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« 

Il se sentait perdu brusquement, et c’était sans rapport avec ses principes


moraux, car il avait envisagé sous tous ses angles l’impossibilité d’une telle
situation. Il se sentait simplement perdu, et la grâce qui était en lui disparut
pendant un moment, réduisant à néant cet équilibre si adroit et si résistant qui
faisait sa force ».
F. Scott Fitzgerald, Tendre est la nuit.

1 C onsultons un dictionnaire à la rubrique consacrée aux noms propres, reportons-nous à la


lettre « C » comme Cioran, afin d’apprendre ce que nous dit le dictionnaire au sujet du
personnage. Sans surprise, nous lisons que cet « essayiste et moraliste français d’origine
roumaine (...) a développé une philosophie pessimiste sous forme d’aphorismes » [1][1]Le Petit
Larousse illustré, 2000, p. 1247. Rappelons que Cioran…. Ces informations sont exactes et si
l’on balaie du regard les titres des ouvrages dudit « philosophe pessimiste », on se convainc très
vite en effet que l’on a bel et bien affaire au Docteur ès Défascinations de notre temps. Le Précis
de décomposition, La Chute dans le temps, les désormais très lus Syllogismes de l’amertume, De
l’inconvénient d’être né, Aveux et Anathèmes [2][2]Tous ces ouvrages sont publiés aux éditions
Gallimard. représentent quelques étendards bien lézardés à partir desquels on ne peut que
prendre acte de la veine neurasthénique qui inspira celui à propos duquel en 1982 le quotidien
italien La Republica pouvait titrer : « Cioran cavaliere dei malumore » [3][3]Cf. Gabriel Liiceanu,
Itinéraires d’une vie : E.M Cioran, suivi…. Et, de fait, il est vrai qu’on n’en finirait pas de citer
les saillies, oscillantes entre la suffocation et le cri, dont se dégage une odeur rance, toutes
virtuellement labellisées par un lancinant omnia vanitas. Le patronyme même de « Cioran », ce
nom si sec, sonnant comme un coup de fouet paralysant, pourrait faire croire au choix d’un
pseudonyme tant il colle si bien à cet auteur de livres plutôt courts et cinglants, de libellés
adressés à l’Existence en tant que telle. Avec lui, on peut adopter tous les poncifs propres au
genre, sans risquer jamais de se laisser aller à proférer une contrevérité : l’épreuve de l’insomnie,
la méfiance gnostique envers la chair - cette version édulcorée de la viande putrescible -, la
conviction non moins gnostique que l’univers existant est foncièrement vicié, la plume
trempée dans l’acide, etc. Ce genre de remarque peut se répéter à l’envi jusqu’à friser
l’imbécillité. Ainsi, après un petit couplet sur le nom propre, peut-on en proposer un autre, à
peine caricatural, à partir, cette fois, du visage. Les photos de jeune homme comme celles de la
vieillesse conservent cet œil terrible, ce faciès reptilien à la mine sévère que les années n’ont pas
suffi à détendre vraiment ; tout juste l’expression est-elle un peu adoucie par le retour patent de
cette vapeur magyare émanant de l’ensemble des traits, et non seulement du regard. La rage
rentrée va si bien à notre expert en cafard (elle est certes non feinte, mais il sait aussi en jouer)
qu’on se plaît vite à en faire varier les manifestations. Tous les clichés refluent alors, qui donnent
la mesure de la tentation de ne même plus prendre la peine de lire plus avant ce qu’il a daigné
écrire - et surtout publier. Mieux que la fin d’un siècle, celle d’un millénaire donnerait presque
l’envie de faire de Cioran un chef d’École. Le Romantisme naissant connut les fières Schlegel et
Novalis ; les égarés de l’ère cybernétique trouveraient chez l’iconoclaste venu des Carpates leur
chantre en tous points adapté au nihilisme versus high tec. Ce peut être tellement réconfortant,
somme toute, de se contenter de savoir qu’un contemporain a pu écrire que « Plus on vit, moins
il semble utile d’avoir vécu » [4][4]E.M. Cioran, De l’inconvénient d’être né, Gallimard, Les… -
et de se dire que pareille sentence fut reçue et distribuée par l’une des maisons d’édition
française les plus renommées. Avec les Œuvres complètes de Cioran pour viatique, pourquoi
céder au désir d’entreprendre quoi que ce soit ? Laissons-les en bonne place dans nos
bibliothèques, versons résolument dans l’à-quoi-bon en évitant tout de même de devenir
dogmatique en la matière, ce qui serait, convenons-en, le comble de la bêtise couplée au
ridicule... L’honnête homme de l’âge classique pouvait sans s’excuser se repaître de vérités,
goûter les « longues chaînes de raisons, toutes simples et faciles, dont les géomètres ont coutume
de se servir, pour parvenir à leurs plus difficiles démonstrations » [5][5]Descartes, Discours de la
méthode, coll. 10-18, 1951, p. 38.. Le dandy un brin hagard des temps postmodernes n’a plus,
lui, qu’à se repaître ou, plus exactement, qu’à se vautrer dans le pervers avachissement prodigué
par une mélancolie avalisée par le bel écrin culturel dont l’œuvre écrite de Cioran tiendrait lieu.
2Un ensemble de conditions participant de la tonalité affective dominante favorise une réception
trop aisément décadente d’un auteur comme Cioran pour que cela ne nous invite pas à relire
certains de ses textes, au moins pour se pénétrer de l’idée que ce qu’il a écrit ne peut sans
injustice se voir résumer sous la trinité lâche : nihilisme, rancœur, stérilité [6][6]Cioran a souvent
rejeté le qualificatif « nihiliste » cf.…. Il n’est cependant pas pour autant question de donner dans
l’excès inverse et donc de négliger le désenchantement dévastateur de l’auteur du Précis. Ce
qu’il faut plutôt interroger c’est la nature spécifique de son pyrrhonisme avéré ; et se demander
ce que l’amour peut bien venir faire au sein de ce paysage désolé peut être une bonne manière
d’en approcher, dans les limites qui sont ici les nôtres, la singularité.
3Comme pour toute œuvre se présentant avec quelque tenue, il existe différentes façons d’entrer
dans les écrits de Cioran (et d’en sortir). L’essentiel reste de ne pas amputer une pensée de l’une
de ses dimensions fondamentales sous prétexte que celle-ci ne passe pas dans la vulgate à l’usage
du lecteur pressé. Au moins sur ce point, une comparaison avec les écrits de Nietzsche
s’impose ; on ne peut en faire une lecture unilatérale : dès qu’on croit enfin en appréhender le
sens, voilà qu’un autre aspect de l’œuvre tout aussi important relance l’effort de compréhension.
L’un comme l’autre, si on accepte de les envisager à partir d’un principe de non-complaisance,
demeurent irrécupérables et importuns absolument ; tous les deux font figure de mauvais fils à
l’abord peu confortable. Leur ton désamorce tout esprit d’allégeance, renvoyant les lecteurs à
leur solitude pour les inviter à se réconcilier avec elle. Aussi, sans souscrire à un esprit de sérieux
outré, force est de reconnaître qu’il est possible et légitime - ne serait-ce que parce que cela s’est
fait - d’engager une lecture qui, sans néanmoins en contourner l’importance, n’axe pas
exclusivement le propos sur le côté ultra négateur de Cioran, comme s’il n’était que le styliste
rêvé, préposé à l’alimentation des glandes lacrymales. De plus, sans pouvoir procéder maintenant
à une investigation en règle concernant la mélancolie évidente et assumée de notre « écrivain de
langue française », il faut tout de même rappeler qu’un affect aussi complexe laisse prise à des
variations irréductibles à la seule « négation ». Il s’agit par conséquent, non pas de faire de
Cioran un « philosophe » et pis un « philosophe de l’amour », mais de faire maintenant
l’hypothèse qu’il est autre chose qu’un moraliste de talent, autrement dit que ce « penseur
d’occasion » a peut-être quelque chose de crucial à nous apprendre au sujet de l’amour, ce
« quelque chose » ne se ramenant pas à la seule perspicacité d’un diagnostique. Pour ce faire,
nous avons opté dans ce qui suit pour une lecture de l’œuvre appréciée au point de vue de sa fin
ou, plus justement, au point de vue de la résolution qui couronne son processus immanent ; cette
option ne devant prendre sa pleine et entière signification qu’à l’abord du dernier moment du
présent propos.
Entre la viande et l’éther

4Qu’est-ce qu’un expert en lucidité aguerri à la lecture de ceux qui expérimentèrent les
délectations distillées par « le paroxysme de la frivolité » [7][7]Cf. Cioran, Anthologie du portrait,
De Saint-Simon à… peut nous apprendre de l’amour ? Et n’est-ce pas le comble de l’incongruité,
du manque de tact « philosophique », que d’associer à Cioran l’épithète à l’accent un peu
primesautier d’ « amoureux » ? Autant dire que Pyrrhon fut un zélateur de la substance. Il
convient pourtant de répondre par la négative à la dernière question. On trouve, de façon
explicite, sous la plume de Cioran des propos fort instructifs sur ce qu’il est convenu d’appeler
l’amour - sur l’amour et rien d’autre, peut-on ajouter à la manière de Spinoza. Toute la question
est maintenant de savoir quelle signification il faut accorder à ce terme lorsque l’auteur en fait
usage. La tâche n’est pas aisée à satisfaire, car il est toujours possible de trouver à deux ou trois
pages d’intervalle, ou au sein d’une même phrase, un mot, une remarque qui viendront remettre
en question ce qu’on croyait avoir enfin saisi comme l’authentique point de vue définitif de
l’auteur sur le sujet. Ce geste stylistique conforte d’ailleurs ceux qui réduisent Cioran au rôle de
moraliste aux petits pieds, sorte de ci-devant La Rochefoucauld juste bon à aligner des paradoxes
dont le clinquant n’aurait d’égal que la vanité. On ne peut nier qu’il y ait là de
nombreux paradoxes, mais peut-être est-ce l’indication d’un sens qu’il serait bon d’au moins
esquisser à défaut d’en épuiser la teneur. Si c’était le cas, il semblerait alors que prendre en
considération ce que Cioran nous dit de l’amour éclaire à la fois sur ce qui fait l’une des
constantes de ce sentiment et sur l’un des points déterminants de l’itinéraire du légendaire
locataire de la rue de l’Odéon.
5Volontairement en marge de toute systématicité, Cioran a plutôt livré ses écrits à une logique
de dissémination qui déjoue les tentatives de synthèse. Aussi, afin de nous orienter un tant soit
peu, prenons pour point de départ le chapitre des Syllogismes intitulé « Vitalité de l’amour » [8]
[8]Cf. Cioran, Syllogismes de l’amertume, Gallimard, Folio-essais,… et avançons quelques
remarques le concernant. Quand on sait que notre auteur rêvait d’un « monde dans lequel on
mourait pour une virgule », on ne peut qu’être attentif, non seulement au rythme de la phrase,
mais aussi aux mots qui la composent, a fortiori lorsqu’il s’agit d’un titre. Or d’emblée, comme
pour donner la cadence, l’amour est associé à la vitalité, c’est-à-dire à la dynamique d’un
mouvement vital. Il n’est pas interdit de voir ici la présence d’un reste du vitalisme exacerbé,
tellement prégnant dans les ouvrages de la période roumaine [9][9]Cf. Cioran, Schimbarea lafata a
Romoniei (La Transfiguration de…. Cependant, il est fort possible aussi qu’il s’agisse d’autre
chose que d’une simple trace ineffaçable, vestige de l’élan frénétique qui possédait le jeune
Cioran. Peut-être même est-il légitime de conjecturer que ce qui caractérise en propre l’amour,
c’est son rapport direct à la vie ou au réel, à savoir à cette force immanente et impersonnelle
œuvrant, en marge de toute appréciation morale, dans tout ce qui se manifeste d’une façon ou
d’une autre. Regrouper sous la bannière d’un pareil titre quelques fragments sur le thème de
l’amour revient à accorder ipso facto à l’amour la marque d’une puissance certes assurément
obscure, sans doute claudicante et risible, mais qui n’en reste pas moins une puissance, très
comparable, au moins pour l’instant, au Vouloir tel que le réfléchit Schopenhauer [10][10]Cf.
Schopenhauer, Le monde comme Volonté et comme…. Le choix du terme « Vitalité » indique
assez que l’amour est porteur de façon intrinsèque d’une intensité ; une énergie, une sorte de
pouvoir de réveil concède à l’amour la faveur d’un sursaut.
6Si maintenant nous effectuons un pas de plus et entreprenons la lecture des 34 aphorismes
composant le chapitre, quelles impressions, puis quelles leçons sommes-nous en mesure de
tirer ? Le moins que l’on puisse dire, c’est que le propos oublie de s’alimenter à la mièvrerie.
Globalement, la démarche s’inscrit dans la veine nietzschéenne du soupçon, et le regard quasi
clinique porté sur le phénomène amoureux semble libérer des conclusions aux échos céliniens [11]
[11]Cf. déjà dans le Précis de décomposition, Gallimard, coll. tel,…. L’amour serait un
épiphénomène, un effet de surface comique lorsqu’on exhibe le processus corporel et malodorant
qui le produit. N’écartons pas les faits, l’amour se signale d’abord par la rencontre aléatoire d’au
moins deux corps, c’est le désir et non une volonté transparente qui impulse cette grande affaire,
Si l’on opte pour une approche rationnelle, la rhétorique des nobles aspirations doit céder le pas à
la prise de conscience que seule la libido travaille les amants : « La chair est incompatible avec la
charité : l’orgasme transformerait un saint en loup » [12][12]Syllogismes de l’amertume, op. cit.,
p. 114. 13. Ibid., p. 115.. Cessons un moment de nous raconter des histoires, et admettons, avec
humilité, que sous le masque de Don Juan la bête réclame sa part : en amour, plus qu’en tout
autre chose, homo homini lupus. On peut le regretter, se plaire à rêver d’un un amour plus chaste
qu’un printemps qui - attristé par la fornication des fleurs - pleurerait à leurs racines… » [13]
[13]Ibid., p.115. ; mais si on se maintient à hauteur de lucidité, force est d’admettre que l’amour
concerne, pour le pire et le meilleur, des êtres incarnés.
7En bon généalogiste, Cioran montre donc que l’amour s’enracine toujours dans un
soubassement organique ; le sens jugé le plus animal vient en bonne place rappeler qu’avant le
lyrisme épistolaire parle la rencontre de deux épidermes odorants et affamés : « On déclare la
guerre aux glandes, et on se prosterne devant les relents d’une pouffiasse… Que peut l’orgueil
contre la liturgie des odeurs, contre l’encens zoologique ? », « Mélange d’anatomie et d’extase,
apothéose de l’insoluble, aliment idéal pour la boulimie de la déception, l’Amour nous mène vers
des bas-fonds de gloire… » [14][14]Ibid, p. 115 et 118.. Au-delà du rappel à notre incontestable
incarnation, ces deux fragments indiquent deux autres choses tout aussi importantes : d’une part
(le recours à la grossièreté de certains termes n’y est pas pour rien) une misogynie non exempte
d’affectation est ici patente -, nous y reviendrons ; d’autre part, on aura observé les oxymores qui
accordent le « bas » des odeurs à l’élévation habituellement associée à l’idée de liturgie, ainsi
que la rencontre de l’organique et de l’extatique [15][15]J. Gracq dit superbement de Baudelaire :
« Baudelaire :…. Le même genre d’idée se retrouve de façon plus significative encore dans la
maxime suivante : « Un moine et un boucher se bagarrent à l’intérieur de chaque désir » [16]
[16]Syllogismes de l’amertume, op. cit., p. 113.. Cette phrase, qu’un G. Bataille aurait pu mettre
en épigraphe des Larmes d’Éros, atteste que les appétits les plus bruts peuvent s’accompagner
d’une exigence d’essence religieuse et que le propre du désir est de libérer une tension entre des
contraires. Il serait certes incongru d’exagérer cet aspect et de laisser entendre que l’auteur
des Syllogismes verserait malgré lui dans l’attrait dogmatique pour ce type de profondeur, dans
ce qu’on a pu nommer la « théologie de l’érotisme », On sait à quel point l’amateur des surfaces
retrouvées méprisait les « balbutieurs de choses "profondes", ces esprits confus et verbeux, sans
éclat ni ironie » [17][17]Cioran, Cahiers, 1957 - 1972, Gallimard, p. 111. Même genre de….
Néanmoins, se contenter de dire que Cioran répète à sa manière, c’est-à-dire en renouvelant
quelque peu le style, ce que les plus subtils moralistes fiançais avaient déjà avancé nous prive de
ce qui fait la singularité de sa position au sujet de l’amour. Lucide et désabusé, il n’aurait fait que
broder sur un fond un peu plus nihiliste à partir d’un thème à propos duquel Chamfort concluait :
« L’amour, tel qu’il existe dans la société, n’est que l’échange de deux fantaisies et le contact de
deux épidermes ». Ce qui est autrement plus stimulant, c’est de remarquer qu’au cynisme se
mêle, chez Cioran, la reconnaissance de ce qui fait de l’amour autre chose qu’une passion
animale. Ainsi la rencontre polémique évoquée plus haut entre le « moine » et le « boucher »
indique-t-elle que l’amour comprend une part irréductible au seul « matérialisme » - à moins
d’entendre dans ce vocable une résonance tantrique pour qui l’extase peut être provoquée par une
mystique de l’amour, comprenons : une épreuve de part en part érotique.
8L’important, dans cette perspective, ce n’est plus seulement que le phénomène amoureux soit
disséqué, que ses bases pulsionnelles soient mises au grand jour par la causticité d’un humour
souvent noir, mais que soit au moins consigné le fait que l’amour entretient un lien avéré avec
une sorte de transcendance. Peu importe alors que celle-ci se confonde avec les râles, qu’elle ne
soit probablement que l’envers des organes échauffés et que, pour le moraliste écrivant, elle
débouche le plus souvent sur la conscience de la duperie universalisée, comble dérisoire d’une
épopée épidermique. Il reste que cela est, et que Cioran le reconnaît sans ambages. C’est
pourquoi il peut écrire : « Plus un esprit est revenu de tout, plus il risque, si l’amour le frappe, de
réagir en midinette » [18][18]Syllogismes de l’amertume, op. cit., p. 118.. Cette dernière
concession est peut-être celle qui par sa radicalité en dit le plus long concernant ce qui fait la
spécificité du sentiment d’amour. Elle laisse clairement comprendre qu’il existe un je-ne-sais-
quoi dans l’amour capable de faire retomber en adolescence un Talleyrand des passions, voilà
qui est aussi fort comique. De ce strict point de vue, tout homme pourrait faire sien cet aveu de
Benjamin Constant adressé à Madame Lindsay dans une lettre du 29 novembre 1800 : « Je vous
aime comme un insensé ; comme si ni mon âge, ni une longue habitude de la vie, ni mon cœur,
froissé depuis longtemps par la douleur et fermé depuis à toute émotion profonde, ne devraient
me permettre encore d’aimer ». Quelque chose, un petit quelque chose comme on dit parfois,
presque rien mais juste assez pour que la lucidité en acte trouve son point d’arrêt, voilà ce qui
rend à l’amour sa fine pointe de transcendance et fait de ce phénomène une manifestation, à la
lettre, extraordinaire. Et ce n’est pas un hasard si l’ultime aphorisme des Syllogismes consacré à
cette « Vitalité de l’amour » insiste, en dépit de toutes les justes raisons susceptibles de
décourager d’aimer, sur la récurrence de ce sentiment : « Nous aimons toujours… quand même ;
et ce "quand même" couvre un infini » [19][19]Ibid., p. 118.. Cette reconnaissance de
la résistance œuvrant dans l’amour invite à réviser le jugement précipité que l’on est tenté de
prononcer lorsqu’on s’enquiert de ce qu’il en est de l’amour pour Cioran. La valeur d’ironie
radicale attachée à l’amour demande à être nuancée. L’amour tel qu’il est et pas tel qu’on peut le
sublimer ou, à l’inverse, tel qu’on peut si facilement le dénigrer, reste affecté d’une ambiguïté
foncière qui explique en partie pourquoi l’art de la pointe se prête si bien à ce mélange de
production glandulaire et de spiritualité virtuelle. Il fallait toute l’acuité psychologique d’un
Cioran (mais c’est aussi bien un sens aigu de la vie « comme elle va ») pour demeurer sensible à
ce qui fait l’une des principales caractéristiques de l’ « Amour » avec une majuscule : le point de
rencontre entre une poussée vitale venue du fond des âges et un respect quasi religieux. Ici les
dimensions propres au Sacer Romain ne sont pas loin ; l’amour implique à la fois la souillure, en
tout cas le rappel du « bas » et l’élévation, la consécration d’un être. Peut-être l’amour n’est-il
jamais autant lui-même et rien d’autre que lorsque ces deux aspects sont admis dans leur
indissociabilité, au moment même de leur indiscernabilité, sans qu’on puisse dire en toute
certitude lequel prime sur l’autre [20][20]Que ce soit du point de vue chronologique
(généalogique) ou…. Avant sa retombée en automatismes animaux ou en niaiseries idéalistes, le
phénomène amoureux tient exclusivement à ce « Mélange » détonant. On a beau déployer toutes
les ressources de l’esprit critique, ciseler ses phrases, les border d’un rire sardonique, toute cette
armature littéraire n’épuise pas l’Amour qui reste l’« apothéose de l’insoluble » au sens presque
chimique du terme. Pour employer une formule un peu triviale, on doit finir avec Cioran par
admettre que « l’amour ça marche ! ».
9Les exercices de lucidité amènent par conséquent à une première conclusion paradoxale : le
moraliste vigilant à l’égard de ses intimes prétentions ne peut que stopper une clairvoyance non
dupe d’elle-même en prenant conscience de ce qu’il faut bien se résigner à appeler le mystère de
l’amour. Insistons. Ce mystère peut s’avérer risible, ses conséquences pitoyables, il peut ne
reposer que sur une suite de hasards et de malentendus au point qu’il ne paraît pas interdit de
parler d’une logique clinamique de l’amour, mais cela n’entame en rien le caractère énigmatique
de ce sentiment considéré en lui-même. Certes une grossière solution de facilité consisterait à
lever le voile de l’amour, pour, à la manière de Schopenhauer, retrouver le désir de reproduction
et ainsi se donner les moyens d’avancer une raison qui viendrait rabattre ce mystère sur le jeu
archaïque de la perpétuation de l’espèce. Or, même si on peut toujours trouver sous la plume de
Cioran des saillies allant en ce sens, on notera que lorsqu’il s’agit de l’amour en tant que tel, et si
les mots doivent conserver quelque importance, on ne peut conclure que l’amour se résume en
vérité à cela. A cet égard, il ne semble pas exagéré de faire l’hypothèse selon laquelle réduire
l’amour à une ruse au service de la sexualité reproductrice c’est à coup sûr en manquer la
véritable portée. Si nous nous en tenons à ce qu’on pourrait appeler le point d’amour, alors il faut
admettre que celui-ci n’est inféodé à aucune instance extrinsèque, aucune téléologie ne venant en
orienter les manifestations. L’amour comme la vie sont, si on veut bien les considérer avec tout
le sang-froid requis, irrationnels, c’est-à-dire injustifiables et aveugles. La vie, certes, se
reproduit ; néanmoins, l’amour a ceci de commun avec la vie que lui aussi il est autosuffisant, il
représente la manifestation symbolique et proprement humaine de la force vitale partout à
l’œuvre. Aussi est-ce de ce point de vue qu’il paraît plus judicieux de rapprocher amour et
érotisme, plutôt qu’amour et procréation. En considérant que l’érotisme reste l’activité sexuelle
détournée de la fin utilitaire, on en fait l’analogue de la vie qui, elle aussi, lorsqu’on l’envisage
pour elle-même, se contente d’être, de se dépenser en pure présence sans sacrifier à un
quelconque principe de raison. Que la vie comme autre nom du réel soit ici et maintenant
n’implique pas nécessairement qu’elle soit l’instant d’après. La seule chose qui motive la
méditation c’est qu’elle soit ; de même, ce qui retient en dernière instance une interrogation
concernant l’amour, c’est que lui aussi il est « quand même », comme une sorte de défi lancé
au logos compris dans son double sens de raison et de discours.

Mystère, mystique

10Ce qui, entre autres choses, est remarquable dans la manière dont Cioran parle de l’amour,
c’est précisément l’effort investi en vue de le définir, d’en cerner les contours sans jamais
parvenir à en faire complètement le tour à l’aide des mots, aucune formule définitive ne
parvenant à en ramasser l’essentiel. Ce hiatus entre l’amour et le langage sensé signe le relatif
échec de la voie littéraire et incite à prendre acte de la part d’indicible inhérente à ce qu’est
l’amour.

11Comme tous les grands stylistes, Cioran veillait aux choix des mots autant qu’à la scansion de
la phrase ; cependant, à l’instar de tous ceux pour qui l’usage du langage revêt une certaine
importance, il était aussi sensible à la bordure des paroles, donc à la qualité de certains silences.
« Ce qui peut se dire manque de réalité, remarque Cioran. N’existe que ce qui ne passe pas dans
le mot » [21][21]Cioran, Écartèlement, Gallimard, Les Essais, 1979, p. 155.. Cette sentence
s’applique à merveille au cas de l’amour. Tout le mérite du langage vient ici du fait qu’il ne peut
que se maintenir à la limite de ce qui confère au phénomène amoureux toute son étrangeté. Il
existerait ainsi un impouvoir du langage face à ce que nous avons appelé « le point d’amour ».
Plus exactement, nous aurions affaire à une double reconnaissance expérimentée en un seul et
même mouvement : acquiescement devant le mystère de l’amour et prise de conscience de
l’inaptitude du langage à vider ce phénomène de tout résidu d’irrationnel. En ce sens, les propos
de Cioran portant sur cette question représentent les efforts d’un écrivain qui s’ouvre à
l’énigmatique, d’un écrivain pour qui le dernier mot revient au miracle de l’ordinaire à l’égard
duquel le verbe manifeste toujours un sensible retard. Aussi est-ce dans cette mesure qu’il
convient de parler ici de mysticisme. Le mystique n’est-il pas avant tout celui qui sait se taire ?
Si tel est le cas, Cioran peut bien être considéré comme tel puisque les offensives de la raison et
du langage en viennent avec lui à abdiquer devant la présence insolite de l’amour qui désoriente
autant le novice que le cynique « revenu de tout ».
12L’amour en son « il y a » renvoie à sa propre monstration sans prendre appui sur un
fondement supérieur ou une cause quelconque ; il signale, de par sa seule manifestation, l’arrêt
de toutes les caractéristiques par le biais desquelles on a l’habitude de marquer la différence
anthropologique : la raison, le langage, mais aussi la conscience de la mort. Même la meditatio
mortis la plus résolue échoue lorsque le point d’amour parait : « J’essaie de combattre l’intérêt
que je prends pour elle, je me figure ses yeux, ses joues, son nez, ses lèvres, en pleine
putréfaction. Rien n’y fait : l’indéfinissable qu’elle dégage persiste. C’est dans des moments
pareils que l’on comprend pourquoi la vie a réussi à se maintenir, en dépit de la
connaissance » [22][22]Ibid, p. 98.. Que peut encore en cet instant notre Détrompé ? Rien.
Simplement accepter en silence cette sorte de moment sans pourquoi, suspendu entre deux crises
de lucidité. Sans insister sur la fin de ce propos qui semble renvoyer au lien entre désir et
reproduction, on sera surtout sensible ici au mélange d’étonnement et d’acceptation qui s’y fait
jour. On a en effet l’impression que l’auteur se contente là d’enregistrer sans fioriture ce qui se
passe au seuil du désir, à l’instant précis où quelque chose arrive entre deux individus. Par où
l’on perçoit à nouveau qu’en parlant (et en partant) des corps, on parle toujours en même temps
d’autre chose, d’une sorte de vapeur invisible qui, en un éclair et de façon inexplicable, nous
attache à quelqu’un - et à la vie. L’épiphanie de l’amour, parce qu’elle court-circuite le langage,
libère l’authentique communication qui se contente de faire lien entre les êtres, sans souffrir
aucune justification. L’expérience qu’on en fait, exempte de préméditation, est d’une telle
intensité, qu’à l’instant où elle arrive, elle tient lieu de révélation : « Le vrai contact entre deux
êtres, et entre les êtres en général, ne s’établit que par la présence muette, par la non-
communication apparente, comme l’est toute communication véritable, par l’échange
mystérieux et sans parole qui ressemble à la prière intérieure » [23][23]Cioran, Cahiers, op. cit., p.
670..
13Le recours facile à la misogynie évoquée plus haut pourrait d’ailleurs s’expliquer en partie de
ce point de vue. Afin de se prémunir, de façon quasi névrotique, contre le charme et donc
d’éviter le risque de vivre, on peut se rappeler, en en faisant une sorte d’exercice spirituel
délétère, toutes les raisons susceptibles de renforcer la carapace de l’Indifférence conquise de
haute lutte : « rien n’y fait », voilà ce qui importe à présent ; « l’indéfinissable » persiste à
produire ses effets stupéfiants. On a beau lire et relire Weininger pour y trouver « les raisons
philosophiques d’exécrer la femme » [24][24]Cioran, Exercices d’admiration, op. cit., p. 173. et
ainsi se guérir de l’amour, tous ces paravents culturels deviennent à leur tour dérisoires lorsque
enfin l’improbable, sans égards, survient. Nulle mieux que cette note, de prime abord assez
banale, ne donne la portée du caractère énigmatique de l’amour tel que Cioran a pu l’éprouver :
« Hier, dimanche 3 juin, dans le train qui me ramenait de Compiègne à Paris. En face de moi,
une jeune fille (dix- neuf ans ?) et un jeune homme. J’essaie de combattre l’intérêt que je prends
à la jeune fille, à son charme, et, pour y arriver, je l’imagine morte, à l’état de cadavre avancé,
ses yeux, ses joues, son nez, ses lèvres, tout en pleine putréfaction. Rien n’y fit. Le charme
qu’elle dégageait s’exerçait toujours sur moi. Tel est le miracle de la vie » [25][25]Cioran,
Cahiers, op. cit., p. 90.. De nouveau l’utilisation méthodique de la raison macabre n’est pas en
mesure, loin s’en faut, d’éradiquer le miraculeux scandale. En dépit d’une vision du monde sub
specie mortis la séduction s’affirme avec une insolence renversante. Certains êtres dégagent ce
presque-rien inouï qui réconcilie notre maître en cafard avec la vie. Les esprits chagrins
(candides ? idéalistes ?) diront que cela est bien trop fugitif, que l’amour, le vrai, se construit
dans la durée et que cette version particulière de la Passante baudelairienne n’a que peu à voir
avec l’amour. Peut-être. Mais il est des instants dont l’intensité vaut la neutralité de la répétition
porteuse de son inévitable ennui… à moins que l’autre ne se rende étrange, sans que cela soit
prévisible.
14A ce stade de l’analyse, la seule fonction légitime qu’on peut encore accorder au langage reste
sa valeur descriptive. Les mots agencés devraient se contenter - et c’est bien le cas dans les
propos qui viennent d’être cités - d’enregistrer ce que la raison doit se résoudre à ne pas pouvoir
comprendre et formuler explicitement. Sans en exagérer la portée, on peut à cet égard opérer un
bref parallèle entre les propos de Cioran sur l’amour et ce qu’écrit l’auteur du Tractatus logico-
philosophicus à la fin de son ouvrage : « Mes propositions sont des éclaircissements en ceci que
celui qui me comprend les reconnaît à la fin comme dépourvues de sens, lorsque par leur moyen
en passant par elles - il les a surmontées (il doit pour ainsi dire jeter l’échelle après y être monté).
Il lui faut dépasser ces propositions pour voir correctement le monde » [26][26]Wittgenstein,
Tractatus logico-philosophicus, trad. G.G.…. De manière analogue, il est possible de considérer
que toutes les maximes cioraniennes concernant l’amour - cela ne serait-il pas valable pour
l’ensemble de son parcours d’écrivain ? - doivent être lues afin d’être ensuite surmontées, ce qui
signifie qu’il convient d’en mesurer la justesse pour comprendre que l’essentiel de l’amour ne
peut être traduit dans les mots mais seulement senti au creux des « plis de la vie ». Toute la
saveur des mots élus et l’ironie souvent cruelle des formules semblent devoir s’effacer tant la
préséance de l’amour s’impose. Ces maximes nous apprennent bien des choses concernant notre
sujet tout en nous faisant rire ou sourire, cependant elles ne peuvent qu’en manquer la teneur
véritable. Elles présentent alors autant de tremplins visant à reconduire le lecteur à la merveille
de l’ordinaire ; ainsi ces sentences font figure de passage réflexif nécessaire à l’expérimentation
d’une « seconde naïveté » [27][27]Expression due à Edwin Fischer et portant sur le Mozart des….
On aura remarqué enfin que les dernières citations évoquées associent, sans ambiguïté aucune,
l’amour et la vie. Cette rencontre n’a rien d’inopiné. Au contraire, en s’interrogeant sur le statut
du phénomène amoureux chez Cioran on est contraint de retrouver un concept à l’extension plus
large qui, on l’a noté, entretient depuis le début un lien fondamental avec la question qui nous
occupe ; c’est précisément ce lien qu’il nous faut maintenant définir avec plus de précisions.

Le réel retrouvé
15Des écrits de jeunesse, tout animés par l’expérience de l’intensité dionysiaque du vécu, au
dernier texte publié de son vivant où la distance éclairée replace l’existence sous une plus juste
lumière, l’œuvre de Cioran demeure de part en part une interrogation à partir de la vie et portant
sur ce qu’il en est du Métier de vivre. Évidemment la vie ainsi envisagée n’invite à aucune
célébration béate de la réalité mais conduit bien plutôt l’auteur à affronter, sans fard
métaphysique, le fait même de vivre, avec ce que cela comporte d’extraordinaire et de
bouleversant. C’est pourquoi une lecture guidée par certains préjugés manque ce qui fait la
spécificité insigne des écrits de Cioran, en les réduisant à une simple pensée mortifère baignée
d’amertume, juste capable de ressasser les mêmes obsessions fielleuses en y mettant plus ou
moins d’humour. La mort demeure la plus belle invention de la vie [28][28]Cf. Cioran, Aveux et
Anathèmes, Gallimard, coll. Arcades, 1987,… et si l’écriture plonge ses racines dans une
profonde expérience de la vie, elle doit aussi y ramener. Or c’est cette résurgence inexpugnable
du fait même de vivre, du fait en soi absurde que la vie soit, qui le rapproche de l’amour tel que
nous l’avons envisagé jusqu’à présent
16Ce retour à la vie, qui est aussi bien un retour de la vie, se pose comme proportionnel à ce que
C. Rosset aimerait appeler l’« incontentement » de Cioran, en tant qu’il se pose comme
« étranger à tout ressentiment, à toute raison d’en vouloir à quelque personne ou être particulier »
mais porte bien plutôt « sur l’existence en général et désigne une difficulté apparemment
insurmontable à s’y acclimater » [29][29]Rosset, op. cit., p. 95.. Cette difficulté à « coller » jamais
totalement - et même, le plus souvent, ne serait-ce qu’un peu - avec le réel est radicale et
authentique. De ce point de vue, il serait tout à fait déplacé d’en relativiser la portée qui s’avère
ici absolue. Toutefois, ce qui importe alors, c’est qu’en dépit de toutes les raisons valides
confortant cet exil, la vie continue tout de même à avoir prise sur l’individu Cioran dont
l’errance d’Éveillé se voit régulièrement percée par la saveur sidérante des choses telles qu’elles
sont. Ceci indique au passage qu’il est toujours possible d’être subitement pris par le devenir
sans pouvoir y opposer la moindre résistance ; par là, on remarque aussi une des limites
rencontrées par certaines options humanistes et, plus précisément, par ce subjectivisme
triomphant et terroriste qui, tôt ou tard, ne manque pas de se voir « dépassé par les événements »,
dans tous les sens attachés à cette expression.
17Ainsi l’amour, pour autant qu’il reste comme la vie tout ensemble injustifiable, aveugle et
néanmoins réel, fait fonction de cette « force majeure », de cette persistance de la puissance
vitale après qu’en soit exhibé le plus amer des réquisitoires. On peut par conséquent parler
d’un paradoxe de l’amour au même titre que d’un paradoxe de la vie, en toute connaissance de
cause [30][30]Cf. C. Rosset, « La joie et son paradoxe », in. Le choix des…. Ce paradoxe est un
autre nom pour le mystère intrinsèque à la vie comme à l’amour, aucun procès rationnel ne
pouvant en lever la contradiction constitutive. « Tout le « mystère » de la vie réside, observe
Cioran, dans l’attachement à la vie, dans une obnubilation presque miraculeuse qui nous
empêche de discerner notre précarité et nos illusions » [31][31]Cioran, Cahiers, op. cit., p. 75..
C’était là déjà l’enseignement délivré par les dernières pages de La tentation d’exister lorsque
l’auteur « ne désespère pas » de prendre « le pli » de l’existence [32][32]Cioran, La tentation
d’exister, Gallimard, coll. tel, 1995… et reconnaît que « le vrai vivant assume un maximum
d’incompatibilité » [33][33]Ibid., p. 246.. Dans Aveux et Anathèmes le verdict sera plus lapidaire
encore. En effet, d’une part : « Le fait que la vie n’ait aucun sens est une raison de vivre, la seule
du reste » ; d’autre part : « Dès qu’on fait un bond hors de la vie, la vie se venge, et nous ramène
à son niveau » [34][34]Cioran, Aveux et Anathèmes, op. cit., p. 48 et p. 68.. Même si l’ironie
pointe toujours plus ou moins, l’affirmation intempestive du réel ne peut que se voir reconnue, et
pour ainsi dire enregistrée. Il en va de même, nous l’avons vu, avec l’amour : sans prévenir,
indifférent à toutes les subtilités stylistiques comme à toutes les sages précautions, il agit, produit
des effets, bref il est. Tout comme le rappel périodique du réel, l’amour est d’abord - avant de
faire histoire, d’accorder dans la durée deux êtres - une force qui - comme on le sait au moins
depuis les Tragiques et avant que Bizet le rappelle - ne connaît pas de loi mais se contente d’être
ce qu’elle est : impersonnelle et tautologique. En ce sens, l’objection des esprits chagrins
évoquée plus haut perd de sa pertinence : si l’amour est analogue à la vie telle qu’on l’envisage
ici, alors « point d’amour » et sursaut vital s’accordent au registre de l’instantané et jamais la
durée ne sera à même d’en conserver l’aspect prodigieux [35][35]Cioran est ainsi justifié à écrire
en manière de conclusion au…. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle nous sommes tous
immatures en matière de passion amoureuse, quelle que soit notre supposée expérience. Le
phénomène est identique si l’on remplace le vocable d’amour par celui de vie ou de réalité. Dans
ce cas aussi, nous faisons figure de « midinettes ». On ne peut qu’être saisi d’étonnement dès
qu’on s’aperçoit que les choses sont et qu’aucune glose, aucun système de pensée ne peut en
annihiler le caractère renversant. L’Être étonné ne signifie pas qu’on soit cependant émerveillé
mais davantage interdit, frappé de stupeur face à quelque chose d’inattendu ; ce « quelque
chose » n’étant, à cet instant précis, ni bon ni mauvais, simplement est-il travaillé par une
ambivalence inchoative qui lui assure son étrangeté. Or telle apparaît la vie quand on en suspend
le jugement et l’accepte sans la rapporter à quelque chose d’autre qu’elle-même, et tel nous est
apparu l’amour lorsque Cioran en consigne la subite manifestation. Ainsi « la seule grande
originalité de l’amour est de rendre le bonheur indistinct du malheur » [36][36]Cioran, Aveux et
Anathèmes, op. cit., p. 116.. On arrive à la même conclusion dès qu’on cesse de tenir l’existence
à distance par l’action concertée de la raison et du langage ; la vie ne renvoie plus alors qu’à elle-
même sans le secours d’aucune axiologie définitive qui viendrait par effraction la diviser et ce
faisant en limiter la respiration immanente : telle est la logique neutre dans laquelle vient
s’inscrire l’épiphanie du point d’amour.
18Ces dernières considérations ne sont pas sans jeter un certain éclairage sur l’œuvre de Cioran
aperçue du point de vue de sa fin ou plutôt, ainsi que nous l’indiquions au début, de
sa résolution. Cioran, on le sait, cesse finalement d’écrire, tout du moins de participer à la
production d’une œuvre en attente de lecteurs. Ce point est capital, pour peu que l’on veuille
saisir l’enjeu de son itinéraire singulier. Si le parcours littéraire de l’auteur du Précis s’achève
avec Aveux et Anathèmes, cela ne signifie pourtant pas que l’œuvre proprement dite rencontre là
un terme indépassable. Au contraire, en un sens, on peut même dire que cette œuvre commence
puisque c’est maintenant à la vie de prendre en quelque sorte le relais, comme si après durant
tant d’années consacrées en partie à triturer l’existence pour en détruire l’illusoire substance,
l’homme Cioran, rattrapé par l’insensé désir de vivre, retrouvait le réel et parvenait enfin à en
goûter, sans triomphalisme aucun, la fine pellicule amère et tendre. Il n’est pas étonnant que
l’ultime aphorisme d’Aveux et Anathèmes dise ceci : « Après tout, je n’ai pas perdu mon temps,
moi aussi je me suis trémoussé, comme tout un chacun, dans cet univers aberrant » [37][37]Ibid, p.
146.. Il a vécu et désormais il lui suffira de vivre, un peu comme certains sages antiques
faisaient, de leur style de vie, un exemple en chair et en os de leur philosophie, qui, tout entière,
était confondue avec leurs gestes les plus prosaïques. On mesure mieux maintenant l’écart qui
sépare le parcours cioranien de la voie empruntée par La Rochefoucauld ; celui-ci ne cesse de
remanier ses Maximes en leur apportant des compléments, des retouches en vue d’en enrichir la
teneur, ce travail de réécriture ne trouvant son terme qu’avec la mort de l’auteur, ce qui n’a
manifestement pas lieu chez Cioran.
19Dans un entretien tardif, Cioran s’est expliqué sans détour sur la nature du paradoxe
d’exister : « Pourquoi écrire et pour qui ? Mais il y a des nécessités intérieures qui échappent à
cette vision, elles sont d’une autre nature, plus intimes et plus mystérieuses, irrationnelles ; la
conscience du néant poussée au bout n’est compatible avec rien, avec aucun geste ; l’idée de
fidélité, d’authenticité, etc. - tout fout le camp. Mais il y a quand même cette vitalité mystérieuse
qui nous pousse à faire quelque chose. Et peut-être au fond que c’est ça la vie : on fait des choses
auxquelles on adhère sans y croire - oui, c’est à peu près cela… » [38][38]Cioran, entretien donné
au Magazine Littéraire, décembre, 1994,…. C’est donc bien « cette vitalité mystérieuse » qui l’a
poussé à écrire quelques ouvrages et c’est encore cet étrange conatus, cette irréductible force qui,
sur le tard, le fait presque se réconcilier avec l’existence comme elle est. Vu sous cet angle, le
cas Cioran n’est pas sans faire penser aux personnages du théâtre de Beckett à propos desquels
A. Badiou remarque l’acharnement « à persévérer dans leur être, à soutenir contre vents et
marées un principe de désir, une puissance vitale, que les circonstances semblent à tout instant
rendre illégitime ou impossible » [39][39]A. Badiou, Beckett. L’increvable désir, Hachette, 1995,
p. 74.. Après avoir tout démystifié en s’enfonçant avec rage et élégance dans la voie de la
lucidité, notre « exilé métaphysique » recouvre la surface ondoyante du réel avec une stupeur
matinée de sagesse. L’irruption des instants d’amour fait alors office de paradigme tant ils
rappellent en quoi la vie rattrape toujours les sujets, y compris les mieux avertis du caractère
illusoire de toute chose. L’amour, comme le reste, tient à sa seule surface et, en dernière
instance, relève de l’illusion ; mieux, l’amour serait comme la vie en tant qu’elle est l’illusion par
excellence concentrée en un point, ainsi l’image évanescente d’un visage ici et maintenant.
Néanmoins et voilà le comble ! - cette illusion subjugue encore et toujours. Certes, « la vision la
plus profonde des choses est celle du jeu universel et de l’irréalité foncière » [40][40]Cioran,
Cahiers, op. cit., p. 986.. Il n’y a rien à redire ce pyrrhonisme théorique de stricte obédience.
Cependant, avoue Cioran, « je continue, ne serait-ce que parce que chaque acte justement a pour
moi la séduction d’une merveille, d’une chose qu’on ne peut concevoir. On ne rejoint l’existence
qu’après l’avoir niée jusqu’au bout. Car la négation totale vous réinstalle dans le premier jour du
monde » [41][41]Ibid, pp. 948 - 949..
20La boucle est ainsi bouclée, sur la ligne frêle d’une sapience continuellement reconquise ;
Cioran, à l’instar de Pyrrhon. peut se contenter enfin de vivre et de faire, lui aussi, de son
existence une figure tangible de vie, non pas sage, n’exagérons rien, tout au moins de vie
quelque peu apaisée. Ainsi retrouvons-nous, complètement réalisé cette fois, le « mysticisme »
évoqué plus avant qui renvoie à l’attitude d’un homme aux yeux écarquillés devant le mystère de
la vie et de l’amour sans qu’il soit dès lors possible de leur accorder un jugement, tant l’un
comme l’autre relèvent du sidérant : mysterium tremendum, mysterium fascinans. Nous sommes
donc bien, comme le souligne S. Jaudeau « en présence du cas rare d’une œuvre close, du vivant
même de l’écrivain. On commente désormais l’œuvre achevée d’un auteur d’autant plus vif et
bien portant qu’il est guéri de la passion morbide d’écrire » [42][42]S. Jaudeau, Cioran ou le
dernier homme, José Corti, 1990, p.…. L’œuvre écrite cède le pas à l’écoute de la musique ainsi
qu’à cette disponibilité rare grâce à laquelle l’imprévisible peut être accueilli. La mélancolie ne
disparaît sans doute pas, elle reste un « transcendantal » atypique ; mais il s’agit maintenant
d’une mélancolie seconde elle aussi, délestée de l’âpre tristesse, mêlée à une espèce de douceur,
telle celle qu’on perçoit parfois durant une promenade par un bel après-midi d’octobre enveloppé
par un paysage rutilant sur le point de chanceler. Gageons que, dans ces meilleurs jours, Cioran
amoureux fut ce « saint civil » qui, exempt de superbe, renouait presque à son insu avec le fait
même de vivre - et rien d’autre. A nous maintenant de jeter l’échelle…

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