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Laurence CORSINI

L’A SILE DE L A DÉRAISON

Critique sociologique

Adiktion Studio

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L’asile de la Déraison

Critique sociologique

Laurence CORSINI

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Cet ouvrage né de l’imagination de l’auteur, n’étant qu’une création
romanesque, toutes ressemblances ou similitudes dans la réalité avec les
personnages du roman ne peuvent qu’être fortuites et de ce fait ne pour-
ront faire l’objet d’aucune plainte ou poursuite juridique, ni être passibles
de sanctions pénales.

Du même auteur

Les péripéties du Canapé Doré & Les chambres d’hôtes - Nouvelles


L’énigme de la Maison d’à côté - Roman policier
Méta Morphoses - Fantastique
L’Asile de la Déraison - Critique sociologique
Faux-cils et Faux-Semblants - Roman
Mimes et Gestuel, au delà du réel - Roman
États d’âme, prose et poésies - Recueil de poèmes

Couverture
Illustration Marie Castelli, Adiktion Studio ©

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L’Asile de la déraison

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L’Asile de la déraison

Introduction : L’Asile

Un Asile est avant tout un lieu qui vous accueille, vous protège
peut-être. Et qui, un jour aussi, peut vous enfermer définitive-
ment.
« Et bien, voici l’espace où je veux vivre pour toujours, car
là est la seule façon de me protéger de ce monde de dingues ! »

Lorenzo ayant terminé ses études de médecine avec la spé-


cialité de psychiatre, venait à travers ses propos, de prendre un
tournant dans sa vie.
Le poste de chef de clinique venait de lui être attribué.
Sa carrière s’il la menait brillamment, l’amènerait à coup sûr
à devenir un jour médecin chef d’une structure psychiatrique.
Il en avait l’étoffe, l’ambition et les compétences, seule encore
l’expérience lui manquait, mais le temps y pourvoirait.
Or, il venait de prendre une autre décision  concernant la
structure où il exerçait. Certes, il voulait y habiter, mais tout
simplement comme un pensionnaire de l’établissement. En ré-
sumé, être au milieu des patients, comme au sein d’une famille,
faisait partie de ses projets.
Sincèrement Lorenzo pensait qu’il se sentirait beaucoup mieux
compris et plus en sécurité parmi eux, que dans la vie du dehors
affichée comme normale. Car c’était bien de cela qu’il s’agissait.
Des modèles donnés par cette pseudo normalité que le système
proposait à chacun.
De quoi vous donner le frisson, si on voulait un peu s’interro-
ger sur ce qui était programmé pour chacun d’entre nous, dès la
naissance.

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L’Asile de la déraison

Prise de conscience

Tiens parlons-en de la naissance...


A peine conçu, l’enfant devait être déclaré afin que sa mère
puisse bénéficier d’une structure pour accoucher. Si on voulait
prendre le temps d’être certain d’attendre un enfant et bien il
valait mieux être écolo et trouver une vallée et une grotte pour
abriter cet heureux événement. De plus dans les imprimés à
remplir dès la date de la conception parfois encore difficile à vé-
rifier, il devait être spécifié s’il s’agissait d’une grossesse à risque.
De là à dire et à croire que vouloir un enfant faisait partie des
pathologies du siècle, il n’y avait qu’un pas à faire !
Ensuite, il fallait se couler dans le moule et se conformer au
système, aussi aberrant fut-il.
Ainsi, pour des nécessités économiques, les accouchements
devaient être programmés au maximum et la durée du séjour ne
devait pas excéder plus de quatre jours, afin de laisser la place
aux prochaines parturientes et ce, dans l’obligation du même
rythme. L’augmentation de la natalité ayant été induite, les
hôpitaux et cliniques étaient encombrés et il fallait faire vite et
favoriser ainsi le rendement.
Pour rendre ces violentes méthodes d’évacuation accep-
tables, on prônait aux futures jeunes mamans, les bienfaits du
retour précoce à la maison afin de rétablir et de resserrer au
plus vite les liens familiaux nécessaires tant à la fratrie qu’au
conjoint. Comme si, prendre son temps pour mettre son en-
fant au monde, se reposer après les efforts de l’accouchement
et commencer tranquillement les premiers gestes rassurants
d’apprentissage pour s’occuper du bébé, devenait inutile voire
même anormal.
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Aussi abusait-t-on des césariennes ainsi que des piqûres dé-


clenchant les accouchements, pour que chaque femme mette au
monde son enfant, le jour prévu par le planning établi. Le but
était de faire des économies, tout en respectant la politique de
l’accroissement de la natalité. Tout cela aux dépens bien sûr des
jeunes mamans, qui n’avaient pas le temps de prendre les précieux
moments nécessaires pour se préparer à la venue de leur enfant et
au retour à la maison. Il en ressortait un stress indescriptible mais
volontairement non décrypté pour ces jeunes femmes inexpéri-
mentées qui devaient, de gré ou de force, s’adapter sans mot dire
et faire face à leurs nouvelles fonctions. Personne n’y trouvait son
compte, ni la mère, ni l’enfant, ni les frères et les sœurs, ni même
le conjoint !
Seule l’économie du pays et les statistiques hospitalières étaient
respectées et gagnantes. La suite allait se révéler très vite catastro-
phique :
Il fallait, à peine remise de ses couches, s’organiser au maxi-
mum et le plus vite possible, trouver une nourrice et toujours
pour ménager l’économie nationale, reprendre le plus rapidement
son travail. Chacune se devait d’avoir la même capacité de récu-
pération et les bébés, les mêmes possibilités d’adaptation. Bien
sûr, les grossesses pathologiques et accouchements dramatiques
ou prématurés avaient une place privilégiée à part. Cet état de fait
étant quelque part prévu dans le budget de la recherche scienti-
fique, afin de montrer que la société actuelle avait le grand souci
d’éviter une mortalité post-natale. Ce qui était encore à démon-
trer.
Conclusion, moins de morts au départ, mais plus de névrosés
et de psychotiques en finalité à l’arrivée qui finiraient bien par
mourir eux-aussi.
Tant mieux, cela allait permettre là aussi de faire de la place
dans les hôpitaux et dans les établissements pour personnes âgées,
de payer moins d’assurances, de retraites, d’assistance, enfin en-
core des économies appréciables et appréciées, grâce à ce turn-
over mis en place qui fonctionnait à merveille. Personne n’y voyait
rien, tant la pression était grande. On avait même trouvé le moyen
de donner un coup de fouet à notre chère économie, en faisant
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travailler les vieux qui avaient survécu, afin de payer les cotisations
pour les assurés à venir, sous prétexte que travailler entretenait la
santé !
Pendant cela, la société de consommation prospérait, créant
des demandes insensées que tous ces pauvres névrosés mis au
monde, alimentaient avec compulsion. Même les médicaments
qui leur étaient devenus nécessaires pour se soigner n’étaient plus
remboursés, aggravant leur handicap, l’institutionnalisant même.
Mais pour cela, des budgets existaient, afin que les malades s’éli-
minent, soit seuls spontanément, le taux grandissant des suicides
le démontrait, soit légalement un jour ou l’autre dans les institu-
tions hospitalières, grands pourvoyeurs des pompes funèbres, seul
marché florissant et jamais au chômage.
Tiens parlons-en du chômage !
Chacun était répertorié et le nombre augmentait, compte tenu
de la crise et des nouveaux français de fraîche nationalité. Des
familles de plus en plus nombreuses aux homonymes incontrô-
lables connaissaient à merveille les filières pour mieux exploiter
le système. Elles touchaient alors des allocations dans plusieurs
centres, tout en travaillant au noir. Ainsi, tout en étant en va-
cances permanentes, elles jouaient les victimes de la crise. Leurs
enfants qui s’ennuyaient, s’adonnaient aux paradis artificiels, les
plus faibles devenant dealers et pourvoyeurs de diverses drogues
illicites. Cela faisait grandir des besoins nouveaux accréditant por-
nographie et prostitution.
Internet contaminait tout le monde en normalisant l’inaccep-
table, et au nom des libertés individuelles permettait à chacun de
réussir ou de détruire sa vie, selon son bon vouloir. Le problème
était que la vie de l’autre était souvent anéantie de façon boo-
merang et la criminalité augmentait. Les murs des prisons étant
incompressibles, les délinquants restaient à l’extérieur et les dos-
siers s’accumulaient sur les bureaux des juges débordés.

La justice n’en pouvant plus, faisait appel aux travailleurs so-


ciaux aux formations trop légères, pour déterminer presque à leur
place, la responsabilité de chacun. On ne choisit pas son métier
par hasard, se disait Lorenzo et il en savait quelque chose.
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Les AEMO, DASS et Associations diverses rémunérées, bien


sûr, étant constituées de personnes ayant pratiquement toutes
personnellement rencontré des problèmes familiaux, ne faisaient
qu’amonceler inexactitudes et erreurs, tant le besoin de régler
leurs comptes personnels et leur désir d’être reconnu étaient im-
portants.
Comme on avait besoin d’argent, les services de placement
prospéraient.
N’oublions pas que l’argent faisant avancer le système, bien sûr
des innocents, enfants de préférence, en payaient les aberrations.
Psychiatres-Experts, psychologues ou criminologues faisaient par-
tie du dit système car payés par l’État, ils étaient donc institution-
nalisés eux aussi. Malgré leurs compétences, ils finissaient par être
sous influence et posaient souvent en conclusion après seulement
deux ou trois entretiens, des aberrations diagnostiques pesant
lourdement sur le destin de ces malheureux.
Après, l’effet boule de neige avait lieu, chacun ajoutant sa pierre
à l’édifice sans neutralité aucune, afin d’étayer les théories les plus
folles pénalisant les plus fragiles. Les familles aisées se défendaient
en alimentant de nombreux avocats plus ou moins efficaces et ce,
durant des années, accumulant procédures sur procédures, poten-
tialisant le stress et ses conséquences sur la vie des victimes. Les
plus défavorisés eux, subissaient encore plus, mais tous écoeurés
par l’aberration du système, en arrivaient par constater qu’aucune
justice n’existait pour les plus démunis et que les enfants, malgré
toutes les associations et promesses politiques, n’étaient protégés
d’aucune façon.
La police chargée d’exécuter les lois mettaient en audition
pendant des heures, des femmes accusées faussement de non
présentation d’enfant, leur faisant subir le même traitement
qu’aux délinquants avec prise de photos de face et de profil, prise
d’empreintes, voire garde à vue. Imaginez le traumatisme subi
par des mamans juste soucieuses de préserver leur enfant de vio-
lence, d’attouchement sexuel et de cruautés. Même les médecins
n’osaient s’impliquer dans leurs certificats de peur d’être signalés à
la Sécurité Sociale et d’être sanctionnés.
Oui parlons-en de la médecine...
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Une prime était octroyée aux médecins prescripteurs de gé-


nériques, mais le public l’ignorait bien entendu et des sanctions
étaient prévues pour ceux qui multiplieraient les prescriptions
d’analyses et investigations médicales, sans parler de la suspi-
cion que soulevaient désormais les arrêts de travail. Ainsi les
malades faisaient les frais de ces mesures par souci d’économie
et ne bénéficiaient pas même de la totalité des moyens mis à leur
disposition pour se soigner.
Toujours pour cette préoccupation, les médicaments étaient
de moins en moins remboursés, bien que les cotisations d’assu-
rance maladie toujours aussi coûteuses, soient bien sûr prélevées
de façon obligatoire. Le prix des mutuelles prises par les mieux
nantis, augmentait régulièrement. L’argent régentait tout, certes,
cela existait depuis toujours, mais dans ce domaine-là, l’injustice
devenait de plus en plus criante.
Même les rendez-vous en consultation publique dans les
hôpitaux étaient donnés de trois semaines à trois mois, selon la
notoriété des médecins et de leur spécialité. En cas d’urgence,
mieux était, pour avoir un rendez-vous immédiat, d’avoir les
moyens de payer, les médecins se réfugiant dans des cliniques ou
consultations privées hospitalières.

Lorenzo avait assisté à tout cela et ne l’acceptait plus. La dé-


gradation du système médical était telle que l’écœurement mon-
tait jusqu’à ses lèvres jusqu’à lui donner la nausée.

Les services d’urgence étaient envahis par les malades car le


nombre de médecins généralistes pas assez payés, diminuait.
Ceux-ci s’organisaient alors en cabinets médicaux afin de pro-
téger leurs vies et leurs week-ends, renvoyant les patients sur
les urgences malheureusement elles-aussi surchargées. Chacun
essayait de remettre un équilibre tout en faisant son métier, là
où l’incohérence budgétaire et l’anarchie du système régnaient.
Et ceux qui en pâtissaient étaient toujours les mêmes, les faibles
et les malades !
Les urgences étaient assurées par des médecins ayant fait leur
formation à l’étranger et parlant souvent tout juste la langue
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nationale, car ils étaient les seuls à accepter de venir faire des
gardes si peu payées. Ils étaient chapeautés par un chef de service
compétent mais qui ne pouvait que passer rapidement, étant le
nombre considérable des patients. Le monde s’amoncelait dans
les couloirs, dans une attente interminable, où le temps n’avait
plus aucune prise, au milieu de l’angoisse, de la souffrance et
des gémissements de chacun. Gare au cas grave qui survenait
un dimanche ou la nuit, ou durant les vacances, car il avait de
grandes chances de ne pas y survivre ou tout au moins que cela
s’aggrave !
Le système était malade, mais nous l’avons déjà dit.
La communication n’existait plus non plus et depuis Inter-
net, les aberrations se multipliaient et de nouvelles pathologies
apparaissaient. Les attentes au service des urgences duraient des
dizaines d’heures dans des conditions déplorables et les chariots
et fauteuils roulants véhiculant accidentés ou malades, s’accu-
mulaient dans les couloirs. Jusqu’à ce qu’un médecin définisse
l’urgence et soigne le mieux possible tous les souffrants aggluti-
nés dans les boxes de transit.
Par contre la prospérité des services privés, et de radiologie
florissait et le nombre de laboratoires d’analyses médicales en
concurrence devenait impressionnant. Les listes d’attente pour
rencontrer les spécialistes privés devenaient de plus en plus lon-
gues et cela s’avérait un vrai parcours du combattant pour obte-
nir un rendez-vous avant de succomber à la maladie. Les ho-
noraires exorbitants florissaient dans des secteurs non conven-
tionnés. La médecine désormais ne souhaitant manifestement
s’adresser qu’aux nantis, les autres avaient comme seule solution,
soit patienter des lustres pour voir des assistants à l’hôpital pu-
blic, soit s’éteindre chez eux, ou alors se suicider.
Dans le secteur psychiatrique, cela se passait un peu différem-
ment car l’urgence était autre. Mais les absurdités existaient tout
autant. Ainsi les internements d’office étaient-ils tout aussi arbi-
traires et violents, autant que les électrochocs, encore d’actualité
dans certains hôpitaux psychiatriques et toujours justifiés pour
traiter des mélancolies récidivantes. Mais sincèrement, il y avait
de quoi de devenir un mélancolique patenté, avec la perversité
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d’un système, déchiquetant sur son passage tous les êtres un peu
sensibles et authentiques qui existaient. Chacun était répertorié
dans une case du vieux DSM3 et gare à celui qui sortait le bout
du museau.

La société ne voulait que des clones, les modèles proposés


étant destinés essentiellement à ne pas déranger, à ne pas penser
surtout, uniquement dans la soumission et l’obéissance à un sys-
tème qui prônait la liberté et l’égalité, tout en faisant totalement
le contraire. Les paranos et pervers narcissiques y surfaient avec
délices, trouvant dans toutes les failles, de quoi se sustenter et
améliorer leurs performances permettant d’abuser les victimes.
Des centaines de femmes et d’enfants étaient détruits par ces
monstres et se trouvaient à jamais spoliés par ces escrocs et sa-
diques au long cours, avec l’absolution des experts psychiatres
en tout genre et du système en général !

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Réminiscences et disfonctionnement

Lorenzo, se mit à explorer l’hôpital et au fur et à mesure qu’il en-


tendait ses pas résonner sur le dallage du dit lieu, se demandait dans
quel endroit exactement de l’établissement, il souhaitait habiter ?
Il avait remarqué tout en haut et au centre de la structure, plu-
sieurs chambres qui, réunies, pourraient donner un appartement
très acceptable et tranquille, tout en étant tout près des malades
ayant besoin de soins. De plus, ce qui lui plaisait bien, c’était que
trois de ces chambres donnaient accès à une belle terrasse de cin-
quante mètres carrés, pour l’instant envahie de matériaux et de dé-
sordre de toutes sortes, mais qui, bien nettoyée, ferait sur les toits,
un jardin très plaisant. En abattant quelques cloisons et en réunis-
sant d’autres, un appartement charmant de quatre pièces, avec une
grande entrée et un double salon donnant sur un jardin sorti du
chaos, pourrait constituer un lieu de vie très agréable en somme et
surtout protégé de l’extérieur bien sûr.

Pour une fois où la pathologie protégerait du système, ce serait


une grande première et une formidable revanche. Encore fallait-il
avoir l’autorisation de l’administration de l’établissement psychia-
trique et négocier cela contre une disponibilité quasi permanente,
qui permettrait une économie appréciable sur un plan budgétaire
et simplifierait les gardes ainsi que les situations paroxystiques d’ur-
gence.
D’ailleurs Lorenzo avait son idée là-dessus également.
Pendant ce temps, la relève se faisait chez les infirmiers. Ceux de
la nuit avaient préparé les médicaments pour l’équipe de jour, selon
les prescriptions prévues pour la matinée, afin de faciliter celle-ci.
Ah, les médicaments, parlons-en d’ailleurs !
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Abrutis de neuroleptiques et d’anti-dépresseurs, les patients


censés se rétablir étaient, grâce à la camisole chimique, trans-
formés en zombis. Ce n’étaient pas eux que l’on protégeait, en
fait, c’était la société et les médecins et personnels censés les
soigner. Peu importait, pour ces professionnels de la santé, les
effets secondaires et pernicieux des dits médicaments : tortico-
lis, troubles locomoteurs, aphasie, troubles du comportement
et impuissance et bien d’autres encore.Tout un panel d’incon-
vénients que laboratoires et médecins faisaient semblant de nier
ou de minimiser, afin d’avoir le profit financier pour les labora-
toires et les bénéfices secondaires de la tranquillité pour l’univers
médical.
Ainsi la recherche pouvait également progresser grâce à ces
malheureux humains abrutis par les drogues diverses et mul-
tiples qu’on leur faisait ingurgiter.
A l’extérieur, ce n’était guère mieux, les délégués médicaux,
chargés par leurs laboratoires de faire connaitre les nouveaux
produits afin d’emporter les marchés, rivalisaient d’astuces et
de séduction. Ils proposaient alors de nombreuses invitations à
des cocktails géants, où on achetait quasiment la collaboration
des médecins en leur proposant croisières à thème pour leurs
congés, bien sûr tous frais payés. Tout ceci était censé les infor-
mer des nouveaux progrès de la médecine !
Peu importait d’ailleurs les effets toxiques des nouveaux mé-
dicaments pour les patients qui en faisaient les frais, risquant
de devenir cardiaques, handicapés à vie et même d’en mourir.
Les médecins qui dénonçaient les substances dangereuses, deve-
naient vite des parias et perdaient leur combat tout comme leur
clientèle... Tout cela n’était que pour le profit essentiellement
financier des dits laboratoires.
Les pharmacies devenaient d’ailleurs des vrais supermarchés
de drogues diverses, non remboursées, favorisant donc l’auto-
médication et les addictions induites et répétées. Même, on pé-
nalisait encore plus les malades, puisqu’ils ne pouvaient être pris
en charge sans payer grâce à la carte vitale, que s’ils acceptaient
de prendre les génériques, fabriqués on ne sait où, sans beau-
coup de contrôle. Sinon il leur fallait avancer les frais, mettre la
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main à la poche et payer le prix fort, pour se faire rembourser


ultérieurement par leur caisse, dite de Sécurité Sociale, complé-
tée par leur mutuelle engraissée par leurs soins, quand ils pou-
vaient se l’offrir !
Donc, non seulement on leur racontait n’importe quoi, mais
ils ingurgitaient sous d’autres noms, des génériques coûtant
moins chers, pour l’industrie pharmaceutique bien sûr. Utili-
sant la même molécule, ces génériques étaient fabriqués, avec
des excipients non identifiés et non contrôlés, par des pays du
Tiers Monde fournissant une main d’œuvre quasi gratuite. Les
patients n’avaient pas la possibilité de choisir, la mention non
substituable devant être à chaque fois précisée sur l’ordonnance
s’ils désiraient le produit initialement prévu. Ainsi, ou, on ob-
tempérait et acceptait les nouvelles mesures favorisant le sys-
tème, ou l’on avançait ses deniers pour véritablement se soigner.
L’État comptait bien sur la négligence des uns, la crédulité
ou l’ignorance des autres pour éviter de rembourser nos conci-
toyens, et faire ainsi encore quelques économies.
Dans la rubrique, non-sens, les différentes campagnes déli-
rantes sur les vaccinations, principalement pour celle de la
grippe, pouvaient être soulignées. Ainsi un ministre de la Santé,
bien connu, n’avait pas hésité au nom de l’OMS à paniquer
toute la France, prévoyant une épidémie mortelle à court terme
à cause d’un virus qui, bien à propos, était en phase de muta-
tion. Lorsque l’on sait que l’activité principale des virus est la
mutation permanente, cela laisse rêveur.
Pour finaliser la grande escroquerie et hypocrisie médicamen-
teuse du siècle, des commissions de temps à autre dénonçaient
une liste de médicaments dangereux ayant entraîné invalidité
ou décès, seulement après un nombre conséquent d’accidents
impossibles à dissimuler et ce, au nom de l’éthique et de la pro-
tection des individus.
Dans un domaine similaire, était impressionnante la quanti-
té d’erreurs chirurgicales et de leurs conséquences, allant jusqu’à
la mort des patients trop confiants quant à la compétence des
chirurgiens et de leurs lieux d’intervention. Souvent caché,
cela faisait l’objet de tractations sordides, à l’amiable entre as-
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surances et avocats interposés. Tout le monde y trouvait son


compte, excepté le patient qui allait porter à vie un handicap
qu’aucune indemnité ne pourrait jamais lui enlever. Ce qui était
étonnant, c’est que la mémoire humaine montrait combien elle
était défaillante.
Les greffes d’organes aussi étaient un vrai problème et il
était évident que la pénurie de donneurs favorisait, soit le tra-
fic d’organes, d’aucuns n’hésitant pas à rémunérer ou à mutiler
des populations démunies pour s’approvisionner au profit de
demandeurs nantis, soit le trafic d’influence faisant pression sur
les familles. On attendait le fameux encéphalogramme plat dé-
montrant la mort clinique, la prétextant peut-être, qui sait par-
fois, pour prélever l’organe précieux à greffer. Comme l’accord
des familles était indispensable, tous les moyens manipulatoires
étaient mis en œuvre pour obtenir le prélèvement et ce, quelle
que soit la volonté du défunt. Des campagnes publicitaires
montrant la générosité du geste, de façon indirecte incitaient
à profiter du désarroi des familles endeuillées. Celles-ci étaient
même encouragées à croire à la survie de l’être disparu grâce au
transfert d’un œil, d’un rein, d’un cœur, d’un foie, que sais-je
encore.
Foutaise et hypocrisie que tout cela. En fait la maladie du
siècle n’avait qu’un nom : consommation
Et cela amenait le profit toujours aux dépens des plus fragiles
et des plus démunis.

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Lorenzo rêve - Travaux et pathologie :


Évacuer l’inutile

Lorenzo se mit alors à rêver sur la balustrade du toit trans-


formé en terrasse. La lumière et la transparence d’un printemps
retrouvé le remplissait de joie et une foule de projets s’échafau-
dait dans son esprit en ébullition. Il allait non seulement aména-
ger son lieu de vie, mais changer aussi l’existence thérapeutique
de ses patients, ombres errantes perdus dans leurs peurs et ru-
meurs intérieures. Lorenzo en avait assez de cette vie absurde où
le dehors devenait plus pathologique que les lieux psychiatriques
eux-mêmes.
Une horreur venait encore de se produire, due, elle aussi à
l’aberration du système  : un terroriste, programmé et entraîné
par El quelque chose et pourtant bien connu des systèmes de
sécurité avait, d’une façon immonde tué des enfants à la sor-
tie d’une école, les poursuivant sans pitié malgré leur jeune âge
et leur innocence. Il continua son massacre un peu plus loin,
abattant également de jeunes militaires qui passaient. L’homme
n’était pas même dément, juste monstrueux. Il fut abattu par
les services spéciaux, mais la mort avait tant frappé que cela ne
faisait que souligner la folie des humains. Tout le monde se sentit
concerné bien sûr, mais le temps passerait et à part les parents
des victimes, inconsolables pour toujours, une fois de plus ces
dérèglements du monde passeraient à la trappe !
Lorenzo se sentait lui aussi happé par la violence du système
et avait décidé une fois pour toutes de ne pas subir.
Sa demande d’habiter sur place, surprit bien sûr la hiérarchie,
mais en même temps, sa totale disponibilité pour les gardes,
arrangea bien tout le monde. Aussi, si sa démarche avait paru
étrange et même un peu loufoque, on lui accorda ce qu’il deman-
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L’Asile de la déraison

dait et il commença à faire effectuer les travaux d’aménagement


de son futur appartement afin de réunir les différentes chambres,
situées tout en haut de l’Institut psychiatrique. Un ami architecte
trouva son idée délirante mais géniale, surtout que la réunion
des dites chambres, allait constituer un quatre pièces charmant
donnant sur une terrasse de cinquante mètres carré avec vue sur
tout Paris. Lorenzo se dit que sa façon d’aménager son futur lieu
de vie, ressemblait beaucoup à sa manière d’envisager de traiter
ses patients.
Donc en premier lieu, il fallut nettoyer la terrasse qui avait
servi d’entrepôt pour tout et n’importe quoi. On put y trouver
pêle-mêle une dizaine d’énormes radiateurs en fonte, des câbles
électriques inutilisables d’ailleurs, des chaises métalliques rouil-
lées et empilées sur lesquelles trônaient des stores délavés, des
vasques fissurées et des pierres en vrac et une foule d’autres choses
difficiles à identifier tant l’amoncellement était impressionnant.
Lorenzo contacta une entreprise de déblaiement, car impos-
sible de commencer les travaux dans les autres pièces, avant de se
débarrasser de ce qui s’était amoncelé au dehors.
Il commença, du coup, à aborder la pathologie de ses patients,
avec un autre regard. Ainsi au lieu de remplir une fiche avec tout
le passé psychiatrique des personnes à soigner et avec leurs traite-
ments, il décida au premier entretien, de simplement les recevoir,
seuls, puis en famille si cela le nécessitait, seulement pour écou-
ter, voir, observer ce que disait l’individu tant par ses mots, son
corps, ses regards et même bien sûr, ses incohérences.
Puis comme pour la terrasse envahie de tout, il fallait bien
envisager d’évacuer l’inutile, voire tout ce qui encombrait, avant
de pouvoir commencer à peine à envisager un travail de recons-
truction.
L’entreprise d’évacuation des déchets à évacuer devait être
connectée à une décharge déposée sur le trottoir, mais pour
éliminer tout cela, il était à l’évidence exclu d’utiliser les ascen-
seurs de l’établissement. Donc il fallut trouver un autre moyen
qui passait par l’extérieur, comme les systèmes de monte-charge
télescopique, utilisés lorsque les cages d’escaliers des immeubles
vétustes sont trop étroites.
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L’Asile de la déraison

Ainsi en était-il pour le patient en sa première visite. Encom-


bré d’une foule d’éléments qui ne le concernaient pas, il se trou-
vait bien dans l’incapacité de dire autre chose que sa peur de
l’envahissement, et ne pouvait que montrer ses angoisses et sa
paralysie à agir. Alors, famille, ou voisins l’amenaient, plus pour
s’en débarrasser que pour l’accompagner, inquiétés par son com-
portement, ses incohérences et parfois ses violences et surtout
son incapacité à se comporter comme les autres.
En fait Lorenzo se disait que l’être affaibli, abruti de drogues,
et nanti essentiellement d’aberrations, n’était avant tout qu’un
humain ne voulant pas accepter le système, mais ne sachant s’y
opposer que par la contradiction. Cela finissait par déboucher à
plus ou moins long terme, sur des comportements totalement
régressifs.
Lorenzo écoutait certes l’entourage, un peu comme il avait pu
évaluer la superficie et l’encombrement de la terrasse à nettoyer,
puis, seul avec le patient une fois mis en confiance, il essayait de
voir ce que l’on pouvait, dans un premier temps, lui enlever de
lourd pour l’alléger un peu, et comment procéder.

Lorenzo recevait dans une pièce claire, aux fauteuils confor-


tables, mais néanmoins fixés au sol, bien sûr par sécurité. Sur
une table était déposé un plateau garni de quelques friandises et
d’une boisson chaude.
« Bonjour, je suis médecin, je m’appelle Lorenzo. Et vous ?
Voulez-vous vous asseoir et bavarder un peu ? »
Telle était la première phrase énoncée dans le nouvel asile.
Puis le psychiatre qu’il était, évaluait les dégâts que l’extérieur
avait su rajouter à la problématique de base. Il constata que bien
avant l’identité de la personne, lui était toujours amenée en
premier, la liste impressionnante des médicaments, ingérés ou
ingurgités par le patient, ainsi que celle des différents interne-
ments ou consultations psychiatriques qu’il avait subis.
En étudiant les médicaments apportés par les infirmiers
ou la famille, ainsi que le comportement du malade, Lorenzo
commençait toujours à chercher ce qu’il fallait supprimer pour
commencer à entrevoir qui il avait en face de lui. Car qu’il soit
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L’Asile de la déraison

dépressif, schizophrène, paranoïaque ou autre, il était avant tout


un être en souffrance, surdosé en médicaments destinés à le cal-
mer, certes, mais qui ne faisaient qu’accentuer une pathologie
latente.
Comment débarrasser une terrasse si l’accès en est obstrué ?
Comment aider quelqu’un, si la peur de sa pathologie, l’a en-
combré de drogues chimiques aux effets secondaires multiples ?
Lorenzo commençait doucement bien sûr, car les médica-
ments-drogues ne pouvaient pas après tant d’années d’utilisa-
tion, être supprimés brusquement sans risque de décompensa-
tion. Il diminuait la posologie des médicaments, quitte à devoir
affronter les réactions paradoxales de l’individu en face de lui.
Il ne pourrait quelque chose pour lui que, si, d’objet disfonc-
tionnant bourré de médicaments, il redevenait un sujet avec
problèmes à l’évidence, mais que l’on chercherait à comprendre.
« Ne pas mettre la charrue avant les bœufs. » Certes il fallait
se protéger, le protéger, protéger la société mais d’abord essayer
de trouver avant tout pourquoi il en était arrivé là. Et le recevoir
de façon normale, afin de diminuer ses peurs, constituait un
des premiers risques pour le médecin, mais aussi la seule chance
qu’il aurait pour vraiment approcher ce qui restait d’humain du
sujet, souvent en parfaite démence, violence ou désespérance et
qui lui était amené plus pour être éliminé que soigné.
Il allait lui falloir prendre son temps, pour se débarrasser
de l’inutile. Pour y voir un peu plus clair, sans sous-estimer, ni
l’inverse, le médecin allait devoir évaluer ce qui était possible ou
non de faire pour l’aider, avant de le soigner, afin que le patient
se retrouve, si ce n’était pas trop tard bien sûr.
Le monde actuel était grand pourvoyeur, de drogues, de né-
vroses, de psychoses, de violences en tout genre amenant chacun
à s’éliminer ponctuellement, mais de façon inévitable.

Lorenzo, bien sûr avait prévenu la direction que tous les


travaux seraient à sa charge personnelle. L’entreprise soigneuse-
ment choisie par ses soins avait donc commencé à déblayer par
le dehors, déposant chaque élément à évacuer sur une plaque
qui, par l’extérieur, pouvait descendre ou faire glisser l’inutile
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grâce à des éléments télescopiques. Ce n’était pas très rapide,


mais au moins efficace.

Peu à peu, Lorenzo y voyait plus clair et avait même pu consta-


ter que tout n’était pas à jeter. Des éléments précieux devaient être
conservés, soit pour aménager d’autres pièces, soit pour décorer
ou pour sécuriser.
Ainsi dissimulées derrière des planches inutilisables, de su-
perbes balustrades en pierre avaient été découvertes et pourraient
de façon harmonieuse encadrer la terrasse, tout en permettant de
protéger du vide ceux qui y résideraient de façon définitive ou
provisoire. Des vasques ouvragées aussi furent retrouvées et Lo-
renzo les imaginait bien, ponctuant comme des points cardinaux
les quatre coins de sa terrasse, que déjà il s’appropriait. Dans l’ave-
nir, il pourrait en jaillir une floraison de fleurs plus odorantes les
unes que les autres. A moitié écrasée sous un amoncellement de
détritus, une très jolie et très ancienne girouette fut mise à jour ;
elle méritait à l’évidence d’être réparée car elle pouvait fonctionner
encore. Cela ravit notre jeune psychiatre, imaginant déjà ses légers
grincements, auxquels le sens du vent donnerait comme un sens
à sa vie.

Puis Lorenzo commença sa consultation.


Après avoir reçu les accompagnants familiaux du patient dit
violent pour autrui et amené pour être hospitalisé, Lorenzo deman-
da qu’on le fasse entrer dans son fameux bureau avec boisson et
douceurs :
L’homme était impressionnant :
Sale, pas rasé, des tics déformaient son visage et l’incohérence de
ses propos ponctués de gestes violents, pouvait inquiéter de façon
légitime. Il était plutôt jeune, environ trente années en pleine force
de l’âge. Il se plaignait d’un torticolis, sans doute dû aux effets secon-
daires des neuroleptiques, ce qui donnait une position étrange à sa
nuque. Des tremblements agitaient ses mains et jambes en perma-
nence.
« Il faut qu’ils crèvent !  hurlait-il.
– Qu’est-ce-que tu fous là, Toi ? » lui cracha-t-il presque au visage.
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Lorenzo ne bougea pas, lui sourit très légèrement, montrant


seulement discrètement de la main, boissons, friandises et gâteaux
secs disposés sur la table, elle-aussi fixée au sol comme les fau-
teuils.
«  Je m’appelle Lorenzo, vous avez soif  ? On partage  ?  » Se
penchant lentement, il prit deux gobelets en plastique et les
remplit d’orangeade. Attrapant un des biscuits, il commença à
le grignoter et en offrit à l’homme, pas trop près, ni trop loin.
Celui-ci d’un violent revers de main déclina l’offre. Sans se trou-
bler pour autant, Lorenzo continua sa collation tout en parlant.
« Bon, puis-je connaître votre prénom ? Puis il ajouta,
– Vous avez trop de médicaments, on va faire le tri ensemble ! »
L’homme ne semblait ni comprendre, ni vouloir changer
d’attitude et l’hostilité restait présente. Lorenzo bien que dans la
vigilance, continuait comme si de rien était, mastiquant lente-
ment. Le temps n’existait plus, il se mit à trier les médicaments
que famille et infirmiers avaient apportés et la quantité en était
impressionnante.
«  Pas étonnant que vous soyez mal.  » marmonna Lorenzo.
L’attitude de l’homme ne sembla pas se modifier, toutefois, ses
poings se déserrèrent un peu et son dos s’appuya beaucoup plus
contre le dossier du fauteuil. Lorenzo laissa le temps passer et
les minutes s’égrener, ayant bu une gorgée du verre posé devant
lui, il humecta ses lèvres. L’image de son chat faisant les mêmes
mimiques que lui au début d’un repas, lui revint à l’esprit. Puis
il rapprocha gobelet et gâteaux secs un peu plus près du patient,
qui les regardant cette fois-ci, esquissa alors machinalement
comme le chat évoqué, un mouvement réflexe de la lèvre infé-
rieure. L’homme ne bougea pas pour autant, tremblant encore
plus fort. Lorenzo, comprit.
« Je peux vous en donner ». Un grognement jaillit en forme
d’assentiment. La main de l’homme accrocha un biscuit qu’il
commença à mâcher. Un début de contact venait de s’enclen-
cher entre les deux hommes. On était loin de la communica-
tion, mais cela en constituait les prémices.

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L’Asile de la déraison

Projets

La terrasse se vidait et montrait ses volumes. Toute une après-


midi fut nécessaire pour la débarrasser du fatras innommable
qui la remplissait. Elle serait bientôt à nouveau prête à récep-
tionner les sacs de gravats des cloisons à démolir, mais leur éva-
cuation se ferait régulièrement et l’envahissement n’était plus
à redouter. Lorenzo avait rendez-vous en fin de soirée avec un
ami architecte et se sentait très excité à l’idée de rassembler leurs
idées pour son nouvel aménagement. En effet, le projet était de
transformer maintenant huit chambres d’étudiants totalement
délabrées, reliées par un couloir extérieur, en un quatre pièces
confortable donnant sur une belle terrasse. Le tout était dans
un état si lamentable que les services de sécurité et d’incendie
avaient, malgré les risques, renoncé à visiter les lieux, menaçant
de demander la destruction des bâtiments du dernier étage, et
ce, pour insalubrité.
Ainsi, en faisant ces réparations et en plus à ses frais, Lorenzo
rendait un sacré service aux services de Santé, leur demandant
seulement en contrepartie un contrat d’habitation à vie de l’ap-
partement rénové. Un budget avait tout de même été négocié
quant aux gros travaux extérieurs, contre des gardes médicales
que Lorenzo s’engagerait à effectuer jusqu’à l’âge de la retraite.
Tout avait été prévu, même son décès et l’usage éventuel de
l’appartement « libéré » !
Lorenzo et son ami architecte prirent l’ascenseur jusqu’au si-
xième étage et là, gravirent une dizaine de marches menant aux
dites chambres d’étudiants. Marco bien que prévenu de l’état de
déliquescence du dernier étage, s’arrêta net, le souffle coupé en
constatant les dégâts.
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L’Asile de la déraison

« Eh ben dis-donc ! » s’exclama-t-il.


Tout était éventré, la charpente à nu, les plâtres craquelés, les
parquets effondrés, tout était à refaire. Lorenzo ne put qu’établir
un parallèle avec l’état des patients qui arrivaient en urgence
dans l’établissement.
«  Au fond, ils sont aussi dans cet état quand la police, les
pompiers ou le Samu les amènent. Pourquoi la vie dégrade-t-elle
ainsi les êtres humains, au point de tout broyer et mettre à nu,
jusqu’à les transformer en bêtes sauvages ou en zombies ! »
Il faut tout reprendre au début. Les travaux pour l’apparte-
ment et en parallèle la restructuration chez chacun des patients.
La stupeur passée, Marco pris son carnet et un stylo et com-
mença à élaborer des calculs, des croquis. Lorenzo pensait si-
multanément.
« Il commence par les médicaments, comme on le fait pour
les patients. Il ferait mieux de me demander ce que je veux. Mais
non, il fait des plans et des croquis. Il croit que je ressemble
toujours à l’étudiant qu’il a connu. Mais au fond, qu’ai-je fait
de ma vie ?
– Alors qu’en penses-tu ? » Marco s’adressait à Lorenzo, agi-
tant devant son nez une dizaine de feuillets qu’il venait de cou-
vrir de croquis et autres signes cabalistiques.
«  Regarde, c’est super, un boulot dingue, mais ce sera gé-
nial ! »
Lorenzo était lointain et se disait qu’en fait, la vie c’était
comme cela, il y avait toujours quelqu’un qui, un jour, déci-
dait pour soi, avec les meilleures intentions du monde. Donc les
êtres humains avaient rarement le choix eux-mêmes.
« Pas étonnant qu’ils arrivent toujours aux urgences psy, complè-
tement camés ou déjantés, personne, depuis qu’ils sont mômes, ne les
a jamais écoutés. »
«  Alors tu regardes  !  » cria presque Marco. Lorenzo se mit
à regarder les plans, n’y comprenant pas grand-chose. C’était
aussi toujours ainsi quand un nouveau patient arrivait, tout était
embrouillé, on n’y comprenait rien, puis un mot jaillissait et un
fil conducteur apparaissait.

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L’Asile de la déraison

« Marco, je veux voir le soleil couchant de mon canapé du


salon et j’ai envie d’avoir une porte de la chambre et une du
salon donnant sur la terrasse. Je voudrais la salle de bains entre
les deux et les toilettes à l’entrée et des placards partout. » Lo-
renzo ne s’arrêtait plus de parler, saisissant le bras de Marco, le
secouant pour qu’il comprenne cela. Il s’en fichait des calculs et
des matériaux, il voulait que son appartement ressemble à cela
et pas autrement, et c’était peut-être la première fois qu’il expri-
mait vraiment un vrai désir à lui.
Marco le regarda hébété.
« Mais mon vieux, tu as vu dans quel état c’est, il y a tellement
de contraintes, faut commencer par le début ! s’exclama-t-il.
– Et bien le début, c’est ce que je viens de te dire. Wouahou,
fit Lorenzo esquissant un pas de gigue.
– T’es complètement toqué, répondit Marco.
– Cela je le savais déjà ! D’abord tu veux habiter une ruine,
située en plus sur un toit défoncé et écroulé et dans un hôpital
psychiatrique où tu travailles de surcroît. Et puis, tu as des exi-
gences quasi impossibles à réaliser. Tu me rends dingue, mais
bon, tu es mon plus vieux copain, alors je vais essayer. Mais bien
sûr, tu n’as même pas un verre à m’offrir ici ?
– Si ! Regarde ! » Hilare, Lorenzo sortit une vieille bouteille
de coca poussiéreuse et tous deux éclatèrent de rire, à gorge dé-
ployée.

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L’Asile de la déraison

Consultation et construction
Le café

Pour ne pas effrayer le patient en urgence, Lorenzo n’avait


pas enfilé sa blouse blanche. L’homme mâchouillait toujours
son biscuit, l’œil fixe, mais ses muscles semblaient un peu moins
tendus et lui, moins en vigilance. Lorenzo en profita pour lui
tendre le verre qu’il venait de remplir en même temps que le
sien et le porta à ses lèvres. L’autre, peut-être par mimétisme fit
de même. Une de ses plantes de pied épousa enfin totalement le
sol et ses tremblements se calmèrent.
« Je m’appelle Lorenzo  et vous ? » répéta-t-il à nouveau, tout
en buvant bruyamment exprès, la boisson, comme le font les
enfants.
Une voix rauque sortit de la gorge du malade.
«  C’est toi le toubib ? Moi, c’est Tony. »
La vitre du cabinet s’entrouvrit discrètement pour s’assurer
que tout se passait bien, Lorenzo hocha discrètement la tête et
la porte se referma sans bruit. Un grand silence suivit, nécessaire
pour l’homme entré en grande violence, puis Lorenzo lui dit :
« Alors on trie toutes ces saloperies ? On ne va garder que
l’essentiel, n’est-ce-pas ? » L’homme surpris, plus calme mainte-
nant, n’avait jamais entendu ce genre de discours. lls commen-
cèrent alors, à deux, à faire leur petite cuisine.
« Tiens, ça c’est pour dormir, les gouttes elles me donnent
mal dans le cou ».
L’homme expliquait, d’une voix un peu plus claire. Lorenzo
fit deux tas, à droite les médicaments essentiels, à gauche ceux
que l’on pouvait supprimer.
«  Bon, c’est mieux comme cela, Non ? » Lorenzo lui sourit et
l’homme esquissa une sorte de grimace. Un temps infini passa.
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L’Asile de la déraison

« Je vous accompagne à votre chambre, prenez vos médicaments


indispensables, les autres, on ne les prend plus. »
Responsabilisant, mine de rien, le malade, il se leva en même
temps que lui, lui montrant le chemin.
« C’est laquelle ? demanda-t-il à l’infirmière effarée, le 18 ? Ok,
voilà votre chambre, tiens, posez vos médicaments là, l’infirmière
va les prendre et viendra vous les donner au moment opportun,
les autres ne servent à rien. Bon, c’est l’heure de celui-là »
Il s’agissait d’un neuroleptique, il lui versa un verre d’eau,
l’homme étonnamment ne refusa pas.
«  Allongez-vous, installez-vous, je reviens tout à l’heure ».
Lorenzo sortit. Il lui fallait passer dans le service voir les autres
patients.
La journée n’était pas finie, mais cette entrée s’était passée
comme il voulait désormais que cela se déroule, en douceur, sans
violence, en calculant les risques et en prenant son temps, mais
surtout avec humanité.
Sa tête bouillonnait de ses futurs projets d’aménagement et
il lui fallait aussi finir d’effectuer la visite du soir des hospitali-
sés, jeter un coup d’œil sur le programmes des consultations, puis
faire le point avec les internes et les infirmières, etc.

En attendant la fin des travaux, Lorenzo occupait une petite


chambre dans l’hôpital, chambre très spartiate, où, il faut le dire,
il ne dormait pas souvent, en effet le Docteur Lorenzo Sialari,
dormait le plus souvent chez sa petite amie, Prunella, qu’il ado-
rait tant pour son joli minois que pour sa pétulance italienne.
Ses yeux verts le ravissaient, ainsi que ses boucles brunes aux
reflets cuivrés, animées en perpétuel mouvement. Sa frimousse
était si juvénile malgré ses trente-cinq ans, qu’il ne pouvait que
s’émerveiller de sa spontanéité et de ses réparties.
Prunella avait aussi une façon très particulière de montrer sa
désapprobation lorsque quelque chose ne lui convenait pas. Elle
fronçait alors son bout de nez retroussé recouvert de taches de
rousseur, de façon fort comique, ce qui mettait en joie Lorenzo
mais au comble de l’énervement, sa compagne. Un baiser tendre
et tonique finissait toujours par apaiser ces moments de tension
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et tout rentrait toujours dans l’ordre. Prunella avait de nom-


breux talents sauf celui de faire la cuisine.
Elle détestait cela, autant que faire les courses mais pour au-
tant Lorenzo n’en était pas dérangé. Il décida donc de passer
à l’improviste, pour l’inviter à dîner et lui parler de ses projets
d’aménagement du toit de l’institut psychiatrique où il travail-
lait.

Sur le dit toit, du dit bâtiment, une pie noire et blanche aux
reflets bleutés, inspectait la terrasse, un bout de ferraille dans le
bec, rejointe aussitôt par une autre se perchant sur la girouette
comme pour l’investir. Ce couple là aussi cherchait à nidifier.
Lorenzo carillonna à la porte de sa dulcinée, qui entrebâillant
la porte, lui fit comprendre qu’elle n’avait qu’une envie, aller se
recoucher.
« J’ai fini à quatre heures, rentre ou pars, tiens prends la clef,
mais moi je veux dormir ! » Tel un chat, elle bondit et se refaufila
sous la couette, s’étira, bâilla et se réendormit. Lorenzo en resta
coi, avec son envie de parler de ses nouveaux projets, tant pro-
fessionnels qu’immobiliers. Tout lui resta en travers de la gorge.
Frustré, il se dit qu’il reviendrait plus tard... ou pas du tout.
Irrité soudain, par ce qui le ravissait auparavant, il venait de
prendre conscience que d’évoluer dans des sphères différentes fi-
nissait tout de même par éloigner et cela le fit songer à Caroline,
sa nouvelle assistante, beaucoup moins attractive, certes, mais
combien plus structurée. Au moins avec elle, il pouvait échanger
intellectuellement. Lorenzo se dit que c’était bien compliqué de
tout vouloir à la fois en même temps et qu’allier la fantaisie à
la solidité d’une relation sentimentale, surtout quand la vie de
célibataire vous convient, n’était pas chose aisée. En plus, ses
horaires décalés ne favorisaient pas les choses. Donc pour clore
son débat intérieur et sa mauvaise humeur croissante, il décida
de s’installer, pour déguster un chocolat avec des croissants, au
premier café qui se présenta. Il flâna un peu et machinalement
repris le chemin du travail.
Ses pensées s’entrecroisaient au rythme de ses pas, et tout en
avançant, un doute l’étreignit.
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Etait-ce une si bonne idée que d’habiter sur place ? Certes


l’asile aurait le mérite de le protéger de la déraison de la société,
déraison qui allait chaque année en s’amplifiant. De plus en plus
s’imprimait en lui la conviction que s’instaurait dehors, beau-
coup plus qu’au-dedans, la violence et l’incohérence. Mais cela
ne représenterait-il pas un autre jour une autre nouvelle prison,
créée par lui-même, cette fois-ci ?
Il se demandait, si en fait on pouvait échapper à son destin
et si l’histoire finissait toujours par nous rattraper ? En fait, il
connaissait bien la réponse, tapie au fond de son inconscient.
Il se mit alors à frissonner et se rendit compte que machina-
lement, il rentrait à l’asile, dans cette chambre d’interne qu’il
occupait en attendant mieux, avec un lit, une chaise, une table
et quelques étagères. Spartiate le lieu.

La soirée s’annonçait un peu morose, Il se demanda si Pru-


nella s’était réveillée et fut même tenté de l’appeler, afin de sentir
simplement quelqu’un de vivant et de gai près de lui, mais il y
renonça, sans savoir vraiment pourquoi. Il pressa le pas, arriva
devant son lieu de travail et de vie et poussa le lourd portail
majestueux de l’établissement psychiatrique où sur le tableau
d’affichage de l’entrée, son nom trônait en lettres dorées en tant
que chef de clinique, futur chef de service. Puis, mû par une
impulsion, il grimpa quatre à quatre les six étages de l’établis-
sement, en guise d’exercice, curieux de découvrir l’avancement
des travaux.
La terrasse était pratiquement déblayée et sa vue même telle
quelle, fut un enchantement pour Lorenzo :
Le soir commençait à tomber et les lumières qui peu à peu
prenaient possession de la ville, donnaient à ce lieu une atmos-
phère très particulière. Lorenzo se voyait déjà y planter un réver-
bère à une des extrémités et un banc en fonte ouvragée dans une
autre, quelques plantes odorantes sur les balustrades redressées
et une fontaine recyclable où pourraient cohabiter poissons et
grenouilles qui égayeraient ses nuits, sous les étoiles. Un pin pa-
rasol abriterait de son ombre, la terrasse orientée plein sud, fil-
trant les rayons et ardeurs du soleil et un bougainvillier pourpre
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L’Asile de la déraison

vif tapisserait les murs de la maison sur les toits, côtoyant le


jasmin à l’odeur subtile et envoûtante. Une table ronde assortie
de sièges confortables en fonte torsadée agrémenterait le tout, et
il ferait bon y déjeuner et y dîner, installé sur de moelleux cous-
sins. Lorenzo rêva ainsi une bonne partie de la soirée.

Les pies avaient commencées leur nid entre deux cheminées


dans un coin si bien abrité qu’on ne les voyait pratiquement pas.
Certaines d’avoir investi totalement ce territoire, la présence de
Lorenzo ne les dérangeait même pas !
Puis, revenant dans la réalité mais rassuré quant à sa décision
d’habiter cet endroit, Lorenzo redescendit les quelques marches,
prit l’ascenseur qui desservait l’aile côté malades hospitalisés,
fit le point avec l’infirmière et l’interne de nuit sur le cas des
patients et réajusta certains traitements. Ensuite tranquillement,
il rejoignit la chambre austère qui l’attendait. Il passa un coup
de téléphone à Marco qui lui annonça que la terrasse allait servir
pendant un mois ou deux à entreposer gravats et matériaux né-
cessaires aux travaux entrepris. Cela contraria un peu Lorenzo,
mais le rendit plus dans l’acceptation de la réalité, ayant néan-
moins pu rêver durant toute cette soirée et anticiper ce que se-
rait sa vie dans les quelques mois à venir.
Son horloge biologique le réveilla à six heures précises et il
s’étira en souriant. Pas de rêve, pas de cauchemar. Il fonça sous
la douche, laissant avec plaisir l’eau fraîche et tonique évacuer
dans tous les recoins de son corps, les zones d’ombre accumulées
par la nuit, rétablissant ainsi la tonicité de ses muscles. Chaque
matin était un renouveau, chaque douche revigorant ses facul-
tés, le sortait tranquillement de la léthargie et de la torpeur de la
nuit. Il se souriait alors à lui-même, heureux et surpris toujours,
d’être encore là vivant, ayant échappé une fois de plus aux dan-
gers du sommeil, qui bien que nécessaire, lui était si désagréable.
En effet, Lorenzo détestait aller se coucher, vivant cela comme
du temps dérobé, tout en sachant combien cela s’avérait indis-
pensable pour l’équilibre. Pour l’obtenir, ce fameux équilibre,
il avait la chance de ne pas avoir besoin de dormir beaucoup.
Cinq à six heures de sommeil lui suffisaient amplement pour
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L’Asile de la déraison

régénérer ses cellules. Il sortit de la douche, s’ébouriffant comme


un chien sorti d’une pièce d’eau, passa sur ses joues un rasoir
mécanique, rasant toujours deux fois sa joue gauche sans même
savoir pourquoi, rituel de toute une vie.
Il enfila un tee-shirt, un pantalon blanc crème, des mocassins
tressés confortables mais élégants, noua un pull bleu ciel assorti
à ses yeux, autour de ses épaules et descendit quatre à quatre
rejoindre l’odeur de la rue avec sa rumeur matinale. Puis il alla
s’affaler au petit café du coin qu’il retrouvait chaque matin de
bonne heure, comme un vieux complice bienveillant.
Lorenzo adorait l’odeur de la banquette de cuir craquelé et
du grand chocolat accompagné des croissants chauds qui lui
étaient apportés, sans qu’il n’eût besoin de dire un mot. Cette
habitude lui permettait de toujours bien commencer sa jour-
née. Le cafetier le gratifiait toujours d’un « Alors toubib, bien
dormi ? » n’attendant d’ailleurs aucune réponse et, après s’être
délecté de son petit déjeuner, sans qu’il eut à partager le lieu avec
quiconque, Lorenzo repartait serein et joyeux entamer sa jour-
née de travail, au moment même où l’horloge de l’église voisine
commençait à égrener les sept heures du matin. Ici, la rumeur
matinale des livraisons, des poubelles à rentrer, des trottoirs à
nettoyer, des journaux à distribuer redonnait à la rue son air
affairé, auquel Lorenzo, comme chaque matin, avait échappé.

Ce matin-là, notre sympathique psychiatre fit une grimace de


contrariété. Premièrement son bistrot habituel n’était pas vide et
pire, sa place préférée sur la banquette était occupée. Cela le
contraria comme un enfant à qui l’on a pris son territoire. Tout
psychiatre qu’il était, Lorenzo montrait qu’il lui fallait des rituels
pour se persuader que sa journée allait être la meilleure. Mais
qui donc avait eu le culot de lui prendre sa place ?

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L’Asile de la déraison

Parallèle

Une femme à la chevelure blanc doré, aux yeux intenses et


très foncés, d’une soixantaine d’années environ, vêtue de vio-
let et de noir, savourait manifestement avec délices, un grand
chocolat, tournant voluptueusement la cuillère dans une crème
agrémentée d’une mousse qui émergeait du dessus de la tasse.
Elle passait avec gourmandise sa langue sur sa lèvre supérieure,
ce qui mit on ne sait pourquoi Lorenzo dans une rage folle.
«  Et les croissants,  » prononça-t-il à haute voix, sans s’en
rendre compte. Elle tourna son visage vers lui en souriant genti-
ment, puis prit la parole en s’adressant à lui.
« J’ai failli craquer, mais compte tenue de ma silhouette, il
vaut mieux y renoncer ! » ajouta-t-elle avec un rire cristallin et
un regard de connivence.
C’est vraie qu’elle est dodue se dit Lorenzo et au même ins-
tant, la femme répéta.
«  N’est-ce-pas ! N’est-ce pas ! » Surpris et destabilisé comme
si elle avait lu dans ses pensées, Lorenzo rougit un peu et regarda
ailleurs.
«  Mais, enchérit-elle. Vous, vous pouvez les manger, ils ne
vous feront que du bien. Accompagnés d’un grand chocolat,
que je vous offre, si vous voulez bien accepter, bien sûr. J’ignore
pourquoi, mais j’ai la sensation de vous avoir pris quelque chose,
votre place peut-être ? » dit-elle gentiment.
Sidéré, Lorenzo étonnamment fut aussitôt calmé par ces
paroles et retrouva à son tour le sourire. Le regard de la femme
plutôt âgée et enrobée, le calma sur le champ. Il s’installa et
accepta simplement l’offre de celle-ci, à laquelle s’ajouta les deux
croissants habituels. La dévisageant de plus près, il se dit qu’elle
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L’Asile de la déraison

avait dû être superbe dans sa jeunesse et trouva dans son regard


quelque chose d’étonnant, situé entre l’enfance et la détermina-
tion de la connaissance.
« Je m’appelle Gaïa et je suis romancière. Lui dit-elle.
– Moi, je porte le prénom de Lorenzo et je suis psychiatre.
– Ah, je comprends mieux ! » répliqua Gaïa, fronçant son nez
comme celui d’un chat. Alors nous devrions sûrement avoir une
foule de choses à nous dire. »
Puis se levant subitement, elle sortit après avoir réglé les deux
consommations.
Pris de cours, Lorenzo termina son petit déjeuner, un peu
interpellé par cet épisode imprévu, puis la vie repris son cours
et il repartit travailler. Il se surprit les jours suivants, presque à
attendre cette femme, mais elle ne revint pas. Du moins durant
quinze jours. Un matin, il la retrouva assise à la même place,
devant un chocolat identique et n’en fut pas même surpris, il
s’installa en face d’elle.
« Ah, je croyais ne jamais vous revoir, aujourd’hui, c’est mon
tour, c’est moi qui vous invite. » Gaïa opina de la tête, ils parta-
gèrent alors même les croissants odorants empilés sur l’assiette
et entamèrent ce jour-là, un très grand échange, mais cela, ils
l’ignoraient encore.

•••

Prunella venait de se réveiller. S’étirant comme un félin, elle


se souvint vaguement d’avoir aperçu Lorenzo et lui téléphona.
« Tu viens me voir, Darling, sussura-t-elle par l’intermédiaire
du portable.
– Pas le temps, dit Lorenzo, une autre fois, je t’appelle.»
Gaïa souleva un de ses sourcils.
« Le travail vous appelle ?
– Non, ma petite amie, rétorqua Lorenzo en riant. Ah ! Mais
je suis bien plus tranquille ici. Et puis, j’ai mes travaux à surveil-
ler et ensuite mes patients à traiter.
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L’Asile de la déraison

– Vos travaux ? »
Et voilà qu’il se mit à lui narrer avec animation, toute la ge-
nèse et l’historique de ses projets de construction qui commen-
çaient par une démolition dans le but d’aboutir à une transfor-
mation. Gaïa tapota le bout de la table.
« Vous savez je connais un livre très rigolo que vous devriez
consulter, il s’appelle Méta-morphoses, il vous irait très bien.
– Ah oui ! De qui est–il ? 
– Euh ! Et bien il est de moi. »
Leurs rires fusèrent à l’unisson, dégénérant en fou-rire et le
psy ajouta.
« Je crois que vous êtes aussi cinglée que moi !
– Tant mieux, répliqua-t-elle. Cela fait beaucoup de bien.
Bon on se revoit demain.
– Oui sans faute j’y serai »
Chacun repartit vers sa journée si bien commencée.
Lorenzo, après la grande visite accompagné des Internes et
infirmières, se dit qu’il allait lui falloir aussi restructurer et revoir
sa façon de traiter et y mettre plus d’humanité, afin de mieux
comprendre et d’éviter les décompensations.
Le médicament, décidemment de plus en plus pour lui,
n’était pas la solution. Un confort peut-être ou un dernier re-
cours. Seule l’écoute primait, sinon l’escalade se faisait inévita-
blement dans la violence et l’incohérence, muselée à l’évidence
par les drogues fabriquées par les laboratoires rêvant de béné-
fices. Pour cela, il allait falloir donc aussi former et recycler le
personnel et changer les mentalités et pour les motiver, il devait
trouver des idées ainsi qu’un sacré budget !
Pourtant sa conviction profonde, était que c’était faisable et
gérable à la fois. Pour mieux y réfléchir, il monta sur le toit
de sa future terrasse mais la retrouvant encombrée et bruyante,
il la quitta aussitôt avec Marc, son ami architecte qui était en
train d’étudier lui aussi, les moyens de tout concilier, afin que les
délais soient plus courts et le résultat esthétique.
« Mais, dis donc, lui dit Marc . As-tu pensé aux rangements ?
– Quels rangements? 
– Ben, où vas-tu mettre tes affaires ?
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L’Asile de la déraison

– Tu me parles de rangements, alors que je surfe en perma-


nence au milieu d’un monde dérangé. Au fait, comment vais-je
te payer pour tes plans et le reste ?
– Laisse tomber, tu ne pourras jamais, on fera des fêtes sur
ta terrasse et cela suffira.
Marc décidemment lui ressemblait vraiment et plus un pro-
jet semblait farfelu au départ, plus il faisait en sorte de lui don-
ner sens et vie, en le restructurant jusqu’à la cohérence.
« C’est pareil pour les cerveaux et la maladie mentale » se dit
Lorenzo.
En allant déjeuner avec son ami, il lui narra aussi, sa ren-
contre avec la romancière, tout en lui cachant étrangement son
âge et son physique.
« Tiens, tiens, Prunella t’ennuie, tu dragues ailleurs.
– Mais non, avec celle-là il ne s’agit pas de ça  ! s’exclama
Lorenzo.
– Ouais, ouais, on dit cela... Bon je te laisse les plans de ton
appartement, je reviendrai demain. Nous en parlerons, tu me
diras si, cette fois, malgré toutes les contraintes techniques, j’ai
réussi à aller, comment dis-tu ? dans le sens de ton désir ? Et
si je suis parvenu à respecter tes choix et tes goûts en tant que
décorateur et architecte. Comme client, tu es insupportable,
dit-il en riant. Comme ami, tu es génial et émouvant donc, j’ai
fait ce que j’ai pu. Parlons d’autre chose. Au fait ton assistante,
toujours vierge et amoureuse de toi ? Elle n’est pas mal pour-
tant ! »
Lorenzo lui dit en s’esclaffant.
« Et bien vas-y si tu veux, fais lui du charme, si tu le sou-
haites j’organise une soirée.
– Ok, dit Marc, je suis partant, c’est vrai que toi mainte-
nant, avec tes petits déjeuners, dit-il songeur et rieur.
– Arrête, tu débloques.
– Pas sûr, pas sûr. Je te connais, tu sais, tu es un rêveur. »
Lorenzo haussa les épaules et continua sa journée, il vit la date,
c’était le 15 avril.
Il n’empêche que le lendemain matin, après une nuit pai-
sible, Lorenzo se dépêcha bien plus que d’habitude. Il ne s’en
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aperçut même pas lui-même, et se reprit aussi à deux fois pour


choisir un autre tee-shirt que celui qu’il mettait systématique-
ment pour porter sous sa blouse de médecin. Le café où il ai-
mait aller, avait un nom particulier, il s’appelait, Illico Presto et
cela avait toujours beaucoup amusé Lorenzo, y voyant ici un
message que lui seul pouvait décoder.
Les psys sont ainsi, ils voient des signes partout !
Ce matin-là, il y arriva plus tôt que d’habitude. Le temps
passa et la femme n’arrivait pas.
Avait-elle oublié, était-elle souffrante  ? Étonnamment cela
préoccupa Lorenzo. D’habitude, il y passait une bonne heure
dans ce café, le temps de se réveiller et de déguster avec gour-
mandise le petit déjeuner et le tout début de matinée imbibée
des rumeurs de la ville. Plus d’une demi-heure venait de s’écou-
ler et Gaïa n’était toujours pas là. Lorenzo se sentait agacé, déçu
et même frustré quelque part. Soudain la porte s’ouvrit, et Gaïa
arriva tranquillement.
« Bonjour, Lorenzo
– Bonjour Gaïa ! »
Le temps s’arrêta à nouveau. Lorenzo se sentit enfin apaisé
et leur dialogue reprit.
«  J’ai tellement mal à mon genou, que tout me prenait un
temps infini ce matin
– Que vous arrive-t-il ? demanda Lorenzo
– Mon ménisque est fissuré et usé et opérer ne servirait à
rien, l’arthrose galoperait.» dit-elle levant les yeux au ciel, c’est
cela les années, je dois le comprendre, mais pour l’instant j’ai
du mal à accepter que mon corps ne suive plus ma tête. Et puis
je dois maigrir. » Gaïa simplement disait les choses et sa réalité
de vie, d’une façon si authentique, que Lorenzo en fut ému sans
même savoir pourquoi. Spontanément il posa sa main sur celle
de Gaïa, murmurant doucement,
«  Il doit bien y avoir une solution.
– Oui, mourir pour ne plus souffrir. »
Et elle pouffa de rire. Paisible dans ses mots, elle continua,
racontant sa dernière histoire et ses explications du nouvel han-
dicap.
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L’Asile de la déraison

« Vous savez le système est dingue, je dois faire quelque chose,


je ne peux pas accepter ce qui se passe. »
Lorenzo acquiesça silencieusement. Ils n’eurent besoin de
parler, car le silence lui-même, devenait éloquent. Puis, des
larmes perlèrent au bout des cils de Gaïa qui les maquillaient en
violet. Le mauve étant sa couleur préférée, elle assortissait tou-
jours ses bagues à un élément de sa tenue. Cette nuance l’apai-
sait. De plus, cela lui allait à merveille.
Ils ne se parlèrent pas mais se comprirent totalement.
Chaque matin, l’un et l’autre étaient au rendez-vous, se nar-
rant les événements, les bonheurs, les chagrins et les difficultés
de la journée de la veille. Ils se conseillaient, se calmaient mu-
tuellement, riaient spontanément, échangeant leurs idées. Les
patients de Lorenzo venaient s’installer sur les pages blanches
des romans de Gaïa, qui à son tour trouvait de nouvelles façons
de traiter les malades avec des idées révolutionnaires, où chacun
aidait l’autre, le mot d’ordre étant, « rompez l’isolement ! »
Peu à peu, grâce à la communication qui se développait, la
vie des uns arrivait à l’oreille des autres et chacun donnait son
avis, consolant ou au contraire remettant en question l’attitude
ou les décisions.
Chaque journée accompagnée des chocolats crème, appor-
tant un peu de douceur aux petits matins blêmes, tissait des
liens précieux entre Lorenzo et Gaïa. A travers leurs échanges,
leurs partages, leurs idées fusaient, ils trouvaient des solutions
aux problèmes posés et donnaient même du sens aux interro-
gations qui restaient en suspens pour mieux perlaborer. Leurs
fous rires déferlaient aux moments les plus graves, dispersant les
tensions accumulées au cours de leurs journées.

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L’Asile de la déraison

Souvenir de Gaïa

Un matin de grisaille dans ce printemps nouveau, qui au


milieu de pluie, de froid amenait des copeaux de regrets nos-
talgiques, Gaïa vint au café avec ses certitudes et Lorenzo ses
doutes.
« Tu sais, si je me situe en cobaye aujourd’hui et que j’analyse
mon expérience de vie, je pourrais affirmer que les conséquences
du stress sont bien plus importantes que le stress lui-même. Au
début, cela ne semble pas très important, une erreur d’aiguil-
lage, on se trompe un peu et un chagrin arrive, une larme, des
soupirs, puis le temps semble effacer. Erreur ! Il refoule. C’est
là que tout commence. Regarde, moi je croyais aux valeurs de
la famille et de la société, je suivais un chemin que l’on m’avait
montré. Si tu regardes les signes que, dans sa rébellion et ses
transgressions, l’adolescente que j’étais, montrait, tout était déjà
dit. Mais l’ignorance, les croyances et même la confiance et la
pression du système étaient telles qu’elle ne pouvait y échapper.
Quelque chose de l’ordre de l’incontournable devait se produire,
casser et faire souffrir pour mieux se retrouver. C’est fou, non ?
Les dés sont-ils toujours pipés au départ.
– Je crains que oui, répondit Lorenzo. Raconte...
– Et bien, j’étais dans une famille respectueuse et je faisais
confiance. Disciplinée, j’allais dans un petit lycée dès la mater-
nelle. Tout se passait très bien en apparence jusqu’à la classe de
sixième, où pour une incompétence d’un instant, l’enfant que
j’étais, s’angoissa et rendit au professeur de couture, une pièce
de lin bien lisse et repassée plutôt que de donner le fruit du tra-
vail du moment. L’enfant de dix ans n’avait pas su faire ! Et, la
panique aidant, elle donna l’œuvre de sa mère, plutôt que son
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échec à elle. Et là tout commença. Le pire bien sûr. La prof de


couture était très stupide avec sa face bovine et écrasée, tu sais je
me souviens encore de ses traits aujourd’hui et de sa façon de me
dire, « Tu as triché et tu seras punie !» Quelle stupidité et le reste
suivit. Pourquoi n’en ai-je pas parlé à mes parents, je croyais les
aimer. Si j’avais eu confiance, tout se fut arrêté. C’est vers sa
mère que l’on va généralement se confier et bien, je ne le fis pas,
sachant sans doute déjà que ma mère ne le comprendrait pas.
Ou tout simplement je me méfiais déjà d’elle, instinctivement.
Le résultat : je fus convoquée devant une assemblée de profes-
seurs austères et stupides, sanctionnant et terrorisant un enfant
de dix ans. Ma sœur de cinq ans mon aînée, fut chargée de me
raccompagner chez moi.
Ils savaient bien les bougres, les dégâts qu’ils faisaient,
puisque pour une peccadille analogue, un jour, une autre enfant
s’était suicidée, écrasée par la culpabilité lancée à son égard. Ils
en jouissaient et même ils invoquaient la loi, trahissant l’enfant
bien avant d’en parler à ses propres parents.
« Pourquoi, ne nous as-tu rien dit ? » questionna son papa.
Elle ne sut que répondre, il n’était pas toujours là et elle n’eut
pas l’idée de le dire à sa mère. Elle n’avait pas confiance en elle
et avait bien raison, l’avenir le prouva. Ensuite la bêtise de la
culture judéo-chrétienne fit le reste. Le professeur d’Anglais, la
stigmatisa, demandant à la classe de la mettre en quarantaine.
Elle avait triché, elle, une catholique. On la maltraita à la sortie
des cours et elle se battit physiquement contre les autres, durant
deux longues années. Puis finit par le dire et demanda de chan-
ger d’établissement scolaire, tellement elle en avait souffert. Ce
fut fait. La vie lui apprit, à elle qui était timide, à lutter, à se
battre, à ne plus faire confiance et même à transgresser non pas
par peur cette fois, mais pour se venger. Voilà, le destin avait
déjà frappé.
« Tu vois à cette époque, j’avais déjà choisi, car j’avais com-
pris que l’on m’avait menti, mais si je ne faisais plus confiance à
la société au dehors, je ne pouvais pas savoir encore que la tra-
hison se passait à la maison avec ma propre mère ! Et c’est ainsi
qu’on devient tout enfant, déjà psychanalyste.
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L’Asile de la déraison

En grandissant, vers quinze ans, inscrite dans un collège privé


catholique, où l’on me faisait psalmodier des chants grégoriens et
faire la prière au début de chaque cours, je transgressais délicieu-
sement l’après-midi en allant manger des cornets de glace savou-
reux avec mes copines, dans un petit café à Sèvres Babylone, le
SIP, je crois qu’il existe encore. Puis je m’inscrivis, aimant fort le
dessin, aux Beaux-Arts. En même temps, un architecte majeur,
séduit par ma candeur, me servit de mentor et cautionna ma
candidature en section peinture. Je pus ainsi, grâce à lui, dessi-
ner en ce lieu mais dans d’autres ateliers également et fus ravie,
de cette rébellion quasi légalisée, sans le dire aux parents bien
sûr ! Tu peux imaginer, j’oscillais à mi-temps entre la tenue bleu
marine des enfants de Marie, et l’existentialisme de mise, pour
les futurs artistes dont je croyais faire partie, me promenant au
Vert Galant pieds-nus , cœur et cheveux au vent et allant prendre
des croquis des passants alanguis au pont de Cité comme disait
le poète ! Ou bien me tordant les chevilles, j’essayais de mar-
cher avec des chaussures à talons, empruntées à ma sœur aînée,
histoire de me vieillir, auxquelles j’y ajoutais des jupes ultra ser-
rées que je trouvais géniales. Heureusement, la naïveté de la jeu-
nesse, enlève le ridicule aux tenues excentriques et provocantes
des jeunes adolescentes et la providence veillant, les prédateurs
attirés par mon âge n’eurent pas le temps de sévir. Puis grandis-
sant encore, je m’assagis malheureusement et au fond de moi-
même toujours marquée par les valeurs familiales inculquées, je
reproduisis le schéma proposé, et tombais amoureuse du pre-
mier venu. Je voulus aussi faire plaisir à mes parents et fit un joli
mariage où ne fus reine qu’un jour. Sans doute pour réparer le
chagrin de mon père, quand ma sœur aînée avait, enceinte, été
obligée de se marier. Quelle époque sectaire ! Maintenant tout
le monde s’en moque, même au contraire, on préfère pour les
allocations, être mère célibataire. Tu vois sociologiquement, on
pourrait en faire une étude.
Me marier ! Ce fut cela ma plus grande erreur. Car tu vas le
voir, cela entraîna tous mes ennuis de santé et mon destin en
fut même modifié. Je n’étais pas du tout faite pour être mariée,
ni pour reproduire l’histoire maternelle. Ou tout au moins, pas
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avec un homme méditerranéen, pas méchant certes, mais sans


libido et sans esprit d’aventure, ni grande ambition. M’oubliant
et me réalisant sans doute un peu à travers lui, je le poussais au
niveau de sa carrière et il la réussit ! Quant au reste, à part un
séjour en Guyane où il m’entraîna, ce fut un vrai fiasco.

Cependant d’Outremer, je revins enceinte et mes ennuis de


santé commencèrent. Coincée dans un univers étriqué qui ne
me convenait pas du tout, à la naissance de ma fille, je consacrai
tout pour elle et m’oubliai totalement, voulant surtout effacer
cette vie insipide et monotone qui m’enfermait.
La naissance d’un enfant étant une des plus grandes aven-
tures humaines, je m’y investis totalement. L’erreur n’était pas
là, elle fut d’avoir rencontré juste le père de mon enfant, mais
pas du tout l’homme qu’il me fallait. Et là, dans une intense soli-
tude, en tant que femme, je fus frustrée des plus belles années de
ma vie, de vingt à trente-cinq ans et bien sûr, pour en sortir ne
trouvai rien d’autre que de tomber malade, donc de somatiser.
Cet homme ne m’avait pas sauvée du maternel, il m’y avait fait
replonger et pourtant je n’en voulais plus. Je finis heureusement,
car j’étais jolie et avenante, par le tromper, lui qui se trompait
lui-même et phagocytait les autres dans son leurre, mais je fis
un mauvais choix, puisque ce fut le médecin qui me soignait à
l’hôpital. Les évènements s’enchainèrent, il avait quatorze an-
nées de plus que moi et était marié et comme j’étais, on ne peut
plus naïve et stupide, je fus bientôt enceinte et dus avorter car
il n’assumait pas. Ayant à cette époque une santé chancelante,
j’éprouvai un chagrin immense et un trauma intense car je vou-
lais garder l’enfant.
Ce fut la seule fois où je ne fus pas en accord avec moi-même
et j’en éprouvai longtemps une lourde culpabilité. Pourtant,
maintenant je me dis que c’était mieux ainsi, quand je vois l’ave-
nir qui est offert aux enfants.
La femme de mon amant n’était pas seulement jalouse, elle
était psychopathe et en soins psychiatriques. Elle m’agressa un
jour devant chez moi, ayant eu mon adresse grâce aux confi-
dences de son imbécile mari. Hospitalisée pour un traumatisme
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crânien et des yeux au beurre noir, frappée et jetée à terre par


surprise, jusqu’à en perdre connaissance et sauvée de justesse par
un jeune géomètre qui passait par là, près de mon domicile, je
continuai ma saga traumatique par une fausse couche consécu-
tive à l’IVG préconisée. En effet les investigations encore peu
développées de l’époque – l’échographie n’existant pas encore –
n’avaient pas décelé une grossesse gémellaire. L’hémorragie et
l’infection qui en suivirent, faillirent me coûter la vie et augmen-
tèrent ma culpabilité. Je crus voir dans ces suites malheureuses,
une sanction divine tant à cause de l’adultère que de l’interrup-
tion de la grossesse. Voilà là, bien les dégâts de la culture judéo-
chrétienne. Je rentrai donc au bercail, meurtrie, moralement et
physiquement, renonçant aux plaisirs de la vie qui m’avait tant
punie, fixant désormais sur mon enfant, à défaut d’avoir un vrai
mari. Mais la menace de l’épouse trompée et démente existait
toujours, elle proférait menaces de mort et tenta une nouvelle
agression au vitriol, qui échoua heureusement, durant mon
hospitalisation. Je dus déménager, pour éloigner l’intruse, mais
la peur d’être de nouveau agressée, demeura tapie dans mon
inconscient. Alors, à nouveau coincée par la structure familiale,
ayant refoulé tous les traumatismes physiques et psychiques au
plus profond de moi-même, je déclenchai peu de temps après,
un dérèglement de la glande thyroïde, amenant une nouvelle
hospitalisation et un traitement difficile de plus d’un an, qui me
fit prendre vingt kilos et me bloqua définitivement jusqu’à ce
que ma fille ait dix-huit ans, son bac et son permis de conduire !
Tout ceci me fit patauger dans une vie conjugale totalement
inexistante.

Heureusement la rencontre avec un américain légionnaire


beau comme un dieu et follement amoureux, me permit de re-
nouer durant sept ans avec mon besoin d’aventure et d’extraor-
dinaire, non pas pour rêver, mais pour concrétiser ce qui était en
fait, mon vrai désir d’exister. Je repris des études.

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L’Asile de la déraison

Confidences et hospitalisation de Gaïa

Malheureusement cet amour se termina mal, car mon améri-


cain devint dépendant de la morphine, puis de l’héroïne, seules
substances calmant les douleurs de ses blessures vertébrales
contractées au Tchad, à la suite d’un terrible accident où lors
d’une mission il avait sauté sur une mine. Il me fallut interrompre
cette histoire, pour ma sécurité, laissant à jamais une nostalgie
d’un bonheur désormais impossible à atteindre dans la norma-
lité. Un autre homme suivit, brillant socialement, féru d’intelli-
gence, de diplômes et d’argent. Il divorça pour moi, cela dura dix
ans, nous vécurent ensemble et fîmes des projets, mais joueur sur
les marchés financiers, il se ruina. Ne vivant que pour cela, Wall
Street l’acheva et je dus le quitter aussi, mais sans regret cette fois !
Des aventures suivirent.
La glande thyroïde sembla rentrer à la normale, mais en fait
des séquelles de l’hyperthyroïdie apparurent. Restés jusque-là en
latence, des troubles récurrents invalidants m’imposèrent des mé-
dicaments empêchant sport et vie active plus saine. Ainsi les en-
nuis de santé, émaillèrent donc toujours ma vie, au milieu d’une
vie professionnelle dense et passionnante, doublée d’une vie per-
sonnelle intense et sexuelle, éprise de liberté et sans investissement
affectif trop prenant. Un équilibre se fit et la vie passa. Bien trop
vite à mon gré. Ensuite ma fille se maria et divorça, voulant à son
tour créer une famille, mais son conjoint lui ne le souhaitait pas.
Et là, le vrai drame arriva, Carole, ma fille rencontra un pervers
narcissique dont elle eut un enfant. Bien que prévenue par moi,
elle n’écouta pas, ainsi sont les enfants  ! De l’homme sadique,
elle se sépara, mais les procédures qu’il mit en place détruisirent
l’équilibre que j’avais enfin trouvé.
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L’Asile de la déraison

Je rencontrai alors, un homme plus jeune que moi, sans le


vouloir d’ailleurs. Mais, bien qu’inséré normalement dans le sys-
tème, il était lui aussi aventurier. Son caractère était particulier,
mais le mien également. Puisque je ne pouvais pas supporter
le quotidien, aussi, vivions-nous chacun de notre côté, nous
voyant très souvent, sans obligation de quoi que ce soit. Cela
me convenait. En apparence...

Gaïa soupira et le temps se figea durant quelques instants. Elle


reprit :
« Mais vois-tu, Lorenzo, cela ne me suffit pas, car intellectuel-
lement j’ai besoin d’autre chose. Alors tiraillée entre le familial
dont je suis responsable et l’enfant à sauver, le quotidien que je
récuse et refuse, l’aménageant en partages et rencontres, j’ai un
désir de paix et de liberté retrouvées. A mon âge il était temps, tu
sais !!
– Ton âge, tu ne le fais pas, lui dit-il, en souriant, ton charme
joue toujours.
– Peut-être, mais les kilos me mettent en danger et ne me pro-
tègent pas, ni des hommes, ni de moi. Mes soucis m’ont fait glis-
ser sur une marche et fissurer mon ménisque qui est usé et c’est
la preuve des ans. Je ne peux plus danser, ni mettre de talons, ni
marcher et à part écrire et boire ce chocolat, qu’est devenue ma
vie, toi qui cherche, dis-le moi ? Je sais que j’ai vieilli et pas en har-
monie, que souffrance et errance font partie du destin que je dois
accomplir. Pourtant je me rebiffe et lutterai toujours jusqu’à mon
dernier souffle. Voilà la synthèse d’une vie compliquée, passion-
nante effrénée et maintenant effritée. Pas envie de mourir, je suis
toujours aimée, mais ne vis toujours pas, comme je l’ai souhaité.
A toi, maintenant, si tu le souhaites bien sûr, puisque le temps des
confidences est arrivé. Le temps d’un petit déjeuner. »
Gaïa se tut enfin, des cernes bleuâtres soulignaient ses grands
yeux, une larme coula de l’œil droit seulement, une fossette se
creusa du côté gauche de sa bouche. Elle redressa la tête, retrouva
ses vingt-ans, l’espace d’un instant et d’une éternité et plantant
son regard dans celui de Lorenzo, elle lui dit : « Si cela a un sens
et je le crois vraiment, comment donc échapper au chaos de ce
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monde qui nous détruit tous, peu à peu inexorablement, créant


pour chacun d’entre nous, aberrations, pathologies, souffrances
et dépendances. »
Lorenzo lui sourit, lui caressa la joue. 
« Je serai là, demain, je te raconterai aussi, là je dois partir, il
me faut travailler. Merci de tout cela, tu m’as beaucoup touché,
tu m’as beaucoup troublé, je te dirai pourquoi. A demain, sur-
tout reviens, ne m’oublie pas. »
Une lueur étrange éclairait le turquoise de ses yeux, comme
une flamme de bougie reflétée dans une vitre.

Ils se quittèrent ainsi. La journée se passa pour l’un comme


pour l’autre comme une apnée. La vie aussi continua à se dé-
rouler sans eux dans la rue. Les commerçants commencèrent
à disposer leurs étals, où fruits et légumes, poissons et coquil-
lages ressemblaient à des mosaïques multicolores de l’Égypte
Ancienne. Les bruits du jour, remplacèrent les bruits du silence
feutré de la nuit. Les chats rentrèrent se coucher, alors que les
oiseaux commençaient juste à pépier, en prévision des chants
pour la journée.
Une fois Lorenzo parti, Gaïa regretta un peu de s’être lais-
sée à tant de confidences, mais tant pis, parfois il faut pouvoir
s’extérioriser et quoi de mieux comme exutoire, qu’un homme
inconnu et psychiatre de surcroit ! Qui plus est, elle se sentait
comme soulagée d’avoir partagé ses secrets avec cet inconnu.
Lorenzo, lui de son côté, se mit à réfléchir à l’élément déclen-
cheur de la pathologie de chaque patient. Sortant un paquet
de fiches d’un tiroir, il mentionna chaque nom par fiche et y
inscrivit un questionnaire très précis dans ce sens. Lorsque leurs
dossiers seraient tous complétés, il pourrait à l’évidence les soi-
gner différemment ! Mais c’était un véritable travail de titan à
entreprendre et il lui faudrait des heures pour interroger chacun,
s’informer et répertorier tous ces cas. Plusieurs mois peut-être et
qui sait des années ! Mais comme Lorenzo avait décidé d’habi-
ter l’asile, cela lui faciliterait grandement les choses. Il sourit en
pensant aux modifications qu’il allait apporter et à la révolution
médicale qui en découlerait.
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Marc, lui téléphona vers dix-sept heures, complètement per-


turbé. L’administration de la clinique avait changé les accords
passés avec Lorenzo et ne lui donnait plus entière carte blanche
pour tous les travaux prévus et nécessaires.
«  Ils veulent que tu les prennes à ta charge, en totalité  !  »
Lorenzo chassa du revers de la main, la perspective d’un conflit
et acquiesça de la tête. Il voulait habiter à tout prix dans cette
structure et était prêt à accepter ce compromis. Marc haussa les
épaules, excédé par ce qu’il estimait, la non-combativité de son
ami qu’il trouvait par trop pusillanime. Lorenzo se dit qu’il en
parlerait à Gaïa devenue la confidente de ses espérances, de ses
projets, de ses doutes et de ses joies.
Mais ce matin-là, elle ne vint pas. Ni le lendemain, ni le len-
demain du surlendemain. Lorenzo s’inquiétait mais ne savait pas
comment la contacter. Ce café, leur café était devenu leur QG et
leur point d’ancrage. Ils n’avaient pas, même une seconde, envi-
sager, qu’ils ne pouvaient pas y aller. Et pourtant trois semaines
passèrent. L’absence de Gaïa, peinait et assombrissait l’humour
de Lorenzo qui se sentit abandonné, puis inquiet. Dire qu’il ne
savait même pas où elle habitait cette nana !
Ah ! les rencontres de café dans l’éphémère de l’instant, se
dit-il. Un soir où triste et nostalgique, Lorenzo allait contempler
l’avancement des travaux de son appartement au milieu des gra-
vats et d’un magnifique coucher de soleil, il reçut un sms sur le
portable d’urgence de l’hôpital, avec un numéro de téléphone à
rappeler. Encore une urgence, pensa-t-il !
Il ne croyait pas si bien dire.

Gaïa était hospitalisée dans un état préoccupant à l’hôpital


Beaujon et avait réussi à demander à sa fille de le retrouver et de
le faire prévenir. Lorenzo sauta dans un taxi et fonça jusqu’au
service d’Hépato-Gastroentérologie de l’Hôpital.
Chambre 6.
Il la trouva toute petite et amaigrie, sous oxygène et perfusions,
ses bras couverts d’hématomes, ses veines ne tenant pas les cathé-
ters, elle était épuisée, tant par la douleur que par les soins. Une
pompe à morphine trônait sur la table de nuit et ses yeux étaient
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clos lorsqu’il entra. Il se dit qu’elle allait mourir et un sentiment


étrange et jusque-là inconnu lui serra la poitrine et la gorge. Lui,
qui lui en avait tant voulu de ne plus venir au café, ressentit toute
la détresse du monde, celle que l’on éprouve quand on risque de
perdre un être cher ! Et des larmes jaillirent de ses yeux en perles
de silence.
Ce fut à ce moment-là que Gaïa souleva ses paupières. La mor-
phine distillée lui donnait sans doute un confort au niveau de la
douleur, mais aussi des hallucinations et cauchemars. Elle voyait
la nuit, les pieds métalliques des perfusions se diriger vers elle
pour l’attaquer, revoyait Brock son américain, l’homme qu’elle
avait aimé et sans doute disparu aujourd’hui, lui parler dans le
noir, à travers un étrange coquillage orange translucide en forme
de conque, puis ensuite un fleuve long, sinueux et sombre, sur
lequel naviguait et passait sous un pont noir, une de ses meilleures
amies psy, lui adressant de loin des signes cabalistiques. Spasfon,
Primpéran, anti-douleurs se diffusaient à profusion dans le goutte
à goutte. Enfin leurs regards purent se voir et se rencontrèrent.
« Dis-leur de diminuer la morphine lui dit-elle dans un souffle,
je me sens basculer. » Il lui prit sa main glacée entre les siennes,
le regard de Gaïa était las, si las, déjà lointain et son visage était
envahi par un ictère.
La porte s’entrouvrit, c’était la fille de Gaïa, qui venait comme
chaque jour. Puisant dans ses ressources, Gaïa lui sourit et une lu-
mière transfigura son visage, qui avait rajeuni au milieu de toutes
ces épreuves et souffrances, étonnamment ! Tel un soleil, sa fille
sortit le linge frais, le brumisateur pour le visage, des nouvelles
chemises bleu turquoise pour dormir, un peignoir et des tongs en
éponge assortis. Elle gommait l’hôpital et y aménageait un autre
espace de douceur et presque de confort. Elle savait calmer Gaïa,
ne montrait pas son angoisse, mais Gaïa percevait tout, malheu-
reusement.
Dans une chambre à proximité, appelait en roumain, une
pauvre femme recueillie un soir d’hiver, les deux jambes brisées.
Elle avait été littéralement jetée par ses proches devant le service
des urgences. Il n’y avait que cette chambre de libre à l’époque
et depuis six mois elle y restait sans comprendre, ni parler un
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mot de français, vêtue d’une simple chemise en tissu d’hôpital,


handicapée sans pouvoir sortir de son lit, changée comme un
bébé à trente-cinq ans environ. Elle hurlait et pleurait toute la
journée, ou chantait en roumain, essayant désespérément d’attirer
l’attention. Parfois un cachet donné pour la calmer, permettait
aux autres malades graves et à elle-même également, de se reposer
quelques heures.
Ainsi était le voisinage de Gaïa, qui, chaque jour se sentait
perdre un peu plus pied, trouée de perfusions douloureuses, puis
d’une sonde gastrique que l’on dût enlever et remettre plusieurs
fois pour faire une IRM et autres examens complémentaires. A
chaque fois un peu plus d’agressions, de fatigue et de lassitude.
« J’en peux plus, murmura Gaïa à Lorenzo.
– Accroche-toi, j’ai besoin de toi  » lui répondit-il aussitôt.
Deux jours par semaine et certains soirs aussi, Noël, l’ami de Gaïa
venait la réconforter et à son tour l’accompagnait dans son che-
min de douleur. Si la maladie n’avait pas été là, ce chassé-croisé
eut été plus qu’émouvant, amusant autant que magnifique de
compassion et d’amour. Les jours passaient, l’état critique au lieu
de s’aggraver devint stationnaire après un fait précis :
Le cinquième jour après son admission, Gaïa se sentit aspirée
par la mort. Elle percevait un froid intérieur que rien ne pouvait
dissiper. Elle était en danger et malgré la morphine qui la confu-
sait totalement, le soir même, elle appela l’infirmière de garde de
nuit et lui demanda de diminuer l’anti-douleur.
« Vous ne supporterez pas la souffrance ! lui répondit celle-ci.
– Si, je vais y arriver, car avec cette morphine qui en plus me
donne des hallucinations, je ne peux pas me battre pour m’en
sortir, je vous en prie aidez-moi, diminuez le produit, si je ne
supporte pas la douleur, je vous appelle, promis ! »
Je ne sais ce qui convainquit la jeune infirmière mais elle prit
sur elle de le faire.
Gaïa ne dormit pas de la nuit, glacée jusqu’aux os, malgré les
couvertures, elle grelottait, claquant des dents. Mais sa lucidité
était revenue. Elle s’interrogea.
« Est-ce la fin qui approche ? Veux-tu lutter, ou acceptes-tu
de mourir ? Es-tu prête ? C’est tellement facile de te laisser glis-
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ser. Et puis je n’en peux plus de ces perfusions, de ces violences


médicales, des veines qui lâchent, de la sonde qui m’étouffe. Je
veux que l’on me laisse tranquille, je veux la paix ! »
Un cri de révolte mêlée à la souffrance montait en elle. L’épui-
sement s’accentuait. Alors se parlant à voix haute, elle se deman-
da, encore une fois : « Tu veux vivre ou mourir, dis-le ? » Un « Je
veux vivre », jaillit de ses entrailles, rauque, à peine perceptible.
Elle s’extirpa péniblement de sa position de gisante, cernée par
toutes les perfusions et après des efforts infinis, réussit à s’assoir
en tailleur sur son lit.
«  Mais comment faire, pour me sortir de là ? » Son esprit était
clair. Toute la nuit elle chercha et ne dormit pas, pas une heure,
pas une minute ni même une seconde. Elle cherchait, cherchait
la solution, transie de froid, sans trouver quoi que ce soit qui pût
de son métier l’aider, elle, à son tour. Seul le froid en elle gagnait
du terrain, et elle savait bien ce que cela signifiait. « J’ai froid, j’ai
froid. Tellement froid » répétait-elle sans cesse. Soudain, la seule
chose qui vint à son esprit fut qu’elle devait se réchauffer de fa-
çon imminente. Alors elle sonna l’infirmière et le lui dit. Celle-
ci lui apporta en plus d’une bouillote, même une couverture de
survie ! Rien n’y fit. Gaïa se dit que la fin approchait, puis une
idée lui vint. Elle se mit en hypnose et visualisa la seule image
susceptible de la réchauffer : la réminiscence d’un feu sur une
plage, lors d’un bivouac de nuit en Guyane. Se souvenant de
la moiteur du lieu, elle essaya de se rappeler des flammes, de
les voir et de sentir leur chaleur. Cela réussit pendant un court
instant, puis soudain celles-ci se modifièrent, se transformant en
barres dentelées bleu outremer phosphorescentes diffusant de
l’énergie, l’énergie de la terre.
Dans cet état second, Gaïa resta jusqu’au matin. Avant de
quitter son service, à l’aube, la petite infirmière de nuit vint la
voir pour la prise de sang du matin.
« Comment ça va ? Vous avez toujours froid ? » Elle lui prit
la tension, puis ajouta,
« Elle remonte, c’est mieux !
– Oui, j’ai encore froid, dit Gaïa, mais je me sens moins
mal.»
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Puis se recouchant, elle put s’endormir. La chaleur regagnait


tout doucement son corps, son mental l’avait fait choisir le bon
versant, l’énergie de la terre qu’elle avait invoquée, au fond du
désarroi la faisant basculer, commençait doucement à la régéné-
rer. Décidant de survivre, Gaïa avait choisi. Son corps allait se
battre désormais pour la vie. Dans la journée, l’équipe médicale
passa et constata une amélioration de son état sans comprendre
pourquoi. Gaïa elle, savait, puisant dans ses ressources, elle avait
réussi cette nuit, à inverser le cours des choses.
Il fallait continuer et elle survivrait ! A l’évidence une bonne
étoile la protégeait.

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L’attente - Enlever et reconstruire

Les jours passèrent. Un soir et malgré sa fatigue extrême, les


médecins autorisèrent Gaïa à rentrer momentanément chez elle,
avec sa sonde gastrique et une nourriture liquide et artificielle.
Une société travaillant avec les hôpitaux devait prendre le relais
de l’hôpital, cinquante-sept jours, jusqu’à l’opération. Sa fille
vint la chercher et la ramena enfin à la maison, soulagée de ne
plus avoir à faire ces allers-retours incessants qui l’épuisaient
elle-aussi, un peu plus chaque jour. Revenue au logis, Gaïa dut
apprendre à être plus autonome et malgré son épuisement, à gé-
rer les tubulures et les vingt et une heure de nourriture liquide,
passant par sonde de sa narine droite à son estomac.
Elle se sentait gavée en permanence, avec ce fil à la patte que
représentait le pied à roulettes, où étaient accrochés les packs du
liquide indispensable à sa survie. Celui-ci était destiné à ména-
ger le pancréas afin qu’il se rétablisse de l’agression du calcul
«  cytolyse des cellules  », avaient-ils dit. Une profonde sensa-
tion de malaise se diffusait en elle. Il fallait rincer soi-même la
sonde gastrique dès que la sonnerie retentissait signalant la fin
de la poche miam miam, dont elle ne sentait qu’un vague relan
douceâtre et écœurant à cause du reflux. Aussitôt à l’aide d’une
seringue remplie d’eau minérale, elle devait laver la tubulure,
angoissant à l’idée qu’elle puisse se boucher, ce qui malheureu-
sement était déjà arrivé et avait eu pour conséquence de changer
la dite sonde.
L’horreur et la peur de l’étouffement régnaient alors à chaque
fois, associées aux brûlures gastriques qui n’en finissaient pas et
cette lassitude fiévreuse et insidieuse toujours présente, qui ne
s’en allait pas, bien au contraire. Alors elle espérait que demain
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serait mieux. Tenir, tenir encore cinq semaines, donc trente-huit


jours et nuits, pour recommencer, si tout était remis en ordre,
par être à nouveau hospitalisée, refaire un nouveau bilan pan-
créatique et se retrouver en salle d’opération afin d’enlever la
vésicule biliaire pour que les crises ne se reproduisent pas.
Supporterait-elle cette attente, l’anesthésie, et l’opération, et
à nouveau les douleurs et les risques post-opératoires. Gaïa avait
soixante-huit ans et malgré sa pugnacité, se demandait quel se-
rait son destin ? Sa petite fille avait fêté ses huit ans, le 11 mai et
les cris de joies des bambins dehors sur la terrasse, avaient égayé
sa journée.
Hospitalisée la veille de son anniversaire, bien-sûr elle n’avait
pas pu le fêter. Pourtant à son retour chez elle, des cadeaux l’at-
tendaient plein d’amour et de tendresse. Et même aujourd’hui
sur la terrasse ses bougies avaient été disposées sur une tarte aux
framboises, qu’elle ne pourrait manger, mais elle avait pu enfin
les souffler ces fameuses bougies  ! La veille, sa petite fille lui
ayant donné trois ballons gonflés à l’hélium, Gaïa avait inscrit
sur eux des appels au secours de vie et de guérison, à la Vierge
Marie et à Bouddha ! Des bouteilles à la mer, s’envolant dans
l’immensité du ciel afin de délivrer leurs messages.
« Tu vois, dit-elle à Lorenzo, c’est fou ce que l’angoisse et la
peur font faire. »
Lorenzo lui sourit tendrement.
« Tu vivras, tu n’as pas le choix et ce sera pour moi. Nous
avons quelque chose à terminer ensemble, toi tes livres, moi mon
appartement et l’aménagement d’une nouvelle façon d’exercer.
Puis nous ferons un projet. Tu verras... »
Gaïa, prit un demi-anxiolytique ce soir-là pour mieux croire
à cette promesse et s’endormit en souriant. Demain serait une
autre journée, il fallait qu’elle se batte et retrouve des forces.
Juste avant de s’endormir, elle se souvint du regard plein d’hu-
manité et d’espoir de cette Roumaine totalement désempa-
rée, lorsqu’elle lui avait apporté, alors qu’elle hurlait dans sa
chambre, du papier et des feutres de couleur pour qu’elle puisse
dessiner, ainsi que des cartes postales colorées à accrocher au
mur de sa chambre. Gaïa lui avait caressé la joue avec tendresse,
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et l’autre pourtant réputée violente – qui ne le serait pas dans


sa situation  – lui avait rendu son sourire. Durant son séjour
à l’hôpital, Gaïa donna la mission à ses proches d’acheter des
gâteaux, qu’elle put donner chaque jour en guise de douceur, à
celle qui était encore plus démunie qu’elle. Là encore, elle avait
exercé encore un peu son métier.
Elle avait froid ce soir, la fièvre montait. Mais il lui fallait
tordre le cou à l’angoisse, cette fois encore. Alors malgré sa fa-
tigue et ses peurs, elle sourit vers le ciel avec provocation. Le
lendemain matin, elle avait mal partout, après la mise en place
des tubulures nutritionnelles, elle s’obligea comme chaque jour
à prendre sa douche, se maquilla un peu, changea de tenue, lava
quelques affaires puis, exténuée s’écroula sur le lit. Peu à peu,
se sentant un peu mieux malgré la gêne permanente qu’occa-
sionnait la sonde gastrique qui passait par le nez, la gorge, et
le tube digestif jusqu’à l’estomac, Gaïa se surprit elle-même à
chantonner.
« Tu sais, Lorenzo, je dois tenir trente-huit jours avec cette
sonde gastrique et après je vais à nouveau vivre les peurs, la souf-
france, et peut-être enfin la délivrance, je ne veux pas dire la
mort, mais la fin de la souffrance et le retour à une vie normale ».
Un joli sourire ourla les lèvres de Lorenzo lorsqu’il prononça
ces mots.
« Ma douce, tu n’auras pas le choix, tu devras vivre, tu n’as
pas accompli encore ta destinée, et puis, qui sait peut-être fal-
lait-il que tu passes par-là, pour mettre en adéquation le dedans
et le dehors. Tu pourras ainsi retrouver le schéma corporel que
tu as perdu depuis longtemps, afin de t’occuper pour une fois
de toi, et vivre ta vraie vie ! Ta fille sait très bien se débrouil-
ler désormais, toi tu vas guérir, mais c’est vrai, il va te falloir
affronter ta dernière peur, avant l’opération. Celle de survivre et
d’avoir le droit d’être libre et heureuse. Efface définitivement ta
mère de ta mémoire et ne te fais plus de bile. »
Puis Lorenzo sourit.
«  C’est pour cela, qu’il faut t’enlever la vésicule biliaire et
maintenant, tu dois faire confiance à ton corps, il ne te lâchera
pas, crois-moi. »
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Des larmes jaillirent des yeux de Gaïa qui se mit à sangloter


comme un enfant. Tendrement, Lorenzo essuya les larmes de
Gaïa.
« Voilà le sel de ta vie, ajouta-t-il, puis il planta sur ses joues
un gros baiser sonore et joyeux et éclata de rire. Bon, mainte-
nant, il faut que tu m’aides à me construire moi-aussi, à travers
mon appartement, car rien n’avance depuis que tu n’es plus avec
moi et je tourne en rond. Demain je viens te chercher et on
monte sur le toit pour refaire le monde. Ok ?
– Ok, » répondit-elle. Rires et larmes s’entremêlèrent.
Sa tension était descendue à 1O. Malgré sa faiblesse, la poche
à miam liquide et la pompe furent installées dans le sac à dos
prévu à cet effet, et à petits pas, elle parvint jusqu’à l’Institut,
puis enfin sur le fameux toit. Gaïa s’affalant toute pâle contre la
rambarde, Lorenzo culpabilisa de l’avoir entraînée là.
« Veux-tu descendre t’allonger ? lui proposa-t-il.
– Non, non, l’air va me faire du bien, alors raconte ?
– Et bien, Marc ne sait plus que faire pour synchroniser mes
désirs avec la réalité et la concrétisation des travaux. Et puis, le
budget est plus important que prévu et totalement à mes frais.
– Mais Lorenzo, qu’est-ce qui est le plus important pour toi,
en fait ? Habiter ici pour te protéger du dehors, ou te simplifier
la vie ?
– Les deux, lui répondit-il. Une fois installé là-haut, je vais
changer ma façon de travailler et je vivrai le dehors et la société
autrement. Tout débloque, tu as vu. Les élections, les politiques,
les caisses sont vides et on raconte n’importe quoi aux gens,
regarde le budget de la santé, en fait, on ne peut plus soigner
personne.
– Déjà, lui dit Gaïa, fais évacuer tous les gravats, on y verra
plus clair et puis ton copain Marc, ne peut-il pas trouver sur ses
chantiers, des gens qui ont besoin de bosser en plus, d’accord
cela sera hors système, mais à la guerre comme à la guerre. Je
puis devenir ton maître d’œuvre si je guéris ? »
Un sourire scella leur accord et mit un peu de couleur
aux joues de Gaïa. Elle n’était vraiment pas bien, ses analyses
n’étaient pas bonnes : les transaminases, les Gamma GT, la créa-
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tine et la glycémie montrait le dysfonctionnement du foie et du


pancréas. La sonde et la nourriture liquide lui donnaient envie
de vomir et sa tension basse, mal gérée, montait parfois avec des
troubles du rythme. L’angoisse gagnait Gaïa qui avait de plus
en plus peur de ne pas survivre. Pourtant, elle s’accrochait, mais
chaque jour était réellement une épreuve.

Lorenzo fit débarrasser les gravats, et elle et lui, purent s’ins-


taller sur deux chaises et bien regarder ce territoire à conquérir.
« Tiens, se dit Gaïa, c’est comme pour moi, il faut dégager ce
qui gêne avant de reconstruire. »
Une fois les chambres de bonne regroupées, en cassant les
cloisons, fut créé un couloir circulaire extérieur pouvant donner
accès à chaque pièce de façon quasi indépendante. Ainsi Lorenzo
avait sa chambre avec toilettes et salle de bains, puis une chambre
d’amis, une petite pièce bureau pour y entreposer les papiers
professionnels à traiter, et une petite cuisine donnant accès à un
confortable salon débouchant sur une terrasse. Sur celle-ci fut
prévue une douche extérieure pour les jours de beau temps, avec
toilettes indépendantes et placards de rangements pour mobilier
de jardin et coussins. La terrasse bien dégagée faisait au moins cin-
quante mètres carrés de superficie et il serait facile de l’arboriser de
façon harmonieuse. Des toilettes à l’entrée, ainsi qu’un dressing
faisait également partie des projets à réaliser.
« C’est génial, dit Gaïa, il te faudra un réverbère sur le toit
et un grand store pour le soleil. Moi je dois guérir et me faire
opérer et toi pour ta maison sur le toit, il te faut trouver l’argent
pour financer tes travaux. » Et pour la première fois elle éclata
de rire. Il y a des solutions à tout. Il fallait réunir les corps de
métiers, changer les solives en mauvais état, enfin tout rema-
nier. Cette perspective fut un dérivatif pour Gaïa qui se voyait
déjà discuter de la décoration intérieure de l’appartement, ou de
l’aménagement de la terrasse.
Donc une évidence s’imposa. Pour guérir, il fallait avoir un
projet à l’esprit afin de se visualiser dans l’avenir. Les projets
chassent-ils les peurs et les angoisses ? se demanda-t-elle dubita-
tive. Gaïa décida de le croire.

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Aménagement - Souffrance

Sa fille, bien que stressée, s’organisait plutôt bien et dans la


vie de Gaïa, venait de réapparaitre un homme avec lequel elle
avait pris du recul, mais qui la sachant malade, venait chaque
soir lui tenir compagnie. Cela la touchait beaucoup et lui faisait
du bien. Il n’était vraiment pas comme les autres celui-là et la vie
lui avait appris l’essentiel.
Gaïa décida de ne pas parler de lui à Lorenzo, connaissant la
rivalité des hommes entre eux, les amenant même s’ils étaient
intelligents, parfois aux confins de la bêtise. Cela la fit sourire, et
se regardant dans le miroir qui lui restituait une image amaigrie
et fatiguée, elle se fit un clin d’œil. Décidemment sa vie ne serait
jamais un long fleuve tranquille.

De son côté, avec scepticisme Lorenzo se grattait la tête, se


demandant où il allait pouvoir trouver l’argent pour ses travaux.
D’abord, il se dit qu’il fallait aller signer devant notaire l’accord
conclu entre l’administration et lui pour cet appartement, de fa-
çon à être usufruitier des lieux durant toute sa vie. Ce fut un peu
compliqué de trouver clauses et lois dans ce sens, puis in fine lui
fut octroyé un contrat longue durée de travail avec logement
à vie et réaménagement à sa charge. Les deux parties tombant
d’accord, la signature eut enfin lieu.
Lorenzo aurait pu se sentir coincé par ces clauses, et bien
non, au contraire il en fut soulagé. Désormais, il aurait un lieu
vraiment à lui, qu’il ne pourrait transmettre certes, mais que
toute sa vie durant il pourrait habiter ou louer le cas échéant.
En contrepartie, il leur devait de travailler toute sa vie comme
chef de l’Établissement Psychiatrique et y consacrer sa carrière.
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Cela lui convenait, ainsi il aurait toute latitude pour changer,


modifier, innover aussi pour soigner ses malades. Il espérait aussi
trouver d’autres méthodes et approches permettant de diminuer
les drogues, afin de mettre en place d’autres palliatifs et répara-
tions traitant vraiment les causes, pas seulement les symptômes
avec leurs conséquences. Les médicaments bien pratiques pour
les psychiatres, se disait Lorenzo, avaient tellement d’effets se-
condaires, qu’ils étaient administrés, plus pour calmer que pour
traiter, souvent par manque de temps et de personnel. On pro-
tégeait les professionnels médicaux et la société bien plus que
les patients eux-mêmes. Et cela était inacceptable pour Lorenzo.
Bien sûr, il y avait une dangerosité de certains malades, qui,
ceux-là devaient toujours être surveillés, mais quatre-vingt pour
cent des autres étaient aggravés par les médicaments, plutôt que
d’être améliorés et soignés par eux.

L’état de santé de Gaïa, ne progressait pas vraiment. Il faut


dire que cette sonde, qui passait du nez à l’estomac était pour
elle une intrusion permanente. Elle risquait à chaque fois de se
boucher, malgré les précautions prises et la nourriture liquide
était mal tolérée par son système digestif. Et puis elle n’arrivait à
ingérer que les trois-quarts sur la totalité proposée. La perspec-
tive de la salle d’opération la terrorisait et les journées sans joie,
sans rire, uniquement ponctuées par l’angoisse lui donnaient
une mine de papier mâché et dix années de plus. Heureusement
son ancien ami venait dormir avec elle, tous les soirs, par pure
amitié et sa gaieté et sa gentillesse étaient les seuls apaisements,
dans cette vie d’attente et de souffrance.
Lorenzo était moins disponible et ses neurones cherchaient
désespérément des solutions à mettre en place, pour gagner de
l’argent afin de payer ses travaux. Les gardes supplémentaires
qu’il faisait n’y suffisaient pas, et nulle perspective d’héritage ne
pouvait s’annoncer à l’horizon. Alors à part jouer au loto, ou
s’inscrire à un jeu télévisé, comme lui avait suggéré Gaia, l’avenir
semblait bouché !
Si celle-ci n’avait pas eu ces problèmes de santé, ils eurent pu
organiser des séminaires et des formations d’hypnose, mais en ce
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L’Asile de la déraison

moment, ce n’était même pas envisageable, sauf dans les rêves.


Cependant Lorenzo avait un talent que découvrit un jour Gaïa.
Il avait une très belle voix et une mémoire prodigieuse et spon-
tanément retenait toutes les paroles des chansons. D’ailleurs il
avait coutume de dire que réussir les études de médecine était
d’abord une histoire de mémoire.
Ce talent, émergea un jour où, pour la calmer, il lui fredonna
une chanson. Gaïa sans le lui dire, se renseigna et l’inscrivit à un
jeu télévisé, genre karaoké, où, à un moment, il fallait découvrir
les paroles. A vrai dire, elle ne pensait pas recevoir de réponse et
avait presque oublié l’anecdote, jusqu’au jour où elle vit débou-
ler Lorenzo vert de rage.
« Dis-moi que ce n’est pas vrai, que ce n’est pas toi qui m’a
inscrit à ces pitreries, t’imagines ce que ma hiérarchie et mes
patients vont dire et penser. Je fais un métier public, moi ! »
Gaïa éclata de rire.
«  Tant mieux, il y a eu des prêtres ouvriers et bien il va y avoir
un psychiatre crooner ou rock star.
– T’es complètement dingue ma douce ! 
– Peut-être, mais avec ta mémoire, tu pourrais bien avoir
trouvé la solution pour payer tes travaux. Réfléchis ! Présente-toi
sans rien dire, être connu n’a jamais nui à personne, quand c’est
pour le bon motif. Tu pourrais gagner le maximum, d’abord
pour payer tes travaux, ensuite tu feras une donation à l’institut,
et là, ils ne diront pas non, crois-moi. »
Lorenzo haussa les épaules, mais ces paroles firent tout dou-
cement leur chemin dans son esprit et au lieu de déchirer les
papiers le sollicitant, comme il en avait eu envie au début, il
répondit par l’affirmative et se présenta au jeu télévisé : « Re-
trouvez les paroles ». Il se garda bien-sûr de le dire à Gaïa. Quelle
ne fut pas la surprise de celle-ci, toujours coincée dans l’attente
de l’amélioration de son état et de l’intervention chirurgicale,
de découvrir en ouvrant la télé, Lorenzo s’apprêtant à chanter.
Il raflait tout et gagna le maximum. Il fit même mieux, et s’ins-
crivit à des jeux analogues où la mémoire primait et gagna une
petite fortune, en s’amusant. Lorenzo, grâce à la suggestion de
Gaïa et à son esprit délié, put donc ainsi terminer ses travaux. Il
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versa aussi une somme très conséquence à l’Institut, qui ne put


que se réjouir d’avoir abrité dans ses murs, une recrue originale
certes, mais très performante. Gaïa se sentant un peu mieux,
allait superviser les travaux chez Lorenzo. Et les soirées sur la
terrasse se prolongeaient en grands éclats de rire, de bonheur et
de légèreté.
Ils n’étaient pas sans savoir qu’ils se soignaient l’un, l’autre,
et en étaient ravis.

Dans ce mois de mai de mouvance, même le temps était


perturbé. Le calendrier montrait un 21 mai, pluvieux et froid
comme un mois d’octobre assombri. L’estomac de Gaia refu-
sait de plus en plus la nourriture synthétique, ainsi que la
sonde qui lui était imposée. Pourtant il fallait encore arriver à
les tolérer trente deux jours de plus pour laisser le pancréas se
reposer. Mais toutes ses viscères se tordaient, elle vomissait et
même s’affaiblissait. Ce n’était même plus un refus psy, mais
tout simplement son corps qui rejetait. Demain elle devait voir
le chirurgien, mais elle connaissait la brutalité verbale de cette
confrérie et n’en attendait rien d’encourageant. Son envie de
vivre étant toujours plus forte que les réactions négatives de son
organisme, elle continuait à se battre et se demandait où était la
ou les solutions ? Lorenzo avait bien trouvé les siennes grâce à
sa mémoire, et elle, que pourrait-elle bien inventer ou tout sim-
plement retrouver. Instinctivement, elle sentait qu’il lui fallait se
détendre, lâcher prise et rire et laisser doucement filer le temps
jusqu’à l’opération. De plus, tout en souhaitant l’intervention
qui mettrait un terme à ce désordre, elle la craignait aussi, de
peur d’y perdre la vie. Du coup, elle se crispait, comme pour
retenir le temps et ne faisait qu’amener crampes, vomissements
et spasmes. Pas très malin, mais le conflit interne était là, plus
présent que jamais. Pourtant la veille au soir, un film désopi-
lant avait bien réussi à la faire rire, et l’espace de deux heures,
elle avait mieux vécu le moment présent. Comment rire et se
décontracter ? Dans son appartement de silence et de solitude,
c’était calme certes, mais plutôt lugubre. Il fallait qu’elle trouve
une idée. Sinon...
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Gaïa avait donc rencontré le chirurgien et la perspective main-


tenant d’avoir le ventre ouvert, la paniquait au plus haut point.
Dire que la veille, elle ne stressait même pas à cette idée. Au-
jourd’hui elle se sentait presque défaillir et se demandait si elle
n’allait pas mourir avant. Et puis, il restait encore un mois de
nourriture par sonde et elle n’en pouvait plus. Exténuée et à bout,
telle était sa situation à ce jour, et elle ne savait plus que faire, pour
se retrouver et regagner de l’énergie.

Un soir, des vomissements incoercibles se produisirent après


avoir débouché, une fois de plus, la sonde gastrique qu’il fallait,
à chaque changement de poche de nourriture liquide, rincer
avec une seringue remplie d’eau froide ou tiède, quand ce n’était
pas la déboucher avec une petite quantité de coca-cola, très effi-
cace en l’occurrence. Deux ou trois seringues d’eau étaient aussi
nécessaires, pour arriver à éviter qu’en séchant, ce liquide très lacté
n’obstrue la sonde. A chaque fois, la peur et l’angoisse était de ne
pas y arriver. Car si elle se bouchait, il fallait l’enlever et en repo-
ser une autre. Comme était douloureux ce passage de la sonde,
de la narine à la trachée pour aboutir dans l’estomac ! S’y ajou-
tait en plus une sensation d’étouffer quand il fallait qu’elle passe.
« Avalez, avalez », disait l’infirmier, alors que tout en Gaïa en fait,
ne voulait qu’une seule chose, rejeter ce corps étranger qu’on lui
imposait.
La pompe rythmait jour et nuit une quantité riche en calo-
ries toutefois nécessaire afin que le pancréas se répare. Tel était
le protocole. En fait, ce n’était pas si idéal, la mixture ingérée
faisant aussi monter la glycémie, l’urée, et je ne sais quoi d’autre
encore. Gaïa ce soir-là rejeta tout et en vomissant la sonde la
blessa. L’acide de l’estomac la brûla jusqu’à la gorge. Son larynx
eut un spasme et elle se mit à cracher du sang. On appela un
médecin en urgence, qui relativisa les faits, mais conseilla d’en-
lever la sonde. Le lendemain matin avec sa fille, elles repartirent
à l’hôpital. Trois heures d’attente aux urgences et ensuite dans
le service de gastro-entérologie, afin que l’on accepte enfin de
retirer cette sonde. L’accueil fut plus que mitigé. En contrepar-
tie, le temps que le tube digestif et la gorge cicatrisent, il fallait
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toute les demies-heures, avaler une gorgée du liquide nourricier


et ce, durant quatorze heures par vingt-quatre heures. La sa-
veur en était écœurante, mais pour Gaïa tout lui paraissait plus
doux que cette sonde intrusive, entravant sa liberté. Il restait
vingt-sept jours avant l’opération et là, dans ce nouveau statut,
elle pourrait au moins se sentir plus autonome, ayant même, si
c’était illusoire, l’impression de choisir et de ne plus subir. En
éliminant une source de douleur, un surplus d’énergie pouvait
être consacré à l’acceptation de l’opération. Gaïa savait désor-
mais qu’elle irait jusqu’au bout, essayant d’adoucir ces vingt-
sept jours la séparant de l’intervention susceptible d’apporter,
soit la guérison, soit la fin de sa vie.
Mais Gaïa n’avait pas envie de mourir, mais alors pas du tout,
cependant son âge et le risque opératoire étaient bien une réalité.
D’une façon ou d’une autre, cela allait changer sa vie, et mal-
gré le réalisme cynique de sa pensée, elle se mit à sourire. Mais
pourquoi donc la vie m’impose-telle cela, se demandait-elle ?

De plus, voir souffrir sa fille et s’angoisser sa petite fille, lui


donnait un chagrin infini qui ne l’aidait pas à prendre de la dis-
tance. Mais ainsi en était la vie et seuls les plus forts survivaient.
Gaïa décida qu’elle en ferait partie. Ce répit et cette partielle auto-
nomie retrouvée, lui permirent d’aller voir l’avancement des tra-
vaux chez Lorenzo. L’argent gagné avait bien sûr fait merveille
sur les entrepreneurs et les travaux étaient presque terminés. Les
plâtres séchaient. On approchait de l’été.
« Tiens, pensa Gaïa, je suis tombée malade, la veille de mon
anniversaire et je me fais opérer le jour de l’été, le jour aussi de la
fête de la musique. » Un sourire se dessina sur ses lèvres. Serait-ce
de bon Augure ?

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L’appartement - Terrasse - Diversion


Le combat de Gaïa

Rendez-vous fut pris avec Lorenzo afin de faire le point sur


l’appartement et choisir les tissus et peintures. Lorenzo n’en pou-
vait plus de dormir dans sa petite chambre de garde et avait hâte
de s’installer dans l’appartement sur les toits. Il avait bien revu la
jolie Prunella, mais son rythme de vie ne pouvant vraiment pas
se concilier avec ses horaires de travail, ils s’étaient donc séparés
d’un commun accord. Gaïa devenait de plus en plus importante
dans sa vie, et il ne savait vraiment pas pourquoi. Cela dit, la
peur qu’elle avait de ne pas survivre à l’opération commençait
sérieusement à inquiéter Lorenzo et il fallait qu’il trouve quelque
chose afin de lui enlever cette idée de la tête.
Pour l’instant, la décoration de l’appartement servait de déri-
vatif. Ils commencèrent par définir le style. Le style colonial lui
plaisant, il porta ses choix dans cette direction. Bien qu’il soit
très indépendant, la présence de Gaïa lui était nécessaire, voire
indispensable à sa vie.
Pendant que carreleur et plombier s’affairaient dans la salle
de bains et la cuisine, il appréciait les tons beiges couleur sable,
agrémentés de décors de longs bambous verts flexibles, qu’elle
lui avait choisis. En fait, la nature était le thème même de cet
appartement, qui ressemblait de plus en plus à une maison sur
un toit. Un lit d’un mètre soixante de large, confort oblige fut
choisi et les meubles rappelaient l’outremer. Des voilages avec
paillettes, transparences et minuscules grelots, faisaient bruisser
chaque coulis d’air, harmonieusement. Tout était dans la vo-
lupté, le raffinement et le confort. Poufs, coussins, bougies et
candélabres agrémentaient l’ensemble.

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« Je vais t’offrir ce à quoi je tiens le plus », lui dit alors Gaïa
et elle lui donna un très beau Bouddha en cuivre, haut d’un
mètre environ, qui l’avait toujours accompagnée durant toutes
ces années. Lorenzo la regarda avec intensité.
« J’accepte, à une condition, tu viens passer tous les week-
ends chez moi ? »
Gaïa éclata de rire.
« On verra, on verra, » répondit-elle et elle enchaina aussitôt
sur la terrasse à aménager. Elle était comme une gamine et lui, la
regardait étonné, l’entendant formuler ses goûts les plus secrets.
« On se fait un délire, tu veux, offre-toi un réverbère sur ta
terrasse, près du joli banc en fonte ouvragé. »
Puis une fontaine avec un jet d’eau ringard mais rigolo, cra-
ché par des tritons, compléta le décor. Furent prévus, au centre
de pas japonais posés sur une vraie pelouse à même le sol, des
bacs énormes de bois exotique latté qui mettraient en valeur
d’immenses pins parasols encadrant un sapin bleu aux effluves
méditerranéennes. Un coin fut réservé aux plantes aromatiques,
ainsi qu’à la citronnelle, aussi agréables à humer qu’à déguster.
Un hamac ivoire se positionna vite dans un coin ombragé de
la terrasse, invitant à de nonchalantes siestes vespérales. Des
massifs de fleurs exotiques et colorées égaieraient l’ensemble
et un cerisier déjà couvert de fruits prometteurs, étendrait son
feuillage. Au milieu des odeurs de résine de pin, des ibiscus et
du jasmin, des coussins moelleux et confortables inciteraient à
s’affaler dans le salon en teck de jardin. Enfin, plantée en haut de
la cheminée la plus haute, la girouette qu’ils avaient découverte,
tournerait doucement au gré du vent. Furent rajoutées en prévi-
sion des hivers, des couvertures douces en fourrure synthétique,
jetées çà et là sur lit et canapé.
« Quel délice, s’exclama Gaïa, tu vas t’y sentir bien ! »
Lorenzo se retourna.
« Oui, si tu viens souvent.» Un flou étrange s’installa et passa
entre eux.
Gaïa dut s’asseoir, se plaignant de cette nourriture synthé-
tique trop riche qui gonflait son ventre, la rendant nauséeuse.
Lorenzo sur un plateau de bois doré, lui apporta une infusion
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de citronnelle, plante qu’il avait eu un mal fou à trouver dans


notre capitale. Le malaise passa. Puis soudain Gaïa s’effondra en
sanglots.
« Tu sais, je fais comme si, mais je crois bien que c’est ma
dernière ligne droite et pourtant je veux tellement vivre.
– Alors, ne doute pas, laisse tes peurs s’envoler sur le toit de la
déraison et tu survivras et vivras. Fais confiance à ton corps, ton
esprit est en train de le rejoindre, tu en sortiras fatiguée, mincie
et plus jolie, et enfin rassemblée.
– Oui, mais les enfants ?
– Elles vont s’en sortir, pour une fois, pense à toi, vraiment ! »
Son regard bleu était devenu presque dur.
« Si tu veux vivre, pense à toi ? »répéta-t-il une nouvelle fois.
Le doute passa dans les yeux de Gaïa, des larmes perlèrent aux
creux de ses paupières, puis l’espoir éclaira d’une lumière intense
le fond de son regard.
« Tu ne peux pas savoir la trouille que je vais avoir le 2O au
soir et le 2I juin au matin.
– Ah, si je l’imagine, car je te connais bien, mais dis-toi bien
une chose, la peur ne te fera pas mourir, ce n’est pas le moment. »
Il éclata de rire, Elle se mit à sourire et murmura.
« Le rire est une poussière de joie qui fait éternuer le cœur ! J’ai
lu cela quelque part. Mais que tout est absurde dans ce monde.
Je ne supporte plus la dose de mille ml par jour alors que c’est
le minimum pour se nourrir. Il est vrai que je dois, pour reposer
le pancréas, l’ingurgiter le plus lentement possible en quatorze
heures, je crois et toutes les demi-heures. De quoi vous rendre
dingue et vous inciter à l’anorexie, car le breuvage a un goût
infâme et fait gonfler le ventre comme si on portait une gros-
sesse de sept mois. Je dois faire ainsi, encore vingt-six jours avant
l’opération. Te rends-tu compte ? Donc récapitulons, on perfuse
les bras la première semaine, on nourrit à la sonde pendant les
trois autres qui suivent et puis per os puisqu’il y a problème
avec la sonde, puis reperfusion avant le bloc opératoire et pour
les douleurs qui en découleront. Ensuite si on a survécu, et que
l’on n’est pas devenu dingue, la vésicule va être enlevée pour
résoudre tout ou bien perdre la vie. Tout cela c’est de la torture
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et pourrait se résumer  ainsi, pourquoi faire simple quand on


peut faire compliqué, ou comment torturer les vieux avant de
les achever . Je craque... Ahhhhhhhhhhhh !

Un accident, c’est une péripétie, une brèche dans le réel, et


c’est ce qui vient de m’arriver. La réalité est que la douleur est
là pour nous dire quelque chose. Qui croire ? Mon corps qui
accumulant les stress, a dit non, jusqu’à me mettre en danger,
ou croire résoudre le problème en enlevant le réceptacle des ré-
sultats du stress qui accumulait scories et calculs biliaires  ? Si
on enlève le réceptacle, donc la vésicule, les calculs ne se feront
plus là et la bile partira dans les intestins. Mais, pour se débar-
rasser d’un problème, est recréé un autre danger avec le risque
opératoire. Mon corps va encore subir, ou il l’accepte pour ré-
soudre cette problématique, ou il le refuse car il n’a plus envie
d’être confronté à l’inacceptable, et là ma vie se terminera. Mais
comme j’ai envie de vivre aussi pour moi et de continuer mon
chemin, j’accepte l’inacceptable comme un espoir. Comme si,
il y avait une solution au bout et à l’évidence, il y en a toujours
une, quelle qu’elle soit et où qu’elle soit ! »

Pendant que Gaïa se préparait à ce combat qu’elle espérait ne


pas être le dernier, tout en ayant peur qu’il le soit, Lorenzo s’ins-
tallait enfin dans son appartement sur les toits et un bonheur réel
se distillait dans sa vie. Désormais, après ses lourdes journées de
travail, il pouvait s’évader et faire une coupure et laisser exister sa
vie personnelle en changeant de cadre. Arrivé sur le toit, le dernier
petit palier franchi, il changeait de paysage et tout devenait léger.
Certes on pouvait le joindre n’importe quand et instantanément
en cas d’urgence, grâce à son bip, mais cela ne le dérangeait guère,
grâce à cette ouverture vers le ciel.
La terrasse apportait nature et découverte permanente, chaque
pousse représentant un renouveau, chaque bouton éclos une sur-
prise inattendue. Quel bonheur ! Grâce à Gaïa, il avait enfin pu
construire son havre de paix, son oasis à lui à proximité de la
pathologie la plus lourde, bien qu’il pensa toujours que les plus
atteints se trouvaient à l’extérieur et non au-dedans de l’asile.
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Le problème de l’approvisionnement était simple, il faisait une


fois par semaine une incursion dans un magasin d’alimentation,
qu’il avait sélectionné pour la qualité de ses produits et de ses
fruits et légumes et il se faisait livrer. Le midi, il déjeunait en bas
avec ses collègues et de temps à autre allait faire une introspection
dans la cité, afin d’y constater et mesurer les changements, progrès
et régressions.
Désormais, il se sentait vraiment à l’abri et en toute séréni-
té. Gaïa venait régulièrement et prenait de plus en plus de place
dans son esprit et dans sa vie. Il avait bien de façon pulsionnelle,
quelques aventures et des rencontres sexuelles de passage, mais
il préférait l’hôtel pour ses ébats, protégeant jalousement sa vie
personnelle.
Ce soir-là, il était seul, savourant les parfums de lavande et
de citronnelle que la chaleur de juin distillait dans l’atmosphère.
Gaïa trop lasse, était restée chez elle. Lorenzo dans son silence,
pensait à elle et se demandait comment la sortir de là. Il la per-
cevait en mouvance et même en danger, et toute l’affection qu’il
pouvait lui montrer, ne suffisait pas à l’évidence à la sortir de ce
mauvais pas. Mais en fait, il savait bien que ce serait son incons-
cient à elle qui choisirait et bien sûr la dextérité du chirurgien.
Où la chance serait au rendez-vous, ou s’accomplirait le destin ?
Cela, n’était que ce que son intellect exprimait, mais son cœur, ses
tripes même criaient le contraire. Il voulait qu’elle vive, la sortir
de ce ghetto où les autres l’avait enfermée et construire avec elle
de nouveaux projets thérapeutiques.
Lorenzo s’aperçut alors de ce qu’il n’avait jamais voulu voir
jusqu’ici, malgré les plaisanteries de Marc son ami, à ce sujet. Il
éprouvait véritablement de l’amour pour Gaïa. Et bien que trou-
blante et quelque peu dérangeante, cette pensée émergente le
combla de bien-être.
Il fallait qu’il lui dise. Il se précipita sur son portable et l’appela.
« Gaïa, comment te sens-tu ?
– Pas terrible Lorenzo, c’est difficile, je suis si lasse et j’ai peur
tu sais.
– Je sais, Gaïa, je veux te dire, tu vas me prendre pour un
dingue, mais, mais il faut que je te le dise, car c’est une évidence
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qui vient de m’apparaitre. Je t’aime, je t’aime plus que tout au


monde... Oui je sais, un lien étrange nous unit. Non je veux
dire, enfin oui aussi, tu as raison mais au-delà du lien, je t’aime
tout simplement comme un homme aime une femme. »
Un silence s’installa, Que dire ?
Il reprit
«  Ne me dis pas que c’est impossible, à cause de l’âge et de
toutes ces sottises, je m’en fous, vivons ce qui doit être vécu, notre
rencontre n’est pas due au hasard. M’entends-tu ? »
Le silence prolongé se ponctua d’un soupir, puis la voix de
Gaïa lui parvint lointaine presque brisée.
«  Lorenzo, tu me dis cela, alors que je suis à la croisée des
chemins.
– Je te le dis car je viens seulement de le comprendre. Accepte-
le. Je viens te chercher. Ne reste pas seule, ce soir.
– Si, au contraire, je dois réfléchir et mettre mon âme en paix. »
Un sanglot brisa sa voix, elle raccrocha. Il tenta de la rappe-
ler, elle ne décrocha pas. Pour la première fois depuis des années,
Lorenzo se mit à pleurer.

Gaïa de son côté, se sentait étrangère à tout cela, même pas


surprise, ni contente, pas même perturbée. Elle ne se sentait pas
concernée, évoluant dans une autre dimension, où les problèmes
d’affects ne pouvaient pas être d’actualité. Elle avait à régler
quelque chose de vital et laisser son instinct choisir ce qui serait
le mieux pour elle. Bien sûr, elle avait peur et avait envie d’éviter
la salle d’opération, en même temps il fallait bien se confronter
à la réalité, et la réalité n’était pas cette vésicule qu’il valait mieux
enlever, mais tout autre chose. C’était la fin d’un cycle et quelle
que soit l’issue, il fallait qu’elle y aille. La paix se fit en elle, elle
soupira soulagée par la décision qu’elle venait de prendre et s’en-
dormit sereinement, après avoir arrêté le téléphone. Les angoisses
des autres, pas plus que leurs sentiments, n’avaient de place ce soir
dans sa vie. Elle sourit apaisée. Demain serait un autre jour.
Gaia avait perdu cinq kilos, en un mois, avec cette pancréa-
tite, ce qui pour sa silhouette était plutôt bénéfique, mais sa
mine en papier mâché montrait que tout était loin d’être ré-
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glé. Elle se réveilla nauséeuse comme chaque matin, prépara la


mixture infâme et liquide à avaler toutes les demi-heures, une
bonne trentaine de fois dans la journée, afin d’être nourrie sans
que le pancréas soit agressé. Elle prit sa douche, se mit du rouge
aux ongles des pieds et des mains, mais en voyant son visage,
renonça à se maquiller les yeux. La fatigue était là, impossible à
dissimuler.
Étonnamment, elle avait complètement oublié l’appel télépho-
nique de Lorenzo et sa déclaration. Ayant retrouvé son calme elle
s’apprêtait à entamer avec sérénité sa vingt-sixième journée avant
l’opération. Elle se remit à son ordinateur, afin d’occuper le temps
désormais fractionné, essayant d’avancer les écrits qu’elle avait
commencés. Elle aurait bien voulu terminer avant l’intervention
et surtout les imprimer, ou, tout au moins les sauvegarder.
« Laissons à la postérité le témoignage authentique de notre
imaginaire, émaillé de la réalité la plus crue. » se dit-elle en adres-
sant au miroir une superbe grimace. Il fallait bien combler ses
journées, comme si le temps ne passait pas tout seul. Ses journées
étaient ponctuées toujours par l’infâme breuvage hyperprotéiné,
qu’elle avait à ingérer en guise de nourriture. Elle ne mangeait
plus depuis plus d’un mois, elle était juste nourrie. Mais elle s’y
était habituée, soulagée de n’avoir plus la sonde gastrique qui la
blessait. Elle ne voyait personne, essayait de s’occuper et oscillait
entre peurs, chagrins et révolte.
C’était le Lundi de Pentecôte, il restait vingt jours jusqu’à l’opé-
ration. Gaïa avait la sensation d’être dans le couloir des condamnés
à mort, à qui l’exécution pouvait être annoncée chaque jour. Sauf
qu’elle, elle en connaissait la date, le 2I juin 2O12... Brr ! Cela
lui devenait insupportable. Enfin aujourd’hui, Noël son autre
ami, allait l’emmener se promener un peu, faire une ballade sur la
Seine, et se poser à une terrasse de café. Elle avait tant besoin de
voir du monde. Cela lui ferait sûrement du bien. Hier elle avait
rangé son placard, c’était une façon de se projeter un petit peu
dans l’avenir et surtout de s’occuper et elle en avait eu l’énergie.

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L’inattendu - L’amant

Carole, sa fille vivait une nouvelle romance avec l’ami rencontré


récemment et cela avait l’air de lui donner un peu de réconfort. Par
contre Gaïa trouvait une discordance entre les yeux et la bouche de
l’homme. Quand il riait, ses yeux restaient durs et calculateurs, et
lorsque ceux-ci souriaient, ses lèvres restaient pincées. Elle ne voyait
pas en lui, de grandes qualités humaines et craignait que sa fille ne
se fourvoie une fois encore. Mais elle ne voulait plus se mêler de
ses histoires. Cela suffisait, la preuve, elle avait risqué d’en crever !
Le père monstrueux de l’enfant de sa fille, avait une vie étrange et
dissolue et il allait bien falloir prouver tout cela pour la protéger.
Bon, mais pour l’instant, elle devait stimuler sa pulsion de vie afin
d’avoir envie de revenir de la salle d’opération, et ne pas céder à la
tentation de son inconscient de se laisser glisser pour ne plus subir et
être malmenée. Récupérer le plus vite possible pour vivre, car elle en
avait envie, tellement envie et pour elle cette fois ! Voilà seulement ce
qu’elle devait mémoriser !
Lorenzo lui manquait, mais il était surchargé de travail. Cepen-
dant, elle lui envoya un sms pour lui dire qu’elle allait admirer sa
tanière paradisiaque. En écrivant ces mots, ses yeux pétillèrent de
malice. Gaïa reprenait du poil de la bête, elle-aussi, et c’était positif.
Le lendemain, elle fit même un tour sur la Seine comme une simple
touriste, accompagnée par son ami Noël. Le soleil faisait scintiller
les flots et le clapotis de l’eau l’apaisa. Puis elle prit un Vittel à une
terrasse de café, ravie de voir du monde, car depuis un mois elle était
recluse chez elle, enfermée entre douleurs et peurs. Elle alla même
s’acheter dans le magasin en face du café, trois paires de boucles
d’oreille pour retrouver un peu de ce plaisir que la vie lui avait volé
depuis le 25 avril et peut-être depuis plus longtemps d’ailleurs.
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L’Asile de la déraison

Aujourd’hui ses vieux démons l’agitaient et des extrasystoles


lui faisaient croire à sa fin prochaine …. De plus elle sentait bien
que peu à peu son ami Noël, prenait de la distance, repris par
l’envie de vivre des évènements légers, plutôt que d’accompa-
gner autrui en permanence.
Gaïa s’apercevait aussi que sa fille retombait dans la dépen-
dance affective, ce qui lui avait toujours joué de mauvais tours.
Gaïa ne croyait pas à la gentillesse et au désintéressement de ce
nouveau compagnon, s’installant trop facilement chez l’autre.
Elle le sentait calculateur, sous son aspect qui se voulait naturel
et convivial. Son hobby étant le tir à l’arc, quelle cible en réalité
cherchait-il à atteindre ? On pouvait se le demander ! Ses yeux
étaient en contradiction avec sa bouche et cela en permanence.
Il travaillait soi-disant dans l’existentiel, mais en fait Gaïa pen-
sait qu’il mentait et était au chômage. Surfant sur Internet, il
ciblait là aussi, des victimes à épingler et il venait d’en trouver
une à l’évidence en la personne de la fille de Gaïa.
Gaïa souhaitait de tout cœur se tromper cette fois-ci ! Elle
en parla même à Lorenzo qui lui dit de laisser sa fille réussir ou
rater sa vie, que ce n’était plus son problème, qu’elle avait déjà
failli en mourir et qu’il fallait qu’elle comprenne ; ainsi ses peurs
pourraient-elles enfin disparaitre.
Elle avait pris un an à l’avance, des places pour le concert
de Johnny Halliday, qui avait son âge exactement. Elle faillit
ne pas y aller, l’accès au Stade de France étant sécurisé, les voi-
tures n’étaient pas autorisées à déposer les spectateurs devant ses
portes. Gaïa épuisée, ne pouvait ni marcher vingt minutes, ni
attendre trop longtemps. Tout le monde lui disait d’y renoncer
et cela la rendait triste. Encore un deuil et puis zut, si elle était
en condition d’aller se faire opérer le 21 juin, pourquoi le 15 du
même mois, jour du concert ne pourrait-elle pas y assister ? Pour
se ménager et accéder à son désir, elle eut l’idée de s’offrir une
chambre le jour même au Novotel, à deux cent cinquante et un
Euros – une petite folie pour elle – afin de pouvoir s’y reposer
et être à proximité de l’entrée du spectacle. Au moins, quoiqu’il
arrive, elle aurait essayé d’y aller et accédait ainsi à son désir, au
milieu des interdits et des souffrances quotidiennes.
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«  Si je claque en salle d’opération, au moins j’aurai vu le


concert avant. » Elle se mit à rire, comme un enfant qui fait un
pied de nez aux adultes menaçants. Aujourd’hui, pour tester ses
limites et malgré les nombreuses extrasystoles qui l’inquiétaient
et ponctuaient ses craintes, elle allait accompagner sa petite fille
à la représentation de la pièce de théâtre de l’école dans laquelle
elle jouait. Sa fille et son compagnon seraient là, elle pourrait en
voir plus sur son comportement...
Le rêve de la nuit avait été angoissant  : elle voyait Carole
qui voulait détruire toute la splendide vigne vierge tapissant
la façade de la terrasse car dessous se cachaient des araignées
géantes. Gaïa l’interpréta comme le désir de prendre son terri-
toire sous prétexte de l’assainir. C’est vrai qu’il était temps pour
elle de sortir de ce cercle infernal et de reprendre la main. Elle
reprit rendez-vous avec son psy et un ami-psychiatre hypnothé-
rapeute, pour se faire aider et arriver à décanter les peurs qui
l’animaient. De toutes façons, Gaia était une combattante et elle
décida que ni les peurs pas plus que les dangers ne l’arrêteraient
sur son chemin de vie. Elle oscilla donc entre espoirs, dès qu’elle
se sentait un peu mieux et désespoirs, lorsque malaises et fatigue
apparaissaient, Gaïa pouvait aussi observer les êtres, comme
les entomologistes étudient le comportement des insectes. Elle
constatait la lassitude des gens qui disaient l’aimer, à l’accom-
pagner et pourtant pour l’instant, à part un peu de présence,
ce n’était ni lourd, ni impressionnant. Un mois à peine s’était
écoulé et les processus d’évitement commençaient déjà.
Chacun avait envie de retourner dans l’oubli de la morta-
lité, et de tout ce qui chez l’autre pouvait réactiver le souci ou
tout simplement l’inéluctable. Car nous vieillissons tous. La
maladie, la vulnérabilité, la souffrance et les peurs font partie du
chemin, tout ce qui dérangeait donc, en ramenant à la réalité,
devait être éliminé au plus vite. Le malade observe souvent le
désinvestissement chez les autres, la fuite, les évitements mas-
qués sous des prétextes divers  : travail, fatigue, autres obliga-
tions, voyant le mensonge se distiller peu à peu. Car la plupart
des gens vont faire tout et n’importe quoi susceptible de leur
faire oublier justement que la mort va un jour, eux aussi, les at-
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teindre. Chacun attend le dénouement et quelle que soit l’issue


y trouvera son compte.
Ainsi Gaïa analysait-elle la situation. Si elle s’en sortait, on
essaierait de lui demander plus qu’elle ne pouvait donner et elle
serait mise à nouveau en danger, sous prétexte qu’elle était solide
psychologiquement. Et si le contraire survenait, et bien après
du chagrin bien sûr, les bénéfices secondaires apparaitraient. La
jouissance d’un appartement apporterait un revenu pour sa fille,
voire un réaménagement de vie avec un ami trop content de
squatter un espace qu’il n’aurait jamais les moyens de s’offrir.
Pour son ami Noël aussi, après le deuil de leur histoire, il re-
tournerait comme les animaux à la belle saison, danser, séduire,
parader, fier de sa nouvelle crinière, le destin tragique de l’autre,
lui ayant souligné simplement la chance qu’il avait d’être en
bonne santé et d’avoir des années devant lui. La vie continuerait
comme après une catastrophe ferroviaire, ou un tremblement
de terre. Tout passait et recommençait et l’humanité survivait.
Gaïa avait déjà vécu cela et le chagrin de se sentir seule, aban-
donnée par ses forces, par la vie et aussi par les êtres, sur qui elle
avait cru pouvoir compter, lui était familier. Elle comprenait
bien, c’était humain, mais cela apportait toujours un sentiment
terrible de solitude au moment où précisément la force et l’éner-
gie des autres devraient régénérer et faire croire à l’impossible.
Mais ce n’était qu’une illusion !
Il y a des rêves qui doivent rester des rêves, tout simplement.
Elle se souvenait d’une phrase souvent prononcée par son
père lorsque des circonstances analogues se produisaient.
«  Tu sais, celui qui est à plaindre est toujours celui qui part »,
il parlait du mourant bien sûr !
Et dans cette antichambre d’intervention chirurgicale, ta-
pissée, d’interrogations, de peurs et de doutes, elle les trouvait
criantes de vérité, ces paroles-là. En attendant elle aménageait
les journées, se fixait de petits objectifs, voyant les jours dimi-
nuer et la rapprocher de la date de l’opération, qu’elle craignait
et souhaitait tout à la fois. Elle alla même chez un confrère par-
ler de ses peurs, tout en sachant que cela ne changerait rien du
tout. Mais en faisant les gestes, on finit par y croire et l’essentiel
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était d’arriver à diminuer l’angoisse. Le reste, Gaïa le savait bien,


ne nous appartenant pas.

Lorenzo était sur sa terrasse, son téléphone portable à la main,


il commençait à s’inquiéter, car Gaïa qui devait venir, n’était tou-
jours pas arrivée. Elle était si fragile ces derniers temps et plus se-
crète aussi. Ayant un travail fou, il n’avait pas réalisé que le temps
passait aussi vite et avait été moins attentif à tous ses propos. Il
s’en rendait compte maintenant qu’il se posait un peu, dans cette
chaude nuit de Juin. Il l’appela, elle ne répondit pas, il lui laissa
plusieurs messages... Rien. Alors, il descendit les sept étages en
courant, sauta dans sa voiture et arriva en un temps record au
domicile de Gaïa. Il sonna plusieurs fois, tant son inquiétude était
grande, prêt à défoncer la porte. Au bout d’un moment qui lui
parut un siècle, la porte s’ouvrit laissant apparaitre une Gaïa, pas
encore habillée.
«  Mais enfin, que se passe-t-il  ? Je t’attendais  ! Nous avions
rendez-vous. »
A cet instant, une ombre se profila et un homme sortant mani-
festement de la douche, s’avança.
« Tout va bien, Darling ? » Gaïa à la même minute, réajusta
une mèche de ses cheveux et la réalité apparut aveuglante et fla-
grante à Lorenzo.
Gaïa avait un amant  ! Et elle avait oublié leur rendez-vous.
Leur rendez-vous !
« Noël, je te présente Lorenzo, Lorenzo voici Noël... » Quelques
secondes qui furent une éternité, suspendirent le temps, les re-
gards des deux hommes se croisèrent, s’affrontant, puis le sourire
enjôleur et éclatant de Noël ainsi que sa main tendue amicale-
ment, rompit menaces et tensions.
« Entrez, Gaïa m’a tant parlé de vous ! » La colère de Lorenzo,
nourrie par la jalousie soudaine qu’il venait d’éprouver, se cal-
ma aussitôt quand il passa le seuil de la porte d’entrée. Les deux
hommes étaient là pour aider et pour accompagner Gaïa, dans
cette partie de sa vie, si douloureuse, angoissante et probléma-
tique. Et leurs inconscients le sentirent et plutôt que de s’affron-
ter, ils s’allièrent.
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Gaïa leur sourit, perdant vingt années d’âge en cette minute


et un fou rire incoercible jaillit de sa gorge, au point de gagner
à son tour, Noël et Lorenzo. Puis elle alla chercher des coca-cola
bien glacés et s’installa entre eux deux. Chacun savoura la cha-
leur de l’instant et la fraîcheur des boissons.
« Et si nous terminions la soirée en haut sur ma terrasse, cela
serait sympa, Non ? »
Noël regarda Gaïa, qui acquiesça en souriant.
« Je m’habille et j’arrive » ajouta-t-elle simplement.
La fin de la soirée fut délicieuse, Gaïa s’installa dans le hamac
et savoura une citronnelle. Les deux hommes devisèrent cordia-
lement et firent connaissance. Leur préoccupation étant centrée
uniquement sur Gaïa, toute rivalité fut exclue entre eux. Puis,
vers deux heures du matin, Noël la raccompagna chez elle, et
resta.
Lorenzo demeura seul, lui qui avait tant rêvé de ce tête à tête
avec Gaïa. L’incroyable était qu’il se sentait vraiment amoureux
d’elle et lorsqu’il avait compris qu’un autre homme était dans sa
vie, son sang n’avait fait qu’un tour, puis par amour justement
il s’était contenu. Elle avait besoin de force et d’énergie, pas de
conflits. Il se dit lui aussi, à son tour qu’il y avait des rêves qui
devaient rester des rêves tout simplement. Réfléchissant à la vie
de Gaïa et à celle de ses patients, il pensa que la réalité était toute
simple. La douleur était là pour nous dire quelque chose. Et que
même parfois, il était sans doute nécessaire de faire une erreur
afin de se rendre compte qu’on allait dans la mauvaise direction.
Cela faisait du mal de faire des faux pas, mais c’était le seul
moyen de savoir qui on était réellement. Cependant toutes ces
rationalisations n’empêchèrent pas son chagrin, de remonter, de
gonfler comme les voiles d’un voilier emporté par les vents, de
tournoyer au fond de sa gorge, comme la sonde que Gaïa voulait
évacuer. Et tout d’un coup, Lorenzo en fut submergé et éclata en
sanglots comme un enfant perdu et abandonné à jamais.
Lui était resté seul, elle ne l’avait pas choisi, lui.
Gaïa, aux côtés de Noël, dormait paisiblement, pour une fois
ses angoisses s’étaient tues, et la présence des deux hommes l’avait
réconfortée. L’incongru de la situation de départ l’avait bien sûr
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fait sourire, puis tout s’était enchaîné simplement, affectueuse-


ment. Ces deux hommes l’aimaient, chacun à sa façon, et cela
lui faisait plutôt du bien, dans ce moment de vie où elle pensait
toujours que ses jours étaient comptés. Vingt-deux jours jusqu’à
l’opération. Alors lorsqu’elle se sentait mieux, autant en profiter.
Elle pensait au dernier verre de rhum et à la dernière cigarette
du condamné à mort. Et pourtant, elle ne voulait pas la veille de
l’opération voir la peur et l’angoisse de sa fille, et se sentir une fois
de plus dans l’obligation de la réconforter. Peut-être verrait-elle
Noël, s’il était libre ce soir-là, car il savait être positif. Mais, elle
savait déjà qu’elle voudrait être seule, pour se concentrer et abor-
der son destin sans témoin et face à elle-même. En attendant,
elle avait décidé de se battre pour gagner et de mettre toutes les
chances de son côté pour être en forme, avec des analyses les plus
correctes possibles et un moral d’acier. Quant aux professionnels
qui allaient l’opérer, l’anesthésier et l’assister, à eux de faire leur
boulot. Si elle ne revenait pas de cette intervention-là, elle n’y
serait pour rien et la terre tournerait encore. N’ayant plus de
croyance bien ancrée, elle ne pouvait se consoler en pensant être
mieux dans un autre monde, donc pour elle, une seule issue exis-
tait : survivre et guérir, afin de continuer sa vie mais d’une autre
façon. Elle venait enfin de comprendre la leçon.

Le soleil battait des cils et les oiseaux chantaient la douceur


de vivre. Le câlin de la veille lui ayant fait du bien, Gaïa se dit
qu’il faudrait recommencer au plus vite. Un jour encore venait
de s’écouler. Afin de traiter sa peur de ne pas survivre à l’opéra-
tion, Gaïa retourna consulter un confrère psychiatre et psycha-
nalyste qu’elle connaissait depuis de longues années. Elle pleura
beaucoup, il lui énonça des évidences et fut même le contraire de
ce qu’elle attendait. Donc il ne fut, ni compréhensif, ni calmant.
Et cela l’irrita. Néanmoins, la démarche dut avoir quelque chose
de positif, car elle rentra chez elle à pied malgré sa fatigue et son
ménisque fissuré.
Elle se lava les cheveux, les boucla, avala presque avec plaisir
l’infâme breuvage qui la nourrissait. La faim commençait à reve-
nir et la pulsion de vie aussi. Noël venait de lui annoncer qu’il
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avait pris dix jours de vacances. Elle savait bien qu’il ne serait pas
tout le temps avec elle, il en était incapable, mais elle le verrait
plus souvent et en était ravie. Elle se dit aussi que Lorenzo allait
lui faire grise mine, mais il se ferait lui-aussi une raison. Elle
décida donc d’aménager au mieux les jours qui l’amenaient à
l’opération. Le lendemain soir, elle devait assister à un concert
avec un groupe folklorique Corse qu’elle adorait « l Muvrini », et
elle y allait en famille. La journée avait été belle, et elle en avait
profité. Elle avait même ressenti des pulsions estivales et en avait
été réjouie. Un peu de fatigue, le soir, tombait sur ses épaules,
mais elle était contente d’avoir vécu sa journée presque norma-
lement. Soudain, Gaïa se surprit à s’entendre dire à voix haute.
«  Je suis comme les pousses des sapins sur ma terrasse, je
monte de plus en plus en hauteur pour dépasser les cheminées,
et j’attends encore un peu pour m’épanouir dans cette couleur
vert tendre qui ravit les regards ».

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L’Asile de la déraison

Rendez-vous - Pulsion de vie

Lorenzo se réveilla avec une boule à l’épigastre, envahi pour la


première fois, par ce que ses patients lui décrivaient comme être de
l’angoisse. Il réalisa que Gaïa lui manquait, alors qu’il faut bien le
dire, tout en pensant à elle, ses précédentes journées avaient été sur-
chargées par le travail et les décisions d’urgence à prendre. La ges-
tion des conflits administratifs et les tensions du personnel soignant
l’envahissant, le temps avait eu raison de ses états d’âme personnels.
Comme Gaïa ne l’avait pas rappelé, ils ne s’étaient pas vus. Et
là, depuis qu’il avait su et compris qu’un autre existait, l’insuppor-
table jetait ses tentacules, et envahissait son présent. Sa seule priorité
devint soudain d’être avec elle, de la voir, de l’entendre.Vingt fois,
le portable dans la main, il avait composé son numéro, s’arrêtant
aussitôt, en se disant qu’elle n’était pas seule. Et puis, il ne voulait
pas avoir l’air d’être en demande. Marc avait bien vu. Il était, aussi
surprenant que cela puisse paraître, tombé amoureux de Gaïa. Pour
lui, elle était un être de lumière et de vérité aussi indispensable à sa
vie, que l’eau désaltérant l’humanité. Mais ce qui l’étonnait, c’est
que ce n’était pas qu’affectif, intellectuel ou empreint de spiritualité
comme il l’avait toujours cru, mais bien charnel aussi, tout simple-
ment comme un homme désire et aime une femme. Noël avait été
le révélateur de cet état de fait. En plus, rien ne pouvait empêcher
cela, pas plus le regard d’autrui, que la rationalisation de la situa-
tion. Ne résistant plus, il l’appela enfin.
« Allo, je te dérange ? » Sa voix douce, encore voilée par les agres-
sions de la sonde gastrique, répondit aussitôt.
« Mais non, Lorenzo, rien n’est changé entre nous, tu sais, que
Noël existe, et lui, sait aussi pour nous, mais cela ne modifie en rien
nos rapports privilégiés.
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L’Asile de la déraison

– Oui, oui, mais, tu ne comprends pas, je...


– Écoute, dit Gaïa, je viendrai bientôt te voir, et nous en
parlerons. Pour l’instant je me prépare pour le 21 juin et l’opération
et j’ai besoin, de calme, d’amour et de douceur et de vous deux,
bien sûr ! Comprends-le... »
La conversation s’arrêta et Lorenzo accepta, car il n’avait pas
le choix.
L’expérience de la vie ne l’angoissant en rien et lui ayant appris
que seul l’instant avait du sens, Noël lui, prenait les choses comme
elles venaient, sans souci, ni état d’âme, il ne faisait que ce à quoi
il croyait et ce qu’il sentait. Voilà plus de trois ans, qu’il connais-
sait Gaïa et tout en sachant que compte tenu de leur différence
d’âge, il lui survivrait probablement, il serait près d’elle comme
elle l’avait été, tant qu’il la sentirait fragile et en danger. Après la
vie déciderait bien toute seule. Que Lorenzo existe ne le déran-
geait pas, au contraire, il se disait que Gaïa méritait bien l’amour
de deux hommes.
L’église voisine égrena dix heures, en son clocher. Les oiseaux
attirés par l’arrosage matinal, s’ébouriffaient dans les flaques
d’eau, jetant de tous côtés des gouttes d’eau arc en ciel. Les tour-
terelles roucoulaient montrant leur territoire, et seuls les marti-
nets tournoyaient dans le ciel, avant que la chaleur ne s’abatte
sur la ville. Un calme habité régnait et Gaïa le prit comme une
offrande. Bien sûr une douleur persistait sous ses côtes à droite,
et ses peurs tapies au fond d’elle, attendaient le crépuscule pour
pointer museaux et dents acérées, mais elle réussit à aménager ces
journées d’attente, en quelques moments de plaisir, de détente et
de presque bonheur. « J’ai repris la main, se dit-elle ! » Elle savait
qu’elle irait jusqu’au bout et affronterait l’intervention, sinon en
paix, au moins en accord avec elle-même. Quand on lui disait
de se reposer, elle répondait en riant « Mais j’ai l’éternité, pour
cela ! » Elle réussit à assister au spectacle donné par les « I Muvri-
ni », pour elle c’était une petite victoire de vie, elle agita le drapeau
corse avec sa petite-fille, chanta aussi, communiqua avec chacun,
mais en sortit épuisée. Elle fut même un peu déçue, ayant trouvé
la réalisation et la prestation des chanteurs moins bonne que les
années précédentes, moins émouvante aussi, à moins que ce ne
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fut elle qui eut changé, ayant un autre regard sur les choses désor-
mais. C’était même probable ! Le lendemain fut difficile, tant la
fatigue était présente.
Noël avait pris dix jours de congé et de ce fait, serait là plus
souvent. Lorenzo se sentant exclu, malgré les paroles de Gaïa, se
plongea dans le travail et dans la restructuration de l’organisa-
tion psychiatrique et du protocole des soins, qu’il trouvait par
trop archaïque et donc peu adapté aux pathologies actuelles. Ne
pas arriver à accepter l’évidence des choses les plus simples, parce
qu’elles ne nous conviennent pas, désormais constituait le début
de la plupart des pathologies. Tout d’un coup, elles se mettaient à
flamber, prenant des formes paroxystiques, amenant à de violentes
colères avec passages à l’acte, ou à des mélancolies profondes avec
prostration et éloignement total de la réalité:
Les individus accusaient toujours autrui ou le système, de
l’échec d’aboutissement de leurs désirs. Dans l’incapacité à se
confronter à la frustration, ils se réfugiaient dans des paradis arti-
ficiels de médicaments ou de drogues illicites, qui donnaient le
change au début mais finissaient très vite par accentuer la béance
résiduelle et individuelle. Un clivage du Moi intervenait alors,
murant dangereusement les êtres dans des schizophrénies de plus
en plus difficiles à soigner. Au manque de personnel, se substi-
tuait l’augmentation de médicaments calmants mais non théra-
peutiques, la vraie solution étant d’utiliser de façon équilibrante
les uns, pour permettre le dialogue. Seule la parole et le travail
thérapeutique amenaient peu à peu le patient, le souffrant, de-
vrions-nous dire, à sortir de ce déni de réalité dans lequel il s’était
enfermé.
Lorenzo cherchait le moyen d’embaucher du personnel et de
le former de façon adéquate et optimale, malgré la restriction des
budgets octroyés et le laxisme réactionnel qui comme conséquence,
en avait découlé. Que pouvait-il réduire, pour augmenter ailleurs ?
La qualité devait être privilégiée et pour ce faire, formation, motiva-
tion et encadrement devenaient les moteurs de la nouvelle stratégie.
A défaut d’augmenter les salaires, une meilleure organisation devait
permettre également étant donnée l’absence de crédits, de donner
la possibilité aux soignants de disposer de plus de jours de repos.
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Compensateurs et récupérateurs, ceux-ci permettraient un meilleur


rendement et investissement pour les heures et les efforts deman-
dés. Chacun devait y trouver et son compte et sa place, autant les
soignants à tous les échelons, que le patient lui-même. Ces idées
tournoyaient dans les hémisphères cérébraux de Lorenzo comme
dans un circuit de course automobile et il finit par prendre quelque
chose lui-aussi, afin d’apaiser la rumeur intérieure qu’il n’arrivait
plus à maitriser. Les sentiments de frustration et d’exclusion étaient
omni-présents et perturbaient son quotidien pourtant bien géré
d’habitude.
Ainsi, soudainement pouvait-on basculer psychiquement,
comme dans n’importe quelle maladie organique, alors qu’on se
croyait équilibré et hors d’atteinte de tout désordre. Même le tra-
vail, ne constituait pas un moyen d’action pour échapper à cette
blessure. Il sortit et téléphona alors à Prunella, qui ne l’ayant pas
attendu, lui prodigua quelques paroles nébuleuses, dans un « On se
verra un de ces jours. » Dépité, Lorenzo alla draguer aux terrasses
des cafés, en boite, tout y passa et même si elle le fit dormir sans
calmant, la sexualité n’apaisa pas pour autant ses tourments.

Les jours passèrent, les tourterelles roucoulaient toujours sur les


toits alentours. Le merle lui, avait cessé ses appels matinaux, ayant
trouvé enfin sa compagne, il était désormais trop occupé à nidi-
fier. Le soleil se levait sur Paris, auréolant de doré les immeubles les
plus démunis. On eut pu croire trouver au bout d’une rue, un coin
d’océan, tant était prometteuse la journée.
Gaïa réfléchissait à sa peur de mourir, presque sereinement,
organisant ses journées au mieux de sa condition physique, se
distribuant la nourriture synthétique qui la maintenait en vie, en
fonction de ce que son corps lui disait, en surveillant poids et dénu-
trition éventuelle, malgré l’illusion de ses rondeurs. Elle décida de
vivre au mieux ces jours, qui pouvaient aussi être les derniers pour
elle. Chaque minute constituant des petits trésors, elle les engran-
geait au fond d’elle, afin qu’en énergie, elle puisse s’en servir. Et
puis, se dit-elle soudain à voix haute.
« Tout devient précieux quand on prend conscient qu’on peut
le perdre ! »
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Lorenzo en était arrivé à ce stade de réflexion lorsque son


portable sonna. C’était Gaïa.
« Comment vas-tu ?
– Bien, et toi ? » Il joua l’indifférent.
– Je fais ce que je peux, je me bats contre le temps et la peur.
– Oh ! tu exagères tout. Comme d’habitude ! » lui répondit-
il, encore plein de rancune.
« Ok, je te laisse alors, puisque je te dérange, je voulais te voir,
mais bon, ce n’est pas le moment et mon temps est compté et
précieux pour l’instant. Bisous à bientôt. Choisis ton moment,
quand tu seras dispo. Mais ne tarde pas trop ! »
Lorenzo ne dit mot, mais ses larmes coulèrent.
« Quand tu seras disponible, mais ne tarde pas trop ! » Ces
paroles résonnèrent et revinrent en boucle dans sa tête et sou-
dain une angoisse l’étreignit. C’est vrai, Gaïa avait raison, le len-
demain pourrait bien ne plus exister et il était là, lui, comme un
imbécile à être vexé et à ne rien vouloir comprendre de l’essen-
tiel. La matinée passa, les paroles de Gaïa tournaient comme un
manège sans cesse et obsédantes. Il l’appela.
« Tu es libre ce soir ?
– Oui, bien sûr, si tu veux.
– Je viendrai te chercher, vingt heures cela ira ?
– Oui, dîne avant, moi tu sais, j’aurai ma poche à « miam »
hum ! Elle eut un tout petit rire.
– Et Noël ?
– T’inquiète pas pour lui, il comprend tout, il sait... que la
vie est fragile et le bonheur précaire, que mes peurs sont peut-
être sans raison d’être, mais qu’on ne sait jamais, et que de toutes
façons, il faut me rassurer. Cela il l’a compris.
– Ok, à ce soir alors. » dit Lorenzo.
La boule qui écrasait son plexus venait de disparaître, il lui
poussa des ailes, descendit quatre à quatre de chez lui au bureau,
essoufflé mais soulagé, disponible aux autres.
« Faites entrer, le premier patient dit-il à la secrétaire ».
Il ne vit pas la journée passer. Quand vingt heures s’inscri-
vit sur sa montre, il se précipita, prit sa voiture et en un temps
record, fut chez Gaïa. Il sonna, elle descendit.
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L’Asile de la déraison

« Désolé du retard, j’ai bossé comme un dingue ! »


Elle sourit, posa légèrement ses doigts sur sa main.
« Tu es là, c’est bien. »
Leurs regards se croisèrent et tout fut oublié.
Gaïa avait les yeux cernés, elle avait minci et semblait exté-
nuée. Arrivée dans le repaire de Lorenzo, elle se réfugia dans le
canapé et se pelotonna dans la couverture, le nez dans la four-
rure. 
« Je te fais une tisane et une bouillote, dit Lorenzo. Cela te
réchauffera. »
Puis, comme à un enfant, il apporta le tout et se mit auprès
d’elle, l’entourant de son bras, diffusant sa chaleur. Point besoin
de parler. L’essentiel était là. Gaïa ferma les yeux, doucement
inspira, savourant ce moment de vie et d’espérance. Et le temps
se figea l’espace d’un instant. Les secondes, les minutes pas-
saient. Le ciel était lourd d’orages passés, présents et à venir. La
chaleur était oppressante, comme elle sait l’être dans les villes,
quand le vent et la pluie ne sont plus au rendez-vous pour dis-
perser la pollution.

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L’Asile de la déraison

Gaïa et Lorenzo : Première nuit

Là aussi, tout tournait à l’envers, la folie des hommes pol-


luait leur propre planète, les empêchant désormais, à cause de la
couche d’ozone, de profiter d’une belle journée chaude et enso-
leillée. L’ordre était donnée à la population de ne pas utiliser les
véhicules et aux personnes âgées ou fragiles des bronches, d’éviter
de sortir. Il fallait donc maintenant se réjouir de la pluie et du vent
permettant de mieux respirer et scruter désormais avec appréhen-
sion les cieux susceptibles d’apporter de superbes jours ensoleil-
lés. Et pourtant, l’être humain n’avait, lui, pas changé. Pour son
moral et la sérotonine, pour fixer son calcium et la vitamine D, lui
étaient toujours indispensables les rayons du soleil !
Pour les trouver désormais, un nouveau mode de vie s’était
instauré, consistant à aller chercher dans les pays lointains, le
soleil nécessaire à la santé de chacun. Cela favorisait le tourisme
certes, mais créait de faux besoins, comme trouver ailleurs et tou-
jours plus loin, ce qui était tout près et que l’on saccageait. Il
en était de même pour la nourriture et les fruits en particulier.
En toutes saisons pouvaient se déguster des cerises, des fraises et
autres fruits exotiques venant du monde entier. Tout était culti-
vable, tout était cultivé jusqu’à l’absurdité. Plus rien n’avait de
goût, par contre l’agriculture produisait des produits beaux et
magnifiques. Ils n’étaient même pas bons, n’étant qu’une illusion.
Bientôt, comme il était fait pour les espèces en voie de disparition,
il faudrait archiver la mémoire d’Antan avec la saveur des fraises,
des pommes, des cerises, du melon, du poisson, du poulet etc…
En fait pratiquement tout ce qui pouvait procurer à l’humain les
plaisirs disparus de ses papilles gustatives, désormais trompées par
des leurres insipides.
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L’Asile de la déraison

En attendant, dans la fragilité apprivoisée de l’instant, Gaïa


savourait à petites lampées la citronnelle plantée par Lorenzo. Ils
avaient eu un mal fou à en trouver quelques pieds, allez savoir
pourquoi, si l’on voulait déguster une citronnelle à Paris, c’était
chose impossible. Menthe, tilleul, verveine ou toute autre infu-
sion, oui, mais celle-là devenue rarissime, était introuvable dans
les cafés parisiens. Tenez, tentez donc d’en déguster une à la
terrasse du café ou restaurant même le plus huppé, je vous mets
au défi !
Blottie, dans ce bonheur fragile, Gaïa la dégustait cette ci-
tronnelle-là ! Le temps fragmenté s’écoulait. La torpeur la gagna
et elle s’endormit. Lorenzo la souleva comme une enfant, l’al-
longea sur le lit pour qu’elle dorme paisiblement.
Ce fut leur première nuit. Cette nuit-là, l’orage gronda et
le vent se leva. La girouette grinça, les éclairs furieux zébrèrent
les cieux, transperçant les nuages voulant s’interposer. Lourd et
oppressant, l’air irrespirable s’allégea d’un seul coup, la pluie
tomba en trombe, avec force et détermination. Tout et tous sou-
lagés, en furent même apaisés. Gaïa n’entendit rien. Épuisée,
fixée sur un vital essentiel, elle se ressourçait dans ce lieu de paix
où rien ne dérangeait. Lorsqu’elle ouvrit les yeux aux lueurs de
l’aube, elle se mit à appeler. Lorenzo, les yeux encore embrouil-
lés de sommeil, s’allongea à ses côtés et ils se rendormirent.
La pie s’agita sur le toit pour nourrir, son unique petit. La
terre mouillée de la terrasse près des herbes aromatiques, ex-
halait ses senteurs. Lorenzo alla préparer le thé, Gaïa apprécia.
L’odeur du café que faisait Noël chaque matin, lui donnait des
nausées, elle ne lui disait pas, il n’y était pour rien, mais cela
montrait bien que son foie non plus n’allait pas bien. Là, rien ne
la dérangea, donc c’était agréable et simple également. Il tartina
son pain, lui apporta le thé, et sa poche nourriture qu’il fallait
comme chaque matin, recommencer à ingérer, mais seulement
à petites doses tant cela s’avérait écœurant.
Dimanche.
Une église au loin égrena les heures de son clocher. C’est
fou comme à Paris, dans certains quartiers, la province rejaillit,
familière et naïve, permettant à chacun, au milieu du tumulte,
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L’Asile de la déraison

de retrouver racines et vie plus conviviale. La raison revenait


dans cet asile-là consacré au contraire.
« Tu sais, Lorenzo, je me sens mieux ce matin.
– Tant mieux, sans doute est-ce le lieu et je suis magicien.
ajouta-t-il en riant.
– Non, euh, oui si tu veux. » Elle se racla la gorge, continuant
à parler,
«  Hier je ne t’ai pas dit, mais je suis allée faire une séance
d’hypnose chez un ancien confrère, avec qui j’avais suivi un
séminaire lors de ma formation avec le professeur Murdoch.
Il est comme toi, psychiatre et comme moi psychanalyste et
hypnothérapeute, un vrai professionnel comme on en trouve
rarement, il a trouvé les mots, cela m’a fait du bien. Cela m’a
rassemblé également, car le choc familial, auquel s’est ajoutée
la violence de la pancréatite et des soins associés, m’avait mise
en danger. Il faut que je calme les peurs archaïques revenues de
l’enfance. Je dois refaire confiance à mon corps aux fondations
solides et éloigner les histoires qui ne me concernent plus et
m’affaiblissent trop, pour enlever ce qui me gêne, au sens propre
et figuré. Je dois croire en moi, afin d’aller, apaisée me faire opé-
rer. Je le revois la semaine prochaine.
– Génial, tu vois, ton instinct sait toujours.
– Oui, je crois. » Elle sourit.
Spontanément, il la prit dans ses bras et sans savoir pourquoi,
doucement l’embrassa. Ses lèvres étaient si douces et si récon-
fortantes. Elle répondit à son baiser. Ils restèrent enlacés toute
la matinée, n’osant ni l’un, ni l’autre aller plus loin dans leurs
pulsions, de peur de briser le charme de ces moments de par-
tage infini. Puis le soleil revint, les rires comme le vin enivrèrent
l’après-midi, d’une façon légère et ludique. La soirée arriva, la
nuit les enveloppa. Ils ne se quittèrent pas, et là tout se passa
totalement, spontanément, naturellement cette fois. Ils s’endor-
mirent repus, apaisés, épuisés, mais la pulsion de vie encore
avait gagné et irriguait Gaïa désormais à nouveau. L’aube revint
à la charge, le matin du Lundi, Lorenzo s’habilla, le bruit du
rasoir fit sourire Gaïa, lui rappelant le son des rasoirs des autres
hommes qu’elle avait entendu au cours de sa vie, puis Lorenzo
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L’Asile de la déraison

partit travailler. Elle, elle avait le temps, elle resta paresser, profi-
ter de l’instant. La vie gagnait du terrain.
Ce fut une journée délicieuse et divine. Elle apprécia le lieu,
le moment, l’atmosphère, se recoucha un peu dans l’odeur des
draps rappelant la douceur des émois partagés, Là encore, le
temps s’était arrêté et pouvait lui faire croire à une normalité.
Seul bémol, le breuvage synthétique qu’elle devait avaler dans
son verre dose, toutes les trente minutes ! La journée passa ain-
si nonchalamment et Gaïa sut la savourer. La soirée et la nuit
revinrent accompagnées de Lorenzo tout aussi amoureux que
prévenant.

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L’Asile de la déraison

J-13 - La vie de Gaïa

Le lendemain, le retour à la réalité attendait Gaïa sur le


palier, car elle lui fallait bien le franchir ce palier pour aller à
son rendez-vous à l’hôpital avec l’anesthésiste. Le trajet à l’autre
bout de Paris fut plus long que la consultation elle-même, qui se
déroula banale et mécanique, comme s’il s’agissait de quelqu’un
d’autre qui allait être opéré. Puis la peur reprit possession de ses
anciens rivages. Elle essaya bien de l’endiguer, avec une nouvelle
échographie à faire en privé, afin de vérifier les dires des autres
médecins et puis qui sait aussi peut-être l’incontrôlable, elle y
ajouta même une séance avec son confrère psychiatre. Cela la
calma un temps, puis elle revint chez elle.
Noël était reparti et avait regagné ses pénates et ses anciennes
habitudes. Il avait laissé un désordre impressionnant, peu sou-
cieux du confort matériel de Gaïa. Chez lui, sa femme de mé-
nage œuvrant, tout était impeccable sans qu’il eut à lever le petit
doigt, chez les autres il n’en faisait pas plus et était de passage.
Le problème était que Gaïa avait besoin de cohérence pour se
préparer à cette opération qu’elle appréhendait tellement et qui
allait arriver dans treize jours.
« Et s’il ne me restait que ces treize jours à vivre ! » s’exclama-
t-elle. Elle frissonna et prit conscience que même ces deux
hommes-là, qui disaient tant l’aimer, pensaient plus à eux qu’à
son bien-être à elle. Ils gommaient l’intervention chirurgicale
momentanément de leurs esprits car cela les arrangeait bien et la
laissait avec ses peurs insidieuses et ses chagrins. Ils partageaient
certes, mais retournaient vite à leur vie, se souciant peu, voire
pas du tout, des états d’âme de Gaïa. Ainsi vont les hommes.
Ainsi emporte le vent, ainsi emporte le temps ! Et plus ce temps
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L’Asile de la déraison

filait inexorablement, plus elle avait peur d’affronter seule cette


dernière semaine. Ses nuits étaient peuplées mais ses journées
redevenaient des déserts et un sentiment terrible d’abandon s’y
glissait insidieusement. Elle se sentait exclue du monde, même
de celui de ses proches dans un no man’s land de terreur et d’an-
goisses qu’elle n’arrivait pas à juguler.
De plus rien de positif ne se profilait à l’horizon pour la pro-
tection de l’enfant de Carole. L’homme, dont la mission avait
été de démasquer les activités illicites et perverses du père mons-
trueux, s’avérait être un escroc, plus intéressé par l’argent que
par la sauvegarde de l’enfant. Encore un espoir qui s’écroulait.
Cela rendait Gaïa encore plus tourmentée alors qu’il lui eut fallu
trouver paix et douceur, ces quelques deniers jours.
Noël ne cherchait plus à l’amuser et à la distraire dans ses
journées de solitude. Il venait le soir, comme un garde malade,
ce qui n’était pas si mal. Mais il s’endormait très vite, la laissant
à sa peine.
« A quoi bon, se disait-elle, les larmes aux yeux. »
Elle décida de mettre une distance. Ces intermèdes affectifs
n’étaient que leurre avec son cortège d’illusions, comme Loren-
zo et sa douceur et il était temps d’y mettre un terme et de se
consacrer à l’essentiel.

L’heure arrivait de faire face à sa réalité et à ses peurs, peur


non pas de l’inconnu et de ce que peut représenter la mort, mais
peur tout simplement de risquer de ne plus profiter de la vie,
de ses petits plaisirs, de ses surprises, de ses rebondissement et
même de ses combats. En réalité, la vraie peur de Gaïa était de
mourir trop tôt, et maintenant c’était vraiment trop tôt pour
elle. Elle n’avait pas envie non plus d’être, comme le jour précé-
dent, accompagnée de paroles vaines et creuses du style.
« Tout va bien se passer ! »
Cela la rendait enragée d’entendre ce genre de phrase, même
si cela partait d’un bon sentiment, d’abord qu’en savaient-ils
donc, ceux qui distribuaient ces bonnes paroles, de l’issue de l’in-
tervention et du destin du jour ? Elle décida de se mettre dans
le silence, dans le calme autant qu’elle le pourrait, et aussi dans
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l’acceptation de sa destinée. Sa vie, ce jour-là serait à la croisée des


chemins, cela pouvait bien se passer, mais aussi le contraire. Ce
qui la dérangeait c’était de ne pas être prête à l’éventualité que cela
puisse arriver, pas seulement parce qu’elle avait peur, mais surtout
parce qu’elle avait la conviction d’avoir encore un sacré bout de
chemin à faire et une foule de choses à réaliser et auxquelles faire
face ! Mais, mais les choses étaient ainsi et elle devait, le vingt et
un, aller explorer, pendant un moment, de l’autre côté du miroir.
Le mieux était de s’y préparer au calme, sans la cohorte de tous
ceux qui pleuraient ou qui malaxaient leurs propres craintes ou
encore, qui étaient pressés de s’en aller pour occuper leur jour-
née afin de ne pas réfléchir à ce qui inévitablement leur arriverait
un jour ou l’autre. Elle prépara son bagage avec le minimum, se
sentit encore plus seule qu’avant, mais fut au moins soulagée de
n’avoir cette fois personne à consoler.
Noël essayait d’être là, mais se rendait bien compte qu’il n’arri-
vait pas à rassurer Gaïa, alors il faisait ce qu’il avait l’habitude de
faire lorsqu’il allait voir ses parents. Il restait un peu, venait dormir
et se sauvait, avec comme prétexte des courses ou des papiers à
faire et à ranger, passer chez le traiteur, faire un peu de vélo. Car,
même s’il avait de l’affection pour Gaïa, tout cela était bien trop
lourd pour lui et au premier prétexte, il prenait la tangente. Ce
n’était qu’un homme semblable aux autres, malgré les apparences.
Un peu mieux sur le plan humain certes, mais avec ses limites.
Lorenzo lui voulait nier la réalité, mais cela ne convenait pas non
plus à Gaïa de se réfugier dans l’illusion et les rêves. Elle avait
tout simplement besoin de distractions, de moins d’occasions de
penser, d’être moins seule quoi, afin de pouvoir croire et envisager
que l’histoire, la sienne aurait une suite, alors qu’elle sentait venir
le dernier chapitre.
« Brrrr, Brrrrrr...  » se dit-elle alors, avant de traverser le miroir,
mais il fallait bien s’y confronter.
Quand elle se regardait, elle ne voyait pas la femme jeune
plein de projets, d’énergie et de vie qu’elle sentait en dedans
d’elle-même, séduisante, les yeux pétillants, maquillés joliment,
le sourire éclatant, non elle voyait une femme âgée, les cheveux
blancs épais et bouclés par ses soins, dernière coquetterie, les
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L’Asile de la déraison

yeux las et sans fard, le regard lointain, un peu perdu et apeuré,


comme un animal pris au piège qui ne peut arriver à se déga-
ger. Il ne s’agissait plus de la fuite pour la vie mais de la lutte
pour la vie. Treize jours restaient pour se préparer à quelque
chose qu’elle ne voulait pas, qu’elle ne souhaitait pas, et pour
laquelle elle ne serait jamais prête. Et là, cette pensée la fit vrai-
ment sourire. Elle voulait juste profiter de ces dernières journées
et jusque-là, à quelques moments près, cela n’avait pas vraiment
été le cas. Bon, elle allait voir pour les prochains jours.
« Prends de la distance avec tout et tous, se répétait-elle en
permanence. » Et des mots vinrent en désordre à ses lèvres qui
les accueillirent simplement :
« Distance, distance, errance, fragrance, firmament étoilé, où
est donc la nuit d’été  et sa menthe poivrée  ? Je voudrais sur
mes lèvres le salé des embruns, le crissement sous mes pieds des
graviers qui ruissellent, la douceur du velours du sable encore
chaud que le vent met en place, avant que la nuit tombe. Les
branches du sapin bleu exhale ses senteurs, le fraisier tend ses
fleurs et ses fraises rubis, que je ne puis déguster aujourd’hui je
le sais, mais d’autres vont pousser, que demain je croquerai si le
Ciel le veut, ah ! Comme je le voudrais. »

•••

Onze jours avant l’opération, Gaïa avait passé deux jours chez
Noël, mais lui, contrairement à Lorenzo, n’était pas aussi patient
et surtout ne comprenait pas ses craintes ni son seuil de fatiga-
bilité, il ne savait plus la distraire. Sans doute aussi, arrivait-il
à ses propres limites, car il lui avait dit au cours d’une conver-
sation, qu’il avait lui aussi besoin de temps pour lui. Elle, elle
avait besoin de la patience et de la douceur d’autrui et surtout
que sa détresse et sa fatigue extrême soient prises en compte.
Mais Noël ne savait pas faire. Elle était sensible à sa présence
et voulait l’en remercier, mais il était maladroit car personne
dans sa vie et surtout pas sa famille ne lui avait donné d’aide,
ni de compassion et il ne savait plus comment agir. Tout cela
faisait du chagrin à Gaïa car affaiblie, elle se sentait de plus en
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plus fragile. L’opération approchait et plus le temps diminuait,


plus tout en elle se délitait. Alors, pour une vétille, un match de
tennis que Noël voulait voir et qu’elle ne supportait pas, elle cra-
qua, appela un taxi et revint chez elle au bord de la syncope. Il
ne l’appela même pas au téléphone pour savoir si elle était bien
arrivée et comment elle se sentait, ou lui dire qu’il était désolé.
Gaïa savait qu’il en était incapable. Alors elle décida de ne plus
le contacter et de rester seule chez elle désormais, et d’affronter
ses peurs jusqu’à la dernière frayeur, lorsqu’elle serait endormie
au bloc opératoire pour quelques heures ou pour l’éternité. Il lui
fallait seule reprendre des forces, elle le pouvait, elle le devait,
elle y arriverait, elle se le jura ce jour- là. Elle passa la nuit seule
et fit sa séance d’hypnose le lendemain avec le thérapeute qu’elle
connaissait et qu’elle avait vu la semaine précédente. Cela lui fit
du bien et ancra davantage, malgré les larmes qui coulèrent, cer-
taines notions indispensables pour qu’elle puisse se confronter à
son prochain avenir. Là chez elle, elle retrouvait chaque jour, un
peu plus son calme et sa force mentale.
Noël revint le soir, ne voulant pas la laisser ainsi jusqu’à
l’opération.

Entre temps, un autre souci la mina  : la santé de sa fille


devenait préoccupante. Tout se cumulait donc pour faire cra-
quer Gaïa et ses peurs-là n’étaient pas irrationnelles du tout. Les
derniers huit jours seraient aussi tumultueux que l’avait été son
chemin de vie !
Le 15 juin, le vieux rocker Johnny Hallyday, se produisait
au Stade de France, et elle avait, l’année précédente, un peu par
provocation sans doute, voulu pour une fois se projeter dans
l’avenir, elle qui ne faisait jamais aucun projet à long terme à
l’avance. Elle avait décidé d’y aller. Elle loua même pour se re-
poser, une chambre, que dis-je, une suite car il ne restait que
cela, au Novotel qui jouxtait le lieu du spectacle. Noël que cela
amusa, l’accompagna. Ils y arrivèrent vers midi, car les forces
de police empêchaient l’accès dans l’après-midi, Gaïa se reposa
jusqu’à l’ouverture des portes et assista au concert, épuisée mais
contente.
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L’Asile de la déraison

« Même si je dois y rester, au bloc opératoire et que ce sont mes


derniers jours, je verrai Johnny ! » L’artiste aussi avait failli ne pas
survivre à une opération chirurgicale et pourtant il refaisait un
show d’enfer un an après.
Gaïa avait envie, par défi et aussi par amusement de s’autori-
ser cette soirée qui, compte tenu de sa fatigue, n’était pas forcé-
ment ce qu’il y avait de mieux pour elle.
« Mais, disait-elle à qui voulait l’entendre, si je suis capable
de supporter une opération et bien je dois pouvoir me confron-
ter à cette soirée- là. »
La veille, elle fit une échographie des voies hépatiques qui
montra la réalité et le bien-fondé de la décision d’enlever cette
vésicule dit biliaire. Elle se demanda aussi ce que ces deux mois
d’attente imposés, ponctués de perfusions et de sonde gastrique,
lui avaient appris de plus sur la vie ou sur elle-même  ? Sans
doute fallait-il savoir se protéger et elle y avait sans doute renon-
cé, en faisant passer ceux qu’elle aimait avant elle.
Belle idiotie que ces histoires de famille, où ce sont ceux que
l’on n’a pas crus et qui pourtant avaient prévenu, qui paient tou-
jours les choix aberrants et inconséquents  des erreurs d’autrui.
Elle en tirait un enseignement, mais en attendant, la note était
un peu trop lourde pour elle.
Gaïa put assister au concert de Johnny et se sentit plus forte
grâce à cette action symbolique.
« Allumez le feu, allumez le feu ! »
Le refrain repris par des centaines de voix, sortait de toutes
ces poitrines pleines d’énergie, véhiculant en elle ce souffle
de vie dont elle avait tant besoin, pour affronter la prochaine
épreuve de l’opération. Les décibels vrillaient ses tympans, elle
dut même mettre des protections spéciales à ses oreilles, pour
mieux apprécier le concert. L’équipe technique ainsi que les
éclairagistes responsables aussi des décors lumineux, avaient fait
une prestation remarquable et faisaient preuve d’une technicité
sans faille ainsi que d’un grand professionnalisme. Johnny était
en pleine forme, heureux à l’évidence de revenir sur scène, et
toujours égal à lui-même chauffant la salle de sa voix toujours
prenante et de son énergie dynamisante. La foule toute acquise
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au vieux rocker, connaissait ses chansons par cœur et les chan-


taient avec bonheur, se rappelant à l’évidence leur propre par-
cours de vie. Chanteur et fans s’étaient accompagnés mutuel-
lement durant toutes ces années et cela amenait une alchimie
émouvante et pathétique en même temps. Ils ne s’étaient pas vus
vieillir et retrouvaient le temps d’une soirée, leur jeunesse, grâce
à lui. Certains même s’étaient tellement identifiés à lui, qu’ils
s’étaient métamorphosés en Johnny, même coiffure, même
barbe, même costume, même attitude, au point que parfois on
eut pu les confondre. Donc le spectacle était sur scène, mais
aussi dans la foule des spectateurs et cela s’avérait très diver-
tissant. A la fin du concert, Gaïa se félicita d’avoir pris cette
chambre au Novotel situé à cinq minutes du stade de France
et s’y précipita pour s’allonger épuisée. La foule déferlait pour
rentrer et elle et Noël se délectèrent du confort qu’ils avaient su
s’octroyer. En oubliant chez elle son portable, Gaïa avait même
fait un acte manqué pour être tout à fait tranquille. Le temps
que le bruit se calme au dehors, elle prit sa douche, se lava et
se sécha les cheveux et alla se coucher croyant Noël endormi,
car il devait, pour son travail, se réveiller à l’aube. Quelle ne fut
pas sa surprise, de le découvrir au contraire très éveillé et plein
d’amour pour elle. Quand il la prit avec désir, le temps s’arrêta,
le plaisir déferla effaçant peurs et fatigue, et elle s’endormit ravie
de son escapade.
Puis elle vit le lendemain soir son ami Alex, qui dans le but
de la faire se projeter dans l’avenir, l’aida à sauvegarder sur l’or-
dinateur tout le travail qu’elle avait accompli en un an. Tous ses
écrits et ses livres, sauf un qui ne serait pas terminé. Elle compta
les livres.
Cela en faisait sept, comme les sept jours de la semaine, ou
bien Les Sept Nains de Blanche Neige, songea-t-elle en riant.
Elle se demanda bien pourquoi elle faisait cela, car qui les lirait
ensuite ? Elle sourit et se dit que peut-être, ce serait elle qui le
ferait, et parviendrait à ce qu’ils soient édités.
Elle invita aussi, comble de dérision une amie à déjeuner,
elle qui ne pouvait goûter depuis deux mois à aucune nourri-
ture normale et devait se contenter toutes les demi-heures d’un
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L’Asile de la déraison

infâme breuvage truffé de vitamines et de sels minéraux, hyper


protéiné pour survivre. Gaïa se dit qu’au nom de la vie et de
la guérison, tout était en fait organisé pour que tous les êtres
humains souffrent le plus longtemps possible, tout en gardant
l’espoir insensé de s’en sortir !
Le monde entier et les actualités le montraient suffisamment,
était devenu vraiment un asile de déraison, où chacun finissait
par y perdre son âme.

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L’Asile de la déraison

Le présent de Gaïa - L’hôpital


Pré-opératooire

La rumeur et le concert de Johnny résonnaient encore dans


sa tête et qu’elle ait réussi à y assister, était pour elle une petite
victoire sur les souffrances que lui imposait la vie.
«  Allumez le feu, allumez le feu  !  » La voix du chanteur
revenait insistante, entêtante dans sa tête, et les mots s’enchaî-
naient de façon permanente.
Gaïa repensa aux soins et aux combats qu’avait provoqués la
découverte du feu par les premiers humains, au début de notre
ère. Repartie en pensée aux fins fonds de la préhistoire, elle revi-
vait la première découverte du feu et imaginait ces braises qu’il
avait fallu sauvegarder envers et contre tout, ces incandescences
que les humains primitifs ne savaient pas, au début, reproduire
et qui transportées partout étaient précieuse source de vie, de
chaleur et de protection contre les prédateurs qui les guettaient
la nuit venue. Elle repensait aux précautions, aux souffles qui
entretenaient les braises allumées, de façon continue et presque
tendre au milieu de la brutalité de la survie précaire de l’huma-
nité. Elle songeait aux violences engendrées également pour se
les approprier et au désespoir vital quand les dites braises s’étei-
gnaient.
Pourtant quelque part, un jour, un peuple non seulement
les avait sauvegardées, mais à cause d’un hasard, de deux silex
heurtés, ou de deux bois frottés avec acharnement, ils avaient su
refaire les gestes et récréer l’étincelle de vie, le feu !
Et bien Gaïa en était là. Elle soufflait sur la braise presque
anéantie de sa pauvre énergie, doucement, tendrement, presque
avec désespoir, elle luttait pour qu’elle existe, qu’elle grandisse
peu à peu, fragile, la cachant aux regards des prédateurs envieux,
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L’Asile de la déraison

elle refaisait les gestes ancestraux. Chaque gorgée du breuvage


et chaque demi-heure apportait énergie, alimentant sa pulsion
de vie, morcelée en une fraction de temps par l’impact d’un
dysfonctionnement de son corps. Gaïa luttait pour sa vie, elle
le savait bien et faisait tout pour cela. Physiquement, psychi-
quement, méthodiquement elle avançait pas à pas, et surtout
ne renonçait pas. Les peurs de ne pas y arriver revenaient, les
doutes déferlaient sur elle, laminant son labeur, mais sa volonté
reprenait la plus forte, jusqu’au bout, elle savait qu’elle lutterait !
Après, seul le destin déciderait de son sort.
Elle savait bien aussi que l’histoire familiale l’avait peu à peu
acculée à son état actuel, accumulant la bile, la transformant en
calculs meurtriers et la seule solution maintenant était d’enle-
ver la vésicule biliaire. Mais l’intrusion était là, il allait falloir
ouvrir les chairs, endormir, faire confiance, et là, elle n’avait pas
le choix. Cela, Gaïa ne le supportait pas, l’impression de subir
lui était intolérable et rendait inégal ce combat pour la vie. Le
dimanche, encore par dérision, Gaïa alla voter, afin d’exprimer
ses droits de citoyen, sa désapprobation même si elle ne servait
à rien.
« Un édifice se construit peu à peu, il faut continuer jusqu’au
bout, ne pas céder. » se disait-elle.
Gaïa venait d’une île et les envahisseurs faisaient partie de
son histoire. La lutte pour la vérité, la justice et la liberté, était la
même que celle qu’elle allait livrer, pour survivre en ce premier
jour de l’été.
L’après-midi fut familial, elle alla avec sa fille et son ami et
sa petite-fille se promener un peu dans le très grand square en
face de chez elle. Le temps était clément, la température douce
contrastant avec les journées précédentes, invitait à la détente,
à la douceur. L’enfant faisait de la patinette, un petit ruisseau
parcourait une partie du jardin, ils s’assirent sur le bord de l’eau.
Assise sur la pelouse, bien calée par un rocher, Gaïa regardait
courir l’onde qui lui rappelait ses vacances en Corse aux jours
heureux, elle laissa alors aller ses pensées au rythme des babil-
lements de ce flot joyeux et plein d’entrain. La peur ne l’enva-
hissait plus, comme hypnotisée, elle vivait l’instant, voilà tout
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et c’était bien assez. Puis ils repartirent, elle se sentit soudain


lasse et une salve d’extrasystoles ponctua cette fatigue. Etait-ce
ses peurs, qui refoulées, se somatisaient de cette manière. Elle se
dit qu’à cet instant, elle pourrait bien mourir brusquement. Elle
prit un anxiolytique pour faire céder l’angoisse. Mais le médica-
ment la rendait rapidement somnolente et là n’était pas le but,
car la fatigue se faisait encore plus percevoir de façon angois-
sante. Elle se mit à écrire un peu, pour tromper ce je ne sais
quoi qui empêchait les choses de tourner en rond. Elle appela
Lorenzo, et ce dimanche-là, repartit dans ses rêves et aussi dans
ses bras. C’était une illusion, elle le savait bien, mais bien une
halte douce, dont elle avait besoin. Tellement besoin...

Malgré le temps pluvieux des derniers jours, le soleil revenu


faisait que la terre de la terrasse diffusait des senteurs odorantes
et calmantes. Les fraises avaient rougi et s’offraient pantelantes
aux futurs lendemains de ceux qui les croqueraient. Des lys
orangés avaient poussé sauvages, parsemant de soleil, le vert de
la pelouse. Le dernier né des pies nichées en haut du toit, près
d’une cheminée, commençait à grandir, réclamant sans arrêt
pitance, le bec grand ouvert, voulant vivre à tout prix. Il lui fau-
drait voler. Gaïa posa sur une des cheminées, un vieux collier de
pierres brillants de mille feux, trouvé dans un bazar. Elle savait
que les pies adoraient chaparder ce qui brille et l’objet en ques-
tion alla vite dans le nid, l’égayant lui aussi. Gaïa sourit. Elle se
sentit bien pour la première fois, ses forces revenaient, elle allait
au combat.
Lorenzo existait, il était bien son double et l’avait aidé à souf-
fler sur les braises de sa vitalité. Dernier combat ou pas, elle
avancerait debout, toujours en conquérante. La vie palpitait
tant, une foule de choses l’attendait et l’inconnu devant la fas-
cinait.
Quelle chance ! Quelle aventure !
Le lundi qui suivit, elle accompagna même sa fille qui ap-
préhendait des soins dentaires, chez un ami dentiste. La veille
d’une hospitalisation pré-opératoire, on pouvait être utile. Puis
en voulant terminer un de ses livres avant mardi, Gaïa fit tom-
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ber l’ordinateur et cassa le chargeur. Cela la fit positivement se


mettre en transe, faisant une corrélation quasi magique, quasi
délirante entre sa vie qui risquait de s’arrêter et la fin de son
livre. Il était clair que l’angoisse resurgissait et elle ne se calma
que lorsqu’elle trouva un magasin vendant un chargeur adéquat.
Là, dans la minute même, le calme revint en elle. En retrouvant
la fin du livre et en le sauvegardant, elle avait à nouveau la sen-
sation de gérer un peu sa vie, voire de la sauver. Le signe négatif
avait pu s’inverser. Gaïa se dit après coup, combien l’être hu-
main est fragile lorsqu’il se sent menacé. Elle s’occupa vraiment
d’elle. L’après-midi fut consacré à la troisième et dernière séance
d’hypnose destinée à la calmer et à faire croître sa force vitale. Le
but était de relativiser ses peurs en transformant sa vulnérabilité
en moyen d’action sûr et efficace. Le soir elle sauvegarda tous ses
derniers écrits et demanda à sa fille, de lui réinstaller un nouveau
anti-virus, le sien étant arrivé à expiration. Gaïa rageait contre
le fait de ne pas encore savoir se passer d’aide sur le plan infor-
matique et d’être souvent tributaire des uns et des autres. Un de
ses projets, son opération terminée, serait de reprendre des cours
informatique pour pouvoir se débrouiller seule et gérer mieux ce
côté pratique, sans toujours avoir besoin de quémander de l’aide
à la moindre difficulté.
Ensuite, elle prépara son sac pour l’hospitalisation, excluant
l’inutile, mettant son expérience au service de demain pour
mieux gérer le quotidien du post opératoire. Elle enleva le ver-
nis de ses ongles, ponça ses pieds, mit par écrit ses recomman-
dations au cas où.
Visualisant le pire, elle le mit dans un sac, le jeta aux égouts
et en fut soulagée. Ses papiers et ses comptes, tout était bien en
ordre. Tout était écrit, elle pouvait passer à autre chose. Elle finit
par se coucher épuisée, prit tout de même un Temesta pour ne
pas penser et s’endormit aussitôt. Le matin, elle remit un peu
d’ordre avant de partir, pas trop car elle n’était pas si sûre de
revenir chez elle comme sur cette planète Terre ! L’heure arriva
de quitter la maison, elle ne jeta pas même un regard en arrière.
Comme d’habitude !

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L’Asile de la déraison

Noël et sa fille l’accompagnèrent à l’hôpital. L’heure du trajet


passa longue et courte à la fois. Sa fille simplifia toutes les forma-
lités d’entrée, pour l’aider bien sûr et se sentir utile sans doute
elle-aussi. A peine installée, les bilans commencèrent, puis elle
dut partir pour faire l’IRM. L’injection subie, elle mit des boules
Quies pour lutter contre le bruit agressif de la machine et prit
un anxiolytique pour aider à se décontracter. Toujours était pré-
sente la nourriture chimique, qu’elle avait transformée, en la
mentalisant, en boisson acceptable et énergisante. Durant cin-
quante jours, elle l’avait ingérée. Et depuis cinquante-sept jours,
le jour même de son anniversaire, elle ne mangeait plus rien,
étant nourrie artificiellement. Cela l’avait exclue totalement de
toute vie sociale, et cette solitude éprouvante avait été cruelle !
L’aréopage médical était en effervescence, certains médecins
préférant le scanner, d’autres l’IRM, on discutait du cas, comme
d’un objet... mais il s’agissait d’elle ! D’un sujet, d’un être hu-
main. Ils l’ignoraient sans doute, mais Gaïa savait déjà ce qui
serait mieux pour elle et n’accepterait pas d’examens intrusifs.
Gaïa avait choisi.
Première nuit solitaire. Émotionné mais soulagé, vingt-
heures arrivant, chacun repartit vers sa vie. Même ceux qui nous
aiment, à un moment donné, n’en peuvent plus et souhaitent
s’éloigner. Le lendemain matin, elle devait monter en chirurgie,
nouveau rituel et recommandations. C’était plus difficile et plus
impressionnant. Les peurs rejaillirent, tapies, elles étaient là.
Gaïa se trouvait toujours dans le service de gastro-entérolo-
gie. Le feu vert avait été donné pour l’intervention chirurgicale,
que les chirurgiens allaient tenter sous cœlioscopie, afin que ce
soit moins lourd pour elle. Alors que la chambre en chirurgie
avait été réservée depuis plus d’un mois, Gaïa apprit qu’elle irait
au bloc opératoire directement de la chambre qu’elle partageait
avec une autre patiente dans le service de Gastro-entérologie et
qu’elle se réveillerait dans le service de chirurgie. Ordre, contre
ordre. En fait, celui-ci étant archi complet, il fut décidé qu’elle
se retrouverait après le bloc opératoire en «  hébergement »  dans
le service... d’Hépatologie !

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L’Asile de la déraison

Ce furent donc elle et sa fille qui durent transporter ses


effets personnels dans le service d’Hépatologie, où ils furent
entreposés dans un local fermé à clef. Gaïa ignora donc jusqu’à
son retour de la salle d’opération, quelle chambre elle occupe-
rait. La veille de l’opération, le chirurgien surgit de bon matin,
lui annonçant le désistement d’un patient et de ce fait la pré-
vint qu’elle serait opérée le jour même.
Le rituel commença, douche à la Bétadine, tenue pseudo-
stérile et prémédication, avant le passage au bloc. A peine avait-
elle ingéré les deux puissants calmants la préparant à l’inter-
vention, qu’on vint lui apprendre que son intervention était
différée.
Une péritonite en urgence avait eu la priorité.
Incroyable mais vrai !
Gaïa qui s’était préparée psychologiquement et médicale-
ment, ne put que subir et commença sans le vouloir, sa nuit de
façon plus précoce. Le lendemain, ne sachant pas encore quand
on l’opérerait, on la transféra dans le service d’Hépatologie...
dans la perspective d’une place. Après une longue attente dans
le couloir au milieu des patients et des visiteurs, elle put enfin
s’installer dans une chambre seule. Son regard apprécia le calme
de la vue donnant sur un mur de verdure, ombragé par deux
majestueux platanes au feuillage en perpétuel mouvement.
Cela lui fit du bien et apaisa un peu toutes les émotions dues
aux évènements bouleversants qu’elle venait de subir. Noël pas-
sa le soir et après sa venue, elle pleura. Puis elle prit un cachet
et s’apprêta pour la nuit. Elle écrivit bien sûr encore quelques
paroles, à ceux qu’elle aimait tant. Ensuite elle prit le flacon
de Bétadine, pour se doucher, le vernis rouge ayant aussi été
retiré des ongles de ses pieds. Elle se prépara à nouveau pour le
lendemain. Curieusement, cette confrontation silencieuse avec
elle-même, la fit se souvenir des veilles de mariage, lorsque l’on
s’apprête pour que tout réussisse et bien, c’était pareil. Émou-
vant, inquiétant, tout aussi solitaire. Elle avait encore le choix,
elle pouvait ne pas y aller, se sauver, ce n’était pas son style. Il
fallait assumer, faire le point, enlever ce qui gênait pour repartir
vers quelque chose de nouveau à construire. Faire le ménage en
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somme du passé et des scories laissées à l’intérieur du corps. La


nuit passa plus vite, avec le Temesta... Là, l’anxiolytique avait
du sens !
Le matin, le rituel Bétadine associé à la douche, recommen-
ça. Mais la prémédication ne lui fut pas fut donnée. Ce fut pire
même.
Prise de cours et juste avant de partir au bloc, l’infirmière lui
mit les deux cachets d’Atarax dans la main et, en prime, un autre
médicament, qu’elle identifia heureusement, un béta bloquant
de plus donné totalement par erreur. Heureusement qu’elle s’en
aperçut, car une bradycardie eut pu survenir pendant l’opéra-
tion, à la grande surprise de l’anesthésiste. Le grand n’importe
quoi du système hospitalier continuait. Son cœur se serra un
peu, il fallait y aller...

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Réflexions thérapeutiques - La fête de la musique

Le brancardier vint la chercher et tandis qu’on la transportait


comme un objet, dans des couloirs sans fin, jusqu’aux ascenseurs
réservés aux patients, elle se dit « Je veux vivre !»
Elle arriva au bloc, tout à fait lucide, contesta une injection
d’iode qui lui eut été contraire, retrouva son calme, fit quelques
visualisations, entre deux murs jaunes et un mur gris, transférée
dans la salle d’opération, les spots l’éblouirent, devenant des soleils,
le froid de la plaque du bloc opératoire succéda désagréablement
au confort du lit. Gaïa fixant au-dessus du masque, le regard de
l’anesthésiste, articula timidement.
« J’ai peur, vous savez. » 
Lui souriant gentiment derrière son masque, il répondit
« Comptez ! Ca va aller, vous allez avoir quelques sensations
inhabituelles »
Elle commença à dire, sentant son cœur battre la chamade.
« J’ai une angoisse de mort... » mais ne termina pas le mot sui-
vant. Puis ce fut le néant.
Dire que l’on peut passer de vie à trépas, de cette façon-là, seule
avec cette dernière terrible angoisse. Gaïa eut une brève pensée
pour ceux qui n’en revenaient pas, puis l’anesthésique fit son effet.
Les dés étaient jetés.
Les heures passèrent, Gaïa était ailleurs, l’intemporalité avait
repris ses droits. L’équipe chirurgicale s’affairait.
«  Pas facile ce cas-là. »
Les heures passèrent. Carole avait très peur, attendant dans la
chambre que sa mère remonte de salle d’opération. Noël travailla
tard, trompant ainsi l’attente, mais finit par arriver cependant en
avance.
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L’Asile de la déraison

Gaïa était ailleurs, entre deux univers.


Les heures passèrent, les minutes s’égrenèrent. Heureuse-
ment, Gaïa sortit de l’inconscience dans la salle de réveil. Elle qui
n’y croyait plus. Elle respirait difficilement. Ses mains portées à
la poitrine faisaient signe et appelaient à l’aide. Les équipes bien
rodées tournaient autour de chaque patient, vérifiant, mesurant
les constantes. Là, en ce lieu, régnait un côté humain présent
et rassurant. Une femme médecin vint près d’elle et voyant son
agitation, pour la calmer, lui expliqua qu’elle-même avait connu
cela. Tout en lui racontant un peu son expérience, elle lui pres-
crivit dans sa perfusion, paradoxe suprême, car elle se trouvait
dans une salle de réveil, une injection d’Atarax pour enlever le
stress qui l’oppressait. Gaïa ne s’endormit pas pour autant et
puisqu’elle se trouvait dans cet endroit, elle put observer tout
ce qui s’y passait, en toute quiétude et même amusement car un
peu détachée.
Elle se sentait là et ailleurs et était d’une pâleur inquiétante.
Mouvement dans le couloir, on entendit des voix. La porte s’en-
trouvrit.
La vie continua ce qu’elle avait commencé.

Le soleil est revenu sur la capitale, c’est le jour de l’été et aussi


la Fête de la musique. Des groupes se positionnent de ci, de là,
pour fêter l’évènement. Ce soir, les rues déferleront de monde
et de gaîté. Les hôpitaux se refermeront alors sur la solitude et
la douleur de ceux qui les occupent de façon transitoire. Larmes
et rires entremêlés, telle est et restera l’histoire de l’Humanité.
Un vent tiède souffle sur la terrasse de Lorenzo, il a rejoint
Gaïa et l’a prise contre lui. Les peurs ont disparu. Les rêves
peuvent continuer.
Gaïa est enfin libre, elle a sûrement gagné.
Un livre attend encore, celui-là inachevé.
Qui écrira la fin ?

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L’Asile de la déraison

Flirt avec Thanatos -Rêve sous anesthésie

(Interrompu le 17 Juin 2012. Complété le 29 Juin 2012)

« Entre le rire et les larmes »


Le rire cristallin d’un bambin soudainement éclata et se répercuta
des kilomètres à la ronde. Non seulement, il rebondissait à travers
les rues, jusqu’aux toits des maisons, s’accrochant aux enseignes des
magasins, les faisant tournoyer en signe de connivence, mais il en-
traînait aussi avec lui, les rires de tous les autres humains qui le croi-
saient. Cela devint alors, un déferlement d’hilarité difficile à décrire,
telle une tornade emportant tout sur son passage.
Gaïa flottait et revenue dans ce monde délirant des humains,
se demandait ce qu’elle avait bien pu faire pendant les deux heures
d’anesthésie ? Où était-elle allée ? Qu’avait donc bien pu explorer
son âme pendant qu’on pénétrait dans ses entrailles, afin d’enlever
cette vésicule biliaire, source de tous ses maux !
Le chirurgien soucieux de lui épargner la béance de son abdo-
men, ce qui ralentirait sa convalescence et lui donnerait des dou-
leurs et risques supplémentaires, tentait par coelioscopie d’atteindre
la vésicule. Ce n’était point chose aisée car des coussinets de graisse
tapissaient la paroi abdominale et compliquaient l’exploration.
Gaïa, mentalement avait parlé à son corps et lui avait tout expli-
qué, l’intrusion, le départ de la vésicule qu’elle remercia de l’avoir
accompagnée durant toute ces années, elle demanda à son ventre
d’être souple, de ne pas craindre l’insufflation du CO2 qui allait le
dilater pour laisser passer caméra et pinces, extensions robotiques des
mains du chirurgien. Tout ce dialogue avec le dedans de son corps
en aurait fait sourire plus d’un, mais elle, en tant que psychanalyste
et hypnothérapeute, elle savait bien que l’inconscient entendait tout
cela et faciliterait l’intervention. Le corps moins effrayé pourrait ainsi
collaborer. Ce fut le cas et l’intervention se passa le mieux possible.

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L’Asile de la déraison

Mais ce à quoi, Gaïa ne s’était pas préparée, c’était au retour


dans la réalité, dans ce monde des humains encore vivants selon
leurs normes et leur cruauté stupide. Elle refusa la morphine, qui,
certes apaisait la souffrance mais lui donnait aussi des hallucina-
tions terrifiantes, ne sachant plus, tant cela la confusait, où elle
se trouvait et ne pouvant rassembler ni ses idées, ni ses phrases.
Se sentant sombrer, elle n’accepta qu’un minimum d’antalgiques,
étant habituée à gérer la douleur et la sienne en particulier. Naï-
vement, Gaïa croyait que tout irait en s’apaisant, une fois le pro-
blème enlevé et les peurs évacuées.
Mais là était l’erreur. Tout ce qui avait été refoulé, oublié ou
mal géré, revenait à grand galop au milieu des gémissements des
chairs déchirées, tuméfiées et des artères clampées. Tout était à vif
au-dedans, même si seulement quatre points se voyaient sur le
ventre ballonné. Ils avaient sorti sa vésicule par le nombril et elle,
encore sous morphine, se visualisait en mère kangourou extirpant
la larve pour la mettre à l’abri. A moins que ce ne fût un alien
sortant de son ventre. Reprenant pied dans le présent, en partie à
cause de la souffrance, elle aperçut également les visages familiers
de ses proches, qu’elle aurait d’ailleurs préféré oublier, car source
de nouveaux soucis et d’éternels tracas. Elle joua au bon petit sol-
dat, puis ferma les paupières pour ne plus les voir.
Une odeur âcre envahissait la chambre et Gaïa l’identifia à la
peur et au stress. Elle demanda alors d’ouvrir en grand la fenêtre,
tellement c’était insupportable.
« Comment ne le sentent-ils pas ? » se demanda-t-elle.
Des larmes ruisselèrent alors sur ses joues et au même moment,
elle entendit le rire enfantin qui déferlait au loin.
Au fur et à mesure que les jours passèrent et que les douleurs
revenaient ainsi que sa mémoire, une colère immense déferla en
elle, et elle la cria.

« Plus jamais, plus jamais, elle ne voulait souffrir autant, aussi


cruellement, à cause de la bêtise et de l’inconséquence des autres,
fussent-ils être de sa famille. Elle avait bien failli en crever et la tor-
ture était toujours présente avec ses pinces et ses tenailles ! » Voilà
que chacun faisait comme si de rien était. Banalisant la situation.
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Mais elle, savait bien qu’elle n’était pas encore sortie d’affaire et
que si la mort s’était éloignée un peu, elle rôdait encore bien trop
près. Frustrée de ne l’avoir point emportée. Gaïa devait se faire
petite et ruser pour survivre et trouver une bifurcation, une déri-
vation qui lui permettrait de se soustraire enfin aux délires des
autres.
« Je dois trouver le moyen de m’éloigner au plus vite dès que je
serai un peu mieux, afin d’échapper à ces vampires inconséquents
pompant mon énergie et ce qui me reste d’amour de la vie. »

Le rire du bambin résonnait encore à ses oreilles, elle l’avait


retrouvé durant ces deux heures d’inconscience. Elle réalisa alors
soudainement que ce rire était le sien. Ce rire, son rire l’avait pro-
bablement sauvée et ramenée à la vie. Épuisée, elle ferma les yeux,
pour ne plus entendre les murmures des autres, les réflexions
inappropriées voire stupides.
« Elle dort. Laissons-là. »
Ouf ! Quel soulagement, ils sortirent enfin de la chambre qui
retrouva son calme et Gaïa sa sérénité. Seul Noël resta un petit
moment encore à lui tenir la main, puis lui caressant la joue lui
murmura :
« Tiens le coup, je suis là. Avec moi, on ne meurt pas. »
La parole resta. Puis il s’esquiva à son tour. Elle esquissa l’ombre
d’un sourire et repartit rejoindre l’enfant qui riait, riait si loin, si
fort, si vrai.
L’enfant était là devant elle, ses cheveux blonds un peu héris-
sés par un vent irréel, ses yeux pétillant de malice, un air un peu
narquois au creux de son sourire. Il portait au poignet droit un
bracelet d’identité en plastique blanc, identique à celui qui encer-
clait son poignet gauche à elle. Elle le connaissait bien puisqu’il lui
ressemblait. Il lui avait pris la main, elle s’en souvenait maintenant
au moment même où l’anesthésie se diffusa dans ses veines. Ils
s’étaient regardés avec curiosité, se connaissant déjà, sans jamais
s’être rencontrés, sauf dans l’au-delà. Elle l’avait remplacé un jour
dans l’utérus maternel qui l’avait rejeté, lui, abrégeant sa jeune
existence de sept mois révolus. Il était réparti alors d’où il était
venu, dans le néant des enfants perdus. Ces deux heures d’anes-
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thésie lui avaient permis de le rencontrer Lui, elle qui était la sœur
qui l’avait relayé quelques mois plus tard. Conçue par un père
résistant, en zone libre, au milieu des dangers d’une guerre inu-
tile allant se terminer. On eut pu les confondre, tant ils étaient
semblables, lui était un garçon et elle, ce fut une fille. La pre-
nant par la main, entrelaçant leurs doigts, ils franchissaient les
rues, et les obstacles, jouant à la marelle au milieu des oiseaux,
ramassant des cailloux, déplaçant les roseaux afin de faire jaillir
des herbes les plus secrètes, libellules colorées et agiles rainettes
vertes. Ils inspectèrent les nids des oisillons éclos, chassant tous
les dangers pouvant les menacer. Tressant des couronnes du blé
mur des moissons, ils se les offrirent, s’en parèrent, joyeux d’être
réunis, même dans l’éphémère. Il lui dit :
« Tu as réussi à me faire exister à ta façon à toi, ton côté garçon
je te l’ai transmis, nous étions tellement proches.
– Je sais, et je l’ai toujours su, lui répondit-elle. Je suis ta conti-
nuité puisque tu n’as pas pu naître, étant par accident mort in
utero, je ne suis pas et n’ai jamais été l’enfant de remplacement. »
Ils s’embrassèrent et pleurèrent dans les bras l’un de l’autre.
Cet espace extracorporel, dû à l’anesthésie où les âmes peuvent
s’envoler et se rejoindre, avait permis cet instant magique, oh
combien précieux, favorisant la rencontre et la réunification des
deux enfants issus de la même mère, l’un défunt, l’autre toujours
vivant. Puis ils reprirent leurs jeux, leurs joies, leurs éclats de rire,
sans hier, sans lendemain, au présent immuable. Ils occupèrent
l’espace de deux heures, hors du corps, en toute apesanteur.
Mais arriva l’instant de devoir s’en aller, les formes s’amenui-
saient. Un halo se formait.
« Je t’amène avec moi, tu ne me quitterais jamais ! Je t’aime.
Je t’aime. Tu sais. ! Oui, la paix est en moi désormais, je le sens,
retourne sur la terre, malgré toutes tes souffrances. quelque chose
à y est à faire par toi, à l’évidence. Mais protège-toi bien désor-
mais, je suis venu vers toi pour te dire cela ! »
Leurs larmes s’unirent en fleurs de jasmin, exhalant leur par-
fum délicat et suave, leurs doigts s’effleurèrent une ultime fois, et,
à cet instant-là, Gaïa se réveilla. Elle entendit le rire qui déferlait
au loin de la joie du bambin, alors, elle reconnut le sien.

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L’Asile de la déraison

Post-opératoire - Sortie d’hôpital


Chacun sa vie

Gaïa finit par sortir de l’hôpital, quatre jours à peine aprés


avoir été opérée. Noël la ramena chez elle, bien qu’elle n’en eût
aucune envie. Un besoin de fuir la tenaillait si fort, qu’elle serrait
les poings avant de s’endormir. Habitant l’appartement juste au-
dessus de sa fille Carole, jamais elle ne s’y était sentie bien, tant
cette proximité lui paraissait pesante. Seul l’intérêt de sa petite
fille avait guidé ce choix. Aujourd’hui après avoir tout tenté, elle
savait qu’il lui fallait quitter ce lieu tant pour elle, que pour ses
descendantes. Mais comment réaliser ce qui allait friser la per-
formance pour ne pas les agresser, tout en s’éloignant ? Toutes
les constructions s’échafaudaient dans sa tête sans trouver pour
autant une solution acceptable et acceptée de toutes.
La vérité finirait de toute façon par blesser. Comme toujours.
Soit elle déménageait, se protégeant vraiment, vivant enfin sa
vie hors des éléments ne lui appartenant pas, soit elle restait là
et elle y succomberait, cela elle le savait. Noël la voyant dans des
tourments sans fin, lui dit très calmement.
« Guéris, repose-toi, une solution viendra à un moment don-
né. »
Et comme l’enfant rencontré dans ses deux heures d’éternité,
il ajouta.
« Rétablis-toi, protège-toi ».
Ces paroles apaisèrent alors son désarroi. Le lendemain ma-
tin, malgré peur et douleurs, elle sortit de chez elle et posta son
courrier.
Puis prenant un vernis d’un rouge flamboyant, elle laqua les
ongles de ses pieds. Un pas était franchi, La vie toujours plus
forte, commençait à gagner. Gaïa sut alors qu’il lui fallait démé-
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nager pour tourner la page. Ce n’était pas chose aisée, car pour
des raisons strictement financières, elle était obligée de reprendre
l’ancien appartement loué à son ex-mari. Mais comme les deux
se trouvaient dans un état de délabrement impressionnant alors
qu’elle lui avait confié un logement flambant neuf, il allait fal-
loir tout nettoyer, repeindre, remettre en état et reloger le dit
ex-mari, qui se trouvait dans un état psychique et physique ter-
rible. Dépassé par les évènements et sans doute aussi parce que
cela l’arrangeait, il se faisait prendre en charge pour se reloger,
rêvant de reprendre le petit appartement avec terrasse qu’elle
occupait au-dessus de celui de sa fille, qui allait très mal vivre ce
nouveau changement. Non seulement nécessaire, cela s’avérait
même vital pour elle. Et après les souffrances physiques intolé-
rables qu’elle avait subies ces deux derniers mois, cette épreuve
de plus allait être excessivement douloureuse.
Après l’opération, il allait falloir se confronter à un éloignement
avec sa famille qui risquait de le vivre comme une séparation, à
moins qu’elle n’en fût soulagée. Il n’empêche que toute cette orga-
nisation, au-delà même des états d’âme que cela apportait, était
pénible matériellement et physiquement à mettre en place.
En effet, son ex-mari avait une dégénérescence psychique le
rendant inopérant, voire même récalcitrant à tout changement.
Et même s’il en avait exprimé le désir, sa lenteur allait sacrément
compliquer le déménagement. Sa fille allait peut-être même se
fâcher, mais Gaïa n’avait pas le choix.
Elle avait failli en mourir, ne pouvait pas l’oublier et devait
à l’évidence, s’éloigner d’éléments qu’elle ne gérait plus et qui,
surtout, la détruisaient peu à peu. Elle se dit qu’elle allait faire
venir une agence immobilière pour évaluer un prix de location
éventuel, qu’elle se laisserait le mois de juillet pour récupérer
physiquement de ses récents ennuis de santé et qu’en août, elle
commencerait les modifications de sa vie. Il était temps, elle se
sentait de plus en plus seule, car les membres de sa famille, enva-
his par leurs difficultés, ne pensaient qu’à eux et même Noël qui
n’en avait aucune, n’était pas stimulant et devenait très centré
sur lui-même. Certes, il avait été présent tous les soirs, l’épau-
lant, mais tout cela dans un silence et dans une non-perspective
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L’Asile de la déraison

de projets. Désormais Gaïa avait besoin de rencontrer d’autres


gens, d’élaborer des actions, même si ce n’était qu’illusions. Au
moins ce serait un moteur pour enfin vivre sa vie à elle, en fonc-
tion de ses désirs et non pas au rythme de ceux des autres.Hier,
en avait été encore la démonstration. Noël travaillait et avait
prévenu qu’il arriverait tard le soir, en somme juste pour dormir.
Sa fille, son enfant et son ami vaquaient à leurs occupations,
personne une fois de plus n’aurait eu même, ne serait-ce qu’une
seule minute, l’idée de lui demander de partager un moment
heureux ou léger. Juste un petit coup de fil le matin avec « un
ça va » agrémenté des sempiternelles plaintes quotidiennes, lui
était généreusement octroyé.
Gaïa s’obligea donc seule à aller marcher un peu, sans plaisir
car difficilement, mais elle se rendait compte que c’était indis-
pensable pour récupérer plus vite sa forme qui revenait très, très
lentement, tant avait été violente l’agression de la pancréatite,
des soins et de la chirurgie envers elle. Elle mit son podomètre
pour s’encourager, fit deux kilomètres à la vitesse d’une tortue,
regardant dans le parc les essences des arbres, se motivant pour
avancer, tout en se reposant trop souvent à son gré, sur les bancs
alentours. Puis, sortie du parc, avisant des cinémas le long du
boulevard, elle fut tentée d’aller voir le dernier film de Woody
Allen, « I love Roma ».
La séance avait lieu dans trois quarts d’heure, mais la file étant
déjà constituée, il allait lui falloir attendre debout. Les gens par-
laient joyeusement entre eux et le temps était doux. Son ventre
lui faisait mal, sa tête tournait un peu. Elle hésita, se deman-
dant, si elle aurait assez d’énergie pour faire le trajet du retour.
Puis, malgré la fatigue, elle alla prendre son billet, s’adossa à un
arbre, bavarda un peu dans la file d’attente avec deux personnes,
et entra enfin, exténuée, pour s’affaler littéralement, dans le fau-
teuil de la salle de projection. L’angoisse la gagna et elle se sentit
encore plus seule à cet instant, réalisant que sa vie désormais
devait se reconstruire sans l’aide de personne. Ce qu’elle avait
toujours fait pour les autres, comme les accompagner et être
leur moteur, ne serait jamais accompli par quiconque et elle
devrait se débrouiller. Elle fouilla dans sa poche où elle avait
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L’Asile de la déraison

déposé argent, portable, carte d’identité et carte Vitale en cas de


malaise, bêta bloquant et anxiolytiques. Elle en prit un, le posa
sous sa langue, sachant que dans un quart d’heure il agirait, et
put enfin profiter du film, des paysages de Rome où elle avait
toujours rêvé de vivre, et de l’humour du cinéaste. Elle en sortit
contente d’elle, ayant surmonté sa fatigue et ses appréhensions,
et surtout ayant repoussé ses limites.
Gaïa put rentrer satisfaite, bien qu’exténuée dans son appar-
tement. Le temps de juillet était gris et maussade, les bour-
rasques de pluie se succédaient les unes aux autres. On se serait
cru en décembre. Gaïa avait du chagrin et ce déménagement lui
paraissait une montagne. De plus, elle ne voulait pas faire de
peine à sa fille, mais elle n’avait pas le choix il lui fallait partir,
sinon tout recommencerait. Elle ne le supporterait pas et finirait
par en mourir. Cela elle le savait.
Juillet avait décidé d’être sombre et les perspectives de l’été ne
semblaient pas légères et favoriser la convalescence de Gaïa. Bien
sûr, elle pouvait continuer sa vie telle qu’elle avait été jusque-là
mais, elle savait ce que son instinct lui avait dit au plus profond
de sa douleur, lorsqu’elle était en danger et une fois encore à la
sortie de l’hôpital.
« Pars, fiche le camp, tu te mets en danger, en restant là ! »
Alors, malgré les difficultés et elle n’avait certes pas besoin de
cela, elle avait décidé de ne pas reculer et de changer de lieu.
Juillet serait le temps pour la récupération physique et pour
l’organisation mentale du projet et, août, la mise en pratique
avec les cartons, et la réfection de l’autre appartement. Tout cela
aurait un coût, mais la liberté et la vie n’avaient pas de prix.
Sa famille allait partir en vacances dans sa maison de Corse
et on ne lui avait pas demandé si elle voulait bien que le nouvel
ami de sa fille y aille, ne serait-ce que par courtoisie. Comme
d’habitude Carole s’accaparait ce qui ne lui appartenait pas, ou
du moins pas encore. Gaïa donnait facilement et n’aurait certes
pas refusé, mais elle aimait que soient respectés les usages et les
personnes et sa fille bousculait tout. Gaïa ne dit rien, mais n’en
pensa pas moins, en ayant assez d’être utilisée, sans partage, sans
échange. S’éloigner serait le bienvenu.
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L’Asile de la déraison

Noël commençait à avoir envie de redevenir plus libre et


Gaïa le comprenait bien, mais décidemment le manque de sub-
tilité des uns et des autres la faisait souffrir d’autant plus, qu’elle
était encore très fragile et loin d’être guérie. Cet épisode la mar-
querait à jamais et en plus sur le plan digestif, ce ne serait plus
jamais comme avant. Un besoin vital de changer de vie s’impo-
sait à Gaïa qui n’était toutefois pas encore en état physiquement
de réaliser son désir. Elle se sentait également à la limite de la
dépression et désormais faire appel à Lorenzo et à ses mirages
n’était plus d’actualité. Elle avait mis un message à cet ami thé-
rapeute qui l’avait aidée avec l’hypnose à la restructurer avant
l’opération, mais n’avait pas encore de réponse, car juillet était le
mois des vacances. Elle n’en prendrait pas d’ailleurs, trop fragile
et encore traumatisée par ce qui venait d’arriver, elle essayait de
faire surface, mais ses états d’âme ne l’aidaient pas.
«  Mais pourquoi, est ce que je n’arrive plus à tout simplifier
comme je savais le faire avant ? » s’interrogeait-elle, consciente
néanmoins que le traumatisme d’avoir failli brutalement mou-
rir, était loin d’être résorbé. Au contraire, il avait favorisé l’émer-
gence de ses doutes, de ses certitudes aussi et une culpabilité
stupide qui n’avait pas lieu d’être, par rapport à sa fille et son
enfant, comme si le fait de déménager était un abandon.
Gaïa était quasi paralysée par la peur de mécontenter Carole.
L’idée aussi que sa petite-fille puisse avoir du chagrin, lui était
insupportable, alors qu’elle ne partait que dans un quartier très
proche, voulant éviter seulement leur présence trop pesante et
leur demande culpabilisante permanente.
Dans la réalité, Carole enfant gâtée, n’avait aucun état d’âme
pour ses propres parents, ne se privant de rien sans se soucier de
leur bien-être, invoquant le stress d’ailleurs réel, que lui faisait
subir le père sadique de son enfant. Pourtant, Gaïa l’avait préve-
nue de tout cela, au début de sa relation mais Carole ne l’avait
pas crue, même plus, elle l’avait critiquée. Dépendante affective,
sa fille ne pouvait se sentir exister que par le regard des hommes
qu’elle choisissait d’ailleurs toujours fort mal. Cela était terrible
pour Gaïa et tout en aimant néanmoins Carole et en reconnais-
sant sa douleur, elle n’y était pour rien, ayant tout fait pour la
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L’Asile de la déraison

protéger, y compris financièrement et aussi par le temps qu’elle


leur avait toujours consacré. Mais Carole n’en avait jamais assez
et il fallait ou donner sans cesse, ou mettre des limites pour exis-
ter soi-même. Cela avait fini par aboutir à cet accident de santé
tant était intolérable les tensions et la demande.
Il fallait désormais y mettre un terme.
Gaïa se répétait qu’elle ne voulait pas en mourir, sacrifier sa
vie, ne pouvant résoudre un problème qu’elle avait presque fait
sien, par solidarité et amour, mais qui de fait, ne la concernait
pas, car ce n’était pas à elle, à faciliter la vie de l’autre, en s’ou-
bliant totalement, ce qu’elle avait toujours fait ! Alors pourquoi
cette difficulté du choix  ? Etait-ce sa fragilité post-opératoire,
son état de femme vieillissante, ou sa névrose personnelle, mais
à voir le chagrin qui en découlait, elle décida d’aller revoir un
confrère pour se faire aider à sortir du dilemme amenant tant de
confusion en elle.
Noël était toujours présent, ne cherchant pas à l’influencer,
mais avec lui aussi, elle devenait insupportable et il était temps
d’arrêter de faire n’importe quoi. Elle était vivante et n’avait qu’à
en profiter. Elle déménagerait quand elle serait en état et verrait
bien si cela l’apaiserait. Ne disait-elle pas toujours.
« Même quand on ne le croit plus, il y a toujours une solu-
tion quelque part et un geste à accomplir pour changer ou adou-
cir son destin. »
Par moment sa volonté de partir pourtant bien présente par-
fois s’émoussait, ou bien la déchirait. Alors le corps reprenait le
dessus et bien que trois semaines se fussent écoulées, son côté
droit se tordait et l’envie de vomir devenait omniprésente. En
fait, c’était la situation qui la dérangeait, avec toute cette patho-
logie autour d’elle qu’elle ne pouvait plus, qu’elle ne voulait plus
gérer devrait-on dire. Elle devait s’éloigner, prendre ses distances
afin de se reconstruire et arrêter de se laisser détruire par des évè-
nements sur lesquels, après avoir tout essayé, elle n’avait aucune
prise. La névrose de destin, décidément, n’était pas son truc à
elle et si les autres voulaient patauger dans le marécage, ils le
feraient seuls. Elle avait failli en mourir et devait vraiment, si
douloureux soit-il poser un acte pour en sortir !
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L’Asile de la déraison

Trois longues semaines avaient passé depuis son opération,


mais des douleurs et des troubles digestifs importants lui gâ-
chaient sa vie, d’autant plus qu’elle était tiraillée entre son désir de
partir et celui de ne pas blesser.
Ainsi se trouve la personne qui veut ramener au rivage celui
qui est en train de perdre pied, mais qui se sent entraînée au
fond et risque de se noyer. Donc il fallait bien se séparer, sans les
abandonner pour autant, les arrimant à une autre chaloupe afin
qu’elles survivent et faire en sorte d’arriver à la rive, saine et sauve
elle aussi. Autant pour échapper à sa douleur qu’à ses pensées,
Gaïa décida de mettre un peu d’ordre chez elle et pour trouver un
peu d’espoir et de plaisir dans cette perspective de changement,
elle fit donc l’inventaire de ce qu’elle allait emporter.

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L’Asile de la déraison

Souffrance - Le carnet rouge

C’est alors que son regard tomba sur le petit carnet rouge sur
lequel elle avait écrit, ou plutôt griffonné, juste avant d’être opé-
rée. Se lovant dans le canapé, Gaïa se mit à le lire à voix haute,
revivant chaque minute, chaque instant de ce douloureux mo-
ment, afin de l’exorciser à jamais, mais aussi pour ne pas oublier
jusqu’où ces huit dernières années l’avaient amenée et malmenée,
avec toutes ces blessures infligées. Prononçant les mots lentement,
elle en martela les voyelles.

Le Carnet Rouge :
Mardi 19 Juin 2012

Après toute cette préparation à cette confrontation, voilà enfin ar-


rivée l’hospitalisation à Beaujon. Attente interminable pour l’IRM,
attente qui se renouvelle pour avoir accès à la chambre censée avoir
été retenue, il y a deux mois déjà dans le service de Gastrologie, avant
d’aller en chirurgie. Mais c’est un vrai bazar, heureusement que j’ai
avalé ma ration complète de nourriture synthétique pour être au
maximum de mon énergie. Nourriture que je n’arrêterai que la veille
de l’opération, puisque rien ne doit interférer avant l’intervention.
« Il n’y a pas de chambre seule ? »
On finit par m’en trouver une à partager avec une autre malade,
que l’on essaie de sortir depuis quatre mois d’une pancréatite aigüe.
Cette femme est dépressive et ne s’alimente plus. Elle a baissé les volets
et le lieu est lugubre. Je vais lire et téléphoner dans le couloir, m’ins-
tallant sur un fauteuil roulant déposé en attente lui aussi. Je n’ai plus
peur. Il faut bien que tout cela se termine d’une façon ou d’une autre.
Je décide de me coucher vers dix heures trente et m’endors facilement.
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L’Asile de la déraison

L’infirmière vient de me dire de supprimer mon bétabloquant, car


ma tension est bien trop basse.
Quatre heures du matin, je me réveille. J’ai très mal à la tête. Pas
pratique d’être deux dans cette chambre. Je n’ose pas bouger pour ne
pas réveiller l’autre malade. J’arrive à me rendormir et fait un drôle
de cauchemar où des parents dorment, l’homme a sa tête posée par
terre dans l’eau. Je m’éveille de nouveau vers six heures du matin,
avec toujours ce satané mal de tête, une envie de vomir et des four-
millements dans les bras et les mains. Je réalise que demain matin ce
sera l’opération, j’ai la trouille avec cette tension labile en ce moment.
J’hésite, puis vais voir l’infirmier et pour me rassurer lui demande
de prendre ma tension, je n’ai pas voulu sonner pour ne pas réveiller
l’autre patiente.
12-7 et 67 pulsations, cela va, suis un peu soulagée. J’ai envie
d’ouvrir la fenêtre, cela sent mauvais à deux. Je ne peux pas, elle dort.
J’espère qu’en chirurgie je serai seule, encore que là, cela ne sert à rien,
au contraire.
J’ai bu mon dernier jour de potion magique constituée de nourri-
ture synthétique remplie de vitamines et de minéraux pour me faire
survivre... Ouf !
Cela aura duré cinquante-sept jours tout de même, avec trois
semaines de sonde gastrique et après les saignements, de petites doses
de six à vingt-trois heures à ingérer tous les quarts d’heure. Là aussi
quelle attente. Je m’ennuie, j’ai mal dans les bras. Je viens de mettre
la bague porte-bonheur que ma fille m’a donnée. Nous sommes le 2O
juin 2012. Le chirurgien vient à l’aube de m’annoncer que quelqu’un
s’était désisté et qu’il m’opérerait probablement cet après-midi, plus
tôt que prévu. Tant mieux, quoiqu’il arrive, il faut que les choses
se fassent, Youpi ! Il faut que je repense aux séances d’hypnose pour
remettre les éléments en place. Ca y est, on va bien voir...

Après m’être douchée à la Bétadine selon les précautions d’usage,


préparée pour le bloc opératoire, avec les bas blancs de contention et la
charlotte, on me refait le lit dans lequel j’irai au bloc, et la prémédica-
tion m’est donnée. J’avale deux Atarax avec un minimum de liquide,
et voilà que cinq minutes à peine après les avoir ingérés, l’infirmière
vient m’annoncer que l’opération n’aura pas lieu aujourd’hui.
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L’Asile de la déraison

Une urgence vient d’arriver et a la priorité.


Tant mieux pour l’urgence, mais moi, on en fait quoi ? Le patient
n’est qu’un objet que l’on déplace. Je vais être shootée toute la journée.
Qu’importe ! Ils s’en moquent.
Aucun respect pour la personne, je suis en colère, il y a de quoi, ordre,
contre ordre. Les médecins ne viendront même pour s’excuser par cour-
toisie, ou m’expliquer tout simplement la situation. Et moi, le patient
programmé et qui s’est préparé à tous les sens du terme à se faire opérer,
je reste en rade. Demain peut-être auront-ils le temps, ce n’est même pas
certain.
Incertitude.
Puis voilà que l’on m’expédie, faute de place en chirurgie, en hé-
bergement, c’est le terme employé, en service d’Hépatologie, où on met
quelques cas de chirurgie. Avec ma fille j’y traîne ma valise et mes
quelques affaires, que l’on enferme dans un local, car la chambre n’est
pas libre non plus. Nous attendons dans le couloir, longtemps, trop long-
temps, je suis fatiguée.
Nous voici le fameux jour prévu.

21 juin 2012 :
Je me réveille avec une boule au ventre. La peur sans doute ! J’essaye
de visualiser des images positives. On verra bien...
A six heures du matin, réveil brutal, pourtant je dormais bien, pour
une nouvelle douche à la Bétadine, celle de la veille je l’ai supprimée, elle
ne servait à rien, j’en avais pris une le matin et ma peau commençait à
devenir rouge et irritée. Cette fois, l’infirmier a oublié les bas de conten-
tion, je les réclame et ceux que l’on me donne ne sont vraiment pas à ma
taille et me serrent, bon je ferais avec, il n’y en a pas d’autres. C’est un
vrai folklore cet hôpital.Si j’en sors indemne, c’est que j’ai de la chance !
Suis censée être opérée à treize heures. Que de stress aussi pour ma fille
qui est déjà épuisée. Je me sens bizarre. Envie d’aller aux toilettes. Alors
adieu le champ stérile, on ne peut échapper aux lois de la nature.
Je ne sais pourquoi, mais ces préparations me font penser aux
camps de concentration. Ce n’est pas un tatouage, mais un bracelet
en plastique blanc au poignet où est inscrit le nom. La douche a lieu
avec la peur au ventre et l’exécution aura lieu ensuite, il faut mourir
propre. C’est dans notre culture.
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L’Asile de la déraison

D’accord mes pensées sont morbides, mais n’empêche qu’elles


viennent. Voilà que la télé qui est accrochée au mur en face de mon
lit, se casse la figure, l’écran a basculé presque à quatre-vingt-dix
degrés, donc pour le regarder ce n’est pas terrible, il faut se contor-
sionner et cela brise la nuque.

L’hôpital Beaujon est un très vieil établissement et la synchro-


nisation de ses services est vraiment aléatoire. Ainsi on vient de me
demander si j’ai bien désinfecté le patch implanté pour ma chimio !
Ils viennent de se tromper de patient. Heureusement que je ne
suis pas endormie et que mon nom est inscrit sur mon lit et à mon
poignet.
Hier c’était l’interne d’anesthésie qui lui-aussi avait fait une er-
reur de personne. Cela ne me rassure pas vraiment pour l’opération,
l’anesthésie et les soins post-opératoires. Mais que faire ? Se sauver
en courant ? Comment échapper à soi-même ? La marche du destin
est en route. Ou cela ira ou cela n’ira pas !
Bon, soyons positive. Posons l’écriture, elle est illisible, trop ra-
pide car sans doute angoissée, comme si je n’allais pas avoir le temps
d’écrire et de tout dire ! Le temps prend son temps et galope en même
temps.
Ma fenêtre donne sur un mur couvert de verdure, de vigne vierge
exubérante, deux énormes platanes s’y échappent par derrière. La
ramure est dense et agréable à contempler. La vitre laisse passer un
peu d’air frais de la liberté du dehors. Quand je pense qu’on va
m’endormir peut-être pour l’éternité. Que l’on va m’ouvrir le ventre,
cela me donne le frisson. Ma vie va être dans les mains de tout un
aréopage de professionnels de la santé, plus ou moins compétents.
L’erreur humaine peut s’y glisser avec facilité, car il y a tant de
failles, la preuve m’en a été donnée, déjà ici, à plusieurs reprises.
Je vais regarder la télé pour brouiller un peu ces idées, car la
peur revient. Je me dis qu’elle a lieu d’être, quand on voit ce qui se
passe ici. C’est l’hôpital public ! Aurais-je dû aller dans une clinique
prendre un autre avis ?

Mais cela on ne le saura qu’après. De toute façon, dans l’urgence


une direction s’imposait et je suis là. Cela aussi s’appelle le destin.
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L’Asile de la déraison

J’en ai assez de subir. Je pense qu’en fait, en finalité, c’est l’incons-


cient qui fait son choix. J’ai chaud, mal à la tête.
La télé stupide va changer le cours de mes pensées, elle est faite
pour cela, surtout dans les hôpitaux ! Tout le monde m’envoie des
sms d’encouragement, mais au fond chacun pense.
« Heureusement que je ne suis pas à sa place. »
Je les comprends.
Même la télé marche mal. J’ai pleuré. Je n’ai pas envie d’aller
me faire opérer, mais je n’ai pas le choix. Hier cette simulation non
prévue du bloc opératoire m’a destabilisée. Je vais essayer de me ras-
sembler et de positiver pour ceux que j’aime et pour tous les projets
que je veux faire. J’aime la vie, mais cela suffit-il ? Rien que d’avoir
essayé les bas de contention, j’ai des troubles circulatoires. C’est le
stress, la trouille, quoi !
Est-ce le dernier jour de ma vie, j’espère que non, mais cet hôpital
mal organisé fait douter.
J’écris mal, mais j’imagine que l’angoisse fait cahoter mon stylo.

Huit heure trente.


Dans quatre heures, je serai au bloc, quatre heures quasi normales
et après ? C’est impressionnant. Le monde continuera à tourner.

Today est le jour le plus long de l’année, le jour de l’été, et aussi


la fête de la musique, mais ce sera surtout le jour le pire pour moi !
Pendant deux mois, toutes les heures ont scandé ma vie avec
le gavage de nourriture synthétique, et là, sans transition c’est un
changement de rythme et d’heures. Vivement qu’ils me donnent le
calmant qui prémédique, je stresse. Tant pis en attendant, je viens
de prendre un demi Temesta. Trop de pression en moi et d’appré-
hension. Tout à l’heure je serai vraiment seule face à moi-même.
Ce sera tout ou rien. Je pense aux animaux amenés à l’abattoir. Ils
stressent eux-aussi et sans savoir pourquoi, sentent bien l’anormal
de leur situation, ils appellent de peur, elle s’entend dans leurs cris.
Je ne suis pas tellement différente, à part que je ne crie pas mais
j’écris d’une écriture syncopée et je déverse ma peur sur les lignes de
ce petit carnet.
Hier j’étais prête. Aujourd’hui, Non.
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L’Asile de la déraison

Et pourtant, j’ai près de moi la minuscule petite poupée que ma


petite-fille m’a donnée pour me porter chance, comme un gri-gri. C’est
pathétique, pathétique d’en être réduit à se raccrocher à de petites choses,
tellement on se sent faible, mais l’humanité est ainsi.
J’écris par jets, par saccades. Je pose le crayon, puis le reprends comme
une bouée de sauvetage. Mon écriture est illisible, peu importe ce n’est
que du vécu, je me moque d’être lue.
Il faut que je me reprenne, le demi Temesta va agir.

Neuf heures.
Je me calme un peu, c’est l’anxiolytique. Je trouve tout cela irréel et
cruel aussi. Subir encore et encore, c’est insupportable cette attente. C’est
vraiment invraisemblable, irréel est le mot et pourtant. Je le vis.

Neuf heures trente-six.


Les branches des platanes en face de ma fenêtre se balancent douce-
ment. Je me dis que la vie est là et que je dois la retrouver. C’est joli, ce
vert est apaisant. Le temps passe toujours inexorablement. Ma fille vient
vers moi. Je l’aime.
Que d’épreuves et de larmes.

Dix heures cinquante-quatre :


Tristesse. Je stresse. Je fais l’idiote, je fais une vidéo, je ne sais même pas
si cela a marché, qu’importe. Toujours ce besoin de l’humain de laisser
une trace, alors qu’on sait bien que tout s’oublie, que tout s’efface. Je ne
veux pas appeler.

Treize heures trente.


Le bloc, et là sans prémédication. Avec brutalité la porte de ma
chambre s’ouvre. C’est l’heure !
Mais, mais je ne suis pas prête, pas prémédiquée !
L’infirmière arrive, elle non plus n’était pas prévenue. Elle pose au
creux de ma main trois cachets, je demande ce que c’est ?
« Deux Atarax
– Et l’autre ?
– C’est votre Beta bloquant.
– Mais non, je l’ai pris ce matin ! »
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L’Asile de la déraison

Et Vlan... Voilà que par erreur dans la panique hospitalière, la dose


était doublée de quoi faire un incident lors de l’intervention, ma tension
étant déjà trop basse, ralentir encore le cœur, c’était aller à la bradycardie,
l’anesthésiste certes y aurait remédié, mais, mais ? Qui sait ?
Heureusement que j’ai vu cette erreur !
Nouveau gag, j’arrive dans un bloc opératoire qui n’est pas pour moi,
on s’est trompé d’étage, enfin voici le bon. Comme je suis lucide, je vois
tout, et j’entends parler d’examen avec injection d’iode.
« Non, non dis-je il ne faut pas, c’est interdit pour moi. »
Ouf ! J’ai encore rétabli les choses, d’une certaine façon de ne pas
avoir eu de prémédication m’a permis de le faire. Par contre la peur est
partie. Je fais face, parle à mon corps, à mes organes, demande leur par-
ticipation, revois les suggestions et images positives que mon inconscient
doit retenir. Du lit au bloc, l’infirmière anesthésique me pose la perfusion
sans douceur.
«  Aie ! »
On me prévient que je vais voir flou, pas du tout, par contre mon
cœur s’affole, je me sens mal, angoisse de mort, est-ce la piqûre finale, je
n’y pense même plus, je pars dans le néant.
Mauvais endormissement, inconfortable, l’attente entre deux murs
jaunes et gris, Tout le monde passe ici, on se croirait dans un hall de gare.
Les patients défilent, rentrent et sortent à la chaîne.

•••

Mauvais réveil, le temps s’est envolé. Je me retrouve dans la salle de


réveil, j’ai des difficultés respiratoires, je m’agite, on m’explique que c’est
le stress et un médecin rajoute, paradoxe suprême puisque je me réveille,
dans la perfusion, une dose d’Atarax pour me calmer, en fait ce que je
n’ai pas eu pour me préparer avant l’opération. Cela fait effet, le calme
revient, je respire mieux, n’en dors pas pour autant, j’entends et observe
tout, c’est presque amusant.

Aucune douleur, la morphine agit. Je reste la dernière en salle de


réveil et vois remonter tous les autres, les médecins me surveillent, puis
vient enfin mon tour.
Il est Vingt heures trente. Le temps n’existe plus.
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L’Asile de la déraison

Ils sont tous là à m’attendre. J’explique, je raconte, crâne un peu,


et oui j’ai survécu...
Puis tout le monde part. Il est tard, il est temps. A nouveau le
silence. Jusqu’à deux heures du matin, cela va, je ne sens rien. Vers
quatre heures c’est dur, les douleurs reviennent, je respire mal, on me
met l’oxygène, j’ai envie de vomir. Un calmant est mis dans la per-
fusion, les douleurs sont là, mais je ne veux pas de morphine, je ne
supporte pas. J’ai peur de l’embolie car j’ai mal dans les bras, dans le
dos, dans la nuque et suis très oppressée. Ce sont les gaz et les suites
de la coelioscopie, n’empêche que j’ai peur. Ce serait bête de mourir
maintenant après avoir survécu à cette opération. Cela me fait penser
à l’avion et à l’atterrissage après huit heures de vol. Et s’il se crashait
au moment d’arriver ?
Il en est de même pour moi après ce long parcours.
Mon Dieu, aidez-moi, je me sens si fragile, si perdue.
Ce n’est que le début.

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L’Asile de la déraison

Déménagement - L´hôtel
Changement de vie

Ceci est la retranscription exacte de tout que Gaïa avait éprou-


vé et écrit sur le petit carnet rouge qu’elle avait emporté à l’hôpital
avant de se faire opérer, décrivant ses états d’âme et ses peurs, sur-
tout pour arriver à les surmonter et qui sait peut-être pour laisser
un dernier témoignage au cas où ?
Elle vient de tout revivre, il fallait bien évacuer ce qui était
resté caché au fond de sa mémoire. Sous le sein droit la douleur
persiste, même trois semaines après.
De quelle origine est-elle, elle n’en sait rien ?
Mais il faut que cela cesse, il est temps. Pour l’instant il faut
qu’elle se rétablisse, puis qu’elle fasse ses cartons et pour son ex-
mari aussi, là le plus délicat sera de faire concorder les deux démé-
nagements. Ce ne sera pas chose aisée, car des travaux importants
devaient être effectués dans l’appartement de son ex. Sans doute
le vrai déménagement aurait-il lieu en septembre et fin septembre
pourrait être enfin la fin de son installation, et le début d’une
nouvelle vie !
C’était un sacré challenge que de se projeter dans un change-
ment de vie récusé par sa fille, mais Gaïa a failli perdre la vie et
rien ne pourra changer désormais sa décision.
Mais où dormira-elle durant tous ces travaux, chez Noël ?
A l’hôtel sans doute, avec Lorenzo pour surveiller cette fois
ses travaux à elle. Fermant les yeux, elle se revit dans ses bras et
se mit à sourire de plaisir, la vie revenait vraiment et les rêves en
même temps. Ce soir-là, Gaïa coupa le téléphone et l’ordinateur
et s’enfouit dans les couvertures.
Elle pensa si fort à Lorenzo, qu’il la rejoignit en un quart
d’heure.
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« Tu vois, dès que tu m’appelles et que tu penses fort à moi,


j’arrive sur le champ. »
Elle lui sourit, constatant qu’il avait beaucoup maigri.
« Manges-tu assez, lui demanda-t-elle. Attention je vais sentir
tes côtes, quand je serai dans tes bras, »
Lorenzo éclata de rire.
«  C’est vrai que j’ai travaillé comme un dingue et les ham-
burgers frites ont remplacé la cuisine raffinée et équilibrée que
j’élaborais pour toi : Mais on recommencera. Très doucement, car
ton opération a modifié  ta digestion et ton métabolisme. Je ferai
attention.
– Tu es un amour Lorenzo, lui dit-elle. J’ai tant besoin de te
retrouver pour me calmer et espérer. La réalité est trop rude pour
moi en ce moment j’ai besoin de rêver, de souffler de me laisser
aller.
– Alors viens te blottir pour l’instant sous les draps et les cou-
vertures de ta chambre d’hôtel, je te prends contre moi. Sens, la
chaleur de mon corps et la force de mes bras qui t’enlacent, tu es
en sécurité ma douce, tu peux dormir. »
Tels furent les propos de Lorenzo. Elle ferma les yeux et la ma-
gie reprit, les lèvres chaudes de Lorenzo l’effleuraient et diffusaient
en elle énergie et légèreté, il ne s’agissait même pas de sexualité,
mais de présence aimante plutôt musclée. Elle sentait son énergie,
et doucement fut prise d’une telle torpeur qu’elle s’endormit.
«  Ne me quitte surtout pas  quand je dors ?
– Ne crains rien, tu sais bien que c’est toujours toi qui décide
de mon départ à chaque fois. En attendant je te veux contre moi,
détends-toi. »
Gaïa, ce soir-là à l’hôtel s’endormit paisiblement, pour la pre-
mière fois, encore grâce à Lorenzo.
Le matin au réveil, ils partagèrent confiture et viennoiseries
avec délices, en paressant délicieusement. Lorenzo lui raconta que
ses projets professionnels avaient avancé et que sa façon de traiter
la pathologie devenait de plus en plus particulière et proche du
patient, se trouvant à des années-lumière des thérapies d’Antan.
«  Je t’expliquerai, ma Douce, cela te passionnera, peut-être
même quand tu seras installée et reposée, tu viendras partici-
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per à ces expériences révolutionnaires, qui semblent donner des


résultats étonnants.
– Bien sûr, que je viendrai, n’était-ce pas notre projet ? »
Leurs mains se rapprochèrent dans un pacte silencieux. Le
visage de Gaïa redevint radieux. Puis elle se doucha, oublia Lo-
renzo, lui souhaita bonne journée, et fonça surveiller les travaux
de son appartement, au cœur de Montparnasse.
Après un long mois et demi, son ex-mari avait réussi à entasser
plus qu’à ranger ses affaires dans les cartons. Sa maladie, l’empê-
chait d’arriver à trier et à se débarrasser de l’inutile comme d’ac-
cepter de l’aide, donc il fallut bien le laisser faire à sa manière. Tout
ne rentrerait pas dans l’appartement de Gaïa, mais cela n’était plus
son problème, elle devrait aussi l’accepter. De son côté, elle aussi,
se sentant tout de même mieux physiquement, avait rempli ses
cartons, nettoyé son appartement et était prête à déménager, mais
il fallait auparavant nettoyer l’autre logis devenu crasseux et plein
de nicotine.
Cela la mettait en rage car elle l’avait donné impeccable et
agréable et c’était encore à elle de tout réparer.
« Ce sera la dernière fois, se dit-elle, que je facilite les choses
pour les autres qui ne me le rendent jamais. Bien au contraire ils
me compliquent toujours la vie ! »
Elle choisit pour déménager la date du... 11 septembre !
Elle commença par faire nettoyer à fond la chambre et à la
faire repeindre, fit transporter la majorité de ses affaires dans la
dite chambre pendant que le déménagement de son ex-mari se
faisait chez elle. Il pouvait s’installer. Quant à elle, il fallait refaire
tout le reste de l’appartement, lessivage et peintures et cela sentait
tellement le tabac que c’était un énorme travail. De plus voilà que
sa fille Carole faisait une sorte de chantage, déclarant que si son
père s’installait à la place de sa mère, elle déménagerait. En fait
Carole ne pouvant supporter ni les intrusions, ni la présence de
son père et encore moins sa déchéance. Il n’empêche que cela ne
la dérangeait pas d’avoir les bénéfices secondaires de la situation
financière.. Elle avait mis en quelque sorte Gaïa en résidence sur-
veillée, voulant l’obliger à rester là, la transformant en grand-mère
constamment disponible dès qu’elle le souhaitait, niant tout de la
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vie personnelle de celle-ci. Pour parfaire le tableau, Carole de plus


venait de « pêcher » sur un site de rencontre, un paumé intéressé,
voulant s’installer à Paris gratuitement bien sûr. Comme l’amour
maternel et la connerie humaine ont leurs limites, après avoir failli
en mourir, Gaïa interrompit le processus ainsi que ses propres
états d’âme.
Déjà la réfection de l’autre appartement qu’elle devait investir
allait lui prendre encore beaucoup d’argent et de fatigue, même
si ce n’était pas vraiment ce lieu qu’elle souhaitait, elle y serait au
moins à l’abri. Gaïa se disait que la réalité fait que la douleur était
là toujours pour nous dire quelque chose. En attendant, Gaïa
résidait à l’hôtel à côté de son futur appartement avec Lorenzo
qui la faisait patienter, ou qui l’emmenait sur sa terrasse pour
aérer ses pensées et parfois chez Noël qui l’hébergeait chez lui
dans son studio. Mais cela lui convenait moins, car le matin de
bonne heure, elle devait partir pour aller surveiller l’avancement
des travaux. Gaïa était pressée de s’installer et commençait à être
épuisée à nouveau.
Et sa fille lui en tenait rigueur.

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Conclusion

Gaïa ne céda pas malgré son chagrin, car elle savait que tout
cela était essentiel pour elles deux et de plus, vital pour elle-
même. Une certaine distance serait posée limitant les déborde-
ments et facilitant la réorganisation de sa vie. Financièrement
elle n’avait eu que ce choix, sinon elle devrait se sacrifier encore,
et là, il n’en était pas question. Elle avait failli en mourir et cela
ne l’oublierait jamais.
En fait, les travaux durèrent plus longtemps que prévu, et
l’installation aussi. Exténuée, Gaïa n’arrivait pas à tout ranger,
malgré l’accompagnement de Lorenzo qui lui donnait des idées
de remaniement professionnel bien plus que personnel. Heu-
reusement Noël décida de l’emmener se reposer une semaine en
vacances. Ils fermèrent la porte de l’appartement en « jachère »,
ouvrirent grandes les fenêtres afin d’évacuer les restes des
miasmes de l’ancien locataire et partirent se détendre au bord de
la mer, dans un hôtel tout confort, pour enfin ne rien faire. Cela
aussi était un nouveau comportement, jamais avant Gaïa n’au-
rait accepté de partir sans avoir terminé un travail commencé,
mais l’heure n’était plus aux comportements répétitifs. Il fallait
lâcher prise, reprendre des forces et le reste viendrait peu à peu
par la suite.
« Qui veut voyager loin ménage sa monture »
Ce proverbe trottait dans la tête de Gaïa qui se dit qu’il s’agis-
sait bien d’elle et que le moment était en fait venu de la ménager
cette monture et de la mettre au pré !
L’image d’une pauvre haridelle enfin au repos et gambadant
d’aise, tout en croquant l’herbe verte la fit éclater de rire !
On verrait bien en rentrant.
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Une nouvelle partie de sa vie venait seulement de commencer.


Les autres, pour une fois devraient apprendre aussi à se débrouil-
ler et à affronter leur propre vérité, dussent-ils déménager à leur
tour, qui sait ?
Et puis Lorenzo était là, il viendrait surveiller. Désormais à
nouveau bien présente à la vie, Gaïa laissa échapper un très long
soupir de soulagement.
Un sourire infini illumina ses yeux.

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Table des matières

Introduction : L’Asile. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 9
Prise de conscience. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 11
Réminiscences et disfonctionnement . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 19
Lorenzo rêve - Travaux et pathologie : . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 23
Évacuer l’inutile. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 23
Projets . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 29
Consultation et construction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 33
Le café. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 33
Parallèle. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 39
Souvenir de Gaïa . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 45
Confidences et hospitalisation de Gaïa. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 51
L’attente - Enlever et reconstruire. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 59
Aménagement - Souffrance. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 65
L’appartement - Terrasse - Diversion. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 71
Le combat de Gaïa. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 71
L’inattendu - L’amant. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 79
Rendez-vous - Pulsion de vie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 87
Gaïa et Lorenzo : Première nuit . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 93
J-13 - La vie de Gaïa . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 97
Le présent de Gaïa - L’hôpital. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 105
Pré-opératooire. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 105
Réflexions thérapeutiques - La fête de la musique. . . . . . . . . . . . . . . . . . 113
Flirt avec Thanatos -Rêve sous anesthésie. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 115
Post-opératoire - Sortie d’hôpital . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 119
Chacun sa vie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 119
Souffrance - Le carnet rouge. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 127
Déménagement - L’hôtel - Changement de vie. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 135
Conclusion. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 139

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Cet ouvrage a été imprimé en U.E.
Dépôt légal : 2016
ISBN :

Maquette : Adiktion Studio

Adiktion Studio, Quartier di Campredi, A Casabianca - 20 218 Moltifaoa


Tél. : +33 (0) 495 768 893

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