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L
a démence est associée à un risque important
de dénutrition, soit par le biais d’un refus un cas particulièrement difficile.
alimentaire, soit parce qu’il existe des troubles
de la déglutition, soit parce que des troubles psycho- Selon les études, 10 à 52% des GPE sont mises en place
comportementaux gênent l’alimentation (ex : déambu- chez des patients déments (1-4). Il existe des disparités entre
lation incessante rendant la prise des repas impossible…) les pays et la démence est une indication plus fréquente
Il arrive qu’une gastrostomie percutanée endoscopique de pose de GPE aux Etats-Unis qu’au Royaume Uni. (5)
(GPE) soit proposée dans ces situations. Cette Aux Etats-Unis, le nombre de patients institutionnalisés
méthode, décrite par Gauderer et Ponsky en 1980, est alimentés par voie entérale est estimé à 10% (6-8). En
la technique de choix pour entreprende une nutrition France, le nombre de patients âgés déments ayant une
entérale de longue durée ; sa tolérance est meilleure nutrition entérale semble avoir diminué ces dernières
que celle de la sonde naso-gastrique et sa réalisation est années (1). Pourtant, même si depuis une dizaine d’années,
simple et rapide. plusieurs articles ont remis en cause le bien-fondé de
l’utilisation de la nutrition entérale par GPE chez la
Prendre la décision de poser une GPE à une personne personne âgée démente (9-12), on constate, d’une part,
âgée n’est jamais simple, quelle que soit la pathologie que des GPE continuent à être mises en place chez des
sous-jacente. Néanmoins, lorsque la personne est personnes âgées démentes, en particulier dans des
capable de donner son opinion sur un tel geste, c’est services de soins de longue durée ou SLD, (c’est cette
une aide considérable à la décision. Lorsqu’il existe une constatation qui a suscité ce travail), et que, d’autre part,
pathologie curable et qu’il faut passer un cap, on peut être la décision demeure difficile dans de nombreuses situations
plus facilement enclin à proposer cette thérapeutique (ex. cliniques.
mélancolie, suites post-opératoires). La situation est plus Cet article a trois objectifs : voir sur quels éléments la
difficile quand il est impossible de savoir s’il y aura ou non décision peut s’appuyer (données de la littérature,
une amélioration comme par exemple dans les suites connaissances sur l’hydratation et la nutrition en fin de
d’accident vasculaire cérébral (AVC). vie, éthique biomédicale) ; passer en revue les raisons
La démence, qui cumule le problème d’une pathologie qui rendent la prise de décision si difficile ; enfin, faire
chronique d’aggravation inexorable et d’une incapacité du des propositions pour la pratique.
Article reçu le 01.04.2005 - Accepté le 13.09.2005. Auteur correspondant : Docteur Hélène Vincent, Service de médecine
interne et gériatrie, Hôpital Charles Foix, 7, avenue de la République,
94200 Ivry sur Seine, France. E-mail : helene.vincent@cfx.ap-hop-paris.fr
douleur (ECPA), et d’une échelle de dépression Il apparaît que le principe jugé le plus important, le
(MADRS) mais on peut les considérer comme des principe d’autonomie, est sérieusement altéré par la
témoins indirects de la qualité de vie. Il n’y a pas eu maladie grave et notamment par la démence. Sauf
d’amélioration des scores à ces échelles dans cette dans les situations où le patient aurait pu donner son
étude, mais 27% des patients ont pu reprendre une avis sur la mise en place éventuelle d’une nutrition
alimentation normale (la GPE a pu être retirée) et 10% entérale à un moment où il n’était pas encore trop
des malades ont pu regagner leur domicile avec la malade, il faut bien admettre que ce principe n’a pas
GPE. On peut donc penser que ces patients ont eu une de sens dans la population qui nous intéresse.
amélioration de leur qualité de vie. Le principe de bienfaisance comporte deux aspects : il
importe d’abord de ne pas faire de mal, puis de faire le
Alternatives à la gastrostomie bien. Nous avons vu plus haut que la GPE était susceptible
La prise en charge d’une dénutrition protéino-énergétique de majorer des risques (pneumopathies d’inhalation),
de la personne âgée fragile par une supplémentation orale d’entraîner des effets indésirables, une restriction des
est efficace, tant dans les situations de stress médicaux et contacts sociaux, et qu’à l’inverse, il n’y avait pas de
chirurgicaux (18,19) que dans les pathologies chroniques (20). preuves d’un impact bénéfique dans la population
Par ailleurs, certaines études, menées en unités de soins étudiée.
de longue durée, ont montré que la survie de patients Le principe de justice, appliqué à cette question,
déments nourris par voie orale, par petites quantités, concerne le fait de faire bénéficier les personnes âgées
n’était pas différente de celle de patients non déments (21). qui le nécessitent d’une GPE (ex. indication temporaire
Les études disponibles sur l’arrêt de l’alimentation et de liée à une maladie aiguë, AVC…)
l’hydratation en fin de vie font état que la plupart des
patients ne ressentent pas, ou qu’ils ressentent au Ethique religieuse
début seulement, la faim et la soif, et que celles-ci sont L’éthique chrétienne fait les mêmes recommandations
efficacement combattues par l’utilisation de petites que le Code de Déontologie : "Tout homme a le droit
quantités de liquide ou de nourriture ainsi que par des et le devoir, en cas de maladie grave, de recevoir les
soins de bouche. Toutefois, elles ont été menées chez soins nécessaires pour conserver la vie et la santé.
des patients conscients, atteints de cancer au stade Mais, un tel devoir n’implique pas pour lui le recours à
terminal (22). Il n’est donc pas possible d’extrapoler ces des moyens thérapeutiques inutiles, disproportionnés
données aux personnes âgées démentes. ou imposant une charge qu’il jugerait extrême pour lui-
même ou pour autrui... Il est légitime de s’abstenir des
Ethique biomédicale traitements qui apporteraient peu de bénéfices au
regard des désagréments, des contraintes, des effets
Code de déontologie nocifs ou des privations qu’ils entraîneraient. On
L’article 37 du Code de déontologie recommande de pourra interrompre ces traitements lorsque les résultats
s’abstenir de traitements futiles, de ne pas recourir à en seront décevants. Un juste respect de la vie
une obstination déraisonnable. Le Conseil National de humaine n’exige pas d’avantage" (24).
l’Ordre des Médecins a formulé une proposition de Le père Verspieren, directeur du département
modification de cet article lors de sa session extraordinaire d’éthique biomédicale du Centre Sèvres insiste sur 3
du 22 juillet 2004 (23). La possibilité d’une prise en charge critères d’aide à la décision : l’inutilité, la disproportion
palliative seule est abordée : et les limites des fonctions de la médecine. Il est ainsi
“En toutes circonstances, le médecin doit s’efforcer de recommandé de s’abstenir de tout acte médicalement
soulager les souffrances du malade, les traiter par des inutile imposant une charge au patient, de s’abstenir de
moyens proportionnés à son état et l’assister moralement. traitements disproportionnés (c’est-à-dire dont les
Il doit éviter toute obstination déraisonnable dans les bénéfices attendus sont faibles par rapport aux charges
investigations ou la thérapeutique et peut se limiter aux qu’ils font peser sur le patient). De même, lorsqu’une
seuls soins palliatifs lorsque la synthèse des éléments personne est en train de mourir, il n’est ni raisonnable
cliniques et paracliniques montre que poursuivre les ni humain de maintenir sa vie au prix d’un traitement
soins ou en entreprendre d’autres ne peut plus bénéficier éprouvant ou de maintenir la vie sous une forme limite.
au malade et aurait pour seule conséquence de le maintenir Il n’y a pas lieu d’utiliser une thérapeutique du seul fait
artificiellement en vie” (23). qu’elle existe. Cela dépasse les fonctions de la médecine (25).
La bioéthique anglo-saxonne des 4 principes éthiques A l’inverse de ces recommandations, la tradition juive
(autonomie, non-malfaisance, bienfaisance et justice). recommande la nutrition artificielle chez les patients
déments ou en état végétatif chronique, car elle donne Performance Scale…), et surtout, les patients peuvent
priorité à la préservation de la vie (26). Si une technique être atteints de démence de gravité variable au sein
médicale peut accroître la longévité d’un patient, elle d’une même étude, suggérant la possibilité de pronostics
doit être mise en œuvre car chaque moment de la vie différents.
est précieux et a une valeur infinie. Aucune personne De plus, certains auteurs contestent le fait que la
(proche, médecin ou légiste) n’a le pouvoir de déterminer démence évoluée soit une maladie terminale (26). Si des
quelle vie mérite ou non d’être sauvée. Personne ne peut échelles globales, (type Global Deterioration Scale (GDS)
déterminer l’importance d’une vie, même lorsque le ou Clinical Dementia Rating (CDR), étaient utilisées par
malade est incapable d’accomplir quoi que ce soit. Il n’y a tous, les choses seraient plus lisibles. Un score de 7 à la
pas de place pour considérer la qualité de vie. Si la GDS témoigne d’une démence très sévère, parvenue
personne peut vivre et qu’elle ne souffre pas, elle requiert au stade terminal. Un score de 6 à la GDS ou de 3 à la
les mêmes soins que quiconque (26). CDR définissent une démence sévère.
L’absence d’unités spécialisées dans la prise en charge part de faire précocément le diagnostic de démence -
des personnes démentes paraît également être un et d’annoncer ce diagnostic au patient - alors qu’il est
facteur de risque (32). Peu d’hôpitaux bénéficient d’un encore capable de poser des choix pour sa vie actuelle
groupe de réflexion éthique permettant de discuter de et future, de faire des directives anticipées, de choisir
façon multidisciplinaire des différents problèmes une personne référente. Cela implique aussi de ne pas
rencontrés. attendre que la dénutrition soit catastrophique, donc de
Certaines situations sont particulièrement éprouvantes repérer rapidement les situations à risque de dénutrition
(patients présentant des escarres extensives notamment) chez la personne âgée fragile, de rechercher et de
et peuvent être à l’origine de la mise en place d’une traiter les facteurs susceptibles d’entraver l’alimentation
GPE car celle-ci donne l’illusion de "faire quelque chose" (état dépressif, mauvais état bucco-dentaire, médicaments
et de lutter contre l’angoisse, alors qu’il s’agit la plupart entraînant une sécheresse buccale, présentation de repas
du temps de situations irréversibles et que le patient est peu appétents…)
trop malade pour tirer un quelconque bénéfice d’une Dans certains cas, quand la situation est conflictuelle et
majoration des apports nutritionnels. la décision trop difficile à prendre, on peut parfois
envisager le recours à la GPE comme un essai (36).
Enfin, passer des principes éthiques à l’éthique en acte
n’est pas toujours évident non plus. S’il paraît assez Enfin, il ne faut pas oublier que la vision que nous avons
simple de ne pas nuire au patient, que signifie "faire le de la qualité de vie d’un malade nous est personnelle ;
bien" ? De quel bien s’agit-il ? Comment savoir ce qui elle peut être totalement opposée au système de valeurs
est bien pour ce malade ? du malade. La subjectivité de la personne atteinte de
Respecter la vie sous toutes ses formes, est-ce vraiment démence avancée n’est plus accessible ; elle ne peut
respecter la personne ? plus se dire ni être partagée. Pour autant, cette
Peut-on tirer des conclusions de ce qui nous semble personne malade reste une personne humaine et digne
être une absence de qualité de vie ? jusqu’au bout. La dignité de l’homme tient à son humanité
même et il ne peut pas la perdre.
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