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Mémoire de licence session de juin 2007

Directrice de mémoire : Mme P. Lombardo


Maria Gal
mariagal81@hotmail.com

La représentation du corps dans Voyage au bout de la nuit de


L.-F. Céline

1. Introduction
Le ‘’cas Céline’’ est, et a toujours été, un objet ardu pour la critique.
L’aspect éthique de la question peut être considéré de manière rationnelle, et bien que
le sujet demeure délicat, il est possible d’établir un constat relativement objectif et
homologué par l’histoire. Pour ce qui est de l’aspect purement littéraire de la chose, en
revanche, un certain nombre de difficultés inhérentes à l’œuvre persistent. Plus de
soixante-dix ans après la parution de Voyage au bout de la nuit, il est à mon sens fort
instructif de considérer la place communément accordée à ce texte dans le paysage de
la littérature française. Ce qui dérange d’emblée, c’est l’isolement dans lequel il se
trouve ; difficile, en effet, de l’intégrer à un quelconque mouvement littéraire.
L’œuvre est souvent mise en exergue pour sa valeur innovatrice, consistant à
réintroduire le langage parlé dans la langue littéraire ; cependant, l’absence de filiation
fait de Céline non pas un chef de file, mais bel et bien un cas isolé, situation d’autant
plus déconcertante que l’œuvre célinienne ne représente pas une tentative avortée :
elle a le poids d’une valeur reconnue.
Le temps aidant, il a été possible d’établir un certain cadre, une
caractérisation de l’œuvre de Céline ; si pour Proust on recourt volontiers à ‘’la petite
madeleine’’, on cite fréquemment dans le cas de Céline le ‘’rendu émotif’’, la ‘’petite
musique’’ et le ‘’métro’’, fait si justement déploré par Henri Godard dans son
ouvrage Céline scandale. Voyage au bout de la nuit peut également, par une sommaire

1
attribution, être rapproché de Montherlant, Mauriac ou Bernanos1, sous la
dénomination de ‘’romanciers pessimistes’’, ou même de Camus et de Sartre sous la
tout aussi peu adéquate définition d’existentialiste2.

La tendance de la critique à rapprocher une œuvre d’une autre à des fins


herméneutiques trouve satisfaction non pas auprès des contemporains de Céline, mais
auprès de ses précurseurs. On pense à Rabelais. La comparaison est, disons le, fondée,
et solidement. Certains rapprochent les deux auteurs en raison de leur appartenance au
corps médical (Léon Daudet, Céline lui-même), d’autres, pour la puissance du lyrisme
(Léon Daudet toujours, Jean-Louis Bory, Elie Faure), d’autres encore, pour le langage
populaire, ordurier (Céline, Pierre-Henri Simon, Jean-Louis Bory, Jacques Valmont,
Pierre Audiat pour ne citer qu’eux)3. On remarque deux tendances générales à l’égard
de cette comparaison ; premièrement, celle qui consiste à voir dans cette filiation un
rapport de continuité et de similitude, mais avec une nuance nettement plus sombre et
désespérée pour Céline, lequel aurait en quelque sorte réinventé un Panurge moderne
désillusionné et atrabilaire. L’autre tendance relève plus du dénigrement, voyant en
Bardamu un Panurge diminué, morbide et gratuitement grossier.
Finalement, quelle que soit la perspective adoptée pour caractériser le
rapport, parmi toutes les analyses avancées, aucune n’est réellement concluante. Il
faut se rendre à l’évidence; le rapprochement est juste, très juste même, mais à
l’image de l’écriture célinienne, il demeure difficilement cernable, et défie toute
tentative de catégorisation. A tel point, d’ailleurs, que Céline lui-même, dans une
interview sur Rabelais4 ne parvient pas à donner une définition claire du propos:
Rabelais est remarquable dans la mesure où il a voulu démocratiser la langue, et
Céline s’estime en cela proche de lui qu’il a lui aussi tenté de créer un nouveau
langage. Mais presque aussitôt, Céline change de domaine : ‘’J’ai eu dans ma vie le
même vice que Rabelais. J’ai passé moi aussi mon temps à me mettre dans des
situations désespérées’’, ce qui le fait passer du registre du littéraire (‘’La langue, rien

1
MASSON Nicole, Panorama de la littérature française, éd. Marabout, Belgique, 1990.
2
CARILE Paolo, Notes pour une approche du comique célinien, in La revue des lettres modernes, nos 462-467, éd.
Minard, Paris, 1976.
3
Cahier de l’Herne : L.-F. Céline, 1972.

2
que la langue’’) à celui, bien différent, de la sphère privée, plus précisément à celle du
persécuté. Or si ‘’Rabelais, il a raté son coup’’, qu’en est-il à proprement parler de
l’auteur de Voyage au bout de la nuit ? Céline ne le dit pas, et la question reste
ouverte.

Cette incursion préliminaire dans le domaine de la critique permet de


cerner un peu mieux les problèmes et dangers de l’analyse célinienne. Il ne s’agit que
d’une des facettes de ce que j’ai appelé les ‘’difficultés inhérentes à l’œuvre’’, mais
cet aspect de la question est déjà en soi représentatif de tendances largement
répandues. Je tenterai donc, dans la suite de mon travail, d’éviter le recours aux
clichés céliniens que soixante-dix ans d’analyse ont pu développer, et de travailler le
texte dans sa globalité, à savoir en ne tenant pas compte en particulier de perspectives
telles que la langue argotique, ou la narration, ou les thématiques, mais de l’ensemble
de ces dernières.
Je souhaiterais également soustraire Voyage au bout de la nuit à l’assertion,
certes fondée mais trop foncièrement catégorique, qu’il s’agit d’un roman de mort, de
pourrissement et de désespoir, bref d’un roman essentiellement négatif. Trop souvent,
l’œuvre se trouve ramenée à son aspect immédiat, à ce qu’elle dégage de plus fort,
mais par là même de moins fin. Il importe également à mon sens que l’analyse ne soit
pas prédéterminée, à savoir qu’elle profite des acquis critiques existants, sans pour
autant en être limitée.

On ne le répétera jamais assez : Céline enthousiasme ou dégoûte, mais il ne


laisse pas indifférent, et cela est d’autant plus problématique pour la critique, que ce
sont bien souvent les échos personnels de l’analyste, sollicités par le texte, qui
s’expriment sous sa plume. J’insiste une fois encore sur ce point avant de poursuivre
mon travail afin de bien illustrer les difficultés auxquelles est confronté le critique, et
auxquelles je tenterai, dans la mesure du possible, d’échapper. Il est vrai que Céline
choque ; certains sont allés jusqu’à dire qu’il agresse directement le lecteur, qu’il lui
offre la vision de son propre être pourrissant et agonisant, qu’il lui montre ce que ce

4
CELINE L.-F., Rabelais, il a raté son coup, ‘’Cahier de l’Herne: L.-F. Céline’’, 1972.

3
dernier ne veut pas voir. Tout cela est, dans une certaine mesure, vrai. Tout cela peut
effectivement être ressenti. Mais devant ce que je nommerai un malaise, quelle
attitude prendre? Celle que j’ai le plus souvent pu observer est d’assombrir encore les
couleurs, de tenter, dans une langue fortement influencée par la verve célinienne, de
décrire mieux encore l’horreur évoquée par l’écrivain, de l’exemplifier et d’expliquer
en quoi le style célinien choque le lecteur.
Jugez plutôt : ‘’…chez Céline, le flot se composait spontanément et
jaillissait avec une violence qui devenait seulement lassante par la tenue du
paroxysme. Ainsi glapissait une sorte de Rabelais morose, grinçant et bilieux, sans
indulgence pour les faiblesses des hommes, irrité de rencontrer partout sottises et
saloperies, et cravachant son siècle en plein mufle.’’5.
Ou encore : ‘’Céline, lui, est de la race de ceux qui n’acceptent rien, qui
regimbent, protestent, gueulent, hurlent, avec, quand même, la vague idée que ça
finira bien par s’entendre. Ferdinand a fini de se taire. Il pousse un cri. Il pousse un cri
désespéré, haché de hoquets et de grands rires fous. Il veut tout montrer, tout le panier,
dessus, dessous. La fleur et la merde. Et la merde surtout, parce qu’il a le sens des
proportions.’’6.
Tout cela est admirablement bien dit et pertinent, mais cela reste du
domaine de la paraphrase, de la constatation : oui, semble-t-on nous dire, il y a bel et
bien dans l’œuvre de Céline un paramètre angoissant et morbide : canonisons-le. Or
l’intérêt ne résiderait-il pas plutôt à dire pourquoi malaise il y a, à analyser le fond et
la forme de ce malaise pour finalement s’apercevoir, peut-être, que ce dernier n’est
pas tant vice que cynisme, pas tant drame que burlesque, pas tant radotage que
structure ?
En disant cela je n’invente rien, et certains critiques avisés, tels que Henri
Godard, l’ont déjà exprimé bien avant moi: ‘’Nous sommes de nouveau repartis pour
cette succession ininterrompue de ruptures et de voltes qui ne nous laisse pas le temps
de reprendre haleine, prêts à percevoir la moindre subtilité et à en jouir, à être d’un
instant à l’autre brutalisés, choqués, mais ayant immédiatement retrouvé le pli qu’il

5
SIMON P.-H., L’aurore est au bout de la nuit, ‘’Cahier de l’Herne : L.-F. Céline’’, 1972 .
6
SCIZE P., Ceux qui n’aiment pas Céline, in Le Merle blanc, Paris, 1936.

4
faut pour ne pas prendre complètement au sérieux cette violence qui nous est faite,
que pourtant nous ressentons, mais déjà résolue en rire. Il suffit d’être entré dans le jeu
pour que se soit réimposé le point de vue d’où ce langage neuf et ce regard jeté sur la
vie, sur l’homme, sur la société et sur l’histoire, quelque brutaux qu’ils soient, seront
ligne à ligne des sources de plaisir.’’7. Le ‘’point de vue’’ dont parle M. Godard est
précisément celui que je vise pour mon travail, et réussir à ‘’entrer dans le jeu’’,
justement, est le but que je me propose. La remarque de M. Godard citée ci-dessus est
à mon sens essentielle en ce qui concerne Céline : une analyse de son œuvre se doit de
la rendre jouissive et intéressante, quelle que soit la perspective adoptée. Qu’a-t-on à
faire, en effet, d’une élucubration subjective visant à mettre du noir sur ce qui l’est
déjà, à encenser sans comprendre ? Si Céline en horrifie certains, il faut bien avouer
que, comme le suggère Henri Godard, Paolo Carile8, les Damour9, D. Latin10 et tant
d’autres, Céline émeut ; il fait parfois rire et parfois grimacer, mais ce, jamais
gratuitement. On signalera encore un fait non négligeable, à savoir que, sérieusement
ou par dérision, l’auteur a la particularité de se faire rire lui-même : ‘’Moi la mort
m’habite. Et elle me fait rire ! Voilà ce qu’il ne faut pas oublier : que ma danse
macabre m’amuse, comme une immense farce. Chaque fois que l’image du ‘’fatal
trépas’’ s’impose dans mes livres, on y entend des gens qui s’esclaffent. […] Croyez-
moi : le monde est drôle, la mort est drôle ; et c’est pour ça que mes livres sont drôles
et qu’au fond je suis gai.’’11 … reste à savoir pourquoi.

En tenant compte des différentes idées énoncées ci-dessus, on tentera de


déterminer, sur la base d’une rigoureuse analyse, si l’image de ‘’roman pessimiste’’
ne peut pas raisonnablement être nuancée en ce qui concerne le premier roman de
Céline. La thématique choisie est la suivante : la représentation du corps dans Voyage
au bout de la nuit. Elle permet d’avoir une perspective suffisamment large pour
embrasser tout le récit, de la guerre au dispensaire, en passant par l’Afrique et

7
GODARD Henri, Céline scandale, éd. Gallimard, Cher, 1994.
8
CARILE Paolo, Notes pour une approche du comique célinien, ‘’La revue des lettres modernes’’, nos 462-467, éd.
Minard, Paris, 1976.
9
DAMOUR A.-C. et J.-P., L.-F. Céline Voyage au bout de la nuit, éd. PUF, Paris, 1985.
10
LATIN D., Fonction de l’argot dans la narration, ‘’Le voyage au bout de la nuit, roman de la subversion et
subversion du roman’’, Palais des Académies, Bruxelles, 1988.

5
l’Amérique. Ce point de vue a également ceci d’intéressant que, faisant partie
intégrante du texte, il ne s’impose pas mais est pour ainsi dire véhiculé par les
événements. A la fois cause et conséquence de ces derniers, il n’a aucune
détermination éthique ; il appartient au domaine du naturel, et pour cette raison,
apparaît naturellement dans le texte. D’autre part, il est à la base de nombreuses
réflexions soulevées par le texte, tant au point de vue moral que politique ou social.

En considérant à présent ce qui est du ressort de l’analyse proprement


formelle, c’est-à-dire ce qui concerne le fameux langage célinien, on constate qu’elle
trouve ici sa place. Comme cela a déjà été si souvent dit à propos de Céline, forme et
fond se confondent ; or quoi de plus éloquent, à cet égard, que le corps du texte, si je
peux m’exprimer ainsi ? Dans Voyage au bout de la nuit, le corps est largement
utilisé ; que ce soit celui des soldats, morts ou vifs, celui de la femme, celui des
colonisateurs ou des colonisés, celui des Américaines ou finalement des malades,
agonisants ou en sursis… tout le monde y passe. Ces corps ont souvent été définis
comme choquants, obscènes ou répugnants… tout comme la langue du texte. Or n’y
aurait-il pas, à mieux y regarder, parallélisme ou mieux, symbiose entre ces deux
niveaux, entre le signifiant et le signifié, puisque tous deux répugnent, et que tous
deux sont représentés sous une forme nouvelle, désarticulée et disséquée ? Tous deux
sont, nous dit-on, obscènes, porteurs d’une soi-disant innovation, et d’un malaise
certain.
Ce dernier point m’intéresse tout particulièrement : ce malaise mérite
d’être analysé, parce que le corps, qu’il soit obscène et immoral ou saignant et exhibé,
n’entretient-il pas, de toutes façons, un lien étroit avec le discours qui l’énonce, ne
travaillent-ils pas tous deux, conjointement, à la fabrication de l’inattendu, de
l’inconvenable ? Cette association de malfaiteurs entre forme et fond, une fois passé le
choc occasionné par la subite irruption du vulgaire, ne pouvons-nous donc rien lui
attribuer d’autre que la triste et médiocre fonction de nous surprendre et de nous
dégoûter ? Ce serait accorder bien peu d’estime à Céline, car le grossier n’exclut
nullement le raffiné, pas plus que le drôle, le tendre et le juste. Il s’agit de la notion

11
POULET R., Entretiens familiers avec L.-F. Céline, Plon, Paris, 1958.

6
d’ampleur des nuances : le corps célinien est extrêmement nuancé, au même titre que
son langage. L’analyse de leur fonctionnement, celui de la représentation du corps et
celui de la langue qui représente, ne peut manquer de montrer ce que la mise en scène
d’un corps scandaleux par une langue scandaleuse a de riche au point de vue de
l’expression et du sens, ce qu’elle contient de cynisme, de parodie, de subversion, de
paradoxe et d’humanité, et non uniquement de frustration et de désespoir, comme on a
coutume de le dire, en ne laissant qu’une maigre parenthèse de commisération pour
l’épisode du petit Bébert.

Quelques critiques, déjà, se sont intéressés au corps célinien, ce qui


implique que plusieurs schémas analytiques existent pour cette thématique. Tout
dépend alors de la perspective adoptée ; une nette distinction, par exemple, est souvent
marquée entre le corps féminin et le corps masculin. Si le premier est souvent traité
d’un point de vue moral (misogynie de l’auteur, réduction de la femme à son corps,
prétendue naïveté, etc…), voire parfois presque féministe, il peut l’être aussi de
manière formelle, c’est-à-dire dans le rapport établi entre le corps féminin et le
langage qui le décrit, passage de l’être à la matière vivante, palpable, médicale. De la
même manière, le corps masculin est tantôt analysé en tant que véritable symbole de
la condition humaine, ensemble d’organes en constant progrès de pourrissement
rappelant à l’homme sa condition de mortel en sursis, tantôt, mais toujours dans la
même perspective, en tant que prétexte au langage (médical et ordurier) pour exprimer
l’abjection du corps souffrant, pour l’individualiser : passage, cette fois, de l’être à la
matière mourante, désintégrée, funèbre. Santé et vigueur inconsciente pour la
première représentation, dysfonctionnement et fébrilité angoissée pour la seconde.
Voilà grosso modo les conclusions auxquelles on arrive le plus
fréquemment, l’accent étant diversement mis, selon les préférences, sur le fond ou sur
la forme du texte. Or ces interprétations ne partent-elles pas toutes d’un même
postulat thématique, celui de la mort ? N’est-il pas invariablement question de dire
que l’homme, conscient de sa mort, vit mal sa vie, alors que la femme, inconsciente et
volage, peut en jouir ? Quelles que soient les nuances apportées, n’est-ce pas
restreindre un peu les horizons ouverts par Voyage au bout de la nuit ? S’il est vrai

7
qu’il est impossible de traiter séparément chaque cas d’une même thématique et qu’il
faut procéder à une catégorisation, faut-il pour autant tout ramener à un thème
tellement vaste qu’il détermine une œuvre tout entière et en dépasse, de par l’ampleur
de son symbole, la potentialité expressive ? Le problème, à mon sens, est qu’une
analyse de ce type ne part pas du texte pour aller vers un thème mais l’inverse, ce qui
signifie que le support linguistique n’apparaît plus qu’à titre d’exemplificateur. Et
d’autre part, s’il est indéniable que la mort représente l’un des, si ce n’est le thème
prépondérant de Voyage au bout de la nuit, n’est-il pas plus important de déterminer
comment ce dernier est exprimé, c’est-à-dire de définir la valeur et la signification
précises que ce texte-là fait endosser à la mort, et par là même de comprendre le sens
du discours ? S’agit-il d’une mort tragique, grotesque, théâtrale, morbide ? Il y a, à
vrai dire, autant de morts que d’imaginations, et c’est pour cela qu’il me paraît
réducteur de diriger toute l’expressivité d’une œuvre vers un terme de quatre lettres,
terme certes universel, mais qui donné nu, en tant que tel, finit par ne plus rien
signifier.
Je ne projette d’aucune manière d’écarter le thème de la mort de mon
travail ; bien au contraire. Je souhaite uniquement montrer qu’un tel thème, pris dans
son sens large, favorise bien des égarements et des digressions. Mon travail ne portera
pas non plus uniquement sur la mort, mais aussi sur d’autres thématiques qui gravitent
autour du corps, présentées simplement dans le déroulement du récit.

Ma démarche sera la suivante : déterminer, dans un premier temps, un


certain nombre de catégories représentatives des corps figurés dans le texte. Ces
catégories, il faudra les définir en fonction de différents critères ; leur valeur
significative dans le texte bien sûr, leur fréquence d’apparition, mais aussi, dans une
plus large mesure, leur valeur intertextuelle. Dans un deuxième temps, je me propose
d’analyser le respect ou, au contraire, la déviance par rapport à la référence
intertextuelle : tel genre, telle tendance, tel topos, comment est-il repris, comment est-
il traité par l’écho célinien ?
Plus concrètement, on obtiendrait ceci : le corps tragique, par exemple.
Cette catégorie regroupe tous les corps qui subiraient une cruelle mutilation, une

8
agonie pénible, une maladie fatale, bref, ceux que Céline n’a pas épargnés. Or si l’on
prend à titre d’exemple le pauvre colonel éventré par un obus, au début du texte, on
admettra aisément que ce dernier est tributaire d’une tradition : il s’agit en effet, d’un
point de vue événementiel, du soldat mort au combat, comme il y en eut chez Homère,
chez Stendhal ou chez Kessel. L’événement est évidemment, en soi, tragique, et il
n’est pas nécessaire de parcourir la tradition littéraire dans son ensemble pour
constater que tragédiens ou poètes, romantiques ou classiques, tous ont exploité
l’image. Il s’agit à présent de passer au deuxième stade de l’analyse, démarche que
j’ai succinctement définie ci-dessus dans sa conception théorique. Ainsi donc, en
simplifiant le schéma à l’extrême étant donné que ces mêmes corps tragiques seront
par la suite étudiés en détail, on en arrive à la question suivante : Céline, en décrivant
une scène de mort sur le champ de bataille, se réfère-t-il à la tradition dramatique,
exploite-t-il le lieu commun du soldat héroïque, s’inscrit-il dans la filiation des romans
de guerre ? On répondra à ces questions à partir du texte même ; de ses thèmes, de ses
registres langagiers, de sa rhétorique, bref de son fond et de sa forme, et l’on pourra
ainsi dégager si déviance il y a ou non, et surtout, à quel niveau. C’est à ce moment-là
seulement que l’on disposera des outils, fiables et réels, dont on ne peut se passer pour
définir le pourquoi de la déviance, pour proposer une interprétation, pour donner un
sens au texte. Il est vrai que l’exemple choisi et présenté sous sa forme la plus
schématique peut laisser augurer d’une démarche un peu simpliste consistant à
enfoncer des portes ouvertes, mais je pense que concrètement, l’analyse se révélera
plus complexe qu’il n’y paraît.

Je souhaite finalement introduire la remarque suivante; si l’on veut définir le degré


d’adéquation du discours par rapport à telle ou telle référence et déterminer les
entorses qu’il lui fait subir, il ne faut pas perdre de vue le fait que le texte, entité
indépendante et autonome, évolue selon un dessein qui lui est propre, et que par
conséquent, une déviance ou une adéquation peut être partielle. L’objectif sera de
comparer une intention précise s’exprimant à un moment donné, à une intention plus
largement canonisée dans la tradition littéraire ; mais il se peut que l’intention de
l’auteur du Voyage joue sur plusieurs registres. Il faudra la considérer en tant que

9
tendance, le but n’étant pas de trancher mais d’esquisser une inflexion.

Les objectifs et démarches ayant été définis et explicités, il ne reste, me


semble-t-il, qu’à donner la parole au texte et se lancer à la poursuite de Bardamu ;
bref, embarquer pour le Voyage. Toutefois, ce faisant, on gardera à l’esprit les paroles
d’Henri Godard, et l’on tentera de faire en sorte que cette incursion dans la langue de
Céline reste source de plaisir et de découvertes, joies qu’on ne saurait raisonnablement
laisser envahir par de sombres préoccupations herméneutiques.

Développement

1. Les corps tragiques de Voyage au bout de la nuit

Les corps tragiques du Voyage sont marquants et nombreux. De par la suite


d’événements qui le composent, le récit crée d’emblée que une ambiance propice à
leur apparition ; guerre, maladies, dispensaire de pauvres… la mort fait partie du
paysage. Un corps tragique est, par définition, destiné à disparaître; sa durée de vie
dans l’économie du récit est par conséquent de courte durée. Toutefois, le souvenir
qu’il laisse, lui, est durable ; que de fois l’on a pu lire dans la critique ou entendre
évoquer, à propos de Voyage, le colonel éventré ou la fille avortée mourante sous les
clameurs de la mère ! Ces images, perturbantes s’il en est, marquent les esprits,
provoquent un certain malaise, et c’est sans doute pour cette raison qu’on les trouve
fréquemment analysées et explicitées. Il s’agira de voir comment ces événements sont
généralement traités, comment, surtout, est perçue la dimension tragique.

Quelles que soient les interprétations, l’analyse recourt très souvent à la


comparaison des événements évoqués avec la scène de boucherie où Bardamu
s’évanouit. La profusion de sang est présente dans les trois scènes, et les termes sont à
rapprocher, mais le propos, lui, est différent : dans les deux premiers cas, ce sont les

10
scandales de l’humanité qui sont montrés ; un homme arraché à la vie par l’absurdité
de la guerre, une jeune femme qu’on laisse mourir pour préserver l’honneur familial.
Dans le dernier cas, il s’agit d’une scène de boucherie : un bœuf dépecé, un cochon
que l’on abat ; événements de la vie quotidienne, survenant sans que personne ne s’en
offusque. Nous avons donc à faire à deux niveaux différents ; corps tragiques d’une
part, quartiers de viande de l’autre, et l’on remarquera que rien, dans la chronologie,
ne rattache ces trois événements. Quelle est donc la raison qui nous pousse à les
comparer ? Faut-il comprendre que les corps tragiques sont perçus d’une manière pour
ainsi dire dédramatisée, ou qu’au contraire, c’est la scène de boucherie qui revêt une
dimension tragique ?
L’important, à mon sens, n’est pas tant de rendre pertinente la comparaison que de
comprendre pourquoi elle survient naturellement, et ce qui la rend possible. Bien
qu’elle relève de l’anecdotique et ne soit pas essentielle en soi, elle permet de prendre
conscience d’un fait non négligeable : nous avons ici affaire à un brouillage. Ces
corps, tragiques en apparence, le sont imparfaitement ; c’est-à-dire que la forme du
texte, le propos employé pour la description de l’événement, l’agencement des
registres langagiers, tous ces paramètres jouent avec les conventions, les genres et
l’imagination, produisant un discours défiant toute catégorisation.
Si, à l’origine, le tragique a pour but de ‘’représente[r] une action destinée à
provoquer la terreur ou la pitié par le spectacle des passions et des catastrophes qui
en sont la conséquence’’12, il faut admettre qu’avec Voyage au bout de la nuit, on est
un peu emprunté : c’est à la fois la terreur et la pitié, mais aussi le rire, la gêne, et le
profond sentiment d’inadéquation : Céline, pourrait-on dire, manque génialement de
tact… reste à savoir quels sont les mécanismes de sa démarche.

Il y a, dans le Voyage, trois épisodes représentant le corps tragique que je souhaite


traiter. Le texte en contient évidemment plus, mais ces trois passages me semblent
exemplaires dans la mesure où la dimension tragique y est poussée à l’extrême, et
l’ambiance de mort et d’agonie qui s’empare du discours présente justement les
caractéristiques d’ambiguïté générique et conventionnelle citées ci-dessus. Il en

12
Aristote.

11
résulte des extraits lourds et frappants, qui marquent l’œuvre tout entière d’une teinte
sombre et lugubre, mais qu’on aurait tort de définir simplement comme pessimistes.
Aux passages déjà évoqués plus haut, à savoir du colonel éventré et de la fille avortée
mourante, j’aimerais ajouter celui des deux agonies parallèles dans la maison du
Commissariat. Les trois extraits ont en commun la mort de protagonistes, bien sûr,
mais aussi une sorte de rappel de la tragédie dans la forme : unité de temps et de lieu,
caractère inéluctable de l’événement, et, dans les deux derniers cas, présence
d’éléments nocifs empêchant une issue heureuse.
Dans les trois cas, le récit est bref ; concentré sur quelques pages, il met en scène
l’événement lugubre en soi, sans les antécédents ni les conséquences, juste le
déroulement du drame. Il s’agit de la quintessence du tragique, de l’agonie de
personnages secondaires dont la fonction dans l’économie du récit n’est justement que
de mourir. En cela, bien sûr, nous sommes bien loin du modèle tragique, mais cette
comparaison est d’un autre ordre ; dans le cas qui nous occupe, on rapprochera non
pas la trame entière du récit, mais les modalités du discours. L’épisode de la mort du
petit Bébert constitue également un événement tragique, mais pour les raisons
formelles évoquées ci-dessus, il ne peut pas logiquement être inclus dans l’analyse des
corps tragiques. L’épisode se déroule en plusieurs parties, entrecoupées par d’autres
événements, et l’agonie même du petit garçon est tue ; sa mort est discrètement
évoquée plus loin par le terme neutre et formel de décès. D’autre part, la maladie du
petit Bébert durant un certain temps, le discours mis en place à cette occasion est un
discours de pitié et de commisération ; l’enfant s’éteint plus tristement que
tragiquement. La mort et le mourant sont décrits conventionnellement pourrait-on
dire, suscitant l’affliction de Bardamu, et l’événement ne revêt pas ce caractère de
terreur et de pitié propre au tragique, cette dimension scandalisante et ambiguë qui
enveloppe souvent les agonies chez Céline.

Le colonel éventré

Revenons donc dans un premier temps au passage du colonel éventré. Imaginons à


présent cette scène filmée, neutre, ne faisant aucune mention des commentaires du

12
narrateur. De dialogue, il n’y aurait que celui, avorté, du colonel et du messager. Puis
l’explosion, le feu, le bruit et la mort. Nous aurions là sans aucun doute à faire à un
épisode classique d’une scène de guerre. Or le discours employé pour la description
de l’événement est loin d’être objectif. Il serait faux à mon sens, dans ce cas précis, de
parler du point de vue de Bardamu puisque ce dernier, même s’il est présenté par le
texte comme narrateur, fait lui-même partie de la mise en scène du discours ; il est un
élément représentant et représentatif d’un mode de narration.
On remontera dans le texte aux quelques réflexions de Bardamu qui précèdent le
drame ; plus précisément depuis ‘’Ces Allemands accroupis sur la route, têtus et
tirailleurs, tiraient mal, mais ils semblaient avoir des balles à en revendre, des pleins
magasins sans doute.’’13, et on prolongera l’extrait jusqu’aux remarques qui suivent
ce même drame, soit jusqu’à ‘’’’Ah ! dis donc ! que je me répétais tout le temps. Ah !
dis donc !...’’ ’’14. La longueur de l’extrait me paraît justifiée dans la mesure où l’on
ne saurait tenir compte que de l’événement, procédé qui annulerait le sens même du
passage. Regardons à présent, objectivement, de quoi il est question dans cet extrait.
Dans les grandes lignes, il s’agit d’un soldat qui, pris d’une peur panique, devise au
milieu du champ de bataille et assiste à la mort brutale de son colonel et d’un
messager, tous deux arrachés par un obus.
Il y a là de quoi faire passer une infinité d’émotions, dirait Céline, de la bravoure à
la terreur, de la colère à l’impuissance, de la haine à la pitié… Il y a de quoi, aussi,
dénoncer l’absurdité de la guerre, l’indifférence générale ou la bêtise humaine, ce que
ne manquera pas de faire l’auteur. La trame, nous l’avons déjà dit, est classique ; ce
sont les impressions du héros livré à lui-même au champ de bataille ; on n’est pas si
loin, tout compte fait, du Fabrice de Stendhal à Waterloo, mais les arguments de
Céline sont sensiblement différents. Le langage de Bardamu est celui de la panique,
croissant régulièrement, hachant les phrases, les faisant se chevaucher dans une
emphase ponctuée et de plus en plus rapide :
‘’Le colonel ne bronchait toujours pas, je le regardais recevoir, sur le
talus, des petites lettres du général qu’il déchirait ensuite menu, les ayant

13
CELINE L.-F., Voyage au bout de la nuit, p.13, éd. Gallimard, 1952.
14
Op. cit., p.18.

13
lues sans hâte, entre les balles. Dans aucune d’elles, il n’y avait donc
l’ordre d’arrêter net cette abomination ? On ne lui disait donc pas d’en
haut qu’il y avait méprise ? Abominable erreur ? Maldonne ? Qu’on
s’était trompé ? Que c’était des manœuvres pour rire qu’on avait voulu
faire, et pas des assassinats ! Mais non !’’15.
Le soldat a peur, et loin de s’en cacher, il développe le discours angoissé de
l’innocent condamné à mort ; de la stupeur, il passe à la révolte, de la révolte à la
lâcheté, et finalement, de la lâcheté à la panique. Or, quel est l’élément déclencheur de
cette panique ? C’est la vue du colonel insensible à la peur :
‘‘Le colonel, c’était donc un monstre ! A présent, j’en étais assuré, pire
qu’un chien, il n’imaginait pas son trépas ! Je conçus en même temps
qu’il devait y en avoir beaucoup des comme lui dans notre armée, des
braves, et puis tout autant sans doute dans l’armée d’en face. Un, deux,
plusieurs millions peut-être en tout ? Dès lors ma frousse devint
panique.’’16.
Ce que Bardamu avait commencé par désigner, non sans ironie, comme une
‘’bravoure stupéfiante’’ se mue directement en monstruosité, et le constat de la
lâcheté du héros ne devient problématique qu’en regard de ce monstrueux courage
généralisé. Le ton se fait alors de plus en plus désespéré, acre, et la fustigation
universelle peut avoir lieu, celle de ‘’la sale âme héroïque et fainéante des
hommes’’17.
Il n’y a, dans la lâcheté terrorisée de Bardamu, rien de véritablement scandaleux ; il
s’agit d’un être confronté aux angoisses de la guerre, et son discours a tout de la
plaidoirie antimilitariste et pacifiste. Céline a d’ailleurs toujours revendiqué ces
convictions pour lui-même, et il est naturel de les retrouver dans ses textes. On peut
par ailleurs suspecter une lointaine influence autobiographique pour ce passage au vu
des premières expériences militaires du jeune Destouches. L’héroïsme aveugle est
violemment dénoncé, ainsi que l’avis des ‘’gens sérieux’’, lesquels approuvent les
carnages avec tout le bon sens que permet la distance. Le monologue angoissé du

15
Op. cit., p. 14.
16
Op. cit., p. 13.
17
Op. cit., p. 14.

14
héros permet la mise en place d’un discours virulent contre la guerre, le manque de
lucidité et d’humanité des supérieurs, contre leur bravoure bornée qui mène des
milliers d’hommes au massacre.
A travers la panique de Bardamu, c’est, semble-t-il, tout le réquisitoire contre
l’absurdité du genre humain qui s’exprime ; la tragédie de la guerre est disséquée de
l’intérieur, psychologique et foncièrement humaine, suscitant la pitié. Commisération
pour le héros, mais aussi pour l’agent de liaison dont Bardamu aurait bien voulu faire
son frère, et pour le messager terrorisé. Aversion, en revanche, pour le colonel
monstrueux, pour le général des Entrayes, et pour tous ceux qui ont fomenté ce crime
organisé, ceux qui envoient les pauvres au front. Ne dit-on pas, à propos de Voyage au
bout de la nuit, que c’est une œuvre qui dérange parce qu’elle révèle les injustices ?
Les inégalités ? L’exploitation des pauvres par les riches ? L’absurdité de notre
société ? Et Bardamu lui-même, tout anti-héros qu’il est, au terme de sa tirade
saccadée, scandée, tendue, lorsqu’il parvient au paroxysme de sa peur, ne tente-t-il
pas, avec la naïveté du désespoir, de lutter contre l’inéluctable : ‘’Et puisque les
événements prenaient ce tour désespéré je me décidais à risquer le tout pour le tout, à
tenter la dernière démarche, la suprême, essayer, moi, tout seul, d’arrêter la guerre !
Au moins dans ce coin-là où j’étais.’’18 ?

Tel est donc le discours du texte dans ce passage; le réquisitoire antimilitariste, la


dénonciation de l’absurdité de la guerre. Mettant en scène un héros amer et lâche, le
discours dispose de tous les éléments de l’expressivité, laquelle est d’ailleurs
renforcée par la dimension hautement ironique du texte ; la dénonciation n’en est que
plus féroce, plus ciblée et plus juste. Plus virulente sera l’invective contre la guerre,
plus palpable sera la détresse du protagoniste, et plus suintante son émotion, dirait
Céline. Quant à la lâcheté de Bardamu, elle ne fait que montrer à quelles extrémités
peut être poussé un homme en proie à la panique dont on n’exige qu’héroïsme,
courage et amour de la patrie.
Il a été dit souvent, aussi, à propos de Céline, qu’il renvoie au lecteur son propre
reflet, image que ce dernier accepte difficilement. Mais le discours développé dans le

18
Op. cit., p. 15.

15
passage n’est-il pas plus humain et probable qu’un récit de guerre où serait vanté
l’héroïsme des soldats ? Ne touche-t-il pas le lecteur dans ce qu’il a de plus commun
avec les autres hommes, à savoir la peur ? N’y a-t-il pas, à tout juste cent ans de
distance, un discours semblable entre cet extrait du Voyage et certaines pages du
Dernier jour d’un condamné de Victor Hugo, discours du réquisitoire, justement ?
Ces deux textes, en effet, cherchent à atteindre l’authenticité de l’homme, à reproduire
des émotions universelles, lesquelles peuvent toucher le lecteur, et par lesquelles
l’auteur s’efforce de dénoncer une injustice, un tort, une aberration… Bien que cette
intention ne soit pas explicite chez Céline, on remarque que la guerre, tout comme le
colonialisme africain ou les usines Ford, représente à ses yeux un élément
foncièrement nocif. A partir de là, tout est bon pour dénoncer : émotions, violence,
ironie et sarcasmes. Bardamu, avec ses peurs paniques et ses glapissements, ne peut
que très justement représenter l’aveuglement des militaires, l’absurdité de la guerre, et
la lâcheté de ceux qui la désirent mais ne la font pas.

Toutefois, si tel est l’un des discours du texte, nous verrons qu’il y en a d’autres, et
le second, s’il ne se développe pas dans la direction opposée, le fait du moins dans un
sens sensiblement différent. Si nous sommes partis, ci-dessus, des simples faits
évoqués dans le passage pour en saisir le contenu antimilitariste, on partira, cette fois,
du principal protagoniste. Nous l’avons vu monologuant, figurant au centre du tableau
antimilitariste, étayant, par sa panique et sa lâcheté, le réquisitoire contre la guerre, le
discours de l’absurdité, de la bêtise et de l’injustice… mais que représente Bardamu
en tant que tel ? En le sortant de la trame discursive évoquée ci-dessus et en le
considérant comme discours autonome, comme entité narrative, quelle dimension
nouvelle est-on en droit de supposer au passage ? Il s’agit cette fois de traiter le
protagoniste en tant que représentation à part entière, et si l’on s’intéresse à Bardamu,
il est tout naturel d’utiliser comme point de départ ses intentions intimes, à savoir ce
que révèle son discours lorsqu’il n’est pas pris dans un réseau idéologique
prédéterminé. Ainsi, l’on pourra se demander ce à quoi pense le héros, ce que vise
réellement sa démarche désespérée, lorsqu’il s’apprête à s’expliquer avec son colonel
pour tenter d’arrêter la guerre…

16
Il s’avère que la tentative de discussion relève d’une cause bien moins élevée, mais
combien plus humaine… Bardamu ne pense qu’à une seule chose, sauver sa peau :
‘’On y passerait tous, le colonel comme les autres, tout mariole qu’il semblait être et
sa carne ne ferait pas plus de rôti que la mienne quand le courant d’en face lui
passerait entre les deux épaules.’’19. Ce ne sont pas les idéaux du héros qui parlent, ce
n’est pas le dépit de voir ses semblables abrutis par le mouvement général, ce n’est
pas la conscience de la vacherie universelle ; c’est une certitude bien plus atroce : on
en veut à sa carne. Et cela, de tous les côtés ; tant les Allemands que l’opinion
publique française, et surtout, que le colonel. En effet, de par sa présence physique,
ce dernier l’empêche de partir, de fuir ce carnage : tant que le colonel sera là, rien à
faire ; il faudra rester. La tentative avortée de Bardamu est figurée par le dialogue du
colonel et du messager, et l’épisode ne fait que confirmer la donnée brute, immuable
et incorruptible de l’opposition physique du colonel à toute tentative dictée par la
peur. Le rapport du supérieur avec le messager est justement figuré dans le texte avec
une certaine insistance sur les caractéristiques physiques des deux individus,
renforçant encore l’opposition entre la volonté de fuite et d’évanescence d’une part,
d’immuabilité et de rigidité de l’autre : ‘’’’Qu’est-ce que c’est ?’’ l’arrêta net le
colonel, brutal, dérangé, en jetant dessus ce revenant une espèce de regard en acier.
De le voir ainsi cet ignoble cavalier dans une tenue aussi peu réglementaire, et tout
foirant d’émotion, ça le courrouçait fort notre colonel. Il n’aimait pas cela du tout la
peur. C’était évident.’’20.

Jusque là, rien que de très humain de la part de Bardamu, même si cela n’est ni
très beau, ni très avouable. L’instinct de survie, après tout, est un élément
incontrôlable et commun à la plupart des espèces vivantes, et il est naturel qu’il
trouve sa place dans la description d’un champ de bataille. L’intérêt du passage réside
justement dans cette évocation de l’instinct viscéral, dans son inscription dans le
discours à dominante antimilitariste. Bardamu n’espère que pour sa carne à lui ; la
panique déclenchée par l’imperturbabilité de son colonel lui a fait prendre conscience

19
Op. cit., pp. 14-15.
20
Op. cit., p. 16.

17
de la précarité de sa situation : ‘’Serais-je donc le seul lâche sur la terre ? pensais-je.
Et avec quel effroi !... Perdu parmi deux millions de fous héroïques et déchaînés et
armés jusqu’aux cheveux ? […] détruire, plus enragés que les chiens, adorant leur
rage (ce que les chiens ne font pas) cent, mille fois plus enragés que mille chiens et
tellement plus vicieux !’’21.
Bardamu est entourés de monstres auxquels leur propre mort est indifférente. Or
l’instinct viscéral qui lui dicte de survivre supplante tout le reste ; l’appel à la vie de
sa chair lui fait envisager, pour lui seul, une issue quelconque. Bien que le contexte
soit différent, la situation est identique à celle que vivra plus tard notre héros sur
l’Amiral-Bragueton, et à celle que vivra Céline lui-même dès 1945 ; l’isolement, la
paranoïa du délire de persécution, la certitude que tous en veulent à sa personne. La
tension monte, sensiblement, et la syntaxe s’accélère : il lui faut de toute urgence
sauver sa peau. La tentative de s’expliquer avec le colonel ne vise que cela ; éviter
d’être réduit en cadavre, tenter non pas de sauver des milliers d’innocents, mais soi-
même : ‘’[…] essayer, moi, tout seul, d’arrêter la guerre ! Au moins dans ce coin-là
où j’étais.’’22.
Dans le discours antimilitariste, s’immisce un discours plus discret et plus
poignant; celui de l’instinct de conservation, l’appel de la carne. Si Bardamu est
d’emblée présenté comme un être faible et lâche, il est naturel qu’en l’absence d’un
héroïsme dicté par l’honneur et les convenances s’exprime un égoïsme viscéral, issu
de la pulsation du sang, de la crispation de l’estomac, du tremblement de la chair.
Mais quoi qu’il en soit, les deux discours évoluent parallèlement, proches et
confondus, tendant inévitablement vers le dénouement de la tension sans cesse
croissante, vers une ultime libération.

Pour que la démonstration de l’horreur de la guerre d’une part, et des angoisses


viscéralement vécues par Bardamu de l’autre soit complète, il ne manque plus qu’un
événement tragique irrévocable, qui vienne enfin libérer la tension dramatique qui se
noue et se développe au fil des pages. Cet événement est à la mesure des attentes : le

21
Op. cit., pp. 13-14.
22
Op. cit., p. 15.

18
colonel et le messager se font littéralement pulvériser par un obus à quelques mètres
du héros. Ce dernier ressent physiquement le choc de l’explosion ; c’est par ses
membres, lesquels menacent de subir le même sort que ceux de ses voisins, qu’il
prend conscience de son intégrité, c’est par les cinq sens, aussi, qu’il constate la
puissance de l’obus destructeur; par le nez, la bouche, les oreilles… Quant aux deux
autres, l’un a la tête arrachée, l’autre, une ouverture béante au ventre… on est au
paroxysme de l’horreur.
Or quoi de plus déplacé, à cet endroit précis du texte, quoi de plus irrévérencieux
que l’évocation d’une marmite de confiture glougloutante ? Faut-il l’attribuer à l’état
de choc et d’égarement dans lequel se retrouve le héros ? Retombe-t-il en enfance,
secoué par la violence de l’explosion ? Son imagination enflammée est-elle en proie
au délire ? Rien de tout cela : il suffit pour s’en assurer de relire les remarques de
Bardamu qui suivent directement l’explosion :
‘’Tout de suite après ça, j’ai pensé au maréchal des logis Barousse qui
venait d’éclater comme l’autre nous l’avait appris. C’était une bonne
nouvelle. Tant mieux ! que je pensais tout de suite ainsi : ‘’C’est une bien
grande charogne en moins dans le régiment !’’Il avait voulu me faire
passer au Conseil pour une boîte de conserve. ‘’Chacun sa guerre !’’ que
je me dis. De ce côté-là, faut en convenir, de temps en temps, elle avait
l’air de servir à quelque chose la guerre ! J’en connaissais bien encore
trois ou quatre dans le régiment, de sacrés ordures que j’aurais aidés
bien volontiers à trouver un obus comme Barousse.’’23.
Ce discours n’est pas celui d’un homme égaré, mais d’un homme qui jubile. Sa carne
a doublement été épargnée ; d’une part, parce que l’obus ne l’a pas atteint, et d’autre
part, parce que le colonel ayant été anéanti, plus aucun obstacle physique ou moral ne
l’empêche de s’enfuir : ‘’J’ai quitté les lieux sans insister, joliment heureux d’avoir
un aussi beau prétexte pour foutre le camp. J’en chantonnais même un brin, en
titubant, comme quand on a fini une bonne partie de canotage et qu’on a les jambes
un peu drôles. ‘’Un seul obus ! C’est vite arrangé les affaires tout de même avec un

23
Op. cit., p. 17.

19
seul obus’’, que je me disais.’’24.

L’événement de l’explosion constitue le nœud problématique du passage ; on y


constate la confrontation de deux paroxysmes opposés et simultanés, et c’est cette
confrontation qui confère au texte sa dimension d’ambiguïté outrée, de provocation et
de subversion. C’est à ce point-là du récit que la coexistence des deux discours que je
me suis efforcée de démontrer plus haut prend tout son sens, sa force. Qu’en est-il au
niveau du discours antimilitariste ? Ce dernier évolue au gré des fustigations, poussé
sans cesse vers un dénouement, vers un terrifiant paroxysme, lequel doit,
logiquement, être le couronnement de l’idéologie qu’il porte.
Or c’est à ce moment-là qu’explose l’autre discours, celui de la chair libérée de la
menace de mort qui pesait sur elle. Au lieu d’une évocation poignante et dégoûtante,
d’un Bardamu tombé à genoux, horrifié par ce qui s’est produit à deux pas de lui, on
trouve notre héros tout guilleret, choqué, certes, mais chantonnant, reconnaissant qu’
‘’[…] elle avait l’air de servir à quelque chose la guerre !’’25…et d’en rajouter que si
ça n’avait tenu qu’à lui, de sacrés ordures auraient subi le même sort. La
démonstration, ainsi biaisée, paraît obscène, dans toute sa monstruosité macabre,
mais il est toutefois possible de la justifier et de lui attribuer un sens autre. Tout
pacifiste qu’il soit, Céline a toujours plaidé soit pour le style, soit pour l’émotion,
mais jamais pour les idées. Défendre une idéologie a toujours été pour lui synonyme
d’asservissement à une cause, de dénaturation de la littérature. D’autre part, si
l’émotion joue pour lui un rôle essentiel, quoi de plus normal que de faire triompher
le discours de l’émotion, sur celui de l’idée ? Emotion des tripes, mais émotion quand
même…
En retournant à la scène de l’explosion et en la considérant comme le dénouement
du discours de l’instinct, on constate que l’issue est tout ce qu’il y a de plus logique.
Bardamu est sain et sauf, et c’est le principal. Il a été vengé du maréchal Barousse, et
le colonel n’est plus, ce qui va lui permettre de s’en aller. Notre héros s’en réjouit, se
détend, soulagé, et son corps peut reprendre ses fonctions vitales normalement. La

24
Op. cit., p. 18.
25
Op. cit., p. 17.

20
mort de ces personnes, autour de lui, ne l’affecte pas particulièrement puisqu’il a été
épargné, et c’est cette distance qui lui permet d’évoquer la scène qu’il a devant les
yeux non pas du point de vue de l’horreur et du massacre, choses redoutées de lui
pour lui seul, ni de la morale ou de l’humanité, mais du point de vue de la
constatation placide, quelque peu amusée, un tantinet affamée. La marmite de
confiture mijotant en glouglous et l’évocation de viandes saignantes n’a dès lors plus
rien de déplacé et fait partie de la vision apathique et soulagée de Bardamu, rehaussée
par une pointe d’humour noir. Céline a mené à la perfection sa démonstration du
discours de l’instinct, entre animalité et égoïsme, passant de la terreur viscérale à la
joie physique, universelle, de sentir son corps se mouvoir, vivre, respirer ; d’avoir
échappé en tant qu’être vivant au carnage organisé par ‘’la sale âme héroïque et
fainéante des hommes’’26.

Le corps tragique est dépouillé de la dimension morale et solennelle qu’on


s’attendait à voir ; l’idéologique, le convenable cèdent le pas à ce qui pourrait sembler
à première vue être du burlesque, mais qui se révèle plus simplement être du domaine
de l’instinctif, du vivant. Deux discours, une conclusion. Cette dernière plaide en
faveur d’une émotion directe, viscérale par opposition à ce que pourrait comporter de
faux et de feint un héroïsme éperdu, aveugle et contre nature. De cette manière,
l’absurdité de la guerre et ses conséquences sont montrées, décrites par le passage, et
le réquisitoire contre la guerre n’a pas lieu d’être effacé ni même amoindri. Mais
l’approche vaillante et courageuse, celle qui vise à faire de la guerre un acte de
barbarie nécessaire et glorieux est ici totalement reniée et écartée. Le roman de guerre
est repris dans sa trame, mais son idéologie est repoussée au profit de l’inscription de
l’émotion pure, de l’instinct et du bassement humain. Mieux qu’un héros idéal, Céline
met en scène un Bardamu foncièrement lâche et égoïste, soucieux de sa seule chair, et
terriblement dérangeant. En effet, quoi de plus immoral, de moins plaisant que de
montrer que chez l’homme, n’importe quel homme, l’instinct de survie et l’égoïsme
de la carne sont plus forts que l’idéologie héroïque, si belle soit-elle ?

26
Op. cit., p. 14.

21
L’évocation du corps, dans le passage analysé ci-dessus, peut paraître minime en
comparaison d’autres extraits où le corps est pour ainsi dire figuré dans toute son
épaisseur et sa matière. Toutefois, elle permet d’en déterminer une fonction bien
particulière ; il dénature le propos idéologique au profit du discours viscéral ; c’est-à-
dire que le corps s’affirme en tant qu’entité discursive, génératrice d’émotions et de
littérature. Le langage du corps surpasse celui de l’idée et s’impose dans le texte, ce
qui ne manque pas d’approfondir dans la poétique célinienne le fossé entre la
convention et la provocation ; le corps tragique, éventré ou décapité, est aussitôt
dédramatisé, dépouillé de sa dimension d’horreur idéologique et morale, et supplanté
par la joie égoïste du corps vivant, de l’instinct quasi animal par lequel passent la vie,
mais aussi le langage et l’émotion.

La jeune avortée

Le second extrait à traiter dans la perspective des corps tragiques est celui de la
jeune avortée mourante. Comme pour le passage précédent, j’analyserai le texte sur
une certaine étendue afin de bien saisir la mise en scène du discours. L’extrait choisi
débute avec une brève description physique de la jeune femme et s’achève avec le
départ du médecin : ‘’Fallait voir comme elle était solide et bâtie […] Je promettais
tout ce qu’on voulait. Je tendis la main. Ce fut vingt francs. Elle referma la porte
derrière moi, peu à peu.’’27. La dimension tragique est ici indéniable ; une jeune
femme mourante qui pourrait être sauvée mais qui ne l’est pas. La fatalité, qui dans la
tragédie classique empêche la résolution heureuse des événements, est remplacée
chez Céline par la contrainte des convenances, laquelle est scrupuleusement respectée
par la mère ‘’en transe de bêtise inquiète’’28. Quant à Bardamu, il se trouve dans la
situation classique du héros ne pouvant pas rivaliser avec la fatalité et contraint de la
subir.
Il s’agit d’une scène d’agonie. Rien ne manque ; on y retrouve la famille de la
mourante, les lamentations de la mère, le médecin impuissant à soigner la malade, la

27
Op. cit., pp. 259-263.
28
Op. cit., p. 260

22
pâleur de cette dernière, le crépuscule… Telle est du moins la perception
conventionnelle et attendue d’un tel événement, dont on ne retrouve ici que
l’apparence.

Chez Céline, l’agonisante agonise bel et bien, mais muettement, insensiblement,


d’une manière purement physiologique et des suites d’un enchaînement d’événements
logiques. Le discours de l’agonie est un discours essentiellement descriptif,
minutieux, atone. La jeune avortée est réduite à son propre corps, et le déroulement
de sa mort a quelque chose de mathématique, une dimension inéluctable et médicale,
étrangère à tout épanchement émotionnel ou moral. Dans un premier temps, la jeune
fille est présentée comme un être charnel ; ‘’Fallait voir comme elle était solide et
bâtie, avec du goût pour les coïts comme peu de femelles en ont. Discrète dans la vie,
raisonnable d’allure et d’expression. Rien d’hystérique. Mais bien douée, bien
nourrie, bien équilibrée, une vraie championne dans son genre, voilà tout. Une belle
athlète pour le plaisir. Pas de mal à ça.’’29. Pas de mal, en effet, d’un point de vue
moral ou éthique ; la description survole ces principes-là et ne s’arrête qu’aux faits :
après le troisième avortement surviennent les complications.
Dès lors, le corps cesse d’être un objet de désir et se transforme en une matière
mourante, se vidant tranquillement de son sang, dans un processus long et continu,
régulier : ‘’[…] je baissais le nez et baissant déconfit je voyais se former sous le lit de
la fille une petite flaque de sang, une mince rigole en suintait lentement le long du
mur vers la porte. Une goutte, du sommier, chutait régulièrement. Tac ! tac ! Les
serviettes entre ses jambes regorgeaient de rouge.’’30. La scène est terrible, mais le
ton reste réservé, neutre, comme s’il ne s’agissait que d’une constatation, de la
démonstration d’un processus. La dimension tragique est totalement neutralisée,
évincée du propos, et les descriptions les plus horribles, les plus choquantes sont
comme lissées par le filtre indifférent du discours : ‘’Je voulus l’examiner, mais elle
perdait tellement de sang, c’était une telle bouillie qu’on ne pouvait rien voir de son
vagin. Des caillots. Ca faisait ‘’glouglou’’ entre ses jambes comme dans le cou coupé

29
Op. cit., p. 259
30
Op. cit., p. 261.

23
du colonel à la guerre. Je remis le gros coton et remontai sa couverture
simplement.’’31. La comparaison, riche d’une onomatopée, ne fait aucun cas de la
situation, de la mourante ou des convenances ; une plaie béante ressemble à une autre
plaie béante, peu importe la cause et les circonstances, peu importe, également,
l’exactitude du propos (si l’on se souvient que le colonel avait été éventré et non
décapité). Seule compte la ressemblance des phénomènes physiologiques ; on passe
sans transition de la bouillie au vagin, du vagin au cou du colonel, et de ce dernier au
gros coton.

Cette apathie de la narration comporte en soi quelque chose d’obscène, d’indécent.


La mort du colonel, ici rappelée, participait au même procédé narratif, consistant à
créer un décalage, une inadéquation du discours par rapport à l’événement. La jeune
fille meurt pour ainsi dire pour elle-même, par son corps, pour les plaisirs qu’il lui a
procurés. Sa mort, bien qu’elle constitue l’événement central du passage, est
extérieure au drame qui se joue autour d’elle. La vie quitte son corps d’une manière
quasi palpable, et ce dernier n’appartient déjà plus tant à la fille qu’à la mère, laquelle
est véritablement au centre du drame. Là se situe sans doute l’enjeu du passage ;
l’agonie n’est qu’un prétexte au verbe, à l’exaltation, à la tirade. Le discours du corps
mourant, dégoulinant de sang, dégoûtant est second. Aussi saisissante que puisse être
l’image de cette mort sanglante, elle ne fait que figurer, à peine plus, peut-être, que
‘’le dessus de cheminée à grelots roses en velours comme on en trouve plus dans les
magasins et ce Napolitain biscuité, et la table à ouvrage en miroir en biseau qu’une
tante de province devait posséder en double.’’32.
Cette conception de l’agonie est d’autant plus dérangeante qu’elle est contraire à la
tradition littéraire ; qu’on pense un peu à la mort d’une Madame Bovary ou d’une
Juliette ! Dans le Voyage, c’est une vision à laquelle l’on n’est pas habitué ; elle est
dépouillée de toute charge dramatique par le processus narratif. Qu’une agonie soit
décrite sobrement, froidement, passe encore, mais qu’elle soit présentée comme le
prétexte d’un drame pathétique, que le ‘’flot de jérémiades dégoûtantes’’33 de la mère

31
Op. cit., p. 260.
32
Op. cit., p. 262.
33
Op. cit., p. 261.

24
coïncide exactement avec le flot de sang perdu par la fille, et que ce dernier soit d’une
importance relative…

Si l’on se situe pour l’instant au stade de l’indécent, de l’inconvenant, on verra


bientôt que Céline va plus loin ; dédramatiser la mort est une chose, la placer au-
dessous de la mesquinerie humaine en est une autre. L’agonie de la jeune femme,
comme je l’ai déjà dit, relève du domestique, du banal. Nulle émotion n’est pressentie
de la part du narrateur et l’événement suit son cours. Or cet événement, tragique par
excellence, s’incère à son tour dans une autre tragédie, celle des mœurs et de la
réputation. Ce drame est dirigé, orchestré, joué par la mère, figure tragique elle-même
mise en scène par la narration. Le texte insiste lourdement sur l’aspect théâtral de
l’événement, sur le parti pris de la mère, sur la scénographie, même :
‘’Les êtres vont d’une comédie vers une autre. Entre-temps la pièce n’est
pas montée, ils n’en discernent pas encore les contours, leur rôle
propice, alors ils restent là, les bras ballants, devant l’événement, les
instincts repliés comme un parapluie, branlochants d’incohérence,
réduits à eux-mêmes , c’est-à-dire à rien. Vaches sans train. Mais la
mère, elle, le tenait le rôle capital, entre la fille et moi. Le théâtre pouvait
crouler, elle s’en foutait elle, s’y trouvait bien et bonne et belle.’’34.
Si cet exemple est frappant et suffisamment éloquent pour qu’il ne soit pas nécessaire
de le commenter, on remarque que le passage entier est extrêmement structuré, et
relève de la démonstration schématique ; la trame théâtrale y est montrée avec
insistance et obstination, l’ironie est évidente, et la parodie grossière : bref, on touche
à la farce. Cela est nécessaire : fonctionnant comme contrepoids du discours
apathique sur la mort, la dénonciation des ‘’sornettes tragiques’’35 de la mère ne peut
être qu’excessive. Si dans un premier temps le but est de montrer que finalement, la
mort d’une personne est bien moins tragique que la vanité et la stupidité humaine
réunies, bien moins grave, et surtout, qu’elle leur est émotionnellement inférieure, il
est effectivement nécessaire de jouer sur l’ampleur des contrastes.

34
Op. cit., pp. 260-261.
35
Op. cit., p. 261.

25
Le rôle principal est tenu par la mère ; le terme apparaît d’ailleurs trois fois dans le
texte. Le théâtre est lui aussi explicitement cité et le décor est planté. Or qu’en est-il
de ce rôle principal ? La mère déplore la mort, sa propre mort sociale occasionnée par
la mort, secondaire précisons-le, de sa fille : ‘’‘’J’en mourrai, Docteur! qu’elle
clamait. J’en mourrai de honte !’’’’ ou encore : ‘’elle ‘’ne savait plus comment
sauver l’honneur de sa famille’’’’36. Le discours de la mère est mis en scène de
manière extrêmement dépréciative. Plus que le propos, c’est l’attitude, le ton,
l’expressivité qui font réellement l’objet de la narration. Tout est transmis par le biais
de la vision critique et dénonciatrice du médecin, lequel, impuissant, vaincu, analyse
non pas le discours lui-même, mais les composantes émotives qui le fondent. Le rôle
fictionnel de Bardamu, celui qui relève de l’événementiel, serait d’agir : ‘’Elle [la
mère] accaparait de ses trémolos douloureux notre petit monde rétréci où nous étions
en train de merdouiller en coeur par sa faute. On ne pouvait songer à l’éloigner non
plus. Je l’aurais cependant bien dû tenter. Faire quelque chose… C’était mon devoir,
comme on dit.’’37.
Mais ce rôle est officieux, secondaire par rapport au rôle réel qu’il joue dans la
narration, dans l’évolution du discours dépréciatif : le médecin attise les sornettes
tragiques de la mère ; il est le spectateur privilégié de cette scène de mœurs, et il en
est aussi l’interprète et le juge. Tous les termes relatifs au théâtre (rôle, comédie,
pièce, théâtre, réplique, tragiques, théâtral) proviennent de lui, et si la mère est
présentée comme la principale protagoniste d’un drame, c’est le résultat d’une mise
en abîme orchestrée par Bardamu. Les apparitions de la mère sont uniformément
négatives, pour ne pas dire repoussantes : ‘’Elle n’en finissait pas d’agiter ses
frayeurs et de se gargariser avec ce que pourraient en penser les voisins et les
voisines […] En transe de bêtise inquiète qu’elle était […] sa voix d’étranglée […]
de bafouillages en exclamations […] empêtrée dans ses sornettes tragiques […]
Pendant qu’elle invoquait, provoquait le Ciel et l’Enfer, tonitruait de malheur […] un
flot de jérémiades dégoûtantes […] D’autres glapissements, encore plus aigus, plus

36
Op. cit., p. 261
37
Op. cit., p. 262.

26
déterminés, plus stridents ‘’etc, etc… Le véritable rôle de cette mère, dans le
discours du narrateur, est d’être détestable et mesquine ; le type est campé. A
outrance, délibérément, sans limites… Ne reste plus qu’à interpréter, à comprendre,
selon la même logique toujours, selon le même point de vue, ce qui détermine et
motive ce rôle.
La réponse, ou plutôt la démonstration, l’aboutissement de cette analyse des
comportements humains nous est bien évidemment donnée à lire, afin que la boucle
soit bouclée, que le passage fasse sens :
‘’Elle aussi, songeais-je en la regardant, avait dû être une belle créature,
la mère, bien pulpeuse en son temps ; mais plus verbale toutefois,
gaspilleuse d’énergie, plus démonstrative que la fille dont l’intimité
concentrée avait été par la nature vraiment admirablement réussie. Ces
choses n’ont pas encore été étudiées merveilleusement comme elles le
méritent. La mère devinait cette supériorité animale de sa fille sur elle et
jalouse réprouvait tout d’instinct, dans sa manière de se faire baiser à
des profondeurs inoubliables et de jouir comme un continent.’’38.
Tout est là, tout vient de l’instinct animal. Une fois de plus, chez Céline, l’émotion
transperce le convenable, l’instinct du corps transcende le verbe, et le masque des
convenances tombe. La mise en scène, fictive, du drame social et du déshonneur
disparaît au profit du spectacle des jeux d’instincts, de jalousies et de confrontations
inavouables.

Là où le discours de la mort se faisait discret et lisse, le discours de la vanité


humaine se fait éloquent, gagne en ampleur avant d’être pulvérisé par le discours de
l’instinct. Le drame réel, à savoir la mort progressive de la jeune avortée, est le point
de départ du drame fictif de la mère. D’une part, nous avons un discours linéaire et
volontairement neutre contrairement à toute attente, et d’autre part, un discours
organisé et fortement ironisé. Il est dès lors évident, au vu de la construction du texte,
que l’accent a volontairement été mis de façon subversive là où il n’est pas
convenable de le mettre. La mort n’est pas sujet à affliction, comme le veut

38
Op. cit., p. 262.

27
communément notre civilisation, mais à parole, à vanité, à mise en valeur de la
mesquinerie. Puis la mesquinerie elle-même se fait révélatrice d’une autre vérité
dissimulée : celle du corps, de l’instinct l’animal, de l’immoral. Bien sûr, Céline ne
manque pas de fustiger, de dénoncer, et finalement, d’anéantir à coup d’ironie et de
sarcasmes la ‘’transe de bêtise inquiète’’ de la mère. Mais il va ensuite plus loin ; il
l’explique et la justifie, ce qui, bien plus encore, relève du scandale. Cette transe,
cette émotion féroce et terrifiante de la mère est motivée par sa propre bêtise, par son
aspiration aveugle à l’honneur et aux convenances ; elle lui est aussi dictée par son
propre corps jaloux. L’absurdité humaine, faite de sentiments et de chair, est
débusquée et disséquée. La mort de la jeune avortée est terrible, certes ; mais, semble
nous dire le texte, il y a pire : la bêtise. Et pire encore, les instincts du corps
dissimulés sous les conventions.
La mort est une fois de plus dédramatisée ; elle n’est pas présentée par le discours
comme un événement inéluctable et dramatique, comme un effondrement en soi ; il
s’agit plutôt d’un aboutissement logique et rationnel du point de vue de
l’événementiel, et d’un simple prétexte, d’une ouverture du point de vue de la
narration. La mort n’a de valeur intrinsèque pour personne ; ni pour la mère, ni pour
le père, ni pour le médecin. Le décalage opéré entre la conception généralement
établie et acceptée de l’agonie et la mise en scène de cette dernière dans le texte
participent à sa démystification subversive. Les valeurs s’inversent, les discours aussi,
et aux oppositions canoniques s’opposent celles qu’on n’attendait pas, immorales : la
bêtise triomphe de la mort ; quant à l’instinct charnel, il engendre l’émotion, la tirade,
et finit par submerger l’agonie. Une fois encore, chez Céline, l’instinct, l’émotion de
la vie, aussi malsains et mesquins soient-ils, sont plus forts que la mort.

Les deux agonies parallèles

Le troisième et dernier passage concernant les corps tragiques est celui des deux
agonies de la maison du Commissariat. L’extrait mérite d’être considéré, une fois
encore, sur quelques pages, à savoir depuis ‘’Mes affaires eurent l’air de vouloir
reprendre un petit peu et juste au cours de cette nuit-là.’’, jusqu’à ‘’- Attendez ! Je

28
vous accompagne Docteur !... Je vous en prie, monsieur le Docteur !....’’39. Les deux
précédentes analyses nous ont permis de définir un certain nombre de caractéristiques
constantes des agonies céliniennes ; démystification et décentralisation du thème du
trépas, émergence des intérêts personnels et instinctifs face à la mort, signification
active et déterminante de la mise en scène orchestrée par la narration, subversion et
dénonciation des conventions… autant de composantes que l’on retrouvera également
dans ce passage.
Je rappelle que mon but n’est pas de répertorier, rapporter des traits essentiel du
texte pour en faire une interprétation déterminante, mais bien au contraire de montrer
que, dans la diversité des passages, on retrouve une certaine tendance subversive
chère à Céline ; laissons-le d’ailleurs nous remettre en mémoire encore une fois ce
qu’il ne faut pas perdre de vue, et que souligne Poulet : ‘’Voilà ce qu’il ne faut pas
oublier : que ma danse macabre m’amuse, comme une immense farce. Chaque fois
que l’image du ‘’fatal trépas’’ s’impose dans mes livre, on y entend des gens qui
s’esclaffent.’’40. Bien sûr, le rire qu’on y entend ressemble bien souvent plus à un
grincement qu’à une effusion joyeuse, mais le fait est que toutes ces morts, toutes ces
agonies sont minutieusement préparées, présentées dans leur dimension hautement
scandaleuse et inconvenante. On aurait toutefois tort de prendre cela pour de la
gratuité, de la provocation univoque ; derrière chaque scandale se dissimule un
grincement (ou un rire, comme on voudra), et derrière chaque grincement, un sens
plus profond, plus pertinent que la simple farce : un sens vital. Nous avons vu, déjà,
la joie instinctive et animale du jeune Bardamu sur le champ de bataille ; nous avons
vu, également, la jalousie viscérale de la mère mêlée au respect angoissé des
convenances… autant de vérités complexes, tant physiques que psychiques que
Céline démontre et dénonce prenant pour toile de fond une agonie. La mort n’est pas
centrale, et c’est sans doute cette symbiose explosive et unique entre la dissection de
l’instinctivement humain et la destruction de la mythique et séculaire représentation
de la mort qui font que les scènes de trépas du Voyage portent en elles la profonde
déchirure entre le rire et la honte.

39
Op. cit., pp. 299-303.
40
POULET R., Entretiens familiers avec L.-F. Céline, Plon, Paris, 1958.

29
Voyons donc ce qu’il en est des agonies de la maison du Commissariat. La
situation est relativement proche de celle de la jeune avortée ; il s’agit principalement
des réactions de l’entourage, plus ou moins proche, de la personne agonisante. Au
premier étage, un malade s’éteint d’un cancer, et au troisième, une femme subit une
fausse couche. Les événements proprement tragiques sont traités avec une certaine
apathie, un détachement proche de l’indifférence. Dès le début du passage, le ton
passe imperceptiblement la barre de l’humanité, des convenances : ‘’Au premier
finissait un cancéreux, tandis qu’au troisième passait une fausse couche’’41. Le
parallélisme des deux formes verbales est plaisant, tout comme la légèreté de
l’expression, mais ce n’est pas là une manière convenable de parler d’agonies. Le ton
est campé, et par la même occasion, les moribonds sont qualifiés ; ils font figure de
prétexte. Prétexte, d’abord, à la rivalité entre le médecin et la sage-femme, puis entre
le médecin de garde et le médecin ordinaire. Prétexte, ensuite, à la venue à Paris des
membres de la famille provinciaux, mais aussi à l’émotion de toute la maison, aux
disputes, aux discussions, aux verres de vin blanc ; bref, à la vie sociale. Tout comme
dans le cas de la jeune avortée, la narration insiste sur l’aspect théâtral des
événements : ‘’La sage-femme énorme et blousée mettait les deux drames en scène,
au premier, au troisième, bondissante, transpirante, ravie et vindicative. Ma venue la
mit en boule. Elle qui tenait son public en main depuis le matin, vedette.’’42.
La famille comme public, le corps médical comme acteur principal et les deux
agonisants comme figurants. Pour ce qui est du point de vue, de la perspective
déterminante, c’est à nouveau celle du médecin, de Bardamu. Mais contrairement au
cas de la jeune avortée, il a ici un rôle actif, un but : le gain. Sa fonction n’est pas tant
de soigner, sauver les malades que de se montrer convainquant et crédible, digne dans
son rôle de médecin aux yeux du public, détenteur de l’hypothétique salaire convoité
à la fois par les deux médecins et la sage-femme :
‘’C’était bien fini [du cancéreux]. Omanon venait de s’en aller. Mais il
avait quand même touché mes vingt francs la vache. Flanelle. Du coup,

41
CELINE L.-F., Voyage au bout de la nuit, p. 299, éd. Gallimard, 1952.
42
Op. cit., p. 300.

30
je ne voulais pas lâcher la place que j’avais prise chez la fausse couche.
Je remontai donc dare-dare. Devant la vulve saignante, j’expliquai
encore des choses à la famille. La sage-femme, évidemment, n’était pas
du même avis que moi. On aurait presque dit qu’elle gagnait du pognon
à me contredire. Mais j’étais-là, tant pis, faut s’en foutre qu’elle soye
contente ou pas ! Plus de fantaisie ! J’en avais pour au moins cent balles
si je savais m’y prendre et persister ! Du calme encore et de la science,
Nom de Dieu ! Résister aux assauts des remarques et des questions
pleines de vin blanc qui se croisent implacables au-dessus de votre tête
innocente, c’est du boulot, c’est pas commode. La famille dit ce qu’elle
pense à coups de soupirs et de renvois. La sage-femme attend de son côté
que je patauge en plein, que je me sauve et que je lui laisse les cent
francs. Mais elle peut courir la sage-femme ! Et mon terme alors ? Qui
c’est qui le payera ? Cet accouchement vasouille depuis le matin, je veux
bien. Ca saigne, je veux bien aussi, mais ça ne sort pas, et faut savoir
tenir ! Maintenant que l’autre cancéreux est mort en bas, son public
d’agonie furtivement remonte par ici.’’43.
La tâche semble finalement plus difficile pour Bardamu, lequel doit persister,
résister, tenir que pour la mourante. Cette dernière est d’ailleurs traitée avec de plus
en plus de désinvolture, de moins en moins d’humanité, pour être finalement réduite à
sa vulve : Devant la vulve saignante ; Ca saigne ; Je lui [au mari] découvre le trou de
sa femme ; Elle qui gémit comme un gros chien qu’aurait passé sous une auto ; …
Les habituelles évocations de glouglous et de caillots y figurant bien évidemment. Le
point de vue du médecin, calculateur et analytique, présente plus que jamais l’enjeu
social d’une agonie ; son effet déterminant sur les autres, lesquels, eux, subsistent,
pleins d’appétits, de convoitises et de vanité.

On peut distinguer principalement trois scènes de mœurs se déroulant sur le fond


du décès ; premièrement, l’apparition de l’instinct féminin des jeunes filles, lesquelles

43
Op. cit., pp. 300-301.

31
affectent des airs tendrement avertis devant le malheur44. Les jeunes cousines
affectent un sentiment non ressenti, jouant elles aussi leur rôle dans cette grande
tragédie. Mais une fois encore ce rôle est fictif, du moins du point de vue de la
narration, leur véritable fonction étant de faire démonstration de leur instinct féminin,
et par là même, de solliciter l’instinct purement charnel de leur cousin, qui découvre
d’une manière tout à fait inattendue les charmes féminins et les joies secrètes qu’elles
recèlent : ‘’Un cousin en est tout saisi qui les épiait depuis le matin. Il ne les quitte
plus. C’est une révélation dans sa fatigue. Tout le monde est débraillé. Il épousera
l’une d’elles le cousin mais il voudrait voir leurs jambes aussi pendant qu’il y est,
pour pouvoir mieux choisir.’’45. L’agonie est prétexte à l’émanation des instincts, à la
découverte des appétits charnels et des amours à venir… à tel point qu’on en
oublierait les mourants à la faveur des vivants ; c’est l’émotion du corps sain et
vivant, charnel, qui l’emporte sur le corps malade, décomposé, se vidant goutte à
goutte de son sang. L’opposition et la confrontation chères à Céline, le triomphe du
corps jeune et sanguin, émotif sur le corps se dévidant de sa substance, saignant et
passant éclatent au sein de cette mise en scène de drame, réalités physiques de la vie.

La seconde scène de mœurs relève moins de cet optimisme de la chair que de la


platitude et de la vanité des relations humaines. En effet, il est question des
convenances, de l’insoluble problème de l’honneur familial et des intérêts personnels.
Tout comme dans le passage de la jeune avortée, il semble que la malade ne sera pas
sauvée, et ce en raison de l’inconvenance qu’il y a à aller à l’hôpital. Cela est dû aux
parties non directement concernées par le drame, à des parents venus de province, et
dans un but personnel, tout à fait extérieur au drame : ‘’Une parente me l’avait
proposé de l’envoyer à l’hôpital. Une mère de famille qui voulait tout de même aller
se coucher elle, à cause des enfants.’’46.
Puis c’est l’émeute, le désaccord entre les uns et les autres ; l’agonie est prétexte
aux altercations, autrement dit à la parole, à l’émotion. Ces dernières auront des
répercussions bien plus durables et significatives, historiques, que l’événement en soi,

44
Op. cit., p. 301.
45
Op. cit., p. 301.
46
Op. cit., pp. 301-302.

32
lequel, presque oublié déjà, est surpassé, anéanti par les débats qu’il a occasionnés :
‘’On s’est même dit à ce propos-là des mots un peu durs entre parents qu’on oubliera
jamais. Ils sont passés dans la famille’’47.
L’agonie, comme le démontre ce court passage, a bien, du point de vue de la
narration mais aussi de l’événement une fonction de prétexte. Dépourvue de toute
charge émotive, elle a pour but de générer les émotions et les paroles d’autrui, de
produire la narration, l’apparition des personnages, l’organisation de l’action
(confrontations entre les médecins, les membres de la famille, …) ; sa valeur en tant
que telle, qu’événement significatif est nulle.

La troisième scène, enfin, relève de la douleur. Il s’agit du mari de la mourante,


unique personne autorisée à décider de son salut. Il est incapable de réagir, perdu
dans ses émotions, perdu, également, dans cette foule de provinciaux, si indécis dans
leurs disputes sur la marche à suivre. Le mari est sans doute le seul personnage
réellement et entièrement submergé par le drame. Il est par conséquent aussi le seul
personnage qui ne s’exprime pas, qui ne donne pas son avis. Semblable au père de la
jeune avortée, il erre à la dérive, son verre à la main, hésitant. Il représente dans cette
grande farce la seule fibre d’humanité, de nostalgie qui n’est pas submergée et
emportée par la foule ‘’des gens qui s’esclaffent’’…

En s’intéressant à présent au deuxième volet de ce double drame, à l’autre


moribond, on constate que son évocation est furtive ; Bardamu n’a tout simplement
pas eu le temps d’analyser l’événement ainsi que ses répercussions sociales. Le
cancéreux est mort trop vite ; c’est-à-dire que le médecin est arrivé trop tard sur le
théâtre de l’agonie, qu’il n’a pas eu à jouer son rôle de crédibilité et s’est fait
devancer pour la paie ; il s’agit en somme d’une mort prématurée, et par conséquent,
d’un rôle écourté. En effet, seul ce rôle-là, utilitaire et basique compte : ‘’L’agonie du
premier étage a peu duré. Tant mieux et tant pis. Au moment juste où il lui montait le
grand hoquet, voilà son médecin ordinaire, le docteur Omanon qui monte lui, comme
ça, pour voir s’il était mort son client et il m’engueule aussi lui ou presque parce

47
Op. cit., p. 302.

33
qu’il me trouve à son chevet.’’48. Tant mieux, parce que Bardamu, éreinté déjà, n’a
pas eu à s’évertuer dans son rôle de médecin, à convaincre, expliquer, satisfaire
l’attente de la famille. Et tant pis, parce que le salaire lui est passé sous le nez.
On trouve un peu plus loin dans le texte, tout de même, l’évocation de l’émotion
de la famille face à la mort de l’un des leurs. Mais une fois de plus, Céline fait entorse
à la tradition et offre un portrait bien mesquin et égoïste de la douleur :
‘’Maintenant que l’autre cancéreux est mort en bas, son public d’agonie
furtivement remonte par ici. Tant qu’on est en train de passer la nuit
blanche, qu’on en a fait le sacrifice, faut prendre tout ce qu’il y a à
regarder en distractions dans les environs. La famille d’en bas vint voir
si par ici ça allait se terminer aussi mal que chez eux. Deux morts dans
la même nuit, dans la même maison, ça serait une émotion pour la vie !
Tout simplement !’’49.
Ce qui, d’après le médecin, ‘’émeut’’ les proches du décédé, n’est pas tant sa mort en
soi, mais l’aspect exceptionnel, relevant du fait divers, de deux agonies simultanées
au même endroit. Autrement dit, la mort ne devient émouvante qu’à partir du moment
où elle relève de l’extraordinaire (dans le sens de non ordinaire). Bardamu est
d’ailleurs lui aussi fortement intéressé, mais financièrement et non émotionnellement,
par une telle aubaine : Mes affaires eurent l’air de vouloir reprendre un petit peu et
juste au cours de cette nuit-là. Rien que dans la maison du Commissariat, je fus
appelé deux fois d’urgence.’’50. Autant dire que l’aspect tragique de l’agonie est ici
purement et simplement anéanti.

Ce troisième passage rejoint donc en cela les deux autres, qu’il ne présente la mort
non pas comme une tragédie, mais comme un événement parmi d’autres, générateur
d’émotions, de paroles, d’appétits, deuil explosé par son antagoniste fait de chair et
d’instincts. La mort, semble-t-il, n’intéresse, n’atterre personne ou presque ; elle est
indispensable à la narration en tant que prétexte, qu’élément révélateur de certaines
réalités cachées, dénonciateur de conventions hypocrites, et finalement subversif par

48
Op. cit., p. 300.
49
Op. cit., p. 301.
50
Op. cit., p. 299.

34
rapport au lieu commun de l’agonie et à la tradition littéraire qui s’y rapporte. La
mort n’est, aux yeux de Bardamu, que la dissolution physiologique des chairs,
l’effusion des liquides sanguins, bref, la mort clinique autour de laquelle se
déchaînent les passions, plutôt mauvaises que bonnes, il faut bien le dire, des
hommes.

Nous voilà au terme de cette analyse des corps tragiques. En revenant aux
interrogations soulevées au début du travail, on constate que les réponses sont claires
et unanimes : non, Céline ne respecte pas les normes et règles des genres et thèmes
qu’il emprunte à la tradition littéraire ; oui, il procède à la subversion et au
retournement des usages établis. Toutefois, comme je l’avais déjà dit en guise
d’introduction, là n’est sans doute pas l’intérêt majeur de l’analyse. Car Céline ne
procède pas tant à la subversion par provocation que par clairvoyance. Voilà, semble-
t-il nous dire, ce qu’est sensé signifier dans le code des relations humaines telle ou
telle convenance, telle ou telle attitude, et voilà ce qu’elle recèle ; voilà ce qu’elle
dissimule sous ses allures de bienséance, voilà ce qu’elle trahit d’humain, d’émotif,
de charnel et d’instinctif. D’un côté, les mœurs, de l’autre, la vie. Et ce, même,
surtout pourrait-on dire, dans les situations les plus poignantes, les plus graves, celles
où il est proprement scandaleux de laisser éclater ses instincts égoïstes ; bref, dans les
situations tragiques.
Le colonel meurt-il éventré sous les yeux de Bardamu ? Ce dernier n’en est que
plus heureux d’être en vie, d’avoir pu tirer son épingle du jeu ; car la guerre se mue
soudain en jeu, bénéfique, utile, anéantissant d’un obus les figures détestables des
supérieurs. ‘’Tant pis pour lui !’’, dit le jeune soldat : égoïsme joyeux de l’instinct de
survie.
Passons au deuxième extrait. La jeune avortée meurt-elle lentement, se vidant de
son sang sous les yeux du médecin ? Celui-ci observe, manipule un peu ce corps
mourant, puis il fixe son attention sur l’attitude de la mère ; il l’analyse, la dissèque,
l’étudie, la subit, la mets en scène… pour finalement découvrir sous l’aveugle et
tenace crainte des commérages une terrible confrontation des instincts de femelle,
charnels et meurtriers, comme on en trouve chez les lionnes. ‘’Tant pis’’, pense le

35
médecin ; la ‘’belle athlète pour le plaisir’’ y passera, victime de la jalousie viscérale
de sa mère.
Le troisième passage enfin, relève du même procédé. Indifférence à l’égard des
mourants ; chasse au gain, confrontation du corps médical ; curiosité et éloquence des
provinciaux, trop heureux du prétexte qui leur est donné pour s’exprimer ;
découverte, à l’occasion de l’agonie, des instincts charnels, des émotions sensuelles
du jeune cousin. Tout cela, toujours, sous le regard impitoyable du jeune médecin.
‘’Tant pis’’, dira-t-il encore une fois, à l’occasion de la mort du cancéreux : la paye
reviendra à l’autre médecin.
Tant de scandaleuses révélations des travers du genre humain font bien
évidemment entorse à la tradition tragique, laquelle fait d’une agonie un événement
uniformément émouvant et élevé, comme si la mort se réservait d’emblée les
privilèges de la crainte et de la vénération. Or au-delà du scandale orchestré par
Céline, derrière lequel, il faut bien le dire, on entend presque distinctement ‘’des gens
- ou Céline lui-même ? – qui s’esclaffent’’, n’y a-t-il pas autre chose ? N’y a-t-il pas
un discours différent sur la mort ? Cette mort célinienne, à propos de laquelle on a si
souvent élaboré de sombres et terribles discours sur le désarroi et la putréfaction,
n’est-elle pas tout simplement présentée sous son jour le plus simple? Un peu de
physiologie, quelques éclaboussures de sang, beaucoup de ‘’glouglous’’, un ou deux
hoquets, et le tout est emporté par le puissant égoïsme des autres, des vivants, par leur
corps et leur esprit regorgeant d’appétits, d’émotions et d’instincts… plutôt mesquins
et vils, d’accord, mais tout de même humains, et surtout destinés à vivre encore. Tant
pis pour les morts, dirait Bardamu, la vie continue.
Voilà ce que fait Céline du corps tragique ; un hymne un peu cynique à
l’existence.

2. Les corps débiles de Voyage au bout de la nuit

La deuxième catégorie de corps que j’ai choisie n’est pas véritablement plus

36
réjouissante que la première, même s’il n’est plus question de dimension tragique.
L’amoindrissement de cette dimension donne lieu, chez Céline, à une prodigieuse
diversification des représentations. Les corps affaiblis du Voyage, ceux que j’ai
nommé ‘’corps débiles’’, n’obéissent plus à la contrainte spécifique du tragique; ils
restent provocateurs et subversifs, mais cela de manière plus libre, plus ponctuelle.
Les cadres, les autorités visés relèvent plus du thématique que de la question de genre.
Cela sera traité d’un point de vue littéraire, mais l’on ne perdra pas de vue que ces
thématiques sont également enrichies d’une dimension purement populaire, qu’elles
relèvent des craintes et réalités de l’imaginaire collectif.
Les passages sont représentatifs de figures récurrentes et particulièrement chères à
Céline : les vieux de l’asile et la vieille Henrouille, les malades de l’étranger, et les
malades démunis des banlieues parisiennes. Tous sont des types, c’est-à-dire qu’ils
représentent des entités séculaires et universelles à l’échelle vivante : la maladie et la
vieillesse. Celles évoquées ci-dessus font l’objet de mythes, de sciences ou de
croyances, et de conventions ; la vénération des sages ou le respect des aînés, la
transmission des savoirs ou des héritages, le guérisseur ou le médecin… C’est avec
ces traditions-là qu’il faudra mesurer les représentations céliniennes, leurs écarts ou
leurs ressemblances. Dans le Voyage, ce n’est pas une dégénérescence, une maladie
qui est significative et qui fait sens, mais l’ensemble de ces dernières ; il s’agit de
figures thématiques et sociales où chaque élément, chaque personnage a valeur de
complémentarité par rapport aux autres. C’est de la représentation de modes de
pensée, d’environnements, de codes tacites qu’il est question ; l’asile des vieux, la
colonie, le dispensaire des pauvres… La narration procède à l’élaboration d’une
image déterminante et révélatrice d’une certaine réalité brute, rarement
conventionnelle, souvent subversive.
Le corps étant au centre des thématiques du vieillissement et de la maladie, il est
naturel qu’il y figure avec son langage propre et ses significations. Tout comme pour
les corps tragiques, on tentera de définir le rôle qu’il joue dans la mise en scène du
discours, et surtout de comprendre de quelle manière il détermine et dirige le texte et
son interprétation.

37
Les vieillards de l’asile

Le premier extrait que je souhaite analyser est celui des vieillards de l’asile de
Bicêtre, depuis ‘’Autour de nos salles réservées venaient trotter les vieillards de
l’hospice d’à côté en bonds inutiles et disjoints.’’ jusqu’à ‘’Il avait entrevu la
mort.’’51. Bien que le passage soit court, il mérite d’être remarqué en raison de sa
richesse stylistique et de sa puissance évocatrice. Nous n’avons plus à faire à une
subtile et cruelle orchestration du narrateur, à la mise en scène calculée et progressive
d’un scandale, comme c’était le cas pour les passages étudiés jusqu’à présent.
L’affront est direct, et l’image, il faut bien le dire, saisissante. La description embrasse
d’un seul coup la situation, ses causes, et ses conséquences: les ‘’longues années de
servitude’’ enferment les vieux dans ‘’leur misère officielle comme au fond d’un
enclos baveux’’, puis ils ‘’ne se serv[ent] de leurs ultimes et chevrotantes énergies que
pour se nuire encore un petit peu et se détruire dans ce qu’il leur rest[e] de plaisir et
de souffle’’. La vieillesse apparaît dans toute son atrocité, et la dégénération physique
et organique sert à caractériser, entre autres, le déclin des sentiments humains. Toutes
sortes de sécrétions sont relatives à l’état caduque de l’organisme vieillissant, mais
surtout à l’état caduque d’une quelconque humanité. La bave, la pisse, la fiente, le
crachat, la chassie tout se mêle, lié par un argot tenace, et l’on ne distingue plus, dans
cette masse verbale, le physique du psychique, la fantasmagorie du réel. Tout se fige
et se matérialise ; les cancans se crachotent avec les caries, les ragots se décomposent
en petits bouts, la fiente se broute, l’oisiveté se fait pisseuse… La forme rattrape le
fond ; le vieux n’est plus tout à fait humain, même s’il mendie encore des restes de
tabac, pas non plus véritablement animal, malgré sa ressemblance avec les ‘’vieux rats
convoiteux’’ ; il est spécifiquement vieux, c’est-à-dire que ‘’Dans [sa] carcasse
racornie il ne subsist[e] plus un seul atome qui ne [soit] strictement méchant’’.
Le personnage est campé, de façon irréversible et définitive. De métaphore en
comparaison, on en arrive à une hideuse représentation du vieillard ; de sa vie passée
ne subsiste que l’envie avide de tabac et de pain sec, la méchanceté et la peur de la
morgue. Le corps du vieux, du reste, ne sert en quelque sorte qu’à exprimer ces

51
Op. cit., p. 89.

38
derniers besoins, ces ultimes tares ; il vient ‘’trotter […] en bonds inutiles et
disjoints’’ autour des salles réservées aux soldats afin de quémander quelques miettes,
puis c’est sur les mêmes jambes qu’il s’enfuit terrorisé à la vue de la morgue : ‘’Il se
sauvait alors bien râleux mais si vite et si loin qu’on ne le revoyait plus de deux jours
au moins’’. Quant à sa bouche, elle lui sert à la fois à crachoter [des] cancans, à
porter de petits bouts de ragots et de médisances éculées, à brouter toute la fiente, et à
chanter des chansonnettes pour obtenir un peu de tabac. Et finalement, ses ‘’ultimes et
chevrotantes énergies’’, ce qui lui reste de son vieux corps, de sa ‘’carcasse
racornie’’, il l’emploie à haïr.

Toutefois, si le langage employé pour la description des vieillards est si fortement


dirigé, subjectivisé, si les constructions métaphoriques et comparatives visent à ce
point l’élaboration d’un discours fantomatique et déshumanisant, cela n’est pas
innocent. Il s’agit de déterminer quel est l’élément producteur de ce discours, et ce qui
motive ses intentions. Or le narrateur n’est autre que le jeune Bardamu, interné à
l’hôpital de Bicêtre. Comme dans le cas de la mère de la jeune avortée, on assiste à
une mise en scène outrancière, univoque, dont le but est de ne montrer que le côté
néfaste et répugnant d’une vision. L’impact de cette description est d’autant plus
subversif que d’une manière générale, dans la tradition littéraire ou populaire, dans la
civilisation qui est la nôtre, nous sommes peu habitués à rencontrer ce genre de
figurations.

Une courte digression du côté de la représentation traditionnelle de la vieillesse est


ici nécessaire afin de clarifier le propos. Ce que j’entends par représentation
traditionnelle des aînés est loin d’être univoque ; il serait sans doute plus juste de
parler des représentations et d’admettre leur multiplicité. Sans approfondir le sujet, je
voudrais simplement rappeler quelques principes sur le fond desquels la
représentation célinienne se détache, et détonne.
Le type du vieillard cupide - qu’on pense à L’Avare de Molière - existe ; il est
d’ailleurs indéniable qu’avec l’âge, les travers et défauts du caractère se renforcent.
Mais les vieillards détestables de la littérature le sont en général à cause des intentions

39
qui les animent, des calculs ou des mauvaises actions qu’ils projettent ; ils sont
représentés en tant que mauvais esprits. On peut leur ajouter également les vieillards
atteints de folie, du type du Roi Lear, dont l’état caduque résulte lui aussi de
tractations passées. A l’inverse, on rencontre aussi d’éminents vieillards, faits de
bonté et de sagesse ; cette représentation, tributaire des traditions gréco-latines, allie
dans l’imaginaire collectif pêle-mêle des figures d’antiques, de philosophes, de
divinité. Le respect des aînés, même s’il a largement été estompé par les conjonctures
de la modernité, reste dans notre civilisation une référence dévolue par l’éducation,
signifiant égards et tolérance. Nous obtenons donc par l’intermédiaire d’un très
grossier schéma les deux dispositions suivantes ; d’une part, la représentation critique
du vieillard, moralisatrice, libérée de l’aura idéaliste de la tradition et dénonçant
l’aigreur ou la folie, les ruses ou les bassesses conférés par l’âge. D’autre part, la
bonté et la sagesse, les sentiments humains les plus hauts obtenus à force de
maturation et d’expériences, la sérénité. Dans un cas comme dans l’autre, il est
question d’évolution (ou de régression) de l’ordre moral ou spirituel; le vieillard a été
rendu meilleur ou plus mauvais par sa vie, et son comportement s’en ressent.
Qu’en est-il chez Céline ? Le vieillard ne semble pas être en dehors de ses
rebutantes caractéristiques physiques. Il est pour ainsi dire démuni de toute dimension
humaine, ni meilleur ni plus mauvais qu’avant ; juste autre. La description ignore les
conventions d’usage et élabore, au travers de Bardamu, un discours non moral sur des
êtres non moraux; les vieillards sont méchants par plaisir (‘’Suprême plaisir !’’) mais
sans raison ; il n’y a donc pas lieu de juger leur comportement. On est bien loin d’une
version traditionnelle de ce genre d’exercice, laudative ou moralisatrice : seule compte
la vision immédiate, instinctive, faite de chairs nonagénaires, d’envies et de souillures.
L’absence de raison et de raisonnement est par ailleurs bien naturelle dans la
description d’un âge où tous deux défaillent. Le corps, dans tout son
dysfonctionnement et ses sécrétions, prend le devant de la scène et figure la vieillesse.

La principale subversion, à mon sens, vient du fait que le schéma traditionnel


relatif à l’âge mûr, le positif, est transgressé et dépassé. Il n’est plus temps de donner
l’image type, canonisée et encensée du vieillard ; au respect aux aînés, Bardamu

40
répond par la dérision, le cynisme et les plaisanteries irrévérencieuses ; à la séculaire
image de la sagesse liée à la vieillesse, le texte renvoie celle du vieillard aigri, avide,
haineux et médisant. Puis c’est l’arbitraire et révérencieuse beauté attribuée à l’âge
mûr, la blancheur des cheveux, la pureté éthérée du regard qui est dévastée sans pitié,
remplacée chez Bardamu par une description minutieuse et détaillée des saletés,
immondices et excrétions involontaires découlant de la sénilité.
L’autre version du discours sur la vieillesse, la moralisatrice, ne se trouve pas
mieux traitée par Céline ; il n’est pas question de l’Avare, du Mesquin ou du Cupide ;
le temps a œuvré, et il ne reste du vieillard qu’un corps débile et une poignée d’envies,
bien modestes, d’ailleurs. Le corps aura une fois encore servi à démontrer, de façon
palpable et rebutante, le décrochement entre mythe et réalité, tout en frôlant la farce
macabre.

Comme à chaque fois, chez Céline, qu’on arrive à la farce, il faut à nouveau se
poser la question du pourquoi. Que l’auteur se complaise, parfois, à rebrousser la
tradition, cela n’est pas nouveau, mais dans ce cas précis ? Qu’est-ce qui fait que, par
le regard de Bardamu, les vieillards de l’asile se transforment en créatures méchantes
et clopinantes, ignobles et inhumaines ? Faut-il comprendre que, d’une manière
générale, le narrateur du Voyage ressent une profonde aversion à l’égard des vieux ?
Doit-on en déduire que son accès de description ignominieuse ne doit sa verve qu’à la
haine du vieillard, œil pour œil, dent pour dent ? La gratuité, nous l’avons déjà dit,
n’est pas le propre de Céline, et toute invective, aussi malsaine soit-elle, trouve sa
raison d’être dans les conjectures du texte.
Bardamu ne porte pas uniformément un regard négatif sur tous les vieillards du
Voyage ; nous verrons sous peu que le ton qu’il emploie pour l’évocation de la vieille
Henrouille est non seulement laudatif, mais relève également de ce qu’on pourrait
appeler une certaine tendresse… D’autre part, et pour répondre à la seconde question,
on peut s’apercevoir en relisant attentivement le passage que la verdeur des propos et
le cynisme du tableau sont d’emblée justifiés : ‘’Ici cloîtrés dans leur misère officielle
comme au fond d’un enclos baveux, les vieux travailleurs broutaient toute la fiente qui
dépose autour des âmes à l’issue des longues années de servitude’’. L’ignominie de la

41
situation et la dépravation des corps et des esprits ne sont pas tant dus aux vieux eux-
mêmes, qu’à ce qu’on en a fait, à ce que la vie de travailleur leur a fait subir. La fiente
déposée autour de leurs âmes est le résultat de l’accumulation de décennies de
servitude ; c’est sans doute le même sort qui attend les ouvriers de chez Ford, ceux des
usines, tous ceux que le narrateur regardera plus tard s’engouffrer le matin dans le
métro… et finalement, que Bardamu lui-même, bien qu’il ne soit pas ouvrier, mais
‘’que’’ pauvre !

Voilà la donnée du problème ; les vieux de l’hospice ne sont ni de machiavéliques


calculateurs, ni d’honorables vieillards à la tête blanche ; ce ne sont plus que des corps
errants, suintants, animés d’une haine uniforme et de modestes envies. Leur situation
est celle des travailleurs pauvres qu’exploite la société, et leur fin est celle de tous les
travailleurs pauvres. Cantonnés dans l’espace qui leur est réservé, asservis jusqu’au
bout de la vie, ces vieillards repoussants, rebuts de l’humanité, semblent ne plus rien
attendre…
Et pourtant, jusque dans l’intolérable de leur situation, une petite voix s’immisce
pour répéter des envies simples ; un peu de tabac, de pain sec et de jours à vivre. Là
où on s’attendait le moins à le voir, dans ce qu’il y a de plus vieux et de plus fripé en
matière de chair, dans ce qu’il y a de moins enviable, de plus féroce en terme de
représentation, subsiste encore et toujours l’instinct de survie, l’envie de vivre
quelques jours encore, et peu importe dans quel monde et dans quelle société. La
préférence, somme toute, d’une vie exécrable à une mort inconnue.

Le langage célinien étant rarement univoque, on constate finalement que la


représentation de ces vieillards, de leur corps surtout, est éloquente sur plusieurs
plans. On y découvre la dénonciation des ravages occasionnés par la surexploitation
ouvrière, dénonciation sociale s’il en est, et d’une actualité dérangeante et acerbe,
surtout à l’époque de l’entre-deux guerres. Sur le plan littéraire et populaire, elle
figure une démystification d’un autre ordre : celle des conventions hypocrites dont on
entoure ostensiblement les vieillards, celle, aussi, de la vaine coutume d’enjoliver ou
de moraliser un stade de l’homme où ni sagesse ni morale n’existent plus. Enfin, ces

42
corps débiles nous rappellent la dimension humaine et vivante qui subsiste malgré tout
en chaque être, l’appel instinctif de la vie et sa suprématie sur la mort.

La vieille Henrouille

Dans le cadre de l’étude des vieillards chez Céline, et en lien avec l’analyse
précédente, j’aimerais à présent aborder le personnage de la vieille Henrouille. Ses
apparitions sont nombreuses, et le but ne sera pas de les recenser, mais d’en choisir
quelques unes, représentatives de l’ensemble, et significatives du point de vue de la
représentation du corps. On précisera que la vieille Henrouille a un statut particulier et
relativement rare dans le Voyage, à savoir celui de personnage finalement apprécié par
Bardamu. La situation étant inhabituelle, surprenante pourrait-on dire à l’égard d’une
vieille femme prétendument folle, je m’attarderai un peu à cette particularité pour
tenter de comprendre, une fois de plus, le pourquoi de la chose ; pourquoi la narration
supporte-t-elle ce personnage, le présente-t-elle malgré tout sous un jour favorable, et
quelle en est la valeur ?

J’ai choisi les deux extraits suivants ; le premier, relativement long, présente la
vieille Henrouille. Il s’étend depuis ‘’Avant de monter dans leur chambre, ensemble,
ils fermaient avec un grand soin toutes les issues, l’un contrôlant l’autre.’’ jusqu’à
‘’Je trottai d’un réverbère à l’autre jusqu’à la pissotière de la place des Fêtes.
Premier abri.’’52. Le second, un peu plus court, retrace la tentative d’assassinat
manquée, de ‘’’’Par ici, Docteur ! Par ici !’’ qu’elle me héla.’’ à ‘’Elle ne voulait plus
mourir, jamais. C’était net. Elle n’y croyait plus à sa mort.’’53. Il peut paraître étrange
de situer le personnage de la vieille Henrouille dans la catégorie que j’ai appelée
‘’corps débiles’’, et ce, malgré son âge avancé. En effet, rien, dans la narration, ne fait
mention d’une quelconque faiblesse physique de la vieille femme ; bien au contraire,
il n’est question que de vigueur et de vitalité. On rapprochera toutefois ce personnage
de ceux évoqués ci-dessus, à savoir les vieillards de l’asile, en raison de certaines

52
Op. cit., pp. 253-258.
53
Op. cit., pp. 319-323.

43
similitudes qui, si elles ne sont pas flagrantes, n’en sont pas moins intéressantes.
La vieille Henrouille, d’ailleurs, n’a pas toujours été dotée d’une telle verve :
‘’Pendant longtemps, elle avait presque cessé d’y croire. Elle en était arrivée à ne
plus savoir comment faire pour ne pas se laisser mourir dans le fond de son jardin
gâteux et puis soudain voici que lui survenait un grand orage de dure actualité, bien
chaude.’’54. La vieille femme se trouve elle aussi, au même titre que les vieillards,
refoulée en dehors de la société, enfermée dans un lieu clos. Son âge avancé, la
prétendue faiblesse de son corps et de son esprit font d’elle un objet inapte, inutile et
pesant. Elle est conventionnellement considérée comme un poids pour la société et
pour la famille, poids dont on se défait généralement auprès d’institutions telles que
l’hospice ou les Sœurs. Dans ce sens, il s’agit effectivement d’un corps débile.
Il se trouve que le texte prend résolument le contre-pied de cette conception et livre
dans les quelques pages consacrées au personnage l’une des représentations les plus
empreintes d’optimisme et de joie du Voyage. Cela est d’autant plus étrange que, du
point de vue de la représentation du corps chez Céline, il est communément admis de
considérer soit l’aspect esthétique de la morphologie féminine, soit l’aspect révulsif de
la dégénérescence des chairs ; or il est ici question de l’épanouissement d’un corps (et
d’un esprit) vieux et flétri. La vieillesse n’apparaît non pas comme le dernier et
terrible stade de l’homme, présentant ce dernier en état de putréfaction précoce, suant
d’angoisse devant l’imminence de la mort, mais comme une sorte de résurrection :
‘’L’âge l’avait recouverte comme un vieil arbre frémissant, de rameaux allègres’’55.
La place attribuée par la narration à la vieille Henrouille est la place d’honneur ;
son personnage, décrit au travers de la subjectivité de Bardamu, est empreint de
l’admiration discrète du médecin, lui généralement impitoyable à l’égard des vices de
ceux qu’il côtoie : ‘’Du dedans, elle ne paraissait rien redouter, elle semblait
absolument certaine de sa tête comme d’une chose indéniable et bien entendue, une
fois pour toutes. Et moi, qui courais tant après la mienne et tout autour du monde
encore.’’56. Le personnage est simple parce qu’intègre ; point de dissimulations chez
la vieille femme, tout est flagrant, direct et spontané. Le narrateur du Voyage nous

54
Op. cit., pp. 322-323.
55
Op. cit., p. 254.
56
Op. cit., p. 255.

44
avait habitué à des personnages empêtrés de scrupules et de conventions, attentifs à ce
qu’il est permis de faire, de dire, aux sentiments et instincts qu’il est convenable de
dissimuler. La bru, par exemple, réalise pleinement ce type de représentation ;
prudente et discrète, elle feint l’inquiétude tout en espérant l’internement de sa belle-
mère :’’ [Elle] continuait cependant de m’asticoter de questions et encore dans le
même sens… Une petite tête bistre et futée qu’elle avait, la belle-fille. Ses coudes ne
se détachaient guère de son corps quand elle parlait. Elle ne mimait rien. Elle tenait
tout de même à ce que cette visite médicale ne soit point vaine, qu’elle puisse servir à
quelque chose…’’57. Rien de semblable chez la vieille Henrouille ; elle apparaît
d’emblée comme affranchie de toute convention, de tout mensonge ; cas unique, sans
doute, de tout le Voyage. Le rôle qu’elle joue, car il est encore une fois question de
mise en scène et de théâtre dans le texte, est un rôle véritable, celui de sa vie et de ses
émotions, d’une vraie tentative d’assassinat :’’Il empuantera encore pour des temps et
des temps le sang d’assassin, que je te dis. Ah il y en a qui vont au Théâtre pour se
faire des émotions ! Mais je vous le dis : il est ici le Théâtre ! Il est ici, Docteur ! Il est
là-haut ! Et un Théâtre pour de vrai ! Pas un semblant seulement ! Faut pas perdre sa
place !’’58.
L’autre rôle qui est également le sien, plus important encore que le premier, est
celui de la résurrection par les émotions, par l’instinct de survie : ‘’Le goût de vivre lui
revenait à la vieille, tout soudain, avec un rôle ardent de revanche. Elle n’en voulait
plus mourir du coup, plus du tout. De cette envie de survivre elle rayonnait, de cette
affirmation. Retrouver du feu, un véritable feu dans le drame.’’59. L’émotion, la
liberté de pensée et d’expression prennent dans le discours de Bardamu une dimension
totalisante, transfigurant physiquement la vieille Henrouille ; c’est une vieille femme
décrépite et hurlante qui a été choisie comme emblème de la jeunesse et de la joie:
‘’Mais son regard dansait bien guilleret quand même au-dessus de ses
joues tapées et bises, un regard qui vous prenait l’attention et vous
faisait oublier le reste, à cause du plaisir léger qu’il vous donnait malgré
soi et qu’on cherchait à retenir après en soi d’instinct, la jeunesse. Ce

57
Op. cit., p. 256.
58
Op. cit., pp. 319-320.
59
Op. cit., p. 322.

45
regard allègre animait tout alentour, dans l’ombre, d’une joie jeunette,
d’un entrain minime mais pur comme nous n’en avons plus à notre
disposition […]’’60.

Pour Céline, la jeunesse n’est pas, comme on le dit trop souvent, uniquement
question d’élasticité plastique et d’esthétique ; il s’agit plus globalement d’un instinct
de vie, par opposition à la mort, mais aussi aux hypocrisies, aux feintes et aux
conventions. La jeunesse est également l’exaltation de tout ce que l’être contient de
plus profond, de plus instinctif, de plus authentiquement émotif, que ce soit au niveau
de l’expression du regard, du rire ou de la parole. De là, sans doute, la joie et la
facilité d’exécution du narrateur, qui, pour la première fois, est confronté à un instinct
si vivace et flagrant qu’il lui suffit simplement de le retranscrire. Qu’on en juge par le
texte lui-même : tout n’est que profusion, enthousiasme, la vieille s’exprimant dans un
jargon vif et énergique, criblé de points d’exclamations tels que les affectionne Céline.
Le secret de cette volubilité nous est donné, non sans une très nette et satisfaite
intrusion de l’auteur :
‘’Elle parlait dru comme elle avait appris dans Paris à parler au marché
du Temple comme brocanteuse avec sa mère à elle, dans sa petite
jeunesse… Elle venait d’un temps où le petit peuple n’avait pas encore
appris à s’écouter vieillir.’’, ou encore : ‘’[…] sa voix cassée quand elle
vociférait reprenait guillerette les mots quand elle voulait bien parler
comme tout le monde et vous les faisait alors sautiller, phrases et
sentences, caracoler et tout, et rebondir vivantes tout drôlement comme
les gens pouvaient le faire avec leur voix et les choses autour d’eux au
temps encore où ne pas savoir se débrouiller à raconter et chanter tour à
tour, bien habilement, passait pour niais, honteux, et maladif.’’61,
remarques que l’on pourrait avec raison croire tirées des Entretiens avec le
Professeur Y.

60
Op. cit., p. 254.
61
Op. cit., p. 254.

46
La vieille Henrouille incarne l’instinct de survie lui-même. Tout vit en elle, avec
force et fureur ; la parole, le regard, les gestes, les attitudes… Cette constatation
permet de déterminer l’essentiel du personnage; il suffit en somme d’écouter le
discours développé à son égard pour apprécier sa valeur au sein de l’œuvre entière.
Cette valeur, pour en revenir à la question initialement posée à propos de la vieille
femme, me semble désormais évidente; tout, dans la vieille Henrouille, représente la
vie, et le rôle qu’elle joue célèbre, au-delà de la vanité humaine, une possibilité
fondamentale ; celle de la victoire de la vie sur la mort en tout être :
‘’Elle s’était saisie d’un rôle avantageux dont elle tirait de l’émotion. On
n’en finit pas d’être heureux. On en a jamais assez de bonheur, tant
qu’on est capable encore de jouer un rôle. Des jérémiades, pour les
vieillards, ce qu’on lui avait offert depuis vingt ans, elle n’en voulait plus
la vieille Henrouille. Celui-là de rôle qui lui arrivait elle ne le lâchait
plus, virulent, inespéré. Etre vieux, c’est ne plus trouver de rôle ardent à
jouer, c’est tomber dans cette insipide relâche où on n’attend plus que la
mort.’’62.

Je souhaiterais finalement, pour clore la question des vieux du Voyage, faire un


parallèle entre les vieillards de l’hospice et la vieille Henrouille. Si cette dernière renie
la mort et revendique la vie de façon plus virulente que les vieillards, si elle apparaît
comme l’instinct de survie à l’état pur, il ne faut pas oublier que ceux de l’hospice non
plus ne veulent pas mourir. Bien que leur résistance soit plus faible, qu’ils n’aient
finalement pas d’autres intérêts que de fumer ou de manger un peu, il faut bien
admettre qu’entre ‘’tomber dans une insipide relâche où on n’attend plus que la
mort’’63, et se sauver à toutes jambes, bien ‘’râleux’’, parce qu’on a ‘’entrevu la
mort’’64 devant la porte de la morgue, il y a une certaine différence. La vieille
Henrouille jubile du plaisir de la vie retrouvée, tandis que les vieillards vivotent pour
ainsi dire, en quête de quelque restes… mais ce qui, finalement réconcilie, réunit ces
deux représentations, est la présence jusque dans la vieillesse de l’instinct de survie,

62
Op. cit., p. 322.
63
Op. cit., p. 322.
64
Op. cit., p. 89.

47
de la soudaine et frénétique prise de conscience que le vivant l’emporte sur la mort,
même si ce n’est plus pour longtemps. Tout flétris qu’ils soient, tout aigris qu’ils
soient, ces vieillards résistent : la vie n’a pas encore dit son dernier mot, et la nécrose
peut bien attendre… on entendra toujours, chez Céline, ‘’des gens qui s’esclaffent’’…
alors autant que cette fois-ci, ce soit la vieille Henrouille.

Les colons d’Afrique

Il est grand temps dans l’étude du Voyage de s’intéresser aux événement qui se
déroulent en dehors de la France ; il a jusque là été question de la guerre dans les
campagnes françaises, des moribonds des banlieues parisiennes, des vieillards de
l’asile de Bicêtre et de la vieille Henrouille à Rancy. Bardamu s’est également
aventuré dans les sociétés d’Afrique et d’Amérique, découvrant sur chaque continent
d’autres misères et d’autres maux… La maladie, comme je l’ai déjà dit au début des
considérations sur les ‘’corps débiles’’, revêt à l’échelle humaine une valeur
universelle ; il est naturel de la retrouver en tout lieu du globe et du texte.
Lors de son aventure africaine, le jeune Bardamu n’est pas encore médecin, mais il
remplit déjà la fonction d’analyste consciencieux, observant avec une certaine
distance les ravages occasionnés par le climat sur l’organisme de ses compatriotes. Le
corps est au centre de la narration, entité au sein de laquelle se révèlent les dommages,
naissent et s’exacerbent les vices des hommes ; il est également l’élément déterminant
de toute perception, guidant au travers de ses fièvres, de ses démangeaisons et de ses
délires la pensée, les actions, et les attitudes de cette communauté de vulnérables
colons, paradoxalement venus pour asservir autrui.
Je tenterai une fois encore de déterminer dans quelle mesure la représentation du
corps intervient dans le propos et influence le discours ; à cet endroit du texte sans
doute plus encore qu’ailleurs, au coeur d’une Afrique suffocante et sauvage, les sens
s’aiguisent, les sensations se font palpables, et l’instinct vital ressurgit, plus intègre et
alerte que jamais, vivifié par l’inconnu. Le discours est emporté tout entier par cet
excès instinctif comme si, à la suite de Bardamu, il tentait de transmettre une
représentation caricaturale des sociétés coloniales.

48
Le parcours de Bardamu en Afrique se déroule en plusieurs étapes ; on y est plongé
progressivement, de l’Amiral-Bragueton à la colonie de Fort-Gono, et de cette
dernière à la factorie de Bikomimbo. Durant la majeure partie de son voyage,
Bardamu représente une entité discursive, c’est-à-dire qu’il construit, organise le texte
à partir de son propre point de vue : tout est objet à examen, jusqu’aux sensations et
maladies d’autrui, comme si son propre corps ne servait qu’à mieux comprendre, à
mieux imaginer la situation du colon, et cela jusqu’à ce qu’il se retrouve seul à
Bikomimbo, n’ayant pour seule compagnie souffrante que son propre corps. Je
souhaite suivre l’évolution de ce regard, à partir du moment où il s’esquisse, puis se
forge et finalement, s’impose; mon analyse portera d’abord et surtout sur la traversée
à bord de l’Amiral-Bragueton, puis sur quelques habitants de Fort-Gono, et finalement
sur le séjour de Bardamu à Bikomimbo.

L’Amiral-Bragueton

Qu’en est-il, dans un premier temps, de l’Amiral-Bragueton ? Le passage, tant au


niveau événementiel que narratif, a pour centre Bardamu. Le délire de persécution du
personnage suit, comme il se doit, une courbe exponentielle qui tend
irrémédiablement vers la résolution de la tension. La mise en scène du ‘’sacrifice’’
opte pour le patent, l’explicite, prévenant le lecteur dès les premières pages du péril à
venir.
D’un point de vue purement générique, l’outrance expressive du discours, le
réalisme rétrospectif et, malgré tout, l’humour constituent un curieux mélange rendant
à la fois tragique et comique, solennelle et fantasque l’ampleur de la conspiration ; les
genres apparaissent par bribes, dans un ordre incertain, se confondant et rendant toute
détermination précaire : de la réflexion, on passe à la farce, et du cynisme au drame. Il
ne s’agit ni à proprement parler de grotesque ni de burlesque… nous avons donc à
faire à une construction des plus étranges, tenant à la fois de la farce, du drame, de la

49
scène de mœurs et du pamphlet.

La principale constituante de ce brouillage générique réside, me semble-t-il, dans


l’oscillation de la narration entre ce que j’appellerai l’ ’’excessif’’, signalé par la
virtuosité du propos imaginaire et la puissance évocatrice, et le ‘’réaliste’’, représenté
par la justesse et la pertinence d’une image inédite apposée au réel. C’est cette
alternance, parfois juxtaposition, qui fait que le discours demeure ambigu,
difficilement catégorisable, et qu’il laisse une liberté gênante au niveau de
l’interprétation. Plus concrètement, voici ce que l'on obtient: d'un côté, le discours
''excessif'' basé avant tout sur les impressions très subjectives du narrateur :
''Dans cette étuve mijotante, le suint de ces êtres ébouillantés se
concentre, les pressentiments de la solitude coloniale énorme qui va les
ensevelir bientôt eux et leur destin, les faire gémir déjà comme des
agonisants. Ils s'accrochent, ils mordent, ils lacèrent, ils en bavent.''65, ou
encore: ''Le Nord au moins ça vous conserve les viandes; ils sont pâles
une fois pour toutes les gens du Nord. Entre un Suédois mort et un jeune
homme qui a mal dormi, peu de différence. Mais le colonial il est déjà
tout rempli d'asticots un jour après son débarquement. Elles
n'attendaient qu'eux ces infiniment laborieuses vermicelles et ne les
lâcheraient plus que bien au-delà de la vie. Sacs à larves.''66.
L'image, issue d'un présupposé concevable, s'exacerbe, se déforme jusqu'à l'obtention
d'une fantasmagorie grotesque, appartenant à la fois à la farce macabre et au délire de
persécution.
D’un autre côté, on rencontre dans le passage le discours ''réaliste'', non pas dans le
sens classique du terme, mais dans la mesure où les images utilisées définissent avec
une justesse instinctive de grands postulats philosophiques, tels que le mal, la vanité,
la jalousie,... :
''C'est comme les cochonneries, les histoires de bravoure, elles plaisent
toujours à tous les militaires de tous les pays. Ce qu'il faut au fond pour

65
Op. cit., p. 117.
66
Op. cit., p. 116.

50
obtenir une espèce de paix avec les hommes, officiers ou non, armistices
fragiles il est vrai, mais précieux quand même, c'est leur permettre en
toutes circonstances, de s'étaler, de se vautrer parmi les vantardises
niaises. Il n'y a pas de vanité intelligente. C'est un instinct. Il n'y a pas
d'homme non plus qui ne soit pas avant tout vaniteux. Le rôle de
paillasson admiratif est à peu près le seul dans lequel on se tolère
d'humain à humain avec quelque plaisir.''67.
Le thème déjà largement débattu de la vanité humaine trouve une description souple
qui, de par son lexique et son imaginaire suggestifs, s'inscrit naturellement et sans
transition dans les propos les plus grossièrement parodiques de Bardamu. L'ambiguïté
d'une construction hétéroclite de ce genre est bien souvent liée au problème de
l'identification du propos principal, de l'orientation du discours; de quel genre s'agit-il
précisément, quel est le statut du narrateur, la parodie est-elle réelle, vise-t-elle aussi
le procédé narratif du jeune Bardamu, sa naïveté? Le passage du mode ''excessif'' au
mode ''réaliste'' est si rapide et soutenu qu'on en est amené à se demander si ce n'est
pas la fonction narrative tout entière qui est mise en cause...

La réponse me semble plus simple, moins radicale, peut-être, d'un point de vue
purement analytique, mais plus adaptée. Il s'agit une fois encore de définir un
pourquoi, celui du brouillage générique et du rapport aux références, et de réfléchir à
la situation du narrateur, aux conditions de production du discours afin d'en
déterminer les intentions. Bardamu s'est embarqué sur l'Amiral-Bragueton afin de se
rendre en Afrique, ce qui donne une orientation différente au récit, tant au niveau
géographique qu'événementiel. Le début du voyage semble se dérouler sans
encombre, puis la situation se dégrade:
''Mais, dès après les côtes du Portugal, les choses se mirent à se gâter.
Irrésistiblement, certain matin au réveil, nous fûmes comme dominés par
une ambiance d'étuve infiniment tiède, inquiétante. L'eau dans les verres,
la mer, l'air, les draps, notre sueur, tout, tiède, chaud. [...] Ca n'a pas
traîné. Dans cette stabilité désespérante de chaleur tout le contenu

67
Op. cit., p. 122.

51
humain du navire s'est coagulé dans une massive ivrognerie. On se
mouvait mollement entre les ponts, comme des poulpes au fond d'une
baignoire d'eau fadasse. C'est depuis ce moment que nous vîmes à fleur
de peau venir s'étaler l'angoissante nature des Blancs, provoquée,
libérée, bien débraillée enfin, leur vraie nature, tout comme à la guerre.
Etuve tropicale pour instincts tels crapauds et vipères qui viennent enfin
s'épanouir au mois d'août, sur les flancs fissurés des prisons. [...] C'est
alors qu'on se déboutonne éperdument et que la saloperie triomphe et
nous recouvre tout entiers. C'est l'aveu biologique. Dès que le travail et
le froid ne nous astreignent plus, relâchent un moment leur étau, on peut
apercevoir des Blancs, ce qu'on découvre du gai rivage, une fois que la
mer s'en retire: la vérité, mares lourdement puantes, les crabes, la
charogne et l'étron.''68.
Le passage, bien qu'un peu long, vaut la peine d'être examiné dans son ensemble. Il
s'agit en effet du point de départ des ennuis de Bardamu, et des nôtres,
accessoirement, d'un point de vue herméneutique. De quoi y est-il exactement
question? De sueur, de chaleur, d'Etuve tropicale, d'instincts. Rien, finalement, qui ne
relève pas des sens, de l’organique, de l'instinctif ou du biologique. Nous sommes une
fois encore, presque malgré nous, ramenés au corps. Ce qui révèle la vraie nature des
hommes, dit le texte, est l'expérimentation par le corps des chaleurs tropicales. Les
germes de la persécution de Bardamu se trouvent dans l'air étouffant, la sueur, l'ennui
et l'alcool ; imperceptiblement se met en place un discours sous-jacent mais tenace:
celui du corps.

Toutes les étapes confrontant Bardamu à ses persécuteurs sont empreintes


d'émulations organiques, de muscles et d'instincts. Le prétexte, d'abord : l'ensemble
des passagers reproche à Bardamu d'avoir payé pour que lui soient assurées les
fonctions vitales: manger, dormir, boire: '' Se sentir nourri, couché, abreuvé pour rien
pendant quatre semaines consécutives, qu'on y songe, c'est assez, n'est-ce pas, en soi,
pour délirer d'économie? Moi, seul payant du voyage, je fus trouvé par conséquent,

68
Op. cit., pp. 112-113.

52
dès que cette particularité fut connue, singulièrement effronté, nettement
insupportable.''69. Puis les causes et les conséquences: ''A l'embarquement de
Marseille, je n'étais guère qu'un insignifiant rêvasseur, mais à présent, par l'effet de
cette concentration agacée d'alcooliques et de vagins impatients, je me trouvais doté,
méconnaissable, d'un troublant prestige.''70. L'émulation, enfin, constitue l'ultime
élément préparatoire du ''sacrifice'':
''Cette demoiselle attisait leur verve, appelait l'orage sur le pont de
l'Amiral-Bragueton, ne voulait connaître de repos qu'après qu'on m'eût
enfin ramassé pantelant, corrigé pour toujours de mon imaginaire
impertinence, puni d'oser exister en somme, rageusement battu, saignant,
meurtri, implorant pitié sous la botte et le poing d'un de ces gaillards
dont elle brûlait d'admirer l'action musculaire, le courroux splendide.
Scène de haut carnage, dont ses ovaires fripés pressentaient un réveil.
Ca valait un viol par gorille.''71.
La tension monte graduellement, tandis que parmi les personnages, chacun trouve
son rôle. Les militaires en persécuteurs musclés, les demoiselles institutrices en
femelles à l'affût, et Bardamu en fin stratège de la lâcheté. Toutefois, cette fois-ci, il
ne peut se contenter d’observer et de fustiger la scène : il est contraint d'agir pour
sauver sa peau, c’est-à-dire qu’il lui faut brider le corps, l'instinct, l'animosité de ses
persécuteurs: bref, anéantir la dimension physique de la confrontation. Or c'est
exactement ce qui se passe; Bardamu neutralise les possibilité physiques de son
adversaire par la parole: '' N'ayant pas l'habitude de penser, dès qu'on lui [au militaire]
parle il est forcé pour essayer de vous comprendre de se résoudre à des efforts
accablants. Le capitaine Frémizon ne me tuait pas, il n'était pas en train de boire non
plus, il ne faisait rien avec ses mains, ni avec ses pieds, il essayait seulement de
penser. C'était énormément trop pour lui. Au fond, je le tenais par la tête.''72.
L’abrutissement dû à l’alcool achève ensuite de réduire à l'inaction les capacités
physiques et instinctives de ses rivaux: ''…[mes convives] s'endormirent et le

69
Op. cit., p. 113.
70
Op. cit., p. 117.
71
Op. cit., p. 118.
72
Op. cit., p. 121.

53
ronflement les accabla, dégoûtant sommeil qui leur raclait les profondeurs du nez.
C'était le moment ou jamais de disparaître. Il ne faut pas laisser passer ces trêves de
cruauté qu'impose malgré tout la nature aux organismes les plus vicieux et les plus
agressifs de ce monde.''73.

Tout, dans le passage, s'orchestre bel et bien autour du corps et de ses instincts
primitifs. Ces corps sont ceux des colons, présentés suants et fondant dans la chaleur,
destinés, déjà, à souffrir du climat. La scène ne représente, en somme, qu'un
préambule à l'épisode africain, préambule qui laisse augurer de l'évolution de la nature
des hommes blancs sur ce continent-là: ''Les moustiques s'étaient déjà chargés de les
sucer et de leur distiller à pleines veines ces poisons qui ne s'en vont plus... Le
tréponème à l'heure qu'il était leur limaillait déjà les artères... L'alcool leur bouffait
les foies... Le soleil leur fendillait les rognons... Les morpions leur collaient aux poils
et l'eczéma à la peau du ventre... La lumière grésillante finirait bien par leur
roustiller la rétine! ....''74. Le corps souffre dès l'abord, avant même d'être en vue de la
côte africaine, et cette souffrance physique suffit à détériorer ce qui subsistait encore
de vertu aux colons : eux perdent le respect, et Bardamu la dignité, ou du moins ce
qu’il en restait.

Si l'on revient à présent à la question initiale des genres, on remarque qu'aussi


étrange que cela puisse paraître, le corps y est pour beaucoup. Ce dernier assure le lien
entre la cause pragmatique de la situation, cause ''réaliste'', à savoir la chaleur, l'alcool,
les instincts, etc..., et la conséquence théorique de l'événement, conséquence
''excessive'', telle que les considérations, issues du délire de persécution, sur la nature
présumée des hommes (méchante, instinctive, destructrice), la déchéance, la lâcheté,
la vanité… Le corps permet à la narration de rendre les vices humains palpables ; il
parvient à donner une vision excessive mais à valeur réaliste de postulats théoriques et
abstraits. Il est bien difficile de décrire d’une manière convaincante l’‘’aveu
biologique’’, la pugnacité instinctive et hormonale, fatale, ressentie dans un huis clos

73
Op. cit., p. 124.
74
Op. cit., p. 116.

54
tropical sur le mode intellectuel et démagogique ; la scène nécessite une dimension
charnelle vécue. D’autre part, la représentation du corps, de par son apport sensible
direct, confère au passage une dimension supplémentaire ; l’émotivité, chère à Céline,
devient viscérale tout autant qu’intellectuelle. Cette double ouverture autorise au
niveau de l’expression une large palette de moyens ; le discours peut, sans
compromettre la cohérence de l’ensemble, passer du tragique au comique et du
postulat universel à la farce, puisque l’émotion oscille sans cesse entre l’intellect et
l’organique, Bardamu étant à la fois l’analyste extérieur d’une débauche et la victime
de cette dernière, attaqué jusque dans sa propre carne.

Le passage sur l’Amiral-Bragueton est également significatif par rapport au reste


de l’épisode africain du Voyage, puisqu’il a une fonction introductive et explicative,
présentant d’emblée la vision arrêtée du narrateur sur les milieux coloniaux. Le reste,
ce qui suivra, ne fera qu’imager ce qui a déjà été dit, démontrer le postulat. Mêlant les
genres et les registres, le discours du corps se fait de plus en plus intrusif, multiple,
imposant au texte la représentation d’une Afrique terrible, détraquant l’organisme de
l’homme blanc, et le dénudant des conventions européennes :’’C’est alors qu’on se
déboutonne éperdument et que la saloperie triomphe et nous recouvre entiers. C’est
l’aveu biologique.’’75. Aveu d’autant plus troublant, qu’on est bien obligés d’y
reconnaître l’irrésistible emprise de l’instinct sur la raison.

Fort-Gono

Puisqu’il a été posé comme une évidence que le climat tropical ronge et détériore
le corps et l’esprit de l’homme blanc, il n’est pas étonnant, par la suite, de rencontrer
dans le texte des êtres aussi crapuleux et antipathiques que le Gouverneur de Fort-
Gono, le Directeur de la Compagnie Pordurière, le tenancier du comptoir, le lieutenant
Grappa, Robinson ou encore le curé de San Tapeta. Tous souffrent du climat,
progressivement rongés par les moustiques, le tréponème, l’alcool, le soleil, les
morpions ou l’eczéma, comme l’avait prédit Bardamu alors qu’il se trouvait encore à

75
Op. cit., p. 113.

55
bord de l’Amiral-Bragueton76. Tous ont déjà perdu ce qui leur restait de vertus
humaines en arrivant, ne tentant plus, du fond de leur dégénérescence, que de tirer
profit de ceux qui les entourent, petits commis blancs ou esclaves noirs. Seuls
quelques personnages, exceptions qui confirment la règle, valent la peine d’être cités
en tant qu’exemples d’humanité malgré tout, malgré le climat surtout: Alcide et le
colon espagnol ; tous deux restant étrangers à l’instinctive férocité qui semble faire
rage sur le continent.
En ce qui concerne les autres, on remarque que dans le discours de Bardamu,
analytique et détaché, les maladies qui consument les colons n’apparaissent à ces
derniers ni comme dramatiques, ni comme coutumières, mais plutôt comme
phénomène socialisant, soit qu’ils en parlent, soit qu’ils se confrontent, soit que leur
maladie fasse d’eux une notoriété dans la petite colonie. Qu’on pense par exemple aux
petits salariés de la Compagnie Pordurière qui organisent des concours de fièvre, à
l’admiration que suscite l’agent auxiliaire Tandernot par sa capacité à attraper des
rhumes sous les Tropiques, ou au tenancier du comptoir, presque aveugle et rongé en
permanence par le ‘’Corocoro’’. La description qu’en livre Bardamu, empreinte d’une
certaine dose de pitié et de cynisme, et étrangère à l’enthousiasme des principaux
concernés, rappelle immanquablement les postulats de l’Amiral-Bragueton ; on y
reconnaît sans difficulté l’emprise du climat sur le corps, puis sur l’esprit. Ensuite, le
modèle occidental définit le reste : les Directeurs, Gouverneurs et autres figures
d’influence reprennent le rôle du capitaine Frémizon, libérés de toute espèce
d’humanité, ils progressent dans l’existence à coups de trique, d’hurlements, et de
bastonnades. Les autres, petits commis, rejouent indéfiniment le rôle de Bardamu
durant la traversée, celui de l’abandon de tout vestige d’amour-propre: ‘’Les indigènes
eux, ne fonctionnent guère en somme qu’à coups de trique, ils gardent cette dignité,
tandis que les Blancs, perfectionnés par l’instruction publique, ils marchent tout
seuls.’’77.
De découverte en découverte, de personnage en personnage, les propos de
Bardamu reviennent toujours inexorablement au même point : chaleur,

76
Op. cit., p. 115.
77
Op. cit., p. 139.

56
dégénérescence physique, et vices : ‘’Tout le monde devenait, ça se comprend bien, à
force d’attendre que le thermomètre baisse, de plus en plus vache. […] Ainsi, les
rares énergies qui échappaient au paludisme, à la soif, au soleil, se consumaient en
haines si mordantes, si insistantes, que beaucoup de colons finissaient par en crever
sur place, empoisonnés d’eux-mêmes, comme des scorpions.’’78.

Toutefois, si le discours est consciencieusement univoque, si l’on retombe toujours


avec une facilité déconcertante sur la même démonstration, c’est que le narrateur en a
décidé ainsi. Le passage ne manque pas de rappeler, dans une certaine mesure,
l’attitude du soldat Bardamu face au corps éventré de son colonel, ou celle du médecin
Bardamu en présence d’agonisants ; une froide analyse doublée d’un joyeux égoïsme.
Le narrateur, fraîchement débarqué en Afrique, ne considère encore la dégénérescence
physique que comme la cause des vices coloniaux, tout comme il avait considéré la
mort du colonel comme une échappatoire inattendue, ou l’agonie du cancéreux
comme une source de revenu. La maladie est totalement déviée par le discours de sa
signification première : les souffrances sont dédramatisées, leur fonctionnement est
décrit de l’intérieur, minutieusement, et leurs effets, que ce soit une démangeaison
atroce ou une terrible fièvre, ne semblent être, pour Bardamu, que prétextes à
considération. Le dispositif narratif, qui durant l’épisode de l’Amiral-Bragueton
passait de ce que j’ai appelé le mode ‘’excessif’’ au mode ‘’réaliste’’, conférant à
l’ensemble une dimension lyrico-philosophique, est ici sensiblement modifié ; nous
avons à faire à une narration relativement sobre et distante.
Les considérations du narrateur visent à découvrir ce qu’implique, au-delà des
conventions, l’épanchement des instincts et des sens au niveau des comportements
humains, et à définir ce que cela révèle sur la nature humaine. La maladie n’est donc
pas représentée en soi, mais en tant qu’élément révélateur des travers humains. Or en
Afrique, l’étude des mœurs se trouve être plus aisée qu’en Europe ; à Fort-Gono, elle
est facilitée par l’absence des conventions imposées par la société occidentale et par
l’exacerbation des vices et libertés amorales occasionnée par le climat et la maladie :
s’ensuit une sorte de caricature grossière et intransigeante.

78
Op. cit., pp. 125-126.

57
Des corps ‘’débiles’’, affaiblis et détériorés par le climat, on retient surtout qu’ils
sont méchants, mesquins, profiteurs, violents et amoraux. Le discours de Bardamu
s’est chargé de métamorphoser de la sorte l’organique en psychique, livrant une
grande fresque métaphorique du colon, dont les diarrhées infinies et les eczémas
purulents sont à la fois cause et représentation de la dégénérescence des mœurs. Mais
malgré la laideur de l’image, on remarque que la maladie est ici encore, dans le corps
qu’elle ronge, plus attachée à la vie qu’à la mort ; elle représente le lot quotidien des
colons d’Afrique: ‘’Etouffer et souffrir était devenu pour lui comme un état second,
voler aussi. On l’aurait bien désemparé si on l’avait rendu bien portant et scrupuleux
d’un seul coup.’’79. Aussi peu enviable que puisse paraître cette existence vouée au
démantèlement, elle appartient bel et bien au domaine du vivant ; le pourrissement, la
vermine rongeant les chairs fait partie du quotidien des colons et leur fournit, d’après
Bardamu, le prétexte à toutes les excentricités malignes que leur imagination peut
encore inventer pour se distraire. Il est possible de se désagréger de son vivant sans
que cela n’implique d’aucune façon un rapprochement avec l’état de mort. De
moribonds, d’ailleurs, il est très peu question dans le passage, et les furtives
évocations sont si désinvoltes, humoristiques même (qu’on pense au cercueil
ambulant rencontré par Bardamu), qu’il est difficile d’imaginer que parmi cette
population affaiblie et malade, la mort soit la principale cause d’abattement et de
tourments ; bien au contraire, les mille et une tracasseries de la maladie rendent,
semble-t-il, la mort plus insignifiante qu’ailleurs, et bien terne en comparaison de
l’impressionnante variété de douleurs et de démangeaisons que représente la vie sous
les Tropiques.

Bikomimbo

Cette vision, qui est celle de Bardamu rappelons-le, n’est possible qu’au sein d’une
communauté, et à condition qu’il se trouve, pour la transmettre, un regard extérieur. Il
est naturel qu’au moment où Bardamu se retrouve à Bikomimbo, seul, le discours

79
Op. cit., p. 134.

58
change. L’observation se fait désormais sur sa propre personne, mais les rôles
s’inversent : l’aspect moral disparaît pour laisser place à la maladie, aux douleurs et
aux sensations. La maladie redevient un sujet à part entière et prend désormais une
forme nettement moins ludique, plus inquiétante. C’est l’unique passage du texte où le
personnage principal souffre dans son propre corps. L’évocation analytique des corps
souffrants étant récurrente dans le Voyage, on en était presque arrivés à oublier qu’une
douleur physique engendre des sensations et des inquiétudes intimes, et qu’une
maladie n’est pas uniquement significative au niveau du public et des êtres agissant
autour du malade, au niveau des mœurs et des instincts refoulés, mais aussi et surtout
au niveau de la personne concernée.
Une fois Robinson parti, Bardamu se retrouve seul Blanc dans les profondeurs de
la forêt tropicale. Lui qui s’était jusqu’à présent bien porté, souffrant seulement de la
chaleur et des moustiques, contracte presque aussitôt un mal tenace. Le corps malade
est livré à lui-même et à ses sensations ; il capte au travers de ses sens aiguisés par la
fièvre et la faiblesse ses angoisses intimes et celles suscitées par le monde qui
l’entoure. Tout s’amenuise, s’atrophie, et ne gravitent plus dans l’esprit de Bardamu
que la menace de la Compagnie Pordurière, les nourritures écoeurantes, l’eau boueuse
et les pluies torrentielles.
Pour la première fois du Voyage, le corps n’est pas utilisé par le discours comme
élément représentatif d’une vérité sociale ou morale ; il ne figure pas les traits
dissimulés et retors de la nature humaine, les instincts viciés d’une société codifiée ou
l’expression subversive de ce qu’on ne peut pas décemment admettre. Le corps
apparaît en tant que tel, matière vivante et souffrante, faible, asservie à son
environnement. Il s’agit d’une dimension fondamentale, primaire et encore tue dans le
texte : celle de la vie, ou plutôt de la survie, à l’état pur. L’enjeu réside tout entier dans
la nature biologique de l’homme, dans sa capacité organique à perdurer.
Ce court passage est à mon sens nécessaire dans le parcours de Bardamu ; parmi
tant de considérations sur la nature humaine, sur les agissements des êtres en proie à
leurs instincts en Europe, en Afrique ou en Amérique, il est primordial que figure la
représentation non morale, ni psychologique ni déterminée du fonctionnement
biologique, dimension certes basique mais universelle, sans laquelle rien n’est

59
possible. Bardamu n’est en l’occurrence ni vaniteux, ni méchant ni mesquin ; il est
malade :
‘’Malade, je l’étais complètement, à ce point que je me faisais l’effet de
n’avoir plus besoin de mes jambes, elles pendaient simplement au rebord
de mon lit comme des choses négligeables et un peu comiques.’’80, ou
encore : ‘’Des négrillons m’apportaient bien des bananes, des grosses,
des menues et des sanguines, et toujours de ces ‘’papayes’’, mais j’avais
tellement mal au ventre de tout ça et de tout ! J’aurais vomi la terre
entière.’’81.
Considérations qui se passent de commentaires ; si l’on est en mesure de comprendre
et de ressentir les sentiments, frustrations et injustices exhibés tout au long du Voyage,
il suffit sans doute, pour saisir la signification de cet épisode, de faire appel à ses
sensations organiques, aux souvenirs éloquents de son propre corps.
La dimension étrangement neutre et physiologique du passage est de courte durée,
et au sein même de son développement persiste malgré tout la menace incertaine de la
civilisation, de ses atteintes à l’homme, et de son ineptie. Les représailles de la
Compagnie Pordurière ne cessent de tourmenter Bardamu au travers de sa fièvre, et
c’est finalement en homme malade et menacé, traqué jusque dans sa chair par la
maladie et par ses semblables, qu’il s’enfuit de Bikomombo : ‘’Le monde ne sait que
vous tuer comme un dormeur quand il se retourne le monde, sur vous, comme un
dormeur tue ses puces. Voilà qui serait certes mourir bien sottement, que je me dis,
comme tout le monde, c’est-à-dire. Faire confiance aux hommes c’est déjà se faire
tuer un peu.’’82.

L’Afrique aura été pour Bardamu le lieu de toutes les persécutions. De l’Amiral-
Bragueton à Bikomimbo en passant par Fort-Gono, l’apprenti colon découvre et
dénonce ‘’l’aveu biologique’’ : l’épanchement sans limites de la bêtise et de la
méchanceté humaines, l’excitation des vices par le désordre des hormones et des
instincts, la profonde et licencieuse dégénérescence des mœurs sous le climat tropical.

80
Op. cit., p. 172.
81
Op. cit., p. 173.
82
Op. cit., p. 176.

60
Il semblerait que les Blancs survivent péniblement sur ce continent qui n’est pas le
leur, usant leurs forces à lutter contre le soleil, les moustiques et les morpions,
déployant les uns envers les autres une haine incommensurable. Le discours déployé
est des plus acerbes, et il traque les vices humains jusqu’à leur racine.

Ce qui nous intéresse ici est l’importance du corps dans cette représentation de
l’Afrique coloniale ; toute émanation est avant tout biologique, c’est-à-dire que le
corps régit tout, de la parole à l’acte, conférant une liberté sauvage à l’instinct humain
libéré de toute convention. Le corps se fait langage, il détermine la narration,
envahissant tant le fond que la forme du texte, entraînant Bardamu lui-même dans la
pratique d’une description sauvage et charnelle d’un lieu et d’une atmosphère
transfigurés. Cette mascarade du Blanc sauvage, souffrant dans sa chair et faisant
souffrir, ne s’atténue, dans le discours du narrateur, que lorsque lui-même subit dans
son corps ce qu’il ne faisait d’abord que décrire. La réalité rattrape le délire, les
organes réels reprennent le dessus sur la fantasmagorie physiologique, et c’est
finalement en toute connaissance de cause, vécue et expérimentée sur son propre
corps, que Bardamu quitte l’Afrique. Nous aurons ainsi eu deux dimensions
différentes du même phénomène ; la survie de l’homme mystifiée et magnifiée dans sa
dépravation d’une part, et de l’autre, la survie de l’individu, sobre et pitoyable,
vraisemblable.

Les tuberculeux du dispensaire

Le dernier passage des ‘’corps débiles’’ est celui concernant le dispensaire des
tuberculeux83. Bien qu’il ne soit pas très long, cet extrait est essentiel au niveau de la
représentation du malade dans le Voyage. Bardamu y décrit le fonctionnement
psychologique de l’être souffrant, mettant une fois encore le corps au centre de
problématiques sociales et morales. La maladie, tout comme en Afrique, est utilisée
par le discours en tant qu’élément représentatif d’une perversion, caractérisant les
mœurs et aspirations d’une certaine tranche de la société. Autrement dit, la souffrance

83
Op. cit., pp. 332-335.

61
physique est transformée par la vision du médecin en accessoire positif, support de la
mauvaise foi et de la convoitise des pauvres. On tentera de définir de quelle manière
la représentation du corps détermine la description du tuberculeux, et de confronter
cette dernière à l’image de la maladie telle qu’elle est généralement acceptée et
développée par la tradition.

D’emblée, l’enjeu principal du passage est donné : ‘’J’allais maintenant le


[Robinson ] voir un peu moins souvent parce que c’est vers cette même époque que
j’ai été nommé à la consultation d’un petit dispensaire pour les tuberculeux du
voisinage. Il faut appeler les choses par leurs noms, ça me rapportait huit cents francs
par mois.’’84. Le jeune médecin, lui-même pauvre, ne soigne pas tant par amour du
prochain que par nécessité de gain. Cela n’apparaît pas dans son discours comme un
procédé humiliant ou honteux ; un fait tout au plus. Il n’en va toutefois pas de même
de ceux dont il s’occupe, ses ‘’clients’’ ; leur aspiration à ‘’l’état de misère relative’’
revêt dans le texte un caractère dégradant de prostitution dès la présentation :
‘’Comme malades c’était plutôt des gens de la zone que j’avais, de cette espèce de
village qui n’arrive jamais à se dégager tout à fait de la boue, coincé dans les ordures
et bordé de sentiers où les petites filles trop éveillées et morveuses, le long des
palissades, fuient l’école pour attraper d’un satyre à l’autre vingt sous, des frites et la
blennorragie.’’85.
Si les fillettes vendent leur corps pour de la monnaie, les tuberculeux du
dispensaire font pire : ils vendent leur maladie pour une pension. Le processus est
différent; ce ne sont ni la beauté ni les apparats qui sont entretenus, mais les crachats,
la toux et la fièvre. Le point de vue du pauvre est perverti, défiguré par la misère, tout
comme l’est d’ailleurs celui du médecin : il refuse que ce corps souffrant qu’il a à
soigner soit à la fois son gain et celui du malade. Les procédés sont en effet trop
similaires pour que Bardamu leur reconnaisse une équité et traite le pauvre comme il
se traite lui-même. La perspective du narrateur ne relève pas tant du médical que de
l’étude de mœurs, ce qui lui permet de présenter le ‘’client’’ sous un jour nouveau et

84
Op. cit., p. 333.
85
Op. cit., p. 333.

62
intransigeant.

Traditionnellement, la tuberculose est considérée comme une maladie grave,


dévastatrice, comportant souvent une issue fatale, dans le cas des pauvres notamment,
n’ayant pas les moyens de se soigner. D’un point de vue littéraire et esthétique, la
maladie véhicule une émotion éminemment tragique ; qu’on pense par exemple à La
Dame aux camélias, sublimée dans La Traviata. Accompagnée de souffrances
terribles et ostentatoires, étant donné que l’excrétion de sang comporte toujours un
caractère très spectaculaire, la maladie symbolise une fatalité dramatique et est par
conséquent étroitement liée à l’idée de la mort survenue trop tôt et de manière cruelle.
Conformément aux topos édulcorés de la littérature du XIXe siècle, et à l’instar la
mort par le fer ou par la foudre, la tuberculose suscite traditionnellement et
conventionnellement la pitié, la commisération et la désolation.

Que Céline prenne le contre-pied des valeurs établies n’est ni nouveau ni étonnant,
mais il outrepasse largement la contradiction : ses tuberculeux ne sont pas pitoyables,
ils sont détestables. La perversion se situe au niveau de l’éthique et de la morale,
puisque les patients de Bardamu, préoccupés essentiellement par leurs basses
spéculations, ne pensent pas à la mort et ne semblent pas même être condamnés : ‘’Il
ne pouvait plus exister en eux outre ce désir intransigeant, ultime, que des petites
envies subalternes et leur mort même en devenait par comparaison quelque chose
d’assez accessoire, un risque sportif tout au plus.’’86. Toute dimension tragique est
neutralisée, et les aspirations hautes et louables attribuées à l’imminence de la mort,
telles que repentir et générosité, sont abaissées au rang du lucratif. On passe de la
sphère poétique et moralisatrice du trépas à celle, utilitaire et avide, des besoins
vitaux.
Le tuberculeux est en cela méprisable qu’il ne remplit pas la fonction qui lui est
traditionnellement dévolue ; au lieu de souffrir et de mourir, il vit et espère : ‘’Ils y
passaient des après-midi et des semaines entières à espérer, dans l’entrée et sur le
seuil de mon dispensaire miteux, tant qu’il pleuvait dehors, et à remuer leurs

86
Op. cit., p. 334.

63
espérances de pourcentages, leurs envies de crachats franchement bacillaires, de
vrais crachats, des ‘’cent pour cent’’ tuberculeux crachats.’’87. Le malade use
également de son mal d’une manière peu conventionnelle et qui vise à faire disparaître
à son égard tout sentiment de compassion : il profite de son statut pour tenter d’obtenir
une rente, et ne souhaite par conséquent pas guérir. Il apparaît en victime aux yeux
d’une société qu’il veut parasiter, cherchant avidement à soutirer de l’argent là où il le
peut.
A cet empressement cupide s’ajoute, pour parachever cette représentation
subversive du tuberculeux, une mauvaise volonté et une ingratitude à peine
dissimulées, lesquelles transforment ce malade en monstre mesquin, mauvais et
stupide. Pour Bardamu, le pécuniaire et l’infectieux se confondent et, par un procédé
qui lui est propre, l’aversion qu’il porte à la convoitise de ses patients se traduit en
termes d’excrétions organiques : ‘’Mes clients, eux, c’étaient des égoïstes, des
pauvres, matérialistes tout rétrécis dans leurs sales projets de retraite, par le crachat
sanglant et positif.’’88. La narration se charge de démystifier l’image du condamné,
axant son discours sur la relative malhonnêteté de ces pauvres qui jouent avec
l’opinion publique au mépris de la valeur tragique qu’ils incarnent.
C’est précisément là que se situe le paroxysme de la tension, de cette sourde
rancœur que développe Bardamu à l’égard de ses patients. La verve avilissante du
narrateur signale une fois encore l’abus des conventions et l’aveuglement d’un
sentimentalisme traditionnel, faisant planer au-dessus des tuberculeux la menace du
scandale. Le principal grief des malades est d’usurper la représentation tragico-
poétique de la tuberculose, d’infléchir en leur faveur l’opinion publique et politique,
toutes deux grandes dispensatrices de rentes, bref, de profiter d’un statut qu’ils ont
déserté. Le tuberculeux célinien ne souffre pas, ne meurt pas, et par une occurrence
quelque peu masochiste, il tire parti, plaisir et espérance existentielle du corps affaibli
et malade dont il ne devrait attendre que le trépas. L’organisme est vendu
malhonnêtement, c’est-à-dire qu’il y a erreur sur la marchandise : le tuberculeux n’est
plus ce qu’il était : de moribond il s’est transformé en parasite.

87
Op. cit., p. 333.
88
Op. cit., p. 334.

64
On en revient inévitablement à la question initiale du passage analysé, à savoir
l’argent. Le malade mise son corps, et il risque de devenir rentier, gratuitement, pour
ainsi dire, sans le moindre effort. Cela est d’autant plus révoltant pour Bardamu que
ce dernier travaille, lui, pour gagner ses huit cents francs par mois. Il y a donc une
certaine part de jalousie et d’aigreur dans sa haine du tuberculeux, dans sa
dénonciation et sa fustigation, il le dit d’ailleurs : les pauvres sont égoïstes et envieux.
Lui-même n’est pas riche, et ce sursaut d’honnêteté blessée n’est peut-être dû qu’à
l’incapacité d’en faire autant. S’il savait mieux mentir et mieux vendre, n’importe
quoi, ne serait-ce que l’illusion de ses services, il n’en serait pas réduit à subir le
mépris des pauvres qui, grâce à leur corps consciencieusement affaibli, le seront peut-
être moins demain : ‘’Ils restaient là devant moi, souriants comme des domestiques
quand je les questionnais, mais ils ne m’aimaient pas, d’abord parce que je leur
faisais du bien, ensuite parce que je n’étais pas riche et que d’être soigné par moi, ça
voulait dire qu’on était soigné gratuitement et que cela n’est jamais flatteur pour un
malade, même en instance de pension.’’89.

Au terme de cette analyse des ‘’corps débiles’’, on constate que la prétendue


faiblesse physique due à l’âge ou à la maladie représente en réalité une emprise sur les
mœurs et un retournement du discours. Dans la perspective célinienne, le corps, du
moment qu’il est en vie, est doté d’une telle charge déterminative au niveau de
l’événement et de l’émotion qu’il apparaît dans le texte en tant qu’enjeu discursif
majeur. Si la maladie et la faiblesse sont généralement indissociables de la trame
sociale élaborée à leur intension, le Voyage les en fait justement sortir, dévoilant dans
un premier temps la part d’arbitraire qu’il y a dans ce genre d’associations, puis
dénonçant les abus que permettent les faiblesses d’un système conventionnel dépassé
et hypocrite. Le fait de cantonner les êtres physiquement dégénérés dans un espace qui
leur est propre n’est pas une solution, tel est du moins la constatation de Bardamu : les
vieillards à l’asile ou chez les Sœurs, les colons dans les colonies, les tuberculeux
dans les dispensaires… rien de cela n’empêche les corps vieillissants de vieillir, et les
corps malades de s’affaiblir. Mais l’enjeu principal du discours sur les corps débiles se

89
Op. cit., p. 334.

65
situe au-delà de cette simple remarque ; l’organisme souffrant ne se borne pas à la
seule action d’endurer un mal, il se charge en outre d’intellectualiser, de spiritualiser,
bref, de donner un sens rationnel et usuel à sa maladie.
Là se situe sans doute la plus grande entorse à la tradition : la personne
physiquement diminuée ne se rapproche pas de la mort ; elle est au contraire stimulée
par l’instinct vital, par les vices humains pour tirer profit le plus possible du genre de
vie que lui offre potentiellement sa maladie. La souffrance physique est une
délivrance sur le plan social, éthique et comportemental : elle excuse et donne droit à
ce qu’on interdit conventionnellement aux bien portants. Elle est également une
source de revenus : qu’il s’agisse de caoutchouc volé ou de rente usurpée, la maladie
permet l’accession totalement immorale à un statut meilleur. Vieillards convoiteux,
colons voleurs, tuberculeux opportunistes, tous n’aspirent qu’au mieux vivre, aucun
ne songe à la mort.

Sur le plan de la narration, le discours des ‘’corps débiles’’ dénonce une autre
ineptie : celle d’une tradition littéraire tendant par trop au mythe. L’idéal poético-
moral fait généralement l’apologie des conséquences favorables qu’occasionne la
maladie : valorisation de la vie et des vertus humaines. Les principes fondateurs de
notre civilisation sont ainsi renforcés et canonisés : respect des aînés, commisération
et charité à l’égard des malades, reconnaissance et estime pour les missionnaires et les
colonisateurs (bien que ce principe-là soit déjà partiellement réprouvé à l’époque),
etc… Or le mythe est bien éloigné de la réalité, et le discours subversif du Voyage,
forcissant le trait, livre sous le couvert d’une misanthropie scandalisante l’image
d’une population d’éclopés bien plus humaine que ce que l’on voudrait bien croire. La
tradition a fait du vieillard et du malade des condamnés, lesquels vivent déjà plus dans
la mort que dans la vie. Ce statut n’étant pas des plus enviables, il sied de ressentir
pitié et respect pour ces gens-là. Mais les vieillards et les malades de Céline ne sont
nullement condamnés ; par conséquent, ils vivent, rapinent et convoitent comme tous
les autres personnages du Voyage, et il est illogique que l’approche de la mort à
laquelle ils ne pensent pas, en vertu d’une tradition aveugle, les rende meilleurs. Cela
n’est certes pas moral, mais il faut bien admettre que l’usage et la propagation des

66
vices sont encore des preuves irréfutables de la vie, au même titre que la régularité de
la respiration ou du pouls.

3. Les corps féminins de Voyage au bout de la nuit

La plupart des critiques qui se sont penchés sur la question ont insisté sur la nette
différence qu’il y a, du point de vue de la représentation esthétique, entre les femmes
et les hommes du Voyage. Cette distinction est indéniable et vaut la peine d’être
soulignée en raison du statut que lui réserve la narration. Le corps féminin apparaît
dans le texte avec une absence totale d’autonomie, c’est-à-dire que sa description
dérive d’une vision exclusivement masculine et déterminée. Bien que les conjectures
soient différentes d’un cas à l’autre, Bardamu ne conçoit généralement que l’accession
à la sensualité réelle ou virtuelle. La recherche relève paradoxalement et
contrairement à ce que l’on pourrait croire plus de l’idéal que du concret. Lola,
Musyne, les Américaines, Molly, Tina, Madelon et par hypothèse Sophie, toutes
finissent par disparaître de l’horizon du narrateur en tant que femmes, l’illusion de la
perfection esthétique se trouvant à chaque fois balayée par la réalité psychologique.
Plus qu’un échec, ce phénomène révèle l’inadéquation de la perspective idéologique
de Bardamu : trop habitué à analyser à distance et dans une visée sociologique ou
opportuniste, ce dernier finit par subir l’écart entre son mode de représentation et les
relations humaines.
Lors de l’analyse des ‘’corps débiles’’, on a pu se rendre compte de l’importance
d’une autre distinction fondamentale du Voyage : celle qui oppose les riches et les
pauvres. Cette distinction a une importance qui dépasse largement la perspective du
corps ; elle sous-tend l’ensemble de l’œuvre, obsédant le narrateur sans cesse
confronté à l’irrévocabilité du phénomène. En ce qui concerne les femmes décrites par
Bardamu, on constate que loin de se superposer, la distinction des sexes complète
celle du statut social : alors que l’homme est soit fondamentalement riche, soit
fondamentalement pauvre, la femme, grâce à la fascination exercée par sa beauté, a la

67
possibilité d’accéder à la richesse ; que l’on pense par exemple à Musyne,
momentanément propulsée dans la sphère des Argentins durant la guerre. De là, sans
doute, la double déconvenue du narrateur : étant lui-même pauvre, il n’a ni la
possibilité d’accéder à l’opulence, ni celle d’obtenir la faveur des femmes.
Fasciné par la plastique féminine au plus haut point, il ne dispose plus de la
distance analytique nécessaire pour l’étude des mœurs, telle qu’il la pratiquait au
travers des corps souffrants qu’il avait à soigner. L’analyse se situe à un autre niveau,
omniscient, donnant à voir le trouble et la perplexité du protagoniste. Ne reste alors à
ce dernier qu’à écarter tout paramètre psychologique et émotionnel de sa description ;
les relations avec l’autre sexe tentent expressément de se réduire au charnel, à
l’esthétique. Le corps de la femme revêt dès lors toute son importance, objet idéal
permettant au discours d’occulter toute autre vérité impénétrable dissimulée dans la
créature féminine.

On a beaucoup parlé, concernant le Voyage, d’une irrémédiable misogynie, d’un


manque à aimer, de frustration impuissante, et il n’a curieusement jamais été question
de perplexité. Or qu’est-ce qui fait que le narrateur, si uniformément en verve de
dénonciations, si impitoyablement analytique en matière d’hypocrisie ne fait soudain
plus que décrire avec un fastueux enthousiasme l’enveloppe charnelle, nue, pure de
toute intention, de toute conspiration ? Les femmes qu’a fréquentées Bardamu ne
deviennent de perfides garces que bien plus tard, longtemps après qu’il ait cessé de les
voir, et au moment même de leurs idylles, tout chez elles n’est que perfection, la
perversité étant bien plus le propre du narrateur que de ses compagnes.
S’il est question d’une frustration, c’est sans doute de celle de ne pas comprendre,
ou de ne comprendre qu’au moyen de ses instincts primitifs. Bardamu se retrouve à la
fois complètement indifférent aux futilités qui occupent les femmes, à leur imaginaire
et à leurs attentes, et foncièrement dépendant de leur contact physique. Mépris et
dépendance sont donc les deux facettes d’un même problème qu’il s’agit, sur le plan
de la narration, d’exposer de manière cohérente… tâche d’autant plus ardue que le
discours développé tout au long du texte est et veut être visionnaire et subversif. Le
propos global du Voyage ayant pour but de révéler la vérité déterminante du sous-

68
jacent, pour ce qui est des femmes, et dans la même perspective, ce n’est plus à
l’extraction des instincts cachés qu’il travaille, mais à leur aveu.

L’attirance sexuelle a également la particularité d’être une réalité universelle, et


représente pour le narrateur un thème déjà simplifié et patent. Bardamu ne pouvait pas
en faire l’économie dans son propos, et le recours systématique au dépouillement
subversif des valeurs traditionnelles est, dans le cas de la séduction, d’une évidence
logique : une fois ôtée l’hypocrisie du sentiment amoureux, ne reste plus qu’à décrire
le phénomène quasi biologique de l’instinct de reproduction.
C’est toutefois au niveau de la narration que l’écart entre le postulat théorique
énoncé ci-dessus et sa réalisation pratique devient sensible. Bardamu est un médecin,
et un ‘’cochon’’, comme il le dit lui-même, en ce qui concerne les ‘’affaires du
derrière’’. Ces deux caractéristiques se complètent à merveille pour l’obtention d’un
discours distancé et méthodique sur l’anatomie féminine : les termes scientifiques du
professionnel dissèquent avec justesse et précision l’objet de plaisir évoqué par le
connaisseur. Mais il n’en demeure pas moins l’ombre d’un doute sur l’inexplicable
ténuité de la frontière entre jouissance et émotion, et sur l’incroyable puissance de
l’appel de la chair : ni le médecin ni le cochon, si fins analystes soient-ils, ne
parviennent à saisir le mystère de l’instinct ; ils le subissent. N’y a-t-il pas dans le ton
vindicatif et acerbe du narrateur, lorsqu’il décortique la désolante étroitesse de l’esprit
féminin, ou lorsqu’il contemple, impitoyable, le corps de la femme endormie, une
once de perplexité ? Lui qui a deviné et débusqué les illusions traditionnelles dans
lesquelles se complaît notre civilisation, est-il possible qu’il reste stupide devant le
miracle de la chair qui le transporte tout entier ?
C’est ce doute, cette hypothèse peu avouable pour un cynique que je souhaite
tenter de démontrer par l’analyse des corps féminins du Voyage. Pour ce faire, je ne
m’attacherai pas tant aux actes et réflexions de Bardamu qu’à la logique du discours
qu’il développe, aux irrégularités et tensions qu’il y dissimule. Le narrateur est bien le
maître et le producteur de ses propres propos, mais il arrive parfois, malgré tout, que
s’y fassent jour des signes inattendus.

69
Les femmes du Voyage se ressemblent dans la description physique qu’en donne
Bardamu ; longues jambes aristocratiques, muscles élastiques, attaches de
jouisseuses… elles semblent correspondre toutes à l’image de la danseuse,
particulièrement affectionnée par Céline. Cette sélection esthétique trouve très
naturellement sa place dans le texte étant donné que le narrateur cherche à établir une
figuration arrêtée de la femme comme objet de séduction ; toute considération sur sa
représentation spirituelle devient superflue. Les personnages féminins existent à partir
du moment où ils intéressent le narrateur ; ce dernier se charge alors de mettre en
scène leur apparition et le déroulement de la relation. Lola, Musyne, Molly, Madelon
et Sophie sont ainsi modelées par le discours, suivant que celui-ci choisisse par
fantaisie de présenter d’abord une cuisse, un mollet ou un visage.
Ces créatures, si elles ne se montrent ni très réfléchies ni très sensibles, se fondent
dans une sorte de complaisance sexuelle, créant presque toutes le petit paradis sensuel
au sein duquel évolue Bardamu. Le discours semble exalté par une énergie et un
optimisme relativement rares dans le Voyage ; il s’agit d’une sorte de parenthèse
temporelle où n’ont de place que le corps et ses sensations, décrits dans une sorte de
fébrilité abasourdie. Malgré la griffe toujours un peu roublarde de Céline, on ressent
dans le propos l’intention de transmettre, discrètement et avec un soupçon de gêne,
l’idée de la ténuité indicible du plaisir charnel. Il y a dans ces passages-là une
perceptible inadéquation entre le discours ferme et subversif du plaisir terrien, voulu
catégorique, et la part d’émerveillement perplexe qui y est malgré tout liée :
‘’Je pressentais là quelque chose d’Elisabéthain dont j’aurais bien voulu
moi aussi ressentir les vibrations, certainement très précieuses et très
concentrées au bout de mon organe. Mais cette communion biologique,
décisive au cours d’un voyage, ce message vital, je ne fis que le
pressentir, à grands regrets d’ailleurs et tristesse accrus.’’90, ou encore :
‘’On peut baiser tout ça. C’est bien agréable de toucher ce moment où la
matière devient la vie. On monte jusqu’à la plaine infinie qui s’ouvre
devant les hommes. On en fait : Ouf ! Et ouf ! On jouit tant qu’on peut

90
Op. cit., p. 215.

70
dessus et c’est comme un grand désert…’’91.
Ces éclaircies éphémères, irréelles et à peine croyables font l’effet, dans le texte
tout comme dans la vie du narrateur, d’un leurre, d’une représentation biaisée,
imaginée par Bardamu. L’idylle ne dure que le temps que l’apparition féminine reste
figée et muette ; il suffit que le corps s’anime d’un autre mouvement que de celui des
sens pour que l’illusion s’évapore : Lola et Musyne se consument dans l’ambition et la
gloriole, Molly dans l’affection, Madelon dans le devoir conjugal, et Sophie dans le
sommeil. C’est à croire que Bardamu n’a à faire qu’à des spectres, et l’impression est
d’autant plus forte que lui-même ne distingue pas, dans un premier temps, de grandes
différences entre une femme réelle, un alignement de jambes réelles mais sans tronc ni
visage, et la femme virtuelle d’un film pornographique.
Cet aspect fantomatique et morcelé de la femme ne représente pas un trait singulier
et distinctif du Voyage ; la tradition seule nous le fait voir comme tel. Il est peu
commun dans la littérature d’être confronté à une telle apathie sentimentale et morale
à l’endroit du commerce des âmes et des corps. L’absence de sentiments, pour peu
qu’elle soit remplacée par une quête mystique ou intellectuelle, figure au rang des
classiques. Il s’agit alors d’une représentation métaphysique des relations humaines,
tirant sa poétique de la qualité dramatique du discours : amour impossible, spleen,
contradictions d’ordre moral ou éthique… L’amour immoral, pour sa part, présenté de
manière plus ou moins didactique, dénonce les vices et manipulations auxquels
peuvent pousser les instincts de la chair, mettant les valeurs morales au centre du
propos. Dans un cas comme dans l’autre, l’aspect spirituel ou intellectuel lié aux
relations amoureuses se doit de figurer dans la représentation pour faire sens, et le rôle
joué par l’un ou l’autre des protagonistes concernés est généralement défini ;
séducteur ou cocu, amant délaissant ou délaissé, etc… , un certain déterminisme de la
trame est requis.
Sur le plan de la forme traditionnelle, Bardamu représente ce qu’on pourrait
appeler un raté générique; ne s’apparentant ni à Roméo ni à Don Juan, ni à aucune
autre référence en la matière, il se singularise par son absence de statut. Ce qui, dès
lors, trouble et biaise la représentation du rapport des deux sexes n’est pas tant

91
Op. cit., p. 474.

71
l’aspect évanescent des figures féminines que l’incapacité du narrateur à les définir,
les fixer, et à lui-même prendre le rôle adéquat, quel qu’il soit. C’est là que se situe le
nœud de la vision de la femme dans le Voyage ; elle ne peut pas exister de manière
durable tant que Bardamu ne parvient pas à se situer par rapport à elle.
L’absence de sentiments ou la focalisation sur le corps féminin ne constituent pas
en soi un empêchement à l’élaboration du statut qui fait défaut au texte ; bien au
contraire, le protagoniste aurait pu lui-même se représenter en tant qu’amateur
d’esthétique plastique, ou que misogyne, ou que victime d’amours malheureuses, mais
il n’en est rien. Il erre dans une perplexité constante, tantôt extasié, tantôt dégoûté,
dénonçant la mièvre vanité d’une Lola charmante, puis louant la servile générosité
d’une Molly aimante… tout cela dans une indétermination totale, entre haine
rétrospective et aveuglement spontané.

Ce qui sauve, finalement, et le propos, et Bardamu, est la stabilité tangible du corps


de la femme. Ce dernier est toujours le même, offrant au maladif besoin d’analyse du
narrateur une valeur sûre et inchangée. La vertu de ce bonheur est d’être en constante
renaissance, du moins tant que Bardamu aura accès aux jeunes femmes. Cet
attachement volage lui assure la constance de la beauté, étant donné qu’une relation
prolongée avec la même personne serait de ce point de vue trop éphémère ; nous
avons à faire à une sorte de quête effrénée de l’instant charnel, compromis à la fois par
l’esprit, la vanité féminine et le temps : ‘’A l’heure qu’il est, il m’arrive encore de la
rencontrer Musyne, par hasard, tous les deux ans ou presque, ainsi que la plupart des
êtres qu’on a connus très bien. C’est le délai qu’il nous faut, deux années, pour nous
rendre compte, d’un seul coup d’œil, intrompable alors, comme l’instinct, des laideurs
dont un visage, même en son temps délicieux, s’est chargé.’’92. Le recours à la femme
renouvelable telle que la conçoit le narrateur simplifie donc grandement les choses,
tout aspect moral ou éthique de la question n’étant pas pris en considération.
La figure féminine représente une catégorie en soi, charnelle, et de la même
manière qu’on attend d’un épicier qu’il vende des denrées plutôt qu’il fasse de
l’esprit, sans qu’aucune discrimination ne figure dans le propos on attend des femmes

92
Op. cit., p. 77.

72
du Voyage qu’elles aient un beau corps plutôt qu’une belle intelligence. Il serait donc
faux de taxer de misogynie le texte de Céline ; à mieux y regarder, on constate
qu’aucun personnage n’y est véritablement loué pour ses qualités spirituelles ou
intellectuelles ; ça et là quelques évocations de la bonté, qu’on pense à Alcide ou à
Molly, de la vivacité ou de la débrouillardise… les femmes ne détiennent pas à elles
seules le triste privilège de manquer d’esprit.

Le narrateur parvient à écarter du discours sur les femmes un grand nombre de


perspectives qui y sont généralement et traditionnellement liées. La focalisation du
propos sur la perfection plastique des corps et sur les joies du coït mettent donc en
scène une figure spirituellement inerte et physiquement active. Mais même dans ce
genre de représentation, simplifiée à l’extrême, déterminée, semble-t-il, exclusivement
par la vision singulière et restrictive de Bardamu, subsiste une dimension mystique et
spirituelle, malgré l’argot, la vulgarité et la volonté tenace mais inutile de passer par-
dessus ce genre de considérations. L’union charnelle n’est pas une affaire aussi simple
qu’il y paraît, du moins pour un esprit tel que celui du narrateur. Ce dernier s’efforce
de se mettre lui-même en scène, et par conséquent d’être, un esthète. Cette perspective
lui permet de rester en retrait, d’examiner sans se compromettre et de retrouver un
semblant de distance analytique. Le discours anatomico-esthétique procède avec
méthode, représentant non pas une femme, mais des fragments de corps, isolés et
idéalisés par la perspective charnelle :
‘’Mais quelle jeunesse aussi ! Quel entrain ! Quelle musculature ! Quelle
excuse ! Elastique ! Nerveuse ! Etonnante au possible ! […] Pour mon
compte et pour tout dire, je n’en finissais plus de l’admirer. De muscles
en muscles, par groupes anatomiques, je procédais… Par versants
musculaires, par régions… Cette vigueur concertée mais déliée en même
temps, répartie en faisceaux fuyants et consentants tour à tour, au
palper, je ne pouvais me lasser de la poursuivre… Sous la peau veloutée,
tendue, détendue, miraculeuse…’’93.
La composition même de ce discours est des plus étranges, et le sens général du

93
Op. cit., p. 472.

73
propos est volontairement détourné de l’objet initial, comme si le narrateur ne
parvenait à concevoir une représentation esthétique qu’au moyen de la dissection. Le
corps en soi n’existe pas, et tandis que le regard se porte sur tel ou tel groupe
musculaire, le reste disparaît : porté par sa seule intuition instinctive, Bardamu voyage
de versants en régions sur le corps de la femme à la poursuite de sa vigueur… comme
si cette dernière était localisable.

C’est sans doute à ce point du texte que le paradoxe et l’ambiguïté sont le plus
flagrants, témoignages indéniables de l’errance générique, au travers des statuts, du
narrateur. Ce dernier se campait d’abord en esthète, privilégiant la distance et le relatif
désintéressement inhérents à ce statut. Mais très vite rattrapé par sa vocation,
Bardamu est irrésistiblement attiré non pas par l’esthétique du corps féminin mais par
la mécanique de ses fonctions vitales : l’esthète est remplacé par le médecin, lequel,
d’une manière un peu comique, rend hommage à la beauté de la femme avec passion
et émerveillement, ébahi de façon quasi matérielle par la qualité des muscles, des
nerfs et des tendons. Cet aspect farcesque de la description instaure une tension au
sein du discours ; ce dernier est en effet tiraillé entre la veine subversive du propos,
laquelle tourne en dérision l’ensemble de la tradition des hymnes à la femme, et la
dimension purement indéfinissable du propos : sans statut ni ligne directrice, Bardamu
demeure dans une perplexité naïve et irritée, à l’égard de laquelle son scalpel et son
cynisme demeurent totalement inoffensifs.
Le narrateur est donc totalement indécis, ballotté entre ses envies d’ausculter,
d’admirer, d’analyser, de jouir et de comprendre. Cela est d’ailleurs sensiblement
perceptible dans l’agencement du discours, lequel cumule de manière hétéroclite et
ostentatoire des bribes de termes médicaux et géographiques, filant le propos de
lourdes allusions érotiques, entre fuite, poursuite et consentement; le discours se perd,
ne signifiant plus, concrètement, qu’émerveillement et perplexité.

Le rapport à l’autre sexe est sans doute la seule occurrence du Voyage où l’on
trouve un Bardamu perplexe et sans opinion catégorique. Si l’on sait que sa
considération pour l’esprit féminin est faible, on ignore ce qu’il en est précisément de

74
sa conception du corps de la femme, sinon, comme on vient de le constater, une
indétermination certaine. La phase de perplexité du narrateur, l’emprise que
l’anatomie du beau sexe exerce sur lui représentent, dans la mesure qui leur est
accordées par le cynisme célinien, une part de mysticisme et de lyrisme tout à fait
inattendus.
Mais cette concession à la tradition ne manque pas d’être rapidement contrecarrée
par un discours constitué du revers même de ce mysticisme. Il s’agit du passage où
Bardamu observe Sophie endormie, depuis ‘’Question de la surprendre, de lui faire
perdre un peu de cette superbe […] ‘’ jusqu’à ‘’ […] et comme après le passage d’un
nuage trop lourd elle reprenait glorieuse, délivrée, son essor…’’94. Le narrateur
s’efforce de déconstruire l’image, mot à mot, méthodiquement, de la même manière
qu’il l’avait créée. Sa déesse de perfection anatomique redevient humaine : ‘’C’était
alors un tout autre spectacle Sophie, familier celui-là et tout de même surprenant,
rassurant aussi.’’. Sa superbe se décompose ; ses chairs sont moites, elle-même
devient drôle et ridicule comme tout le monde. Il convient pourtant de s’interroger sur
la raison de cette brusque transformation. La jeune femme est la même, à quelques
jours d’intervalle. Ce qui a changé est la perspective de Bardamu, la finalité
dépréciative dont il charge son regard. D’idole, Sophie devient une sorte d’ivrogne
pitoyable et acharnée ; il n’est plus question de l’élasticité de ses muscles ni de la
souplesse de sa peau.
Pourtant, au plus profond de sa démystification, le narrateur est une fois encore
rattrapé par sa propre incertitude ; deux discours se défient et évoluent en parallèle
dans ses propos. Premièrement, celui de la provocation subversive : la femme
endormie n’est pas belle ; elle est ridicule. Elle ne rappelle ni la fragilité de
l’innocence, ni la pureté du divin, et n’est pas même une vision sensuellement
évocatrice, comme elle avait pu l’être pour Proust ou pour Baudelaire. Le femme
endormie retourne à notre mesquine mesure, et de cette dernière, elle occupe l’un des
échelons les plus bas, notamment du point de vue de Céline ; celui de l’ivrogne qui
pompe, goulue, ronflante, gonflée et titubante. La métaphore filée, lourde et
diffamatoire, ne fait qu’insister plus pesamment encore sur l’effort déployé par

94
Op. cit., pp. 473-474.

75
Bardamu pour ramener Sophie à sa mesure humaine… mais sans la cuisante puissance
évocatrice qui caractérise généralement ses piques ; sans grande conviction, en
somme.
Cette impression de relatif laisser-aller de la verve célinienne est due à
l’intervention du deuxième discours évoqué ci-dessus. Ce dernier, s’il dénonce les
cuisses en bataille et les chairs moites et dépliées, ne manque pourtant pas de marquer
une certaine fascination pour ce qui se passe lors du sommeil dans les profondeurs du
corps. La passion anatomique semble une fois encore s’attacher à ce nouvel objet
d’analyse, et là où la volonté démystificatrice du narrateur aurait voulu briser le
charme, le mystère du corps humain s’enfonce plus avant dans la curiosité de l’anti-
esthète : ‘’Plus de sorcelleries. Plus de rigolade. Rien que du sérieux.’’, dit-il ; mais à
cela, il ajoute ensuite un imperceptible soupçon d’émerveillement, faillant à son
implacable dessein de grotesque : ‘’Fallait la voir après ces séances de roupillon,
toute gonflée encore et sous sa peau rose les organes qui n’en finissaient pas de
s’extasier.’’. Ce ne sont plus les muscles qui fascinent, mais les organes internes,
invisibles, impalpables, et pourtant extasiés ! Bardamu ne parvient pas à ridiculiser
totalement la créature endormie devant lui parce qu’elle continue de le charmer, plus
profondément qu’auparavant. Puis l’arrivée du jour, dissolvant définitivement la
résistance du narrateur, le rend à l’évidence de sa faiblesse : ‘’Elle en titubait de
bonheur pendant des minutes encore et puis toute la lumière de la journée revenait
sur elle et comme après le passage d’un nuage trop lourd elle reprenait glorieuse,
délivrée, son essor… ‘’. Rien n’y fait ; ni la paillardise ni le grotesque ni le cynisme ne
parviennent à recouvrir et à mater les rares apparitions de lyrisme poétique
distraitement lâchées dans le texte, sans doute sous l’emprise de l’étonnement.

Cette analyse approfondie du texte était nécessaire afin de confirmer par plusieurs
exemples la même hypothèse, celle de l’absence de statut de Bardamu par rapport à sa
représentation du corps féminin. Or il se trouve que cette hypothèse est d’emblée
présentée dans le texte, par le narrateur. Il l’appelle le vice des formes parfaites. Cette
conception personnelle est des plus complexes et des plus brouillées.
La première partie de son petit manifeste tient de l’ode incarnée et passionnée, bien

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qu’un peu ironique : ‘’L’ère de ces joies vivantes, des grandes harmonies indéniables,
physiologiques, comparatives est encore à venir… Le corps, une divinité tripotée par
mes mains honteuses… Des mains d’honnête homme, ce curé inconnu… Permission
d’abord de la Mort et des Mots… ‘’. Ce ton est inhabituel chez le narrateur du
Voyage, et il faut y soupçonner un sens particulier. Celui de trahir une émotion, un
trouble, mais de les parer de grandiloquence et de majuscules afin que la dimension
académique et déclamatoire du propos, outrée, camoufle un certain enthousiasme. Le
statut de ce discours est ambigu, étant donné qu’il est à la fois fortement ironisé et
porteur d’émotion, comme si, justement, il avait été produit par une entité perplexe.
La suite du manifeste, en antithèse parfaite, contrecarre catégoriquement la
première thèse dans un style bien plus célinien :
‘’Que de chichis puants ! C’est barbouillé d’une crasse épaisse de
symboles (premier démenti), et capitonné jusqu’au trognon d’excréments
artistiques que l’homme distingué va tirer son coup… (deuxième
démenti) Arrive ensuite que pourra ! Bonne affaire ! Economie de ne
s’exciter après tout que sur des réminiscences… On les possède les
réminiscences, on peut en acheter et des belles et des splendides une fois
pour toutes des réminiscences…’’.
Il n’est plus question, dès lors, de s’adonner à une quelconque sensiblerie : on
retrouve le Bardamu habituel, détrousseur d’hypocrisies et subversif, répandant sur le
commerce du sexe et par conséquent sur lui-même (lorsque, cédant à son
émerveillement anatomique, il se transforme en homme distingué) un flux continu
d’allusions ordurières. Il s’agit d’une démonstration réussie de la contre-éthique de
l’acte amoureux. S’il n’est pas rare que le narrateur peste et crache, il n’est pas
fréquent que ce soit pour contredire et réfuter ses propres paroles, qui pis est énoncées
dans le même paragraphe. La prestance de l’entité discursive est ainsi ébranlée, et la
question du statut se pose à nouveau, l’ironie et les sarcasmes ne suffisant pas à
combler l’écart.
La remarque de Bardamu sur les réminiscences se détache de la problématique
précédente et semble le concerner personnellement, bien qu’indirectement. Car lui-
même, que fait-il sinon collectionner les réminiscences de bras, de visages, de cuisses,

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de nuques, de Lola, de Musyne, de Molly, … ? Il se trouve dans la situation
douloureuse de celui qui ne possède véritablement que ses souvenirs et qui, pire
encore, en est conscient. C’est sans doute la première fois que le narrateur se met ainsi
en scène, au même titre que les autres, ni supérieur, ni plus distant. La dénonciation
véhémente se transforme en aveu, et c’est finalement en toute logique qu’on est
amené à la synthèse finale.
‘’La vie c’est plus compliqué, celle des formes humaines surtout. Atroce aventure.
Il n’en est pas de plus désespérée. A côté de ce vice des formes parfaites, la cocaïne
n’est qu’un passe-temps pour les chefs de gare. ’’. Aveu déchirant s’il en est, aveu
surtout, et enfin, d’une perplexité maladive et inhibante face à un corps aussi
mystérieux et riche que celui de la femme. Le drame est que dans cette aventure,
l’adepte du vice perd ses repères et son statut, à tel point qu’il n’est pas en mesure de
retenir la forme aimée ; la contemplation d’un instant succède à la précédente, au
hasard des rencontres, et ne subsiste finalement qu’une multitude de réminiscences,
alors que l’objet réel qui les a créées, le corps vivant et sensuel, a irréversiblement
disparu.

Nous voilà donc au terme de la dernière analyse du Voyage. Le corps féminin ; il


s’agit sans doute de la perspective la plus compliquée et aussi la plus sincère que
donne à découvrir le texte. La seule, aussi, où Bardamu est investi, et où la puissance
de l’instinct le ramène, lui, du stade de démystificateur à celui d’être humain. Cette
représentation, au-delà de décrire le corps féminin sous un jour singulier, révèle en
réalité le narrateur, remettant en cause son statut de producteur de discours et à ce
point de vue, d’entité omnipotente. Cela permet également de relativiser le point de
vue général de l’œuvre, et, loin de l’amoindrir ou de lui ôter créance, de l’enrichir
d’une dimension supplémentaire : celle, hasardeuse, qui lie l’imagination à l’instinct ;
l’intuition. Bardamu professe l’intuition d’autrui, celle de l’instinct des autres, de leurs
frustrations et de leurs faux-semblants, les conséquences de ces derniers retombant sur
le narrateur, que ce soit à la guerre, en Afrique, ou dans les dispensaires des banlieues
parisiennes. Mais le propos intuitif est relatif, et l’on est en droit de se demander dans
quelles mesures la misère, la faim ou le délire influencent la vision.

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Dans le cas du corps féminin, l’intuition est introvertie, c’est-à-dire que Bardamu
subit ses propres instincts, et que la représentation qu’il donne des femmes est
forcément investie de ce doute personnel, lequel confond désir et rejet, errance et
perplexité. L’entité discursive est donc avant tout intuitive, sujette à erreur, mais aussi
à une formidable acuité émotionnelle, et ce risque encouru par le narrateur est la
preuve la plus sûre de la profondeur de sa quête. Le corps féminin sollicite très
fortement l’instinct, mais il suscite aussi un grand nombre de réflexions
métaphysiques chez Bardamu, et l’égarement, sensible, que traduisent malgré lui ses
propos, témoignent, au-delà de la verve cynique et destructrice, d’une interrogation
vitale et égoïste : celle du mystère des sens et des joies terrestres. Dans ces
profondeurs instinctives et sensibles, l’hypocrisie ne survit pas.

Conclusion

Le Voyage au bout de la nuit vu au travers des corps… Au terme de ce travail, la


richesse de cette perspective étonne encore, car si au premier abord elle ne paraît
évidente qu’en raison de la récurrence de sa figuration dans le texte et de sa puissance
évocatrice, elle s’avère par la suite essentielle, tant au point de vue du fond que de la
forme. La représentation des corps révèle la complexité de la construction du texte et
la finesse de son analyse. Céline a souvent été considéré comme un visionnaire de son
temps, acerbe et terriblement perspicace. Cette impression de perspicacité laissée par
l’œuvre est le fruit d’un immense travail de l’écrivain lequel, tout comme Bardamu,
cache beaucoup de subtilité et d’intelligence sous la rudesse de ses propos ; d’où, sans
doute, le résultat percutant de son texte : les vérités énoncées par l’obscène ne
séduisent guère.
L’appréciation des sarcasmes céliniens, de son humour et de sa métaphysique ne
m’a paru possible et fructueuse qu’au terme d’une étude poussée, et il n’en faut pas
moins pour se rendre compte que les corps céliniens, au-delà de la traditionnelle et
bien triste étiquette d’obscénité, de mort, de pourrissement, et de vieillissement

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angoissé, servent subtilement à la représentation des réalités humaines, vues sous leur
jour le plus ingrat, mais bien souvent aussi le plus drôle et le plus vigoureux.

L’écriture célinienne est, d’un point de vue métaphysique, très riche, mais elle est
également porteuse d’une dimension émotive et physique, terrestre, très prononcée ;
l’analyse de son texte se révèle par conséquent ardue si l’on veut conserver les deux
nuances. Toutefois, et surtout à l’égard de la signification des corps, il m’a semblé
important, du moment que tous les signes d’une représentation basique et réaliste sont
donnés, de ne pas verser spontanément dans la psychanalyse et le symbolisme ; étant
donné que rien n’est laissé au hasard, l’interprétation ne manque pas de se faire jour,
mais autant que ce soit légitimement et dans le respect du texte. Si j’ai axé mon
travail principalement sur le rapport entre la figuration du corps et les répercutions
instinctives et vitales qu’elle suscite, c’est que cette perspective m’a semblé
suffisamment stable et fidèle au texte pour pouvoir l’explorer.
Il me tenait également à cœur de montrer à quel point la force vitale est présente et
constante dans le Voyage: derrière la mort se cache toujours l’espoir de la délivrance,
du gain, de la revanche ou de l’événement pour les autres : cela est mal, mais cela est
ancré, instinctivement, au plus profond de chaque être humain. Si les délibérations
bassement égoïstes de Bardamu sont très critiquables publiquement et en bonne
compagnie, on ne peut pas honnêtement manquer de leur concéder un caractère très
communément humain et d’un réalisme désolant mais certain. Cette considération
n’empêche pas que la mort soit très présente dans le récit, qu’elle soit parfois
redoutable et effrayante, qu’on pense par exemple au dénouement tragique du texte,
mais elle ne représente pas, à mon sens, la finalité thématique et herméneutique de
l’œuvre.

Le corps célinien est un thème vaste comportant de nombreux aspects. Si je me


suis concentrée sur la représentation de trois catégories, celles des corps souffrants,
des corps débiles et des corps féminins, c’est qu’elles m’ont frappée. Le corps, comme
je l’ai déjà dit, est un élément décisif du texte ; il organise sa mise en scène et permet
le développement de discours sous-jacents et parallèles, lesquels constituent la

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véritable richesse de l’œuvre. Cela est certainement observable à partir d’autres
perspectives, mais celle-ci a le privilège de dissimuler sa fonction derrière le solide
rempart des convictions et des valeurs établies qui entourent son apparition. Le corps
du langage célinien frappe par son obscénité, son immoralité et sa laideur. Or c’est
justement au creux de cette obscénité, reconnue et déclarée comme telle par les
critères traditionnels, que le narrateur entame une réflexion, présentant à la société son
propre reflet avec une justesse et une clairvoyance étonnantes. L’effet n’en est que
plus déconcertant et plus désagréable.
D’autre part, si je me suis attachée à l’importance que revêtait la signification de
l’instinct, c’est qu’elle met en valeur le lien séculaire entre le corps et l’esprit, ainsi
que les conflits qu’entraîne cette attache forcément ambigüe. A cette thématique,
s’ajoute inévitablement dans la conception célinienne celle de l’hypocrisie et de la
dissimulation, occasionnées par les obligations conventionnelles. Le discours, dès
lors, tente de mettre en valeur tel ou tel aspect de cette problématique inextricable,
partant de l’idée que si par la pensée, l’homme parvient à feinter, il n’en va pas de
même du corps : l’instinct, dernier lien entre l’être humain et l’animal, le ramène aux
valeurs primaires; aucune hypocrisie ne saurait détrousser l’instinct de survie. Cette
notion est ancrée dans tous les passages étudiés. Que ce soit face à son colonel
éventré, à ses malades, à ses persécuteurs coloniaux, à ses amantes, Bardamu transmet
toujours dans ses discours cette exigence vitale ; survivre, gagner de quoi se nourrir,
copuler (les prétentions du narrateur, désillusionnées, ne visant toujours que le vivre
‘’moins mal’’, le manger ‘’moins peu’’, et le baiser ‘’moins rare’’). Les
considérations extérieures, même poussées à un niveau de métaphysique élevé, ne
ramènent jamais, en définitive, qu’à cela, à ces besoins basiques.
Le tour de force de Céline est d’avoir montré cette réalité universelle sous un jour
bouffon et malpropre, et d’avoir démontré que, quel que soit l’apparat dont veulent
bien le recouvrir les bonnes mœurs et les esprits conventionnels, la vie n’en est
toujours qu’à son état le plus primitif, le plus éhonté et le plus vibrant. Il ne s’agit,
après tout, que d’appeler les choses par leur nom.

J’espère avoir été à même de transmettre une vision un peu plus positive et

81
assurément plus large du Voyage, tel qu’il mérite à mon sens d’être considéré. Car s’il
est indéniable que les corps céliniens souffrent, qu’il sont maltraités, rongés par la
maladie et agonisants, il ne faut pas oublier que cette représentation n’a pas de valeur
intrinsèque, qu’elle ne fait pas sens isolément, mais qu’elle ne trouve une direction
bien précise que prise dans l’ensemble des éléments significatifs du discours. Il est
bien rare, dans le texte, qu’un mourant meure seul, qu’un malade souffre dans
l’isolement ou qu’une femme jouisse dans la solitude. Toute apparition significative
du corps se fait à découvert, produisant inévitablement des liens interactifs avec
l’entourage direct. Le corps révèle, le sien propre tout autant que celui des autres. Il
met au grand jour ce que les relations humaines peuvent avoir de complexe et de
ridicule, ce que les valeurs établies par les hommes ont de relatif.

Là où d’autres brodent, Céline dégoûte, mais il le fait avec humour. De là, sans
doute, le caractère terriblement dérisoire de certaines agonies, le blasphème éhonté et
cynique des ‘’choses graves’’. Ce qu’une lecture rapprochée et consciencieusement
littérale peut honnêtement taxer de scandaleux peut néanmoins être perçu
différemment. La représentation du corps est l’une de ces clefs interprétatives. Le
colonel éventré, garantie tangible d’une liberté immédiate, l’agonie de la jeune
avortée, saluée par les hurlements de la mère, revanche de l’instinct charnel détrôné,
ou encore la scène de séduction sauvage, entre ‘’ovaires fripés’’ et muscles en sueur,
qui préside au ‘’sacrifice’’ de Bardamu à bord de l’Amiral-Bragueton, ces quelques
exemples, pour ne citer que ceux-ci, témoignent de la valeur profondément
significative des représentations céliniennes. Le corps a son propre langage, c’est-à-
dire que par son intermédiaire, l’homme ressent, et parfois comprend, un certain
nombre de réalités, lesquelles sont généralement proscrites des discours bienséants. La
société occidentale, ses hypocrisies et ses conventions travestissent certaines de ces
réalités, biaisent les comportements et les propos, transforment les codes de
représentation. Il persiste toutefois chez l’homme une acuité instinctive qui lui permet
de survivre et parfois, si le caractère s’y prête, de dénoncer la mascarade.

Toute apparition d’un corps obscène, dégoûtant, immoral ou grotesque dénonce un

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malaise ou un décalage. Céline a pris le parti de l’exhiber crûment et sans pudeur : les
travers humains dans la suprématie de leur bassesse et de leur ridicule. Ne reste plus
au lecteur qu’à choisir lui aussi son camp ; s’offusquer de la bâtardise du Voyage ou
lui reconnaître une subtilité et une aisance géniales dans le domaine de la fustigation
grinçante ; comprendre que les situations difficiles sont inévitables, au même titre que
l’abject, l’injuste et le cruel, et que la mort n’est pas un événement figé et solennel en
soi, bien au contraire, ‘’on y entend des gens qui s’esclaffent’’, ceux-là même qui
continuent à progresser laborieusement dans l’existence, coûte que coûte.

Bardamu nous a emmenés à sa suite dans son Voyage. J’en ai fait un moi aussi, à
l’intérieur du sien, à la poursuite des corps, de leurs tribulations et des secrets de leur
représentation. Ce travail en est le fruit. Si je ne devais en garder qu’une seule idée,
une seule conviction, c’est que ces corps sont avant tout vivants, et si l’un d’entre eux
meurt, les autres tendent encore et toujours vers l’existence, avec tous les vices et les
souffrances qu’elle comporte, avec tout ce qu’elle a de plus abject, peu importe ; c’est
une question d’instinct. Céline a eu la présence d’esprit et le don de produire une
œuvre dure, avec des personnages lugubres et des situations pénibles, un langage
déconcertant et un humour inqualifiable pour faire l’éloge de l’aspiration à la vie,
sentiment des plus étranges, lui aussi.

83
Bibliographie

- CELINE L.-F., Voyage au bout de la nuit, collection ‘’Folio’’, Gallimard, 1952.

- CELINE L.-F., Mort à crédit I et II, collection ‘’Folio’’ Gallimard, 1952.

- CELINE L.-F., Entretiens avec le professeur Y, collection ‘’Folio’’ Gallimard,


2002.

- CELINE L.-F., Le style contre les idées, Rabelais, Zola, Sartre et les autres…, éd.
Complexe, Bruxelles, 1987.

- CELINE L.-F., Nord, collection ‘’Folio’’, Gallimard, 1960.

- DESTOUCHES L., La quinine en thérapeutique, éditeur : librairie Doin, Paris.

- ALMERAS P., Dictionnaire Céline, éd. Plon, 2004.

- BENADOR D., Le corps souffrant et le corps féminin dans le ‘’Voyage au bout de


la nuit’’ de L.-F. Céline, mémoire de licence, 1979.

- CRESCIUCCI A. (textes réunis par), Céline : ‘’Voyage au bout de la nuit ‘’,


collection ‘’Parcours critique’’, Klincksieck, Paris, 1993.

84
- DAMOUR A.-C. et J.-P., Louis-Ferdinand Céline : ‘’Voyage
au bout de la nuit’’, 2e édition, Paris, PUF, 1989.

- DAUPHIN J.-P. (textes réunis par), L.-F. Céline. 1 Pour une poétique célinienne,
collection ‘’La Revue des lettres modernes’’, éd. Minard, Paris, 1974.

- DAUPHIN J.-P. (textes réunis par), L.-F. Céline. 2 écriture et esthétique,


collection ‘’La Revue des lettres modernes’’, éd. Minard, Paris, 1976.

- DAUPHIN J.-P. (présentation), Les critiques de notre temps et Céline, Garnier


frères, Paris, 1976.

- DAUPHIN J.-P. et FOUCHE P. (présenté par), Cahiers Céline 6 et 7, Gallimard,


1986.

- DE ROUX D. (dirigé par), Cahier de l’Herne : L.-F. Céline, réédition intégrale


des ‘’Cahiers de l’Herne’’ no 3 et 5, Paris ( ?), 1972.

- DERVAL A. et HUE J.-L. (conçu par), Hors-série no4, Louis-Ferdinand Céline,


‘’Magazine littéraire’’, Paris, 4e trimestre 2002.

- GODARD H., Céline scandale, Gallimard, 1994.

- GODARD H., Les manuscrits de Céline et leurs leçons, éd. Du Lérot, 1988.

- LATIN D., Le Voyage au bout de la nuit, roman de la subversion du roman et


subversion du roman, Palais des Académies, Bruxelles, 1988

- RICHARD J.-P., Nausée de Céline, ‘’Fata Morgana’’, Montpellier, 1980.

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Table des matières

Introduction……………………………………………………………………p. 1

Développement………………………………………………………………...p. 10

- 1. Les corps tragiques de Voyage au bout de la nuit........................................pp. 10-38


- Le caporal éventré.........................................................................................p. 13
- La jeune avortée............................................................................................p. 23
- Les deux agonies parallèles...........................................................................p. 29

- 2. Les corps débiles de Voyage au bout de la nuit...........................................pp. 38-68


- Les vieillards de l’asiles................................................................................p. 39
- La vieille Henrouille.....................................................................................p. 44
- Les colons d’Afrique....................................................................................p. 49
- L’Amiral-Bragueton....................................................................................................p. 51
- Fort-Gono.....................................................................................................................p. 57
- Bikomimbo...................................................................................................................p. 60
- Les tuberculeux du dispensaire....................................................................p. 63

- 3. Les corps féminins de Voyage au bout de la nuit........................................pp. 68-81

Conclusion.......................................................................................................p. 81

Bibliographie...................................................................................................p. 86

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88

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