à la chose juridique, mais plus profondément
d’une ouverture de la réflexion sur l’Etat et sur les relations de pouvoir, dans
un esprit critique.

L’apport de la théorie est, à cet égard, irréductible. La lexicographie


nous montre, d’ailleurs, à quel point son champ lexical est-il riche et étendu1.
Elle implique, d’emblée, cette idée de « construction intellectuelle », parfois
cet « ensemble d’opinions systématisées », et en somme cet « ensemble de
notions, d’idées, de concepts abstraits appliqués à un domaine particulier ».
Par extension, une théorie de l’Etat, par exemple, désignera « un ensemble
coordonné de propositions que l’on tient pour vraies » et qui ont pour objet
l’Etat. La tâche principale de la théorie constitutionnelle serait, en effet,
« d’énoncer des thèses sur la nature de l’Etat » : ses qualités, les éléments
essentiels qui permettront de le définir (comme la souveraineté par exemple)...

La théorie constitutionnelle présente, ainsi, un double aspect :

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Larousse (2017), par exemple, définit la « théorie » comme :
- Ensemble organisé de principes, de règles, de lois scientifiques visant à décrire et à expliquer un
ensemble de faits : La théorie de la relativité.
- Ensemble relativement organisé d'idées, de concepts se rapportant à un domaine déterminé : Une
théorie littéraire.
- Système d'hypothèses sous-tendant les interprétations des événements : C'est votre théorie, mais
ce n'est pas sûr.
- Connaissance purement spéculative : Il y a loin de la théorie à la pratique.
- Donnée d'un langage formel, d'un ensemble d'axiomes et d'un ensemble fini de règles de
déduction.

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1. Un aspect prescriptif :

La théorie constitutionnelle consiste en un ensemble de principes, c’est-


à-dire de prescriptions générales qui indiquent les moyens propres à réaliser
une certaine fin.

Exemple : le principe de séparation des pouvoirs.

Les principes théoriques impliquent, ainsi, une sorte de lois


scientifiques. Or, le rapport entre moyens et fins n’est pas aussi évident : ces
principes ou « lois » ne peuvent être admis que si l’on précise le sens que l’on
donne aux expressions par lesquelles on désigne les fins (la liberté) ou les
moyens (séparation des pouvoirs).

2. Un aspect descriptif :

La théorie constitutionnelle implique aussi des « propositions » : au-delà


d’énoncer des principes, elle fait état de leur existence dans un tel ou tel
système constitutionnel. Il s’agit alors d’examiner, de constater et donc
d’affirmer que certains systèmes ont été construits conformément à une
prescription générale. La théorie constitutionnelle sert, de ce côté, à décrire et à
comprendre les règles du droit constitutionnel positif. D’ailleurs, l’élaboration
et l’adoption de règles constitutionnelles positives nécessitent une justification
des choix qui n’est pas, bien entendu, d’ordre technique mais théorique. Elle se
fait à l’aide de principes, autant que ces principes restent variables selon les
pays et les époques, même s’ils portent le même nom. Il est, en effet, à
souligner la diversité des théories portant sur l’Etat.

Il en ressort que la théorie constitutionnelle, ou la théorie générale de


l’Etat, correspond, comme le suggère Michel Troper à « l’inventaire, dans les
différents contextes où ils se posent, des problèmes constitutionnels pratiques,
des manières dont ils se posent, des types de solutions qui leurs sont apportées
et des principes par lesquels on les justifie ».

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Le lien entre le droit constitutionnel et la théorie constitutionnelle


s’avère, ainsi, tellement imbriqué, voire complexe qu’il nécessite
méthodiquement de comprendre ce qu’est le droit constitutionnel (Chapitre
premier). Sans un tel examen il ne serait pas possible de saisir la portée de la
théorie constitutionnelle, notamment sur l’étude de l’Etat comme sujet du droit
constitutionnel (Chapitre 2) et sur le pouvoir politique comme objet de cette
discipline (Chapitre 3).

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CHAPITRE PREMIER

LE DROIT CONSTITUTIONNEL

Le droit constitutionnel implique deux acceptions différentes, l’une est


normative (section première), l’autre, plus large, à caractère scientifique
(section deuxième).

Section 1 : Le droit constitutionnel comme corpus normatif

Le droit constitutionnel implique, dans un premier sens, cet ensemble de


normes faisant partie du droit en général et, donc, cette branche du droit public,
en particulier. Le droit constitutionnel présente, toutefois, un certain
particularisme (paragraphe premier) qui rejaillit de son objet (paragraphe 2)
et sa signification (paragraphe 3).

Paragraphe 1 : Le droit constitutionnel entre le politique et le


juridique

De manière simple, on peut définir le droit constitutionnel, à la suite du


Pr. Jean Gicquel, comme étant « l’encadrement juridique des phénomènes
politiques ». Il se trouve ainsi à la charnière du politique et du juridique. Or,
cela requiert de définir ce qu’est le droit et ce qu’est la politique.

A- Définition du droit

Le droit est l’ensemble des règles de conduite humaine, édictées et


sanctionnées par l’Etat. Il en découle qu’il est, à la base, un phénomène social,
puisqu’il constitue la conséquence tangible de l’organisation des individus en
société. Le droit est, en ce sens, destiné à permettre la coexistence entre la
liberté (individuelle) et l’autorité (collective). Mais le droit serait aussi, dans
une suite logique, un mode de régulation sociale, puisqu’il participe au contrôle
de l’individu, conjointement à d’autres règles de comportement, mais avec une
force particulière, à caractère contraignant, puisqu’il émane de la puissance
publique.

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Il en ressort que la normativité juridique s’apprécie et se distingue des


autres systèmes normatifs, telle que la morale, la religion ou la coutume, en
fonction de deux critères cumulatifs: sa structure (critère formel) et son
caractère impératif (critère matériel).

- Le critère formel

Selon l'école normativiste (Kelsen), la norme juridique se définit par son


insertion dans un ordre juridique hiérarchisé. La structure pyramidale a, en
effet, pour fonction d'assurer l'unité du système juridique et sa spécificité.
L’unité implique que chaque norme tire sa validité, voire son existence, des
normes supérieures. Chaque texte juridique est, en ce sens, en même temps
exécution et normation. La spécificité tient au fait que cette structure formelle
qui est le droit dote le langage juridique d'une normativité spécifique et d'un
principe de cohérence qui n'a pas d'équivalent dans les autres systèmes
normatifs.

- Le critère matériel

La normativité juridique s'apprécie, de même, par son caractère


impératif. La norme juridique comporte ainsi des prescriptions dont les
destinataires sont tenus d'obéir. C'est ce qu'on appelle énoncé normatif : pour
être normatif, un texte juridique doit préciser des droits et des obligations (ou
encore un acte à accomplir ou une abstention de faire), assortis de sanction.
Cela dit, la « sanction » n’implique pas simplement le sens courant d’un « mal
infligé à quelqu’un, au besoin par la contrainte ». Elle s’entend, dans le sens le
plus large, comme « toute conséquence, bonne, mauvaise ou neutre, que le
droit attache à la conduite prescrite ou permise ». L’idée de sanction implique,
alors, et nécessairement, la production d’un effet juridique. Par exemple,
lorsque la Constitution dispose que le Parlement vote la loi, la conduite permise
sera le vote et la sanction sera la conséquence qui en découle, c’est-à-dire
l’adoption de ladite loi.

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C’est sur cette base que le Conseil Constitutionnel français a-t-il déclaré
inconstitutionnelles les dispositions à caractère déclaratoire. Celles-ci ont été
sanctionnées pour être, en effet, démunies de portée normative (DC 2004-500
du 29 juillet 2004 relative à la loi organique relative à l'autonomie financière
des collectivités territoriales et DC 2005-512 du 21 avril 2005 relative à la loi
d'orientation et de programme pour l'avenir de l'école (la loi Fillon)).

B- Définition de la politique

La politique désigne, dans un premier sens, restrictif, « l’action, la


mission, le comportement ou le programme d’un homme, d’un parti, d’un
Gouvernement, d’un Etat... ». Stricto sensu, elle s’analyse comme une activité
spécialisée, celle d’une minorité (la classe politique).

Elle peut également caractériser « une activité ou un secteur spécifique »


(politique publique, politique sociale, politique pénale...).

Dans une acception extensive, la politique renvoie aux « relations entre


les personnes dans le cadre d’une société organisée ou policée ».
Etymologiquement, le terme politique vient du mot grec « polis » qui signifie la
cité, qui est le cadre spatial dans lequel les individus se réunissaient.

Il s’en suit que la politique renvoie au régime de la collectivité et à son


mode d’organisation. Et il appartient au droit, en sa qualité de « discours de
pouvoir », de systématiser la condition de l’Homme au milieu de cette
organisation. En particulier, c’est le droit constitutionnel qui définit et
détermine les rapports entre l’individuel et le collectif – c’est-à-dire le politique
– et entre la liberté et l’autorité.

Paragraphe 2 : Evolution de l’objet du droit constitutionnel

La définition du droit constitutionnel n’est pas une épreuve facile. Elle


reste encore objet de controverse doctrinale, en raison de l’évolution rapide de
l’objet de ce droit. On se trouve, ainsi, quasi-constamment, devant une grande
pluralité de définitions. Or, aucune définition ne pourrait être supérieure à une

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autre. Une définition n’est, bien entendu, pas une thèse sur la nature d’une
chose. Elle reste essentiellement un « outil intellectuel permettant de construire
un raisonnement ».

La grande panoplie de définitions du droit constitutionnel révèle, ainsi,


la difficulté de cerner son objet. Celui-ci s’est d’ailleurs progressivement
construit par des approches successives qui varient d’un critère formel (1) à un
critère matériel (2) pour ouvrir aujourd’hui sur une diversité d’objets du droit
constitutionnel (3).

A- Le critère formel : le droit constitutionnel comme droit de la


Constitution

Selon cette perspective purement formelle, le droit constitutionnel sera


l’ensemble des normes contenues dans la Constitution. Une norme
constitutionnelle se distingue par sa suprématie dont il ressort deux
caractéristiques essentielles :

- La norme constitutionnelle constitue le fondement ultime de la validité


de toutes les autres normes et détermine la manière dont elles doivent
être produites.
- La spécificité de son édiction et de sa révision quant à l’organe
compétent (pouvoir constituant) et à la procédure suivie.

L’exemple typique qui représente ce courant sera Raymond Carré de


Malberg qui considère que le droit constitutionnel est « la partie du droit
public qui comprend les règles et institutions dont l'ensemble forme, dans
chaque milieu étatique, la constitution de l'Etat ».

Ce courant de pensée, fidèle à l’école de l’exégèse très en vogue au


XIXème siècle, limite ainsi les sources du droit constitutionnel au seul texte de
la Constitution.

Or, cette approche purement formelle ne présente pas moins de limites.


D’abord, il y a des pays, dont l’archétype est la Grande-Bretagne, qui ne

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disposent pas de texte constitutionnel écrit. Cela ne peut pas impliquer


l’inexistence de droit constitutionnel dans ces pays.

Ensuite, le droit constitutionnel déborde, aujourd’hui, largement la


notion de Constitution, avec le développement de normes à caractère
parfaitement constitutionnel mais qui ne sont pas contenues dans le texte de la
Constitution (droit électoral, droit parlementaire...).

Enfin, la notion de droit constitutionnel parait parfois plus restreinte que


celle de Constitution, du moment que celle-ci pourrait contenir, pour des
raisons politiques, des règles qui n’ont aucun lien avec le droit constitutionnel
mais à quoi on voudra attribuer une valeur constitutionnelle. Il s’agit, par
exemple, des règles relatives au modèle économique et social de l’Etat dont la
teneur est généralement d’ordre idéologique et qui n’ont pas de lien avec
l’organisation et le fonctionnement de l’Etat ni avec les rapports gouvernants-
gouvernés. C’est le cas, également, des règles qui consacrent des valeurs
sociétales communes et définissent l’identité de la collectivité, lesquelles
restent des dispositions à valeur plus symbolique que juridique, tel que l’article
1er de la Constitution tunisienne de 1959 et de 2014.

Il en ressort que le critère organique reste insuffisant à déterminer l’objet


du droit constitutionnel. Il ne présente d’intérêt que dans l’étude des organes et
des procédures des normes constitutionnelles.

B- Le critère matériel : le droit constitutionnel comme droit de


l’Etat

Selon cette approche, le droit constitutionnel n’aura pas d’existence en


dehors du cadre étatique. D’ailleurs, les Constitutions ne sont apparues qu’avec
l’Etat moderne. Carré de Malberg défend, à cet égard, l’idée que c’est l’acte
constitutionnel qui donne naissance à l’Etat. La Constitution sera, en ce sens, la
norme fondamentale, puisqu’elle est la source des institutions et la condition de
leur organisation. Laferrière considère, dans cette perspective, que le droit
constitutionnel est « l'ensemble des règles qui ont pour objet : la forme et la

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structure de l'Etat ; l'organisation, le fonctionnement, les attributions, les


rapports des organes supérieurs de l'Etat, Parlement et Exécutif ; la
participation des citoyens au gouvernement ».

Or, une telle vision reste limitée, puisque l’Etat ne se réduit pas à l’acte
constitutionnel, d’autant plus que son existence peut précéder à celle de la
Constitution. De même, la dynamique politique réelle tend souvent à surpasser
le caractère statique de la norme constitutionnelle (problèmes de pratique).
Ainsi, voit-on constamment s’élargir le champ du politique au-delà de
l’institutionnel. D’autres objets rentrent, désormais, dans l’intérêt du droit
constitutionnel, à commencer par le phénomène des partis politiques, puis des
lobbies, de l’opinion publique, de la société civile et même le jeu des
mécanismes économiques.

Cela dit, si l’Etat reste étroitement lié au droit constitutionnel, une


approche relationnelle dans l’examen des structures et des mécanismes de
pouvoir reste nécessaire, d’autant qu’elle permet de mesurer l’évolution et la
progression de l’objet du droit constitutionnel.

C- Elargissement de l’objet du droit constitutionnel

De par son évolution, on peut discerner un triple objet du droit


constitutionnel : les institutions, les libertés et les normes.

- Le droit constitutionnel institutionnel : a pour objet l’organisation


politique de l’Etat et les relations entre les pouvoirs (établissement,
exercice et dévolution du pouvoir dans l’Etat).
- Le droit constitutionnel des libertés : régit les rapports entre l’individu et
la puissance publique (catalogue des droits et libertés, définition de
mécanismes de garantie).
- Le droit constitutionnel normatif : nourri par la dynamique
jurisprudentielle du juge constitutionnel, il s’intéresse au sens et à la
portée de la norme constitutionnelle.

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Paragraphe 3 : Signification du droit constitutionnel

La signification du droit constitutionnel renvoie aux objectifs qu’il vise à


réaliser. La question fait, de la sorte, référence au contenu politique de la
Constitution. Contrairement aux définitions dites formelles et matérielles de la
Constitution, qui sont « politiquement neutres », cette conception renvoie à un
type spécifique de système étatique, à savoir l’Etat constitutionnel,
caractéristiquement libéral. La Constitution ainsi entendue est précisément
l’ensemble des normes qui limitent le pouvoir politique et donc qui protègent la
liberté.

La mission du droit constitutionnel, question parfaitement politique, sera


alors de concilier entre liberté et autorité. Historiquement, d’ailleurs, c’est au
cours du XVIIIème siècle, avec les révolutions française et américaine, que le
mot « constitution » dans son sens moderne verra le jour et que l’adjectif
« constitutionnel » s’appliquera à des régimes équilibrés, c’est-à-dire où le
pouvoir est limité. Et c’est dans ce cadre que s’inscrit la théorie de
Montesquieu sur la séparation des pouvoirs qui vise essentiellement à
contourner l’absolutisme, voire le despotisme monarchique. Le
constitutionnalisme, idéologie libérale qui entend organiser le pouvoir pour
préserver la liberté, vient, par la suite, cautionner l’exigence de Constitutions
écrites par un impératif de contrôle de constitutionnalité des lois.

Ainsi, inventé pour définir un statut au pouvoir politique, le droit


constitutionnel a contribué à sa limitation, et ce, dans l’objectif ultime de
garantir la liberté. C’est dans cette perspective que le célèbre article 16 de la
DDHC se trouve avancé comme l’expression la plus complète du sens du droit
constitutionnel, voire de sa mission : « Toute société dans laquelle la garantie
des droits n’est pas assurée ni la séparation des pouvoirs déterminée, n’a point
de constitution ».

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Le droit constitutionnel se trouve, alors, au cœur de la relation


dialectique entre pouvoir et liberté. Il est censé, dans cette perspective, garantir
une coexistence pacifique entre les deux. Il ne faut pas oublier, à cet égard, que
le droit est, à la base, le fruit de compromis. Maurice Hauriou avait, d’ailleurs,
aussitôt relevé le rattachement du droit constitutionnel, dans ses
caractéristiques profondes, à cette contradiction fondamentale de la condition
humaine entre l’être individuel et l’être collectif.

Aujourd’hui, le droit constitutionnel a toujours pour fonction de


concilier entre liberté et autorité. Le développement de ses moyens, notamment
avec la consécration et l’extension de la justice constitutionnelle a permis de
mieux cristalliser cet objectif. Par conséquent, l’individu, la personne humaine
et le citoyen deviennent, de plus en plus, au cœur de son intérêt. Du droit de la
Constitution au droit de l’Etat, le droit constitutionnel devient aussi et surtout le
« droit des citoyens ».

Section 2 : Le droit constitutionnel comme science

Le droit constitutionnel est également une entreprise scientifique qui


pose, par définition, la question de sa nature et de ses méthodes. Son étude
connaît, à cet égard, une multiplicité de courants de pensée (paragraphe 1).
Cette étude est, aujourd’hui, influencée par l’ouverture sur d’autres sphères de
connaissance (paragraphe 2).

Paragraphe 1 : L’évolution des courants théoriques

Si le positivisme juridique reste, jusque-là, le courant dominant de la


pensée juridique rompant avec la doctrine du droit naturel, il n’en demeure pas
moins qu’il a connu, tout au long de son évolution, une diversité de courants
proposant des perspectives différentes, dans l’appréhension de la matière
juridique, en général, et constitutionnelle, en particulier (A). Il est également à
souligner l’extension du néoconstitutionnalisme, non seulement comme

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idéologie mais comme doctrine juridique critique du positivisme, proposant


une grille d’analyse alternative (B).

A- Du jusnaturalisme au positivisme juridique

Inhérente aux questions de la nature juridique de l’Etat et de la source du


droit, l’opposition entre jusnaturalisme et positivisme juridique est l’une des
plus caractéristiques de la pensée juridique moderne.

Historiquement, le jusnaturalisme est apparu avant le positivisme


juridique. C’est au cours du XVIIème siècle qu’il a connu sa première
consécration comme courant de pensée juridique et philosophique qui repense
la vieille idée du droit naturel, selon des critères autres que les critères
métajuridiques (religieux, philosophiques) retenus pendant les siècles
précédents. Désormais, le concept de droit naturel s’est recentré sur
l’humanisme renaissant de l’époque. Le jusnaturalisme a ainsi tracé les lignes
directrices de la conception du droit qui dominera, jusqu’à la fin du XVIIIème
siècle. Le jusnaturalisme a donné lieu à une normativité fondée sur la nature
humaine (droits inhérents à la personne humaine). Le droit immanent à la
nature humaine existerait, alors, avant l’Etat et se situerait au-dessus du droit
étatique. Cette conception se manifeste surtout dans l’idéologie contemporaine
des droits de l’Homme, selon laquelle les gouvernants doivent respecter ces
droits, inscrits dans la nature de l’Homme et qui s’imposeraient, même
lorsqu’ils ne sont pas expressément formulés dans le texte de la Constitution.

Le positivisme, doctrine élaborée à la fin du XIXème siècle, vient, par la


suite, s’opposer au jusnaturalisme, en fondant le droit sur la Raison. Celui-ci ne
trouve plus sa source dans la métaphysique ou dans « la nature des choses »
mais dans « l’onction étatique ». Le droit sera, alors, fondé sur un postulat de
rationalité qui est au propre de l’idée-même de l’Etat moderne. Il sera,
d’emblée, l’incarnation de la Raison immanente de l’Etat.

Parmi les adeptes du positivisme, on trouve plusieurs juristes qui ont


largement influencé le droit, en général, et le droit constitutionnel, en

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particulier : J. Bentham, G. Jellinek, H. Kelsen, R. Carré de Malberg, M.


Hauriou, G. Vedel, N. Bobbio, etc. Ce dernier, établit, d’ailleurs, et de manière
intéressante, une distinction entre trois niveaux d’appréhension et de
compréhension du positivisme.

D’abord, celui-ci implique une certaine théorie du droit selon laquelle le


droit serait un ensemble de règles posées par une volonté humaine et non
données par la nature. Elles forment ainsi un ensemble clos. C’est d’ailleurs
l’expression première de son opposition au jusnaturalisme, puisque l’Etat sera
la source du droit (conception étatiste).

Ensuite, le positivisme implique une certaine idéologie. Dans cette


optique, il sera une thèse qui justifie l’obéissance à la loi. Il traduit une
obligation d’obéir à la loi, quel que soit son contenu (conception légaliste).

Enfin, le positivisme constitue une certaine approche du droit. Il est,


dans cette perspective, conçu comme une méthodologie selon laquelle la
connaissance du droit correspond à une activité axiologiquement neutre qui se
limite à la description du droit en vigueur (conception épistémologique).

Le positivisme juridique se caractérise, à cet égard, par la construction


d’une science du droit au sens de la conception moderne de la science, c’est-à-
dire sur un modèle descriptif, ni évaluatif ni prescriptif. Il s’agit, donc,
d’énoncer des propositions sur les normes qui composent le droit positif. Le
positivisme conteste, en ce sens, les thèses du jusnaturalisme, à caractère
moral, bâties sur l’idée de justice. Le critère de la justice mène, en effet, à des
jugements de valeur (juste, injuste) qui ne correspondent à aucune réalité
objective, mais à des opinions subjectives et relatives. Or, la science doit se
limiter à la description de son objet et rester pure de tout jugement moral. En
l’occurrence, si l’objet de la science du droit constitutionnel est la Constitution,
la fonction de cette science est de formuler des propositions de droit sur la
Constitution. La description ne se limite pas, toutefois, à indiquer le contenu de

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la norme ou ce qu’elle prescrit. Elle appelle aussi à la comprendre et donc à


l’expliquer à partir de l’ensemble des normes auquel elle appartient.

B- Du positivisme au réalisme juridique

Le positivisme a donné lieu à plusieurs courants dont les nuances sont


marquées par la nature des questions qu’il confronte. Sont ainsi des courants
positivistes : la théorie pure du droit (Kelsen), l’école de l’exégèse, et encore le
réalisme juridique qui connaît parmi ses adeptes Alf Ross, Herbert Hart,
Michel Troper et Ricardo Guastini.

Le réalisme juridique est un courant qui entend décrire le droit tel qu’il
est réellement et non tel qu’il devrait être, selon telle ou telle philosophie
morale ou politique. Le réalisme juridique, tout en restant un courant
positiviste, part de la critique de la déconnexion entre le sollen (le devoir être)
et le sein (l’être) caractéristique de la pensée normativiste kelsénienne. Le
normativisme considère que seul le monde du « devoir être » rentre dans
l’intérêt de la science du droit. Les faits qui entourent la norme ne l’intéressent
pas, parce qu’ils lui sont exogènes.

Le réalisme juridique conçoit, par contre, le droit comme une « réalité


objective », comme « objet empirique » et non comme un ensemble d’idéaux
dotés d’une valeur obligatoire. Pour ce courant, le droit se forme à partir de
manifestations de volonté (le droit comme phénomène psychosocial). Cela se
vérifie particulièrement à travers l’interprétation, dans la mesure où celle-ci
consiste en l’attribution de significations aux normes. L’interprétation étant,
par définition, une construction juridique, une opération intellectuelle des
opérateurs juridiques (le juge principalement mais aussi la doctrine), elle
constitue une fonction non de la connaissance mais de la volonté. Elle
constitue, donc, une activité « décisionnelle ». C’est pour cela que le réalisme
juridique est, dans une large mesure, perçu comme une théorie de
l’interprétation. Mais celle-ci reste, en tous cas, l’une de ses thèses sur la nature
ou le mode de fonctionnement du droit. Le réalisme juridique ouvre, par

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ailleurs, sur la question du rôle du droit dans la société et permet, ainsi, de tenir
compte des résultats réels du droit. Il admet, en effet, une description du droit
d’un point de vue externe.

C’est notamment le cas du mouvement Law and economics ou analyse


économique du droit, qui figure parmi les courants les plus marquants du
réalisme juridique. Ce courant, très répandu aux Etats-Unis, cherche à
expliquer le droit par les concepts et les méthodes de l’économie. Fortement
influencé par l’école de Chicago, il implique des problématiques différentes
touchant non pas à l’objet du droit mais à sa finalité. Appréhendé comme
phénomène économique, le droit devient à son tour objet de calcul et, dans une
démarche pragmatique, il sera perçu, sous un angle fonctionnaliste, comme
instrument de pilotage et de gouvernance.

C- Du constitutionnalisme au néoconstitutionnalisme

Le constitutionnalisme est une théorie du droit qui s’est particulièrement


développée dans la seconde moitié du XXème siècle, en réponse aux dérives du
totalitarisme et aux abus de l’Etat légal. Etant une thèse sur la limitation du
pouvoir, il attire l’attention sur la fonction politique de la Constitution via son
idéal politique de l’Etat de droit.

Le constitutionnalisme est ainsi apparu comme une critique du


positivisme légicentriste, répandu à l’époque et basé sur l’idée de supériorité de
la loi (expression de la volonté générale et de la souveraineté populaire) et de
l’infaillibilité du législateur. Le constitutionnalisme propose le dépassement du
légicentrisme par la consécration de la Constitution comme norme suprême
dont le respect est imposé par le juge constitutionnel au pouvoir politique et au
législateur. La pensée de Kelsen sur la garantie juridictionnelle de la
Constitution était, à cet égard, la source première d’inspiration. Puis, avec
l’extension du constitutionnalisme, le contrôle juridictionnel de la
constitutionnalité des lois s’est consacré comme condition nécessaire – voire
comme système – de protection des droits et libertés.

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Cela n’a pas manqué d’influencer l’étude du droit constitutionnel, en


dépassant, dans un premier niveau, l’analyse exégétique de la Constitution vers
la prise en considération de l’interprétation jurisprudentielle de la Constitution
(droit jurisprudentiel). Le développement des juridictions et du contentieux
constitutionnels a contribué, dans un deuxième niveau, à une certaine
technicisation de la discipline qui a notamment permis sa démarcation par
rapport à la science politique, avec laquelle le droit constitutionnel entretient
des relations assez étroites. Dans un troisième niveau, avec la consécration de
la suprématie de la Constitution, le droit constitutionnel se trouve, désormais,
au point de départ de toutes les autres disciplines du droit, dont il fixe les
principes de base. Tout comme la Constitution est la « norme des normes », le
droit constitutionnel se consacre comme la « discipline mère ».

A partir des années 1990, le constitutionnalisme marque un tournant


avec la prise en compte de l’ensemble des changements que connait l’ordre
juridique contemporain, notamment avec la généralisation des catalogues de
droits et libertés dans les textes constitutionnels. On parle désormais de
« néoconstitutionnalisme », lequel entend renouveler la compréhension du
phénomène juridique, en dépassant le modèle descriptif découlant du
positivisme normativiste kelsénien. Le néoconstitutionnalisme rend, en effet,
compte de l’existence de valeurs et de principes auxquels les normes
constitutionnelles font référence. C’est sur cette base, par exemple, que le
Conseil Constitutionnel français aurait-t-il dégagé l’ensemble formant le bloc
de constitutionnalité (CC. 16 juillet 1971, Liberté d’association).

Le néoconstitutionnalisme appelle alors à penser le droit dans la


continuité de ces valeurs. Il conteste, à cet égard, la neutralité axiologique des
définitions formelles et matérielles de la Constitution, découlant du
normativisme. Ces définitions tendent, en effet, à réduire la Constitution en une
norme d’agencement des compétences et d’organisation des autres normes.
L’existence d’un catalogue des droits et libertés n’est, dans leur cadre, pris en
compte que de manière purement descriptive. Partant, le

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néoconstitutionnalisme propose une définition substantielle de la Constitution,


selon laquelle celle-ci sera une norme suprême, non seulement d’un point de
vue juridique ou normatif mais aussi d’un point de vue axiologique, autant
qu’elle impose des fins au législateur et aux autres organes d’application.

Avec la mise en évidence de la valeur axiologique de la Constitution, le


néoconstitutionnalisme, comme théorie du droit, établit, d’une part, une
distinction entre règles et principes. Dès lors que la Constitution est définie
comme un ensemble de principes suprêmes et dont le contenu est réputé se
diffuser dans tout l’ordre juridique, elle constitue une limite à la fois formelle et
matérielle au pouvoir. L’existence de principes qu’il revient au juge d’extraire
élargit, en tous cas, le champ de protection des libertés.

Le néoconstitutionnalisme rétablit, d’autre part, la connexion entre le


droit et la morale. Contrairement à la vision kelsénienne, la Constitution ne sert
plus à clôturer le système juridique sur lui-même mais à l’ouvrir sur des
préoccupations de type moral, puisque les principes constitutionnels sont des
principes moraux reconnus par le droit. Mais, contrairement à l’approche
métajuridique du jusnaturalisme, cette alliance entre le droit et la morale
consacrée par le droit positif sera consubstantielle au raisonnement juridique.
En effet, lorsque le juge constitutionnel relève ces principes, il ne prétend pas à
un droit nouveau ou transcendant mais il les déduit de la Constitution-même.

Paragraphe 2: L’ouverture sur d’autres sphères de


connaissance

Pour longtemps défendue, la pureté méthodologique de la science du


droit, en général, et du droit constitutionnel, en particulier, se trouve
aujourd’hui objet de questionnement. Si d’un côté, la science politique a
contribué, par sa perspective dynamique, à faire sortir le droit constitutionnel
du carcan statique d’une approche par les normes (A), l’avènement de
problématiques nouvelles, sous l’effet de l’évolution des rapports politiques,
économiques et sociaux, n’a pas manqué d’influer sur la science du droit, en

Wafa Zaafrane Andoulsi 18


Théorie constitutionnelle

général, et sur le droit constitutionnel, en particulier. Ce dernier se trouve,


désormais, inséminé par de nouveaux concepts qui pénètrent son champ
d’étude, illuminant de la sorte le développement d’un nouveau paradigme
constitutionnel (B).

A- L’apport de la science politique

Le renouveau du droit constitutionnel passe par le concours que lui


apporte la science politique. A privilégier une logique purement juridique et
notamment contentieuse, et à ignorer la réalité politique, le droit constitutionnel
sera enclin à la description d’apparences desséchées. Or, toute question
constitutionnelle comporte inévitablement deux aspects : l’un juridique, l’autre
politique. Par conséquent, l’approche d’un droit jurisprudentiel, aussi
importante soit-elle, ne suffit pas à contourner toute l’action normative des
gouvernants. Des pans entiers de l’objet du droit constitutionnel y échappent,
notamment ceux relatifs au fonctionnement réel des institutions, dans un
régime politique. De même, la perspective purement normative ne permet pas
l’étude de l’environnement idéologique de la Constitution (esprit de la
Constitution), ou l’analyse des partis politiques, des groupes de pression et de
l’opinion publique qui relèvent, tout de même, de l’objet du droit
constitutionnel. Ainsi, s’est-elle imposée et consacrée une vision du droit
constitutionnel élargie au fait politique et aux méthodes de la science ou
sociologie politique.

D’ailleurs, le rapport entre droit constitutionnel et science politique est


tellement étroit que les frontières entre les deux disciplines apparaissent
souvent brouillées. Les deux disciplines portent, en effet, sur le même objet.
C’est, la méthode qui est, toutefois, différente. La science politique constitue,
ainsi, la science des phénomènes politiques (l’Etat, le pouvoir...) et s’empare
d’une démarche interdisciplinaire qui sollicite l’ensemble des sciences sociales,
sans pour autant être obligée de l’une d’entre elles.

Wafa Zaafrane Andoulsi 19


Théorie constitutionnelle

Apparue au début du XXème siècle, à travers les premières approches


sociologiques sur les partis, elle a permis de dévoiler les zones d’ombre de la
démocratie représentative que les juristes ne percevaient pas pleinement. Ainsi,
les affinités avec le droit constitutionnel se sont multipliées, au point d’évoquer
une complémentarité entre les deux disciplines. Jellinek relèvera, aussitôt en
1906, que « les règles de droit sont incapables de maîtriser effectivement la
distribution du pouvoir politique ».

Il en ressort que le constitutionnaliste ne peut pas s’en passer des


observations faites par le politiste. Selon une pente naturelle, il peut en déduire
des règles nouvelles. Sinon, comment serait-il possible, par exemple,
d’expliquer les différences notables entre le régime parlementaire britannique
et le régime parlementaire italien ou allemand, sans recours à une
contextualisation politique ?

B- L’évolution du paradigme constitutionnel

Dans son essai de compréhension, une théorie constitutionnelle cherche


essentiellement à « conceptualiser ». Elle va, donc, au-delà du droit positif,
parce qu’elle s’interroge non seulement sur la légalité (le comment) mais aussi
sur la légitimité (le pourquoi). Or, cette question demeure tributaire d’un
recours nécessaire aux éclairages que peuvent apporter d’autres sphères de
connaissance. Si l’interférence avec la science politique l’atteste, l’impact
d’autres disciplines sur la connaissance juridique le confirme davantage. C’est
notamment le cas de la philosophie, de l’histoire et de la sociologie. Le droit,
par sa nature et par sa fonction, ne peut pas être une discipline hermétique. A
plus forte raison, aujourd’hui, avec l’ensemble des mutations qu’induit le
néolibéralisme, la science du droit se trouve constamment face à des
problématiques nouvelles, jusque-là méconnues par le juriste et, en
l’occurrence, par le constitutionnaliste. L’avènement, dans le champ
constitutionnel, de nouveaux concepts, étrangers au langage, aux outils voire à
l’esprit-même de la science juridique, telle que la gouvernance, met ainsi la
science juridique devant un grand défi d’ordre méthodologique.
Wafa Zaafrane Andoulsi 20
Théorie constitutionnelle

Particulièrement, le concept de gouvernance, d’origine économique,


souligne la prédominance de la rationalité et des concepts des sciences
économiques et de gestion, induite par le néolibéralisme et l’essor du
capitalisme financier (analyse économique du droit). Sa genèse met, également,
en évidence une certaine attirance réciproque entre les disciplines, qui a
visiblement permis des éclairages importants ; le tout, dans l’objectif de mieux
comprendre ce qui se passe, dans l’Etat et autour de lui. Seule cette
compréhension pourra construire, sur des bases solides, une meilleure
intelligence du droit constitutionnel, d’autant que les frontières entre les
sciences sociales se relativisent et les paradigmes se « transversalisent ». Le
concept de « régulation » nous en fournit une bonne illustration. D’une idée
proprement économique, il ne tarde à imprégner le langage et la logique de la
science juridique, au point que le discours ambiant tend, aujourd’hui, à
confondre, en toute facilité, droit et régulation.

Les conséquences d’une telle imprégnation du droit par des concepts


nouveaux venant d’autres champs sont de taille. D’un côté, la connaissance du
droit qui revendiquait hier sa pureté méthodologique (mono-disciplinarité) se
décline, aujourd’hui, et plus que jamais, sur le mode interdisciplinaire.

D’un autre côté, le droit connaît, à la suite de l’Etat, une véritable


« transition ». A l’image d’une « mutation génétique » (G. Zagrebelsky), il
traverse une période de transition, d’un paradigme à l’autre. En l’occurrence du
paradigme du « gouvernement » à celui de la « gouvernance ». Pour mieux
saisir les termes et la portée de cette transition, il importe, à juste titre,
d’évoquer la théorie des paradigmes développée par Thomas Kuhn :

Un paradigme désigne, par définition, l’ensemble des concepts


fondamentaux, des modèles et des valeurs en usage, dans une discipline
scientifique. Les paradigmes ont une fonction normative, puisqu’ils façonnent
la vie scientifique pendant un temps. En apprenant un paradigme, l'homme de
science acquiert à la fois une théorie, des méthodes et des critères de jugement,
généralement en un mélange inextricable. Un paradigme détermine, ainsi, la
Wafa Zaafrane Andoulsi 21
Théorie constitutionnelle

légitimité des problèmes et aussi des solutions proposées. Or, une idée
scientifique n’est jamais figée. Les idées scientifiques évoluent, en effet, en
fonction d’une dynamique discontinue entre deux phases alternatives : l’une est
appelée phase de « science normale », l’autre, phase de « science
extraordinaire ». Durant les périodes de science normale, les chercheurs
appartenant à une discipline adhèrent à un cadre théorique commun qui, pour
un certain temps de stabilité, leur fournit des problèmes-type et des solutions.
Ce cadre théorique est le fruit d’un accord sur un paradigme qui oriente, donc,
les recherches et suggère les voies de solution. La phase de science
extraordinaire survient avec l’avènement de certains faits d’observation qui ne
riment plus avec le modèle explicatif en cours. Cela peut naturellement
remettre en cause le paradigme dominant. Et la première réaction sera
naturellement une réaction de résistance (hypothèses ad hoc, mise en avant
d’obstacles épistémologiques pour garder la prééminence du modèle
perturbé...). Mais au final, c’est l’esprit critique caractéristique de la démarche
scientifique qui l’emporte vers la recherche d’une théorie plus englobante. Un
nouveau paradigme prend alors place, au terme d’une « révolution
scientifique », au bout de laquelle, une nouvelle période de « science normale »
s’instaure.

Dans le champ juridique, les signes de la transition paradigmatique du


droit sont multiples. L’exemple-type est l’extension du modèle de « réseau »
face au modèle pyramidal. Le modèle hiérarchique, étatiste, positiviste,
monologique, caractéristique du sens commun des juristes est, aujourd’hui,
fortement remis en cause. Les cas d’« anomalie » sont, à cet égard, assez
divers : enchevêtrement des hiérarchies, autorités administratives
indépendantes, fragmentation des compétences, multiplication des notions
hybrides ou floues telles que « la souveraineté partagée », « la démocratie
participative » ou « la gouvernance démocratique ».

Une science de droit critique doit, alors, pouvoir affronter ces remises en
question, portant sur son corpus conceptuel et ses méthodes, et tenter de

Wafa Zaafrane Andoulsi 22


Théorie constitutionnelle

formuler un nouveau cadre théorique plus englobant que l’ancien, susceptible à


la fois de rendre compte des survivances du modèle précédent, des raisons de
ses transformations et des formes inédites que celles-ci revêtent.

En tout état de figure, la science du droit résulte, aujourd’hui, plus de


l’expérience contextualisée (learning process) que d’axiomes a priori. De
nouvelles perspectives dans l’étude de l’Etat, comme sujet de droit
constitutionnel, peuvent ainsi être explorées.

Wafa Zaafrane Andoulsi 23


Théorie constitutionnelle

CHAPITRE 2

L’ETAT

L’Etat constitue, aujourd’hui, la forme la plus achevée d’organisation


des sociétés politiques. Il fournit le cadre à l’intérieur duquel naissent et jouent
les règles et les phénomènes qui font l’objet d’étude en droit constitutionnel.
Toutefois, l’ensemble des mutations que connaît le phénomène politique lato
sensu, notamment avec le néolibéralisme, entraine un certain revirement dans
la manière d’appréhender l’idée étatique. Cela est particulièrement perceptible
à travers la consécration subséquente d’un paradigme nouveau et différent
(gouvernance, régulation, réseau...), qui évoque un changement substantiel
d’approche, vis-à-vis de l’Etat et du politique. L’ensemble institutionnel et
normatif qui régit l’Etat et l’exprime semble, ainsi, devoir passer au crible du
changement. Il est vrai que cette question a toujours accompagné l’évolution de
l’idée étatique, chaque fois que celle-ci rencontre une grande mutation
historique. Mais, aujourd’hui, elle semble d’une envergure particulière, du
moment qu’elle évoque un problème d’inadaptation des cadres et des solutions
classiques, aux nouveaux problèmes que pose et confronte l’Etat, dans un
monde en mutation.

L’ère néolibérale et le glissement paradigmatique qui s’en suit appellent,


en somme, le droit constitutionnel à penser autrement l’Etat, face à la
multiplication des constats de crise (crise de l’Etat-nation, crise de la
démocratie, crise de la souveraineté...). Cela implique d’examiner, dans un
premier moment, le concept-même d’Etat (section première). Il n’en demeure
pas moins, toutefois, que la définition juridique classique de l’Etat présente
certaines insuffisances. L’évolution historique de l’idée étatique ne manque pas
de les révéler (section deuxième).

Section première : Le concept d’Etat

L’Etat est à la fois une idée et un fait, une abstraction et une


organisation. Alors qu’il est à la base une fiction, sa présence est sensible, dans

Wafa Zaafrane Andoulsi 24


Théorie constitutionnelle

toute la vie humaine, autant qu’il est le nom de la société politique organisée.
Selon que l’on met l’accent sur la légitimité, sur le pouvoir, sur les fonctions ou
sur le droit, son étude peut être conduite selon des approches différentes :
philosophique, sociologique, juridique, etc.

Même si ces approches se complètent, la conception juridique requiert


une attention particulière, en raison de son caractère englobant et de sa
démarche constructive. La réflexion juridique sur l’Etat constitue, en effet, un
aboutissement plutôt qu’un point de départ, puisqu’elle est le fruit d’études
politiques et juridiques menées à partir de quelques données élémentaires
(éléments constitutifs, éléments distinctifs). Or, si – comme l’avait dit Georges
Burdeau – « personne n’a jamais vu l’Etat », sa réalité est inéluctable. Son
existence concrète reste, toutefois, tributaire de son existence juridique. Celle-
ci se réalise à travers la définition de l’Etat en tant qu’ « être de droit »
(paragraphe premier), reconnu par un ensemble d’éléments constitutifs et
distinctifs et auquel on attache un statut particulier. Ce statut découle,
également, de son particularisme comme « institution des institutions »
(paragraphe deuxième).

Paragraphe premier : L’Etat comme « être de droit » (R.


Carré de Malberg)

Raymond Carré de Malberg définit l’Etat comme « un être de droit en


qui se résume abstraitement la collectivité nationale ». Etant alors la
personnification de cette collectivité, il reste une notion complexe dont la
définition varie selon l’approche adoptée (A). Or, par sa simplicité, la
définition juridique classique, plutôt abstraite et descriptive, semble fournir, un
point de départ pertinent dans l’étude du phénomène étatique (B).

A- La complexité de la notion d’Etat

A observer la diversité des approches, la définition de l’Etat ne semble


pas une épreuve simple. L’Etat, concept central du droit public, ne présente pas

Wafa Zaafrane Andoulsi 25


Théorie constitutionnelle

moins de difficultés, comme construction juridique complexe. Certains juristes


(Alf Ross) ont, d’ailleurs, souligné l’imprécision de la définition du concept
d’Etat en droit constitutionnel. Et il suffit ici de se référer à la diversité des
théories juridiques au sujet de la définition de l’Etat. Si Maurice Hauriou
définit l’Etat comme « puissance publique », Kelsen l’identifie au droit, et va
jusqu’à considérer que l’Etat de droit est un pléonasme, puisque l’Etat est
produit par l’ordre juridique et qu’il est soumis au droit. Léon Duguit, quant à
lui, se démarque par sa définition de l’Etat comme une « coopération de
services publics organisés et contrôlés par des gouvernants ». Cela n’empêche,
toutefois, que l’idée étatique traverse l’ensemble de ces critères, sans se limiter,
de manière exclusive, à l’un d’eux. La divergence des conceptions juridiques a
surtout eu le mérite de rendre compte de cet agencement complexe qu’est l’Etat
et de souligner, ainsi, la pertinence méthodique de garder abstraite la définition
de cet « être de droit » en qui se cristallise le collectif-politique.

B- La définition juridique

La définition classique, avancée par R. Carré de Malberg, à l’Etat, est


toujours considérée comme la plus satisfaisante, et sur sa base se construisent
encore les cours de droit constitutionnel. L’éminent constitutionnaliste définit
l’Etat comme « une communauté d’Hommes, fixés sur un territoire propre et
possédant une organisation d’où résulte, pour le groupe envisagé, dans ses
rapports avec ses membres, une puissance supérieure d’action, de
commandement et de coercition ». L’approche juridique part encore des
éléments constitutifs de l’Etat, c’est-à-dire ceux qui déterminent son existence
matérielle (population et territoire), en plus de sa caractéristique essentielle et
distinctive, qui est la souveraineté. Celle-ci est considérée comme l’élément
capital qui détermine l’essence juridique propre de l’Etat. C’est elle qui permet
de reconnaître, à l’Etat, cette individualité globale distincte de celle de ses
membres particuliers et transitoires. Bref, c’est d’elle qu’est induite la fiction
de l’Etat-personne morale de droit public.

Wafa Zaafrane Andoulsi 26


Théorie constitutionnelle

Toutefois, cette définition, autant qu’elle décrit ce qui constitue l’Etat,


ne dit pas ce qu’est l’Etat. C’est sur cette base que le doyen Maurice Hauriou
trouve le point de départ de sa définition de l’Etat, en constatant que celui-ci
représente tous les caractères d’un organisme social structuré, c’est-à-dire
d’une institution. Etant, de plus, l’instance de surplomb de tout l’ordre social, il
le définit comme « l’institution des institutions ».

Paragraphe 2 : L’Etat comme « institution des institutions »


(M. Hauriou)

La définition institutionnelle de l’Etat reste liée à sa capacité d’encadrer


le collectif et d’englober le politique. Impliquant l’unité et l’ordre, comme
principes distinctifs (A), elle entérine, par ailleurs, le dépassement de la théorie
contractuelle, comme base explicative du phénomène étatique (B).

A- De la théorie contractuelle à la théorie institutionnelle

La consécration de l’Etat comme personne collective souveraine trouve


sa pleine validation dans sa démarcation comme « institution ». Maurice
Hauriou, père de l’institutionnalisme, définit l’institution comme « une
organisation sociale, en relation avec l’ordre général des choses, dont la
permanence individuelle est assurée par l’équilibre interne d’une séparation
des pouvoirs, et qui a réalisé en son sein une situation juridique ». La théorie
de l’institution – force est de le souligner – se présentait, à l’époque, comme
réaction à l’individualisme des XVIIIème et XIXème siècles. Elle s’appuyait sur
la dimension sociale de l’Etat et du droit, c’est-à-dire sur l’Etat comme
construction résultant de l’interaction et de l’équilibre entre les différentes
forces sociales, y compris le Marché. Au-delà de la théorie du Contrat social,
elle révèle la dimension de l’Etat comme forme de relation politique
institutionnalisée, c’est-à-dire soumise à des normes, à des règles et à des
procédures. Mieux encore, elle érige l’Etat, de jure, en l’institution suprême ;
parce qu’il est la relation politique qui détermine potentiellement toutes les
autres, parce qu’il est l’arbitre ultime de tout conflit dans la société. C’est ainsi

Wafa Zaafrane Andoulsi 27


Théorie constitutionnelle

que l’Etat s’est consacré comme l’institution des institutions. Cela s’est fait de
manière à rompre avec la vision juridique découlant de la théorie du contrat
social qui ramène l’Etat à un accord volontaire établi à un moment donné entre
les individus. L’Etat sera, dans cette perspective, l’association politique
librement formée par les participants au contrat social, et la souveraineté
s’apparentera à la volonté générale des contractants, c’est-à-dire la somme de
leurs volontés individuelles. Ainsi, fondé sur les libertés individuelles, le
contrat social, une fois conclu, sera à leur fondement. Or, la consécration de
l’Etat comme organisme social structuré, c’est à dire comme institution
politique-collective, grâce à la démocratie (alternance, délibération, égalité...) a
bien mis en évidence que la volonté générale (tout comme l’intérêt général)
sera plus que la somme de la volonté des parties, et l’Etat sera plus qu’une
relation contractuelle.

Il s’en suit deux axes essentiels qui différencient l’Etat des autres types
d’organisations.

B- Les principes distinctifs de l’institution étatique

A la lumière de tout ce qui précède, nous pouvons dégager deux axes


essentiels, autour desquels tourne toute la théorie juridique de l’Etat. L’idée
étatique implique, d’un côté, un principe d’unité, dégagé de la différenciation
de l’Etat, par le fait de son organisation, et donnant lieu à une unité de volonté
distincte des multiples volontés des différents membres de la collectivité. C’est
bien à partir de ce principe d’unité qu’est induite la personnalité juridique de
l’Etat et que celui-ci devient sujet de droit. L’Etat reste, en ce sens, la
réalisation d’une société politiquement intégrée.

Cela nous ramène au second principe, étroitement lié au premier, par le


truchement de la souveraineté. L’idée étatique est, aussi, ce « principe
d’ordre » qui renvoie aussi bien à l’ordre juridique (hiérarchie des normes)
qu’à l’organisation administrative pyramidale et ses corollaires, au niveau
territorial et sectoriel, ainsi qu’au niveau des rapports politique-administration.

Wafa Zaafrane Andoulsi 28


Théorie constitutionnelle

Le principe d’ordre, caractéristique de l’institution, nous ramène, en somme, au


champ de la direction verticale, du commandement et de la contrainte. Le
principe d’ordre devra aussi être souligné dans son opposition au « désordre ».
Le contrat social n’est-t-il pas, en tous cas, une sortie de l’état de nature, donc,
en quelque sorte, d’un état de désordre ? Cela ne fait, par ailleurs, qu’évoquer
le rapport Etat-Liberté, toujours au cœur des débats, aussi bien théoriques que
politiques, sur l’étendue de l’idée étatique face à l’individu.

Or, à observer les débats théoriques, aussi bien politiques que


constitutionnels, sur le rôle et la place de l'Etat dans le système dont il a été
« l'institution des institutions », pendant deux ou trois siècles au moins de
construction de la démocratie libérale, on remarque un glissement assez
répandu vers des hypothèses à caractère discrétionnaire, focalisées sur le destin
de l’Etat, du type « dépérissement », « fin » ou « dépassement » de l’Etat.
Hormis les soubassements idéologiques de telles thèses – toujours
controversables –, il est à en retenir un problème d’inadaptation des concepts
avec le contexte actuel. Remarquons, à juste titre, que c’est bien autour des
deux axes évoqués que tournent toutes les mises en question actuelles de l’Etat,
en tant que réalité et en tant que concept. Cela appelle nécessairement à faire le
suivi de l’évolution de l’idée étatique, pour en cerner la portée sur la théorie
constitutionnelle.

Section 2 : Evolution de l’idée étatique

Aujourd’hui, le constat de dégradation de l’idée étatique semble


irréductible. Tous les éléments composant l’univers juridique de l’Etat font, de
manière claire ou moins expresse, objet d’examen, pour mettre en exergue une
incertitude sur le statut de l’Etat. L’émergence d’un nouveau paradigme
étatique, tel que celui de la gouvernance, qui défie le corpus conceptuel jusque-
là consacré, en témoigne (paragraphe premier). Pour en saisir les termes, il
importe, avant tout, de pointer l’évolution (ou les évolutions) qu’a connue(s)
l’Etat, notamment au cours du XXème siècle (paragraphe deuxième).

Wafa Zaafrane Andoulsi 29


Théorie constitutionnelle

Paragraphe premier : Le sens de l’histoire

Le sens de l’Histoire de l’Etat demeure un élément crucial, dans sa


compréhension. La logique historique aide, en tous cas, à donner un sens au
mouvement présent, en éclairant les hypothèses possibles. Le XXème siècle
paraît, à cet égard, le siècle où l’Etat a connu le plus de moments forts, le plus
de tournants historiques menant à la cristallisation de l’idée étatique, telle que
nous la vivons aujourd’hui, avec tous ses « acquis », ses ambiguïtés et ses
enjeux, voire ses « échecs ». On peut, en somme en compter trois phases ou
expériences essentielles : le totalitarisme, l’Etat-Providence et le
néolibéralisme.

A- L’expérience totalitaire

Le premier moment fort pour l’Etat, au cours du XX ème siècle, a eu lieu


avec le totalitarisme, avec qui a eu lieu la première « dégradation » de l’idée
étatique, par la réduction de l’Etat au « Parti ». Le marxisme, par exemple,
comme idéologie, tout comme pratique de pouvoir, conçoit l’Etat en tant que
courroie de transmission vers la société. Et pourtant, les analyses se sont
presque toujours inclinées à faire assumer à l’Etat la responsabilité des régimes
totalitaires, tout en oubliant qu’il n’en était que la structure d’accueil, récupérée
et instrumentalisée.

B- L’Etat-Providence

Le second moment fort de l’Etat a eu lieu, juste après la seconde Guerre


mondiale, avec l’avènement de l’Etat-Providence, comme titre de la victoire du
couple démocratie-économie de marché. L’Etat-Providence était, au départ, et
durant ses Trente Glorieuses, le grand titre d’un double succès des structures et
des fonctions étatiques. Toutefois, il n’a pas manqué de marquer la seconde
dégradation de l’idée étatique, avec l’échec, de son modèle structuraliste
globalisant, à contourner la deuxième grande crise économique du XXème
siècle, symbolisée par les deux chocs pétroliers des années 1970. L’échec de

Wafa Zaafrane Andoulsi 30


Théorie constitutionnelle

l’« Etat démocratique, économique et social », consolidé par sa réussite à


contourner la première grande crise économique des années trente et par sa
victoire sur le totalitarisme, offre ainsi l’argument fort aux néoconservateurs,
en politique, et aux monétaristes, en économie, pour contester la présence de
l’Etat, dans la société et dans l’économie (contestation du poids financier de
l’Etat, excroissance de l’administration publique, inefficacité de l’action
publique, désenchantement démocratique...).

Partant, une approche critique du politique se développe et substitue


un principe de méfiance au principe de confiance, jusqu’alors à la base de tout
l’ordre politique-démocratique. L’Etat qui était perçu comme le garant des
droits devient seulement perçu et traité en tant qu’un ordre de contrainte.

C- Le virage néolibéral

Dans le sillon du discrédit de l’Etat-Providence et de ses théories


fondatrices (keynésiannisme, collectivisme), survient le troisième moment fort
de l’Histoire étatique au XXème siècle. La troisième dégradation de l’idée
étatique, a eu lieu, avec l’avènement du néolibéralisme et de ses référentiels
autres que politiques, venant faire le contrepoint de l’Etat, de sa logique
spécifique et de ses valeurs. A sa première apparition, le néolibéralisme était
avancé comme un courant de pensée censé apporter une solution à la crise du
capitalisme, voire à fournir des réponses à ses contradictions et à ses limites.
Or, le capitalisme conçoit la place de l'Etat, à la lumière d'une hiérarchie des
valeurs qui lui est propre et en fonction d'une rationalité économique qui met
en avant la centralité du Marché, comme déterminant des faits sociaux et
politiques. Le néolibéralisme, correspond, ainsi, à une véritable rupture
historico-institutionnelle, portant le titre d’une réforme de l’Etat. C’est à ce titre
que l’Etat se trouvera désormais face à une grande mouvance le défiant, au-
delà de son statut, dans les éléments fondateurs de son concept (le collectif,
l’ordre, la contrainte, le monopole, la hiérarchie...).

Paragraphe deuxième : Les implications conceptuelles

Wafa Zaafrane Andoulsi 31


Théorie constitutionnelle

Les éléments d’analyse juridique classique ne semblent plus suffisants


pour contourner la nouvelle figure de l’Etat et la nouvelle nature du phénomène
politique. Il est vrai que la pensée juridique s’attache, depuis l’apparition de
l’Etat moderne, au XVIème siècle, à définir le rapport de l’individu à l’Etat, ou
de l’individu à la propriété. Mais c’est bien l’approche politique de l’Etat qui a
eu le mérite de tenir compte de la réalité étatique, en tant que structure
complexe, dont la sphère de compétences s’est progressivement étendue à
l’économie (au XIXème siècle avec l’Etat-entrepreneur), puis au domaine
social (au XXème siècle avec l’Etat-Providence).

Avec l’avènement du néolibéralisme, c’est le rapport Etat-individu qui


s’est mis en question. De ce rapport transparaît une certaine opposition entre le
politique (le collectif) et le juridique (la liberté), d’un côté, et entre le politique
(l’intérêt général) et l’économique (la concurrence), de l’autre.

Face à la logique étatique, le néolibéralisme constitue, également, un


système complexe qui part toujours d’une vision économique de l’Etat mais
dont la portée n’est pas facile à cerner. Il n’en demeure pas moins, en effet, que
la signification du néolibéralisme (A) est porteuse d’une inflexion
paradigmatique importante pour l’institution étatique, dont la sémantique de la
gouvernance reste aujourd’hui l’expression principale (B).

A- La signification du néolibéralisme

Plus qu’une idéologie, le néolibéralisme est une réflexion politique. Il


correspond, à juste titre, à une technique de gouvernement (Foucault), autant
qu’il porte sur les conditions de gouvernement de l’ordre social. Or, le
néolibéralisme ne conçoit pas l’ordre social au-delà d’un ensemble composé
d’individus autonomes. Cette réflexion part, à juste titre, d’une vision
économique de l’individu, pris comme un être calculateur qui cherche à
maximiser ses intérêts et qui sait par lui-même ce qui lui est bon et ce qui lui
est mauvais. La notion d’intérêt général étant alors mise à l’écart, c’est la libre
concurrence qui devient le principe directeur de l’ordre social. Ce principe doit

Wafa Zaafrane Andoulsi 32


Théorie constitutionnelle

régir autant les relations individuelles privées que les relations étatiques
publiques. Cela veut dire que l’Etat ne sera qu’un instrument pour atteindre
l’objectif de maximisation du profit pour chaque individu ou acteur intervenant
(Ecole du public choice puis Ecole du choix rationnel).

Le néolibéralisme perce, ainsi, dans la conception-même de l’Etat, dans


sa logique, autant que dans ses techniques et son mode d’organisation. Il en est
un aspect premier, très révélateur, à observer : soit cette tendance, au sein-
même de l’Etat, à fléchir le caractère exorbitant du droit administratif et à
internaliser les normes du droit privé, même dans son propre fonctionnement
(partenariat, négociation...). Or, ces normes président, par définition, aux
transactions marchandes et aux relations contractuelles-individuelles. Par
conséquent, en soumettant l’Etat à la logique du marché, le néolibéralisme
procède à estomper les lignes de séparation, reconnues même par le libéralisme
classique, entre l’Etat et le marché. Cela mène, par là même, à creuser la
distance entre l’Etat et la société, en battant en brèche le rôle social de l’Etat,
caractéristique du modèle de l’Etat-Providence (protection, solidarité, égalité),
au profit du dessein de l’Etat minimal (concurrence, autonomie, équité). Le
politique se conçoit, alors, comme un processus qui réunit l’ensemble des
acteurs quelle que soit leur nature (publics, privés, sociaux, individus...) et
dont l’action (négociée) donne lieu à la décision publique. Les institutions
publiques auront alors pour rôle d’institutionnaliser cette action concertée et ses
résultats.

C’est ainsi que le néolibéralisme a joué une véritable fonction historique


dans son ébranlement du paradigme de l’Etat-institution des institutions. On en
retire l’hypothèse de l’émergence d’un nouveau paradigme étatique qui
implique une conception différente des rapports entre l’Etat, le marché et la
société civile ; une conception, libellée « gouvernance », qui contribue
foncièrement à changer d’approche dans l’appréhension de l’Etat, aussi bien
comme phénomène que comme concept.

B- L’expression du néolibéralisme
Wafa Zaafrane Andoulsi 33
Théorie constitutionnelle

La signification du néolibéralisme, axée sur l’idée de la libre


concurrence et sur une approche instrumentale de l’Etat, trouve sa pleine
concrétisation dans le vocable de « gouvernance ». Aujourd’hui, le concept de
gouvernance a fait une entrée par la grande porte, dans la sémantique juridique
constitutionnelle, sans pour autant impliquer de statut précis. La question de la
juridicité du concept de gouvernance reste toujours pertinente, alors que celui-
ci a formellement pénétré les différentes branches du droit public (droit
administratif, droit financier, droit de l’environnement...). Il ne va sans dire que
sa pénétration a, d’abord, eu lieu dans le droit privé, via le droit des sociétés
commerciales, avant de conquérir la sphère constitutionnelle, non seulement
dans ses débats mais aussi dans ses normes. Et il suffit, à cet égard, de se
référer à la nouvelle vague de Constitutions dont la Constitution tunisienne du
27 janvier 2014 reste le prototype.

Or, comme le suggérait R. Carré De Malberg, la science juridique « n’a


pas seulement pour objet de constater les faits générateurs du droit, mais elle a
pour tâche principale de définir les relations juridiques qui découlent de ces
faits ». Cela appelle, donc, à définir le concept de gouvernance, autant qu’il
constitue le titre principal de changement dans la sémantique constitutionnelle.

La gouvernance constitue, d’abord, un phénomène politique et


administratif. Exprimant la rationalité néolibérale dans son action sur la
transformation des fonctions de l’Etat, elle a une vocation descriptive qui a
bien servi à caractériser les formes émergentes de l’action publique (régulation,
PPP, AAI, décentralisation, négociation, concertation...). La gouvernance
implique, en ce sens, une relation de pouvoir. Elle revêt, par ailleurs, une
dimension prescriptive, puisqu’elle implique un modèle de référence à suivre et
se base sur un ensemble de principes à réaliser (elle dit ce qui doit être). La
gouvernance correspond, à ce double titre, à une théorie dont l’objet croise bel
et bien l’objet de la théorie constitutionnelle (l’Etat, le pouvoir).

Dans tous les cas, de par son contenu, la gouvernance s’inscrit dans la
continuité de la théorie libérale de l’Etat, dans sa tendance à limiter le pouvoir
Wafa Zaafrane Andoulsi 34
Théorie constitutionnelle

politique, voire à contourner la consécration historique de l’Etat comme


monopole du politique. Or, si l’Etat constitue, jusque-là, l’idée et l’institution
qui a permis le mieux de rationaliser l’organisation politique, l’émergence et
l’extension du concept de gouvernance, appelle à s’interroger sur sa capacité,
aujourd’hui, de réaliser ce compromis subtil entre l’individuel et le collectif, et
donc sur sa définition même comme « expression de la collectivité unifiée »,
selon les termes de R. Carré De Malberg.

Quatre traits caractéristiques rejaillissent de l’idée de gouvernance et


requièrent une attention particulière : en premier lieu, le polycentrisme
institutionnel ; en second lieu, le caractère flou de la frontière entre le public et
le privé ; en troisième lieu, l’emphase sur la dimension procédurale de l’action
publique ; et en dernier lieu, le rapport différent à la contrainte et à l’autorité.
De par ces traits, la gouvernance ne manque pas de se situer à l’opposé des
deux axiomes distinctifs de l’Etat, précédemment relevés, à savoir le principe
d’unité, face auquel elle avance la fragmentation généralisée des collectifs ; et
le principe d’ordre, face auquel elle rend compte de la complexité croissante de
la société.

Le nouveau schème de gouvernance face à celui de l’Etat peut être


mieux saisi à travers l’ensemble des changements que connait le pouvoir
étatique. Celui-ci connaît de nouvelles formes d’organisation régies par des
technologies nouvelles (contre-pouvoir). Il connaît également un véritable
fléchissement dans l’aménagement des rapports gouvernants-gouvernés,
notamment exprimé dans le redéploiement que connait l’idée démocratique.

Wafa Zaafrane Andoulsi 35


Théorie constitutionnelle

CHAPITRE 3

Le pouvoir politique

La problématique actuelle du pouvoir politique évoque, d’un côté, la


question de son organisation qui semble dépasser l’optique classique de la
théorie de la séparation des pouvoirs (section première) et interroge, d’un
autre côté, sa légitimité, en raison des évolutions récentes que connaît la
démocratie (section deuxième). Sous l’angle constitutionnel, ces questions
s’avèrent à la croisée du politique et du juridique, dépassant, de la sorte, la
vision purement institutionnelle.

Section première : L’organisation du pouvoir

L’organisation du pouvoir renvoie principalement à la théorie de la


séparation des pouvoirs. Montesquieu, son fondateur, en fait un principe
général d’organisation de tout le pouvoir étatique. Elle devient, par la suite, une
sorte de dogme politique, notamment avec la DDHC dont l’article 16 érige la
Constitution en une mise en forme de la séparation des pouvoirs (paragraphe
premier). Il n’en demeure pas moins qu’aujourd’hui, cette théorie souffre de
son vieillissement. La transformation des fonctions dévolues aux structures
traditionnelles révèle un problème d’inadaptation. La consécration consécutive
de la notion de « contre-pouvoir » s’inscrit, à cet égard, dans la continuité de
son renouvellement (paragraphe deuxième).

Paragraphe premier : La théorie de la séparation des pouvoirs

S’il est vrai que l’idée de séparation des pouvoirs trouve ses racines dans
l’œuvre de John Locke, dans son Essai sur le gouvernement civil, c’est bien
Montesquieu qui, en la reprenant, l’a approfondie et systématisée. Montesquieu
développe sa théorie à partir de son constat référentiel que « c'est une
expérience éternelle que tout homme qui a du pouvoir est porté à en abuser : il
va jusqu'à ce qu'il trouve des limites. [...] Pour qu'on ne puisse abuser du

Wafa Zaafrane Andoulsi 36


Théorie constitutionnelle

pouvoir, il faut que, par la disposition des choses, le pouvoir arrête le


pouvoir ».

Fondée, donc, sur l’idée de limitation des pouvoirs, la théorie de la


séparation des pouvoirs appelle à examiner sa signification (B) et sa portée (C).
Mais cela requiert, tout d’abord, d’analyser son contenu (A).

A- Contenu de la séparation des pouvoirs

Le contenu de la séparation des pouvoirs renvoie, avant tout, à


l’acception retenue du pouvoir (a). C’est sur sa base que s’est développée la
notion classique de « séparation » des pouvoirs (b).

a- La notion de pouvoir

La notion de pouvoir renvoie essentiellement à l’exercice de la


souveraineté, mais elle renvoie également à cette distinction entre le pouvoir-
fonction qui implique l’usage d’une prérogative juridique et le pouvoir-organe
qui se réfère à l’autorité exerçant la souveraineté.

En se référant aux fonctions, le « pouvoir » dénote une activité, c’est-à-


dire une classe d’actes. Les fonctions étatiques sont, en effet, le produit d’une
classification des actes. C’est sur cette base que le constituant procède à
répartir ou à attribuer des compétences. Les actes accomplis par les
gouvernants, pour le compte de l’Etat, s’inscrivent, donc, dans cette perspective
des compétences ou des fonctions, définies dans la Constitution et qui
renvoient, au final, à des activités.

En se référant aux organes de l’Etat, le « pouvoir » désigne ceux qui


exercent lesdites fonctions (pouvoir législatif, pouvoir exécutif...).

Ceci étant, la séparation des pouvoirs stricto sensu renvoie à une double
séparation : la séparation des fonctions, d’un côté, et la séparation des organes,
de l’autre.

Wafa Zaafrane Andoulsi 37


Théorie constitutionnelle

b- La notion de séparation

L’idée de « séparation » implique deux principes :

- Le principe de spécialisation des fonctions : Résultant de la distinction


des fonctions, il implique l’exercice d’une fonction par un organe de
façon exclusive et entière.

- Le principe d’indépendance organique : Deux organes sont


réciproquement indépendants, lorsque chacun d’eux échappe à toute
interférence de la part de l’autre, quant à sa formation, à l’exercice de sa
fonction et à sa durée.

Or, force est de remarquer que Montesquieu, en développant sa théorie,


n’a jamais utilisé le terme séparation. Celle-ci n’est apparue que dans la
DDHC. Elle marque, de la sorte, un détachement de l’esprit originel de
Montesquieu, voire une dénaturation de sa pensée. L’idée fondamentale de
Montesquieu était, telle qu’il l’a bien exprimée, la nécessité que « le pouvoir
arrête le pouvoir ». Or, ni la spécialisation des fonctions ni l’indépendance
organique, prises isolément, ne semblent, à première vue, permettre d’arrêter le
pouvoir, puisque l’exclusivité interdirait à un pouvoir d’intervenir dans
l’exercice des fonctions d’un autre pouvoir, et puisque l’indépendance exclurait
toute influence réciproque possible.

Il n’en demeure pas moins, toutefois, que cette interprétation infidèle à


« l’esprit des lois » a, le plus, imprégné et influencé le droit constitutionnel.
Cela appelle, à juste titre, à tenir compte de la signification de la théorie de
Montesquieu. Celui-ci a également évoqué, dans le développement de son
modèle, deux facultés : la « faculté de statuer » et la « faculté d’empêcher »
dont dispose chaque organe. Ces deux « facultés » peuvent mieux décrire le
modèle libéral de limitation des pouvoirs.

Wafa Zaafrane Andoulsi 38


Théorie constitutionnelle

B- Signification de la séparation des pouvoirs

La séparation des pouvoirs ne signifie pas isolement ou cloisonnement


des pouvoirs. Cela aboutira, en raison des conflits inévitables entre les
pouvoirs, à la paralysie de l’Etat. L’idée constitutionnelle de séparation
implique plutôt que les pouvoirs se limitent de manière mécanique, c’est-à-dire
par « la disposition » ou la force des choses, et non pas par le seul respect du
texte de la Constitution. Rien n’empêche, alors, un certain partage des
fonctions ou une certaine influence réciproque entre les organes, qu’on qualifie
généralement de « fonction de contrôle ».

Montesquieu précise, en effet, dans l’exposition de son modèle, que


« pour former un gouvernement modéré, il faut combiner les puissances, les
régler, les tempérer, les faire agir, donner pour ainsi dire un lest à l’une pour
la mettre en état de résister à une autre ». Chaque pouvoir sera, alors, amené à
agir dans le concours des autres pouvoirs. Cela implique un principe de
collaboration entre les pouvoirs, résultant de leur partage. Car, en pratique,
aucun pouvoir ne peut agir sans l’assentiment des autres pouvoirs (ainsi,
l’exécution du budget de l’Etat par le pouvoir exécutif ne peut pas avoir lieu
sans l’autorisation budgétaire accordée par le pouvoir législatif, en vertu de la
loi de finance). Les attributions de l’un seront incomplètes sans les attributions
de l’autre. Cela implique que si chaque pouvoir, dans son domaine, peut
décider, il peut également s’opposer aux décisions de l’autre. C’est ce que
Montesquieu désigne par ses fameuses facultés de statuer » et d’empêcher,
auxquelles il accorde une importance particulière, contrairement à la
conception radicale de séparation organique et fonctionnelle. Il explique, à ce
propos : « J'appelle faculté de statuer, le droit d'ordonner par soi-même ou de
corriger ce qui a été ordonné par un autre. J'appelle faculté d'empêcher, le
droit de rendre nulle une résolution prise par quelqu'un d'autre ».

Cette idée topique a été, surtout, reprise par les auteurs des Federalist
Papers (Alexander Hamilton, James Madison, et John Jay), au moment de
l’élaboration de la Constitution américaine. Optant pour une démarche
Wafa Zaafrane Andoulsi 39
Théorie constitutionnelle

pragmatique axée sur l’objectif de la séparation des pouvoirs, soit sur la


limitation des pouvoirs et la prévention de toute forme de despotisme
(autocratie), les pères fondateurs de la Constitution américaine, relèvent que
Montesquieu, en proposant cette théorie « n’a point entendu proscrire toute
action partielle, tout contrôle réciproque des différents pouvoirs l’un sur
l’autre ; ce qu’il a voulu dire (...) c’est que lorsque la totalité du pouvoir d’un
département est exercée par les mêmes mains qui possèdent la totalité du
pouvoir d’un autre département, les principes fondamentaux d’une
Constitution libre sont renversés ». Cela dit, en partant de l’idée que le pouvoir
arrête le pouvoir, cette approche soutient qu’il est nécessaire non pas que les
pouvoirs soient séparés mais, plutôt, que tout pouvoir trouve un contrepoids
dans l’autre pouvoir.

La théorie des Checks and Balances, version américaine de la théorie de


Montesquieu, exclut, ainsi, tant la spécialisation des fonctions que
l’indépendance des organes. Sa finalité étant le gouvernement modéré, il ne
suffit pas de créer trois pouvoirs distincts, il faut surtout faire en sorte que ces
trois pouvoirs se contrôlent mutuellement et s’empêchent de dépasser les
limites. C’est en ce sens qu’on dit que les pouvoirs, dans leurs actions
concrètes, doivent se freiner, les uns les autres. Au-delà de la vision mécanique
axée sur les organes et les fonctions, la théorie des Checks and Balances,
comme interprétation de Montesquieu, développe une vision plus réaliste des
pouvoirs, ancrée sur leur dynamique interne. Elle admet, ainsi une certaine
interaction entre les pouvoirs, voire une certaine imbrication réciproque.

Il en résulte que :

- Le pouvoir politique doit être divisé entre plusieurs organes, de telle


sorte qu’aucun ne puisse exercer le pouvoir politique tout entier,

- Chaque fonction étatique doit être, non pas spécialisée, mais distribuée
entre une pluralité d’organes, de telle sorte que l’action de chaque

Wafa Zaafrane Andoulsi 40


Théorie constitutionnelle

organe puisse être, le cas échéant, empêchée ou rendue inefficace par


l’action d’un autre,

- Les divers organes de l’Etat, loin d’être réciproquement indépendants,


doivent disposer de pouvoirs de contrôle et d’influence réciproques.

En somme, quel que soit le contenu du principe de la séparation des


pouvoirs, sa portée sur la théorie constitutionnelle reste d’envergure, même s’il
semble aujourd’hui en déclin, en raison de l’évolution que connaissent les
relations de pouvoir au sein de l’institution étatique.

C- Portée du principe de séparation des pouvoirs

La portée principale de la théorie de la séparation des pouvoirs reste


traditionnellement liée à la classification des régimes politiques (a). Elle
semble, cependant, aujourd’hui, perdre beaucoup de sa vigueur, en raison de
son inadaptation au fonctionnement actuel de ces régimes et à leur
aménagement institutionnel (b).

a- Séparation des pouvoirs et classification des régimes politiques

La théorie de la séparation des pouvoirs procède de la distinction entre


trois fonctions : la fonction législative (édiction de la loi), la fonction exécutive
(exécution de la loi) et la fonction juridictionnelle (règlement des litiges). A
chaque fonction, correspond un pouvoir confié à un organe distinct. D’ailleurs,
c’est à la théorie que l’on doit les appellations toujours employées d’exécutif,
pour l’organe présidentiel ou les organes gouvernementaux, et de législatif,
pour le ou les organes parlementaires.

Quant à la fonction juridictionnelle, si elle a été aisément consacrée


comme pouvoir, dans le modèle américain, avec l’instauration de la Cour
Suprême (article III section I de la Constitution américaine), grâce à l’approche
des freins et contrepoids, axée sur les pouvoirs de contrôle et d’influence
réciproques, il n’en était pas de même, dans le modèle français. Celui-ci,
prétendant à la fidélité à la conception de Montesquieu, perçoit le juridictionnel

Wafa Zaafrane Andoulsi 41


Théorie constitutionnelle

comme « autorité » et non pas comme pouvoir à part entière (Constitution


française de 1958). Pour Montesquieu, le pouvoir juridictionnel est « nul », car
il consiste seulement à vérifier si les lois ont été ou non respectées. Toutefois,
dans sa jurisprudence la plus récente, le Conseil constitutionnel français se
réfère le plus souvent à ce qu’il appelle « la conception française de la
séparation des pouvoirs ». Cette formule lui permet surtout de limiter les
immixtions du pouvoir exécutif dans les activités confiées aux organes
judiciaires (voir par exemple la Décision n°2004-492 DC du 2 mars 2004). Si,
aux Etats-Unis, il n’existe pas de ministre de la justice, la séparation des
pouvoirs « à la française » se trouve étroitement circonscrite aux rapports entre
le pouvoir exécutif et la fonction juridictionnelle. Ces rapports, évoquent, à
juste titre, partout dans le monde, la problématique récurrente de
l’indépendance de la justice. Autant que cette indépendance est prévue par les
Constitutions, sa concrétisation – nécessaire pour parler de pouvoir – reste
variable selon le degré de libéralisme de l’Etat et de pluralisme politique.

Pour le reste, il n’est de pouvoir politique, au regard de la théorie de la


séparation des pouvoirs, que l’exécutif et le législatif. Etant mise en application
dans la Constitution américaine, ainsi que dans certaines Constitution
révolutionnaires françaises (notamment la Constitution de 1791 et la
Constitution de l’an III), la théorie de la séparation des pouvoirs a connu une
consécration spectaculaire, au cours du XIXème siècle, en devenant le
fondement d’une classification des régimes politiques, opposant ceux qui
pratiquent la confusion des pouvoirs au profit de l’exécutif (Consulat) ou du
législatif (régime conventionnel ou d’assemblée comme en Suisse) à ceux qui
réalisent une séparation souple (régime parlementaire, notamment anglais, mais
également français) ou stricte (régime présidentiel américain).

La séparation souple des pouvoirs, caractéristique des régimes


parlementaires, présuppose une collaboration fonctionnelle entre l’exécutif et le
législatif. Ainsi, par exemple, l’exécutif participe à la fonction législative à
travers l’initiative législative (le droit de soumettre des projets de loi à la

Wafa Zaafrane Andoulsi 42


Théorie constitutionnelle

délibération et au vote, au Parlement) et le Parlement participe au processus de


ratification des traités internationaux en votant la loi d’approbation du traité,
qui vaut une autorisation à la ratification (compétence du président de la
République). Il en est de même pour le vote de la loi de finance qui vaut une
autorisation budgétaire accordée par le Parlement au Gouvernement pour
mettre en œuvre ses politiques. La séparation souple des pouvoirs implique,
surtout, l’existence de moyens de révocation réciproques. Ainsi, le président de
la République peut dissoudre le Parlement et le Parlement peut destituer le
Gouvernement, en votant une motion de censure.

Par Contre, la séparation stricte ou rigide des pouvoirs, caractéristique


du régime présidentiel américain, exclut toute possibilité de révocation entre
les deux pouvoirs. Ni le président ne peut dissoudre le Congrès ni le Congrès
ne peut engager la responsabilité politique des ministres. Ceux-ci, appelés
secrétaires d’Etat, sont plutôt en relation hiérarchique avec le président des
Etats-Unis qui les désigne et les révoque librement. Et on parle plutôt
d’Administration Américaine et non pas de Gouvernement. Ce qu’il faut, en
somme, retenir, c’est que ce régime est construit sur la capacité des organes
constitutionnels de s’équilibrer ou, mieux, de se neutraliser réciproquement, ce
qui a mené à la multiplication des « facultés d’empêcher ». Dans le régime
présidentiel, les pouvoirs ne peuvent pas se révoquer, ils doivent se supporter.
Cette conception joint, en définitive, la séparation juridique des pouvoirs à leur
collaboration politique, de telle sorte qu’elle impose la négociation entre les
pouvoirs législatif et exécutif (la non coïncidence des mandats, le droit de veto
du président, l’absence d’initiative législative de l’exécutif). Force est de
souligner, par ailleurs, la centralité du caractère fédéral de l’Etat qui constitue
une garantie essentielle de l’équilibre politique dans le régime américain. En
plus de la séparation entre les trois pouvoirs, il y a une séparation entre le
niveau du pouvoir fédéral et le niveau des pouvoirs fédérés. La coexistence de
deux gouvernements distincts permet ainsi de préserver les droits et libertés, si
jamais l’un d’eux tend à les violer.

Wafa Zaafrane Andoulsi 43


Théorie constitutionnelle

Aujourd’hui, même si la typologie des régimes politiques connaît une


grande extension, en raison de la multiplication des régimes hybrides (semi-
présidentiel, parlementaire rationalisé, mixte...), le principe de la séparation des
pouvoirs en reste le fondement et le critère de base. Cela évoque, par là même,
un véritable problème d’adaptation de la théorie à la réalité des régimes
contemporains, si bien qu’elle perd, aujourd’hui, beaucoup de sa valeur
explicative.

b- Critique de la théorie

Autant que les régimes politiques deviennent de plus en plus complexes,


la théorie de la séparation des pouvoirs s’avère largement contredite, même
dans les régimes pluralistes. Cela ressort davantage de la réalité de
l’aménagement des pouvoirs institutionnels dans les régimes démocratiques
contemporains. Ceux-ci qui restent des régimes libéraux, bien qu’ils s’avèrent,
à l’analyse, des régimes de concentration des pouvoirs. La Grande-Bretagne en
est un exemple éloquent. En raison du bipartisme, tout le pouvoir politique se
trouve entre les mains du Cabinet (le Comité dirigeant du parti vainqueur aux
élections), puisqu’il dispose de la majorité absolue à la Chambre des
Communes. Pourtant, la Grande Bretagne reste l’une des démocraties les plus
libérales. Il s’en suit que le libéralisme du régime britannique tient à d’autres
causes que la séparation des pouvoirs. Il s’en suit, également, qu’on ne peut
plus considérer, comme le faisaient les théoriciens de la séparation, que le
législatif constitue un frein efficace aux excès éventuels de l’exécutif. Ce frein
n’existe, en réalité, que dans le régime présidentiel américain, notamment en
raison de la non-coïncidence des mandats. En effet, dans les régimes où le
Gouvernement est responsable devant le Parlement, il est généralement assuré
d’être soutenu par sa majorité, notamment pour l’adoption de ses projets de loi.
Le législatif ne saurait, dès lors, apparaître, malgré son caractère représentatif,
comme une garantie pour les gouvernés.

La principale cause d’une telle situation tient au fait que la théorie de la


séparation des pouvoirs est apparue avant l’avènement des partis politiques. Sa
Wafa Zaafrane Andoulsi 44
Théorie constitutionnelle

logique était liée au caractère institutionnel des problèmes que pose le pouvoir,
à l’époque de son élaboration (compétences des organes, leurs relations). Avec
le phénomène partisan, le clivage glisse du duel Législatif-Exécutif au rapport
Majorité-Opposition.

Mais ce qui est surtout en cause, c’est le déclin de l’équilibre


institutionnel des pouvoirs. Si le régime présidentiel garde, seul, sa vigueur sur
ce plan, grâce à l’absence de moyens de pression réciproques entre l’exécutif et
le législatif, dans les régimes où le Gouvernement est responsable devant le
Parlement, l’opposition entre exécutif et législatif perd son sens. Aujourd’hui,
le travail en étroite association entre les deux pouvoirs devient la condition de
leur efficacité. La dissolution d’un Parlement ou la démission d’un
Gouvernement ouvre plutôt sur l’instabilité politique que sur la limitation du
pouvoir, d’autant que le soutien de la majorité parlementaire à son
Gouvernement n’est pas inconditionnel ni systématique (cas des coalitions
gouvernementales par exemple). Par le phénomène partisan, et au-delà de la
séparation des pouvoirs stricto sensu, l’unité du pouvoir politique se trouve,
ainsi, largement rétablie. Quant à l’équilibre, il ne disparaît pas, certes.
Seulement, il change de caractère, dans la mesure où il devient plus politique
(opposition) qu’institutionnel.

La remise en cause de la séparation des pouvoirs se trouve, de plus,


endossée à la consécration progressive d’une autre vision de l’équilibre entre
les pouvoirs, libellée « contre-pouvoir ».

Paragraphe deuxième : La notion de contre-pouvoir

Le contre-pouvoir est une notion doctrinale qui n’a aucune origine


formelle en droit positif. On la trouve généralement employée pour désigner
tout ce qui pourrait gêner le pouvoir, chose qui engendre souvent une perte de
sens. C’est ce qui nécessite, de premier abord, de faire le contour de sa
définition (A).

Wafa Zaafrane Andoulsi 45


Théorie constitutionnelle

Il est à remarquer, ensuite, qu’au-delà de son apparence contestataire,


cette notion implique surtout l’idée de l’équilibre, ce qui ne manque pas de
rappeler la théorie de la séparation des pouvoirs. Or, à l’analyse, il apparaît que
cette notion marque un dépassement de cette théorie (B), tout en soulignant
l’élargissement de l’idée-même de Constitution (C).

A- Définition

Au regard de la doctrine, le contre-pouvoir n’est pas une notion facile à


saisir. Pour mieux la définir, il serait, d’abord, judicieux de la distinguer de
certaines notions voisines.

D’abord, le contre-pouvoir n’est pas une contre-force. Celle-ci désigne


plutôt tout groupement minoritaire, acteur social ou autre qui tend à affronter
les majorités politiques, sans pour autant relever de la même logique
représentative ni de la règle du jeu essentiellement politique qu’elle sous-tend.
Ces acteurs n’accèdent pas suffisamment au politique et n’ont pas pour mission
de s’opposer au pouvoir politique. Leur vocation est plutôt civile. Et même si
elles affrontent le pouvoir politique, il le sera de manière exceptionnelle, et leur
rôle tiendra, dans ce cas, à leur pesanteur sociologique plutôt qu’à leur action
(syndicats…).

Ensuite, le contre-pouvoir n’est pas un groupe de pression. Les groupes


de pression existent certes dans l’espace politique mais pas seulement. Ce sont
des vecteurs d’intérêts privés et peuvent même se trouver assez souvent du côté
de la majorité politique. Ils n’ont pas donc pour vocation d’empêcher l’abus du
pouvoir.

Enfin, le contre-pouvoir n’est pas le contrepoids, même si les deux


notions ont pour même inspiration l’idée de modération. Le terme de
contrepoids rappelle la théorie américaine des checks and balances. La
différence essentielle est que l’approche en terme de contre-pouvoirs est
systémique, alors que celle en terme de contrepoids est plus statique : là où

Wafa Zaafrane Andoulsi 46


Théorie constitutionnelle

celui-ci empêche par un simple effet de frein ou d’inertie, de manière


instantanée, l’autre modère par la concurrence et dans la durée.

Ainsi, le contrepouvoir désigne les centres organisés de décisions, de


contrôle, d’intérêts ou d’influence qui, par leur seule existence ou par leur
action, ont pour effet de limiter la puissance de l’appareil dirigeant de l’Etat. Il
peut se situer soit à l’intérieur du pouvoir politique (fonction de contrôle) soit à
l’extérieur de ce pouvoir tout en ayant pour effet de le limiter et, donc, de
permettre un équilibre d’ensemble plus favorable aux droits et libertés.

On en tire ce qui suit :

1- Que le contre-pouvoir a pour domaine d’action le politique,

2- Que la liberté est l’objectif ultime du mécanisme de contre-pouvoir.

3- Que sa légitimité tient à l’efficacité de son action.

Dans l’ensemble, la notion de contre-pouvoir, tout comme la séparation


des pouvoirs, tourne autour de l’idée de modération. Elle se trouve, toutefois,
animée par une logique qui échappe à la pensée classique de la séparation des
pouvoirs.

B- Le dépassement de la théorie de la séparation des pouvoirs

La notion de contre-pouvoir est souvent avancée comme le corollaire de


la théorie de la séparation des pouvoirs. Or, cela risque de limiter la perception
des contre-pouvoirs aux contre-pouvoirs institutionnels et à l’équilibre interne
du pouvoir politique, puisque la logique de la séparation des pouvoirs exige,
comme préalable à la fonction de contre-pouvoir, le statut de pouvoir. C’est
que, selon cette perspective, pouvoir et contre-pouvoir ont des identités
réversibles et donc le contre-pouvoir doit être au moins institutionnalisé.

Or, cela ne permet pas de prendre en compte les entités non


institutionnelles qui jouent un rôle fondamental de contre-pouvoir et qui se
situent en dehors de la sphère du pouvoir politique. Ces acteurs disposent d’un

Wafa Zaafrane Andoulsi 47


Théorie constitutionnelle

véritable pouvoir d’influence sur la décision publique (les medias, la société


civile, l’opinion publique…) et parviennent ainsi, de manière concrète, à
l’« empêcher ». Au-delà de la légitimité démocratique dont bénéficie le pouvoir
politique, le pouvoir d’influence de ces entités est effectif. La légitimité
représentative, quant à elle, se trouve dans plusieurs cas concurrencée par
d’autres formes de légitimité. Tel est le cas, par exemple, de la « légitimité
consensuelle » qui a régi toute la phase de crise politique avant l’adoption de la
Constitution en Tunisie et qui a bien réuni des acteurs politiques institutionnels
avec des acteurs non institutionnels (quartet, dialogue national).

Le contre-pouvoir est, donc, une notion fonctionnelle : il assure,


d’abord, une fonction immédiate et conjoncturelle, celle de contrôler et de
sanctionner l’excès de pouvoir ; et une fonction globale et structurelle, ensuite,
celle de garantir l’équilibre général entre le politique et la liberté. La somme
sera cette fonction de régulation : le contre-pouvoir, par sa fonction
oppositionnelle à toute excroissance possible du pouvoir joue le rôle de pouvoir
compensateur, c'est-à-dire régulateur du pouvoir concurrent.

Tout compte fait, le contre-pouvoir passe, aujourd’hui, d’une idée


politique à une idée juridique, autant que ses implications concrètes sont un peu
partout dans les structures juridiques et politiques de la démocratie libérale et
autant qu’il sert l’idée et l’objectif de la liberté. Il s’inscrit, de la sorte, dans
l’élargissement du champ constitutionnel.

C- L’élargissement de l’idée de Constitution

Evoluant, d’abord, d’un référentiel purement institutionnel à un


référentiel politique, l’esprit de la séparation des pouvoirs s’ouvre, aujourd’hui,
avec la notion de contre-pouvoir, sur le référentiel juridique. L’idée de contre-
pouvoir est, en effet, indissociable de celle de la démocratie constitutionnelle
ou de l’Etat de droit, version moderne du gouvernement modéré. C’est que le
contre-pouvoir dépasse dans ses fondements et son inspiration la mécanique de
la séparation des pouvoirs pour se retrouver au cœur de la notion de

Wafa Zaafrane Andoulsi 48


Théorie constitutionnelle

Constitution, d’abord, à travers l’idée de liberté (a), ensuite, à travers


l’évolution que connait actuellement l’idée-même de pouvoir (b).

a- La liberté comme idée motrice du contre-pouvoir

La liberté est, bien entendu, au cœur de la notion de Constitution. Une


Constitution, disait Benjamin Constant « est un acte de défiance ». Sa fonction
n’est pas de fonder la légitimité du pouvoir mais qu’il soit encadré pour
prévenir tout abus.

Ceci étant, si l’esprit du contre-pouvoir trouve référence dans le principe


du gouvernement modéré, il importe d’évoquer, dans la même perspective, un
principe pas moins libéral ayant le même objectif de protection de la liberté de
l’individu contre l’abus du pouvoir politique : il s’agit du principe du moindre
gouvernement, d’égale importance dans la doctrine libérale. Alors qu’il est peu
cité, ce principe connaît aujourd’hui avec le néolibéralisme une réanimation,
dans le sens de restreindre le périmètre étatique (pouvoir politique) et d’élargir
celui individuel (liberté). Le cercle individuel implique bien entendu toute
forme pouvant faire face au pouvoir politique dans le sens de l’émancipation :
individu, société civile, minorité, proximité et autonomie locale, etc. Or, toutes
ces formes trouvent une place sur l’échiquier du contre-pouvoir, même si elles
ne sont pas toutes institutionnelles – ou, au moins, institutionnalisées –. Le
cadre institutionnel, comme exigence, trouve ici sa limite, autant que la norme
constitutionnelle offre les garanties structurelles et fonctionnelles nécessaires à
cette émancipation.

C’est notamment le cas de la nouvelle génération des droits de l’Homme


(le droit d’accès à l’information par exemple), de la prise en compte dans les
nouvelles Constitutions du paradigme de gouvernance, de démocratie
participative et de participation de la société civile. Il en est de même de la
prolifération des autorités publiques et administratives indépendantes à valeur
constitutionnelle, ainsi que de la constitutionnalisation de la gouvernance
locale.

Wafa Zaafrane Andoulsi 49


Théorie constitutionnelle

Tout cela s’impose, certes, en termes de privilège de liberté. Mais il


contribue irréductiblement au containment du pouvoir politique. L’idée de
contre-pouvoir relève dans cette perspective d’un mouvement plus global de
repenser le pouvoir.

b- Le renouvellement de la question de pouvoir en droit


constitutionnel

La définition classique du pouvoir, en tant que fonction ou en tant


qu’organe, découlant de la souveraineté semble, aujourd’hui, insuffisante pour
pouvoir englober la nouvelle dynamique politique, surpassant la logique
institutionnelle. A l’ère de la gouvernance, la souveraineté étatique recule.
L’acception statique du pouvoir se heurte à la nouvelle dynamique qui anime la
démocratie libérale, alors que l’idée de contre-pouvoir trouve sa pleine
réalisation dans la constellation de pouvoirs publics et privés qui concourent à
la gouvernance de l’Etat.

Le contre-pouvoir procède, ainsi, du changement de paradigme que


connaît le droit constitutionnel. Face à la montée exponentielle de forces
extrapolitiques, dans la sphère publique, celui-ci est appelé, d’abord, à les
reconnaître, ensuite, à définir leur statut, et enfin à repenser l’ensemble des
relations politiques, voire l’idée même de pouvoir.

Cet enjeu n’est pas, à vrai dire, nouveau. Il suffit, là, de remonter à
Maurice Hauriou qui avait évoqué, depuis le début du siècle dernier, l’idée de
multiplication des pouvoirs autres que politique et a défendu, par là même,
l’idée de séparation des pouvoirs politique et économique, gouvernement et
administration, individu et Etat, etc. Il s’agissait d’une conception matérielle de
la séparation des pouvoirs, par laquelle Hauriou avait réintroduit dans l’analyse
constitutionnelle des pouvoirs traditionnellement écartés. Une telle approche
peut permettre d’élargir les possibilités d’intégration du contre-pouvoir –
comme mécanisme et comme approche –, dans l’analyse constitutionnelle.

Wafa Zaafrane Andoulsi 50


Théorie constitutionnelle

Pour le reste, le renouvellement de l’idée de pouvoir en droit


constitutionnel est davantage décelable à travers l’évolution que connaît,
aujourd’hui, la démocratie.

Section deuxième : la légitimité du pouvoir

La légitimité du pouvoir évoque le rapport gouvernants-gouvernés. Elle


désigne l’adhésion des gouvernés au pouvoir politique et l’obéissance qui lui
est due. Elle implique donc la capacité de ce pouvoir à faire admettre son
autorité ou sa « domination » (Max Weber) aux membres de la société
(citoyens, individus, collectivités...). Cet assentiment au pouvoir politique se
fonde, dans l’Etat moderne, sur la souveraineté du peuple et renvoie, ainsi, à la
démocratie. En effet, celle-ci se définit communément, et de manière simple,
comme « le gouvernement du peuple par le peuple et pour le peuple » (célèbre
citation d’Abraham Lincoln reprise par l’article 2 de la Constitution française
de 1958). Or, ce lien étroit avec le peuple constitue l’aboutissement d’une
certaine maturité de l’idée démocratique à travers l’histoire politique. Née
depuis l’antiquité à Athènes, la démocratie n’est pas une théorie préétablie ni
une doctrine définitive. Elle est plutôt une construction résultant de
l’expérience et de la dynamique évolutive que connaît le lien entre les
gouvernants et les gouvernés. Cela appelle, donc, à examiner, de prime abord,
la notion de démocratie, en analyser le contenu et la signification (paragraphe
premier), puis à faire le point de sa genèse (paragraphe deuxième).

Paragraphe premier : La notion de démocratie

L’idée démocratique trouve ses racines profondes dans l’Antiquité


gréco-romaine, où la notion est apparue dans le sillage de la contestation de
l’oligarchie, régime où le pouvoir appartient à un petit nombre de personnes,
une famille, une caste (aristocratie, monarchie absolue...). Etymologiquement,
la démocratie désigne que le pouvoir est détenu par le peuple. Et c’est dans les
cités grecques que le pouvoir s’ouvrira, pour la première fois de l’histoire, aux
couches sociales autres que les plus forts ou les plus riches. A Rome, l’idée

Wafa Zaafrane Andoulsi 51


Théorie constitutionnelle

d’un régime de participation populaire aux décisions (Res Publica) se


consacrera, avec l’instauration de la République romaine. Mais il a fallu
attendre jusqu’au XVIIIème siècle pour voir apparaître un nouveau système de
valeurs qui contribuera à forger la notion moderne de démocratie. Contestant
les formes de gouvernement despotique, les théories philosophiques
développées à l’époque soutenaient qu’il fallait non seulement limiter les
pouvoirs des gouvernants mais aussi faire désigner ceux-ci par le peuple.

L’idée-force de la démocratie était, donc, la légitimation du pouvoir.


Ainsi, la République se présentera comme plus légitime que la monarchie
(Ancien Régime). La principale expression en sera le passage des Hommes de
l’état de « sujets » à l’état de « citoyens ».

Il en découle les deux axes essentiels de l’idée moderne de démocratie :


la participation des citoyens à la chose publique, d’un côté (A), leur
représentation au pouvoir, de l’autre (B).

A- La participation

La participation politique est au cœur de l’idée citoyenne. La


citoyenneté, toujours porteuse de sa signification originelle grecque, implique
la participation à l'administration de la communauté politique. Exprimant
l’existence politique des hommes ou des individus, elle s’apparie d’un côté,
avec l’autonomie des hommes alias libertés individuelles (liberté d’expression
et de publication, liberté de conscience et d’opinion, intégrité physique...), et
d’un autre côté, avec leur liberté politique, traduite dans les droits participatifs
(droit d’élire et de se porter candidat aux élections, droit de fonder des partis
politiques, des syndicats et des associations, liberté de réunion et de
manifestation pacifique...).

Or, la liberté suppose le choix. Le choix suppose la pluralité des idées et


des options. C’est en ce sens que la participation en démocratie reste tributaire
du pluralisme politique. Celui-ci, force est de la souligner, ne se confond pas au
multipartisme. Le multipartisme qui désigne la pluralité des partis politiques

Wafa Zaafrane Andoulsi 52


Théorie constitutionnelle

dans une société politique n’implique pas forcément la démocratie. Plusieurs


régimes autocratiques actuels admettent ainsi l’existence de partis politiques,
sans pour autant qu’ils permettent ni une véritable liberté d’expression ou
d’action ni l’idée d’alternance au pouvoir via des élections libres et
transparentes. Inversement, plusieurs démocraties occidentales reposent sur le
bipartisme et donc n’envisagent pas un multipartisme, sans que cela nuise à
leur caractère pluraliste (Grande Bretagne, Etats-Unis). Il est à dire que le
pluralisme renvoie à la coexistence d’idées politiques diversifiées ainsi qu’à
leur concurrence. Il renvoie, par là-même, à la délibération comme paramètre
essentiel de démocratie. La délibération n’est autre qu’un débat contradictoire
et ouvert d’idées politiques, sanctionné par le vote. Le principe de la majorité
en sera alors la règle méthodique de prise de décision. Dans la même
perspective, la remise en jeu régulière du pouvoir dans des élections libres où le
vote est secret, l’existence de l’opposition, la consécration de son statut
constitutionnel ainsi que la règle de l’alternance seront, tous, une conséquence
directe du pluralisme politique.

Il en découle que la participation citoyenne reste tributaire du


pluralisme, comme corollaire de la démocratie, autant qu’il se trouve à
l’opposé de l’idée de monopole et à l’aune de l’idée de concurrence politique.
Contrairement à la sujétion qui se caractérise par la soumission, la dépendance
et la passivité devant un pouvoir absolu, la citoyenneté s’apparente, ainsi, à un
« partage du pouvoir ». Ce partage repose, essentiellement, sur la théorie
philosophique et juridique de la souveraineté. La question qui demeure, alors,
posée est celle de l’exercice de cette souveraineté. Foncièrement liée à l’acte
électoral comme archétype de la mise en œuvre par le peuple de sa
souveraineté, cette question est à l’aune de la démocratie représentative.

B- La représentation

La représentation renvoie au procédé électoral comme mode de


désignation des gouvernants. En démocratie, la légitimité est tirée de l’élection,

Wafa Zaafrane Andoulsi 53


Théorie constitutionnelle

puisque le souverain (le peuple) ne fait que déléguer l’exercice du pouvoir à ses
représentants.

La citoyenneté renvoie, ainsi, à la question du titulaire de la souveraineté


qui évoque la distinction classique entre la souveraineté nationale et la
souveraineté populaire. Les conséquences de cette distinction sur la
signification de la représentation sont, bien entendu, différentes. Si, dans le
premier cas, l’attribution de la souveraineté à la Nation, être unique et
indivisible distinct des individus qui le composent (Sieyès), postule un régime
représentatif mais pas forcément démocratique (suffrage censitaire, élection
comme fonction et non pas comme droit), elle rejette le mandat impératif, du
moment que les élus représentent non pas leurs électeurs mais la Nation toute
entière. Dans le second cas, la souveraineté est partageable entre les individus
qui composent le peuple. Partant, elle s’accommode mieux des procédures de
la démocratie directe ou semi-directe. Le vote y sera par conséquent un droit et
non pas une fonction, un droit du citoyen qui résulte de sa qualité de détenteur
d’une parcelle de la souveraineté. La souveraineté populaire exige ainsi le
suffrage universel mais peut admettre le mandat impératif et les procédures de
révocation des élus, du moment que ceux-ci sont les mandataires des électeurs.

Il n’en demeure pas moins que cette distinction a, aujourd’hui, perdu


beaucoup de son sens et de sa portée, autant que souveraineté nationale et
souveraineté populaire sont imbriqués. La démocratie, telle que consacrée par
les Constitutions contemporaines, repose sur le suffrage universel autant
qu’elle rejette le mandat impératif. La démocratie représentative, mieux
cristallisée par les principes libéraux (pluralisme, liberté, primauté de
l’individu) semble aujourd’hui plus détachée de ses référentiels théoriques
classiques (Nation, peuple), que penchée sur son équilibre endogène entre
l’égalité et la liberté, à la source de sa construction comme système de
gouvernement.

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Théorie constitutionnelle

Paragraphe deuxième : La genèse de la démocratie libérale

Si l’on évoque souvent aujourd’hui l’hypothèse de « crise de la


démocratie », cela ne fait, en réalité que refléter la dynamique évolutive qu’elle
connaît (B) comme modèle systémique de gouvernement, basé sur l’équilibre
entre l’égalité et la liberté (A).

A- Généalogie de la démocratie libérale

Tout au long de son évolution historique, la démocratie a connu


plusieurs appellations qui reflètent ses principes fondateurs. Ainsi parle-t-on de
« démocratie représentative » ou « parlementaire », de « démocratie libérale »
ou encore « constitutionnelle ». Cette diversité des appellations reflète la
dynamique qui anime l’idée démocratique, à chaque phase de sa construction.

Il en ressort, dans l’ensemble, deux types majeurs d’identités politiques :


libérale d’un côté, démocratique de l’autre. Ce double référentiel fait de la
démocratie un système bipolaire dont la pérennité tient essentiellement à
l’équilibre entre ses deux composantes fondatrices, l’égalité et la liberté (a).
Cet équilibre est le fruit d’une construction historique dont la mise en évidence
explique mieux le système et ses changements récents (b).

a- L’équilibre systémique de la démocratie libérale

La démocratie libérale, telle que consacrée aujourd’hui, constitue un


système qui repose sur un double référentiel, démocratique et libéral. L’article
premier de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen en était
l’emblème, aussi bien idéologique que politique et juridique : « Les hommes
naissent et demeurent libres et égaux en droits ». Ainsi, le système de la
démocratie libérale repose sur deux ordres (ou sous-systèmes) :

- L’ordre démocratique : se fonde sur l’égalité, qui ne peut s’exprimer


pleinement que dans l’espace politique, c’est-à-dire par le vote. Le
passage d’un régime traditionnel de classe (l’aristocratie) à la
démocratie était, à juste titre, traduit par l’idée d’égalité entre les

Wafa Zaafrane Andoulsi 55


Théorie constitutionnelle

citoyens. Or, le principe d’égalité n’était annoncé dans la DDHC que


comme droit de l’Homme. Sa consolidation politique ne s’était
pleinement réalisée qu’avec le suffrage universel.

- L’ordre libéral, de son côté, repose sur la liberté individuelle, considérée


comme la précondition de tout. La liberté est affirmée par la norme
juridique, c’est-à-dire par la Constitution dont le juge est le garant.

Ces deux composantes se rejoignent en profondeur au sein du système


par une sorte de compromis systémique qui est, aussi, un compromis
historique. Ainsi les expériences du libéralisme s’arrêtaient là où
commençaient les exigences légitimes de la démocratie et réciproquement.
C’est ainsi que l’articulation souple de ces deux volets du système a permis une
relation d’équilibre relatif qui a fait de la démocratie libérale le « système le
plus fiable de l’histoire », notamment avec sa victoire sur l’absolutisme puis
sur le totalitarisme.

b- Le compromis historique fondateur de la démocratie libérale

La double identité politique-juridique de la démocratie libérale s’est


cristallisée au cours de l’histoire moderne, sur la lancée des « Lumières » du
XVIIIème siècle, puis avec la montée en puissance progressive de la
revendication démocratique (suffrage universel et partis politiques), à partir de
la fin du XIXème siècle. Ensuite, après un siècle de la domination libérale, le
XXème siècle vient s’affirmer comme celui de la démocratie politique et surtout
électorale.

Il est à dire que l’histoire de la démocratie libérale a connu trois phases


essentielles :

- La première phase est parfaitement libérale : Ce fut le libéralisme,


d’abord économique, puis politique. Ainsi, avec son aspiration
parfaitement libérale, la DDHC a-t-elle annoncé le modèle démocratique
originaire, comme modèle primordialement libéral. Celui-ci s’est, en

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Théorie constitutionnelle

effet, développé sur une base plus individuelle que sociétale. Et c’est
ainsi que le XIXème siècle, était, par la suite, essentiellement le siècle
de la construction de l’ordre libéral, mais avec quelques progressions
démocratiques. Il est à noter, dans ce sillage, que le XIXème siècle est
celui qui a connu la contestation de la bourgeoisie comme classe
dirigeante substituée à la noblesse. Les abus du libéralisme et ses effets
pervers ont été, en effet, tempérés avec l’avènement du suffrage
universel. Celui-ci a marqué d’abord la consécration du principe
d’égalité et, par la suite, la véritable reconnaissance des droits collectifs
ou politiques (droit d’association, droit de s’organiser dans des partis
politiques, droit syndical et de grève, droit de manifestation…) à côté
des libertés individuelles.

- La seconde phase est plutôt démocratique. Elle caractérise surtout la


première moitié du XXème siècle, avec la généralisation du suffrage
universel. Celui-ci s’est imposé comme source de la légitimité des élus
et de leurs décisions. Le vote politique était promu, au détriment de la
norme juridique (Etat légal). Ce déséquilibre prononcé en faveur de la
démocratie politique était parfois dénoncé par la filière libérale au motif
des risques d’arbitraire de la majorité et des menaces contre les libertés.
Alors, l’appel est fait à la norme juridique (Constitution) pour
compenser les risques politiques.

- La troisième phase est celle de l’extension de l’Etat de droit sur le plan


juridique et de l’avènement de l’Etat-Providence sur le plan
économique. Le suffrage universel s’érige en principe de base de la
démocratie représentative, parallèlement à la naissance de l’Etat-
Providence qui, en procurant et redistribuant le bien-être, garantit
l’égalité des citoyens. De l’autre côté, se développe l’Etat de droit
comme garantie ultime des libertés. L’idée de l’Etat de droit souligne le
privilège des droits et libertés et le souci de la protection des minorités
en démocratie libérale. L’Etat de droit est, par définition, le gardien des

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Théorie constitutionnelle

libertés contre les abus du législateur, c’est-à-dire des élus et de leurs


lois, fruit du vote majoritaire. C’est donc le gardien « juridique » des
libertés contre le « politique ».

Ainsi, par ce jeu des grandes alternances historiques et systémiques, le


libéralisme, finit par retrouver sa place dominante dans les années 70-80. Au
siècle du démocratisme succède, aujourd’hui, le néolibéralisme.

A juste titre, le néolibéralisme peut être la marque de la quatrième phase


– actuelle – que vit la démocratie libérale.

B- Evolution contemporaine de la démocratie libérale

Jusqu’aux années soixante-dix du siècle dernier, la démocratie libérale


bénéficiait d’une certaine cohérence bien établie dans le cadre d’un Etat-
Providence qui a réussi à améliorer et surtout à égaliser les statuts des citoyens.
C’est que la démocratie a été perçue simplement dans sa dimension opposée au
totalitarisme. Toutefois, vers la fin de la décennie soixante-dix, on commence à
percevoir autrement l’Etat démocratique.

Avec le virage historique néolibéral, on commence à contester la


démocratie comme entrave au libre marché. Implication politique : un certain
rejet du pouvoir politique. Désormais, un nouveau discours s’installe, dont la
grammaire augure une révision du mode de prise de décision et, d’emblée, un
éloge de l’individu et de l’autonomie individuelle par rapport au collectif et à
l’intérêt général. Le retour néolibéral contre la démocratie, jugée « trop
interventionniste », se manifeste ainsi à travers ce que les analyses tendent à
qualifier de « crise de la démocratie représentative ».

Diagnostiquée comme crise de croissance, Marcel Gauchet indique que


la démocratie s’avère « travaillée par une adversité intime », alors qu’elle n’a
plus aujourd’hui « d’ennemis déclarés ». La prévalence du néolibéralisme a
ainsi induit un certain renversement dans la hiérarchie des valeurs libérales
(exacerbation de l’individualisme, primauté du marché, Etat minimal), de sorte

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Théorie constitutionnelle

à provoquer un véritable déséquilibre au sein de la démocratie libérale entre ses


deux composantes fondatrices, démocratique et libérale, politique et juridique
(a). Les nouvelles formes de légitimation du politique, apparues dans le sillage
du néolibéralisme, telles que la démocratie participative, ne semblent pas, à cet
égard, suffisantes pour rétablir l’équilibre nécessaire pour la survie du système
(b).

a- Le déséquilibre actuel

Ce déséquilibre favorable aux valeurs néolibérales a induit une remise


en question du politique dans toutes ses formes. La démocratie se trouve
resserrée entre le libéralisme économique (Etat minimal), et le libéralisme
juridique (Etat de droit). Visiblement, le libéral l’emporte sur le démocratique.
Sous le néolibéralisme, le politique se trouve saisi par l’économique, en amont,
et par le juridique, en aval :

- Prévalence de l’économique sur le politique

La première expression d’une telle prévalence se trouve dans le rejet de


l’Etat-Providence, fruit du compromis libéral entre l’Etat et le Marché. Au nom
du libre marché, c’est-à-dire de la libre concurrence, le néolibéralisme prône un
Etat minimal dont l’intervention ne serait légitime que dans la mesure de sa
garantie du jeu de la concurrence. Le public cède ainsi la place au privé.
L’intérêt général recule devant l’individuel et le corporatif. Le politique perd
son autonomie par rapport à l’économique.

Or, cette hégémonie de la « loi du marché », porte de vrais risques


d’implosion du système démocratique, par trop déséquilibré, d’autant que le
capitalisme n’a pas besoin de la démocratie (constat que confirme plusieurs
expériences, telle que celle du Chili de Pinochet). La logique néolibérale de la
libre concurrence ne se limite pas, de surcroît, à la sphère économique. Elle
s’étend aux individus dont l’autonomie s’impose également à l’Etat.

- Prévalence du juridique sur le politique

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Théorie constitutionnelle

Cette prévalence se traduit par la montée en vogue du paradigme de


l’Etat de droit. En effet, en retenant que la qualité de la démocratie se mesure
par sa capacité de garantir le bon fonctionnement de la Société civile et du
Marché, l’Etat minimal s’avère un Etat limité par le libre jeu des volontés
individuelles, c’est-à-dire au final par les droits-libertés. Ce sont ces dernières
qui fondent désormais la nécessité à la fois de l’Etat et de ses limites: l’Etat est
nécessaire, dans la limite de la fixation, par la norme juridique, des modalités
de jouissance et d’exercice des libertés. L’Etat minimal s’identifie, ainsi,
nécessairement à l’Etat de droit, puisque la catégorie des droits-libertés
constitue traditionnellement l’élément distinctif de ce dernier.

L’intégration de la garantie des droits et libertés, comme vocation


première de l’Etat, conduit, ainsi, à l’affermissement du juridique par
fléchissement de la conception traditionnelle de la démocratie politique. Celle-
ci se transforme en démocratie « juridique », où le politique se trouve au
dépend de la suprématie du juridique. Cette perspective des droits de l’Homme
s’est progressivement convertie en une confusion qui dilue la démocratie
politique dans les droits de l’Homme. La démocratie se définit désormais en
mesure de sa défense des droits de l’Homme, et la démocratie libérale devient
franchement la démocratie des droits de l’Homme.

Ce redéploiement de la démocratie résume l’embarras actuel au sein de


l’Etat de droit démocratique. C’est ainsi qu’on a tendance aujourd’hui, sans
s’en apercevoir, à réduire la démocratie à l’Etat de droit, comme si elle y était
une simple composante se situant quelque part entre les libertés fondamentales
et la hiérarchie des normes. Le discours ambiant, même en doctrine
constitutionnelle, tend à résumer tout le système dans un seul référentiel, l’Etat
de droit, en oubliant l’autre, l’Etat démocratique. Cette évolution révèle les
tensions récurrentes entre liberté et égalité, au sein du système dual de la
démocratie libérale, mais occulte, en réalité, un déséquilibre net au profit de
l’Etat de droit et au détriment de la démocratie politique.

Wafa Zaafrane Andoulsi 60


Théorie constitutionnelle

Une telle confusion favorisant le libéral sur le démocratique ne semble


pas, toutefois, suffisante pour admettre un épuisement de la démocratie
politique. Si le politique s’avère saisi par le juridique, c’est que l’Etat de droit
reflète et encadre les valeurs et les forces de la démocratie. En revanche, si
l’Etat de droit est une création libérale, il n’y a que la démocratie qui garantit
les droits de l’Homme, le juge étant lui-même protégé par la démocratie.

Face à ce déséquilibre dans le système de la démocratie libérale, la


démocratie participative vient marquer une nouvelle perspective, pas moins
problématique, dans l’appréhension de la démocratie.

b- L’hypothèse problématique de la démocratie participative

Autant qu’on parle de « crise de la démocratie représentative » (1), la


notion de démocratie participative constitue une proposition pas moins
ambigüe (2).

1- La crise de la démocratie représentative

Le triomphe de l’idéologie néolibérale a été assorti d’un constat


d’engourdissement politique. Ainsi, le manque de confiance publique, le
désintérêt à la chose publique, la montée de l’abstentionnisme, l’impuissance
politique, etc. révèlent un problème dans la démocratie. Qu’il soit un problème
de fonctionnement ou de valeurs, les analyses se recoupent sur l’accroissement
flagrant de l’individualisme comme cause directe d’une « crise de la
démocratie ». La montée en vogue de la liberté comme acquis, comme valeur
et comme fin agit non seulement sur les institutions publiques mais aussi sur le
profil même du citoyen.

Il en va ainsi pour les partis politiques qui constituent l’armature de la


démocratie représentative. Après avoir été pour longtemps au centre des
rapports entre le système politique et la société, ils ne semblent, désormais,
avoir que peu de place dans ce système, au titre d’un renouvellement des
formes d’accès à la décision publique. L’intermédiation entre pouvoir politique

Wafa Zaafrane Andoulsi 61


Théorie constitutionnelle

et société est, désormais, de plus en plus assurée par les acteurs de la Société
civile et à travers l’officialisation des espaces concurrents qui ont à leur tête les
médias, les réseaux sociaux et les agences de sondage d’opinion. Le
néolibéralisme opère, en effet, un déplacement de la centralité politique des
instances démocratiques vers d’autres, assez diversifiées voire éparses. La
décision politique devient, à découvert, au sacre du marché, de la Société civile
et du technocrate, dotés d’une légitimité présupposée qui surpasse les
représentations confirmées de la légitimité électorale. La concurrence entre les
acteurs économiques sur le marché se traduit dans le champ politique en un
lobbying qui pervertirait la délibération démocratique. La démocratie se trouve,
ainsi, vidée de l’un de ses fondements essentiels : la gouverne de la diversité et
le débat contradictoire sur des idées politiques.

Dans ce sillage, la notion de démocratie participative acquiert de plus en


plus d’intérêt. Or, la genèse de la démocratie participative montre un lien de
parenté avec la conception néolibérale de l’Etat, qui ne manque de révéler son
ambiguïté, comme alternative ou palliatif à la démocratie représentative.

2- L’ambiguïté de la démocratie participative

Au-delà de la pluralité de significations attribuées à la démocratie


participative, les définitions proposées se rejoignent sur le point d’admettre
qu’il s’agit d’une « offre institutionnelle de participation adressée aux citoyens
et qui vise à les associer d’une manière indirecte à la discussion des choix
collectifs ». Elle englobe « divers procédés de communication, c’est-à-dire
d’information et d’influence au sein de quelques instances délibératives mettant
face à face les gouvernants élus et les citoyens concernés ».

Egalement revendiquée par les institutions financières néolibérales que


par leurs antagonistes, les altermondialistes, l’ambiguïté de la démocratie
participative tient aux interprétations équivoques voire irréalistes du principe
participatif et à ses implications perturbatrices sur l’idée démocratique.

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Théorie constitutionnelle

La première ambiguïté de la démocratie participative tient, ainsi, à sa


terminologie : la participation ne serait-elle pas, par définition, le sens premier
de la démocratie ? La démocratie participative est, d’emblée, un pléonasme qui
résume l’embarras intellectuel à inventer des relais pertinents à la démocratie
représentative. Au-delà des confusions souvent entretenues avec les procédés
de la démocratie directe ou semi-directe (référendums, initiatives populaires) et
avec la démocratie – pas moins problématique – dite d’opinion, la démocratie
participative a du mal à définir un champ exact qui détermine son
positionnement par rapport à celui de la démocratie parlementaire. Or, tout
comme la démocratie parlementaire, la démocratie participative a besoin de
scènes structurées et de règles prédéfinies.

Il en ressort sa deuxième ambiguïté qui tient à sa portée. Les théoriciens


distinguent trois niveaux de participation : la consultation, la concertation et la
codécision. Ces différents niveaux, qui préconisent la suppression du passage
obligatoire par les partis et les représentants dans l’implication citoyenne aux
affaires publiques, sont au mieux irréalistes. En effet, l’influence de la décision,
qui en est la finalité, reste très limitée et s’arrête quasiment au premier niveau,
celui de la consultation. Encore faut-il relever que cette influence se réalise
essentiellement dans les instances locales, telles que les quartiers, les ateliers
d’habitants, les conférences ou les jury-citoyens. L’expérience brésilienne, très
réussie, du budget participatif étant l’exemple le plus éloquent, reste, à cet
égard, peu probante quant à son extension comme modèle.

Il en ressort que la démocratie participative retombe le plus souvent sur


le champ local, où elle peut le plus avoir un sens, grâce à la proximité qui
facilite la communication. La démocratie participative est donc, par excellence,
un développement de la démocratie de proximité et s’articulerait à la
démocratie locale. Or, le niveau local n’est pas un niveau décisionnel
primordial. La décision, c’est-à-dire le noyau dur du politique se trouve au
niveau global, c’est-à-dire - toujours et encore – national. Dans ce dernier,
l’impulsion participative reste quasi-nulle, car la définition des grandes options

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Théorie constitutionnelle

et orientations s’y fait toujours en amont, ce qui est le propre du mandat


politique.

Se pose alors la question de la représentativité en démocratie


participative. Les participants ne représentent, en effet, qu’eux-mêmes. Ainsi,
la démocratie participative ne constitue au mieux que des projections plus ou
moins extrapolatives et, en tout cas, très partielles de l’idée démocratique
fondatrice.

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