Vous êtes sur la page 1sur 3

EXPLICATION LINEAIRE N°3 : « VOIR SANS ETRE VU.

E »
Mme de Lafayette, La Princesse de Clèves, 1678 (p. 172-173)
.
Introduction

Présentation de l’œuvre et de l’auteur :


La PC est un roman écrit par Mme de Lafayette, publié en 1678. Il raconte les tourments
amoureux de la PC. La jeune femme a épousé le prince de Clèves au début du roman mais elle éprouve
une passion pour le duc de Nemours contre laquelle elle s’efforce de lutter.

Situation :
Après la mort d’Henri II et le sacre du nouveau roi (François II) à Reims, la Cour passe l’été 1559
à Blois et à Chambord. La princesse de Clèves souhaitant éviter la présence de Nemours, s’est réfugiée
à Coulommiers, sans son mari resté à la Cour. Celui-ci soupçonne Nemours d’avoir inspiré les
sentiments amoureux que sa femme lui a avoués, il le fait suivre par un gentilhomme espion. Nemours
quitte la cour sous un prétexte fallacieux et rejoint Coulommiers. Il chemine la nuit dans la forêt qui
jouxte la demeure de la princesse de Clèves ; et voici ce que l’espion va pouvoir observer :

LECTURE

Caractérisation :
Dans cette scène nocturne, où tous les personnages cherchent à voir sans être vus, le lecteur adopte
successivement le point de vue de l’espion, puis celui de Nemours : sous le regard de l’espion, le duc
franchit des obstacles pour s’introduire dans le jardin de la demeure de Coulommiers (1er mvt). Il
observe la Princesse dans son intimité en secret (à l’insu de la princesse) (2 e mvt) tandis que la
princesse regarde des objets qui lui rappellent la présence du duc (3e mvt). Ce jeu de regard instaure
une continuité entre les différents espaces et les différents moments de la scène (resserrement du
champ de vision, effet de zoom : de la forêt au seuil du pavillon, de l’obscurité à la lumière, de
l’extérieur à l’intérieur, du lit au portrait).
Le passage se termine par l’évocation du plaisir inouï que ressent le duc dans cette scène (4e mvt).

Problématique : Comment le duc Nemours acquiert-il, dans cette scène, la certitude d’être aimé par la
PC ?

Annonce des mouvements :

1. Le regard de l’espion : (l. 1 à 3 jusqu’à « les palissades étaient fort hautes »)


2. Le regard de Nemours : Voyeurisme et sensualité (l. 4 à 12 jusqu’à « confusément attachés)
3. La princesse dévoile, à son insu, sa passion pour Nemours (l. 12 à 21)
4. Un plaisir inouï (redoublé par celui du lecteur) (l. 22 à la fin)

1. Le regard de l’espion (l. 1 à 3 jusqu’à « les palissades étaient fort hautes »)

Dans la première partie du texte, on adopte le point de vue et le regard inquisiteur de l’espion envoyé
par M. de Clèves, qui cherche à décrypter les faits et gestes de Nemours.
- Il s’agit d’une scène nocturne, ce qui accentue l’atmosphère étrange, propice aux scènes
d’espionnage.
- Tout le monde semble aux aguets, les sens de la vue (reconnaître, voir) mais aussi de l’ouïe (entendre
x2, écouter) sont particulièrement sollicités. Malgré une visibilité réduite, l’espion entend le duc
marcher, le voit faire le tour du jardin et se frayer un passage.
- Un regard empêché : la mention de la hauteur des palissades indique que le regard de l’espion ne
peut suivre Nemours, une fois celles-ci franchies : il ne voit pas la suite de la scène et ne peut que

1
l’imaginer (d’où l’erreur dans laquelle son témoignage va plonger M. de Clèves, qui va croire que
Nemours a réellement rejoint la princesse)

2. Le regard de Nemours : voyeurisme et sensualité (l. 3 à 12 jusqu’à « confusément attachés)

Comme le regard de l’espion est empêché, c’est le regard de Nemours que l’on va suivre dans le
mouvement suivant.

● Une série d’obstacles


- Pour s’approcher de la princesse, Nemours doit franchir un certain nombre d’obstacles : une double
rangée de palissades fort hautes.
- Le champ lexical de la difficulté signale la complexité de l’exercice : « fort hautes, encore derrières
pour empêcher qu’on ne pût entrer, il était assez difficile, démêler ».
- Le duc en vient à bout assez facilement ce qui tend à prouver sa forme physique, son agilité et sa
persévérance.
(- Cette série d’obstacles peut rappeler les épreuves que l’amant doit affronter pour mériter l’amour
de sa dame, dans la tradition de l’amour courtois.)

●Voyeurisme et sensualité
Son regard de voyeur lui permet de surprendre un spectacle d’une grande sensualité.
- La princesse est associée à la lumière (et mise en valeur par la lumière), à l’inverse le prince reste
dissimulé dans l’obscurité pour observer sans être vu.
- Scène sensuelle comme en témoignent les sens convoqués : nombreuses occurrences du verbe voir.
D’autres sens sont associés à la vue : au sens de l’ouïe convoqué au début du texte, s’ajoute ici celui
du toucher (glisser, chaud).
- Le spectacle est d’une grande sensualité (c’est le seul passage aussi sensuel, dans ce roman pudique) :
la princesse a la gorge dénudée, on devine une tenue légère, ses cheveux sont confusément attachés ;
indice que Nemours la surprend dans son intimité. Le duc n’a jamais vu la princesse dans un tel état
d’abandon (d’habitude c’est à la cour) et sa beauté en est comme renouvelée.
-Ce spectacle produit bcp d’effets sur le duc ; son émotion croit au fur et à mesure qu’il se rapproche :
« trouble », « émotion », « transport » (qui manquent de le trahir).

3. Un aveu indirect et involontaire ? (l. 12 à 21)

On voit à travers les yeux de Nemours Mme de Clèves se livrer à une sorte de rituel solitaire (qui dévoile
son amour), que personne ne doit voir, surtout pas le duc.

- L’imparfait de description et les nombreux détails (abondance de lumières, lit de repos, corbeilles
pleines de rubans, canne des Indes, tableau du siège de Metz, le portrait de Nemours, le siège qui
permet de le contempler…) construisent une sorte de tableau. Les descriptions aussi fournies sont très
rares dans le roman, ce qui signale l’importance et la singularité de ce passage.

- Cette scène picturale s’apparente à une petite énigme que le lecteur doit déchiffrer car elle contient
plusieurs éléments symboliques. En effet, la scène et muette et ne comporte que très peu d’indications
psychologiques (au trouble de Nemours déjà évoqué s’ajoutent qqs indications sur l’état de la
princesse : son visage laisse transparaître ses sentiments, elle regarde le portrait avec une « attention
et une rêverie que la passion seule peut donner ») ; la narratrice laisse au lecteur le soin de décrypter
la signification de la scène.
Les objets (rubans, canne, portrait) sont symboliques car ils rappellent la personne du duc :

2
• Rubans jaunes et noirs = couleurs du duc lors du tournoi ; sorte de répétition du geste de Nemours
qui avait choisi ces couleurs pour livrer un hommage discret à l’héroïne (celle-ci ayant dit qu’elle aimait
le jaune)
• Canne des Indes = objet symbolique. A appartenu à Nemours. C’est un objet et sans doute aussi un
symbole masculin. L’adjectif « extraordinaire » peut à la fois signaler l’élégance de Nemours mais aussi
renvoyer au prétexte inventé par la princesse (qui a feint de ne pas savoir qu’elle avait appartenu au
duc) pour la demander à sa sœur Mme de Mercœur. Certains critiques ont vu dans cette canne des
Indes un symbole sexuel.
• Enfin, le duc la voit se lever pour contempler son portrait. Et sa passion pour le duc transparait sur le
visage de la princesse. D’ailleurs la grâce et la douceur contrastent avec la réserve qu’elle observe
quand elle est en présence du duc, trop préoccupée à dissimuler le moindre signe de sa passion. Aussi
le duc peut-il parfaitement déchiffrer la signification de ses gestes.
 En manipulant ou en contemplant ces objets, la princesse vit son amour de manière solitaire
et imaginaire. Ce faisant, elle donne à Nemours, sans le savoir, des signes de ses sentiments
pour lui. On peut parler d’un aveu indirect qui vient redoubler celui qu’elle a fait à son mari, et
que Nemours, caché, avait surpris. Toutefois, au moment de l’aveu à M. de Clèves, la princesse
n’avait pas dévoilé l’identité de celui qu’elle aimait. Désormais, le duc ne peut plus avoir de
doutes.

4. Un plaisir inouï (l. 22 à la fin)

À la fin de l’extrait, le plaisir de Nemours est à son comble, comme en témoignent :


- la prétérition : « on ne peut exprimer ce que sentit … » : la narratrice feint de ne pas trouver
les mots pour exprimer ce que ressent le duc. Son émotion est si grande qu’elle serait
indescriptible.
- les expressions hyperboliques qui dénotent la perfection soulignent l’intensité du plaisir de
Nemours : « le plus beau lieu du monde », « une personne qu’il adorait », « ce qui n’a jamais
été goûté ni imaginé par un autre amant »
- Les nombreuses occurrences du verbe voir insistent sur le caractère exceptionnel de ce spectacle :
Nemours, parce qu’il est dissimulé, peut voir ce que la princesse refuse toujours de lui montrer.
- Le rappel de la situation du personnage (caché) insiste sur le fait que Nemours est réduit à épier celle
qu’il aime et que cet aveu ne lui est pas destiné ; cette scène, où les personnages sont rassemblés mais
isolés les uns des autres, symbolise leur solitude et leur frustration, que la suite du roman confirmera.

Conclusion : Ainsi, cette scène, d’une exceptionnelle sensualité dans ce roman très pudique, peut être
lue comme une scène d’aveu indirect et involontaire qui redouble celui que la PC a fait à son mari.
Mais si cette scène offre à Nemours la certitude d’être aimé, elle nous apprend aussi que cet amour
est impossible dans la mesure où la princesse ne s’autorise à le vivre que de manière solitaire et
imaginaire, ce que la suite du roman va confirmer.

Vous aimerez peut-être aussi