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Romantisme

Le XIXe siècle devant les correspondances


M. José-Luis Diaz

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Diaz José-Luis. Le XIXe siècle devant les correspondances. In: Romantisme, 1995, n°90. "J'ai toujours aimé les
correspondances..." pp. 7-26 ;

doi : https://doi.org/10.3406/roman.1995.3049

https://www.persee.fr/doc/roman_0048-8593_1995_num_25_90_3049

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José-Luis DIAZ

Le XIXe siècle devant les correspondances

Le XIXe siècle est-il le siècle des correspondances ? C'est ce que nous pousserait à
dire une actualité epistolaire qui reste aujourd'hui largement dépendante de lui. Loin
pourtant d'accepter une telle prééminence, les spécialistes des deux « grands siècles »
antérieurs prêchent pour leur paroisse, non sans atouts. Préfaçant en 1895 un Choix de
lettres du XVIIe siècle, Gustave Lanson trouve léger le trésor epistolaire du siècle
finissant, — encore enfoui pour l'essentiel, il le reconnaît ' -, en regard de celui du siècle de
Mme de Sévigné. Quant à Georges May, il consacre un bel article à répondre à cette
question-titre : « La littérature epistolaire date-t-elle du XVIIIe siècle 2 ? » Réponse, on
s'y attend bien, affirmative, au motif - légèrement spécieux — qu'il y aurait une
évidente complicité entre le siècle de la liberté et la liberté du genre epistolaire.
Vains ces chauvinismes en fait de siècles ? Peut-être. Mais, à l'heure où notre
Société se mobilise dans la perspective d'un colloque international sur « L'invention
du XIXe siècle », peut-être n'est-il pas si oiseux de consacrer un numéro de
Romantisme à poser globalement la question du rapport de « notre » siècle à « l'épis-
tolaire ». Question d'autant moins déplacée qu'un tel mode cavalier de procéder
permet de contrebalancer, pour une fois, le patient « un à un » monographique qui est le
péché mignon auquel invitent les correspondances.

Avide de synthèses historiques, c'est le XIXe siècle lui-même qui s'est posé la
question de son rapport à l' epistolaire. Et il l'a vécu souvent, — comme Lanson —, sur
le registre du complexe d'infériorité : il se sent petit en comparaison du siècle de
Voltaire. Face à cet aîné, non pas plus libre peut-être, mais à coup sûr plus mondain,
plus propre donc à cultiver cette aristocratique « esthétique de la négligence » 3 dont
on a fait longtemps le nec plus ultra du savoir-faire epistolaire, le siècle romantique
s'est parfois souvenu qu'il était aussi un vil siècle bourgeois... Cela explique la
générosité « grand seigneur » qu'un Barbey d'Aurevilly met à reconnaître que « la

1. « Notre décadence à cet égard n'est pas démontrée. Il faut songer que si le XIXe siècle est moins
riche en lettres que ses devanciers, c'est que ce siècle dure encore, et que les correspondances intimes, par
leur définition même, échappent à la connaissance du public. Ce n'est qu'après la mort des principaux
intéressés que l'on publie en général les correspondances. Plus d'une lettre charmante du XVIIe siècle n'a été
connue que de nos jours : chaque année a ses découvertes et fait des renommées nouvelles à des morts de
deux cents ans. Qui sait si le siècle prochain n'aura pas ses révélations ? » Et de faire le compte du « trésor
de lettres contemporaines » : Napoléon, Talleyrand, Joubert, Constant, Mme de Rémusat, Courier,
Jacquemont, Lamennais, Balzac, Doudan, G. Sand, Mérimée, Quinet, etc. (« Sur la littérature epistolaire »,
introduction au Choix de Lettres du XVIIe siècle, Hachette, 1895, repris dans Essais et méthodes de critique
et d'histoire littéraire, présentés par Henri Peyre, Paris, 1965, p. 278-9).
2. Son article (Studies on Voltaire, vol. LVI, 1967, p. 823-844) est consacré à saluer les grandes
éditions de correspondances alors en voie d'achèvement : Voltaire (Théodore Bestermann), Rousseau (Ralph
A. Leigh) et Diderot (Georges Roth).
3. Voir sur ce thème Roger Duchêne, « L'esthétique de la négligence : le cas particulier de la lettre »,
Écrire au temps de Mme de Sévigné, Paris, J. Vrin, 1981, p. 47-61.

ROMANTISME n° 90 (1995-4)
8 José-Luis Diaz

Correspondance », ce « breuvage aimé du XVIIIe siècle qui fut quelquefois un


nectar », a décidément été une spécialité du siècle écoulé :
La correspondance est, en effet, le génie même du XVIIIe siècle. Nul siècle n'en a
davantage à son budget littéraire. Ni avant, ni après, nul siècle n'a écrit plus de lettres
que le XVIIIe [...] Il en a fait orgie, comme de tant de choses. La lettre était une forme
de la pensée qu'il adorait. Le roman du temps, le roman folie, le roman usurpateur de
gloire, le roman qui empêchait les duchesses habillées de sortir et d'aller au bal, La
Nouvelle Héloïse est en lettres [...]
Étayé par une analyse inspirée 4, difficile de prendre le contre-pied d'un tel
jugement. Mais remarquons pourtant à quel point l'opinion du maître des élégances s'est
trouvée tributaire de ce qu'était alors un florissant marché editorial de
correspondances qui puisait pour une bonne part dans le « nectar » du siècle antérieur 5.
Moralité ? Si l'on veut donner à ce débat historique des bases plus saines, il faut tenir
compte du fait que les correspondances sont des objets complexes : objets en partie
différés, destinés, dans un second temps, à une consommation posthume. Une
quadruple temporalité les affecte : celle de leur production-circulation initiale ; celle de
leur circulation sous forme de copies manuscrites ; puis, pour le petit nombre d'entre
elles qui le mérite, celle de leur publication, suivie, enfin, pour quelques rares élus, de
leur consécration par entrée dans le Panthéon littéraire. C'est alors seulement que,
changeant radicalement de nature, les lettres se transforment en « littérature
épistolaire » 6. Distinctions qu'on a été trop porté à négliger : sans doute à cause de la
tendance qui reste la nôtre à considérer spontanément les lettres comme de simples
documents biographiques, indignes de la consécration littéraire (à l'inverse de ce qui
s'est pratiqué au siècle dernier) 7.

4. Barbey démontre que la correspondance cadrait d'autant plus avec l'esprit du siècle qu'elle était la
forme la plus propre à exprimer cette effervescence inquiète et libertine des esprits après un âge de rigueur.
Tandis que Mme de Sévigné et Mme de Maintenon, furent « toute Y épistolature » d'un siècle « aux
grandeurs publiques, qui avait autre chose à faire que de se regarder dans l'âme », au XVIIIe siècle, au
contraire, « hommes et femmes s'échappèrent et se ruèrent en correspondances ; dans cette forme de lettres où le
moi se roule comme le mulet dans l'herbe et peut se vautrer tout son saoul. Les femmes surtout, ces
Narcisses de leurs sentiments, se mirèrent dans les lettres comme dans un miroir, mais les hommes eux-
mêmes furent bientôt les Sardanapales de ce miroir. Les lettres furent peut-être, en ce moment, le meilleur
de la littérature ». Remarquons cependant que Barbey « romantise » un peu trop le siècle des Lumières,
projetant sur lui une conception romantique de l'épistolaire qui vaut pour Julie de Lespinasse ou pour
Diderot et non pour Voltaire (« Correspondance inédite de la comtesse de Sabran et du chevalier de
Boufflers », Le Constitutionnel, 17 mars 1875, repris dans Les Œuvres et les Hommes. Littérature
épistolaire - désormais abrégé en Litt. épist. -, Paris, Alphonse Lemerre, 1892, p. 259).
5. À ce compte, nous aurions donc quelque raison de donner, nous, la prééminence au XIXe siècle. Car,
malgré une relative accélération de l'histoire, notre actualité épistolaire reste bien, pour une bonne part,
celle du siècle antérieur, comme aimait à le constater un savant aussi averti que Jean Pommier. Il en tirait la
conséquence radicale que « le XXe siècle était le siècle des correspondances ». Voir le témoignage de
Roger Pierrot (« Éditer une correspondance », dans L'Œuvre de l'œuvre, Etudes sur la correspondance de
Flaubert, Presses Universitaires de Vincennes, coll. « Essais et savoirs », 1993, p. 21).
6. Je reprends la formule parlante qui a servi de titre au volume où, en 1892, ont été regroupées les
principales recensions critiques que Barbey d'Aurevilly consacra aux éditions de correspondances. Dans les
contributions de ce même volume, Barbey parle couramment des « écrivains épistolaires ». C'est aussi de la
« littérature épistolaire » que traite l'étude de Lanson.
7. Il reste à écrire une histoire de la « littérature épistolaire » qui suivrait la courbe de la constitution en
corpus des grandes correspondances légendaires : Cicéron, Mme de Sévigné, Voltaire, Diderot, etc. Les
recherches ont essentiellement concerné jusqu'ici Mme de Sévigné. Voir Fritz Nies, Gattunspoetik und
Publikumstructur. Zur Geschichte der Sévignébriefe, Miinchen, 1972, et aussi le colloque de la SHLF sur la
fortune de Mme de Sévigné (Paris, novembre 1995). Pour les siècles classiques, une synthèse indispensable
est offerte par l'étude de Janet Altman citée dans notre introduction.
Le XIXe siècle devant les correspondances 9

« Littérature épistolaire »

Si, en matière de « correspondance », la palme est incertaine entre les deux


« grands siècles » candidats à la prééminence, en matière de « littérature épistolaire »,
c'est bien le XIXe qui semble en meilleure position : en raison, non tant de son
« génie » épistolaire supposé que de l'industrialisation de la librairie, qui, profitant de
l'intérêt voyeuriste du public pour la vie privée, multiplie les éditions de
correspondances. Reste un correctif à apporter à ce constat - et qui change pas mal de choses,
on en conviendra : que la littérature épistolaire qu'a instaurée le XIXe siècle, à titre de
production éditoriale régulière, fut pour une bonne part tirée du siècle antérieur. . .
Mais négligeons cette contribution du siècle des Lumières à la « gloire épistolaire »
de son cadet. Cette « invention » d'une véritable « littérature épistolaire », prenant
place dans le trésor des lettres, et contribuant à en modifier l'équilibre général, est
bien un événement caractéristique du XIXe siècle. Événement renforcé par d'autres
évolutions concomitantes, qui contribuent à donner à ce siècle une place de choix en
matière épistolaire.
La première, c'est le développement quantitatif sans précédent des échanges
postaux, qui multiplia le flux global des lettres : victoire au poids ! La seconde, c'est
l'accélération industrielle de la production de Secrétaires épistolaires à laquelle on
assiste, et dont on peut suivre la courbe dans l'étude fort documentée de Cécile
Dauphin 8. C'est là le signe évident d'une tentative d'apprivoisement symbolique par
les couches moyennes, à des fins de réussite personnelle, d'un instrument de
communication (et donc de pouvoir...) obscurément senti comme d'origine aristocratique.
Enfin, le XIXe siècle se caractérise aussi par une autre tendance, qui est en partie la
cause de cette expansion éditoriale : la généralisation de l'apprentissage systématique
de l'art épistolaire dans le cadre des diverses institutions d'éducation, en particulier
celles destinées aux « jeunes personnes ». De cette grande vague pédagogique, dont il
est resté, dans la première moitié de notre siècle, l'habitude - aujourd'hui le comble
du désuet - de proposer des narrations et des dissertations en forme de lettres,
témoigne l'impressionnante liste de manuels épistolaires réunie par Cécile Dauphin.
Leur titre même indique la destination scolaire d'une bonne partie d'entre eux.
Si c'est aux historiens qu'il revient d'explorer cette triple mutation, c'est bien à
nous « littéraires » qu'il convient de prendre conscience du double événement qu'ont
constitué le développement des éditions de correspondance et leur entrée dans le
Panthéon littéraire. Leur consécration est marquée par la place substantielle que la
critique, puis les manuels d'histoire littéraire du temps, accordent à la littérature
épistolaire : Sainte-Beuve et Barbey d'Aurevilly, d'une part, Villemain, Nisard 9, Brunetière
et Lanson, de l'autre. À l'exception de la seule Mme de Sévigné, les manuels
d'aujourd'hui, en revanche, négligent superbement la production épistolaire, — parce

8. « Les manuels épistolaires au XIXe siècle », dans La Correspondance. Les usages de la lettre au
XIXe siècle, ouvrage collectif sous la direction de Roger Chartier, Fayard, 1991, chap. IV, p. 209-272.
9. Un sondage dans les t. III et IV de l'Histoire littéraire de la France de Désiré Nisard (1849-1861),
ce « réactionnaire » en politique comme en littérature, permet de se rendre compte de la place accordée à
Mme de Sévigné (15 pages dans le t. III, partagées il est vrai avec Saint-Simon), et à la correspondance de
Voltaire (9 pages dans le t. IV). Cette dernière est appréciée, certes, parce qu'elle donne accès à
1' « homme », et que c'est « le plus charmant, le moins contesté des titres de Voltaire », mais mise
au-dessous de celle de Cicéron, parce que moins soucieuse des valeurs familiales...
10 José-Luis Diaz

qu'ils la tiennent pour extérieure à 1' « espace littéraire » au sens strict, autrement
redécoupé (avec un privilège qu'on est en droit de juger exagéré en faveur des textes
de fiction, théâtre et roman K)). Pour les pionniers de l'histoire littéraire qui orientaient
alors la doctrine pédagogique dominante, ce fut au contraire une tradition que de faire
une place importante aux fleurons de l'art épistolaire. Cicéron, Pline, Mme de
Sévigné, suivie comme son ombre par Mme de Maintenon — promue maîtresse de
pension de tous les enfants de France " -, Voltaire, Rousseau, tels sont les grands
noms de ce qui apparaît alors comme une importante province de la littérature «
classique », ainsi qu'en témoignent les « quatrièmes de couverture » des vieux volumes
brochés des éditions Charpentier, Garnier frères et Michel Lévy. Ces « épistolaires »
(comme on disait alors) étaient d'autant plus volontiers donnés pour modèles aux
élèves que les programmes leur faisaient obligation d'apprendre à rédiger des lettres.
Mais à cet intérêt pédagogique pour les correspondances, il y eut aussi deux autres
raisons complémentaires. La première, c'est que le corps professoral du secondaire,
classique par goût, aimait à donner en exemple la divine aisance de Mme de Sévigné
et de Voltaire, pour l'opposer aux néfastes contorsions stylistiques de la langue
littéraire du jour. La seconde, c'est que les universitaires du « haut enseignement »
obéissaient, quant à eux, aux réflexes de la naissante histoire littéraire, qui, depuis
Sainte-Beuve, avait pris l'habitude de valoriser les documents épistolaires.
Nouveauté fondamentale : car, dans le goût que le XIXe siècle manifeste pour les
correspondances, il entre pour beaucoup un respect d'historien à l'égard de ces « documents
personnels ». La lettre que le XIXe siècle idéalise n'est plus tant cet alerte média,
permettant à l'envi confidences et heureuses négligences, qu'y a vu le siècle de Voltaire. Comme
le XIXe siècle est le siècle de l'historisation généralisée des phénomènes et des énoncés, la
lettre, - y compris le billet qu'on écrit le matin même -, est comme dédoublée :
émouvante notation de l'instant éphémère, elle est d'emblée aussi « lieu de mémoire ».
La lettre n'est plus simple substrat occasionnel d'échange ; elle devient aussi objet de
collection. Ce sont des bouts de lettres qui constituent l'essentiel du trésor d' «
autographes » que toute maîtresse de maison un peu huppée se doit de réunir dans son
« album », comme gage de ses prétentions de « femme supérieure ». D'où le chromo de
la belle quêteuse de salon, mendiant à ses patitos littéraires quelques miettes tombées de
leur boîte à lettres : simples requêtes de places de spectacle, souvent, mais de la main
d'un maître haut placé dans la hiérarchie des adulations. Au suprême degré de cette
échelle, il y a l'inestimable coffret de Mme la comtesse de Castelbaljac. Et on comprend
l'émotion qu'il suscite chez la vieillissante « Occitanienne » de Chateaubriand,
pieusement fidèle à son époux, mais n'ouvrant jamais sans frémir le trésor qu'elle reçut dans sa
jeunesse de la part d'un fringant sexagénaire (1829) n.
Ces instincts de collectionneur n'ont pas été le seul fait des dames. Le bon Théo
se souvient avec émotion du « Carton vert » qui longtemps contint les lettres de ses
10. La pratique du XIXe siècle était autre à cet égard et la proportion fiction/non fiction moins inégale
qu'aujourd'hui. Le mouvement d' « intransitivation » de la littérature s'est aggravé de nos jours, jusqu'à
faire admettre qu'il n'y a aucune dialogue possible entre écrivains (cantonnés dans le rôle de préposés à la
fiction) et intellectuels et/ou critiques. Il est peut-être temps de réagir...
11. Comme l'a montré le livre d'Antoine Compagnon, La Troisième République des Lettres, Seuil,
1983. Voir aussi le compte rendu que Sainte-Beuve consacre à l'édition en dix volumes procurée par Th.
Lavallée des Lettres sur l'éducation des filles, par Mme de Maintenon (1854), Causeries du Lundi, t. XI, p.
105 et suivantes.
12. Voir Léontine de Villeneuve, comtesse de Castelbajac, Mémoires de V Occitanienne. Souvenirs de
famille et de jeunesse, Paris, Librairie Pion, 1927.
Le XIXe siècle devant les correspondances 11

complices Jeune-France L\ Et il n'est que de citer les noms de Feuillet de Conches et


du vicomte de Lovenjoul pour se souvenir que les collections d'autographes épisto-
laires, en dehors de leur valeur sentimentale, ont commencé aussi à acquérir une
valeur marchande. Relative certes, — puisqu'on connaît le bas prix des acquisitions
mirobolantes du « cher vicomte », qui font saliver d'envie les collectionneurs
d'aujourd'hui -, mais néanmoins grandissante. Ce qui met un comble à la dignité de
ces collections, c'est l'intérêt nouveau que leur accordent les historiens et les
critiques. De simple joujoux d' « antiquaire », les lettres se haussent à la dignité d'objets
historiques. D'où l'attention plus scrupuleuse qu'y attachent les collectionneurs
familiaux, se transformant en historiographes de leur lignée. D'où aussi les faussaires - le
célèbre Vrain-Lucas 14, ou Arsène Houssaye 15. D'où surtout la propension des
éditeurs à puiser dans le stock épistolaire, en quête de copie gratuite et de publications
croustillantes.
Beau programme pour ces recherches bibliométriques qu'on commence à pratiquer
aujourd'hui que d'établir avec des méthodes fiables la part grandissante prise, tout au
long du siècle, par les éditions de correspondances. En attendant, force est bien de se
contenter des signaux épars qui témoignent de cette mode éditoriale. À défaut de
comptabilités exactes, l'impression des critiques, ces observateurs professionnels des flux édito-
riaux, est loin d'être sans intérêt. Ils esquissent à gros traits une chronologie, laissent
entrevoir une progression régulière, dont nous ne retiendrons ici que deux temps forts.

Deux flambées de correspondances

Longtemps après l'époque de leur diffusion, Sainte-Beuve se souvient des


éditions, qui, vers 1806 (date de sa propre naissance...), sortirent, en tir ciblé, des presses
de la librairie Leopold Colin l6 : à coup sûr, un moment privilégié, pour être ainsi
resté légendaire. Les années suivantes de cette période de l'Empire restent fertiles en
événements éditoriaux du même ordre. En 1812, le Mercure de France l'atteste, « les
correspondances familières, les mémoires particuliers sont fort à la mode » 17. Il est
vrai que l'intérêt du public est alors alimenté par des nourritures de choix. Qu'on en
juge par les recueils qui se trouvent, vers 1810, sur la table de Sismondi, ainsi qu'en
témoigne sa propre correspondance avec Mme d' Albany : les Lettres de Mlle de
Lespinasse (1809), les Lettres et Pensées du prince de Ligne, publiés par Germaine de

13. Voir Théophile Gautier, Histoire du romantisme, [1874] « Les Introuvables », p. 82 et suivantes.
« La force de la lettre », note Gautier, est qu'elle dit : « Remember ! » (p. 87).
14. La condamnation de ce célèbre faussaire (accusé d'avoir vendu des lettres apocryphes à
l'académicien Michel Charles) date du 17 février 1870. Voir Georges Girard, Le Parfait Secrétaire des grands
hommes, ou les lettres de Sapho, Platon, Vercingétorix, etc., mises au jour par Vrain-Lucas, avec quatre
fac-similés, Paris, La Cité des livres, 1924.
15. Dénoncé aussi bien par George Sand (Correspondance, éd. G. Lubin, t. XVIII, p. 113-114) que par
Edmond de Goncourt (Journal, Mémoires de la vie littéraire, Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », t.
III, p. 262).
16. « On réimprimait et on publiait alors, vers 1806, chez Leopold Colin, une quantité de lettres du
dix-septième siècle et du commencement du dix-huitième siècle, de Mlle de Montpensier, de Ninon, de
Mme de Coulanges, de Mlle de Launay, etc ; Mlle de Meulan en parle comme l'eût fait l'une d'entre elles,
comme une de leurs contemporaines, un peu tardive [...] » (« Madame Guizot (née Pauline de Meulan) »,
Portraits de femmes [1844], Paris, Garnier frères, s. d., p. 232).
17. Mercure de France, 30 mai 1812, p. 403.
12 José-Luis Diaz

Staël (1809), la Correspondance de Mme du Deffand avec Walpole (1810) 18. C'est
l'époque (1812) où l'on publie la Correspondance de Grimm, qui, malgré son statut
spécial, apparaît bien comme participant du même phénomène 19. Et c'est toute cette
période de l'Empire puis de la Restauration qui se caractérise par un flot editorial de
correspondances et de mémoires du siècle antérieur, qui sortent enfin des cartons 20.
Au bout des trois premières décennies du siècle, la publication des lettres de Diderot à
Sophie Volland (1830) est une date clé. Coïncidant avec la redécouverte de ses
Salons, c'est le signal d'une renaissance pour Diderot, mais aussi d'une romantisation
utopique de l'épistolaire, rendue possible par la prose rhapsodique du plus artistement
ému des « philosophes ». Sainte-Beuve ne manque pas de saluer l'événement, dans un
article qui passe pour avoir servi de message crypté envoyé à Adèle Hugo.
Le plaisir perdure, et l'émotion aussi, sous le Second Empire. Le XVIIe et le XVIIe
siècles continuent de servir de réserves sans fond, traquées dans leurs recoins. Mais
on commence aussi à voir émerger les lettres des célébrités du début du siècle : Paul-
Louis Courier (1852), Leopold Robert (1854), Stendhal (1855), Balzac (1856-1858),
Lamennais (1858), Napoléon Ier (1858-1869), Béranger (I860), Tocqueville (1861-
1865), Eugénie de Guérin (1864), Proudhon (1865) 21, Marceline Desbordes- Valmore
(1869), etc. Ce qui ne manque pas de donner à l'épistolaire un piquant d'actualité.
Commencent alors à s'installer les réflexes scientistes qui seront ceux de l'histoire
littéraire. Les érudits sont à la fête, de connivence avec les simples amateurs. On
félicite les éditeurs de leurs textes plus sûrs, des notes et des « Notices préliminaires »
dont il les entourent, destinées à mettre discrètement à la disposition du lecteur « tout
ce qu'il doit savoir pour se plaire tout d'abord dans cette bonne compagnie, pour en
entendre à demi-mots les allusions et les badinages habituels » 22. En matière
d'éditions de correspondances, la valeur des sources manuscrites augmente. Ravi de
pouvoir déflorer en solitaire des fonds d'archives privées, Sainte-Beuve témoigne
exemplairement du climat de cette nouvelle période, qu'il contribue pour une bonne
part à définir. Comme pour occuper tout l'espace, il se transforme aussi en conseiller
editorial et en préfacier : manière de s'attribuer en exclusivité le rôle de « grand légi-
timeur ». Opération réussie : en matière de littérature épistolaire, c'est bien lui qui
longtemps contrôle une bonne partie du territoire, en attendant que de plus délurés
viennent bousculer son empire : Barbey d'Aurevilly ou les Goncourt.

18. C'est Sainte-Beuve qui commente la chose dans l'article qu'il consacre à Sismondi, dans ses
Nouveaux Lundis (« Sismondi. Fragments de son Journal et Correspondance. Lettres inédites à Mme
d'
Albany », 2e article, 14 septembre 1863, t. VI, p. 52). Désormais, nous utiliserons les abréviations
suivantes : CL pour les Causeries du lundi et NL pour les Nouveaux Lundis.
19. Ainsi qu'en témoigne le commentaire qu'en fait le Mercure : « Toute la nation poétique frémira si
l'on publie encore de pareils recueils de lettres » (octobre 1812, p. 1 19).
20. En 1818, paraissent deux éditions concurrentes de la correspondance de Galiani avec Mme d'Épi-
nay (voir CL, t. II, p. 440) ; en 1820, les lettres écrites de Cirey par Mme de Grafigny sur le ménage
Voltaire-Mme du Chatelet ; l'année suivante, les lettres de Mlle Curchod (la future Mme Necker) à Mme
de Brenles : Lettres diverses recueillies en Suisse, par le Comte Fédor Golowkin, Genève, 1821 (voir CL, t.
IV, p. 245). Déjà publiés en partie dès le siècle précédent, les recueils des lettres de Rousseau et de Voltaire
s'allongent, du fait du travail des érudits : Musset-Pathay, le père d'Alfred, en ce qui concerne Rousseau
(1821).
21. Voir l'étude de Sainte-Beuve, « Proudhon étudié dans ses correspondances intimes », Revue
contemporaine, octobre, novembre, décembre 1865, puis dans P.-J. Proudhon, sa vie et sa correspondance,
1838-1848, Michel Lévy, 1872.
22. Sainte-Beuve, « Correspondance inédite de Madame du Deffand », 9 mai 1859 (CL, t. XIV, p. 219).
Le XIXe siècle devant les correspondances 13

Timides encore, quelques soucis d'authenticité commencent à se faire jour.


Accueillant d'abord avec avidité l'autorisation que lui donne Feuillet de Conches de
plonger dans les papiers d'Hubert Robert 23, Sainte-Beuve se retourne contre cet habile
collectionneur. Il le dénonce, quand il s'aperçoit que certaines des prétendues lettres
autographes de Marie- Antoinette, publiés par lui, sont des faux. Due à M. d'Arneth, une
édition faite à Vienne et puisant aux vraies sources vient en effet de dévoiler la
manipulation d'un « rhéteur habile ». À Sainte-Beuve, beau perdant, ne restait plus qu'à
remarquer que « dans l'Antiquité, ces sortes de supercheries étaient fréquentes et qu'elles
constituaient même un genre de littérature épistolaire qui n'est pas tout à fait
méprisable », - et à jurer qu'on ne l'y reprendrait plus. C'est l'occasion pour lui de citer
avec éloge un article de Gaston Paris paru dans la Revue critique, et de se rallier à la
règle de prudence scientifique qu'y énonce ce pionnier des études médiévistes 24.
Malgré certaines apparences, Sainte-Beuve n'appartient pas vraiment à cette
génération d'historiens de la littérature qui ouvre la voie à ce que sera le lansonisme. Ces
jeunes gens de la Sorbonne et de l'Ecole normale lui écrivent avec ferveur, le
reconnaissent comme un maître ; lui, garde ses distances. Séduit par son jeune collègue Gandar, il
se révulse lorsque l'un d'eux, auteur d'une abondante thèse en Sorbonne, se pique
d'éditer la correspondance de Mme des Ursins : son introduction est écrite dans une
langue à faire se lever dans leur tombe toutes les épistolières du Grand Siècle 25.
La position de Sainte-Beuve est ambiguë aussi face à l'édition — fidèle aux
originaux et frétillante de vie - qu'Ad. Régnier donne, en 1861, des lettres de Mme de
Sévigné (pour remplacer la vieille édition de Monmerqué, qui a fait autorité tout au
long du siècle). S 'émerveillant de ce texte plus alerte et plus cru, il en cite des
passages qui le comblent : ceux qui forcent sur le côté rustique de cette « bonne commère »
bien française, et qui permettent de retrouver, sous les replâtrages de l'édition Perrin,
« les naturelles et divines négligences d'un auteur charmant qui n'avait jamais songé à
être auteur » 26. Mais dans une digression nostalgique, il avoue comprendre à demi la
résistance des vieux érudits ses collègues, dérangés par « ces petits tremblements de
terre ou de texte » dans leurs habitudes d'admiration 27.

23. « Leopold Robert, sa vie, ses œuvres et sa correspondance, par M. F. Feuillet de Conches », 1er
article, 24 août 1854 (CL, t. X, p. 410).
24. « Quand des documents, de quelque nature qu'ils soient, se présentant sans garanties absolues, sont
justement ceux que, dans l'état de nos connaissances, nous aurions pu fabriquer ou que nous aurions
simplement attendus, ces documents sont presque toujours faux » (Gaston Paris, article du 6 octobre 1866, cité
par Sainte-Beuve, dans « Marie-Antoinette. Correspondance inédite publiée par M. le Comte Paul Vogt
d'Hunolstein (suite et fin) », 22 août 1864, NL, t. VIII, p. 382). Tout l'appendice de l'article est à lire, pour
le récit que Sainte-Beuve y fait de sa découverte de la supercherie.
25. Il a nom François Combes et « a fait de la princesse des Ursins le sujet d'une de ces thèses
consciencieuses de la Faculté des Lettres qui deviennent si aisément des livres ». Mais Sainte-Beuve
s'impatiente : « Pourquoi, quand on est si familier avec les personnages du dix-septième siècle, quand on
est entré si avant dans leur conversation et leur correspondance, pourquoi écrit-on d'une manière qui leur
est si étrangère, qui leur serait si antipathique ? » (« La Princesse des Ursins. Ses Lettres inédites... », 8
août 1859, CL, t. XIV, p. 264-267).
26. « Lettres de Mme de Sévigné, édition nouvelle publiée sous la direction de M. Ad. Régnier, d'après
les manuscrits et les copies les plus authentiques, avec une notice biographique par M. Paul Mesnard » (16
décembre 1865, NL, t. I, p. 292). Ces deux volumes (les seuls alors en vente des 14 volumes que devait
compter l'édition des lettres de Mme de Sévigné) sont les premiers de la Collection des grands écrivains de
la France, que lance alors la librairie Hachette.
27. « Quelquefois, moi aussi, je suis comme vous, je me surprends à regretter que tout ne soit pas
définitif dans ce monde des lettres qui nous est un asile et une sorte d'Elysée terrestre. Pourquoi retourner sans
cesse, avec les érudits allemands, le texte d'Homère ? [...] Il m'a paru quelquefois à regretter que le livre
14 José-Luis Diaz

Lui-même se gendarme quand une édition non expurgée des Mémoires de Mme
Roland rétablit des passages scabreux 28 ; et il fait assaut de prudence lorsque, en
1869, il publie, dans ses Portraits contemporains, des extraits triés sur le volet des
lettres qu'il a reçues de George Sand : « C'est trop vif, trop sincère, trop plein surtout
de noms propres, pour pouvoir être donné en entier » 29. Ce qui ne fait que confirmer
un constat qu'on a souvent fait : « Rien n'est moins intact, moins original que la
lettre dans les recueils du XIXe siècle » 3C). Cette infidélité systématique aux
autographes heurte nos principes. Dans l'esprit des contemporains, c'était le prix à payer
pour permettre à ces documents privés d' « entrer en littérature ».

Quel discours sur l 'épistolaire ?

Ce goût que le XIXe siècle manifeste pour l' épistolaire, sur quelles représentations
est-il fondé ? Y a-t-il un imaginaire des correspondances un tant soit peu unifié, ou au
contraire divers « discours » hétérogènes ? Ces discours sont-ils conformes à la
tradition critique en la matière, ou font-ils preuve, au contraire, d'une certaine originalité ?
Seule une réponse à ces questions permet de définir le climat qui accompagna la
montée en puissance de la « littérature épistolaire ». Elle est d'autant plus facile à donner
que les critiques littéraires du temps, fort assidus à suivre les éditions de
correspondances, sont fort diserts aussi quant à leur philosophie de la lettre. Ils témoignent ainsi
de la surveillance active qu'ils exercent sur les développements d'un continent littéraire
qu'ils contribuent pour une bonne part à découper. Sans la sanction des plus grands
d'entre eux — Sainte-Beuve et Barbey d'Aurevilly, au premier chef, mais aussi
Lamartine et les Goncourt -, les lettres resteraient de simples documents. Grâce à
l'intervention des maîtres de la critique, elles se mettent à constituer un « genre » de
littérature, et plus encore, une sorte de nouveau paradigme intellectuel.

Résistances

Qu'on ne croie pas pourtant que cette faim de correspondances n'ait pas eu son
revers. Les résistances sont nombreuses tout au long du siècle. Elles concernent aussi
bien les éditions de correspondances, les romans par lettres que le « style épistolaire »
proprement dit.
Point rares alors les écrivains qui, comme Rousseau, trouvent de bon ton de
clamer leur inaptitude à rédiger une simple lettre : Chateaubriand, Renan, Baudelaire,

destiné à devenir classique, une fois mis en lumière, une fois livré au public et imprimé, on ne détruisît pas
tous les manuscrits, tous les moyens d'un contrôle éternel et renaissant ; qu'il n'y eût pas un règlement
définitif et un arrêté de comptes qui permît ensuite à l'admiration toute sa sécurité et son entière plénitude.
Mais non, point de paresse, cela vaut mieux [...] ne nous figeons pas dans le classique, baignons-nous y
toujours » (NL, t. I, p. 286). - Beau sujet de méditation pour nos « généticiens » du jour...
28. Où Manon confesse les aggressions sexuelles qu'elle eut à subir dans sa jeunesse de la part d'un
employé de son père (voir l'article sur les « Mémoires de Mme Roland, publiés d'après les manuscrits »,
4 juillet 1864, NL, t. VIII, p. 193).
29. Portraits contemporains, Paris, Calmann Lévy, 1891, t. I, p. 507.
30. Alain Pages, « Stratégies textuelles de la lettre à la fin du XIXe siècle », Littérature, n° 31, 1978,
p. 110. Cet article constitue un bon panorama du statut littéraire des correspondances à la fin du siècle.
Le XIXe siècle devant les correspondances 15

Mallarmé 3I. Leurs orgueilleuses proclamations d'impuissance valent dénonciation


sourde d'un « genre » réputé trop sociable. Bon pour les « caillettes », le « style
épistolaire » ! Senti comme ayant été longtemps l'expression des salons aristocratiques,
les romantiques le voient d'un mauvais œil. D'une formule laconique, Vigny exécute
la sécheresse de la correspondance de Mme de Sévigné : « C'est un salon qu'elle
raconte à un autre salon » 32. George Sand - qui ne 1' « aime guère », elle non plus -
désigne quelque part les lettres comme étant « ces écritures sans but et sans portée qui
servent à tuer le temps dans les relations des gens du monde » 33. Chez Flaubert 34,
chez Hugo 35, l'idée de « style épistolaire » fait sourire, associée qu'elle est à l'image
peu gratifiante d'une féminité sénile, qui ressasse et se complaît à des riens. Style
pour vieilles dames ! Mais c'est Maupassant qui, à rencontre du « style épistolaire »,
poussera le cri le plus grinçant :
Je ne peux écrire ces mots prétentieux sans que m' apparaisse la figure de mon
professeur de seconde qui avait coutume de nous affirmer que le style épistolaire était une des
gloires de la France. Nous avons cela, chez nous, comme le vin de Bordeaux et le vin
de Champagne. Je serais cependant un peu tenté de croire qu'une sorte de phylloxera
littéraire a porté aussi ses ravages sur cette branche du génie national. Donc le style
épistolaire nous appartient et Mme de Sévigné l'a porté à la perfection.
Honneur donc au style épistolaire, qui est une sorte de bavardage écrit, familier et
spirituel, permettant d'exprimer avec agrément des choses banales que les devoirs de la
politesse forçaient les gens bien élevés à communiquer à leurs amis de temps en temps 36.
S'il faut attendre la fin du siècle pour tomber sur ces révoltes de potaches contre
le dressage scolaire « à la correspondance », c'est très vite, dès le début du siècle,
qu'on entend des dérisions contre les Secrétaires épistolaires — ridiculisés pour la
manière sentencieuse qu'ils ont de programmer l'écriture de l'amour 37 -, et contre le

31. Chateaubriand proclame ses « dégoûts pour le genre épistolaire » (Correspondance, Gallimard, t. I,
327). Renan a honte de ses lettres, et craint la sanction de la postérité : « Quant à ma correspondance, ce
sera ma honte après ma mort, si on la publie. Écrire une lettre est pour moi une torture. Je comprends qu'on
fasse le virtuose devant dix comme devant dix mille personnes, mais devant une personne ! [...] »
(Souvenirs d'enfance et de jeunesse. Le Livre de Poche, p. 102). Baudelaire avoue à Mme Aupick qu'une
« lettre [lui] coûte plus à écrire qu'un volume » (O.C., Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. H, p.
76). Mallarmé s'exclame un jour : « J'abhorre les lettres » (à Cazalis, juillet 1864). Tous suivent l'exemple
de Rousseau, qui explique dans ses Confessions son impatience devant ce « genre dont [il n'a] jamais pu
prendre le ton et dont l'occupation [l]e met au supplice » : « Je n'écris point de lettres sur les moindres
sujets qui ne me coûtent des heures de fatigue ou si je veux écrire de suite ce qui me vient, je ne sais ni
commencer, ni finir, ma lettre est un long et confus verbiage : à peine m'entend-on quand on me lit »
(Livre III).
32. Journal d'un poète, dans Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. II,
p. 1142.
33. Mademoiselle de La Quintinie, Genève, Slatkine, coll. « Ressources », éd. de Simone Balayé, p. 99.
34. Voir la définition ironique que le Dictionnaire des idées reçues donne du « Style épistolaire » :
« Genre de style exclusivement réservé aux femmes ».
35. Voir dans ses carnets (Feuilles paginées III, 1834-1837) ses moqueries à rencontre des « lettres de
femmes écrites par Ballanche » : « style épistolaire de vieux bonhomme qui fait la barbe à ça et qui
l'habille en femme » (O. C, Club français du livre, t. V, p. 1009).
36. « Le style épistolaire », chronique publiée dans Le Gaulois du 1 1 juin 1888, reprise dans Choses et
autres, Choix de chroniques littéraires et mondaines (1876-1890), éd. de Jean Balsamo, Le Livre de Poche
classique, 1993, p. 88-93.
37. Si Julien Sorel est prêt à puiser de manière éhontée dans « six volumes de lettres d'amour
manuscrites » qu'on lui propose pour mener à bien ses conquêtes amoureuses, Musset tourne en dérision les
Secrétaires des amants qui se répandent alors, et qui heurtent sa religion romantique de l'amour (II faut
qu'une porte soit ouverte ou fermée [1845] (Théâtre complet, Gallimard, Pléiade, 1968, p. 667-668).
16 José- Luis Diaz

roman par lettres. On l'a souvent remarqué, le genre est alors en déclin, alors qu'il
avait été au siècle précédent l'un des piliers de l'hégémonie épistolaire. S'il se survit,
ce n'est qu'au prix d'une mutation profonde, qui fait des prétendus romans par lettres
d'éternelles monodies solitaires, à peine « adressées », sur le modèle de YOberman de
Senancour ou des Lettere di Jacopo Ortis, de Foscolo. Mais quant à ses
manifestations traditionnelles, le genre est désormais suspect parce que prolixe et artificiel. À
ce titre, il s'attire les sarcasmes de Hugo 38 ou de Balzac 39 (qui se fait fort pourtant
d'avoir un vrai génie épistolaire dans ses romans).
La manie des « amateurs d'autographes » ne manque pas aussi de trouver des
censeurs. Sainte-Beuve n'est pas le dernier à l'épingler, dénonçant parfois « la
superstition historique et biographique qui s'attache aux moindres lettres et billets
des personnages célèbres, aux signatures, aux reliques insignifiantes » 40. Plus
marquée encore, la résistance aux éditions de « correspondances particulières »
contemporaines, dénoncées comme exhibitionnistes. Sainte-Beuve s'y déclare réticent,
lorsqu'un de ses correspondants requiert sa collaboration pour publier les lettres
d'une sienne parente, sur le modèle des Lettres d'un voyageur de George Sand 4I.
Éditrice des lettres du prince de Ligne, Mme de Staël n'en a pas moins communiqué
à ses descendants sa farouche réprobation de cet « usage qui s'est introduit
d'imprimer les lettres des personnes célèbres, sans respect pour leur mémoire » 42. Et elle a
été si bien obéie que l'édition de sa propre correspondance en a été fort retardée. De
même, selon les très circonspects éditeurs de ses lettres, Taine a pris des dispositions
testamentaires très précises interdisant formellement la « reproduction de lettres intimes

38. Il compare « les productions épistolaires à ces laborieuses conversations de sourds-muets, qui
s'écrivent réciproquement ce qu'ils ont à se dire, de sorte que leur colère ou leur joie est tenue d'avoir sans
cesse la plume à la main et Fécritoire en poche » (« Quentin Durward, par sir Walter Scott », La Muse
francaise, juillet 1823, O. C, CFL, t. II, p. 434).
39. « Le désir d'animer leurs créations a jeté les hommes les plus illustres du siècle dernier dans la
prolixité du roman par lettres », note la Préface du Lys dans la vallée (La Comédie humaine, éd. P.-G. Castex,
« Bibliothèque de la Pléiade », t. IX, p. 915). Ailleurs Balzac se moque de « cette immense collection de
lettres dont le dix-huitième siècle a été inondé » (Les Deux Amis, éd. citée., t. XII, p. 679).
40. « Lettres inédites de Michel de Montaigne... », 9 novembre 1863 (NL, t. VI, p. 239).
41. « À mon sens, le genre des lettres que Mme Sand a remis en vogue, n'est pas un genre à imiter ; il
n'y a dans cette espèce de littérature, aucune composition, aucune suite, et ce laisser-aller n'en [sic] a
réellement du prix que quand il exprime et embellit les relations réelles, intimes, auxquelles la mort des
personnes célèbres vient ôter le voile. Mme Sand, grâce à son extrême célébrité et à son peu de mystère, s'est
mise à écrire en lettres pour tout le monde le détail amplifié et exagéré de ses sentiments, de ses amitiés, de
ses voyages, de ses divagations et de ses enfantillages même, et la curiosité qui s'atttachait à la personne de
l'auteur, jointe à l'admirable talent qui parfois relevait le fond, a tout fait passer. Mais cela n'est permis
qu'à elle et encore ne l'est permis que parce qu'on est d'une complaisance et d'une obséquiosité sans
réserve pour les talents à la mode [...] En un mot, je ne crois pas qu'on puisse débuter en littérature par
imprimer des lettres » (Lettre à Mayer, alors professeur au collège de Tarbes, 2 juin 1837, publiée par Ruth
Mulhauser, dans « Sainte-Beuve Marginalia : four unpublished Letters », The French Review, vol XXX,
1957-1958).
42. Voir F « Avertissement de l'éditeur », en tête des Œuvres posthumes de Mme la baronne de Staël-
Holstein, Paris, Firmin Didot, 1838, p. 2. Cet avertissement est manifestement de la plume de sa fille, Mme
de Broglie : « Quant à la pensée d'y joindre sa correspondance, elle n'a pas un instant approché de notre
esprit : et en effet, entre les nombreuses lettres qu'elle a adressées à son père, à ses enfants et à ses amis, il
n'en est pas une seule qui ne soit écrite dans l'abandon de l'intimité, pas une dont elle n'eût considéré la
publication comme une atteinte aux devoirs les plus sacrés de l'amitié et de la délicatesse ». Et de dénoncer
l'usage de publier les correspondances des personnes célèbres comme « une honte de notre siècle dont j'ai
toujours entendu ma mère parler avec le plus profond mépris ». Vient la menace : « Quiconque ne la respecterait
pas, cette volonté que la mort a rendue sacrée, serait sans excuse à ses propres yeux, comme au tribunal de
cette véritable opinion publique, dont les arrêts sont tôt ou tard conformes à ceux de la conscience ».
Le XIXe siècle devant les correspondances 17

ou privées » 43. À partir d'une certaine époque, George Sand n'a cessé de trembler :
craignant des éditions posthumes compromettantes, elle fait la toilette de ses tiroirs
pour échapper à ces impudeurs d'outre-tombe. Comme l'a montré Georges Lubin, les
vestiges de sa correspondance avec Musset gardent trace des coups de crayon, des
coups de ciseau, des réécritures falsificatrices qu'a entraînés ce souci de laisser une
mémoire filtrée. Mais très tôt, dès 1837, elle avoue que cette crainte l'inhibe jusque
dans la rédaction de ses lettres M : épiée par la postérité dès qu'elle entrouvre son
écritoire. Chez Flaubert, la même préoccupation est à l'origine du pacte conclu avec
Maxime Du Camp de brûler leur correspondance : manière d'éviter le sort posthume
qui échut, sous leurs yeux, à Mérimée, dont les Lettres à une inconnue venaient de
paraître (1874). Pacte incomplètement respecté, par bonheur. Quant à Alfred de
Vigny, il inclut les lettres dans tout ce « fatras » de « mauvaises herbes » - brouillons,
notes et billets — qu'il faut « sarcler et brûler » avant sa mort, pour mieux dégager la
statue de l'écrivain et faire scintiller son « monument » 45. Mais laissant lui-même à
publier son Journal après sa mort, il ne manque pas de s'attirer des semonces
posthumes. C'est l'occasion pour l'un de ses critiques (dont la diatribe a été conservée
dans les papiers de Sainte-Beuve), de s'en prendre au phénomène dans son ensemble :
Quand un bon écrivain est mort, tout ce qui peut être recueilli, émanant de lui, est
soigneusement groupé et réuni en volumes ; on fouille ses vieux papiers, on met tout à
profit, même ses lettres, celles qu'il a reçues, celle qu'il écrivait et dont il gardait
copie ; il suit de cela que le secret des correspondances se trouve violé, de fâcheuses
indiscrétions sont même commises. Mais ceux qui publient ces correspondances sont-ils
bien sûrs de ne pas outrepasser leurs droits ? Ce qui avait été écrit pour un ami l'était-il
pour le public ? Le laisser-aller de la correspondance est-il digne d'être mis au jour ?
Dieu sait si ce qu'on collectionne en agissant de la sorte vaut toujours la peine d'être
conservé. Ne s'expose-t-on pas à publier des niaiseries m ?
Colère isolée, dans un siècle qu'on aime à imaginer plus respectueux à l'égard du
biographique ? Voire. Des accents semblables se retrouvent sous la plume de Barbey
d'Aurevilly, peu suspect d'antipathie à l'égard du genre épistolaire. L'édition des

43. Voilà en effet ce qu'on lit en tête de Taine, sa vie et sa correspondance. Correspondance de
jeunesse (1847-1853), Hachette, 1905 (4e éd.), p. 2 : « C'était un des traits dominants de son caractère que
l'horreur de la publicité et des indiscrétions sur la vie intime [...] Il ne pouvait souffrir la pensée qu'une
photographie, une interview donnant une idée de son foyer domestique, pourraient s'étaler aux yeux du
public. [...] Enfin ses dispositions testamentaires interdisent formellement toute reproduction de "lettres
intimes ou privées" [...] Les seules lettres ou correspondances qui pourront être publiées sont celles qui
traitent de matières purement générales ou spéculatives, par exemple de philosophie, d'histoire,
d'esthétique, d'art, de psychologie ; encore devra-t-on en retrancher tous les passages qui, de près ou de loin,
touchent à la vie privée, et aucune d'elles ne pourra être publiée que sur une autorisation donnée par mes
héritiers après les susdits retranchements opérés par eux. »
44. Voir, entre bien d'autres expressions de cette crainte, celle qui se manifeste dans une lettre d'avril
1837 à Théodore de Seynes : « une des choses qui me rend rechigneuse à écrire des lettres particulières,
c'est une manie de craindre le froid jugement des indifférents dans les mains de qui un instant d'abandon et
de laisser-aller peut devenir, grâce aux commentaires, un monument d'orgueil et de sottise »
(Correspondance, éd. G. Lubin, t. III, p. 823).
45. Journal d'un poète, éd. cit., t. II, p. 1293.
46. Article de Louis de Lancel, dans le Mémorial de l'Allier, 31 mars 1864, recueilli dans les papiers
de Sainte-Beuve, fonds Lovenjoul, D. 567, t. XXX). L'auteur de l'article cite, en manière d'exemple, un
insipide billet de Henri Heine, accompagné de ce commentaire : « M. Prudhomme pourrait à coup sûr
écrire des billets absolument semblables à ses amis et connaissances, mais trouverait-il un éditeur qui fît les
frais de la publication d'œuvres épistolaires d'un réalisme aussi peu intéressant, je vous le demande ? »
18 José-Luis Diaz

lettres de Sainte-Beuve déclenche de sa part une injuste bordée de sarcasmes contre


l'afflux de vaines paroles, estampillées par la poste, à quoi a tendance à se réduire la
littérature du jour :
Sainte-Beuve a laissé des lettres... Words, word, words ! Des lettres, des lettres, des
lettres ! Car la littérature s'en va en lettres maintenant. Dans le vide universel qui se
fait, je ne vois plus que cela à l'horizon. Les lettres, ces espèces de photographies dans
lesquelles on est aussi laid et aussi manqué que dans l'autre, les lettres, voilà ce qui va
incessamment remplacer les livres à cette époque, vouée aux moi les plus drôles et qui
fait plus cas d'un autographe que de la plus belle page, car une belle page, cela est écrit
pour tout le monde, et un autographe, c'est personnel !... Ô égoïsme des sots, que je
vous adore ! Les lettres, ces autographes, à leur manière, qu'on imprime en attendant
qu'on les lithographie ou qu'on les grave, sont, en littérature, ce que sont, en journalisme,
les commérages des reporteurs. Inondation du bavardage humain !
[...] Les lettres donc, cette littérature de tout le monde, est le seul intérêt d'esprit qui
reste à ce monde de portiers qu'est devenue la littérature dans la société française. Oui,
des lettres dans lesquelles une grande célébrité par exemple, dira, comme la première
venue : « Je prie Mme Feray de m'apporter mes bottines », mais c'est palpitant et c'est
exquis ! et il faut tout de suite imprimer et publier cela 47.
Plus on approche de la fin du siècle, plus les correspondances vont se trouver sous
le coup de rejets de plus en plus nets. L'édition et l'érudition universitaire continuent
certes d'en faire leur fonds de commerce de prédilection. Mais à l'âge de la «
disparition élocutoire » du poète, l' avant-garde littéraire les regarde de haut, prenant le
contre-pied du biographisme romantique passé au rang d'obligation universitaire.
L'époque d' « impassibilité » qui s'ouvre en voudra à la correspondance de faire
partie de 1' « universel reportage ». Préjugé que le Contre Sainte-Beuve de Proust a
ancré, la rejetant tout entière du côté de la conversation et du « moi social ».

Continuités

Si on se tourne maintenant vers les défenseurs du style épistolaire, on se trouve


embarrassé par une insistance contradictoire. Qui connaît les « scies » qu'on a pu
entendre tout au long des deux siècles précédents, de Mlle de Scudéry jusqu'à
Philipon de La Madelaine 48, est loin de se trouver dépaysé. Un thème nouveau saute
pourtant aux yeux : l'accent mis sur la fonction « émotive » de la correspondance, au
détriment de sa fonction « communicative ».
Quand ils énoncent des préceptes sur l'écriture épistolaire, Stendhal, Taine ou
George Sand continuent d'insister, tout comme au siècle précédent, sur l'obligation de
47. « Sainte-Beuve, par M. Jules Troubat » [1872], repris dans Les Critiques ou les juges jugés, t. VI
de la première série de Les Œuvres et les Hommes, Paris, Maison Quantin, 1887, p. 71.
48. Voir Mlle de Scudéry (La Clélie, 1655, et La Conversation [...] des lettres, 1684) ; Jean-Baptiste
Suard, « Du style épistolaire et de Mme de Sévigné », article primitivement paru dans le Mercure de
France en 1778, repris dans les Éléments de littérature, 1803, t. III, p. 229-251. Philipon de la Madelaine
est l'auteur d'un ouvrage paru primitivement sans nom d'auteur {Modèles de lettres sur différents sujets,
Lyon, 1761), repris ensuite, à partir de l'an II, sous la forme d'un Manuel épistolaire à l'usage de la
jeunesse, précédé d'une intéressante introduction : « Du style épistolaire ». Le livre aura de nombreuses
éditions tout au long du siècle, au moins jusqu'en 1871. Un article récent nous apprend qu'il était, dès 1804,
compté au rang des ouvrages qui devaient entrer dans les bibliothèques des lycées impériaux. Voir Norbert
Saveriau, « La littérature française, discipline scolaire au temps des premiers lycées », RHLF, 1995, n° 5, p.
732. L'auteur de cet article se réfère à l'ouvrage de Barbier : Catalogue des livres qui doivent composer la
bibliothèque d'un lycée, Paris, Imprimerie de la République, an XII, 1804, 44 pages).
Le XIXe siècle devant les correspondances 19

naturel. « Ne vous mettez pas à la torture pour me faire des phrases bien limées. Je n'y
tiens pas du tout. On écrit toujours assez bien quand on écrit naturellement et qu'on
exprime ce qu'on pense » 49. C'est la leçon que George Sand donne à ses jeunes amis,
Poney ou Adolphe Duplomb. C'est aussi le sens des conseils adressés par Stendhal ou
par Taine à leur propre sœur, dont ils se piquent de faire l'éducation par
correspondance. Taine prétend que « le vrai style d'une lettre est d'écrire ce qui vient,
comme on le pense, sans s'inquiéter de le dire bien ou mal ». Et il épingle la
propension que manifeste sa sœur à trop bien écrire, sortant des canons du style épistolaire
féminin : « II me semble quelquefois voir plutôt la main d'un homme que d'une femme
et quelques personnes le trouveraient peut-être un peu trop expressif, parce qu'il est
convenu qu'une jeune fille doit avoir des manières de sensitive et une âme de soie et de
satin » 5(). Traduite dans le registre bourgeois, c'est donc bien l'esthétique de la
négligence qui demeure l'idéal. De même, on continue, comme Lanson, de penser que la
lettre est plus propice aux bavardages et aux confidences, « au courant de la plume »,
qu'aux échanges d'idées 5I. Et peu importe si la réalité échappe en partie à cet
imaginaire, comme essayera de le montrer un colloque en préparation 52...
Dans l'idée ordinaire qu'on se fait de la correspondance, on ne perd pas de vue cet
idéal de la grande dame d'autrefois, rédigeant des billets d'une élégance confondante,
sans y mettre l'orthographe. Oui, décidément, l'aisance épistolaire reste affaire de bon
goût féminin, de légèreté, de grâce :
Les lettres, cette causerie par écrit, l'écho prolongé et soutenu de cette autre causerie de
vive voix dont il ne reste plus rien quand elle est finie ; les lettres, cette immortalité de
la causerie, sont d'ordinaire le triomphe des femmes, et même des femmes les moins
faites, à ce qu'il semble, pour triompher... Presque toutes - c'est affaire de sexe et
d'organisation sans doute - montrent dans leurs correspondances des grâces d'esprit,
humbles ou fières, des aisances, des spontanéités, des finesses, des manières de dire ou
de sous-entendre, que sur place bien souvent elles n'ont pas dans la conversation 53.
On comprend l'impatience de Barbey quand il ne retrouve pas ces qualités dans la
correspondance de George Sand, « cette femme qui n'a pas même le don accordé aux
moindres femmes, qui n'écrivent pas, de dire de toutes petites choses avec l'élégante
légèreté qui enlève les riens et leur donne des ailes » 54. Mais ce rude censeur s'en prend
aussi à ces écrivains de profession, qui, sans avoir l'élégance ailée qu'elle requiert, se
risquent à manier cette « hache », la correspondance : Tocqueville, mais aussi,
Mérimée, ce « sec ». La belle charge contre lui nous permet de voir comment on glisse
d'une conception sociable, qui insiste sur la grâce, le naturel et la négligence, à une
conception passionnée et individuée de la correspondance. Si Mérimée a manqué la
sienne, ce n'est pas par manque de savoir-faire, c'est par manque d'humanité :

49. A Adolphe Duplomb, 23 juillet 1830, Corr., t. I, p. 679.


50. Taine, sa vie et sa correspondance. Correspondance de jeunesse 1847-1853, Paris, Hachette, 1905
(4e éd.), t. I, p. 326.
51. « Plus une lettre revêt la forme d'une dissertation ou d'une harangue, plus elle perd son caractère
propre et naturel », remarque- t-il. Mais il nuance sa pensée en ajoutant : « [...] il ne s'ensuit pas qu'il n'y
ait pas de profit intellectuel à en tirer » (« Sur la littérature épistolaire », op. cit., p. 285).
52. Un colloque organisé par l'Association interdisciplinaire de recherches sur l'épistolaire, et prévu
pour mai 1997, sur le sujet suivant : « Penser par lettres ».
53. « Lettres inédites de Sismondi, de Bonstetten, de Madame de Staël et de Madame de Souza, avec
une introduction par Saint-René Taillandier », Le Pays, 13 marsl864 (Litt. épist., p. 190).
54. « La Correspondance de Madame Sand », Le Constitutionnel, 8 mai 1882 (Litt. épist., p. 367).
20 José-Luis Diaz

Tous les secs deivent périr par les lettres, et ils ont tort de toucher à cette hache. Ils
peuvent faire illusion dans leurs livres, travaillés longtemps, habilement élaborés...
Mais des lettres ! des lettres, qu'on écrit dans les négligences de l'intimité et au jet de
la plume, laissent mieux voir le fond de l'âme quand on en a, et l'aridité du fond, si le
fond est aride. Les lettres de Madame de Sévigné dont on parle tant, qui ne sont que
charmantes et qui auraient pu être divines si l'âme de la femme qui les a écrites eût été
plus vraie et plus tendre, nous disent pourtant très bien la qualité médiocre de l'âme qui
les a tracées avec tant de coquetteries et de chatteries d'amour maternel ! [...]
Les lettres, c'est intellectuellement la pierre de touche de toute supériorité humaine, et
si l'homme est supérieur dans ses lettres, c'est qu'il l'est partout, et si inférieur, c'est
que réellement il l'est au fond de sa substance. On le voit clairement dans ses lettres.
[...] Mérimée, le sec Mérimée, aurait dû plus que personne se défier des lettres 5S.
La lettre n'est plus jugée en fonction des critères de l'élégance sociable, mais de
son coefficient d'humanité.

La lettre, c'est l'homme

Tant vaut la lettre, tant vaut l'homme : entendons celui qui l'a écrite et qui a ainsi
proposé involontairement son portrait à nu. Cela revient à inverser la tendance - qui
avait été celle des deux siècles précédents - à apparenter la lettre à cet art éminément
social qu'est la conversation.
Depuis Mlle de Scudéry jusqu'à Philipon de La Madelaine, les divers théoriciens
n'avaient cessé d'insister sur la sociabilité de l'écriture épistolaire. Plus que ce qu'on dit
dans une lettre, ce qui importait, c'était le respect d'un certain rituel : le « cérémonial
épistolaire ». Ce rituel a beau se relâcher un peu, à partir de Mme de Sévigné 56, et plus
encore de Voltaire, c'est bien la fonction communicative de la lettre qui l'emporte sur sa
fonction « expressive ». « Conversation par écrit », elle se devait d'appliquer les règles
de politesse qui proscrivaient le « moi haïssable » et commandaient de ne pas peser à son
lecteur. D'où le soin mis à persuader le destinataire qu'il est le grand ordonnateur de
l'univers fictif que construit la lettre. D'où aussi une omniprésente morale de la brièveté.
La jeune Aurore Dupin la tient de sa grand-mère et en fait montre dans ses lettres de
jeunesse à ses aristocratiques compagnes de couvent, pour bien marquer qu'elle a compris
que l'élégance et la politesse sont affaire de tempo. En revanche, c'est dans le régime de
la lettre-confession que se place sa longue épître à son mari — 30 pages ! —, de novembre
1825. Mais c'est déjà cette discipline aristocratique de la brièveté qu'avaient décidé de
bousculer les lettres infinies et monodiques d'Oberman (1804) : signe formel de romanti-
sation de l'épistolaire qu'une telle « diffusion ».
Mais le meilleur indice de l'entrée de l'épistolaire dans le continent romantique, on
l'a peut-être dans le titre dont Chateaubriand couronne sa sœur Lucile. Ses rares
productions épistolaires, où se manifeste « le mystère du style », sont l'œuvre, dit-il, d'une
« Sévigné de la solitude », qui avait la « passion du tombeau » 57. Beau raccourci qui
55. « Prosper Mérimée, Lettres à une inconnue », Le Constitutionnel, 2 février 1874, repris dans Litt.
épist., p. 231.
56. Mais surtout au XIXe siècle, comme le remarque un auteur de manuel épistolaire, en 1856 : « le
cérémonial des lettres se simplifie de jour en jour » (Antonin Roche, Du style et de la composition
littéraire, cité par Volker Kapp, « L'art épistolaire dans les manuels scolaires du XIXe siècle », dans
L' Épistolarité à travers les siècles. Geste de communication et/ou pratique d'écriture. Colloque de Cerisy,
1987, sous la direction de Mireille Bossis, Stuttgart, Franz Steiner Verlag, 1990, p. 125).
57. Mémoires d'Outre-Tombe, IIe partie, livre III, chap. I, éd. du Centenaire, Garnier-Flammarion, t. II,
p. 103.
Le XIXe siècle devant les correspondances 21

permet de symboliser, non la pratique épistolaire réelle qui sera celle des romantiques
(elle restera longtemps conforme aux modèles conventionnels, comme en témoignent les
lettres de Chateaubriand lui-même), mais l'imaginaire romantique de la lettre - lequel, à
terme, n'ira pas sans influer sur la pratique épistolaire concrète. Selon cette nouvelle
fantasmatique, c'est un « moi » solitaire, intérieur, qui s'exprime dans la lettre, comme dans
Werther ou dans Oberman. L'épistolier n'est plus un simple causeur, mais un « artisan
de soi » 58 : il se regarde être dans le miroir de ses correspondants, et la lettre devient
pour lui une forme déguisée de confession 59. Cela explique la tendance à confondre
alors, dans un même secteur bibliographique, Mémoires et Correspondances, ainsi que
les incessantes contaminations entre des objets appartenant à ces deux catégories W).
Voici la correspondance réduite à un double soliloque. S'il est écrivain par
ailleurs, l'épistolier est censé s'y montrer sous un jour plus familier que dans ses
œuvres. Ce que la lettre permet de découvrir, c'est « la personne ». Non seulement la
« personne sociable », comme dira Lanson, qui reste tourné vers l'âge classique 6I,
mais l'être intime. Bien qu'on en trouve mieux qu'une esquisse sous la plume de
Suard 62, l'idée est neuve. Et chacun la rappelle dans son style propre. « II n'est aucun
genre d'écrit qui puisse suppléer davantage à la connaissance personnelle », affirme
Mme de Staël dans sa préface aux Lettres et pensées du Prince de Ligne 63. Dans sa
biographie de Ducis, Campenon applique le mot de Buffon au style épistolaire (en le
travestissant, comme d'habitude) : « [...] si le style est l'homme même, c'est surtout
dans le rapide abandon du commerce épistolaire » 64. George Sand, qui, de son vivant,
a eu la première l'insolence d'étaler publiquement le contenu de son secrétaire, légitime
ainsi son geste : « [...] pour qui s'intéresserait aux secrètes opérations du cœur

58. L'expression est de Bernard Beugnot (« De l'invention épistolaire : à la manière de soi », dans
L'Épistolarité à travers les siècles, éd. Mireille Bossis, Stuttgart, Franz Steiner Verlag, 1990, p. 27-38). B.
Beugnot explique fort justement que dans les lettres « l'invention de l'expression dépend d'abord du choix
de positions et de postures épistolaires qui vont fixer un ton et un registre » (p. 31).
59. Selon Volker Kapp, la lettre, au XIXe siècle, « cesse d'être un "genre féminin". Elle devient un
genre préféré des âmes sensibles, qui versent leurs émotions les plus intimes en s'autorisant des lettres
authentiques de la grande épistolière du patrimoine français. La lettre familière se transmue en confession et
succède à la lettre galante du XVIIe siècle et à la lettre philosophique qui prédomine au XVIIIe siècle »
(« Deux problèmes de l'art épistolaire au XIXe siècle : besoin de communication et exigence stylistique»,
C.A.I.E.F., n° 39, 1987, « L'Art épistolaire », p. 182). Il y aurait beaucoup à ajouter à ces vues un peu
schématiques, mais justes.
60. Je n'en veux pour preuve que le traitement qu'on fait subir aux lettres de jeunesse de Francisque
Sarcey, éditées comme constituant son Journal, au prix d'un profond remembrement de leur texte originel
{Journal de jeunesse, 1 839-1857, recueilli par Adolphe Brisson, Bibliothèque des annales politiques et
littéraires, s. d.).
61. Selon Lanson, « les qualités littéraires d'une lettre ne sont [...] autre chose que les qualités
sociables de la personne » (op. cit., p. 260).
62. Selon lui, en effet, « le style épistolaire est celui qui convient à la personne qui écrit et aux choses
qu'elle écrit » (op. cit., p. 229). Il ne faut donc imiter personne, pas même Cicéron ou Mme de Sévigné,
« car on n'a véritablement un style que lorsqu'on a celui de son caractère propre et de la tournure naturelle
de son esprit, modifié par le sentiment qu'on éprouve en écrivant » (ibid, p. 250).
63. « Un livre est toujours fait d'après tel ou tel système, qui place l'auteur à quelque distance du
lecteur. On peut bien deviner le caractère de l'écrivain ; mais son talent même doit mettre un genre de fiction
entre lui et nous. Les lettres et les pensées sur divers sujets que je publie aujourd'hui, peignent à la fois la
rêverie et la familiarité d'esprit » (Préface pour les Lettres et pensées du Prince de Ligne, publiées en 1809,
dans Œuvres complètes de Mme la baronne de Staël-Holstein, Firmin Didot, t. II, 1838, p. 260).
64. Essais de mémoires, ou Lettres sur la vie, le caractère et les écrits de J.-F. Ducis, adressées à M.
Odogharty de la Tour, Paris, Nepveu, 1824, p. 198.
22 José-Luis Diaz

humain, certaines lettres familières, certains actes, insignifiants en apparence, de la vie


d'un artiste, seraient la plus explicite préface, la plus claire exposition de son œuvre » 65.
Au bout du siècle, enfin, Lanson, qui privilégie ce qu'il appelle « l'intérêt
psychologique » des correspondances, pousse ce cri du cœur : « Et qu'est-ce qu'une lettre,
sinon quelques mouvements d'une âme, quelques instants d'une vie, saisis par le sujet
même et fixés sur le papier 66 ? » Mais c'est Sainte-Beuve et Barbey d'Aurevilly qui
ont le mieux exprimé cette idée-phare selon laquelle la lettre révèle l'être profond.
Chez Sainte-Beuve, l'éclaireur, le privilège des correspondances vient de ce
qu'elles sont la principale voie d'accès au biographique. Elles font partie de ces «
production^) directe(s) » de l'âme que le critique-portraitiste se doit de bien connaître
pour se représenter un écrivain « dans l'habitude et le train ordinaire de ses
sentiments et de ses pensées » 67. S'il se compose un personnage factice dans ses œuvres,
il se dénude dans le « tous les jours » de sa correspondance. Aussi peut-on attendre de
la publication de celle de Vauvenargues que certaines pages restées insignifiantes dans
son œuvre se voient « restituer le caractère biographique et personnel qu'elles ont, et
qui désormais les rendra vivantes » 68. Entre les mains d'un critique expert, la lettre
permet de ranimer de froides statues.
Quant à Barbey d'Aurevilly, lorsqu'il oublie ses bouffées de rage contre l'invasion
des lettres dans la littérature, il met une passion voyeuriste à ces déshabillages
qu'elles permettent. Pas question chez lui de chercher l'homme privé dans la
bonhomie de son intérieur. Il rugit quand, « dans le bonnet de nuit de sa correspondance »,
il aperçoit « Sand en pantoufles », « dans un déshabillé et un négligé terribles pour sa
gloire » 69. Intus et in cute : telle est sa manière, tout comme celle de son ennemi
intime, Rousseau. « La correspondance est un confessionnal », clame un jour ce peseur
d'âmes 7(), reprenant sans le savoir une formule des Goncourt (qu'on retrouvera plus
loin). Et c'est bien d'âme qu'il s'agit chez lui, plus que de vérités physiologiques ou
de confidences croustillantes, comme chez ses cadets. Et quand l'âme est trouvée futile,
le couperet tombe. D'autant plus impitoyable que, dans une correspondance, « le
sujet, c'est l'homme même qui écrit. C'est sa manière de voir et de juger la vie » 71.
Victimes de ce jeu de la vérité, Sand, Mérimée, ou Tocqueville, mais aussi Silvio
Pellico. D'où la conclusion tirée à propos de ses lettres décevantes :
II en est toujours ainsi, du reste, des correspondances. Elles ne laissent jamais un homme à
la place où cet homme était. Ou elles l'exhaussent, ou elles l'abaissent, ou même l'effacent.
Elle sont la meilleure contre-épreuve des mérites surfaits. Elles montrent l'homme dans une
vérité plus sincère, et l'Histoire y gagne, si l'homme y perd, - ce qui vaut mieux 72 !

65. Préface des Lettres d'un voyageur [1836], Œuvres autobiographiques, Gallimard, « Bibliothèque de
la Pléiade », éd. G. Lubin, t. II, p. 646.
66. « Correspondance inédite du Roi Stanislas-Auguste Poniatowski et de Madame Geoffrin, publiée
par M. Charles de Mouy », Le Constitutionnel, 3 août 1875 (Litt. épist., p. 279).
67. « La Comtesse d'Albany, par Saint-René Taillandier (suite et fin) », 31 août 1863 (NL, t. V, p.
416).
68. « Œuvres de Vauvenargues, publiées par M. Gilbert (fin) », 7 septembre 1857 (CL, t. XIV, p. 55).
69. « La Correspondance de Madame Sand », Le Constitutionnel, 8 mai 1882 (Litt. épist., p. 366).
70. « Prosper Mérimée, Lettres à une inconnue », Le Constitutionnel, 2 février 1874, repris dans Litt.
épist., p. 231.
71. « Œuvres et correspondances inédites d'Alexis de Tocqueville », Le Pays, 22 janvier 1861 {Litt.
épist., p. 167).
72. « Lettres de Silvio Pellico », Le Pays, 6 août 1857 (Litt. épist., p. 69).
Le XIXe siècle devant les correspondances 23

Victime, aussi, Stendhal, dans une moindre mesure. Parce que « la tyrannie des
habitudes de l'esprit » a créé chez lui « une sincérité de seconde main », sa
correspondance ne montre pas le « dessous de masque » 73. Examen de passage réussi, au
contraire, pour Mlle de Condé, pour Galiani, pour Benjamin Constant, pour Balzac,
pour Lamennais, et enfin pour Horace Walpole. Ne disait-il pas que sa propre vie
n'avait « été qu'une longue lettre » ? Comme tous ses pareils, il « aimait à se révéler
sous cette forme de lettres, véritablement magique ; car elle évoque et fait apparaître
l'homme dans sa palpitation la plus intime » 74.

« Le style à nu »

Resterait, pour finir, la question de fond, qui mériterait à elle seule mieux qu'un
article : comment se sont réglés les rapports entre l'épistolaire et le littéraire au XIXe
siècle ? Indiscutablement, la mode des correspondances d'écrivain s'inscrit dans un
mouvement général d' « anthropologisation » de la littérature. D'où un profond
bouleversement du paysage épistémique dans lequel s'inscrit la lettre, — et qui a eu des
conséquences en apparence contradictoires. D'une part, en effet, on oppose le naturel
« intime » de la lettre à l'apprêt du texte littéraire ; mais, à l'inverse, on invite aussi à
repenser l'ensemble de la littérature à partir du climat idéal qu'y instille la « littérature
épistolaire ».
Certains refusent de considérer que la lettre fait partie de la littérature. On connaît
le jugement péremptoire de Lanson :
II n'y a pas d'art épistolaire. Il n'y a pas de genre épistolaire : du moins dans le sens
littéraire du mot genre [...] La forme épistolaire, dans les véritables lettres, n'est pas une
forme esthétique, choisie à dessein pour éveiller un certain ordre de sentiments ou
exprimer une certaine sorte de beauté ; ce n'est pas une intention d'art, l'idée préconçue
d'un effet à produire, qui la fait préférer, c'est la nécessité matérielle et brute qui
l'impose. On écrit ce qu'on ne peut pas dire, et voilà tout 7S.
Parce qu'il est resté écrivain apprêté dans sa correspondance, Tocqueville est
condamné : « Garde-robe des idées » en cours, ses lettres ont gardé « le pli de ses
livres ». On n'y trouve « aucune des qualités qui font d'une correspondance quelque
chose de si vivant, de si intime, de si ouvert sur soi : la primesauterie, la négligence
aimable, la grâce, la naïveté, l'impétuosité de mouvement, les enfantillages adorables
des esprit puissants, qui badinent avec force, comme des rois avec leur sceptre ou leur
épée » 76. Tandis que le génie épistolaire consiste dans le « courant de la plume », et
se doit de respecter la dynamique de l'esprit et de l'humeur, c'est un défaut typique
des « bas-bleus » que de « composer » leurs lettres, — comme l'avoue parfois Mme

73. « Œuvres posthumes de Stendhal, avec une introduction par P. Mérimée », Le Pays, 18 juillet 1856
(ibid., p. 35-49).
74. « Lettres de Horace Walpole », Le Constitutionnel, 21 septembre 1874 (ibid., p. 242).
75. « Sur la littérature épistolaire », op. cit., p. 260. C'était là continuer une tradition ancienne,
d'affirmation de l'extraterritorialité du style épistolaire par rapport aux catégories de la rhétorique. Suard déjà la
revendiquait : « À quoi servent ces distinctions de genres et de tons qu'on est parvenu à introduire dans la
littérature. On veut tout réduire en classes et en genres [...] Le naturel et l'aisance forment donc le caractère
essentiel du style épistolaire ; la recherche d'esprit, d'élégance ou de correction, y est insupportable » (« Du
style épistolaire et de Mme de Sévigné », Mélanges de littérature, 1803, t. III, p. 229-231).
76. « Œuvres et correspondances inédites d'Alexis de Tocqueville », Le Pays, 22 janvier 1861 (Litt.
épist., p. 176-177).
24 José-Luis Diaz

Roland 77 -, ou d'y semer des « pages ambitieuses de politique et de morale »,


- comme George Sand 78. Pour les mêmes raisons, on tourne en ridicule ces épisto-
liers qui soignent leur style (Buffon79), gardent copie de leurs moindres billets
(Chateaubriand et Flaubert 80), ou corrigent leurs lettres en vue de l'impression (Paul-
Louis Courier 8I).
Souvent féminin, le génie épistolaire tourne le dos à la littérature. Mais l'image de
la femme a changé : âme blessée, balbutiante, et non plus élégante bavarde. Ainsi « le
mérite inappréciable des Lettres de Mlle de Lespinasse » est-il « qu'on n'y trouve
point ce qu'on trouve dans les livres ni dans les romans », « le drame pur au
naturel » : « la surface de la vie tout à coup se déchire, et on lit à nu » 82. Même
attitude de la part de Barbey devant les Lettres intimes de Mademoiselle de Condé : « On
hésite à écrire le mot de "littérature" devant un pareil livre, car, réunies en livre, ces
lettres, au fond, n'en sont pas un. Rien de l'art d'écrire [...] dans cette adorable chose
pour laquelle on cherche un nom, difficile à trouver ». Dans ces « chastes lettres » où
l'on entend « les derniers soupirs d'une âme céleste », exprimés par une « pauvre
petite plume qui s'ignore » 8\ on est bien loin du « sentiment de la littérature »,
qu'avaient, à leur manière, jusqu'à Mlle de Lespinasse, « cette brûlée », ou Eugénie
de Guérin, « l'ingénue du Cayla ».
À lire Sainte-Beuve et Barbey, on voit combien la tentation fut forte de chercher
du côté des correspondances un espace vierge, situé hors des circonscriptions de la
littérature et à l'abri de ses impostures. Mais, de la part de critiques aussi experts, ce
geste a abouti, nécessairement, à un autre résultat : à faire des correspondances une
« littérature en déshabillé », délivrée des servitudes rhétoriques de l'œuvre. C'est ce
que suggère une formule de Lamartine, autre grand amateur de correspondances :
« les lettres, c'est le style à nu ; les livres, c'est le style habillé » 84. Loin de rester
77. L'aveu est fait au détour d'une phrase innocente, mais Sainte-Beuve le prend au mot. Malgré toutes
les dénégations de Manon, il aperçoit souvent chez elle « le bout d'oreille d'auteur » {Portraits de femmes,
éd. citée, p. 199).
78. Barbey d'Aurevilly, « La Correspondance de Madame Sand », Le Constitutionnel, 8 mai 1882, Lin.
épist., p. 374.
79. Selon Barbey, Buffon, bien qu'ayant proclamé que « le style est l'homme même », « n'aurait pas
su écrire un lettre. II en eût fait un livre à coup sûr » (« Œuvres posthumes de Lamennais : la
Correspondance », Le Pays, 15 décembre 1858, Litt. épist., p. 81).
80. Le Victor Hugo raconté accuse Chateaubriand d'avoir fait prendre à son secrétaire Pilorge le
double de ses lettres (O.C., CFL, t. I, p. 987). Le Journal des Goncourt accuse ce fieffé Normand qu'est
Flaubert d'en avoir agi de même, tout en affichant l'insouciance à cet égard (Journal, Robert Laffont, coll.
« Bouquins », t. Il, p. 251).
81. Sur l'édition de ces « cent lettres datant de 1804 à 1812 et qui composent ses vrais mémoires
durant ce laps de temps », voir le commentaire de Sainte-Beuve : « Courier a fait pour ses lettres ce que
Pline le Jeune avait fait pour les siennes, avec cette seule différence qu'il les a disposées par ordre
chronologique. 11 les aura sans doute retirées des mains de ceux à qui il les avait écrites pour en faire ainsi
collection, ou bien il les a refaites, corrigées à loisir, d'après ses propres brouillons conservés. [...] Des lettres
ainsi refaites et retouchées laissent toujours à désirer quelque chose, je le sais bien ; elles n'ont pas la
même autorité biographique que des lettres toutes naïves, écrites au courant de la plume, oubliées au fond
d'un tiroir et retrouvées au moment où l'on y pense le moins » (« Paul-Louis Courier », 26 juillet 1852,
CL, t. VI, p. 264).
82. « Lettres de Mademoiselle de Lespinasse », 20 mai 1850 (CL, t. II, p. 141).
83. « Lettres intimes de Mademoiselle de Condé à Monsieur de La Gervaisais », Le Constitutionnel, 10
mars 1879 (Litt. épist., p. 319-321).
84. Cours familier de littérature, « Entretien VII : Madame de Sévigné », Paris, chez l'auteur, 1856, t.
II, p. 136.
Le XIXe siècle devant les correspondances 25

confinées dans l'antichambre, les lettres d'un écrivain vont être alors traitées comme
une littérature parallèle, susceptible de remobiliser l'autre, l'officielle. D'autant plus
excitante qu'elle garde la trace de la pulsation du vécu. Littérature transversale,
éternellement inchoative, mais sur laquelle tous les autres genres sont requis de s'aligner :
comme si toute œuvre littéraire n'était après tout qu'une lettre, un peu guindée
parfois, ne reconquérant son véritable naturel que lorsqu'elle manifeste les « divines
négligences » du style épistolaire. « Littérature spontanée et naturelle », dira Sainte-
Beuve, à qui la littérature ne « paraît jamais avoir plus de saveur que quand elle vient
de quelqu'un qui ne se doute pas qu'il fait de la littérature » 85.
Les lettres seraient donc cette littérature inconsciente qui seule aurait de la
« saveur », susceptible d'épicer, par simple contact, les mets plus conventionnels.
D'où la multiplication des formules qui essaient de dire le bénéfice de plaisir que
procurent « ces délicieux recueils qu'on appelle des Correspondances » 86. Pour ces
« adorable[s] chose[s] » dont on « raffole » 87, chacun dit son amour selon le
protocole qu'il préfère : le simple « goût », la dégustation méthodique qui aime à faire
« rubis sur l'ongle » 88, la fidélité de toujours (« J'ai toujours aimé les
correspondances »), la passion, la séduction magique 89, l'amour automnal : pour Barbey, les
correspondances sont ces « pastels pâlis, ces arcs-en-ciel sitôt évanouis, qui [...]
comme les blondes qui furent rayonnantes et que le monde appelle passées, plaisent
aux âmes tendres davantage » 90.
Les lettres, nouvelles zones érogènes de l'espace littéraire. Si c'est bien à l'aune
de la littérature qu'on les jauge, c'est pour établir la supériorité des «
correspondances, ces choses plus précieuses que les livres » 9I. Tous sont d'accord sur ce
point : Lamartine, Sainte-Beuve, les Goncourt, Barbey. « Pour les curieux de nature
humaine, [...] pour ceux que la vie et son impatientant mystère préoccupent plus que
les babioles menteuses de l'art d'écrire, les correspondances sont les vrais livres [...] » 92.
Elles l'emportent jusque sur le nouveau genre-roi, le roman, quitte à devenir elles-
mêmes une sorte de roman vécu. À George Sand, les lettres de son propre père ont
fait goûter « un plaisir que ne [lui] ont jamais donné les fictions du roman » 93. Et
Bourget éprouvera le même sentiment devant la correspondance de Balzac, «
intéressante comme un roman », « le plus saisissant [...] de ceux que Balzac a composés, le
plus réel, et qui sert de type à tous les autres » 94.
Mais le XIXe siècle n'oublie pas, ce faisant, qu'il est aussi le siècle de l'Histoire :
les frissons nouveaux qu'il attend des correspondances ne sont pas séparables des
85. « Horace Vernet », 3e article, 1er juin 1863 (NL, t. V, p. 110).
86. Voir Barbey, Litt épist., p. 319 et p. 39.
87. Litt épist, p. 296 ( à propos des lettres de Xavier Doudan).
88. « Correspondance inédite de la comtesse de Sabran et du chevalier de Boufflers », Le
Constitutionnel, 17 mars 1875 (Litt. épist., p. 259).
89. Texte de Barbey déjà cité : « Œuvres posthumes de Stendhal, avec une introduction par P.
Mérimée », Le Pays, 18 juillet 1856 (Litt. épist, p. 39).
90. « Mélanges et Lettres, par M. X. Doudan », Le Constitutionnel, 16 octobre 1876 (Litt. épist., p.
296).
91. Barbey d'Aurevilly, « Prosper Mérimée, Lettres à une inconnue », Le Constitutionnel, 2 février
1874 (Litt. épist, p. 216).
92. « Œuvres posthumes de Lamennais : la Correspondance », Le Pays, 15 déc. 1858 (Litt. épist., p. 81).
93. Histoire de ma vie, op. cit., t. I, p. 179.
94. « Le roman de la vie de Balzac », République des lettres, 24 décembre 1876.
26 José-Luis Diaz

enseignements historico-psychologiques qu'elles promettent. Mi-littérature,


mi-histoire, mi-texte de plaisir, mi-document frémissant, la lettre est l'accès chirurgical à
des vérités incorporées. Et c'est aux Goncourt que revient le dernier mot, pour leur
admirable préface des Portraits intimes du dix-huitième siècle, d'accent étrangement
hugolien. De « la lettre autographe », ils donnent une interprétation qui insiste sur sa
valeur en termes d' « ego-histoire » (comme nous dirions), mais qui fait vibrer
ensemble toutes les sensibilités que le XIXe siècle a eues à l'égard de l'épistolaire :
Les siècles qui ont précédé notre siècle ne demandaient à l'historien que le personnage
de l'homme et le portrait de son génie. L'homme d'État, l'homme de lettres, le poète, le
peintre, le grand homme de science ou de métier étaient montrés seulement en leur rôle,
et comme en leur jour public [...]. Le XIXe siècle demande l'homme qui était cet
homme d'État, cet homme de guerre, ce poète, ce peintre, ce grand homme de science
ou de métier. L'âme qui était en cet acteur, le cœur qui a vécu derrière cet esprit, il les
exige, il les réclame ; et s'il ne peut recueillir tout cet être moral, toute la vie intérieure,
il commande du moins qu'on lui en apporte une trace, un jour, un lambeau, une relique.
Là est la curiosité nouvelle de l'histoire, et le devoir nouveau de l'historien [...]
l'histoire intime ; [...] ce roman vrai que la postérité appellera peut-être un jour l'histoire
humaine.
Mais où chercher les sources nouvelles d'une telle histoire ? Où la surprendre, où
l'écouter, où la confesser ? Où découvrir les images privées ? Où reprendre la vie
psychique, où retrouver le for intérieur, où ressaisir l'humanité de ces morts ? Dans ce rien
méprisé par l'histoire des temps passés, dans ce rien, chiffon, poussière, jouet du vent !
- la lettre autographe. [...] Seule la lettre autographe fera toucher du doigt le jeu
nerveux de l'être sous le choc des choses, la pesée de la vie, la tyrannie des sensations.
Seule elle dira les penchants, les goûts, les inclinations, les instincts, le secret conseil où
se règlent les actions des hommes. Seule elle dira le pourquoi et le comment de cette
œuvre, de cette volonté devenue fait. [...] Seule elle montrera sur le vif cette santé de
l'esprit : l'humeur. Seule la lettre autographe sera le confessionnal où vous entendrez le
rêve de l'imagination de la créature, ses tristesses et ses gaietés, ses fatigues et ses
retours, ses défaillances et ses orgueils, sa lamentation et son inguérissable espoir.
Miroir magnifique où se passe l'intention visible, et la pensée nue ! Ce papier taché
d'encre, c'est le greffe où est déposé l'âme humaine. [...] Quelle résurrection, - la lettre
autographe, - ce silence qui dit tout 95 !

(Université Paris-7)

95. Préface des Portraits intimes du dix-huitième siècle (lère éd.), É. Dentu, 1856-1858, citée d'après E.
et J. de Goncourt, Préfaces et manifestes littéraires, Genève, Slatkine reprints, coll. « Ressources », 1980,
p. 162-164.

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