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Institut Supérieur de Management

Madiba Leadership Institute

Code UE : SPRI 111


Introduction à la science politique
Niveau : Licence 1
Année académique : 2021-2022
Semestre : 1

Enseignant : Aboubakr Tandia


Tel. : (+221) 77 226 38 45
E-mail : tandiaaboubakr@yahoo.com
Heures de visite : Jeudi : 12h00 – 13h00

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Séance 1 : De quelle « science » et de quelle « politique » ?

1. Science et politique
Définitions notionnelles

La science : art et science ; savoir-faire et savoir discursif

La science comme art : la politique comme art


- Aristote : voit la politique comme « l’art de gouverner la cité » ;
- Platon résume la politique à l’éthique (art fondé sur la morale) qui doit fonder la gestion de
la cité) ;
- Michel Foucault, rejoignant Aristote dans son réalisme, parle aussi de la politique comme un
« art de gouverner », non pas la cité seulement, mais les hommes et les choses dans un
territoire donné.
La science comme « savoir discursif » : la politique comme « savoir-faire » (J. Schieber)
- Savoir discursif : le savoir (quoi ?) ne suffit pas, mais la manière de savoir (comment ?) et les
ressorts du savoir (pourquoi ?) sont aussi importantes.
- Savoir-faire : renvoie aux talents, à la compétence, à l’aptitude, à la performance du politique
ou du gestionnaire de la cité
Les sciences sociales reposent sur un savoir discursif :
L’ambition des sciences sociales c’est l’explication les faits sociaux. Mais pas de la même manière que
dans les sciences dites « exactes » ou « dures ».
La notion de « causalité » est relative et renvoie plutôt à trois modes d’analyse :
- La corrélation (la mise en relation de variables ou facteurs entre eux)
- La compréhension (des phénomènes à travers les rapports qui existent entre eux)
- L’interprétation (d’une proposition, de faits, par l’argumentation logique et systématique,
c’est-à-dire structuré et cohérent).
La « vérité »1 en sciences sociales repose sur la méthode scientifique.
Les « vocations » de M. Weber (Le savant et le politique 1917, 1919, J. Freund, 1959)
- La vocation du savant : « démontrer la vérité à partir de faits et d’arguments reconnus
comme scientifiquement valables… La science requiert de la modestie et de la disponibilité
d’esprit. »
o Le savant se situe dans le domaine de l’« idée » et de la contemplation
o Le savant a recours à la procédure de l’hypothèse et de la compréhension intégrale des
faits
o Le savant doit adopter une position de « neutralité axiologique » en se limitant aux
faits et en évitant que ses émotions, convictions personnelles et préjugés influencent
son jugement.

1Joseph Schieber. Theories of Knowledge: How to Think about What You Know. Course Guidebook. Virginia: The
Great Courses, 2019.

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- La vocation du politique : Contrairement au savant, le politique lui prend position, pour
décider, persuader, et mobiliser l’opinion et les masses en fonction de ses valeurs et
préférences partisanes. Pour ce faire, le politique analyse les situations, les enjeux, les
rapports de force politiques afin de déterminer son positionnement.
o Donc le politique est dans le domaine des « idées » (doctrines, idéologies, opinions,
doxa) et de l’action pratique (mobilisation et décision politiques)
o Le politique fait recourt à la procédure de la doxa et de la ratification des faits (il émet
des « propositions endoxiques », comme le dit Aristote)
Concilier science et politique est possible, mais c’est une attitude dangereuse en science :
- Prendre une position politique pratique est une chose, analyser scientifiquement des idées et
des structures politiques en est une autre ;
- Ne pas confondre les rôles : le savant peut participer aux débats sociaux de son époque et à
la réflexion politique (Weber lui-même été militant du parti social-démocrate en 1918 et a
publié des articles politiques dans la presse).
- Ne pas jouer les deux rôles en même temps, en cherchant à imposer ses convictions en
s’appuyant sur des faits scientifiques (cas des marxistes-léninistes),
- Le risque de (faire) perdre la crédibilité scientifique.
Les « champs de pratique » P. Bourdieu2

Pierre Bourdieu a développé son analyse à travers la notion de « champ ».

Pour lui, la société est un ensemble de champs dans lesquelles sont action des forces qui interagissent
à travers des pratiques (pratiques sociales) dont le principe est la légitimation (justification) de
l’action collective par la mobilisation de ressources symboliques (savoirs et pouvoirs) et matérielles
(institutions et biens économiques).

La science et la politique : des « champs » distincts de l’action politique.


Pour P. Bourdieu, le savant et le politique sont chacun des « praticiens » de divers ordres.
- Le savant se trouve dans le champ purement scientifique où « la conformité des propositions
ou des procédures aux règles de la cohérence logique et de la compatibilité avec les faits »
- Le politique lui intervient dans le champ purement politique : « où la force des idées
dépendrait essentiellement de la force des groupes qui les reconnaissent et y croient parce qu’ils
en dépendent »
- Autrement dit, s’il y a une « dimension politique » du champ scientifique d’une part, il y des
« enjeux de vérité dans le champ politique » (Bourdieu, p. 9) et il convient pour le spécialiste
de la science politique de les distinguer pour pouvoir les appréhender sans les confondre.
La vérité dans le champ politique : l’ambiguïté du champ politique
- Le champ politique est le lieu d'une concurrence pour la vérité (notamment sur le monde
social),
- Il est aussi le lieu d'une concurrence pour le pouvoir (notamment sur l'État, et les ressources
dont il contrôle l'accumulation et la redistribution),
- Dans le champ politique la vérité s’obtient aussi bien :
o par l'art de produire ou de mobiliser des idées-forces (opinions, prédictions ou
prévisions) dont la « force intrinsèque de vérité »

2Bourdieu Pierre. « Science, politique et sciences sociales ». In : Actes de la recherche en sciences sociales. Vol.
141-142, mars 2002, pp. 9-12 ; doi : https://doi.org/10.3406/arss.2002.2813

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o par la « capacité de mobilisation de ceux qui portent les « idées » (capital symbolique ;
charisme), ou de la médiation d'un groupe organisé (exemples : parti, mouvement
social, ONG, etc.).
- Dans le champ politique, les luttes politiques sont inspirées par les deux logiques ci-dessous :
o la logique de la « vérification » quasi scientifique (l'argumentation)
o la logique de la «ratification» proprement politique (le plébiscite) (Bourdieu, p. 10)
La position difficile des sciences sociales en général, de la science politique en particulier
Les sciences sociales sont au cœur du monde social dont elles prétendent faire une représentation
scientifique. Le scientifique doit donc communiquer les résultats de son travail dans le monde
politique.
Le spécialiste de la science politique n’a pas le monopole du discours sur le politique (il n’est pas le
seul concerné, il n’est pas le seul doué de raison et de responsabilité dans la cité
Il y a d’autres spécialistes qui parfois le concurrence ou collabore avec lui : les autres chercheurs des
autres disciplines, les professionnels de la production symbolique, les journalistes, les hommes
politiques, tous ceux qui veulent faire valoir leur vision du monde social (Bourdieu, p. 11)
Le triangle de Michel Debré3 : politique, science, morale
- Le praticien de la science : « un effort constant d'observation et de jugement, une science »
- Le praticien de la politique : la politique est « un effort d'habileté quotidienne, un art »
- Pour tous : la nécessité d’« une morale, une exigence de civilisation » (Debré, p. 804).
Pour M. Debré le praticien de la politique doit porter sur le fonctionnement des institutions un
jugement inspiré des contraintes de l’action.

La politique est un art, une science, et une morale. L'art et la science ne valent rien si l'une et l'autre
ne sont pas guidées par un principe supérieur qu’est la morale. Autrement dit, la politique, qu’elle
soit un art (politicien) ou une science (politiste) ne vaut pas grand-chose si dans les deux cas elle
n’est pas guidée par une morale : l’éthique scientifique pour la science politique, l’éthique politique
pour l’art de gouverner.

Interdépendance entre science et politique


Pour M. Debré, la nécessité, la fierté humaine, résultent d'une volonté permanente de combat. Ce
combat, c'est celui du pouvoir, et ce pouvoir ne peut connaître de succès que si la science, dont le
savant est le représentant, fixe ses idées et oriente l’action du politique (Debré, p. 808). Donc le
politique a besoin du savant pour orienter son action.

« Savoir » et « Pouvoir » chez Michel Foucault : la gouvernementalité4


Chez Michel Foucault, l’exercice du pouvoir résulte d’un processus de rationalisation et de
technicisation nécessitant de développer des savoirs et des techniques sur les objets (la population et
le territoire).

3 Debré Michel. « Science politique et action politique ». In: Revue française de science politique, 11ᵉ année, n°4,
1961. pp. 801-808 ; doi : https://doi.org/10.3406/rfsp.1961.392643
4 Michel FOUCAULT, Dits et écrits, T. IV, 1984 ; Michel Foucault, « L’intellectuel et les pouvoirs », Dits et écrits, T.

IV, Gallimard, 1994 ; Michel Foucault, La Volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976.

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Pour lui, le pouvoir repose sur une nouvelle rationalité politique basée sur deux éléments
fondamentaux :
- Une série d’appareils spécifiques de gouvernement, et un ensemble de savoirs, plus
précisément ce qu’il appelle des « systèmes de connaissance ».
- Les appareils et les systèmes de connaissance forment des « dispositifs » de sécurité de la
police générale (c.a.d. la gestion de la cité).
Des formes de rationalité (savoirs et conceptions) qui organisent les pouvoirs.
- Le pouvoir autoritaire : est basé sur une rationalité faite de contrainte de sanction
- Le pouvoir disciplinaire : est basé sur une rationalité consistant à conduire la conduite
(comportement), par des techniques d’encadrement des individus : Foucault les appelle des
« technologies de gouvernement ».
La politique comme un « art de gouverner » : le savoir un instrument au service du pouvoir
Les technologies de gouvernement sont des pratiques de discipline qui supposent d’un côté des
formes rationnelles, des procédures techniques, des instrumentations à travers lesquelles s’exerce le
pouvoir.

L’exemple de la science camérale (Prusse) : science de la police (l’organisation de la société) qui


combine :
- Une vision politique basée sur la philosophie de l’Aufklärung (révolution des Lumières)
- Des principes qui se veulent rationnels d’administration des affaires de la cité
Michel Foucault nous convie à observer dans l’histoire de l’Europe trois mouvements qui ont
contribué à la constitution de la politique moderne en tant que « pouvoir qui s’appuie sur le savoir »,
autorité qui s’appuie sur un savoir ordonnateur :
- Une première étape d’utopie critique où la conceptualisation d’un modèle alternatif de
gouvernement permet la critique implicite du régime monarchique. L. Turquet de Mayerne
envisage dès 1611, le développement d’une spécialisation du pouvoir exécutif, « la police »,
pour veiller tant à la productivité de la société qu’à la sûreté de ses habitants, en plus de
l’armée, de la justice et des finances (États de guerre, de justice et d’administration).
- Ensuite, au début du XVIIIe siècle dans le mouvement général de rationalisation qui est
appliqué à l’administration royale par certains de ses agents soucieux d’une meilleure
efficacité. Ouvrage de référence c’est le Traité de police (1705) de Nicolas de Lamare : « le
bonheur (c’est-à-dire « la sécurité et la prospérité individuelle ») est une nécessité pour le
développement de l’État ».
- Enfin, l’émergence en Allemagne de la Polizeiwissenschaft (la science de la police) : un savoir
académique dont l’œuvre de référence est celle de Von Justi, l’État de police (1756) qui
« prescrits » des principes d’action pour « veiller aux individus vivant en société » et vise à «
consolider la vie civique en vue de renforcer la puissance de l’État ».
Politique(s) de la science
Le savoir et les moyens de le produire et de le contrôler sont perçus comme étant vitaux dans la
gestion et l’action politique : on parle de « savoir stratégique »
Les concepts de « société de l’information », de « société du savoir », d’« économie basée sur la
connaissance » renvoient à des positions de « scientifisation de la science [politique] » plutôt que de
« politisation de la science ».

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Les concepts et domaines de la « consultance », de « l’expertise » de la R&D aujourd’hui relèvent
davantage de la « politisation de la science » en offrant aux acteurs politiques l’opportunité de
justifier leurs préférences et de rechercher l’adhésion du public.
CONCLUSION :
- Si la science doit avoir une légitimité scientifique (auto-assignée) elle doit aussi être
politiquement justifiée (utilité sociale)
- Si la politique doit avoir une légitimité politique, elle doit aussi être rationnellement
justifiée (validité de la méthode) par la justification épistemologique.
Critique de la science et les « Science Studies » (1970)

Ces courants post-modernes convergent sur le fait que :


- L’activité scientifique est une activité sociale et politique comme une autre.
- Les sciences politiques (savoirs destinés à l’art de gouverner) sont inséparables des
« politiques de la science » (pratiques et techniques politiques—programmes, projets—
destinées à encadrer la production et la validation du savoir)
Très sceptique, Bruno Latour soutient qu’il n’y a pas de rapport ni de distinction entre le savant et le
politique, entre la science et la politique, pour la simple raison que ces deux domaines n’ont jamais
existé séparément (Latour, 2008, p. 677).

2. Scientifisation de la politique et politisation de la science

La scientifisation de la politique
Il s’agit d’une défense de la « scientificité » de la science politique comme une « science sociale »
constituée et autonome et qui a son propre objet d’étude et ses outils épistémologiques (approches
théoriques et méthodologiques)

C’est la défense de l’idée selon laquelle il est possible d’isoler et d’étudier « scientifiquement » la
politique comme activité sociale et humaine.

La politisation de la science
Les rapports entre science et politique posent la question de la différenciation entre les deux
sphères :
- Question de la différenciation et de la hiérarchisation entre science et politique ?
La politisation de la science : c’est la négation de la possibilité de différencer les deux sphères à partir
des fonctions et de l’autorité (sociale) de chacune.
La politisation de la science du point de l’histoire des sciences
Selon Renaud Debailly, trois positions se dessinent à propos des rapports entre science et politique5.

5Renaud Debailly. « La politisation de la science. Revues éphémères et mouvements critiques des sciences en
France ». L'Année sociologique 2013/2 Vol. 63, pp. 399-427.

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Première position : la science peut être analysée comme une institution sociale autonome définie par
des normes spécifiques
- la science et la politique doivent rester indépendantes dans la mesure où, si les normes qui
définissent l’ethos scientifique sont concurrencées par d’autres normes ou valeurs, c’est
l’autonomie de la science qui est menacée et, par conséquent, la possibilité de produire une
connaissance scientifique rationnelle
- R- K. Merton (1976) et l’Allemagne Nazi : Les scientifiques ont dû adhérer à des normes
institutionnelles qui étaient en conflit avec les normes de l’éthos scientifique moderne. Ce
conflit oppose l’État totalitaire aux scientifiques
- H. Arendt6 et la Guerre Froide et le totalitarisme (régimes totalitaires) : la « vérité politique »
est plus souvent un « mensonge politique parce que « organisé » par les autorités de l’État sur
la base de la manipulation psychologique (désinformation, propagande, secrétisme) pour
justifier la décision et l’ordre politiques en invoquant la scientificité de ses fondements
(théorie de la supériorité raciale).
- Dans son ouvrage cité ici, Arendt utilise les documents du Pentagone révélés en 1971 par la
presse américaine et analyse l’accumulation de mensonges officiels, de négation de l’erreur,
de fabrique de l’illusion (causant l’échec des États-Unis au Vietnam, l’effondrement du
nazisme et du marxisme léninisme). Dans son ouvrage Sur l’antisémitisme (1961) H. Arendt
montre comment l’antisémitisme (haine du juif) est né de la manipulation des angoisses
existentielles de la population et des bourgeois par les idéologues « révolutionnaires » (1789)
et le régime nazi. Pour elle l’idée d’une puissance juive destructrice et occulte à l’échelle
mondiale est un mythe fabriqué par les mécanismes psychologiques des pouvoirs modernes.
Deuxième position : La science et la politique sont distinctes mais interdépendantes.
L’activité scientifique et l’activité politique sont reliées et se soutiennent mutuellement.
Influence du marxisme en Angleterre dans les années 1930 : application de la théorie du
« matérialisme dialectique » à l’histoire des sciences : le développement scientifique dépend de la
structure sociale et économique (le groupes Visible College et The Social relations of science)
Il faut donc enseigner le socialisme aux scientifiques (la doctrine politique aux savants) et la science
aux socialistes (la science aux idéologues-politiques)
Cette conception implique que les pouvoirs publiques (l’Etat socialiste) doit intervenir directement
intervention dans la gestion de la recherche.
Pour le triomphe du socialisme en Europe, il faut défendre [scientifiquement] une économie
socialiste reposant sur une planification de la science au même titre que la planification de
l’économie.
Dans les États africains socialistes, l’idéologie du socialisme africain incarnait exactement cette
conception : Au Sénégal, en Tanzanie, au Kenya, au Mali, en Guinée Bissau, la planification de
l’économie pour le développement nécessitait le contrôle sur le système éducatif, sur la recherche et
les institutions de statistique sociale (Groupe d’Études Économiques)
Troisième position : le scientifique et le politique sont inséparables.
- Une version modérée : soutient que la dimension politique est toujours présente dans le
champ scientifique

6 Hannah Arendt, Du mensonge à la violence. Essai de politique contemporaine. Paris : Calmann-Lévy, 2014.

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- Une version radicale : affirme qu’il n’existe aucune distinction entre science et politique.
Pierre Bourdieu est situé dans ce groupe par certains.
o Bourdieu rejette la possibilité de « séparer l’épistémologie des conditions sociales de
la science ».
o En tant que « champ social » comme la politique, « la science est traversée par des
rapports de force, des luttes, des stratégies, des intérêts et des profits », même si
l’enjeu est spécifique : le monopole de l’autorité scientifique, la domination
scientifique.
o Pour lui le champ scientifique est un « système des positions politiques et
scientifiques » dans lequel la lutte pour l’autorité intellectuelle repose sur des
« stratégies politiques » (Bourdieu 1975, p. 95).
o Cela n’empêche pas l’exercice de la raison ni le progrès des connaissances et de la
science
Bruno Latour est aussi placé dans ce groupe radical de l’indifférenciation entre science et politique.
Utilisant l’exemple de l’apparition et du développement de la bactériologie en France, il affirme que
l’efficacité que l’on prête aux démonstrations scientifiques de Louis Pasteur ne tient pas seulement à
sa démarche scientifique, mais aussi à la force de mobilisation des « Pastoriens », un mouvement
social qui défendait les vertus de la bactériologie comme nouvelle science et dans lequel Louis
Pasteur était une figure tutélaire (Latour, 2011 [1984], p. 52).
Ce qui importe en fin de compte pour le politiste ou la science politique c’est comment se passe la
« politisation de la science » ou sa « dépolitisation », deux mouvements opposés qu’il importe
d’analyser en s’intéressant aux interactions entre individus et groupes sociopolitiques.
Pour les anti-différenciationistes, la science elle-même n’est rien d’autre que « la capacité des
scientifiques à convaincre des collègues, des publics, des politiques que leurs affirmations sont justes
ou conformes à la réalité » (Debailly, p. 405)
Pour les anti-différenciationiste, il s’agit de récuser la singularité de la science ainsi que sa supposée
neutralité politique. Pour eux, ce qu’on appelle « science » n’est rien d’autre que « l’idéologie
scientiste » ou le « scientisme ».
Le but est une contestation de la science qui s’interroge sur :
- la place de la science dans la société, celle-ci étant au-dessus de l’institution scientifique.
- les conséquences de la science sur l’individu par une critique des normes scientifiques
accusées d’être à l’origine des rapports de pouvoirs au sein de l’institution scientifique et en-
dehors (Debailly, p. 424).
Dans les études postcoloniales, la même position a été adoptée dès les années 60 à l’égard de
l’anthropologie et de l’histoire qui furent accusées d’être des « sciences coloniales » prenant leurs
racines dans les mythes du « nègre fils de Cham », « bon sauvage », de « l’homme primitif » mais aussi
dans la théorie de la supériorité raciale blanche de Arthur Gobineau.
La politisation de la science du point de vue de la « science politique »
Au sens de l’antiquité la science est simplement le « savoir », mais un « savoir acquis grâce à
l’étude »7.

7Bond, J. R. The Scientification of the Study of Politics: Some Observations on the Behavioral Evolution in
Political Science” The Journal of Politics 2007; doi: 10.1111/j.1468-2508.2007.00597.x

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Dans la société moderne, celle issue de la révolution des Lumières (depuis le 18e siècle), la science
est une forme de connaissance basée sur l’observation systématique des faits au moyen de la « méthode
scientifique (MS) ».
La MS est tune méthode différente de celle des Arts.
La scientifisation de l’étude [de la politique] renvoie donc au processus par lequel la science politique
en tant que discipline académique utilise la méthode scientifique (MS) pour la production et la
dissémination d’un savoir sur la politique.
La notion de « scientifisation » suggère une relation réciproque entre science et politique. Comme le
soutient Weingart (2002), « la scientifisation de la politique » implique en même temps la
« politisation de la science »8.
Dès les premiers jours de la science politique au tournant du 20e siècle jusqu’à maintenant, la
controverse autour des liens entre politique et science a existé :
- La politique est-elle un art ou une science ?
- Si la politique est une science, la science politique peut-elle valablement être considérée
comme une science et prétendre saisir les « lois de la politique » ?
- Si la science politique est (ou peut devenir) une véritable science, est-ce une bonne chose ?
Cette question n’est pas seulement « académique », elle est politique lorsque la politique porte sur la
question fondamentale de savoir « qui obtient quoi, quand et comment » (H. Lasswell 1938)9.
- Le qui c’est n’importe qui, mais peut être limité au savant, au politique et au tiers citoyen
- Le quoi peut être l’éducation, le savoir
- Le comment peut concerner la science, la production du savoir
- Le quand importe peut mais peut concerner le niveau d’évolution ou de développement
politique (colonisation, modernisation, modernité)
Le débat autour de cette question a plus souvent porté sur le comment : la méthode de production du
savoir (la méthode scientifique uniquement ou bien une autre méthode ?)
Si certains pensent que l’autorité scientifique de la science politique est établie et assez enracinée, il
n’empêche que la science politique dans son approche behaviouriste est accusée de manquer de :
- légitimité politique : elle serait la seule science sociale incapable d’éduquer sur son/ses
objet/s (Kim Hill 2002)10.
- légitimité scientifique : comme les sciences sociales en générales, la science politique
behaviouriste n’enseigne et ne révèle plus la « grandeur » humaine. Sa tendance à saisir les
stratégies des acteurs et à réduire la politique à une simple dimension de lutte et de calcul,
tue la valeur et du sacrifice comme principe de la vie en groupe et donc comme catégorie
essentielle du politique (Harvey Mansfield 2006)11.

8 Weingart, Peter. 2002. “The Moment of Truth for Science: The Consequences of the 'Knowledge Society' for
Society and Science.” EMBO reports 3, 8, 703–706.
http://www.nature.com/embor/journal/v3/n8/full/embor093.html#B14#B14. June 16, 2007.
9 Lasswell, Harold D. 1938. Politics: Who Gets What, When, How. New York: McGraw-Hill.
10 Hill, Kim Quaile. 2002. “The Lamentable State of Scientific Education in Political Science.” PS: Political Science

and Politics 35 (March), pp. 113-116.


11 Mansfield, Harvey. 2006. “Democracy and Greatness: The Education Americans Need? The Weekly Standard

12, Issue 13, 12/11/2006.


http://www.weeklystandard.com/Content/Public/Articles/000/000/013/038zkkwf.asp. June 16, 2007.

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La science politique est dominée dans ses fondements comme dans ses développements par une
démarche scientifique propre :
- la primauté de la distinction entre les faits et les valeurs ; l’action et la morale ; la réalité et
les émotions ; le comportement politique des croyances/idées/valeurs politiques
- d’où la précellence du béhavioralisme dans la science politique anglophone
- la prééminence des instituions sur les attitudes politiques dans la science politique
francophone
- la prégnance du rationalisme dans la plupart des approches théoriques (choix rationnel,
béhavioralisme, individualisme méthodologique, rationalité limitée de l’acteur, l’acteur
stratégique, le système d’action)

La méthode scientifique en science politique implique un ensemble de conditions :


- La dichotomie entre faits et jugements de valeurs
- L’observation systématique des faits par un procédé basé sur la fiabilité et la réplicabilité
o fiabilité : comment l’observation a été effectuée, les faits analysés et interprétés
o réplicabilité : notre démarche doit pouvoir être répétée ailleurs et parvenir aux
mêmes résultats
- La mesurabilité : quantification pour tester des hypothèses et faire des « corrélations »
- L’hypothético-déduction / induction (théorie et théorisation)
o qu’est-ce qui explique que les choses soient comme elles sont
o théorisation : décrire, analyser, interpréter, prédire (schématiser, modéliser)
- Construire des théories implique aussi la vérification d’hypothèse par l’observation
empirique.
- La vérification empirique se fait par la falsifiabilité : la MS ce n’est pas de prouver que quelque
chose est vraie, mais plutôt d’éliminer l’erreur (K. Popper)
- La MS repose vise aussi la généralisation des résultats et de leurs implications : les théories
- Une théorie scientifique doit être généralisable
- Une théorie scientifique doit aussi être abstraite (abstraction) : reformulation simple et
générale qui reflète la réalité analysée à travers des concepts, des modèles et des schémas

Toutes ces conditions doivent être réunies, une seule n’est jamais suffisante en soi.
Quelques problèmes : les dangers de la politisation de la science
Les décideurs politiques justifient leurs actions en disant qu’ils ne font que « suivre la science »12.
Les décideurs ne suivent pas la science, mais prennent plutôt connaissance des résultats des travaux
scientifiques
- les résultats scientifiques décrivent ce qui se passe et ne prescrivent pas les actions qui
doivent être posées
- la science n’est pas une religion pour être suivie aveuglément ; la politique non plus (débat
d’idées contradictoires)
- les résultats de la science peuvent ultimement se révéler valides ou non (falsification)

12Michel Kelly-Gagnon et Alexandre Massaux. « La « science », le mot magique des politiciens ». Institut
Économique de Montréal. [https://www.iedm.org/fr/la-science-le-mot-magique-des-politiciens/], Consulté le
01 octobre 2021.

10
- les conclusions scientifiques peuvent diverger sur un même problème tout en ayant suivi les
mêmes protocoles de vérification et de justification (méthodes)
- la méthode scientifique est influencée par la culture (tout comme la politique) : chaque
société a ses conceptions de la science, de la croyance, de la vérité, de la politique
Donc très souvent la politisation de la science est un argument de rhétorique politicienne pour :
- faire admettre un ordre ou une décision en se cachant derrière « l’avis d’experts »
- camoufler des valeurs et des choix politiques qu’on veut imposer comme une vérité
scientifique
- afin d’éviter le « débat public » qui devrait normalement avoir cours.
Des dérives dangereuses de la politisation de la science
- La manipulation les données pour les relier à des problématiques peu scientifiques (Exemple
Covid 19 et Mouvement Black Lives Matter soutenu par 1000 scientifiques aux USA)
- La politisation de la science suscite la méfiance du public envers le monde scientifique au sens
large.
- Ce qui peut favoriser le renforcement des théories du complot et de l’extrémisme
- Cette défiance peut empêcher l’assainissement du débat public et porter atteinte à la
crédibilité et au bon déroulement de la recherche (e.g. Vaccins et traitements anti-Covid 19).

3. Le concept de « science politique » et son contenu


Science politique : science sociale qui étudie les phénomènes politiques grâce à la méthode
scientifique (voir supra)
- Science du politique / de la politique / des politiques / de l’action publique
- Le spécialiste est dit « politiste »

Sciences politiques : ensemble ou domaines de savoirs destinés à l’activité de gouvernement ou de


décision collective : économie, sociologie, sondages, diplomatie, science et techniques
administratives, droit public, statistiques, etc. (sciences camérales)

Politologie : pas la science politique, mais une analyse de la politique comme réalité et actualité
sociale quotidienne avec la prétention à une certaine rigueur argumentative :
- invoque des faits (l’actualité, l’histoire), des mesures (statistiques, rapports de presse), de la
profondeur, prétend à la cohérence ;
- mais est basée sur le temps court de l’information médiatique et de la communication
politique
Le spécialiste de ce discours est appelé « politologue »

Politique :
- le politique (the political) : le savant
- la politique (politics) : les acteurs engagé dans la politique (politiciens, électeurs)
- les politiques (policies) : les décisions politiques sous la formes de solutions aux problèmes
sociaux et prévues dans l’agenda politique sous la formes de mesures, programmes, projets
d’action et d’activité ; le cadre conceptuel de ces décisions (vision politique)

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Science(s) du politique :
- singulier ou pluriel ?
- unicité de l’objet
- diversité des conceptions et des perspectives d’analyse : disciplines et sous-disciplines

4. Les discours sur le politique


Il y a quatre (4) types de discours sur le politique : discours savant, discours, philosophique, discours
journalistique ou médiatique, et discours de l’acteur engagé (le politicien). Nous les passons en revue
ci-dessous.
Le discours savant : explication scientifique du politique13
- Ce discours du savant (le politiste) considère le politique comme son objet : phénomène / fait
politique
- La démarche du savant ou du politiste c’est :
o D’abord, la séparation aussi rigoureuse que possible entre l’analyse scientifique et le
jugement de valeur (rappelez-vous de la « neutralité axiologique » prônée par M.
Weber).
o Ensuite, le recours à des méthodes et techniques d’investigation, communes d’ailleurs
aux sciences sociales, sur la validité desquelles le chercheur doit en permanence
s’interroger pour en évaluer les limites.
o Enfin, l’ambition de systématisation, c’est-à-dire à la fois la production de concepts
permettant d’approfondir l’analyse et de formuler des théories générales ou des lois
tendancielles, de construire des modèles ou schémas d’explication (nous verrons plus
tard cet aspect avec D. Easton et la « boîte noire » du chercheur).
Le discours philosophique : les fondements éthiques de l’action politique / normatif
(moralisation de la politique)
Dans le discours du philosophe sur le politique, l’accent est mis sur la question des valeurs qui
doivent justifier l’action humaine.
La question n’est pas pour le philosophe « comment fonctionne le gouvernement », mais « quel est le
meilleur type de gouvernement » ; « comment construire un ordre juste et solidaire », etc.
L’éthique prétend avoir la caution de l’esprit scientifique, mais elle porte sur des valeurs et des
propositions indémontrables. Ce discours se prononce sur ce qui doit être et non sur ce qui est, sur
ce que la politique devrait être et non ce qu’elle est réellement.
Le défaut de ce discours c’est qu’il s’autorise à tort de promouvoir des valeurs universelles censées
être valables dans toutes les sociétés (démocratie, droits de l’homme, genre et homosexualité, état
de droit, bonne gouvernance, libéralisme, etc.). Autrement dit, ce discours ne prend pas en compte la
diversité culturelle et le droit de chaque société de déterminer son ordre social en fonction de ses
réalités concrètes et de son histoire.
Le discours médiatique ou journalistique

13 Braud, Ph., 2016. Sociologie politique. Paris : LGDJ, 12e édition, pp. 1-2.

12
Ce discours c’est celui des journalistes et professionnels des médias qui tentent de rendre compte
des événements politiques, d’en proposer des interprétations, mais surtout de formuler des grilles
de lecture et des questions.
La logique fondatrice du discours médiatique oscille entre « exigence de communiquer et
d’informer » (éduquer le public) d’une part, et préoccupation de retenir l’attention (gagner le public)
d’autre part.
Dès lors, l’analyse et l’interprétation obéissent plus à l'exigence d’attractivité et de séduction qu’au
besoin d’explication scientifique.
Dans ce cas, la profondeur de l’analyse et l’outillage conceptuel à utiliser sont négligés voire sacrifiés.
Le discours de l’acteur engagé : soucieux de justifier son combat et de gagner l’approbation et
le soutien du public.
Les militants, représentants, élus, dirigeants mais aussi intellectuels impliqués dans des combats
pour une grande cause, élaborent des analyses qui ont toujours une ambition explicative. À ce titre
leurs analyses se situent sur un terrain semblable à celui de l'analyse savante.
Mais ces analyses « politiciennes » sont sous-tendues par une logique fondatrice différente : la
justification de l’action ou du positionnement de l’acteur engagé.
Ainsi donc, ce besoin de justifier la position de l’acteur engagé conduit à valoriser les faits et les
éléments d’appréciation qui ont, de leur point de vue une utilité stratégique. Par exemple l’acteur
engagé cherche :
- à ne pas affaiblir la cohésion du parti conduit-elle à imposer un minimum de discipline dans
l’expression
- à diriger l’explication ou adopter le silence, délibérément ou inconsciemment, sur des faits
potentiellement démobilisateurs.
- à rechercher une causalité qui soit productive de soutiens pour son combat politique
Cette approche politicienne peut minimiser la complexité de la réalité politique en la simplifiant
parfois jusqu’á la caricature ou le déni de réalité.

Tous les quatre types de discours évoqués ici ont leur utilité sociale. Il importe de savoir qui parle et
d’où il parle afin de pouvoir appréhender les motivations du discours et de le placer dans son
contexte social.
Mais comme chacun de ces discours obéit à des logiques propres, il convient d’éviter toute usurpation
de légitimité en se faisant passer pour celui qu’on n’est pas. Par exemple, le journaliste ou le
philosophe ne doit pas prétendre parler comme ou avec la légitimité du savant. Ce dernier ne doit
pas non plus s’autoriser à parler du politique comme d’un journaliste ou d’un politicien, il doit
prendre de la hauteur en se limitant à sa méthode scientifique.

5. Á quoi la science politique sert-elle ?


Un exemple d’abord : aux États-Unis, la politiste Elinor Ostrom reçut le Prix Nobel en 2009. La même
année, le Sénateur de l’Oklahoma Tom Coburn demandait que la Fondation Nationale de la Science
mette un terme au financement de la science politique et privilégier les projets scientifiques qui
débouchaient sur des solutions concrètes aux problèmes humains.

13
Un autre exemple, c’est en 2001 quand Abdoulaye Wade, alors président nouvellement élu du
Sénégal, se fait présenter des cadres sénégalais de la diaspora venus répondre à son appel de revenir
construire le pays. Alors qu’on lui présente un docteur en science politique, il dit à ce dernier « vous
avez fait la science politique, vous n’avez pas de chance ! ». Autrement dit, Wade ne voyait pas
l’intérêt de la science politique pour construire le pays.
Ces deux anecdotes posent de manière éloquente la question de l’utilité sociale de la science
politique.
Nous allons voir à travers les positions de quelques auteurs comment la question de l’utilité sociale
de la science politique est considérée.

Yves Schemeil14 : l’utilité sociale de la science politique repose sur son autonomie
Pour ce professeur de science politique français :
- la science politique sera utile si elle parvient à se constituer comme une science véritable
- la science politique est utile mais les gouvernants ne s’en servent pas. Ceci nous rappelle
l’exemple de Abdoulaye Wade ci-dessus qui n’essaie même pas de faire travailler le politiste
avant de le juger.
Philippe Braud (2016) : légitimité sociale et utilité spécifique de la science politique
Pour Philippe Braud, professeur émérite de science politique français, la logique fondatrice du
discours savant est l'élucidation : ambition de dévoiler la vérité (scientisme). Autrement dit, la
science politique peut être utile dès lors qu’elle permet d’expliquer scientifiquement la réalité
politique.
Le discours savant du politiste possède en soi des vertus qui la distinguent et la justifient comme
activité sociale qui a sa valeur intrinsèque en tant que science. Ces caractéristiques sont :
- Le travail d'élucidation vise une meilleure compréhension de la réalité politique grâce aux
techniques d’investigation et à la rigueur conceptuelle
- C’est en même temps une réflexion constante sur les conditions de validité des résultats.
- L’exigence d’élucidation suppose une fidélité constante à une certaine éthique : distanciation,
probité et lucidité
- L’élucidation peut induire des effets bénéfiques sur l'évolution des systèmes politiques : une
meilleure connaissance des mécanismes de fonctionnement des systèmes politiques peut
faciliter la maîtrise des difficultés susceptibles de surgir.
L’élucidation scientifique ne sert pas nécessairement les causes justes ou les bons sentiments, mais
elle peut favoriser le progrès moral en permettant d’asseoir des préférences et des décisions
collectives sur davantage de certitude (mesure) et moins de naïveté sociale et d’erreur
gouvernementale.
Max Weber : « le désenchantement du monde » :
Pour l’économiste-juriste et sociologue allemand, le discours scientifique de la science politique peut
contribuer à « démythologiser » le réel.

14 Schemeil, Yves R., 2015. Introduction à la science politique : Objets, méthodes, résultats, objectifs. Paris : Presses

de Sciences Po (Coll. amphi).

14
L’analyse savante peut dissiper de fausses apparences, ébranler des illusions fussent-elles
socialement utiles.
Alain Touraine : l’« interventionnisme sociologique » (recherche-action)
Pour Alain Touraine, sociologue français, sensible aux idées de gauche et intellectuel engagé, la
science politique peut s’avérer utile en mobilisant des techniques d’observation et d’analyse au
service d’une cause collective (décolonisation, lutte contre le racisme, promotion de la démocratie,
aide humanitaire, etc.).
Également sociologue français, Raymond Boudon souligne le risque de confondre « science » et
« idéologie » lorsque le politiste fait de la recherche-intervention, ou de l’analyse-intervention
sociale.
Dans le même sillage, Philippe Braud prévient contre la confusion entre « logiques savantes » et
« logiques militantes ».
Pierre Bourdieu : « demi-vérités de la science officielle » et « vertus révolutionnaires de la
science véritable »
Pour le sociologue francais Pierre Bourdieu :
- la science politique doit être au service des dominants : les sondages d’opinion publique ;
les « avis d’experts »
- mais en conciliant la rigueur méthodologique et l’engagement au côté des « dominés »
Philippe Corcuff : confronter « savoir savant » et « savoir militant »15
Politiste français, Ph. Corcuff remet en cause le principe wébérien de la « neutralité axiologique »
lorsqu’il plaide en faveur d’un « rapport dialectique » entre le « savoir scientifique » et le « savoir
politique ». La science politique et l’expérience politique sont difficiles à séparer dans la conduite
des affaires de la société. Il prône donc leur utilisation dans un rapport critique mais
complémentaire.
Peut-on trouver un consensus ? La « tour d’ivoire » de la science politique n’existe pas !
Les sciences sociales ne peuvent s’enfermer dans un discours clos sur lui-même ni prétendre à une
absurde « gratuité ».
Il convient juste de contrôler les usages de la science politique grâce à l’éthique de la recherche pour
éviter le « partisanisme » et le « détournement d’objectif ».
Par ailleurs, comme le rappelle P. Bourdieu, la politique est présente dans le champ scientifique lui-
même à travers les effets des pouvoirs temporels qui continuent à peser sur le monde académique
(P. Bourdieu Op.cit., p. 11)
Le champ scientifique comme celui politique contiennent des « problèmes scientifiques » qui doivent
recevoir des « réponses empiriques » ;
Enfin, les résultats du travail scientifique doivent être communiqués dans le monde politique et
partagés avec les acteurs politiques pour le bien de la société.

15 Corcuff, Ph. « Sociologie et engagement. Nouvelles pistes épistémologiques », in Bernard Lahire, À quoi sert
la sociologie?, Paris, La Découverte, 2002.

15
Avec les armes de la vérité [scientifique] les spécialistes des sciences sociales peuvent à la fois :
- renforcer l'autonomie du champ scientifique et le débarrasser de tout ce qui apparaître en lui
comme politique
- intervenir dans le champ politique pour tenter d’imposer la vérité scientifique sur
l’ordonnancement du social.

TRAVAUX PARATIQUES (à rendre la séance prochaine)


1. Exercice 1 : En vous référant à l’actualité politique nationale et internationale identifier
sujets ou des débats dans lesquels la relation entre science et politique a été posée (1 page
maximum).

2. Exercice 2 : Identifier dans le jeu et la compétition politique de votre pays d’origine des
attitudes de « politisation de la science » et donnez votre avis personnel dessus en vous
référant aux différentes positions examinées dans cette séance.

16
Séance 2 : Le Développement de la Science Politique
La science se distingue par ce fait général qu’elle s’est constituée en discipline au moment de sa
maturation en tant que discours systématique sur le réel, qui se veut différent et supérieur aux autres
formes de discours (philosophie, journalisme, etc.).
La forme disciplinaire est donc le critère par essence de la science. La science politique n’échappera
guère à cette règle du développement scientifique.
Elle s’est développée sous trois aspects :
- d’abord en tant que questionnement existentiel des hommes sur les problèmes de la cité,
- ensuite en tant que champ d’investigation scientifique,
- et enfin dans des espaces institutionnels qui ont permis sa maturation, son organisation et sa
diffusion.

I. Le développement scientifique : ou le cheminement historique


du questionnement politique16
Ici il s’agit de souligner que les hommes ont toujours cherché à comprendre les ressorts de l’ordre et
du désordre dans la vie en société. C’est à ce titre qu’il faut dire que la réflexion sur le « problème
politique » remonte à très loin dans l’histoire.
Typiquement on remonte à la Grèce antique aux IVe et IIIe siècle avant J-C., puis on repère une
rupture à partir de la fin du Moyen Âge européen avec les réflexions de N. Machiavel, et enfin on
remonte au XVIIe et XVIIIe siècle où la modernité politique est censée être caractéristique d’une
pensée plus affirmée et plus généralisée sur les questions politiques.
1. L’antiquité grecque
Les philosophes, tels Platon (428 ou 427 à 348 ou 347 av. J.C.), Aristote (384 à 322 av. J.C.), Thucydide
(env. 460-395) qui, dès le Ve et IVe siècle avant Jésus-Christ
La question de savoir quel type de gouvernement convient-il de mettre en place pour mieux garantir
une coexistence harmonieuse et pacifique des individus,
Ce qui les conduit à des considérations morales qui travestissent souvent la réalité des faits.
Ces questionnements d’ordre moral et philosophique apparaissent comme une réaction aux
spectacles de guerres à répétition, de désordres et de violences permanentes dans les sociétés
européennes de l’antiquité à l’époque moderne.
Ils cherchent alors le principe de l’ordre politique à instituer impérativement dans l’idée de Bien et du
Juste.

16 Cette partie du cours est abondamment due à : Lous-Naud Pierre, Introduction à la Science Politique. Cours
de Licence de Sociologie, 1ere année, 1° semestre – Université Victor Segalen Bordeaux-II, Année universitaire
: 2003-2004, pp. 3-5.

17
Le débat politique prend alors la forme d’une quête de connaissance relative au type de conduite –
individuelle, politique et religieuse – auquel l’homme doit se conformer en vue de la réalisation de
l’ordre.
2. Le Moyen Âge
L’ouvrage de Machiavel (1469-1527), Le Prince, écrit vers la fin de l’année 1513 marque un
renversement de la problématique de la philosophie politique classique.
Il est déchu de ses fonctions par les Médicis qui ont envahi et soumis Florence à leur autorité en 1512.
Pour mieux comprendre les raisons de la défaite de sa République, il s’est mis à l’observation d’une
République qui elle a réussi : la République romaine. Il s’agit pour lui de repérer les mécanismes de la
durée et de la grandeur de Rome. Il entend montrer les effets des actions des dirigeants et des modes
des configurations socioculturelles sur la pérennité ou non de tout régime politique.
La rupture opérée ici se situe dans le type de questionnements. Il ne s’agit plus de déterminer le statut
de l’homme vertueux, l’ordonnancement politique qui l’exprime et le rend possible et les principes qui
fondent l’un et l’autre, mais de chercher à savoir comment fonctionne le pouvoir politique. Il donne
ainsi à la science politique son objet et sa méthode. Cette démarche positive va être, peu à peu,
systématisée dans l’analyse politique.
3. L’époque moderne : XVIIe-XIXe siècle
Pour expliquer la particularité du régime politique selon les sociétés, Montesquieu (1689-1755) se
réfère dans L’esprit des lois au système des facteurs socioculturels et climatiques qui caractérisent
chacune d’entre elles. Pour lui, la différence entre les régimes politiques est liée à la différence des
organisations et des structures sociales.
Dans De la démocratie en Amérique, Tocqueville (1805-1859) suit la même démarche positive
lorsqu’il tente de cerner les facteurs déterminant le caractère libéral et démocratique de la société en
Amérique. Il relie le régime démocratique à un processus social global : l’égalisation de conditions entre
les individus qui composent la société américaine.
C’est cette même préoccupation méthodologique (1818-1883) qui conduit Marx à créer le concept
de mode de production. Concept qui tend à rendre compte concrètement des processus par lesquels
les groupes sociaux produisent leurs moyens d’existence.
L’économie prime sur le politique dès lors qu’elle le produit : le régime politique—l’État libéral ou la
domination de la classe bourgeoise—est le produit du mode de production capitaliste : qui tient les
facteurs de production (capital, industrie, commerce, etc.) tient le pouvoir politique (l’État)
La science politique n’a connu son véritable essor qu’à partir de la fin du XIXe siècle et du début du
XXe siècle, grâce notamment aux travaux de Max Weber qui mettent l’accent sur :
- l’État et son organisation, c’est-à-dire la bureaucratie ;
- l’intervention étatique et sa rationalité, c’est-à-dire les modes d’action de l’État et les logiques
qui les fondent ;
- le pouvoir et les mécanismes de sa légitimation, c’est-à-dire les mécanismes de la domination
(herrschaft en allemand).
Nous avons expliqué l’œuvre de Marx Wéber sur le rapport entre la réforme protestante et
l’émergence de l’esprit capitaliste et de l’État bureaucratique. Il vous est vivement conseillé de
consulter et approfondir vos notes de cours !

18
II. Le développement institutionnel17
Le développement institutionnel de la science politique a trait à la légitimation sociale de la science
politique comme champ de savoir sur la société, de son acceptation et de son enracinement dans des
institutions scientifiques et publiques (écoles, universités, instituts, centres de recherche,
bibliothèques, conférences, revues scientifiques, édition, etc.).
Les sciences exactes ou dures (physique, chimie, mathématique, etc.) ont eu peu de mal à se
légitimer et se développer. Leurs découvertes pratiques impactant sur la vie quotidienne
(électricité, imprimerie, télégraphe, etc.) convainquent les gens les plus ordinaires à admettre leur
utilité et leur pouvoir.
Les sciences sociales n’ont pas ce privilège tandis que la science politique doit en outre affronter
la concurrence des autres discours : l’analyse journalistique et le commentaire politique (Braud, p.
23).

1. Facteurs ayant déterminé le développement de la science politique


La science politique s’affirme comme champ d’apprentissage et de recherche scientifique à incidence
sociale et politique à partir du XIXe siècle.
Cet essor s’explique par l’émergence de besoins socioéconomiques nouveaux et la multiplication des
« espaces de développement » (Braud, Ibid.), c.-à-d. des cadres institutionnels formels qui permettent
d’organiser l’enseignement des savoirs politiques et la recherche sur le fonctionnement des sociétés.
En Europe
La science politique ne s’affirme véritablement qu’aux lendemains de la seconde guerre
mondiale, notamment en Grande-Bretagne, en France, en Italie et en Allemagne.

Les besoins de reconstruction sociale (remobilisation nationale) économique et politique


(intégration nationale et européenne) et le contexte de la Guerre Froide vont présider à ce
développement de la SP en Europe et même aux USA et dans le reste du monde.

2. Obstacles au développement de la science politique

a) L’action des pouvoirs politiques

Les entraves à la liberté d’expression en présence d’un pouvoir politique répressif comme :
- En URSS et dans les pays de l’Est (depuis 1960) l’Association de Soviétique de Science
Politique née en 1954 était contrainte dans le contexte du régime totalitaire stalinien
de ne faire rien d’autre que de défendre les points de vue officiels de l’État totalitaire.
L’association prêchait l’idéologie communiste, la course aux armement, l’existence du
clivage Est-Ouest ;
- Aux États-Unis également, le contexte de la Guerre Froide a conduit le régime
américain à succomber au Maccarthysme dans les années 50. Le maccarthysme est la

17 Voir sur cette partie Philippe Braud, Science politique. Paris : PUF (Coll. « Que sais.je ? »), pp. 23-30.

19
doctrine du sénateur Joseph McCarthy selon laquelle il fallait pourchasser et
neutraliser les marxistes américains qui pouvaient être dangereux pour le pays en ce
sens qu’ils étaient susceptibles de trahir leur patrie au nom de l’idéologie marxiste-
léniniste et donc des intérêts de leur rivale soviétique. Craignant pour leur vie ou bien
emportés par l’élan patriotiste que prône le maccarthysme, nombres de politistes ou
savants ont du se détourner de la réalité politique.
- En France également, sous le régime de Vichy dirigé par le Maréchal Pétain en pleine
Guerre mondiale (1936-1940) on a connu une situation d’entraves à la liberté
intellectuelle des savants et des politistes , tout comme au tout début la IVe
République sous le magistère du général De Gaulle (1958-1962) qui ne voulait pas
que les intellectuels mettent en danger le rêve et l’objectif stratégique de « grand
dessein » ou de la « France grande puissance ».

b) L’engagement militant du chercheur


Le fait que le chercheur politiste soit engagé dans la politique a aussi été un des obstacles au
développement de la science politique. La difficulté a été dans ce cas de concilier neutralité
scientifique et discipline de parti : le jugement scientifique est sous la coupe du calcul
politique ou politicien.

c) L’influence et la concurrence du discours médiatique


L’analyse savante doit échapper à la polémique des débats, à l’allégeance du militantisme et
aux servitudes professionnelles du journaliste.

L’analyse journalistique est biaisée par le souci d’attirer l’attention du public à plus d’un
titre :
- Simplicité réductrice
- Attractivité formaliste
- Instantanéité (problèmes à chaud du moment) exclue la profondeur
- Prospectif : le politiste se mue en expert qui devine le futur

Les médias sont utiles en tant qu’espaces de développement de la science politique. Ils
permettent de confronter le savant à la société et de ne pas enfermer la science politique
dans une sorte de pseudo-science.

Il faut donc de séparer clairement le discours journalistique, même de haut niveau, et l’analyse
scientifique approfondie qui suppose des précautions de langage, de méthode et de
discussion des sources, peu transposables dans les médias.

D’où la réservation du terme « politologue » au journaliste et celui de « politiste » au savant.

3. L’ancrage institutionnel
La science politique s’est surtout développée grâce un ancrage dans les institutions
scientifiques et politiques.

20
L’ancrage institutionnel signifie l’émergence progressive d’une communauté scientifique,
d’une communauté de praticiens de la science politique en tant que discipline scientifique
enseignée et impliquant de la recherche fondamentale.

La Science Politique en France


- École Libre des Sciences Politiques (ELSP) fondée par Émile Boutmy en 1872.

Selon É. Boutmy l’enseignement des « sciences politiques, économiques et sociales » vise à


assurer la formation supérieure des futurs cadres de la Nation.
L’idéal de cette école repose sur la croyance « à l’empire de l’esprit et au gouvernement par
les meilleurs ».

- Institut d’études politiques de Paris, créé par une ordonnance de 1945, remplace
l’ELSP

En 2010, l’IEP de Paris comptait 9 000 étudiants, dont 41 % d’étrangers.

Plus de 80 % des élèves français s’orientent vers le monde de l’entreprise, 15 % vers la haute
fonction publique (concours d’entrée à l’ENA), moins de 5 % vers l’enseignement et la
recherche.

Beaucoup de dirigeants politiques, de la majorité comme de l’opposition, en soient issus, tout


comme nombres de grands journalistes, chroniqueurs, écrivains essayistes, etc.

C’est ce qui rend la classe politique française homogène socialement et idéologiquement


centrée sur le modèle républicain et l’idéal de la France grande puissance mondiale.

- Fondation nationale des Sciences Politiques

A en charge la gestion administrative et financière de l’IEP. Mais la FNSP a une autre mission
qui est de promouvoir le développement et la diffusion des travaux scientifiques dans le
domaine de la science politique.

Neuf (9) centres de recherche dépendent de la FNSP, dont trois des plus importants se
situent en science politique : le Centre d’Études et de Recherches Internationales (CERI), le
Centre de recherche sur la vie politique en France (Cevipof).

La Bibliothèque de Sciences Po met à la disposition des chercheurs 900 000 volumes et 6


000 périodiques, français et étrangers. Depuis 1976, elle possède aussi sa propre maison
d’édition, les Presses de Sciences Po.

Les IEP sont créées en 1945, à Aix, Bordeaux, Grenoble, Lyon, Toulouse et Strasbourg. Depuis
1991, deux nouveaux IEP ont ouvert leurs portes à Lille et à Rennes.

21
- Les universités et le Centre National de la Recherche Scientifique (CNRS) ou le
développement disciplinaire de la Science Politique

Enseignements de droit constitutionnel : avec des conceptions strictement exégétiques de


l’étude des institutions politiques pendant longtemps.

À partir de 1954, sont introduits de nouveaux enseignements dans les facultés de droit : la
sociologie politique, les méthodes des sciences sociales, et plus tard, les modes de
gouvernement.

- Les sociétés savantes

Parmi les sociétés savantes, c’est-à-dire des associations de savants et de chercheurs sur la
science politique, on compte :

- L’Académie des sciences morales et politiques, née en 1795 avec 40 membres.

- L’Association française de science politique a été fondée en 1949 grâce des


personnalités liées à la FNSP.

- L’Association Française de Science Politique (AFSP) est constituée de chercheurs


mais également de journalistes et de professionnels des instituts de sondages.

Le développement de la science politique en France a également été soutenu par :


- les activités de socialisation en science politique dans les universités et les sociétés
savantes : congrès, groupe de travail, tables rondes, colloques, conférences, journées
d’études.
- les publications en science politique : Revue française de science politique
conjointement publiée par la FNSP, l’ASP.

- Au plan international

Le rayonnement international de la science politique doit surtout à l’Association


internationale de science politique (ipsa/aisp) dont le siège est à Montréal.

Au niveau européen, le European Consortium for Political Research (ECPR) né en 1970 vise à
fédérer les institutions d’enseignement et de recherche en Science Politique du continent :
plus de 260 universités et instituts de recherche y sont adhérents.

L’ECPR coédite plusieurs publications dont European Journal of Political Research et


European Political Science Journal.

- Aux États-Unis
Une série d'événements convergents datent la première institutionnalisation de la science
politique américaine.

22
En 1880, John W. Burgess crée la School of Political Science de l’Université de Columbia dans
le cadre de laquelle va être publiée en 1886 la revue Political Science Quarterly,

À la Johns Hopkins University, où existe depuis 1877 une Johns Hopkins Historical and
Political Science Association, est lancée une collection d’études de science politique et
historique18.

La création des départements de science politique dans certaines universités américaines à


partir de 1890. Surtout au XXe siècle dans les « big schools » comme Harvard, Yale, Berkeley,
Princeton.

La fondation de l’American Polical Science Association en 1903 publie trois revues : American
Political Science Review, Political Science and Politics et, depuis 2003, Perspectives on Politics.

- En Afrique

Dans le continent le système institutionnel des sciences et de l’éducation a été mis en place
par les puissances coloniales. Or ce qui intéressait ces puissances c’était l’étude et la
connaissance des sociétés et des territoires africains dans le but de mieux les contrôler et
d’en tirer le maximim de profit possible à travers la politique d’exploitation coloniale. On
n’enseignait pas les sciences du gouvernement (administration, droit public, économie, etc.)
aux africains, encore moins en Afrique. Les rares africains qui devaient jouer le rôle de
représentants de leurs peuples colonisés devaient se rendre dans les métropoles (France,
Grande Bretagne, Portugal, Espagne) pour y recevoir une formation dans ces domaines.
Encore que ce n’était possible que por une infime minorité choisie parmi les africains.

Les quelques institutions d’enseignement et de recherche de niveau supérieur avaient pour


mission la recherche sur les peuples, cultures, faunes, flores, sol et sous-sol des colonies :
dans l’Empire colonial français on avait l’Institut Français d’Afrique noire (IFAN) à Dakar et
dans l’empire britannique on avait la Rhodes-Livingstone Institut en Rhodésie du Nord
(Zambie).

Les pouvoirs coloniaux ne tenaient donc pas à ce qu’une grande masse d’élites africaines
aient des connaissances aussi « dangereuses » que la science politique et les sciences et
techniques administratives, etc. Ce sont plutôt des sciences comme l’ethnologie
(anthropologie sociale), la littérature, la philosophie, la théologie, la géographie, les sciences
naturelles, la botanique, la médecine, etc. qui étaient enseignés pour la réussite de
l’entreprise coloniale.

Après l’accession des pays africains à l’indépendance, le système d’enseignement colonial a


été reconduit dans presque tous les pays africains, à part ceux dans lesquels des régimes
révolutionnaires ont pris le pouvoir.

18Voir Pierre Favre, « Histoire de la science politique », in : Jean Leca et Madeleine Grawitz, Traité de science
politique, tome 1, Paris : Dalloz, 1985, pp. 2-43 (p. 18).

23
Ensuite, la mise en place de régime à parti unique, et plus tard l’émergence de régimes
militaires ou de dictatures civiles, a plombé l’enseignement supérieur en général,
l’enseignement de sciences comme la sociologie, la science politique.

Donc, héritage colonial et autoritarisme politique ont fermé la voie au développement de la


science politique en Afrique. Lorsque finalement au début des années 80 la science politique
a commencé à émerger dans le continent, surtout dans les pays anglophones, la discipline a
été dominée par les chercheurs étrangers, occidentaux notamment, et donc par leurs
théories et leurs représentations intellectuelles de l’Afrique, le résultat a été et demeure
encore aujourd’hui dramatique.

On a longtemps marginalisé l’Afrique dans la réflexion en science politique, comme dans


l’activité scientifique en générale.

Non pas qu’il n’y avait pas de questionnement et de réflexion sur les phénomènes politiques,
mais qu’on a assisté à une « ghettoïsation » (Mamdou Gazibo) de l’Afrique comme lieu
d’invention et de réflexion sur le politique.

- Soit prenant l’oralité comme un prétexte texte pour nier l’existence des formes et de
l’essence du politique (État, nation, pouvoir politique, ordre, éthique, philosophie
politique, etc.) ;
- Soit en appliquant des cadres d’analyse importés de l’Europe et reprenant les
stéréotypes et les clichés de la science coloniale (racisme épistémologique,
ethnocentrisme) : supériorité raciale, particularité déviante des Africains, etc. ;
- Soit en essentialisant l’Afrique comme étant une complexité impénétrable qui échappe
à l’analyse scientifique (essentialisme, diabolisation), un monde irrationnel, enchanté
par la magie, la sorcellerie et les religions, et sur lequel la science ne saurait avoir de
prise qu’en s’autorisant des simplifications infondées19.

Pourtant dans les sociétés précoloniales d’Afrique il y avait bel et bien un questionnement
existentiel et philosophique sur des domaines essentiels du politiques dont :
- le pouvoir traditionnel
- l’équilibre social
- la cohésion des groupes
- la division du travail
- bien d’autres questions relatives à l’autorité, au pouvoir politique, à la légitimité et à
la participation à la vie sociale

Cette réflexion était conduite par de grands érudits que l’on se permet aujourd’hui d’appeler
des « sages » souvent pour les placer en-dessous des philosophes occidentaux et orientaux
(Hérodote, Platon, Aristote, etc.) et ainsi nier le caractère scientifique et éminemment
politique de leur réflexion.

19 Voir sur la science politique en Afrique : Mamadou Gazibo et Celine Thiriot, « Introduction. L’Afrique en
science politique », in : Le politique en Afrique, 2009, pp. 13-18.

24
En réponse à ce déclassement scientifique de l’Afrique, les philosophes, épistémologues et
historiens africains, même linguistes et romanciers, ont appelés à « décoloniser les sciences
sociales » et donc la « science politique » par le biais d’une décolonisation de l’esprit »
africain (Ngugi Wa Thiong’o).

Pour ce faire il fallait interroger les langues et les traditions orales africaines pour découvrir
les concepts et les institutions politiques de l’Afrique précoloniale (Cheikh Anta Diop, John
Mbiti, Placide Temples, Alexis Kagamé, etc.).

On leur doit la découverte du « communalisme » et du « spiritualisme » comme fondements


de la philosophie politique africaine.

Ces caractéristiques expliqueraient le collectivisme, l’esprit de solidarité, le rejet de


l’isolement et du pouvoir sans partage en Afrique, les institutions tribales et le rôle de la terre
et des rituels dans les systèmes politiques africains traditionnels.

Par contre, ces conceptions et pratiques politiques traditionnelles de l’Afrique ont été
manipulées par certains dirigeants des États africains postcoloniaux pour justifier la mise en
place d’une dictature à base ethnique et tribale : authenticité au Congo Zaïre, Uhuru au
Kenya, Idi Amin Dada en Uganda, Bokassa en Centrafrique)

Ce premier mouvement compris entre les années 80 et 90 a été suivi du mouvement


afrocentriste (Kwame Antony Appiah, Molefi Kete Asante) dominé par des philosophes et
des anthropologues afro-américains et africains (Tandhika Mkandwire, Paul Tyambe Zeleza,
Jean-Godefroy Bidima, Odera Oruka, etc.)

- J-G Bidima : « la palabre comme juridiction de la parole »


- John Odera Oruka : « philosophie des sages » (Sage philosophy)
- Fabien Éboussi-Boulaga : « la philosophie du muntu 1977 »

Déjà dans l’Égypte ancienne


Aujourd’hui l’histoire politique de l’Égypte ancienne est mieux connue grâce aux réflexions
des pharaons et des prêtres-régisseurs découvertes par les archéologues.

Les dirigeants politiques et les magistrats ou autres élites de l’Afrique orale traditionnelle
ont eux-aussi formulé des questionnements et des réflexions sur la politique.

Les chefs d’empire du Moyen Âge comme Soudjata Keita, Shaka Zulu, la Reine Ya Asentwa
d’Ashanti, etc., ont formulé des réflexions sur le pouvoir politique, les échanges commerciaux
et l’art de la guerre.

- Charte du Kurukan Fuga ou Charte du Manden de 1236 (1er État Fédéral en Afrique ;
Droits de l’Homme en Afrique)

25
On voit donc que l’absence de l’écriture dans la plupart des sociétés africaines n’équivaut pas
à une absence de réflexion sur le politique.

D’ailleurs, une grande partie de la philosophie africaine endogène vient des sources orales,
des sociétés orales. Comme ce fut le cas de la Grèce avec Platon et Aristote (la philosophie de
Socrate était orale et ce sont ses disciples qui l’ont transcrite)

Malheureusement, ces discours sur le politique demeurent perçus et compris comme étant
de « simples leçons de sagesse et de perspicacité » de la part des savants et érudits de
l’Afrique.

Pourtant, il est grand temps d’intégrer dans l’enseignement de l’histoire de la pensée et des
idées politiques comme l’exigent de plus en plus de mouvements citoyens
panafricanistes dans le continent et dans la diaspora : e.g. mouvement pour l’enseignement
de la pensée de Cheikh Anta Diop, des sages et saints africains20.

Mouvement des historiens des années 70 comme J. Ki-Zerbo, C. A. Diop, T. Obenga, A. H. Bâ.

Après la pénétration de l’Islam et l’islamisation des empires moyenâgeux d’Afrique (Mali,


Ghana, Songhai, Bornou, Zanzibar, Fouta Djallon, Maroc, etc., les conseillers et qadi des rois
ont aussi rédigés des traités historiques et des biographies dans lesquels on trouve des
réflexions sur le pouvoir, la royauté, la guerre, la citoyenneté, la justice, l’ordre, la paix, la
cohésion sociale, la diplomatie, etc.

Les influences de la culture arabo-musulmane n’ont pas tout le temps pris le dessus sur les
réalités endogènes des sociétés africaines précoloniales :

- Exemple des cultures pastoralistes dans les réflexions de Mamadou Saadu Dalen ;
- Exemple des cultures matrimoniales (matriarcat, patriarcat) des noires dans les
idéologies des pouvoirs wolofs de la Sénégambie et de ceux de l’Égypte ancienne (C.
A Diop, A. B. Diop).

En effet les guides religieux des États africains musulmans des XVIIe au XIXe siècle (Sokoto,
Kajoor, Macina, Gajaga, Fuuta Tooro, etc.) ont produits des traités de droit et de
jurisprudence mais aussi des essais sur le pouvoir politique, la légitimité, le régime politique,
etc.

- Le philosophe Orunmila du Royaume Oyo des Yoruba


- Le sage Kocc Barma des Royaumes Wolofs de la Sénégambie occidentale
- Le savant révolutionnaire Ceerno Sileymaan Baal, leader de la révolution du Fuuta
Tooro (1771-1776)

20Ces trois derniers paragraphes sont empruntés à : Ibrahima Sylla, Introduction à la science politique. Dakar :
L’Harmattan Sénégal, 2018, p. 36-37.

26
Ce sont ces premiers écrits des chefs d’empires musulmans qui ont fondé les théories de la
résistance armée face à la pénétration coloniale

Pour les religions traditionnelles (courant de la African Traditional Belief Systems)


l’évangélisation a eu raison des rares états qui étaient fondés sur une doctrine politique
claire : Buganda, Yatenga, cités villageoises agglomérées des Joola, Balanta, empire zulu, etc.

La colonisation en se servant et de l’Islam et du christianisme a érodé les systèmes de


connaissance et les philosophies des sociétés traditionnelles africaines en développant une
science coloniale dont le principe est la suppression de l’identité africaine par la stratégie de
la « table rase » (effacement du patrimoine intellectuel, scientifique, linguistique, politique,
économique, technologique, de l’Afrique) pour mieux asseoir sa domination en implantant
une nouvelle identité occidentalo-centrée : on étudie les sociétés africaines sous ce prisme
et on leur enlève leurs savoirs et leurs pouvoirs pour les conquérir totalement ; laver l’esprit
et remodeler le corps.

L’école coloniale fut au service de la science coloniale : anthropologie, ethnologie,


philosophie, sciences naturelles, histoire, géographie, sciences du gouvernement, économie,
etc.

27
Séance 3 : Objet de la science politique comme discipline scientifique

I. La recherche de l’objet de la science politique


La science politique est la discipline des sciences sociales qui étudie les phénomènes politiques.

1. Le Réalisme ou l’essence du politique : le politique est-il naturellement donné ?

Postulat du positivisme : La science politique est une science lorsqu’elle étudie de manière
objective les phénomènes observables, donc elle doit avoir un objet délimité et différencié par
rapport autres sciences sociales.

On suppose que le politique est donné naturellement, c’est une réalité observable et autonome qui
découle de la nature fondamentalement « politique » de l’homme et de la vie en société.

Le politique est donc perçu comme renvoyant essentiellement à l’organisation sociale ainsi qu’aux
modalités qui concourent à son maintien ou à son effondrement : le pouvoir, l’État, le conflit, etc.

Selon Jean-Louis Loubet de Bayle, on a persisté dans cette approche réaliste positiviste pour tenter
de proposer « une définition plus conceptuelle » dans la fameuse controverse « État vs Pouvoir ».

2. La controverse « science de l’État » vs « science du Pouvoir21

La thèse « statologique » : le politique c’est l’État (approche normative : droit public,


philosophie politique)

La science politique serait la discipline qui étudie les phénomènes relatifs à l’État, comme « la
science du gouvernement des États ».

Cette définition est à dominante juridique : elle met l’accent sur l’État comme étant avant tout une
organisation juridique, une personne morale exerçant un pouvoir souverain pour prendre des
décisions s’imposant aux membres de la collectivité étatique.

Cette définition néglige les aspects sociologiques de l’État que sont : le territoire et la population.

Cette définition centrée sur l’État est :

- Imprécise parce que : Les frontières de l’État ne sont pas claires : jusqu’où l’État peut-il
intervenir ?
- Restrictive car : Les aspects juridico-institutionnels (loi, souveraineté, administration) sont
avant tout des phénomènes sociaux avant d’être des phénomènes politiques
- Ethnocentriste parce que : La forme de l’État est censée être universelle et est réduite au
type d’État moderne westphalien.

21Cette partie est largement due à : Loubet del Bayle, J.-L. (1991). De la science politique. Politique, (20), 95–
127. https://doi.org/10.7202/040700ar

28
La thèse « cratologique » : le politique c’est le Pouvoir (approche empirique : anthropologie
politique, sociologie politique)

La science politique est définie comme la discipline qui étudie les rapports d’autorité, de
commandement, de gouvernement dans quelque société que ce soit, et pas seulement dans le cadre
de l’organisation étatique.

C'est une conception qui insiste fondamentalement sur les rapports inégalitaires
gouvernants/gouvernés, dominants/dominés.

L’intérêt de cette conception est de souligner que la notion de pouvoir se retrouve dans la plupart
des groupes sociaux. Dès lors, le politique existe dans tout groupe humain comportant des rapports
de pouvoir (famille, classe d’âge, tribu, association, congrégation religieuse, parti etc.).

Cette approche insistant sur la notion de rapport de pouvoir est :


- Trop extensive : car ne tient pas compte de la variété des formes de pouvoir
- Vaguement universaliste : parce que ne limitant pas le politique (le pouvoir) aux seules
sociétés étatiques européennes
- Imprécise : parce que le pouvoir que détient l’État n’est pas différencié des autres types de
pouvoir : pourquoi le pouvoir politique s’est il imposé aux autres pouvoirs ?

Cette controverse a été close grâce à Max Wéber dont la définition de l’État et du pouvoir que
nous verrons plus amplement au Chapitre V a permis de dépasser et concilier les thèses
statologique et cratologique.

Max Wéber suggère que l’objet de la science politique touche à l’ensemble des processus liés à
l’existence d’un pouvoir politique autour duquel est organisé une société donnée. Son apport est
l’analyse de la notion de « pouvoir politique » en tant qu’il se différencie comme « organisation
politique » supérieure à tous les autres types de pouvoirs.

Selon Wéber il y a organisation politique d’une collectivité « lorsque son existence et la validité
de ses règlements sont garanties de façon continue à l'intérieur d’un territoire géographique
déterminé par l’application ou la menace d’une contrainte physique de la part de la direction
administrative ».

Cette définition fait apparaître trois éléments de référence : le territoire, la contrainte physique, et
la direction politico-administrative.

Ainsi elle permet de ne pas enfermer le politique dans la notion moderne d’État ou dans celui de
pouvoir.

Mais elle ne sera pas sans défaut d’imprécision :


- Jean Meynaud pense que le territoire disqualifie les peuples nomades pourtant organisés
politiquement.

29
- De même Jean William Lapierre note que la contrainte n’est pas le seul mode opératoire
des sociétés. En plus de la contrainte comme puissance publique (recours à la coercition),
il y a aussi l’autorité légitime (recours au consensus) qui permet à certaines personnes ou
certains groupes de décider pour (et au nom de) la société.

Finalement, le politique demeure difficile à saisir, et ne semble pas être tout le temps donné
naturellement dans la réalité sociale.

3. Le Constructivisme : le politique est construit

Le politique n’est pas donné naturellement, il est construit par le chercheur tout comme par les
acteurs ou agents sociaux eux-mêmes à travers leurs perceptions (mentales), leurs actions et leurs
interactions quotidiennes dans la vie.

La science politique demeure certes l’étude empirique des phénomènes politiques, mais ces
phénomènes ne sont pas toujours directement observables, ni mêmes accessibles tout le temps ni
partout. Il faut passer par la médiation mentale des discours et des pratiques des acteurs.

L’approche constructiviste est bien décrite par Bernard Voutat : « Il s’agit moins de s’interroger
sur la délimitation empirique que d’élaborer un point de vue pour construire le politique à partir
des apports de l’anthropologie, de la sociologie et de l’histoire. Dans cette perspective, le politique
apparaît comme étant à la fois différencié en un espace de pratiques spécialisé et immergé dans
les logiques profondes du monde social »22 (p. 6).

La multi ou l’interdisciplinarité sur lequel repose le constructivisme signifie qu’il est impertinent
de recherche un objet unifié et autonome à la science politique.

II. Le contournement de l’objet : les domaines de la science politique


1. La difficulté à définir l’objet

L’ambigüité de la notion de « politique »23

« On ne saurait confondre, sans risques scientifiques réels, ce qui concerne :


a) les modes d’organisation du gouvernement des sociétés humaines (le politique);
b) b) les types d’action qui concourent à la direction des affaires publique (les politiques) ;
c) c) les stratégies résultant de la compétition des individus et des groupes (la politique).
d) la connaissance politique : les moyens d’interprétation et de justification auxquels recourt
la vie politique.

Ces divers aspects ne sont ni toujours différenciés ni toujours traités de manière égale.

22 Voutat, Bernard. La science politique ou le contournement de l'objet. In: Espaces Temps, 76-77, 2001.
Repérages du politique. Regards disciplinaires et approches de terrain. pp. 6-15 (p. 6).
23 Balandier, Georges, Anthropologie politique, Chap. 2 : « Domaine du politique », p. 2.

30
L’accentuation portée sur tel ou tel sens du mot « politique » entraîne des définitions différentes
du domaine politique.

2. Il n’y a pas d’« unicité » de l’objet: une pluralité de « domaines » de la science


politique

a. L’approche énumérative ou académicienne

Selon cette approche il y aurait simplement des domaines fondamentaux sur lesquels la science
politique est plus autonome et plus outillée que les autres sciences.

L’UNESCO
Cette approche est illustrée dès 1948 par une conférence d’experts de l’UNESCO qui distingue
quatre champs d’investigation : les théories et les idées politiques, les institutions politiques, les
partis, les groupes de pression et l’opinion publique, et les relations internationales (Loubet de
Bayle 1991, p. 97).

Philippe Braud note que l’approche énumérative est la plus simple et « consiste à identifier, dans
la masse des travaux disponibles, des sous-ensembles appelés à constituer des sous-disciplines »
(p. 7).

Lui aussi identifie quatre domaines :


Théorie politique qui vise l’affinement de concepts transversaux (pouvoir, la nation, l’État…), la
discussion de notions diverses (mobilisation, de charisme, de réseau, gouvernance…). La
formulation de théories, la discussion des grands modèles interprétatifs de la réalité sociale et
politique, le questionnement sur les méthodologies en cours.

Sociologie politique ou étude, monographique ou comparative, des acteurs de la vie politique :


institutions, partis, groupes d’intérêt, personnel politique, forces sociales ; ou encore l’analyse des
élections, des processus de socialisation, des stratégies de communication et d’action collective ;
voir enfin l’étude des modes de construction des idéologies et des représentations symboliques.

Gouvernance et action publique qui permet de souligner la place prépondérante du fait


administratif dans le monde contemporain. On parle aussi de science [et techniques]
administrative[s], expression qui peine aujourd’hui à s’imposer. Celle, plus récente, de
gouvernance présente en effet l’avantage de faciliter, au moins théoriquement, l’étude comparée
des processus décisionnels de tous les types d’organisation (États, grandes entreprises,
organisations internationales, etc.).

Relations internationales. Pas seulement l’étude des rapports interétatiques, pacifiques ou


belliqueux, mais également les activités des organisations et des forces transnationales. Les
relations internationales comportent aussi l’étude des aires culturelles dites Area Studies (études
régionales). L’autonomie de la sous-discipline des RI ne veut pas dire qu’elle ne relève pas des
phénomènes politiques entre l’international et l’interne.

31
b. L’approche sociologique : du fait social au fait politique

Les « phénomènes politiques » ne sont pas ou n’apparaissent pas à l’observateur politique (le savant,
l’analyste) comme étant « naturellement ou fondamentalement » politique : ils sont avant tout des
phénomènes sociaux comme tous les autres.
L’objet du savant ou de l’analyste est construit comme un questionnement qui retrace « le passage au
politique » des faits sociaux.

Il se demande surtout :

1. Si tous phénomènes ne peuvent être caractérisé de « politique », quels sont les types de
phénomènes que l’on peut désigner par la notion de politique ?
2. En quoi les phénomènes dits « politiques » se distinguent-ils des autres phénomènes sociaux ?
3. Comment les phénomènes politiques deviennent-ils « politiques » ?

Ces questions sont au cœur d’une nouvelle sous-discipline de la science politique que l’on appelle
« l’analyse des politiques publiques » (APP).

L’APP a permis aux spécialistes de la science politique de mieux comprendre et utiliser l’approche
constructiviste dans le débat sur l’objet de la science politique.

Dès lors que les « objets politiques » sont inaccessibles à priori et qu’ils sont construits, l’étude des
politiques publiques permet de voir que :

- Il ne suffit pas qu’un fait social existe pour qu’on puisse le qualifier de « politique » ;
- Tout phénomène social est susceptible de devenir « politique » dès qu’il subit un passage de
la banalité sociale à l’attention publique.

Le fait social et le fait politique

Un fait social est un fait qui relève de la vie en société, que l'on ne peut pas comprendre sans tenir compte
de la dimension collective de la vie en société. Un fait social se caractérise par une certaine régularité
statistique (ce n'est pas un fait individuel, isolé).

Il devient « fait politique » dès qu’il fait irruption dans le débat public, devient l’objet de débat,
d’opinion, de décision publics. La question est donc de savoir « comment le fait social apparait-il dans
le débat public ? Cela advient par un processus de « politisation ».

La « politisation » ou le « passage au politique »

Il ne suffit pas qu’un problème social existe pour être qualifiable ou qualifié de « politique ».

Il faut qu’il devienne d’abord un « problème public » (fait l’objet de débat et de mobilisation politique
de la part d’acteurs sociaux politiquement sensibles et engagés (les « entrepreneurs de cause ») ;

puis un « problème politique » (appelant une décision politique et portée dans l’agenda politique
des instances de décision de l’autorité politique).

32
La politisation c’est donc le passage du fait social au fait politique par la mise en débat d’un problème
social dans l’espace public (médias, institutions sociales, politiques, etc.) à travers la mobilisation
politique d’acteurs concernés et ou engagés, aux fins de susciter sa prise en compte dans l’agenda
politique et plus tard une prise de décision sur ce problème.

Ce processus de « passage au politique » n’est pas irréversible ni linéaire. Il peut être réversible
voire bloqué : c’est l’effet de « dépolitisation ».

Autant la mobilisation peut « politiser » un fait social, autant la « démobilisation » peut « dépolitiser »
un fait politique.

Les processus de « politisation » et « dépolitisation », « mobilisation » et « démobilisation »


dépendent des rapports de force entre acteurs dans le champ public : les faits qui sont déclarés
« politiques » le sont de façon sélective selon la capacité d’influence des « entrepreneurs de cause » à
passer trois étapes : la mobilisation d’abord, puis la médiatisation, et enfin la politisation ».

La politisation peut aussi advenir sans la mobilisation d’acteurs tiers, par exemple quand les pouvoirs
publics se saisissent eux-mêmes de façon unilatérale d’un problème pour en faire l’objet de débat et
de décision politique.

Cette politisation gouvernementale (action publique) peut avoir des motivations diverses et leur
légitimité n’est pas garantie tout le temps :

- Politisation positive ou légitime (sens d’action publique organisée et justifiée : la politique


comme politique publique (policy) : constitutionnalisation des conventions internationales,
du droit communautaire, du terrorisme, etc.)

- Politisation négative ou illégitime (sens d’instrumentalisation à des fins politiciennes : la


politique comme compétition pour le pouvoir (politics) : phénomènes de « politisation » de la
science, du religieux, de l’ethnicité, de la science).

Ici le régime ou le pouvoir cherche à se servir d’un problème public à des fins corporatistes ou
hégémoniques (loi contre le terrorisme, loi sur l’IVG, projet de loi sur le financement des partis
politiques, etc.)

Mais généralement il n’est pas facile de distinguer la politisation positive de celle négative.

TD/TP :

Exercice 1 : analyse de texte sur les domaines de la science politique (Ph. Braud 2005, extrait)

Exercice 2 : analyse de thèmes devenus « publics » et leur « passage au politique » dans votre pays
d’origine ou dans le monde : quel est le contexte historique dans lequel ce « problème est apparu
« public » pour la première fois, comment il est apparu dans le débat public, quels acteurs l’ont
« politisé » ; comment il est devenu un problème politique inscrit dans l’agenda politique pour faire
l’objet de décision politique ?

Exercice 3 : donner et expliquer un cas de politisation gouvernementale « positive » (Covid-19 et


Climat exclus)

33
Exercice 4 : donner et expliquer un cas de politisation gouvernementale « négative ». (Covid-19 et
Climat exclus)

Exercice 5 : pensez-vous qu’il y a des problèmes « dépolitisés » dans votre pays ou dans le monde ?
Si oui évoquez en deux au moins et dites pourquoi ils sont « dépolitisés ».

34
Séance 4 : L’explication (du) « politique »
L’explication du politique renvoie aux tentatives des savants d’expliquer les fondements et le sens
des phénomènes qualifiables de « politiques » dans l’ordre social. Ces tentatives ont été articulées
autour de théories ou de cadres d’analyse qui se veulent plus ou moins ou généralement scientifiques,
universels.

On peut les regrouper dans deux grands courants : le premier courant dit « holiste » ou
« déterministe » qui part de la société, du groupe, pour expliquer le comportement et les processus
politiques ; le second courant appelé « individualiste » ou « compréhensive » quant à lui part de
l’individu pour « comprendre » les significations liées aux attitudes et aux processus politiques.

I. Le déterminisme ou « holisme »
Dans cette perspective,
- La société est comprise comme un système organique dans lequel chaque individu ou groupe
joue un rôle déterminé.
- La finalité attribuée au comportement de chaque individu est d’assurer le maintien du
système social.
- Pour que chacun joue ce rôle le mécanisme de la socialisation fait que chacun intériorise les
normes de comportements qui règlent sa conduite dans la société.
- Les comportements et les jugements personnels de l’individu sont donc les manifestations
concrètes des normes incorporées.
- L’unité de l’ensemble social, des rapports entre individus est une donnée immédiate et
invariable.
- Cette unité repose fondamentalement sur la dépendance mutuelle ainsi que sur le contrôle
réciproque que les individus exercent sur eux-mêmes.

Ce courant holiste regroupe trois approches théoriques que sont le marxisme, le systémisme et le
fonctionnalisme.

A. Le marxisme

1. La tradition marxiste

L’origine de l’État ou du pouvoir politique : des besoins aux affrontements qu’impliquent leur
satisfaction par les individus ;

La nature de l’État :
- le produit de la lutte des classes et le résultat des rapports de production
- une superstructure (juridico-politique) déterminée par la structure économique (le mode de
production). Exemple : esclavagisme, féodalisme, capitalisme

La fonction de l’État :
- la coercition de la classe dominée
- le maintien de la stabilité des rapports de production favorable aux intérêts de la classe
dominante

35
Exemple : émergence de l’État moderne au XVe siècle : le triomphe des bourgeois sur les féodalisâtes
traduit la mise en place d’un État capitaliste qui défend la propriété privée, l’égalité des droits,
l’égalité de chances dans la concurrence entre bourgeois et la sécurité juridique des investissements
de capitaux (et un minimum de droits aux travailleurs pour le fonctionnement de l’économie
industrielle basée sur l’exploitation des ressources et l’usage de la main-d’œuvre des classes
dominées24.

Les impératifs économiques commandent les contours fondamentaux de l’État moderne : coercition,
identité entre État et classe bourgeoise dominante.

Le marxisme nie toute autonomie à l’instance politique ou bien lui accorde un statut secondaire. Le
politique est déterminé (VD), par l’économie qui est déterminant (VI) :

« Le politique a une apparence, les illusions qui l’entourent, mais il a aussi une réalité :
sa détermination par la structure économique. Toute l’entreprise marxiste et dans sa
lignée, celle d’Engels, est de dénoncer, de dévoiler l’illusion d’une autonomie du
politique » (D. Chagnollaud, p. 8)

L’équilibre précaire et la durabilité de l’État ne sont garantis que tant que la classe dominante qui
capture l’État parvient à résoudre les conflits qui apparaissent en son sein25.

Autrement dit, les conflits au niveau de l’État ne sont que l’expression des affrontements au sein de
la classe ou de l’élite dominante.

Le pouvoir politique ne peut s’expliquer en lui-même, il ne vient pas ex nihilo. Il découle des
rapports et des affrontements de classe qui sont au centre de l’analyse marxiste.

2. L’analyse néo-marxiste (Gramsci, Althusser)

Antonio Gramsci26 distingue dans la « superstructure », deux éléments :

- la société civile relative à l’idéologie sous toutes ses formes (religion, droit, culture,
information, etc.)
- et la société politique constituée par l’État et son appareil coercitif.

Si la société civile est faiblement organisée, l’État est l’instrument majeur de la classe dominante.

Mais si la société civile est fortement organisée, elle contribue aussi, avec l’État, à établir la
domination idéologique de la bourgeoisie, son « hégémonie ».

Cette domination par l’idéologie permet d’asseoir sans violence physique celle des valeurs de la
classe dominante et de son pouvoir.

L’intérêt de l’analyse gramscienne est de montrer que la contrainte physique n’est pas le moyen de
domination, ni le plus efficace d’ailleurs, et que la domination idéologique est un moyen additionnel
et parfois plus efficace (exemple des régimes totalitaires et fascistes).

24 Marx, Karl, Engels, Friedrich, Contribution à la critique de l’économie politique (1859), Éd. Sociales, 1977.
25 Engels, Friedrich, L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’État, rééd. Éd. Sociales, 1983.
26
Gramsci, Antonio, Écrits politiques (1914-1920), Éd. Sociales, 1974, t. 1.

36
Louis Althusser27 a aussi défendu l’idée que le marxisme traditionnel a négligé les « appareils
idéologies d’État » (AIE) comme les Églises, les écoles, la famille, le droit, les médias, qui «
fonctionnent » à l’idéologie à côté de l’« appareil répressif d’État » (ARE).

Les AIE en plus d’assurer le maintien des rapports de production favorables à la classe dominante,
permettent d’inculquer et d’assurer le maintien de l’idéologie dominante.

Sur le plan de l’agenda politique marxiste, l’analyse néomarxiste souligne le fait que la stratégie
révolutionnaire peut à défaut de renverser l’État et son appareil coercitif (armée, police,
bureaucratie), il faut lutter sur le plan de l’idéologie.

3. La sociologie de Pierre Bourdieu : les mécanismes de la domination sociale

D’abord, il faut savoir que Bourdieu28 n’est pas un marxiste mais plutôt un marxien : il ne prétend
pas produire une pensée au service d’un parti ou d’une idéologie politique.

Ensuite, en tant que continuateur de la tradition sociologique, de Durkheim à Wéber en passant par
Mauss, Bourdieu intègre holisme et individualisme.

Dans le marxisme de Bourdieu :


- Il n’y a pas de déterminisme économique
- Ni de luttes de classes mais des rapports dominants / dominés
- Et l’autonomie du politique est illusoire

La propriété majeure du champ politique est donc de produire et reproduire la domination qui s’y
trouve organisée par des mécanismes et des institutions orientées à cette fin particulière (Lagroye,
1991).

Le schéma d’analyse : champ, capital, violence, domination, habitus

- Pluralité des champs de force : politique, artistique, culturel, économique, etc.


- Diversité des capitaux : capital matériel, culturel, symbolique :
- « Domination politique » et « domination symbolique » : jeux et stratégies d’influence
- L’« habitus » et l’impuissance politique des dominés conduit à trois attitudes :
o L’impuissance ressentie par les catégories populaires devant l’accès à la culture
bourgeoise,
o ou l’imitation des schémas de consommation des dominants (du mousseux à la place
du champagne !),
o enfin leur résignation et l’acceptation de leur sort.

Cette illégitimité acceptée est traduite par le concept de « violence symbolique » (pouvoir mental,
psychologique) qui « naturalise » le social : les agents sociaux dominés n’ont pas le sentiment de
subir une contrainte (la violence physique) mais intériorisent la résignation jusqu’à voir l’ordre
politique comme une évidence.

27Althusser, Louis, « Idéologie et appareils idéologiques d’État », La pensée, juin 1970.


28 Bourdieu, Pierre, PASSERON (Jean-Claude), La reproduction. Éléments pour une théorie du système
d’enseignement, Éd. de Minuit, 1970.

37
Cette idée de la résignation des dominés s’appelle chez Étienne de La Boétie la « servitude
volontaire ».

Les « dominants » maintiennent leur position en imposant les lignes de conduite, les croyances, les
manières de vivre légitimes (à la mode, fashion, fun, « positifs ») qui disqualifient toute autre forme
de conduite comme une vaine tentative d’imitation, de « distinction »29 ou, une menace à l’ordre
public.

Le concept d’habitus est au cœur de cette analyse de la légitimation de l’illégitime politique

Définie comme un « système de dispositions intériorisées », « la matrice structurée de perceptions


et d’attitudes » que chacun possède à raison de son statut social, l’habitus guide l’acteur, ses choix,
ses goûts et ses dégoûts indépendamment de sa volonté.

La domination se reproduit donc « naturellement » sans besoin de coercition physique.

Contrairement aux marxistes et néomarxistes, Bourdieu ne considère pas les AIE et ARE comme
étant des instruments au service direct des dominants mais plutôt comme le lieu de transmission et
de reproduction des modes d’être et de penser admis dans l’ordre social.

De même, les affrontements dans le champ politique n’opposent pas seulement dominants et
dominés (lutte des classes), ni les dominants entre eux, mais aussi entre les dominés (luttes
hégémoniques). Car parmi les classes dominées aussi il y a des groupes ou des personnes qui
cherchent par les jeux d’influence à conquérir des positions hégémoniques voir à changer de classe
pour accéder au sommet de la pyramide politique.

B. Le systémisme

Cette approche déterministe regroupe des théories et des auteurs divers mais qui partagent une
même inspiration :

- D’abord, le concept de « système » est utilisé comme ensemble d’éléments


interdépendants (structures/rôles).
- Ensuite, ce système baigne dans un environnement dont il subit les influences.
- Enfin, les auteurs cherchent tous à mettre en évidence les éléments qui permettent le
fonctionnement du système et, à travers des structures et des rôles en interaction,
garantissent son maintien et son adaptation.

Pour comprendre cette approche il convient d’évoquer d’abord la variante fonctionnaliste qui l’a
inaugurée et inspirée avant d’explorer la variante connue sous l’appellation d’« analyse du système
politique ».

1. Le fonctionnalisme

Le fonctionnalisme passe d’une théorie générale d’explication du monde (H. Spencer, E. Durkheim) à
un outil d’analyse du réel. En Anthropologie, B. Malinowski considéré comme le père du
fonctionnalisme et sa suite (A. R- Radcliffe-Brown, E. Pritchard, F, Meyer, etc.) cherchent à déterminer

29 Bourdieu, Pierre, La distinction, critique sociale du jugement, Paris : Éd. De Minuit, 1979

38
les fonctions du système social qui permettent son maintien et son adaptation ou reproduction dans
le temps.

En science politique il est né du contexte des années 60 à 70 dominé par les débats sur les
problèmes posés par l’importation des modèles politiques occidentaux dans les pays du Tiers
monde.

Dans le cadre de la promotion du « développement » des nouveaux États indépendants, il s’agissait


de voir les causes du « sous-développement politique et économique » de ces nouveaux États à
travers le diagnostic de leurs « systèmes politiques ».

C’est ainsi que G. Almond et Powell30 pensent qu’il y a dans tout système social des « fonctions
politiques de base » qui contribuent à assurer son autoreproduction et son adaptation à un
environnement donné.

Ces fonctions sont ensuite considérées comme étant intrinsèques à tout système politique quelle
que soit la société donnée.

La question de savoir comment les structures (institutions sociales) remplissent (ou non) les
fonctions du système dans un environnement donné.

Quatre fonctions sont définies :

- La capacité extractive : l’aptitude du système à prélever et à mobiliser les ressources


financières et humaines nécessaires à la réalisation de son but.

- La capacité régulatrice : effectivité des mécanismes de contrôle juridique et institutionnel


des comportements et des échanges socio-économiques dans l’espace déterminé en vue de
prévenir ou résoudre les conflits d’intérêts et les contestations sociales.

- La capacité distributive : modalités de l’allocation des ressources, des avantages et des


privilèges aux citoyens pour renforcer leur adhésion et leurs soutiens au système.

- La capacité réactive ou responsive : l’efficacité du système à cerner, voire à anticiper les


exigences en vue de prévenir les frustrations susceptibles de mettre en cause sa survie.

L’analyse fonctionnaliste en science politique prend comme référence les structures politiques
d’Occident : l’État moderne.

Pour donner un caractère plus universel à son analyse, G. Almond élabore des concepts permettant
de comparer les structures politiques du Tiers monde avec celles de l’Occident.

Pour ce faire il a fallu construire d’autres notions théoriques (concepts transculturels) qui
permettant de saisir la spécificité de chaque structure politique, en termes d’autoreproduction et
d’adaptation du système politique.

À cet égard, on doit à R. K. Merton31 les notions suivantes :

30 Almond, Gabriel et Powell, Georges, Comparative politics, Boston: Little Brown, 2e éd., 1978.
31 Merton, Robert, Élément de théorie et de méthode sociologique, Paris : Plon, 1965.

39
- Celle d’« équivalents fonctionnels » qui désigne le fait qu’une même fonction peut être remplie
par des structures différentes, selon l’environnement. Par exemple, les fonctions d’écoute et
de transmission des demandes sociales au gouvernement peuvent être remplies aussi bien
par les partis politiques que par des organisations syndicales, associatives ou religieuses.

- Celle de « multifonctionnalité des structures » suggère qu’une même structure peut remplir
plusieurs fonctions à la fois qui, ailleurs, sont prises en charge par des structures spécialisées.
Par exemple, la présidence dans les pays faiblement démocratisés est décrite comme étant
« omnipotente » et « envahissante », car elle s’occupe de toute un ensemble de problèmes
comme la diplomatie, la négociation, l’élaboration et la mise en œuvre de projets de
développement ou d’actions sociales, domaines qui en principe relèvent de la compétence
d’autres structures institutionnelles (ministères et des autorités déconcentrées de l’État).

2. L’analyse du « système politique » de David Easton

David Easton32 à la suite de sociologues américains comme T. Parsons applique la théorie des
systèmes à l’analyse politique.

Prenant comme modèle le système politique américain et influencé par la sociologie électorale
d’Harold Lasswell, Easton vise moins à fournir des explications générales sur la constitution du
champ politique que de dégager un cadre d’analyse abstrait permettant d’étudier des situations
concrètes.

Sa démarche consiste à postuler que la politique est « l’allocation autoritaire de valeurs », et d’en
déduire que le système politique est « l’ensemble des interactions par lesquelles s’effectue l’allocation
autoritaire de valeurs » (1974).

Ce système politique est immergé dans un environnement qui l’influence. Par conséquent, le système
politique perdure en réagissant aux influences ou stimulations de son environnement.

Cette démarche conduit Easton à concevoir la politique comme un processus d’interactions entre
le système politique et son environnement. Cette démarche a été développée à travers un modèle
d’analyse cybernétique dans lequel la boite noire représente le système politique.

Inputs (exigences ; soutiens) – Traitement dans le SP – Outputs (décisions, actions)


Feedback (Rétroaction) entre le SP et son environnement.

FAIBLESSE MAJEURE : NE DIT RIEN SUR LA NATURE de cet environnement.

32 Easton, David, Analyse du système politique, Paris : Armand Colin, 1974.

40
II. L’individualisme
Dans ce courant,
- L’individu est considéré comme un acteur autonome poursuivant ses intérêts personnels en
raison de sa logique propre.
- L’activité spécifique de chaque individu est perçue comme le produit du calcul rationnel.
- Le système social n’est pas une donnée immédiate, il est plutôt le résultat aléatoire des
transactions sociales dépourvues de principe d’unité en soi.
- Le sens de l’action sociale est déduit des logiques individuelles, lesquelles sont variables selon
le calcul coût/avantage.

Dans ce courant inspiré par la sociologie wébérienne on retrouve plusieurs approches que l’on peut
schématiquement caractériser autour de deux modèles : l’individualisme utilitariste d’une part, et le
modèle de la « rationalité limitée » de l’acteur d’autre part.

A. L’individualisme méthodologique

Cette approche mise en avant par Raymond Boudon33 relativise, voire ignore, l’influence de
l’environnement social.

Pour expliquer un phénomène politique, il suffit de reconstruire les motivations des individus
concernés par le phénomène en question,

Le phénomène étudié est appréhendé comme le « résultat de l’agrégation des comportements


individuels dictés par ces motivations ».

Le schéma d’analyse est que l’acteur rationnel dans une situation spécifique, développe une
stratégie particulière, conforme à son intérêt conscient.

Situation Motivation Stratégie

Élection Changement Vote


Contentieux nuptial Divorce Plainte
Inflation des prix Survie Protestation

Le social/politique n’étant rien de plus que le système de conséquences des interactions entre les
individus, il faut donc s’intéresser à l’agrégation des actions individuelles.

Les phénomènes macroscopiques ou généraux s’expliquent donc par des faits microscopiques ou
spécifiques. Par exemple, le sous-développement économique s’explique par les comportements
improductifs ou contreproductifs des acteurs.

33Boudon, Raymond, « Individualisme et holisme dans les sciences sociales », in Birnbaum Pierre et Jean Leca
(dir.), Sur l’individualisme, Paris : Presses de la FNSP, 1986.

41
L’individualisme méthodologique rejette :
- l’idée d’un sujet passif dont le comportement serait strictement l’effet de causes sociales ;
- la recherche de lois générales et universelles à partir desquelles serait expliqué le
particulier ;
- l’idée d’un déterminisme absolu des comportements individuels, pour mettre l’accent sur
l’individu, son action et ses choix, ainsi que les conséquences de ses choix ;
- l’idée qu’un principe ou une entité abstraite, tel que les « classes sociales », puisse être tenu
pour cause d’un phénomène singulier.

L’inconvénient majeur de l’individualisme méthodologique est d’ignorer :


- les passés sociaux des individus dans lesquels ils s’insèrent ;
- la genèse des logiques de situation qui influencent les dispositions des acteurs à s’orienter «
significativement » ;
- l’environnement social dans lequel baigne l’individu.

Exemple : le vote

Résultat de millions de
décisions individuelles
semblables prises dans Logique utilitariste
une situation analogue
Intérêt

VOTE

Identités collectives
Traditions politiques Logique identitaire
Situations structurelles

Cette version utilitariste de l’IM est aussi illustrée par Anthony Downs34 qui a appliqué sa théorie
économique de la démocratie à l’analyse électorale. Downs postule qu’économie et politique sont
régulées par le même moteur : l’intérêt.

Ici le vote est le résultat du calcul de l’électeur (rationnel) qui cherche à maximiser ses avantages
matériels et symboliques conformément à ses intérêts personnels.

34 Downs, Anthony, An Economic Theory of Democracy, New York: Harper, 1957.

42
Le vote de l’électeur rationnel ira au candidat dont le programme offre à ses yeux le maximum
d’avantages au moindre coût.

Autrement dit, si on poursuit cette logique du calcul rationnel, l’électeur ne peut que s’abstenir de
voter s’il ne trouve pas de programme qui répond à ses attentes.

Cette perception de l’électeur comme un « consommateur » se trouve également chez Himmelweit35


selon qui l’électeur est un « stratège » choisit de se payer tel ou tel produit politique (parti,
candidat) en fonction de sa préférence éventuelle pour des marques anciennes (identifications
partisanes), ses habitudes d’achat (votes passés), ses groupes de référence (milieux familial,
professionnel, etc.).

Enfin, cette transposition de l’analyse économique au champ politique procède par l’utilisation du
concept de « marché politique » où s’échangent des « produits politiques » (idées, valeurs, avantages
matériels) contre des votes et des soutiens.

Contre ce postulat erroné du choix rationnel, on peut se demander comment face au flou des
discours, aux stratagèmes des candidats, aux obscurités du système électoral, l’électeur peut
clairement identifier ses intérêts à travers des promesses qui, en toute logique, devraient être
tenues.

Par exemple, en termes de « demande » on voit bien la limitation de cette version consumériste du
comportement électoral : d’abord, tous les électeurs ne votent pas en vue de monnayer leur carte ;
ensuite, tous les électeurs ne s’intéressent pas à la politique et votent pour d’autres raisons.

Concernant l’« offre », les programmes des candidats peuvent être si semblables et flous qu’il est
difficile de voir leur teneur réelle pour que l’électeur puisse en faire une évaluation rationnelle.

B. La « rationalité limitée » de l’acteur

Michel Crozier36 s’insurge contre cette vision d’un « individu pleinement rationnel » qui aurait
découvert ou acquis cette rationalité naturellement et à lui tout seul indépendamment de ses
semblables.

Pour Crozier la rationalité de l’individu est acquise en fonction d’un apprentissage actif de valeurs
culturelles (socialisation), du système d’action auquel l’acteur appartient ; le choix rationnel est
fonction du contexte social dans lequel se situe l’acteur.

C’est ce qu’il appelle un « système d’action » dans lequel est engagé l’acteur.
Ce « système d’action » exerce une contrainte et oriente son comportement.

Crozier définit le système d’action comme étant « un ensemble humain structuré qui coordonne les
actions de ses participants par des mécanismes de jeux relativement stables et qui montrent sa
structure, c’est-à-dire la stabilité de ses jeux, et les rapports entre ceux-ci par des mécanismes de
régulation qui constituent d’autres jeux » (Crozier, Friedberg, 1977).

35 Himmelweit, Hilde, How voters decide, Open University Press, 2e éd., 1985.
36 Crozier, Michel et Friedberg, Erhard, L’acteur et le système, Paris : Le Seuil, 1977.

43
La liberté de l’acteur est donc restreinte mais aucun acteur n’est jamais totalement démuni
quelle que soit sa position dans le jeu.

Crozier pense que la marge de manœuvre de l’individu est relative mais jamais impossible
absolument. La raison en est que :

- Dans chaque système existent des « zones d’incertitude » qui permettent à l’acteur
d’utiliser celui-ci à son profit : faiblesse ou imprécision des règles, rapports de force
indéterminé entre les acteurs, etc.
- L’individu possède des aptitudes qu’il peut utiliser dans le système d’action : détention
d’une « expertise », accès à l’information, maitrise des règles organisationnelles, bonnes
relations avec l’environnement, etc.

La sociologie de l’action de Michel Crozier est donc une théorie sociologique du pouvoir dans
laquelle celui-ci (le pouvoir) n’est pas perçue comme il l’est dans la vision substantialiste – le
pouvoir comme « capital » détenu, conception héritée de la tradition juridique et marxiste.

M. Crozier a plutôt une conception relationnelle ou interactionniste du pouvoir – pouvoir comme état
des rapports de force entre les acteurs du système politique.

Les faiblesses de l’analyse de Michel Crozier :

- D’une part, son approche ne permet pas de distinguer et d’hiérarchiser les systèmes d’action
et de mettre à jour leur interdépendance. Par exemple, il n’y a pas possibilités de distinguer
le système politique du système social ou encore, de distinguer le système de partis du
système de gouvernement.

Tous les « systèmes d’action concrets » se valent pour Crozier, alors que dans la réalité certains
sont plus importants que d’autres si l’on veut comprendre le fonctionnement global de la société :
par exemple, le système institutionnel (Présidence, Gouvernement, Parlement) est plus important
que le système de partis qui n’est dynamique et déterminant que périodiquement (lors des
périodes électorales).

- D’autre part, en mettant les systèmes d’action au même pied d’égalité Michel Crozier en
vient à sous-entendre que le pouvoir est partout.

Le pouvoir de l’État, par exemple, n’est pas aussi distinguible du pouvoir d’un chef de parti ou d’une
entreprise.

Dans ce cas, il est difficile pour l’analyse de distinguer le pouvoir politique des autres formes de
pouvoir qui existent dans la société.

44
Séance 5 : Le Pouvoir politique

I. Pouvoir et rapports de pouvoir


A. Les conceptions du pouvoir

On peut déceler au moins trois conceptions de la notion de « pouvoir ». Deux conceptions, celle
normative et celle substantialiste, renvoient au « pouvoir de » : le pouvoir de faire quelque chose,
est une capacité d'action soit matérielle (faire un travail), soit juridique (posséder une compétence
reconnue par la loi). Ce pouvoir de faire quelque chose n’entre pas forcément dans le cadre d’une
relation es lors qu’il est simple aptitude physique ou intellectuelle faire quelque chose.

Par contre, la troisième et dernière conception est celle du « pouvoir sur ». Le pouvoir sur
quelqu’un ou quelque chose s’insère dans le cadre d’une relation sociale.

1. La conception normative ou juridico-institutionnelle

Il s’agit de la conception prévalente en droit public et dans la philosophie politique classique. Ici le
« pouvoir » renvoie aux gouvernants et aux institutions de l’État.

Lorsque par exemple le terme est utilisé par opposition à celui de « citoyens » (« le citoyen contre le
pouvoir... ; rendre le pouvoir aux citoyens »), il connote plutôt l'idée abstraite d'État (la puissance
publique).

Dans le couple : « pouvoir / opposition », il désigne seulement le la majorité gouvernementale ou le


régime (Exemple : le pouvoir de Kabila / le régime d’Alfa Condé) ;

Le terme « pouvoir » renvoie à l’instance politique, le « gouvernement » lorsqu'il est opposé à


l'administration publique.

Au pluriel, le terme « pouvoirs », est à peu près synonyme d'organes de l'État, au sens
constitutionnel du terme. Par exemple, c’est ce que connote l’expression les « pouvoirs publics » ; il
en va de même dans l’expression « séparation des pouvoirs ».

2. La conception substantialiste : le pouvoir comme « patrimoine » ou « capital »

Dans cette deuxième conception, le « pouvoir » est une sorte d'essence, de substance ou, encore, de
capital au sens économique du terme.

Par exemple, l'expression courante « avoir du pouvoir » sous-entend l'existence d'un détenteur ou
d'un possesseur. Le pouvoir est donc ici comme un « patrimoine » que l’on peut « accroître » ou
« dilapider », conserver ou perdre ; on en tire des « profits » ou des « bénéfices ».

A cette conception substantialiste, s’apparente une vision sublimatoire du pouvoir dans laquelle
le détenteur du pouvoir considère celui-ci comme une fin en soi. Bertrand de Jouvenel assimile ce
« pouvoir pur » au « commandement existant par soi et pour soi ».

45
Ici le concept de pouvoir connote la notion d'énergie à capter, de force primordiale à canaliser.
C’est cette conception du pouvoir qui est traduite dans l’expression « pouvoir personnel » ou
« pouvoir patrimonial », une forme de pouvoir cultivé par les autocrates des régimes totalitaires du
XXe siècle (Hitler, Mussolini, Staline) et la plupart des dirigeants africains.

Le pouvoir dans ce sens « sublimé » exprime la fascination que peut exercer sur les masses
gouvernées la représentation d'un pouvoir quasiment irrésistible.

Max Wéber désigne ce pouvoir sublimé par le terme de « pouvoir charismatique » ou « charisme »,
un pouvoir personnel incorporé par son détenteur, par opposition au pouvoir légal-rationnel, qui
est ex-corporé, représenté et représentatif, qui est caractéristique de l’État moderne, du pouvoir
politique.

3. La conception relationnelle ou interactionniste : les rapports de pouvoir

Dans cette troisième conception, le pouvoir est le résultat d’une interaction, d’un rapport de force.

Le mot « pouvoir » renvoie dans ce cas à une relation entre deux ou plusieurs personnes. C'est un
pouvoir sur quelqu'un.

Le pouvoir n’existe réellement que lorsque s’établit une relation effective entre deux (dy-adique) ou
plusieurs (n-adique) personnes.

Cette approche dite interactionniste est celle que défend J. Beattie pour qui le pouvoir est une
catégorie particulière des relations sociales ; il implique la possibilité de contraindre les autres
dans tel ou tel système de rapports entre individus et entre groupes.

Dans ce sillage Max Weber définit le pouvoir comme « toute chance de faire triompher, au sein d’une
relation sociale, sa propre volonté, même contre des résistances ; peu importe sur quoi repose cette
chance »37.

Dans les relations internationales, l’équivalent sémantique du mot pouvoir ainsi défini est plutôt le
terme « puissance », et la Machtpolitik (politique de puissance) est une politique étrangère fondée
sur les seuls rapports de force (économiques et militaires).

En fait, le pouvoir – quelles que soient les formes qu’il prend – est reconnu dans toute société
humaine.

Contrairement aux deux premières approches qui ne servent qu’à des analyses de type juridique et
philosophique, l’approche interactionniste permet d’approfondir la richesse du concept de pouvoir
dans l’analyse du pouvoir politique.

II. Le pouvoir politique

37Max Wéber, Économie et société, Trad., Paris, rééd., Plon, Agora, 1995, t. I, p. 95. Wéber distingue le pouvoir
(Macht), la domination (Herrschaft) et l'autorité (Autorität).

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Beaucoup de concepts ont été mis en avant dans la théorie politique pour rendre compte du
pouvoir politique et de sa spécificité par rapport à d’autres types de pouvoirs.

Pouvoir, coercition, autorité, domination, légitimité, etc. sont parmi ces notions fondamentales dont
l’usage en science politique a permis d’élucider la spécificité, la nature et les modalités d’exercice du
pouvoir politique.

En effet, si le pouvoir politique partage avec tous les autres types de pouvoir le fait d’être le produit
d’une interaction sociale, de résulter d’une relation sociale, il se distingue par ses effets, ses aspects
intrinsèques et les modalités de son exercice.

Le pouvoir politique est donc un mode de domination sociale que seule une autorité légitime
(l’État, par excellence) est susceptible d’exercer dans une société et cela dans le cadre de conditions
précises et limitées.

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