Vous êtes sur la page 1sur 305

S.K.

ALI

Traduit de l'anglais (États-Unis)


par aïs Cesto
LOVE FROM A TO Z
Original English language copyright © 2019 by Sajidah Kutty
Jacket photographs copyright © 2019 by Meredith Jenks
Published by arrangement with Simon & Schuster Books For Young Readers,
an imprint of Simon & Schuster Children’s Publishing Division.
All rights reserved. No part of this book may be reproduced or transmitted in any form or by any means, electronic or mechanical,
including photocopying, recording or by any information storage and retrieval system, without permission in writing from the
Publisher.
Pour la présente édition © 2022 Éditions Akata
Traduction française © 2022 Éditions Akata
Traduction : aïs Cesto
Relectures : Nicolas Simon
Dépôt légal : mars 2022
Édition numérique. Version mars 2022.
I.S.B.N. : 978-2-38212-561-8
Akata – 5, place Georges Bonnet – 87290 Rancon (France) / www.akata.fr
Collection dirigée par Delphine Nguyen
I.S.S.N.. collection Young Novel : 2678-6621
Di usion : Interforum
Aux meilleurs des gens bien, mes parents.
Et à ces autres gens bien,
Anu et Haju, sans qui ce livre n’aurait pas vu le jour.
Sommaire
MERVEILLE
AVANT-PROPOS
ZAYNEB
ADAM
ZAYNEB
ADAM
ZAYNEB
ADAM
ZAYNEB
ADAM
ZAYNEB
ADAM
ZAYNEB
ADAM
ZAYNEB
ADAM
ADAM
ZAYNEB
ADAM
ZAYNEB
ADAM
ZAYNEB
ADAM
ZAYNEB
INTERMÈDE
ZAYNEB
ADAM
ZAYNEB
ADAM
ZAYNEB
ADAM
ZAYNEB
ADAM
ZAYNEB
ADAM
ZAYNEB
ZAYNEB
ÉPILOGUE
NOTE DE L’AUTRICE
REMERCIEMENTS
Ceci est une histoire d’amour.
Vous voilà prévenus.
MERVEILLE : dEux sAmeDis dU mOis dE mArs
Au matin du samedi  14  mars, Adam Chen, alors âgé de quatorze ans, se
rendit au Musée d’Art islamique de Doha.
Son regard fut attiré par le croquis d’un arbre datant du treizième siècle. Il ne
s’agissait pas d’un dessin particulièrement remarquable ou artistique. Il ignorait
pourquoi cet arbre l’avait irrésistiblement attiré vers lui, comme un aimant.
(Lorsqu’il y pense à présent, son hypothèse est la suivante  : les arbres
peuplaient rarement le paysage dans lequel il se trouvait à ce moment-là, et il
était donc désespérément en manque de verdure.)
Lorsqu’il s’en approcha, il fut récompensé par le nom du manuscrit qui
abritait l’esquisse : Les Merveilles de la création et les bizarreries de l’existence.
Il se tint là un instant, ré échissant à ce titre grandiloquent.
Puis soudain, il eut un déclic  : peut-être que c’était cela, la vie  –  savoir
reconnaître les merveilles et les bizarreries autour de soi.
À partir de ce jour, il se promit de relever chaque merveille qu’il tenait pour
vraie et chaque bizarrerie qu’il aurait préférée fausse.
Fidèle à lui-même, Adam se retrouva plus souvent à se réjouir des merveilles
plutôt qu’à ruminer au sujet des parties étranges de l’existence.
Nous retrouvons son journal des merveilles et bizarreries à la page du 7 mars,
quatre ans après ce fameux samedi passé au Musée d’Art islamique.
Désormais âgé de dix-huit ans, Adam est en première année à l’université,
mais il est important de noter qu’il a cessé de se rendre en cours il y a de cela
deux mois.
En e et, il a décidé de vivre.
Au cours de la nuit du samedi  11  mars, Zayneb Malik, alors âgée de seize
ans, cliqua sur un lien dans une tentative désespérée de terminer un projet. Elle
avait promis de réaliser un poster sur les tenues musulmanes à travers les siècles
pour l’exposition sur l’histoire islamique de sa mosquée, et elle devait le rendre
neuf heures plus tard, peu importe s’il fallait y passer la nuit.
Peut-être était-ce en raison de l’heure tardive, mais ce lien s’avéra
particulièrement intrigant pour une lle à la recherche des di érents styles de
hijabs du treizième siècle  : Catalogue de la vie dans le monde islamique d’Al-
Qazwini, 1275 AD.
Le lien la redirigea vers un livre ancien.
Les Merveilles de la création et les bizarreries de l’existence.
Le titre était suivi d’une description du livre, mais Zayneb ne parvint pas à
poursuivre sa lecture.
« Merveilles » et « bizarreries » décrivaient parfaitement la réalité de sa vie à ce
moment précis.
Le jour suivant, après être rentrée de l’exposition (et après avoir fait une
sieste), elle commença un journal intime qu’elle rédigea pendant les deux
années suivantes, dans lequel elle répertoria les merveilles et les épines du jardin
de sa vie.
Fidèle à elle-même, Zayneb se concentra en particulier sur ces dernières. Elle
consacra les pages de son journal à l’élagage des épines envahissantes qui
empoisonnaient sa jeune existence.
Lorsque nous la retrouvons âgée de dix-huit ans, elle est devenue une
jardinière expérimentée, prête à cisailler le monde.
Elle vient également d’être renvoyée de son lycée.
AVANT-PROPOS DESTINÉ À LA COMPRÉHENSION DE L’HISTOIRE

SUR LE POINT DE SE DÉROULER

Les journaux intimes des autres sont des sujets délicats.


Il semble toujours étrange de les parcourir.
Et s’il vous arrivait de tomber sur l’un d’entre eux – disons que si un journal
se retrouvait malencontreusement projeté contre la fenêtre de la voiture du
métro juste en face de la vôtre et que votre vue a ûtée vous permettait de
déchi rer son écriture en pattes de mouche – vous seriez tout de même rongés
par la culpabilité en dévorant les détails de la vie d’un inconnu.
Vous seriez même tentés de véri er autour de vous la présence de témoins
oculaires de vos pulsions de lecteur intrusif.
Dans le cas présent, rassurez-vous, vous êtes cordialement invités à apprécier
les pensées d’Adam et de Zayneb sans honte aucune. Ces derniers ont légué
leurs journaux au nom de… l’amour. Mais à trois conditions. La première, que
je retire deux incidents (le premier impliquant la tasse de café d’un inconnu
placée au mauvais endroit, dans laquelle tous deux burent par accident, et le
second mentionnant un événement que je ne pourrais relater ici sans frémir).
Les deux autres conditions sont les suivantes  : que je change leur nom et
réécrive leur journal sous la forme d’un récit.
Fait, fait et fait.
ZAYNEB

MERCREDI 6 MARS

BIZARRERIE : lEs gEns hAinEux


Je hais les gens haineux. *
Pièce à conviction A : la femme assise à côté de moi dans l’avion. Celle qui se
mit à maugréer à voix basse en m’apercevant. Moi et mon hijab. Moi, une
musulmane, à bord d’un avion.
Elle souleva sa valise à roulettes et l’envoya dans le compartiment à bagages
avec tellement de force que j’étais certaine qu’elle avait abîmé les roues.
Puis, elle leva les yeux au ciel et chuchota-maugréa de nouveau en me voyant
mettre du temps à me lever de mon siège pour la laisser passer.
J’avais beaucoup d’a aires posées sur les genoux. Il y avait mon journal des
merveilles et bizarreries, un stylo, mon téléphone, mes écouteurs, ainsi que la
collation que j’avais apportée avant l’embarquement – un petit sandwich
emballé et un café. J’avais dû tout rassembler et, tout en serrant mes a aires
contre moi, me glisser hors de mon siège.
Après s’être installée à sa place, la femme haineuse exécuta le moindre de ses
mouvements en saccade, chacun d’eux étant destiné à me faire comprendre que
ma présence l’exaspérait. Poser son sac par terre, boum, ouvrir la pochette du
siège avant pour y fourrer son journal, slam, tirer sur la sangle de la ceinture
sous ses fesses, vlam !
– Tu sais, je vais devoir souvent me lever pour aller aux toilettes, grogna-t-
elle.
Ravie de vous rencontrer moi aussi.
– O.K., répondis-je en lui adressant un sourire d’une politesse menaçante.
J’avais récemment appris qu’arborer un sourire d’une placidité malé que face
aux gens haineux, en n, aux étrangers haineux, les faisait enrager davantage.
– Il va falloir que tu te lèves plus vite que ça, poursuivit-elle.
Je penchai la tête et écarquillai les yeux devant mon interlocutrice au pull et
au gilet assortis.
– O.K.
– Fais chier !
Elle prétendit ne pas arriver à trouver l’attache de sa ceinture.
– O.K., dis-je à nouveau en mettant mes écouteurs et en cherchant la
playlist la plus adéquate sur mon téléphone.
J’augmentai le volume et s semblant d’ajuster mon écouteur gauche en le
retirant légèrement de mon oreille.
Une doua en arabe, une récitation pour le voyage, vint remplir l’espace entre
la femme haineuse et moi.
Elle me foudroya du regard. Je lui souris.
* Je sais, je sais. « Je hais les gens haineux » était parfaitement ironique.
Mais je suis née comme ça. En colère.
Lorsque ma sœur, mon frère et moi étions jeunes, nos parents aimaient nous
présenter tous les trois par la manière dont nous étions venus au monde.
« Sadia avait le sourire aux lèvres. C’était un bébé tellement joyeux ! Mansoor
était tout calme. Et notre petite dernière, Zayneb ? Elle hurlait pendant des
heures. Une vraie boule de colère ! » disaient mes parents en riant au moment
d’arriver à la chute de leur histoire, c’est-à-dire moi. Lorsque j’étais plus jeune,
c’était ça qui me mettait en colère, le portrait unidimensionnel qu’ils dressaient
de nous, le fait de nous réduire à de vulgaires caricatures et de m’utiliser à des
ns comiques. À ces moments-là, je quittais la pièce, rouge de colère. Et ils me
suivaient alors, me suppliant de pardonner leur manque d’égards.
Au bout de quelque temps, ils nirent par apprendre à dresser une liste de
mes qualités à la n de leur blague. « Mais Zayneb est la plus généreuse de nos
enfants ! Vous saviez qu’elle parrainait un orphelin à l’étranger avec son argent
de poche depuis ses six ans ? Il est plus vieux de deux ans et c’est elle qui veille
sur lui ! » ajoutaient-ils, ravis de leur lle préadolescente.
Puis, il y a deux ans, lorsque mes parents cessèrent de m’o enser, je nis par
ne plus me soucier qu’ils m’appellent le « bébé en colère ».
Parce qu’à ce moment-là, j’avais découvert quelque chose à propos de moi : je
me mettais en colère pour les bonnes raisons.
Alors j’accueillis cette colère à bras ouverts. J’étais l’énervée de service.
Même si je dois admettre, cher Merveilles et bizarreries, que ces bonnes
raisons m’ont valu un renvoi de mon lycée pas plus tard qu’hier.
Pièce à conviction B : le super-vilain de l’équipe des haineux, M. Fencer.
J’ai beaucoup écrit au sujet de M. Fencer ici. Mais je ne lui ai jamais accordé
une section entière de ma catégorie des bizarreries. J’imagine que c’est parce
que les bizarreries sont plus ou moins les parties irritantes de la vie que l’on
parvient à éviter.
Mais il était impossible d’échapper à M.  Fencer. Tous les étudiants de
dernière année suivaient au moins un cours avec lui, dans notre petit lycée.
Et il était le mal en personne.
Hier, en cours de sciences sociales, il s’était frotté les mains avant de nous
distribuer un article de presse sélectionné par ses soins :
CRIME D’HONNEUR :
UNE JEUNE FEMME ENTERRÉE VIVANTE
La police de Gazra a découvert le corps d’une jeune femme de seize ans, soupçonnée
d’avoir été assassinée pour avoir adressé la parole à des garçons. On a découvert que ses
poumons et son estomac étaient remplis de terre, révélant qu’elle était toujours vivante au
moment où elle a été enterrée. Son père et son grand-père ont été inculpés pour son
meurtre, après avoir admis qu’ils n’approuvaient pas qu’elle se montre amicale envers des
garçons du village.

Je m’arrêtai de lire. Je savais ce que Fencer avait en tête. Il était en train


d’attiser le feu qu’il avait allumé au début du semestre, en février dernier.
– Vous utiliserez cet article pour réaliser une analyse à l’aide de la méthode
que je vous ai donnée au cours précédent. Ce devoir est à rendre mercredi
avant la pause, dernier délai. Des questions ?
Il me regarda droit dans les yeux, moi, la seule musulmane de la classe.
Il s’était installé dans un coin de la salle, assis sur un bureau inoccupé, a n
d’obtenir une vue panoramique sur la classe, un air de satisfaction perverse sur
le visage. Comme s’il était en train de célébrer sa victoire.
En jetant un coup d’œil aux autres élèves, je constatai que sa stratégie portait
ses fruits. Un ballet de bouches ouvertes, de soupirs, de froncements de sourcils
et de changements de position débuta dans la salle.
Je retournai l’article de presse et commençai à rédiger un petit mot à Kavi.
La main de Mike se leva brusquement, il était déjà prêt à obtenir la meilleure
note possible.
– Monsieur, devons-nous comparer la culture américaine à celle-ci ?
Son ordinateur portable était ouvert, un iPad posé à côté. J’étais prête à
parier que Mike se lancerait dans son analyse au moment où Fencer lui
répondrait.
– Eh bien, il est possible de la comparer avec n’importe quelle culture que
vous connaissez. Mais il faut impérativement utiliser la culture turque, en n
islamique dans ce cas précis, en tant que culture de comparaison.
Je levai la main.
– L’islam n’est pas une culture. C’est une religion.
– Une religion qui imprègne tous les aspects de la vie quotidienne, n’est-ce
pas ? (Ses jambes commencèrent à se balancer. Il était tout excité.) Comme l’art
et l’architecture, par exemple.
– Eh bien… oui, on peut appeler ça un mode de vie.
– C’est ce que je dé nis par culture. Un mode de vie.
– Mais dans ce cas, cette lle qui a été enterrée n’est pas un exemple de la
culture islamique. Vous généralisez encore.
Je m’assurai de ne pas ajouter « monsieur ».
Ni maintenant.
Ni jamais.
– Quelqu’un désire répondre à cela ? Celles et ceux qui ont pris des notes
peuvent regarder ce dont on a parlé il y a deux ou trois cours de cela. Lorsque
nous avons étudié le tableau comparatif des droits des femmes à travers le
monde.
La main de Mike se leva de nouveau. Il tenait son iPad dans l’autre, à la vue
de tous. Son cerveau tenait son autre cerveau dans la main, de sorte que
personne d’autre ne prit la peine de véri er ses propres notes.
– Monsieur, grâce à ce tableau, nous avons conclu que certains pays avaient
plus de mal que d’autres à faire respecter les droits des femmes.
– Et y avait-il quelque chose d’autre que ces pays avaient en commun  ?
Allons, c’est simple. Quelqu’un d’autre que Mike ?
– Ils étaient tous musulmans  ? répondit Noemi, une lle dont la longue
frange blonde lui cachait les yeux. (Elle regardait Fencer avec une expression
située entre l’ennui profond et une légère curiosité fraîchement piquée.) C’est
bien ce que vous voulez dire ?
Fencer sauta du bureau et nous récompensa de sa posture «  t’as-tout-
compris  »  : les mains posées sur les hanches de son pantalon en velours, les
jambes écartées, un grand sourire aux lèvres.
– E ectivement, ou pour être plus précis, tu peux dire qu’il semble que la
majorité de ces pays soient de confession musulmane. Autre chose ? Zee-naab ?
Il écorcha volontairement mon prénom. Je lui avais expliqué qu’on le
prononçait «  Zay-nub  » à plusieurs reprises. Je lui avais même écrit
phonétiquement sur des feuilles d’exercices : ZAY-NUB.
Je me penchai désormais au-dessus de la feuille sur mon bureau et appuyai
sur mon stylo. Fencer ne restera pas là. J’y veillerai personnellement.
Mon rêve : faire renvoyer Fencer.
La réalité : lever la main, protester contre ses conneries, voir mes mots être
déformés, tirer la tronche, et pour nir, déverser ma haine sur une feuille de
papier.
Lorsque Fencer se dirigea vers le vidéoprojecteur, je jetai mon papier à Kavi
derrière moi. Elle ajouta quelque chose et me le rendit.
#MangeonsLesVivants.
Je souris. Elle faisait référence au mouvement en ligne que notre amie Ayaan
avait rejoint récemment, #MangeonsLesVivants. Sa fonction première était de
révéler au grand jour les racistes et suprémacistes ordinaires de votre entourage,
en recherchant leurs activités sur Internet. Mais Ayaan faisait partie du conseil
des étudiants, ce qui signi ait qu’elle opérait secrètement. Elle rassemblait
patiemment des preuves jusqu’à en avoir su samment pour attaquer
quelqu’un de façon méthodique et irréfutable.
Elle m’avait dit qu’elle avait quelque chose sur Fencer. Même si elle ne
m’avait rien montré jusqu’ici.
Mais à ce moment-là, je laissai la joie se répandre à l’intérieur de moi  –
 Ayaan avait quelque chose – ce qui signi ait que nous pourrions bientôt faire
renvoyer Fencer. Je lui avais déjà dit que je voulais l’aider.
Fencer ne restera pas là. J’y veillerai personnellement.
Je contemplai les mots de Kavi en dessous des miens. #MangeonsLesVivants.
Un dessin de mains tenant une fourchette et un couteau irait bien à côté de
sa contribution. Elle apprécierait ma tentative artistique, qui était son point
fort.
Je débutai l’esquisse d’un splendide couteau à beurre aux bords exagérément
dentelés et à la pointe ne et acérée.
Une main se saisit de ma feuille et la tira si violemment que l’encre de mon
stylo continua de couler sur mon bureau.
Je regardai Fencer, mes yeux écarquillés, mon cerveau enregistrant ce que je
venais de dessiner.
Un couteau. Un couteau menaçant.
– Zee-naab, au bureau. Maintenant.
Il avait le visage serein de quelqu’un qui savait déjà qu’il allait gagner avant
même que le jeu n’ait commencé.
– Je t’y rejoins dans cinq minutes, avec ta menace.
•••
Il était facile pour la principale Kerr de me renvoyer. Le  processus se
présentait en deux étapes.
1. Après m’avoir demandé à plusieurs reprises : « Pourquoi as-tu fait ça ? » sans
obtenir de réponse de ma part, Kerr appela ma mère. Elle quitta rapidement
l’agence de voyages dans laquelle elle travaillait.
2. Tout en brandissant ma note « menaçante », Kerr expliqua à ma mère ce
que je venais de faire, tandis que je restais muette, xant les chaussures de
Fencer avec tant d’insistance que j’imaginais y voir apparaître deux trous. Il se
déplaça plusieurs fois, mal à l’aise.
Kerr répéta : « Mangeons-les vivants ? » deux fois, la seconde avec une voix
plus aiguë, et je m’imaginai le visage de Kavi, ses cheveux noirs coi és sur le
côté, ses bras minces et bruns croisés au-dessus de ses manuels scolaires plaqués
contre sa poitrine, ses lèvres dessinant un sourire à peine visible.
Je l’imaginai à côté de mon casier, à m’attendre à l’heure du déjeuner, comme
elle l’avait fait presque tous les jours depuis ces dernières années.
Il était hors de question de la dénoncer.
– Mademoiselle Malik, êtes-vous consciente que cela constitue un motif
d’exclusion ? Une menace, avec une arme, à l’encontre d’un professeur ?
Kerr me xait du regard.
La colère en moi se transforma, en dépit de ma volonté, et laissa place à
l’inquiétude.
Je voulais aller à l’université de Chicago à la rentrée prochaine. C’était là où
étudiait ma sœur, Sadia, et elle m’avait promis de déménager de son dortoir
pour que nous puissions habiter ensemble.
Je m’a aissai sur la chaise à côté de ma mère. Elle se tourna vers moi un
instant, le regard inquiet, si bien que je lui lançai un regard désespéré  : dis
quelque chose.
Mais ma mère ne voulait froisser personne, alors elle acquiesça face à Kerr, se
prosternant quasiment.
Mon estomac se noua. Ma mère n’avait pas l’intention de m’aider.
Je baissai le regard et retrouvai les mocassins marron foncé de Fencer. Leur
vue calma les larmes qui commençaient à se former. Je les chassai d’un
battement de paupières et me concentrai à creuser davantage de trous dans ses
chaussures.
Mais Kerr vit probablement mes yeux humides. Car elle s’éclaircit
soudainement la gorge, et parla d’une voix plus calme.
– La seule raison pour laquelle nous avons décidé de renvoyer mademoiselle
Malik seulement une semaine, ce qui gurera par ailleurs dans son dossier, est
l’excellence de ses résultats scolaires au cours de toutes ces années. Nous
considérerons qu’il s’agissait d’une terrible décision de sa part. M.  Fencer est
d’accord avec moi sur ce point. (Sa voix se durcit à nouveau.) Mais si vous
faites quelque chose pour me faire changer d’avis, Mademoiselle Malik, votre
avenir universitaire pourrait bien se retrouver en jeu. Je n’hésiterai pas à vous
sanctionner.
À côté de ma mère, Fencer soupira, comme s’il pensait à ce que j’allais
devenir sans diplôme universitaire. Je sentis la colère monter et bouillonner en
moi.
Mangeons-les vivants.
Je le coincerai. Je coincerai Fencer.
Dès que nous rejoignîmes la voiture et qu’elle mit le contact, ma mère
commença à parler :
– Je n’aurais jamais cru qu’on aurait ce genre de problèmes avoir toi,
Zayneb. Une menace envers ton professeur ? Un couteau ?
– Ce n’était pas une menace  ! Je parlais de le faire renvoyer. Et c’était un
couteau à beurre. J’allais dessiner la fourchette à côté.
Je fronçai les sourcils devant la façade du lycée Alexander Porter et de ses
a reuses doubles portes vertes.
– Ce n’est pas comme ça que nous t’avons élevée. J’ai honte.
La voix de ma mère était faible, ce qui annonçait que cette leçon de morale se
passerait dans les pleurs.
– Tu n’as rien dit du tout ! (Je me tournai vers elle.) Tu n’as rien dit à son
sujet ! Tu as fait comme si c’était ma faute !
– Je n’ai aucune preuve concernant ton prof. Chaque fois que ton père et
moi t’avons proposé d’aller lui parler, tu as refusé.
Tandis que la voiture était arrêtée entre l’entrée du parking du lycée et la
route, elle me regarda, sa bouche tremblant légèrement.
– C’est si di cile d’obtenir ton diplôme sans problèmes ?
– Tu veux dire, tais-toi, Zayneb ! Ne fais pas de scandale, Zayneb ! (Je posai la
main sur la poignée de la porte.) Je peux sortir ? Je vais rentrer à pied, comme
je le fais tous les jours.
Elle me laissa partir.
Ayaan m’avait parlé de Fencer avant que je ne suive ses cours ce semestre-ci.
Le lycée Alexander Porter ne comptait que quelques élèves musulmans, si bien
que nous veillions les uns sur les autres.
Elle m’avait prévenue que Fencer était islamophobe. Qu’elle l’avait déjà eu
deux fois – une en troisième année et une autre au premier semestre de cette
année-là – et qu’il était parvenu à aborder un nombre inquiétant de sujets et de
conversations sur la manière dont l’islam et les musulmans détruisaient le
monde.
Ayaan avait toujours voulu être avocate, et elle était en train de constituer un
véritable dossier. Mais elle n’en parlait pas, et n’avait rien dit à Fencer, elle
s’était contentée de recueillir des informations pendant qu’elle suivait ses cours.
De rassembler des preuves. Dont des données qu’elle avait récemment collectées
sur ses identités virtuelles. Elle devait me montrer des captures d’écran
prochainement. Elle m’avait dit que je devais venir chez elle pour les voir, parce
qu’elle ne voulait pas prendre le risque de me les envoyer par message ou par e-
mail.
Elle ne me l’avait pas dit directement, mais je suis presque sûre qu’elle
redoutait que je partage le message d’une manière ou d’une autre et que je
gâche tout son travail.
Ayaan ne portait pas le hijab. Elle était musulmane, et Fencer le savait à cause
de son nom complet  –  Ayaan Ahmed  –  mais il ne savait pas quel type de
musulmane elle était.  
Il ignorait si son identité était importante pour elle, ou si elle était
pratiquante. Ou si elle avait seulement un nom musulman.
Il ne savait pas ce que je savais moi : qu’Ayaan était une fervente musulmane
qui se rendait à la mosquée bien plus souvent que moi et mon hijab. Qu’elle
était croyante, qu’elle priait, et qu’elle faisait partie d’un million de comités
musulmans.
Elle avait été en mesure de surveiller Fencer discrètement, furtivement.
Sous couverture.
Mais, dès l’instant où j’étais arrivée dans sa classe, je n’avais pas cessé de lui
renvoyer ses conneries à la gure.
Ce qui l’avait excité davantage. Et lui avait donné l’occasion de monter tout
son petit numéro. C’est comme si je pouvais voir ses lunettes verrouiller leur
cible sur mon hijab en entrant dans sa classe.
Ce qui m’énervait le plus, c’était que les gens pensaient que l’islamophobie ne
concernait que de petits ou de grands faits de violence. Comme lorsque
quelqu’un se faisait arracher son hijab, se faisait vandaliser sa boutique, se
faisait attaquer ou se faisait même tuer.
Mais non, il existait aussi un autre type, un type bien plus répandu que le
premier, qui consistait en une accumulation lente et régulière de petits actes
emprunts de préjugés, ces coupures au sabre laser à base de « votre-peuple-est-
un-déchet » qui vous arrachaient des bandes de votre âme jusqu’à ce que vous
ne puissiez plus sentir votre cœur anesthésié.
Puis la rage s’emparait de vous, parce qu’il ne vous restait alors presque plus
rien de positif à l’intérieur.
Et la vérité éclatait en n : le monde n’avait aucun sens, et ne fonctionnait pas
pour vous.
Pas pour moi.
Et je savais qu’il ne fonctionnerait jamais pour moi, peu importe à quel point
je pouvais me battre ou me mettre en colère.
C’est ainsi que je me sentais en ouvrant la porte et laissai mon moi
nouvellement renvoyé entrer dans la maison.
Après le dîner, mon père frappa à la porte de ma chambre avant de l’ouvrir
non sans précaution. Il m’avait déjà servi un long monologue pendant le repas
(« La meilleure façon de faire taire ces islamophobes est de briller en société. Se faire
renvoyer est tout le contraire de briller en société ! Tu n’as pas envie de rejoindre ta
sœur et ton frère à l’université ? »), je me demandai donc ce qu’il me voulait à
présent. Sur mon lit, lovée dans ma douce et vieille couverture en lambeaux
répondant au nom de Binky, je laissai de côté la réponse que j’étais en train
d’écrire à Kavi, retirai mes écouteurs, mis en pause un épisode réconfortant de
e O ce que j’avais lancé sur mon ordinateur portable, et levai des yeux
interrogateurs vers mon père.
Il se caressa la barbe et se racla la gorge.
– Bon, je ne veux pas que tu prennes ça pour une récompense, mais tante
Natasha est au téléphone avec ta mère. Elle essaie de la convaincre de te laisser
venir plus tôt.
– À Doha ?
Je ne pus contenir ma joie et ma stupéfaction.
La couverture qui enveloppait ma tête tomba en arrière tandis que je
décroisai mes jambes.
– Qu’est-ce que tu veux dire par « plus tôt » ?
– Ta mère a regardé les vols et tu pourrais partir demain après-midi si on te
dépose à Chicago. Tante Natasha pense qu’au lieu de te morfondre ici, tu
devrais passer la semaine prochaine avec elle avant que ta mère vous rejoigne.
– Oh, je t’en supplie, je peux y aller ?
Je me débarrassai de ma couverture, sautai hors du lit, et allai chercher la
valise que ma mère avait mise dans ma chambre la nuit précédente en me
demandant de la préparer pendant la semaine, en prévision de notre voyage des
vacances de printemps, durant lequel nous devions rendre visite à sa sœur au
Qatar.
Mais cette nouvelle de dernière minute signi ait que j’arriverais
probablement à Doha le jeudi, tandis qu’il resterait aux autres encore une
semaine de cours avant les vacances !
En n, seulement si mes parents acceptaient l’idée de tante Nandy.
Je laissai tomber un des côtés de la valise rigide orange sur le tapis et
m’agenouillai pour l’ouvrir.
– S’il te plaît ? Je peux faire ma valise tout de suite ?
– Mais ce n’est pas une récompense, tu comprends  ? (Mon père croisa les
bras.) Il faudra que tu fasses tout ce que tante Natasha te demandera. Elle
travaille toujours, tu sais. Elle n’aimerait pas que tu lui causes des ennuis.
– C’est promis, papa.
Je laissai les deux côtés de la valise s’ouvrir et levai les yeux au moment où ma
mère arriva derrière lui. Elle avait un visage triste, si bien que je souris pour lui
montrer que je n’étais plus en colère contre elle.
– Je ne dérangerai pas tante Nandy. Je serai calme et obéissante.
Mon père et ma mère se regardèrent et s’échangèrent d’étranges expressions,
mi-amusées et mi-incrédules. Puis ma mère me dit :
– Le seul vol que tu peux prendre fait une escale à Londres. Ça m’inquiète
un peu.
– Maman, tout ce que je dois faire c’est sortir de l’avion et en attendre un
autre dans l’aéroport. Allez, s’il te plaît !
Elle se tourna vers mon père.
– Bon, ce ne sont que deux heures. Ce n’est vraiment pas si long que ça.
Il acquiesça.
Je ne pus m’empêcher de bondir sur mes pieds. Je leur s face, mes bras
légèrement ouverts, indiquant mon intention de les serrer dans mes bras.
Ce qu’ils rent, m’enveloppant de leur pardon. Ma mère parla, la tête enfouie
dans mes cheveux.
– Lorsqu’on reviendra de Doha, il ne te restera plus que quelques mois de
cours. Tu nous promets de faire de ton mieux jusqu’à la n ?
J’acquiesçai. Tout le monde avait une dé nition di érente de ce que « faire
de son mieux  » signi ait. Pour mes parents, cela voulait dire ne pas faire de
vagues.
Pour moi, c’était changer ce qui n’allait pas.
Mon père desserra son étreinte le premier, a n de pouvoir me parler.
– Souvent, voyager seul nous fait grandir. Peut-être que ce séjour à Doha est
exactement ce dont tu as besoin.
– J’essaierai de laisser la partie de moi en colère là-bas durant ces deux
prochaines semaines, répondis-je en retournant à ma valise.
Lorsque je levai les yeux, mon père et ma mère se regardaient de nouveau, si
bien que je ressentis le besoin d’insister sur ma promesse de rester calme.
– Je vous promets que je ne causerai plus de problèmes. De toute façon, ce
sera plus simple avec des gens un peu plus respectueux autour de moi.
L’argument des gens-un-peu-plus-respectueux ne fonctionna pas.
Pièce à conviction A  : la femme haineuse à côté de laquelle j’étais coincée
dans l’avion.
Nous volions depuis un peu moins de deux heures, et cette femme m’avait
déjà fait lever de mon siège quatre fois. J’étais en train de t’écrire par
intermittence, cher Merveilles et bizarreries, depuis que nous avions décollé, et
elle ne cessait de regarder ce que je notais.
J’avais promis à mes parents de ne pas provoquer de scandale, alors je m’étais
contentée de répondre par des sourires infatigables, mais à présent… J’allais
m’occuper d’elle.
Ainsi, cher journal, je te prie de recevoir ces mots d’arabe écrits en gros
caractères, qui la feront paniquer.
MERVEILLE : l’aIr
L’air, comme ce à travers quoi je vole. En n, ce à travers quoi vole l’avion
dans lequel je suis assise. L’air.
(Par ailleurs, l’air contient le signal cellulaire qui nous permettra à Kavi,
Ayaan et moi de continuer à communiquer a n de fomenter la chute de
M. Fencer.)

Oups, ce dernier point appartient plutôt à la catégorie bizarreries.


ADAM

JEUDI 7 MARS

MERVEILLE : lE tOucHer
Depuis que j’avais cessé d’aller en cours il y a deux mois, mon dortoir
universitaire s’était encombré petit à petit.
Une chance que mon colocataire, Jarred, ne soit pratiquement jamais là. Je
veux dire par là que c’est une bonne chose que sa petite-amie dispose de son
propre logement.
Les outils étaient posés de mon côté, la plupart du temps éparpillés sur mon
bureau, mais d’une façon ou d’une autre, les choses que je fabriquais nissaient
toujours par atterrir sur son bureau, attendant d’être achevées.
Sur le bureau de Jarred trônent en ce moment une horloge fonctionnelle
fabriquée à partir d’un vieil échiquier en marbre, avec des pièces d’échecs pour
a cher l’heure, attendant une deuxième couche d’enduit  ; une station de
recharge en plastique pour téléphone en forme de robot, attendant d’être
câblée  ; une petite bernache du Canada, sculptée en plein vol, fabriquée à
partir de copeaux de bois récupérés, attendant d’être peinte ; plusieurs parties
d’un casque de Boba Fett en mousse attendant d’être assemblées ; et également
dans l’attente d’être assemblé : un cadeau pour ma sœur, Hanna.
Hier, j’avais pris des baguettes en balsa pour les assembler en quadrillage à
l’intérieur de la boîte que j’avais déjà fabriquée. Tandis que se formaient des
compartiments carrés, lisses et à niveau, sans vis ni clou, je pensai à la sensation
du toucher.
Je pensai à la manière dont, sans la capacité de sentir le bois, le plastique, la
mousse, le métal ; sans cette sensation que me procurait la prise en main de la
scie japonaise et la secousse que je ressentais lorsque je sectionnais un l épais,
ou le bourdonnement qui parcourait mes doigts lorsque je ponçais… Sans tout
cela, alors je n’aurais rien, je ne serais pas heureux.
J’aimais le fait d’avoir toujours la capacité de toucher. Et que cela me
permettait de fabriquer des choses.
Voilà pourquoi, depuis le mois de janvier, depuis le début du deuxième
semestre, je m’étais consacré exclusivement à la fabrication d’objets.
J’avais abandonné les cours.
Je ne voulais pas manquer de temps.
En parlant de toucher, cela faisait bien longtemps que je n’avais pas eu un
contact humain volontaire. Un vrai de vrai.
En septembre dernier, j’avais serré mon père et ma petite sœur Hanna dans
mes bras à l’aéroport, avant de partir pour Londres.
Mon dernier toucher empli d’amour.
Techniquement, vous pourriez me dire, et les vendredis alors, Adam  ? À la
mosquée, après la prière, lorsque tout le monde se dit salam et se serre dans les bras,
y compris toi ?
Mais il s’agissait seulement d’accolades sommaires. Elles n’allaient pas plus
loin qu’un coup d’épaule de type « hé-je-t’ai-vu-mec ».
Il y avait un autre type de toucher  :  le toucher a ectueux. Et il était
extrêmement important – du moins pour quelqu’un qui ne rêvait que de cela.
Et je ne rêvais que de cela. Je n’avais pas arrêté d’y penser depuis que j’avais
réalisé à quel point cela remontait à longtemps.
C’étaient les marques au-dessus de mon lit, sous la couchette superposée à la
mienne, qui me rappelaient la dernière fois où j’avais tendu ma main à
quelqu’un. Ou bien que quelqu’un m’avait tendu la sienne.
La personne qui occupait la chambre avant moi avait compté les jours passés
à l’université tel un prisonnier dans sa cellule, en les gravant dans la latte de
bois sous le lit de Jarred et, une nuit, il y a de cela une semaine, en caressant les
encoches, je posai le doigt sur ce qui me rongeait intérieurement.
Je me rendis compte que cela avait fait son chemin, creusant des sillons en
moi, depuis un moment déjà.
Ce devait être un trou que je portais en moi depuis le début de ma première
année. (Même si je me demandais parfois si ce trou n’était pas présent depuis
bien plus longtemps que cela.)
De simples encoches gravées à l’aide d’un canif m’avaient révélé mon propre
vide intérieur.
Nous étions à présent jeudi matin, et je devais me lever et m’activer, mais au
lieu de cela, je levais le bras et caressais à nouveau ces encoches, me demandant
si les gens nissaient par s’habituer à ce sentiment.
Comme ils nissent par s’habituer aux autres choses tristes.
Quoi qu’il en soit, cette page est destinée aux merveilles, elle se doit donc
d’être positive.
Point positif  : c’est les vacances de printemps, et cet après-midi, je serai en
route pour Doha.
D’ici huit heures, je pourrai à nouveau serrer ma famille dans mes bras.
Montrer à mon père et à Hanna que je les aime.
Et être aimé en retour. Pendant quelque temps.
Ryan m’attendait dans la salle commune, assis dans un des fauteuils élimés,
un ordinateur portable ouvert sur ses genoux.
– Où est ta valise ?
Je haussai une épaule.
– Là.
– Un petit sac de voyage ? Pour deux semaines ?
Il ferma son ordinateur et le glissa dans son sac à dos avant de se lever.
– J’ai déjà des vêtements là-bas. Ça, ce sont juste des trucs dont je ne peux
pas me passer, dis-je en soulevant mon étui à guitare. Tu te souviens du petit
détour qu’on doit faire, pas vrai ?
– Oui m’sieur, le Rock Shop. Je savais pas que t’aimais le métal.
Je le suivis dans l’escalier, jusqu’à la porte donnant sur la ruelle, le seul
endroit où l’on pouvait espérer trouver de la place pour se garer, à condition
d’avoir un peu de chance.
– C’est pas vraiment le genre de truc que tu joues.
Je souris tout en gardant la bouche fermée.
Nous ouvrîmes la porte sur laquelle était inscrit avec de
nombreux cailloux. Le magasin n’avait pas de vitrine, si bien que la première
impression que l’on pouvait se faire des produits se trouvait littéralement sur la
porte.
Et cette porte révélait le reste des trésors que contenait la boutique. Des
roches, des cailloux, des pierres précieuses, des fossiles posés dans de petits
paniers de part et d’autre de la boutique minuscule.
Ryan me regarda.
– Qu’est-ce que c’est ? Pourquoi on est là ?
– C’est pour le cadeau de ma petite sœur, dis-je en riant.
– On aurait pu en trouver gratuitement près du bâtiment de maths, dit
Ryan en prenant une pierre grise quelconque d’un panier. Tu sais, toutes ces
pierres blanches qui brillent sur les pots de eurs devant ? (Il joua avec la pierre
dans sa main.) Trois balles pour ça ? Sérieux ?
Je me rendis directement au rayon des minéraux.
Hanna m’avait demandé de l’azurite, un minéral bleu, pour ajouter à sa
collection. Lorsque nous nous étions appelés sur FaceTime, elle m’avait montré
l’emplacement qu’elle lui avait préparé, et j’avais remarqué la vieille boîte de
Ferrero Rocher dans laquelle elle rangeait ses pierres préférées. Je savais qu’elle
aimait la boîte parce que ses compartiments étaient arrondis, ce qui la rendait
parfaite pour y disposer chacune de ses pierres, mais je m’étais imaginé à quel
point elle serait heureuse d’avoir un vrai présentoir à elle.
Comme celui que je lui avais fabriqué, et qui était désormais rangé entre mes
vêtements dans mon sac.
•••
Après un arrêt pour déjeuner, Ryan me déposa à l’aéroport. Je s enregistrer
l’étui contenant ma guitare, que j’avais soigneusement enveloppée dans du
papier bulle, priant pour qu’elle atteigne Doha en un seul morceau.
Puis, je trouvai un siège près de ma porte d’embarquement, posai mon sac
entre mes pieds et m’adossai au dossier en vinyle.
Un couple se tenait juste en face de moi, les bras enroulés l’un autour de
l’autre, visionnant quelque chose sur la tablette posée entre leurs genoux,
hilares.
Je me tournai vers la gauche et aperçus deux autres personnes qui
s’embrassaient près d’une borne de recharge d’appareils mobiles.
Je jetai un coup d’œil tout autour de moi. Ouaip, des couples, éparpillés ici
et là, partout.
Vacances de printemps obligent.
Je n’osais pas parler de mes déboires à Jarred, mon camarade de chambre, ou
à Ryan, mon ami le plus proche ici, à Londres. Ils étaient tous les deux engagés
dans des relations sérieuses et me diraient de faire de même.
Ils me diraient de me trouver une copine. Et de conclure.
Mais ça n’avait rien à voir avec les relations charnelles. (Même si ça devait
avoir un peu d’importance, quelque part.)
C’était bien plus que ça. Je sais que ça paraît étrange. Mais je suis comme ça.
D’ailleurs, Jarred et Ryan ne comprenaient pas pourquoi je ne désirais qu’une
seule et unique relation. Avec une seule et unique personne. Sans phase d’essai
ni demi-mesure. Mais je suis ce type de musulman.
C’était pour cette raison que je devais être sûr de moi dans une relation.
Avant de trop m’investir.
Et ça faisait vraiment peur, quand on y pensait. Ça semblait même
impossible. Comment rencontrer la personne faite pour vous ?
•••
Je n’avais rencontré qu’une personne que je croyais être la personne pour
moi. Elle faisait visiter l’université aux étudiants de première année, puis je
l’avais à nouveau croisée au laboratoire d’informatique, où elle travaillait en
tant qu’assistante. Je l’avais aperçue ensuite au dîner de bienvenue de l’Union
des étudiants musulmans. Nous avions commencé à nous parler toutes les
semaines, la plupart du temps au laboratoire ou aux réunions de l’UEM.
Je l’appréciais, car elle souriait aisément et elle avait dans la voix une certaine
assurance. Comme si elle était toujours sûre de ce dont elle parlait.
À la n du mois d’octobre, je m’étais décidé à lui demander si elle souhaitait
que nous apprenions à faire plus ample connaissance, et pas seulement aux
réunions de l’UEM. Mais en novembre, je reçus une nouvelle dont je ne
voulais pas.
Et lorsque j’avais en n pu me défaire de mes préoccupations du moment, elle
s’était envolée. Littéralement. Elle était partie au Liban durant les vacances
d’hiver, et en était revenue ancée.
Mais c’était tout de même une bonne chose. Elle n’aurait jamais pu être celle
qui m’était destinée.
Et, depuis la nouvelle tombée au mois de novembre, j’avais d’autres chats à
fouetter. Je m’étais alors entraîné à vivre en paix avec ce sentiment de solitude.
Je me frottai les yeux pour chasser les scènes de ces couples heureux de ma
tête puis, alors que je m’apprêtais à prendre mon ordinateur portable dans mon
sac de voyage pour me connecter à internet, une lle vint s’asseoir deux sièges à
gauche du couple qui me faisait face.
Elle portait un hijab qui était presque de la même couleur que l’azurite que
j’avais achetée pour Hanna. Il était d’un bleu éclatant.
Je suis presque sûr que c’est la raison pour laquelle elle attira mon attention.
Ça et le fait qu’elle ne quittait pas des yeux le téléphone qu’elle tenait dans ses
mains et sur lequel elle tapotait en vitesse. Pas même pour véri er que le siège
qu’elle occupait était vide, ni quand son bagage à main et que son manteau
tombèrent.
Elle ne toucha à rien, elle laissa même le sac à main à eurs qu’elle tenait
dans le creux de son bras glisser pour aller rejoindre ses camarades au sol.
Les poignées du sac à main plein à craquer se séparèrent pour en révéler le
contenu.
Un livre orange qui dépassait attira mon attention. Le titre, écrit à la main en
grosses lettres noires indiquait  :  JOURNAL DES MERVEILLES ET
BIZARRERIES.
Je dus laisser un son s’échapper de ma bouche en le lisant, car elle leva la tête
vers moi, le regard inquisiteur.
Je baissai les yeux sur ses pieds. Sur le chaos tout autour.
Elle baissa les yeux à son tour et sursauta, avant de poser son téléphone sur le
siège à côté d’elle et de récupérer ses a aires pour les installer correctement.
Je sortis mon ordinateur et le posai sur mes genoux – mais je mentirais si je
disais que c’était pour me rendre sur internet.
Au lieu de ça, protégé par mon regard xé sur l’écran de démarrage, mon
esprit était brouillé. Je me demandais comment, assise juste en face de moi, se
trouvait une personne qui possédait le même journal que le mien.

BIZARRERIE : lEs sEcrEts


Le genre de secret qui saisissait les gens aux tripes.
Le genre de secret qui gurait sur la feuille pliée dans mon sac de voyage, prêt
à embarquer dans l’avion pour Doha.
La raison pour laquelle je n’étais pas rentré pour les vacances de Noël.
La raison pour laquelle j’avais cessé d’aller en cours.
Après l’avoir reçu, en novembre, j’avais passé beaucoup trop de temps à la
plier et à la déplier, inlassablement, a n de l’examiner. Puis, un jour de
décembre, je l’avais repliée une bonne fois pour toutes.
Et je n’avais plus jamais posé les yeux sur cette nouvelle depuis ce jour.
ZAYNEB

JEUDI 7 MARS

BIZZARERIE : lEs rUmeUrs


J’avais voulu m’enfuir – peut-être même trouver cette chose illusoire que l’on
appelait la paix – mais je fus rattrapée par tout le reste.
Pièce à conviction A : les derniers messages reçus sur mes réseaux sociaux en
atterrissant à Londres.
Quelqu’un était parvenu à prendre mon petit mot en photo  –  Fencer ne
restera pas là. J’y veillerai personnellement. (Couteau mal dessiné à côté
de  #MangeonsLesVivants)  –  et l’avait envoyé à d’autres qui s’étaient ensuite
chargés de le repartager.
Certaines personnes trouvaient ça drôle, mais elles étaient minoritaires.
Fencer n’était pas particulièrement populaire, mais il n’était pas considéré
comme quelqu’un de méchant pour autant, c’est pourquoi la plupart des élèves
réagissaient avec des pouces en haut à l’annonce de mon renvoi temporaire.
Puis les mots en D et T commencèrent à apparaître sous mes di érents
pro ls.
Elle fait partie de Daech.
La lle de Daech aurait dû être renvoyée dé nitivement.
J’arrive pas à croire que Kerr a laissé la terroriste s’en tirer comme ça.
Espèce de salope terroriste.
Puis les commentaires ont dégénéré.
J’ai entendu dire que ton père avait rejoint Daech.
Quelqu’un devrait dire aux ics de fouiller sa maison.
Je l’ai déjà fait. Je l’ai dit à mon père qui est dans la police.
Ils ont déjà trouvé des trucs sur elle.
Puis je reçus une opée de messages privés d’Ayaan :
Qu’est-ce que t’as fait ?
Kavi m’a tout raconté.
Mais qu’est-ce que t’as fait ?
RENVOYÉE ?
ET tu fais tout foirer.
Et tu t’en vas à Doha ?
WTF Zayneb.
Ces messages a uèrent tandis que l’avion roulait sur le tarmac de l’aéroport
d’Heathrow et que mon téléphone avait retrouvé du réseau. Après avoir
débarqué et rejoint la porte d’embarquement de mon vol de correspondance
pour Doha, je pus commencer à répondre à Ayaan dès que je trouvai un
endroit pour m’asseoir.
Je me confondis en excuses, imaginant son visage triste, contemplant toutes
les preuves qu’elle avait rassemblées sur Fencer pendant si longtemps partir en
fumée.
Kavi m’avait déjà dit ce matin, après s’être excusée en larmes la nuit dernière
de sa part de responsabilité dans mon renvoi, qu’elle s’était excusée auprès
d’Ayaan pour avoir écrit #MangeonsLesVivants, ce qui aurait potentiellement
alerté Fencer sur ce qu’il se passait.
S’il recherchait ces mots sur Google, je suis presque sûre qu’il tomberait sur le
hashtag et qu’il verrait tous ces gens qui avaient perdu leur emploi à cause de
leur racisme. Il se sentirait traqué lui aussi et, pouf, il supprimerait alors toute
preuve de son activité en ligne.
Ces preuves mêmes qu’Ayaan recherchait activement.
Celles qu’elle devait remettre au conseil d’administration de l’école, parce
qu’ils ne croiraient probablement pas à ses captures d’écran, qui pouvaient être
aisément falsi ées sur Photoshop.
Oui, j’avais tout fait foirer.
Je ne cessai de lui présenter mes excuses, mais au fond de moi, je savais
qu’Ayaan ne me ferait plus jamais con ance.
Et dire que je pensais que ce qu’il s’était passé pendant le reste du vol pour
Londres avec la femme haineuse était terrible.
Lorsqu’elle s’était aperçu que j’écrivais en arabe dans toi, mon journal des
merveilles et bizarreries, elle n’avait cessé d’appuyer sur le bouton d’appel du
personnel de bord.
– Soit je change de place, soit c’est elle, avait-elle si é au steward venu à sa
rencontre. Elle me menace. Elle n’arrête pas d’écrire quelque chose sur moi.
Le steward, un homme aux cheveux noirs et aux lunettes blanches, m’avait
regardée.
– J’écris juste dans mon journal. Je ne vois pas en quoi c’est une menace,
avais-je répondu.
– Changez-moi de place tout de suite.
Elle avait commencé à rassembler ses a aires.
J’avais pris mes a aires, relevé ma tablette, et m’étais levée pour la laisser
passer. Elle s’était avancée devant moi, dans l’allée, les yeux rivés sur les autres
passagers, tout en secouant la tête de manière exagérée, dans l’espoir de susciter
de la compassion envers son triste sort.
– Madame, veuillez rester assise. Je ne vous ai pas encore trouvé une autre
place.
Le steward avait posé ses mains sur ses hanches et regardé dans l’allée.
Je m’étais retournée vers l’arrière de l’avion, m’e orçant de rester calme.
M’e orçant de ne pas remettre cette femme à sa place.
Ou même de me justi er auprès du steward.
Tu l’as promis à maman et papa.
Reste calme.
Tais-toi, Zayneb.
Certains passagers m’avaient regardée, et je leur avais répondu d’un grand
sourire. Peut-être que si j’avais l’air d’une adolescente musulmane souriante,
quelqu’un aurait proposé d’échanger sa place avec la femme haineuse, ou
même avec moi.
Personne n’avait bougé.
Je m’étais retournée, pour ne pas rendre la situation encore plus
embarrassante pour tout le monde.
– Asseyez-vous, s’il vous plaît, madame. Je reviendrai après avoir trouvé une
place, dit à nouveau le steward à la femme haineuse, dont le regard s’était
ensuite posé sur mon visage.
Peut-être avais-je l’air étrange, dans mes tentatives de paraître gentille, parce
qu’il avait légèrement secoué la tête avant de se diriger vers l’avant de l’avion.
La femme haineuse et moi étions restées debout, moi dans l’allée, elle devant
mon siège, de sorte que je ne pouvais même pas m’asseoir, et elle me tournait le
dos en regardant le steward partir à la recherche de davantage de «  confort  »
pour elle.
J’avais serré mes a aires un peu plus fort contre moi et regardé à nouveau le
visage des passagers  –  certains étaient inexpressifs, d’autres fronçaient les
sourcils, d’autres encore chuchotaient – tandis que mon estomac ne cessait de
se contracter.
La plupart d’entre eux croyaient probablement ce qu’ils avaient entendu ou
lu à propos des musulmans, dans les gros titres, dans les «  reportages  » des
journaux, dans les commentaires en ligne, ou via les rumeurs.
Y avait-il quelqu’un dans cet avion qui ne me regardait pas en se disant  :
perturbatrice ?
Ou pire encore, terroriste ?
La femme haineuse fut déplacée en première classe et, même si j’avais
désormais les deux sièges pour moi toute seule, j’étais demeurée crispée,
immobile, furieuse.
Puis, j’avais remarqué une lle de mon âge en face de moi, une rangée plus
haut. Elle dessinait dans un carnet de croquis, une boîte de crayons de couleur
sur les genoux, des écouteurs, de quoi grignoter et un animal en peluche.
La lle au carnet de croquis était blanche et blonde. L’apercevoir m’avait
déchiré le cœur.
La façon dont elle hochait la tête tandis que son pinceau se déplaçait en
rythme sur le papier, comme si elle était plongée dans une musique joyeuse
qu’elle seule pouvait entendre, même si ses écouteurs n’étaient pas sur ses
oreilles.
Une partie du manteau sur lequel elle était assise dépassait dans l’allée  –
 c’était mignon chez elle, mais chez moi ? C’était un comportement hostile.
La voir aller parfaitement bien, être complètement à l’aise avec son existence,
m’avait fait pleurer.
Bien sûr que cette lle avait certainement tout un tas d’autres problèmes.
Très probablement.
Mais lorsque les gens l’avaient aperçue pour la première fois, un tas de
ré exions merdiques ne leur était pas instantanément venu à l’esprit.
On ne la résumait pas à son manteau qui dépassait de son siège.
Ce qui pouvait certainement m’arriver si cela avait été mon cas. À cause de
toutes ces années de rumeurs sur les gens comme moi.
Je n’avais pas besoin d’ouvrir ma bouche ou de faire quoi que ce soit pour
que les gens me jugent. Il su sait que je naisse dans une famille musulmane et
qu’en grandissant, je veuille devenir un membre visible de ma communauté en
m’enroulant un tissu sur la tête.
Il su sait que je sois moi.
Les gens en colère ne sont pas connus pour pleurer en public. En général, ils
ne succombent pas aux manifestations de chagrin.
Mais j’avais laissé les larmes couler sans me soucier de qui pouvait les voir. Je
n’avais sangloté ni fait aucun mouvement. J’étais restée assise là, à pleurer en
regardant la lle blanche colorier joyeusement.
Peut-être était-ce à cause du soupir de Fencer dans le bureau de la principale
la veille, de la mention de mon renvoi dans mon dossier étudiant, et du fait
qu’Ayaan n’avait répondu à aucun de mes messages avant que je quitte la
maison cet après-midi.
Peut-être était-ce le fait d’imaginer la femme haineuse pro ter de la première
classe, récompensée de son comportement odieux envers moi.
Peut-être était-ce absolument tout, depuis trop longtemps.
Je succombais à la tristesse que j’avais réussi à tenir à distance. Et les
questions s’étaient enchaînées dans mon esprit :
Si j’avais été cette lle blanche et blonde, avec un journal, un stylo, des écouteurs,
un téléphone et un sandwich posés sur mes genoux, un café dans la main, est-ce que
la femme haineuse aurait fait claquer sa valise aussi violemment dans le
compartiment au-dessus de moi ? M’aurait-elle excusée de prendre du temps pour
me lever, en pensant à sa propre lle ou à sa petite- lle et au fait qu’il leur fallait
du temps pour rassembler leurs a aires ? Aurait-elle fait la conversation et aurait-
elle cherché à me connaître un peu  ? M’aurait-elle alors adressé un sourire
a ectueux comme venait de le faire le steward avec la lle au carnet de croquis en
passant devant elle à l’instant ?
Je m’étais contrôlée, seule dans un avion bondé, et avais fait mon deuil en
silence, avant de m’endormir pour le reste du vol.
Puis, cher Merveilles et bizarreries, j’avais atterris à Londres.
Elle fait partie de Daech.
La lle de Daech aurait dû être renvoyée dé nitivement.
J’arrive pas à croire que Kerr a laissé la terroriste s’en tirer comme ça.
Espèce de salope terroriste.

MERVEILLE…
Je n’arrive pas à en trouver une seule pour l’instant. Mais je sais que j’ai
promis de trouver une merveille pour chaque bizarrerie, alors…
O.K., d’accord, en voilà une : les garçons mignons.
Ou plutôt, le garçon mignon assis en face de moi au moment où j’écris. Il est
concentré sur son ordinateur portable, je vais donc le décrire.
Pièce à conviction A : le garçon mignon à l’aéroport.
Il est grand, ses jambes sont si longues que s’il ne les surélevait pas, il ferait
trébucher les gens qui passent devant son siège.
Il a l’air d’être d’origine asiatique, comme moi.
En n, une moitié de moi seulement, car mon père est originaire du Pakistan,
qui se trouve en Asie du Sud, mais la famille de ma mère est guyanaise (de mon
grand-père) et trinidadienne (de ma grand-mère), signi ant donc qu’elle est
d’origine antillaise, ces pays faisant partie des Caraïbes.
Ce garçon avait l’air d’avoir des origines d’Asie de l’Est – soit chinoises, soit
coréennes ou d’un autre pays – et quelque chose d’autre aussi.
Quelque chose d’autre, tout comme moi.
Je crois que ce qui déclencha immédiatement L’ALERTE AU GARÇON
MIGNON fut son visage anguleux, notamment sa mâchoire parfaitement
dessinée, et la façon dont il semblait inaccessible, même s’il dégageait quelque
chose d’accueillant.
La première fois que nos regards se croisèrent, ses yeux pétillaient.
Il a l’air ouvert.
Il a ce sourire paisible xé aux lèvres, même derrière l’écran de son ordinateur
portable.
Ses cheveux sont… passables, sans plus. Mais il vient de me voir le regarder à
plusieurs reprises, alors je vais m’arrêter là.
Et puis, si ma grande sœur, Sadia, avait été avec moi, elle m’aurait envoyé un
message en me disant : baisse les yeux comme une bonne musulmane, Zu-zu.
ADAM

JEUDI 7 MARS

MERVEILLE : lEs sOurIreS


Je regardai la première merveille que j’avais notée, celle de mon premier
journal des merveilles et bizarreries, celle que j’avais téléchargée sur mon
ordinateur portable et qui parlait des arbres. C’était au moment où je dessinais
des croquis dans mon journal, et je l’avais donc décoré de minuscules esquisses
de quelques spécimens d’arbres que l’on trouvait à Doha. Les notes suivantes
concernaient toutes un phénomène matériel, tel que le sable, les oiseaux, l’eau,
les pommes de terre, et il y avait aussi une longue note sur les pierres, au
moment où Hanna s’était prise de passion pour ces dernières. C’étaient des
pensées typiques de la part de quelqu’un qui adorait cataloguer les choses. Des
observations qui concernaient presque toutes exclusivement la nature.
Il était sûrement naturel que je passe à des choses moins tangibles à un
moment ou un autre. Et ce moment était arrivé l’an dernier, lorsque j’avais
commencé à remarquer les choses auxquelles je devais m’accrocher, les
merveilles que l’on ne pouvait pas tenir dans le creux de ses mains.
Comme les sourires. Et la manière dont un sourire sincère avait le pouvoir de
vous mettre instantanément à l’aise.
La lle au hijab bleu pétant cessa de pianoter sur son portable et sortit son
journal des merveilles et bizarreries, le posa sur sa valise et commença à écrire
sans s’arrêter, les sourcils froncés, sans même regarder autour d’elle de temps à
autre.
J’étais toujours autant sidéré par le fait que nous avions le même journal, et je
ne cessai de lui lancer des regards furtifs. Puis elle s’arrêta, le stylo aux lèvres, et
leva soudainement les yeux vers moi.
Par chance, je l’avais vu venir et pus détourner le regard à temps. Du moins
l’espérai-je. À un moment donné, j’eus le désir soudain d’engager la
conversation :
C’est bizarre, non, que l’on fasse exactement la même chose ? Noter les merveilles
et les bizarreries ?
Tu ne trouves pas ça complètement dingue ?
Mais je laissai passer l’occasion, puis vint le moment de prendre l’avion. Et le
sourire apparut.
Au milieu du vol, alors que je me levais pour me rendre aux toilettes, je
l’aperçus – assise à la toute dernière rangée, à une place isolée, presque en face
des toilettes. Elle avait allumé la liseuse au-dessus d’elle, de sorte qu’elle
baignait dans sa lumière, le visage – de grands yeux désormais cachés derrière
des lunettes rondes – illuminé.
Lorsqu’elle leva les yeux et vit mon grand corps s’avancer vers le fond de
l’avion, je lui s un signe de tête, je ne sais pour quelle raison.
Génial.
Un type louche dans l’avion.
Il me fallait justi er mon geste.
C’était tout simplement un signe de tête de musulman à musulmane, mais il
est vrai qu’en me regardant, elle ne devait probablement pas se douter que je
l’étais.
Sans signe distinctif comme une calotte ou autre, il était parfois di cile de
nous identi er, nous autres hommes musulmans.
Alors, tandis que j’arrivais au niveau de son siège, je lui lançai :  « As-salam
aleykoum » avant de disparaître dans les toilettes.
– Wa aleykoum salam, dit-elle tandis que j’émergeais de la cabine. Je ne
savais pas que tu étais musulman. Désolée.
Bam.
– Oui. Je le suis depuis l’âge de onze ans.
Les toilettes étaient reliées à une kitchenette, il y avait donc su samment
d’espace pour me permettre de lui faire face d’où je me trouvais.
– Comme ma mère, répondit-elle en inclinant la tête pour lever les yeux
vers moi.
– Ta mère aussi est musulmane depuis qu’elle a onze ans ?
– Non ! (Elle rit.) Elle s’est convertie lorsqu’elle a épousé mon père. En n,
juste avant de l’épouser. Lorsqu’elle avait la vingtaine.
– Ah oui, répondis-je, d’un ton empli de sagesse.
Je croisai les bras et observai l’allée centrale. Quelqu’un venait pour utiliser
les toilettes.
– Mais waouh, toi, à onze ans ? C’est la première fois que j’entends ça. (Elle
inclina la tête de nouveau, les yeux plus écarquillés que d’ordinaire.) Un enfant
qui se convertit.
Puis elle sourit, d’un grand sourire franc.
Je levai le menton vers l’homme qui se dirigeait vers nous.
– Je te raconterai peut-être l’histoire… à ma prochaine pause pipi ?
Elle rit de nouveau.
De retour à mon siège, je décidai que mon prochain voyage aux toilettes
aurait lieu dans quarante minutes. Je regardai un épisode d’une émission de
télé-réalité dans laquelle les participants devaient conduire des voitures qu’ils
avaient modi ées pour les rendre plus puissantes, puis je me penchai pour
récupérer mon journal dans mon sac de voyage.
Je devais lui montrer la couverture. Merveilles et bizarreries.
Plusieurs personnes attendaient désormais devant les toilettes, je rejoignis
donc la queue, avant de remarquer que la lle s’était endormie, les bras croisés
sur sa poitrine, la tête posée sur un oreiller qu’elle avait placé à côté du hublot.
Je détournai le regard  –  cela me paraissait étrange de regarder quelqu’un
dormir. Puis je regagnai mon siège.
•••
Lorsque j’y retournai une nouvelle fois, son siège était vide. Peut-être était-
elle aux toilettes.
Je rangeai le journal dans mon sac.
Je me dis que j’essayerais une dernière fois. Cela m’était égal si les gens autour
de moi pensaient que j’avais probablement la diarrhée ou autre, étant donné le
nombre d’allers-retours que je réalisais.
J’ignorais pourquoi je mourrais d’envie de lui montrer le journal – peut-être
pour qu’elle sache que nous étions deux ?
Non, je crois que c’était surtout pour revoir ce sourire.
Le personnel de bord bloquait l’allée avec le chariot des repas. Je s quelques
pas vers eux avant de retourner à mon siège.
J’avais pu apercevoir la lle au hijab bleu derrière le chariot. Elle visionnait
quelque chose sur l’écran en face d’elle, et ne m’avait donc pas vu.
Bien que j’avais décidé d’essayer une dernière fois, je m’endormis jusqu’à
notre atterrissage à Doha, et l’homme à côté de moi me donna un coup de
coude pour me réveiller. Je récupérai mon sac et rejoignis la queue pour sortir
de l’avion, en pensant à mon père et à Hanna.
L’aéroport de Doha était si silencieux que le vrombissement des roues des
valises accompagna ceux qui débarquaient en un bourdonnement général. Le
bruit nous suivit jusqu’au guichet des visas, puis jusqu’à la zone de livraison des
bagages.
Je regardai plusieurs fois autour de moi, mais ne vis pas la lle de l’avion.
C’était vraiment étrange. Premièrement, d’avoir vu son journal, et
deuxièmement, de ne plus penser qu’à cela.
Dans la zone de livraison, tandis que le tapis roulant vide attendait les
bagages, je plongeai la main dans la poche de mon jean et en sortis l’azurite.
Elle était un peu petite, mais c’était la plus bleu foncé de la boutique, et je
savais qu’Hanna l’apprécierait pour cette raison.
– Tu as trouvé quelque chose ?
La lle au hijab bleu. Et son sourire.
– Non, c’est seulement un cadeau pour quelqu’un.
Je lui montrai la pierre, espérant que mon visage ne s’était pas trop illuminé
en la voyant.
– C’est une spécialiste des pierres.
– Oh, cool, elle acquiesça, voilà ma valise.
Elle partit récupérer une valise orange sur le tapis roulant. Elle tira la poignée
vers le haut et glissa son bagage à main au-dessus, de sorte à n’avoir plus qu’un
seul bagage à tirer derrière elle.
Puis elle ne revint pas et se contenta de me saluer de la main avant de se
diriger vers les immenses portes automatiques de sortie.
Je ressentis le besoin de crier pour lui demander son prénom ou son pseudo
Instagram, mais l’endroit était beaucoup trop silencieux.
Je m’aperçus également que j’avais laissé ma guitare se promener sur le tapis
roulant. Je décidai de la laisser faire un tour supplémentaire.
Je marchai su samment vite pour la rattraper avant qu’elle ne passe les
portes.
J’ai seulement besoin de son prénom.
Les portes des arrivées s’ouvrirent pour révéler ceux qui attendaient. Et parmi
eux se trouvait Mme Raymond.
Je retournai au tapis roulant pour récupérer ma guitare.
Mme Raymond avait été ma professeure de CM1 à l’École internationale de
Doha.
J’ignorais ce qu’elle faisait à l’aéroport, mais sa présence me troubla.
Le papier plié dans mon sac à dos, celui qui contenait mon diagnostic,
s’envola et me frappa en plein ventre.
Ce n’est pas ce qu’il se passa littéralement, mais ce fut tout comme.

BIZARRERIE : lEs pRemIÈrEs iMprEssIonS


Comment décider si l’on aime quelqu’un ou non  ? Lorsque l’on rencontre
quelqu’un, il y a toujours un moment où l’on pense une de ces deux choses :
j’aime su samment cette personne pour avoir envie d’en apprendre un peu plus ou
STOP ! Ne cherche pas à connaître cette personne davantage.
En ce qui me concerne, j’ai besoin de voir cette personne au moins quatre
fois avant de savoir. J’aime laisser les choses se dérouler naturellement, c’est
pourquoi je me e rarement aux premières impressions. En général, je suis
plutôt du genre à me er à la quatrième.
Les premières impressions ne révèlent rien. Elles ne parlent que de vous  –
  en n, de la personne qui regarde celle qu’elle a en face, qui l’écoute, qui
l’observe  –  et de votre façon de jauger l’autre à la lumière de votre propre
subjectivité.
Je crois que ce que je voulais vraiment dire, c’est que ce n’était pas grave si je
n’avais pas obtenu son prénom.
ZAYNEB

VENDREDI 8 MARS

BIZARRERIE : lE fRoiD
J’étais de bien meilleure humeur en me réveillant. Le vol de Londres à Doha
se déroula dans le calme – à l’exception du moment où le garçon mignon de
l’aéroport me grati a d’un « salam » ! – et les trois épisodes que j’avais regardés
de Sweet Tooth, une émission de pâtisserie accompagnée seulement de musique,
et dans laquelle l’on suivait la préparation étape par étape de desserts
sophistiqués, avaient réussi à m’apaiser.
Puis, il fut temps de retrouver tante Nandy  ! L’étreinte dans laquelle elle
m’enveloppa dès que je passai les portes des arrivées faillit m’emporter.
Tante Nandy était la sœur cadette de ma mère, mais elle était plus grande
qu’elle et avait le visage plus anguleux, avec une mâchoire proéminente et un
grand sourire. D’aussi loin que je me souvienne, elle avait toujours porté une
coupe à la garçonne.
Elle était très terre à terre, mais incroyablement gentille.
Tout au long du trajet de l’aéroport jusque chez elle, je l’écoutai me dire à
quel point je lui avais manqué, qu’elle avait regardé toutes mes stories
Instagram (note à moi-même  : me souvenir de ça), parfois plusieurs fois à la
suite, et qu’elle avait eu l’impression d’avoir gagné au loto lorsque mes parents
avaient accepté que je vienne la voir plus tôt.
En d’autres termes, je fus submergée par une vague d’amour.
Un garçon mignon qui m’avait dit salam, avoir dévoré des pâtisseries des
yeux pendant le vol, tante Nandy qui me confessait son amour – tout cela me
t presque oublier le désastre de mardi dernier.
Toutefois, même si tante Nandy se montrait chaleureuse et joviale, son
appartement quant à lui était loin de l’être.
Pièce à conviction A : les endroits peu accueillants.
Son appartement était hostile, immaculé et impitoyable. Chaque pièce était
dotée de fenêtres s’étendant du plafond au sol en marbre. Les dessus de table
en verre et les surfaces ré échissantes en acier disposés de part et d’autre de
l’appartement accentuaient l’aspect froid de l’endroit.
C’était comme si un homme austère dans un costume impeccable avec des
boutons de manchette vivait ici, et non une tante souriante et bavarde qui
m’appelait Zoodles.
Hier soir, j’avais déposé mes bagages dans la chambre d’amis minimaliste –
 meublée d’un lit avec des draps blancs à côté duquel se trouvait une immense
armoire à portes miroir, sans boutons ni poignées  –  et j’avais rapidement
ouvert ma valise pour en sortir quelques articles essentiels.
Je savais que ce serait une bonne idée de prendre Binky et Squish avec moi.
Maintenant que je me trouvais ici, avoir des choses à câliner était d’une
importance capitale. Surtout depuis que mon âme avait été vidée ces derniers
jours.
Tandis que je posais Squish sur la table de nuit, je me rendis compte qu’en le
voyant pour la première fois, quelqu’un pourrait avoir un haut-le-cœur et le
prendre du bout des doigts pour le jeter dans la poubelle la plus proche. Mais
lorsque l’on observait attentivement la peluche, au-delà de sa fourrure gris
brunâtre emmêlée et de ses oreilles écrasées (d’où son nom), cinq lettres se
rejoignaient pour former le mot : A-M-O-U-R.
Squish n’était pas un animal en peluche à proprement parler, mais une sorte
de croisement entre un poisson-globe (rond et tacheté avec des yeux globuleux
et des lèvres épaisses), un éléphant (un museau allongé) et un chat (des oreilles
dressées  –  du moins autrefois, avant d’avoir été déformées par un excès de
baisers).
Squish avait été ma première chose en peluche.
J’ignorais si quelqu’un d’un peu étrange me l’avait o ert lorsque j’étais bébé,
ou si mes parents l’avaient trouvé lors d’une vente d’animaux en
peluche victimes de défauts de fabrication (ils ne se souvenaient pas non plus
de son origine). Mais la chose la plus importante au sujet de Squish, c’était
qu’il s’agissait de la première chose que j’avais appris à aimer, après mon père et
ma mère, évidemment.
Avant que ma sœur, Sadia, ou mon frère, Mansoor, ne m’apparaissent sous la
forme d’êtres à part entière, Squish avait été là, solide et able, prêt à recevoir
mes larmes et mes peurs, prêt à absorber ma rage et mon désarroi.
Allongée dans mon lit en ce moment même, je n’étais pas encore prête à me
réveiller complètement pour entamer une nouvelle journée. Je saluai Squish
posé sur la table de nuit, et remontai Binky la couverture, mon second
indispensable douillet, jusqu’à mon menton.
Soupir. Vieille, douce et confortable. Tout comme Daadi, ma grand-mère
paternelle qui l’avait tricotée pour moi quand j’avais cinq ans.
Et qui était décédée en octobre dernier, au Pakistan.
Depuis toujours, elle avait vécu six mois de l’année avec nous à Springdale et
six mois au Pakistan. Chaque année, elle nous quittait en novembre pour y
passer les mois d’hiver, mais l’année dernière, elle avait voulu partir plus tôt
a n d’assister au mariage d’une de ses petites-nièces. Même si mon père s’y
était opposé.
Il s’inquiétait toujours lorsque Daadi faisait quelque chose de di érent.
Comme lorsqu’elle quittait la ville d’Islamabad, dans laquelle elle vivait au
Pakistan, pour n’importe quelle raison – mariage ou non.
Je ne connaissais pas les détails exacts de la façon dont elle était décédée, mais
je savais que cela avait quelque chose à voir avec un accident de voiture. Mes
parents a rmaient qu’ils ne savaient pas tout.
Je me demandais s’ils n’essayaient pas simplement de nous protéger nous,
leurs enfants. Toute notre famille avait été anéantie pendant des mois.
Je fermai les yeux et ramenai la couverture blanche et douce comme du poil
de lapin sur mon nez, la remontai même au-dessus de mes yeux, essayant de
visualiser le visage de Daadi dans ma tête. Des cheveux noirs grisonnants,
séparés en une raie et rassemblés chaque jour en une queue-de-cheval lâche à
l’arrière de sa tête, un regard paisible et attentif, et un sourire discret qui ne
faiblissait jamais  –  ces traits se tissaient, allant et venant sur la toile de mon
esprit.
Mais l’image de ses mains demeurait indélébile. Parce qu’elles avaient
toujours été en mouvement. Elles s’approchaient de mon visage pour le bercer
dans un doux salut lorsque je rentrais de l’école. Elles me tendaient de la
nourriture pour que je la goûte. Elles me tricotaient des vêtements d’hiver dans
un mélange de couleurs de Gry ondor et de Serpentard, comme je lui
indiquais chaque fois qu’elle me demandait ce que je voulais.
Et, avant cela, elles m’avaient tricoté Binky.
Si je l’avais vue avant de quitter la maison – si j’avais senti ses bras autour de
moi – aurais-je pleuré si facilement dans l’avion qui m’avait amenée ici ? Son
étreinte m’aurait-elle transmis un peu de son calme  ? Car elle était l’essence
même de la paix, c’était l’âme la plus pure, la plus douce et la plus gentille que
je connaissais.
Elle me manquait terriblement.
Pièce à conviction B : la nourriture froide.
Alors que je me préparais à me rendormir, tante Nandy, plus grande, mais
également plus bruyante que ma mère, me t sursauter en chantant une
chanson à propos de quelqu’un qui l’avait quittée, qui l’avait blessée, qui était
maintenant de retour, quand bien même She will survive !
Je sortis du lit, attrapai mes lunettes – il était beaucoup trop tôt pour mettre
mes lentilles de contact – et ouvris la porte de la chambre d’amis.
– Oh no, not I ! I will survive  ! chantait-elle en sortant de la cuisine, une
assiette d’œufs brouillés dans la main.
Elle m’aperçut, l’air hagard, à peine réveillée.
– Bonjour, Zoodles ! Tu aimes toujours les œufs, n’est-ce pas ? Parce que je
les ai cuisinés de trois façons di érentes.
J’acquiesçai et entrai dans l’espace salon-salle à manger. Au centre de la table
se trouvaient de petites assiettes remplies de nourriture.
– Merci. Tu chantes toujours comme ça le matin, tante Nandy ?
– Seulement le week-end, après neuf heures. Et seulement les meilleurs
tubes des années  70. C’est la faute de ton grand-père, désolée. (Elle tira une
chaise pour moi et tapota sur l’assise.) Tes œufs, tu les veux façon pain perdu,
brouillés ou en omelette ? Ah, et tu préfères le centre commercial ou le souk ?
– J’ai du mal à émerger. Le décalage horaire m’a fatiguée.
Je m’assis devant le pain perdu, qui m’incita rapidement à en prendre une
bouchée. Il faisait étrangement froid.
– Je pensais que tu ne cuisinais pas. Maman m’a même prévenue de ne pas
te demander quoi que ce soit. Elle m’a dit de me faire moi-même à manger.
Qu’est-ce qu’il s’est passé ?
– Je suis ravie que tu abordes ce sujet dès maintenant. O.K., il est temps de
passer aux modalités de ton séjour à Doha. Je ne prépare que le petit-déjeuner,
et il y a généralement beaucoup de choix, comme ce matin, dit-elle en
indiquant les assiettes de tomates rôties, de pommes de terre bouillies, de
yogourt accompagné de muesli, de cubes et de tranches de fromage, de
plusieurs types de noix décortiquées, de concombres, de céleri et de poivrons
verts coupés en morceaux, d’oranges, de gues, de raisin, sans oublier les œufs
susmentionnés. Mais ensuite, il n’y a plus rien avant que je commande à
manger ou qu’on sorte pour dîner. C’est une sorte de bu et, où tu peux venir
grignoter dès que tu as un petit creux.
– Donc pas de déjeuner ? (Mon ventre se mit à gronder par anticipation.)
J’aime bien déjeuner.
– T’inquiète pas ! J’ai collé une feuille sur le réfrigérateur avec les noms des
restaurants locaux qui livrent ici et les informations pour commander. Tu
n’auras qu’à aller sur internet et commander ton déjeuner quand je serai au
travail. (Elle me donna un coup de poing dans le bras.) Je vais pas te laisser
mourir de faim. J’ai entendu dire que les ados étaient des créatures voraces.
– Ça tombe bien, pendant les vacances, j’adore faire la grasse matinée,
manger plein de trucs et sortir tard le soir.
Je déchirai un bout du pain perdu avec mes dents pour souligner ma nature
sauvage.
– Alors tu vas adorer Doha. C’est très animé la nuit, surtout le souk.
– C’est ce que j’ai retenu de mon dernier séjour. Tu te souviens quand
j’avais tellement fait de shopping que maman avait dû acheter plus de bagages ?
J’avais dix ans la dernière fois que j’étais venue, mais ce fut l’un de mes
voyages préférés, j’en avais donc conservé énormément de souvenirs. Tante
Nandy avait travaillé à Dubaï et dans d’autres endroits du golfe Persique, mais
c’était à Doha qu’elle était restée le plus longtemps. Elle disait que c’était une
ville « moins trépidante, mais très branchée ».
– Ce qui m’amène à la deuxième partie des modalités. Quand je serai au
travail, tu pourras te déplacer comme tu veux en utilisant mon compte Uber.
– Il n’y a pas de bus ?
– Le réseau de bus n’est pas le meilleur ici, ma petite, mais, hourra, on aura
bientôt un métro !
Tante Nandy m’adressa soudainement un grand sourire, ressemblant
désormais à ma mère – leurs lèvres s’a naient de la même façon, se rétractant
presque à l’intérieur, laissant apparaître deux rangées de dents alignées.
– Je suis si contente que tu sois là, Zoodles ! Plus tôt que ta mère, je veux
dire ! ON VA S’ÉCLATER MA CHÉRIE !
Elle se pencha vers moi, me donna un autre coup de poing dans le bras, puis
retira sa main pour me faire un high ve.
Je m’arrêtai de grignoter le coin d’un cube de fromage et lui tapai dans la
main.
– On peut sortir ce soir ? Au souk ? Pour faire du shopping ?
– Ah, non. Désolée chérie. Ce soir ce ne sera pas possible, on est invitées à
une fête.
Elle se prépara une assiette avec un peu de tout, mais disposa les aliments en
cercle, de sorte à former une étrange eur, avec un bout d’omelette au centre.
– J’essaie de manger sainement. Je veux avoir éliminé toutes mes toxines
d’ici la n de l’été.
J’attrapai une assiette et arrachai un morceau de l’omelette pour la goûter.
Elle était froide, elle aussi.
Tante Nandy emporta son assiette sur le canapé en cuir noir du salon
adjacent à la salle à manger. Elle replia ses jambes sous elle en s’asseyant, se
saisit de la télécommande et me regarda tout en allumant la télévision.
– Si tu veux, on peut aller au souk maintenant et rentrer à temps pour se
préparer pour la fête ?
– Non c’est pas grave, je vais retourner me coucher. C’est encore le milieu
de la nuit à la maison. Merci pour le petit-déjeuner. Je le réchau erai et le
prendrai quand je serai vraiment réveillée. (Je me levai.) À propos de la fête…
est-ce que je dois vraiment y aller ? L’invitation n’est pas seulement pour toi ?
– Je croyais que tu avais dit que tu aimais sortir le soir  ? Ce n’est pas
uniquement pour moi. Les autres enseignants viennent avec leur famille,
répondit tante Nandy.
– Oh, c’est un truc d’école ?
Je fronçai les sourcils. Je n’avais vraiment plus envie d’y aller, à présent. J’avais
eu ma dose d’école.
Mais j’imaginais que c’était ce qu’il devait arriver en passant ma semaine de
renvoi avec une prof d’école internationale. Et tante Nandy avait fait l’e ort de
m’accueillir au lieu de me laisser ruminer à la maison, ce qui signi ait que je
devais me montrer reconnaissante envers elle. Elle était occupée à regarder une
course automobile et n’avait pas vu mon froncement de sourcils, alors je
détendis mon visage rapidement.
– T’inquiète pas, la fête sera sympa. (Elle se tourna vers moi.) Il y aura
beaucoup de gens de ton âge.
Voilà ce que tu as loupé, compte-rendu n° 1 par Kavi Srinivasan ; catégorie : pour info.
Destinataire : Zayneb Malik.
Fencer a parlé de la rage en classe, à quel point c’était une émo on destructrice.
Il a dit qu’elle était à l’origine de beaucoup de problèmes dans le monde, en
par culier du terrorisme et des génocides. Il a dit qu’il voulait s’excuser auprès de
tout le monde pour la façon dont la rage avait perturbé son cours hier.
Je frappai furieusement les touches du clavier de mon ordinateur portable :
Donc je représente le terrorisme et les génocides ?
Je n’ai pas ni.
Noemi, la blonde de l’équipe de crosse, a levé la main et a demandé si, selon lui,
la rage pouvait être jus ée.
Il a répondu que non, dans un monde idéal, mais il a reconnu que nous ne vivions
pas dans ce monde et que nous nous me ons donc en colère pour tout un tas de
choses.
"Et la rage d’être vic misé ?" a poursuivi Noemi.
Il a répondu que parfois, la vic misa on était imaginée, que c’était un problème
de percep on.
(Je suis presque sûre d’avoir entendu un pe t groupe de personnes réagir en
soupirant.) Noemi a ensuite dit qu’elle étudiait les agressions sexuelles pour son
projet d’arts et elle a insisté sur le fait que ce n’était PAS un problème de
percep on.
Il a répondu : "BIEN SÛR QUE NON ! JE PARLE DE CE QUI S’EST PASSÉ EN COURS
HIER AVEC UNE ÉLÈVE QUI S’EST SENTIE DANS SON DROIT DE MENACER UN
PROFESSEUR PARCE QUE DE SIMPLES FAITS L’ONT MISE HORS D’ELLE."
Il l’a vraiment dit en criant. Puis la cloche a sonné, et Noemi a murmuré "Connard"
en partant.
Donc, je répète, je représente le terrorisme et les génocides ?
Et de simples faits t’ont mise hors de toi. N’oublie pas ce e par e.
Tu sais quoi ? Je vais à une fête ce soir. C’est une fête nulle, mais c’est une fête quand
même. Et je vais oublier ce démon de Fencer.
Et, en référence à ma précédente tentative ratée de dessin de couverts,
j’ajoutai une longue le d’émojis couteau et fourchette pour clore notre
communication.
Pour me rendre à la fête nulle, j’en lai un des plus beaux vêtements que
j’avais apportés : une chemise beige à manches évasées. Je l’accompagnai d’un
jean et d’un hijab en mousseline de soie bleu foncé, et tante Nandy, elle aussi
en jean et en tunique, me dit que j’étais superbe.
Elle enroula un châle autour de ses épaules avant de quitter l’appartement.
Elle n’était pas musulmane, mais peut-être qu’après avoir vécu si longtemps
dans les pays du golfe Persique, elle avait ni par s’habituer aux foulards.
– Tous les ans, la semaine juste avant le début des vacances de printemps,
David, le directeur de l’école, réunit tout le monde chez lui. C’est comme une
fête pour nous dire : « Merci, d’avoir survécu jusqu’ici ».
Tout en conduisant, tante Nandy continua à me décrire les personnes qui
seraient présentes et à me dire à quel point elle aimait cette école par rapport
aux autres écoles internationales où elle avait enseigné, mais je me perdis dans
son ot de paroles.
J’observais Doha de nuit.
C’était un étrange mélange d’architecture futuriste incroyablement glamour
et de blocs de béton industriels dans lesquels se trouvaient des appartements.
Et, puisque la ville était située dans un pays à majorité musulmane, l’ensemble
du paysage était également parsemé de èches et de dômes de mosquées
traditionnels.
C’était comme si l’ancien, le nouveau et l’avenir se rejoignaient dans une
petite explosion, car des débris de construction se trouvaient également ici et
là, lesquels contrastaient avec l’aspect clinquant de certains quartiers.
J’observai de plus près et remarquai qu’il y avait énormément de constructions
en cours. Dans un rayon d’un kilomètre depuis l’appartement de tante Nandy,
je comptais dix grues.
Peut-être étais-je une personne un peu étrange, car je préférais les bâtiments
anciens aux nouveaux. Il y avait quelque chose d’invitant et même de
réconfortant dans les dômes ronds que nous croisions sur le chemin.
Peut-être que j’en avais ni avec la froideur. Avec les personnes froides, en
particulier.
Je désirais être entourée de chaleur.
Je baissai la fenêtre et laissai l’air chaud me caresser le visage. Puis, je
m’enfonçai dans mon siège, fermai les yeux et écoutai tante Nandy chanter une
chanson me demandant si j’avais déjà vu la pluie.
MERVEILLE : lA mUsiQue dEs aNnÉeS sOixAntE-dIx
Pièce à conviction A : « Have You Ever Seen the Rain? »
Lorsque la chanson prit n, elle la remit à nouveau, augmentant cette fois le
volume.
Au bout de la troisième écoute, je me surpris à chanter le refrain qui parlait
de la pluie en regardant par la fenêtre, tandis que nous nous arrêtions à un feu
rouge. Trois hommes dans un SUV à côté de nous, qui portaient des shemaghs
à cordons noirs sur la tête, la coi e traditionnelle des Arabes du Golfe,
pensaient que je leur posais une question. Le conducteur baissa sa vitre pour
véri er.
Tante Nandy se mit à rire, ce qui m’encouragea à chanter encore : « Have you
ever seen the rain? » par la fenêtre. Les hommes eurent l’air perplexes puis, riant
à leur tour, remontèrent leur vitre. Réalisant que je venais de leur demander
s’ils avaient déjà vu la pluie dans un pays sec et désertique, je me mis à glousser,
ne m’arrêtant que pour reprendre mon sou e et crier le mot « RAIN ! » chaque
fois que le groupe le prononçait.
J’étais euphorique, libre des regards interrogateurs, heureuse d’être entourée
de gens qui ne me regardaient pas bizarrement en raison de la façon dont je
m’habillais, pour mon apparence musulmane, mais seulement parce que je me
comportais étrangement.
Et c’est ainsi que j’arrivai à la fête, un grand sourire aux lèvres, couronnant le
bonheur qui commençait à m’envahir.
Et c’est ainsi que le garçon mignon de l’avion m’ouvrit la porte.
Le garçon mignon de l’avion était le garçon mignon de l’aéroport qui était le
garçon mignon à la porte de cette fête à laquelle je ne voulais pas aller.
Je ottai dans la maison, portée par un bouillonnement intérieur euphorique.
Peut-être que cette fête allait bien se passer, après tout ?
Peut-être que je pouvais en n baisser la garde et essayer d’être heureuse, et
LIBRE ?
ADAM

VENDREDI 8 MARS

MERVEILLE : lEs cOÏnCidEncEs


Ou, dans ce cas précis, peut-être devrais-je appeler cela de la sérendipité ?
Il me faudrait préciser que l’apparition de la lle de l’avion sur le pas de ma
porte fut un événement heureux.
Appelons donc cela de la sérendipité.
Parmi le nombre in ni d’événements possibles, c’était celui-là qui s’était
produit : la personne à laquelle j’avais pensé hier soir en déballant et en jetant
mon journal dans un tiroir de la commode, me demandant comment et quand
elle avait commencé son journal, cette personne se tenait ici et me regardait, le
plus grand des sourires sur son visage, la surprise dans ses yeux.
À côté d’elle se tenait Mme  Raymond. Je suis presque sûr que cela t
légèrement faiblir mon sourire de bienvenue.
Je savais qu’elle devait venir aujourd’hui, ce n’était donc pas aussi grave que
de la voir hier, à l’aéroport. J’eus tout de même l’impression que mon cœur
manqua un battement.
Le simple fait de l’apercevoir me rappelait le décès de ma mère.
– Adam ! Quel plaisir de te voir ! (Mme Raymond t un pas à l’intérieur et
me tendit ses deux bras.) Comment ça se passe l’université ?
– Ça se passe bien. Merci de vous en soucier, Mme Raymond. Je suis
heureux de vous voir.
Je tendis la main pour prendre son châle.
– Non, je vais le garder avec moi. On reste dehors non  ? Il fait un peu
frisquet. (Elle regarda la lle qui s’était avancée derrière elle, ce grand sourire
éblouissant toujours sur son visage, ses joues roses.) C’est le problème de Doha,
les nuits peuvent être fraîches à cette période de l’année, surtout quand on est
près de l’eau. Adam, voici ma nièce, Zayneb, c’est la lle de ma sœur. Elle est
venue de l’Indiana pour passer ses vacances de printemps ici. Zayneb, voici
Adam, le ls du directeur de mon école. J’étais sa maîtresse quand il était haut
comme trois pommes.
Pendant une seconde, je me demandai si je devais lui dire que nous nous
étions déjà rencontrés.
Zayneb et moi.
Ou cela devait-il rester entre nous ?
– Tu ne me croiras jamais, tante Nandy. On s’est déjà plus ou moins
rencontrés dans l’avion pour venir ici, dit Zayneb en souriant.
– Non, sérieusement  ? (Mme  Raymond inclina sa tête en arrière.) C’est
incroyable. Quelle coïncidence !
Je me doutais bien que c’est ce que dirait Mme Raymond.
– Ouais, répondis-je en acquiesçant, me demandant pourquoi les choses
avaient pu prendre une tournure aussi étrange.
Il y avait de ça une minute, j’avais cru sentir une lumière vive s’allumer en
moi au moment d’ouvrir la porte.
Je me tenais à présent debout, dans ma maison à Doha, face à une lle que
j’avais remarquée pour la première fois à Londres, sur un autre continent, me
demandant ce que j’allais bien pouvoir lui dire.
Je n’arrivais pas à y croire : j’avais essayé de lui parler tant de fois hier – même
à l’aéroport, avant qu’elle ne s’enfuie – et elle se trouvait désormais ici, dans ma
maison.
Mais rien ne sortit de ma bouche. Majordome. Portier.
C’était mon rôle ce soir.
Oui. Tiens-t’en au plan, Adam.
Et puis… plus tard… tu pourras lui parler… Zayneb.
– Tout le monde est dans la cuisine ou dans le patio. (Je les conduisis à
travers le couloir.) Il y a aussi du monde ici, ajoutai-je en désignant le salon en
contrebas, sur la droite.
– Très peu pour moi. Je vais là où se trouve la nourriture, dit Mme Raymond
en continuant d’avancer. Zayneb, amuse-toi bien.
– Qu’est-ce que tu veux dire  ? (Zayneb s’arrêta à l’entrée de notre grande
cuisine qui bourdonnait d’invités.) Tu veux dire que je ne peux pas venir avec
toi ?
– Bien sûr que si, Zoodles, mais Adam peut aussi te montrer où sont les
jeunes, pas vrai Adam ?
– Bien sûr. Mais je pense que tu devrais d’abord prendre de quoi manger.
C’est probablement la meilleure chose de cette fête. (J’adressai un signe de tête
à Zayneb.) C’est triste à dire, mais c’est vrai.
– D’accord, alors dis-moi ce que je dois essayer. (Elle pénétra dans la cuisine
et se tourna vers moi, qui me tenais toujours dans le couloir.) Ma tante m’a dit
que ton père servait de la nourriture intéressante.
Je la suivis.
– Il a commandé des plats d’Inde du Sud ce soir. Il faut que tu essayes le
masala dosa. C’est une sorte de crêpe avec des pommes de terre épicées. Ce
sont mes préférées.
– C’est trop marrant ! Ma meilleure amie est tamoule, et j’en ai déjà mangé
des tonnes de fois. (Elle saisit une assiette et y déposa deux gâteaux de riz ronds
et spongieux.) J’adore les idlis. C’est ce que je préfère. Tu verses le sambar par-
dessus pour que l’idli s’en imprègne, et le goût est incroyable.
Elle versa une louche de curry de légumes sur son riz. Le plat avait été placé
sur un réchaud, ainsi, lorsqu’elle reposa la louche dans la casserole, des volutes
de vapeur épicée vinrent parfumer l’air entre nous.
Je pris une assiette et me servis des dosas et des pommes de terre.
– Ça ne me fera pas de mal de manger un peu, moi aussi. J’ai besoin
d’énergie pour faire le portier.
– Ça a l’air tellement bon. (Zayneb prit un peu de sauce dans une cuillère
et la goûta.) Et ça l’est.
Nous nous tînmes là, pendant une minute, à manger sans dire un mot. Puis
elle s’arrêta pour me regarder.
– Bon, où sont tous ces gens que ma tante veut me faire rencontrer ?
– Ils sont surtout dehors. Je vais te montrer le chemin, mais moi je dois
rester dans le coin pour surveiller la porte.
Nous nous dirigeâmes vers le salon avec nos assiettes, Zayneb regardant en
chemin les photos sur les murs en stuc, principalement des photos à sujet
unique qui avaient été prises par mon père.
Elle s’arrêta devant le gros plan d’une abeille, puis leva les yeux vers les
poutres en bois sombre au plafond.
– J’aime bien ta maison. Elle ressemble à l’idée que je me fais d’une villa
espagnole. Comme les histoires qu’on lit où les gens vivent dans de jolies villas,
tu vois ? C’est ce que j’imagine.
J’ignorais pourquoi, mais lorsqu’elle dit cela, la lumière se ralluma en moi,
comme elle l’avait fait à la porte d’entrée.
Elle était plutôt ouverte. Ça ne la dérangeait pas de partager ce qu’elle aimait.
Je ressentis le besoin de lui montrer le meilleur endroit de notre maison.
– Alors je pense que tu vas aimer ça.
Après avoir franchi les deux marches du salon, je lui indiquai le côté gauche,
là où une rangée de trois portes-fenêtres en forme d’arche s’ouvraient sur notre
grand patio pavé, au-delà duquel se prolongeait une pelouse parfaitement
entretenue. Par-delà tout cela se trouvaient des marches menant à une
promenade au bord du golfe Persique, d’où l’on apercevait les voiles blanches
des petits yachts et des boutres traditionnels qui constellaient la baie à
l’horizon. C’était ma vue préférée, surtout par une nuit comme celle-ci, lorsque
les étoiles scintillaient dans le vaste ciel sombre.
– Oh mon Dieu. C’est magni que !
Elle posa son assiette sur une table qui se trouvait sur le côté et se dirigea vers
les portes du milieu.
La sonnette retentit, et je posai mon assiette à côté de la sienne a n d’aller
ouvrir.
Lorsque je revins après avoir accueilli les derniers invités, elle et son assiette
avaient disparu.
Une fois sur le patio, mon devoir de portier e ectué, mon père me t signe
de le rejoindre à l’endroit où il se trouvait avec quelques invités.
– Adam, viens dire bonjour à ces nouveaux professeurs de l’EID. Je vous
présente mon ls, Adam.
Je serrai des mains et, entre deux présentations, jetai un coup d’œil autour de
moi. Quand soudain, je la vis.
Elle était assise, les jambes croisées, sur l’un des énormes rochers blancs
arti ciels que les paysagistes de notre quartier résidentiel avaient utilisés pour
décorer les pelouses des habitants. Elle agitait un bâton à bulles tout en parlant
à ma sœur, Hanna. Ou, ce qui était plus probable, pendant qu’Hanna lui
parlait.
– Tu dois être vraiment heureux d’étudier à Londres, me lança un des
professeurs que je venais de rencontrer.
J’acquiesçai.
Zayneb sou ait des bulles tandis qu’Hanna les éclatait avec une raquette de
badminton.
Mon père me regarda.
– Adam, pourquoi ne vas-tu pas parler à tes amis  ? Ils ne cessent de te
réclamer depuis qu’ils sont rentrés la semaine dernière.
Il devait savoir que mon esprit était ailleurs.
Je hochai la tête et me dirigeai vers Connor, Tsetso et quelques autres garçons
de ma promo de l’École internationale de Doha. Ils avaient poursuivi leurs
études dans des universités de di érentes régions du monde, et la plupart
étaient rentrés pour les vacances de printemps, plus tôt que moi.
Au-delà des salutations initiales et des nouvelles prises rapidement, je n’avais
pas encore eu le temps de m’asseoir avec eux.
Ils étaient installés sur des chaises de jardin près des marches de la
promenade, dos à la mer, et regardaient les invités qui jouaient au badminton
sur la pelouse. Je rejoignis leur demi-cercle, m’asseyant sur l’herbe.
– Adam. Tu tombes à pic. On avait justement besoin que tu nous dises qui
a invité ce type.
Connor désigna un enfant qui balançait une raquette de badminton dans
tous les sens, jusqu’à ce qu’elle le frappe au visage, après quoi il cria et courut
vers une femme vêtue de l’uniforme que portaient de nombreuses nannies à
Doha. Après avoir été consolé, l’enfant repartit à la charge et se frappa de
nouveau avec la raquette de badminton.
– Je n’en ai aucune idée. (Je ris.) Mais la plupart des gens ici enseignent à
l’EID, donc ça doit surement être le ls d’un prof ?
Tsetso posa son assiette sur un rocher à côté de lui.
– O.K., et qui a invité ce type  ? dit-il, hochant la tête en direction d’un
homme qui, tout en conversant avec une femme, se grattait allègrement,
remuant son dos de haut en bas sur le tronc d’un des palmiers dattiers qui
séparaient notre cour de celle du voisin.
Je secouai la tête.
– Aucune idée. Mais c’est pas un prof.
Connor pointa du doigt dans la direction d’Hanna.
– Et qui l’a invitée ? Celle qui est à côté de ta sœur.
Zayneb était toujours occupée à sou er des bulles pour Hanna, qui les faisait
désormais éclater à l’aide d’une baguette magique.
– C’est la nièce de Mme  Raymond. Elle est là pour les vacances de
printemps. Elle s’appelle Zayneb. Elle vient de l’Indiana. On s’est plus ou
moins rencontrés dans l’avion pour venir ici, répondis-je.
– La dame avec le chien, c’est la nièce de Mme Raymond qu’est là pour les
vacances de printemps ? Eh bien, ça c’est de la vieille nièce.
Connor éclata de rire.
Derrière Hanna, une femme âgée se tenait seule, frottant son nez sur la tête
d’un chihuahua qu’elle tenait dans ses mains.
Oups. J’avais regardé Zayneb. Pourquoi je ne pouvais pas m’arrêter de la
regarder ?
– Vous pouvez me rappeler pourquoi vous trouvez ce jeu de « qui a invité
qui » amusant ?
J’étendis mes jambes sur l’herbe et m’appuyai sur mes coudes. L’enfant qui en
avait après lui-même avec sa raquette de badminton était reparti pour un tour,
et je décidai alors de me divertir en regardant le prochain épisode.
– ADAM !
Ça venait de derrière moi.
– CONNOR, TOUT LE MONDE, DESCENDEZ !
Je me redressai et me tournai vers les marches. D’autres étudiants de notre
promo se trouvaient sur la promenade. Je les avais vus prendre des photos de
l’eau en sortant la première fois.
– POURQUOI ? cria Connor en se levant.
Son bermuda à carreaux, sa vieille chemise à carreaux dépareillée et son
canotier blanc posé sur ses cheveux bruns en bataille me confortèrent dans
l’idée qu’il n’avait pas changé son style excentrique après être parti étudier en
Californie.
– ON EST OCCUPÉS À JOUER AU JEU PRÉFÉRÉ D’ADAM.
– Madison a la vidéo de votre « Si Harry Potter étudiait à l’EID » de notre
fête de n d’études l’année dernière.
C’était Emma Phillips. J’aurais pu reconnaître sa voix n’importe où.
– OÙ VOUS AVEZ TROUVÉ ÇA ? (Tsetso se leva.) Moi j’y vais !
Le reste des garçons se levèrent à leur tour et commencèrent à descendre les
marches derrière Tsetso, tout en se tirant les uns les autres pour arriver en
premier.
Avant qu’il ne descende, Connor se tourna vers moi.
– Ta Zayneb, celle qui joue avec ta sœur, elle arrive.
Je regardai l’enfant à la raquette courir vers sa nourrice pour la centième fois.
Cette fois-ci, elle tenta de la lui con squer. Mais il répliqua en se jetant sur le
sol.
– Je crois avoir rencontré ta sœur. Hanna, c’est ça ?
Zayneb s’assit sur la chaise que Connor venait de libérer. La seule partie d’elle
que je pus apercevoir était ses mains – sa main gauche tenant le récipient de
solution à bulles, sa main droite posée sur le bouchon, un n bracelet en argent
doté d’un pendentif balançant à son poignet.
– Ouais. Elle est super sympa.
– C’est ta plus grande fan. Je pense que je sais tout de toi. (Elle rit avant de
commencer à ouvrir le tube à bulles). Mais t’inquiète, j’ai fait semblant d’être
surprise quand elle m’a parlé de la pierre bleue que tu lui as o erte pour sa
collection.
Peut-être était-ce le fait d’avoir levé les yeux vers elle et d’avoir aperçu ce qu’il
restait de son sourire énigmatique avant qu’elle ne sou e davantage de bulles,
qui me t lâcher :
– Tu veux venir voir la mer ?
Ou bien peut-être était-ce la façon dont son écharpe se fondait dans
l’obscurité du ciel derrière elle, de sorte que seul son pro l était illuminé,
entouré de bulles et d’étoiles.
Ou peut-être que j’avais simplement besoin d’arrêter.
Arrêter de projeter tout un tas de choses sur elle.
– Bien sûr. Tes amis sont en bas, pas vrai  ? (Elle se leva, revissant le
bouchon de son tube.) Je suis presque sûre que tante Nandy me demandera qui
j’ai rencontré ici, sur le chemin du retour. Je ne peux pas lui dire que j’ai
seulement rencontré une llette de dix ans du nom d’Hanna. Donc je ferais
mieux de rencontrer d’autres personnes.
Je hochai la tête et la laissai me précéder sur les marches.
– Adam ! (Aussitôt descendus, Emma – Emma Domingo, car il y avait trois
Emma dans notre classe – me t signe de la rejoindre.) Viens te voir jouer le
rôle de Lupin.
Zayneb resta en retrait pour me laisser passer devant elle. J’hésitai un instant,
ne sachant pas si je devais la conduire vers le groupe qui éclatait
périodiquement de rire à l’unisson, rassemblé autour du téléphone de
Madison.
Ou si je devais la conduire au meilleur endroit pour observer la lune au-
dessus de l’eau.
Puis, je me souvins qu’elle désirait rencontrer du monde, alors je la conduisis
vers eux.
J’étais presque sûr qu’elle leur plairait.
BIZARRERIE : lEs mAisOns dE pOudLarD
oU cOmmEnt tOut lE mOndE sEmbLe
VOulOir ÊtRe gRyfFonDor
Zayneb leur plut, su samment pour qu’ils l’ajoutent sur leurs réseaux
sociaux et qu’ils leur partagent leurs maisons de Poudlard. Elle leur répondit
qu’elle était surtout Gry ondor, mais aussi un peu Serpentard.
– T’es Harry Potter  ! s’exclama Emma, Emma Zhang. Il est moitié
Gry ondor, moitié Serpentard.
Ce qui déclencha un débat général pour savoir qui de nous était réellement
Gry ondor.
Courageux. Inspirant. Remarquable.
Cela me rendit silencieux.
J’étais certainement la personne la plus anti-Gry ondor du monde.
Par exemple, j’étais actuellement allongé ici, dans mon lit, la fête terminée,
er d’avoir passé une journée entière à la maison sans penser une seule fois à la
façon dont je devais annoncer à mon père ma sclérose en plaques.
Il devrait y avoir une maison de Poudlard pour les sans-maisons, une maison
sans trait de caractère spéci que. Comme la bravoure, l’esprit, la loyauté ou la
ruse.
Une maison pour les personnes qui désiraient simplement apprécier les
bonnes choses de la vie – les merveilles, simples et extraordinaires.
Ce qui me rappelait que je n’avais pas dit à Zayneb que nous avions les
mêmes journaux intimes. Je n’en avais jamais eu l’occasion.
J’attendrai peut-être qu’elle en parle d’elle-même. Lors de notre prochaine
rencontre.
J’allais la revoir. Zayneb.
Demain.
Je m’en étais assuré.
Parce que, oui, le compteur était lancé, et qu’aujourd’hui était la deuxième
impression.
Et que je devais arriver à la quatrième.
ZAYNEB

SAMEDI 9 MARS

BIZARRERIE : lEs cRÉaTurEs iMprÉVIsiBleS


Pièce à conviction A : les trois Emma rencontrées hier soir.
Emma Zhang, Emma Domingo et Emma Phillips. L’une aux cheveux noirs
et lisses avec une frange courte, une autre aux cheveux brun foncé et bouclés
dépourvus de frange, et la dernière aux cheveux auburn ondulés avec une
frange longue.
Les trois Emma étaient di érentes les unes des autres, mais se ressemblaient
étrangement. Elles avaient la peau claire et des membres graciles. Même la plus
petite d’entre elles, Emma Domingo, avait de longs membres par rapport à son
petit gabarit. Comment était-ce possible ?
Elles avaient également la même façon de bouger. Elles s’excitaient pour les
mêmes choses, puis, d’un coup, sans même se regarder, se calmaient au même
moment.
Il était di cile de savoir quand le changement se produirait, j’avais donc
décidé de les observer attentivement, sans m’agiter une seule fois. (J’avais moi-
même tendance à m’exciter facilement pour n’importe quoi, ce qui me
démarquait du groupe.) Je m’étais dit que si je faisais pro l bas pendant que
j’étais avec elles, je pourrais découvrir ce qui les passionnait. (Et je pourrais
alors me fondre dans la masse, paisiblement.)
Je découvris qu’il s’agissait surtout de leurs lms et de leurs jeux préférés, en
ligne et dans la vie réelle.
Les Emma n’étaient pas les seules à être dans ce cas. La plupart des « jeunes »
que tante Nandy pensait que je devais rencontrer à la fête étaient tous les
mêmes. Comme s’ils étaient régis par un code non écrit.
Peut-être que c’était un truc d’école internationale.
Je suivais leur rythme, riais, échangeais, me taisais avec eux, jusqu’à ce que
Madison, la lle qui retrouvait et montrait des vidéos sur son téléphone, mette
en pause une vidéo et s’exclame :
– Incroyable ! Je suis trop contente de revoir ça. Il faut absolument que je
rapporte cette tenue à l’université avec moi. Connor et moi avons des billets
pour le festival Coachella, et regardez ça les gars, ça me va trop bien, même si
c’est du fait maison.
Elle tendit son téléphone à Emma Phillips, qui si a en voyant de quoi il
s’agissait et le passa à Emma Domingo, laquelle eut un sourire gêné et le passa
à son tour à Emma Zhang, qui s’exclama :
– QUOI  ? Oh mon Dieu, c’est tellement Coachella, mais… HORS DE
QUESTION, Madison !
Puis elle me tendit le téléphone à son tour.
Mon sourire d’anticipation s’évanouit.
Dans le clip vidéo mis sur pause, Madison portait une coi e – apparemment
faite à la main – avec de grandes plumes disposées en couches et une longue
traîne tombant d’un côté de l’épaule sur une chemise noire transparente, sous
laquelle elle portait un débardeur à perles bariolé. Ses joues avaient été
maquillées pour donner l’impression qu’elle s’était peint le visage. Je fronçai les
sourcils.
– Euh, t’es autochtone ?
J’avais détecté un léger accent australien lorsqu’elle s’était exprimée, mais ça
ne signi ait pas qu’elle ne pouvait pas être d’origine autochtone. Je veux dire,
du nord de l’Amérique.
Emma Domingo secoua la tête et murmura :
– Elle n’est pas amérindienne.
– Je l’ai fabriquée moi-même. Avec des plumes hors de prix que mon père
m’a rapportées d’un voyage d’a aires. Et ça m’a pris deux semaines entières.
Vous vous souvenez, les gars, c’était pour notre fausse fête sur le thème de
Coachella  ? (Madison reprit le téléphone et sourit.) Connor, j’aurais pas l’air
trop cool quand on sera au vrai ?
Elle tendit le téléphone à un type dont les vêtements criaient : « Je veux être
remarqué de la pire façon possible ». Ils ressemblaient à un frère et une sœur, ce
garçon et Madison, ils avaient le même teint de peau et la même couleur de
cheveux, même si lui les avait bruns et tou us, et elle bruns et ns.
Quelque chose dans la façon dont il rit en voyant la tenue me mit hors de
moi.
Je ravalai ma colère, me rappelant que c’était la première fois que je
rencontrais ces personnes.
Oui, mais… peut-être que je ne les reverrai jamais.
– Non, mais, est-ce que t’es d’origine autochtone  ? Je veux dire… Est-ce
que ça fait partie de ta culture ou… ?
Je marquai une pause, et s preuve de prudence. N’oublie pas, tu es venue ici
en paix. Mais les trois Emma attendaient que je nisse de parler, même si
Madison m’ignorait, se penchant vers un autre garçon qui passa
immédiatement ses bras autour de ses épaules.
– Est-ce que tu utilisais la culture de quelqu’un d’autre seulement pour
t’amuser ? Tu sais que c’est sacré, pas vrai ?
Si cela était arrivé chez moi, j’en aurais rajouté, j’aurais été plus piquante,
plus bruyante, mais ici, entourée de gens que je ne connaissais pas, et ne
voulant pas faire de vagues, je lui parlai comme si je m’adressais à une personne
âgée et fragile, envers laquelle on m’aurait demandé de faire preuve de respect.
Kavi ne m’aurait pas reconnue. Ayaan m’aurait jeté un regard noir.
Mais tout ce je qu’obtins ici, avec ma remarque tiède adressée à Madison, fut
d’être davantage ignorée.
Madison reprit son téléphone des mains de Connor, arrêta la vidéo et t
dé ler son écran. Tout en se blottissant contre le garçon derrière elle, elle le
brandit en l’air et prit une photo d’eux.
J’observai les Emma. Emma Zhang écarquilla les yeux en me regardant, puis
m’invita à la rejoindre, et Emma Domingo passa son bras sous le mien. Puis,
comme si rien ne s’était passé, les Emma et moi prîmes des photos ensemble,
dos à l’eau.
Je m’étais fondue dans leur groupe.
C’était vraiment étrange, et une partie de mon cerveau pensa, tandis que je
souriais et posais sereinement pour le téléphone d’Emma Phillips : si c’est à ça
que ressemble la paix, j’ai besoin d’un cours intensif pour apprendre à l’apprécier
plus que ça.
Car j’avais tout simplement envie d’arracher le téléphone de Madison, de la
scotcher à une chaise et de la forcer à regarder la plus longue vidéo possible sur
l’appropriation culturelle. Suivie d’un marathon de vidéos au sujet des quelque
cinq cents tribus vivant sur les terres où se déroulait le festival Coachella. Et
une vidéo à propos de…
Seul Adam, le garçon de l’avion, n’était pas complètement en phase avec la
foule qui l’entourait. Il restait en grande partie silencieux.
J’ignorais même où il se trouvait au moment où j’avais timidement essayé
d’a ronter Madison.
La seule fois où il avait pris la parole, c’était lorsque nous avions parlé des
endroits du monde que nous avions visités, et que Connor, qui semblait aimer
être au centre de l’attention, avait fait un tableau sur son téléphone pour voir
quel continent avait été le plus visité de nous tous.
Pour réunir nos réponses, il aboya les prénoms un par un comme s’il était
professeur. Et curieusement, lorsque son regard se posa sur moi, il prononça
Zayneb correctement.
Bon sang, j’ignorais comment j’avais pu laisser une chose si bête  –  qu’il
prononce mon prénom, Zay-nub – lui valoir d’o ce une once de respect de ma
part. J’énumérai dûment les quatre continents que j’avais visités, telle une
bonne petite élève.
Emma Domingo était allée sur tous les continents, à l’exception de
l’Antarctique. Elle avait également visité la «  patrie ancestrale  » de son père,
comme l’avait souligné Connor, à savoir les Philippines, vingt-quatre fois.
Adam était celui qui avait visité le moins d’endroits. En dehors de Doha, il
n’était allé qu’au Canada, d’où il était originaire, il avait aussi e ectué deux
voyages scolaires en Belgique et en France et s’était rendu en Angleterre, pour
ses études.
– Alors, tu es le seul à ne pas avoir visité le pays d’origine de tes parents ?
demanda Connor.
– Eh bien, si. Parce que mes parents sont canadiens, répondit Adam.
– Je sais que ta mère l’était. Mais ton père vient de Chine.
Connor baissa son téléphone.
– Mes grands-parents paternels viennent de Chine. Tout comme mes
grands-parents maternels viennent de Finlande. (Adam haussa les épaules.) Et,
oui, j’ai l’intention de visiter la Chine et la Finlande un jour. Et le reste du
monde aussi.
Après cela, il resta en retrait à observer, souriant parfois, et à regarder l’eau et
le ciel nocturne de temps à autre. Il ne se montra pas très bavard.
Sauf au moment de partir, lorsqu’il nous raccompagna, tante Nandy et moi,
jusqu’à la porte et qu’il me demanda soudain si je voulais venir avec lui le
dimanche suivant pour accompagner la classe d’Hanna à l’EID. Ils allaient
faire une excursion dans un refuge pour animaux à l’extérieur de Doha.
Lui aussi était donc imprévisible. Peut-être. En quelque sorte ?
J’acceptai sa proposition. Même si je n’aimais pas les animaux plus que ça, à
part celui que Squish était supposé être.
J’acceptai, car je désirais passer plus de temps avec lui.
Il était presque cinq heures du matin ici à Doha, la prière de Fajr du samedi
venait d’être donnée, mais je parcourais les photos de la nuit dernière sur mon
téléphone pour le trouver.
Je savais qu’il y en aurait au moins une de la veille dans laquelle Adam se
serait retrouvé par inadvertance.
La voilà ! Le voilà. Il se trouvait en arrière-plan, derrière nous, les Emma et
moi. Il se tenait debout, dos à la clôture qui longeait l’eau.
Un visage anguleux qui esquissait un sourire triste. Des yeux qui vous
troublaient d’un simple regard, tant ils observaient les choses avec attention.
Et e ectivement, comme je l’avais deviné, son regard était à nouveau tourné
vers le ciel.
Voici ce que tu as loupé, compte-rendu n° 2 par Kavi Srinivasan ; catégorie : pour info.
Destinataire : Zayneb Malik.
Ayaan a reçu un e-mail lui demandant de venir voir Kerr lundi ma n. L’e-mail a été
envoyé vendredi soir avec l’adresse personnelle de la directrice, et PAS
info@alexander-porter. Vendredi.
Oh non. Tu penses que ça a quelque chose à voir avec tu-sais-qui ?
Probablement. On n’arrive pas à trouver ce que ça pourrait être d’autre. Ayaan en
tremble de peur.
J’en tremble aussi de mon côté. Préviens-moi dès que tu sais de quoi il s’agit.
Je ne sais pas si Ayaan me me ra au courant. Elle ne me parle plus tant que ça au
lycée. Et elle répond à mes messages en un mot.
Gloups. C’est ma faute. Je pleure.
C’est moi qui ai écrit le pe t mot qui t’a causé des problèmes. Je pleure encore
plus.
Bon, je crois aux prières, alors je prie pour qu’elle n’ait pas d’ennuis pour le rôle qu’elle
a joué dans #MangeonsLesVivants. Je ne crains pas les problèmes. Mais Ayaan est
notre étoile la plus pure. Nous devons la protéger à tout prix. Laissez-moi faiblir,
laissez-moi tomber, mais laissez Ayaan au-dessus de nous s’élever.
Waouh, de la poésie.
Non, c’est une prière. Je viens de l’inventer. Hé, tu as des nouvelles des admissions à
L’École de l’Art Ins tute of Chicago ?
Non. Je commence à m’inquiéter. Je n’arrête pas de me dire que je n’aurais peut-
être pas dû inclure la photo d’un hippocampe sur un skateboard dans mon
por olio. Ça n’avait rien de transcendant.
S’ils te refusent, j’organise un sit-in au bureau des admissions. Et on endra tes
dessins en signe de protesta on.
J’aimerais que tu reviennes. Je suis allée visiter le campus de Purdue avec Nhu
hier, et tout du long, on a imaginé ce que *tu* aurais dit si tu avais été avec nous.
SEULEMENT UN SEUL CABINET DE TOILETTE POUR TROIS AMPHITHÉÂTRES ? PAS
DE RAMPE D’ACCÈS AUX PORTES LES PLUS PROCHES POUR LES FAUTEUILS
ROULANTS ?
NE CHOISIS PAS TON UNIVERSITÉ SANS MOI, MEUF !
ON te le promet. Même si on compte visiter le reste des campus pendant les
vacances.
Sans moi.
Hé, tu es à Doha.
Oui, je sais. Et jusque-là, ça va.
Je lui envoyai la photo des trois Emma et moi. Et d’Adam.
Ça avait l’air marrant !
J’étais entourée d’Emma.
Même le gars qui regarde le ciel ?
Non, lui c’est Adam.
Elle m’envoya une photo d’elle et de Nhu se faisant des grimaces à travers les
ouvertures d’une sculpture à trous sur le campus de Purdue, ce qui avait
vraiment l’air marrant.
Le week-end à Doha avait lieu le vendredi et le samedi, tante Nandy m’avait
donc proposé de nous rendre au Souq Waqif aujourd’hui, avant qu’elle ne
retourne au travail le dimanche.
Fort heureusement, elle me laissa d’abord faire la grasse matinée dans le
silence le plus complet et n’alluma sa musique  –  une musique qui sonnait
évidemment très années soixante-dix – que lorsque j’émergeai de ma chambre à
deux heures de l’après-midi.
Une musique forte, à la fois métallique, énergique, aux sonorités distinctives
et étrangement groovy, jouait dans la salle à manger.
– Waouh, c’est ça ce qu’on appelle le disco ?
Je me servis une assiette de nourriture  –  une nourriture qui frissonnait en
attendant que je lui fasse découvrir la chaleur du micro-ondes. Lorsque les
paroles de la chanson retentirent en n, je m’arrêtai sur le chemin de la cuisine.
– Attends. C’est de l’urdu  ? En n, je veux dire de l’hindi  ? C’est de la
musique du Bollywood des années soixante-dix ?
– On va dire que c’est ça.
Tante Nandy, installée à table avec son ordinateur portable, sourit. Puis elle
chuchota, comme si le Rock and Roll Hall of Fame l’avait placée sur écoute :
– En fait, elle date de 1980. Elle est géniale, pas vrai  ? Nazia Hassan qui
chante Aap Jaisa Koi ? Aap jaisa koi meri zindagi’ !
Elle se leva et se mit à danser. Elle leva une main en l’air, la secoua plusieurs
fois, puis la laissa retomber autour de son corps de façon dramatique, avant de
la relever d’un coup sec, tout en secouant ses épaules et ses hanches. Ses yeux
étaient fermés, mais elle avait une expression sérieuse sur le visage.
Les hanches et les épaules de tante Nandy avaient l’air d’appartenir à deux
personnes di érentes, tandis que ses bras semblaient hésiter entre appeler tour
à tour à l’aide un hélicoptère planant au-dessus d’une île déserte, ou pointer
avec insistance un objet perdu sur le sol.
Il m’était impossible de détourner le regard, si bien que je demeurai dans
l’entrée de la cuisine, tenant mon assiette contre ma poitrine, forçant mes
lèvres à a cher un sourire complice, de peur de les laisser s’aventurer là où elles
le désiraient  :  du côté de l’hilarité, du fou rire, du cette-scène-est-beaucoup-
trop-drôle-pour-être-gênante.
Mais il vint un moment où elle se contorsionna tout en se baissant, tandis
qu’elle agitait une de ses mains pendant que l’autre essayait de remonter son
pantalon, et je dus me précipiter vers la table et poser mon assiette pour utiliser
mes deux mains a n de cacher l’éclat de rire qui jaillit de ma bouche.
Elle m’aperçut et tenta de se redresser gracieusement, puis rit de la façon dont
elle remonta son pantalon avant d’arriver à se relever complètement.
– Oh, donc tu penses que je ne sais pas danser ? Ou bien tu penses que toi,
tu sais ?
– À vrai dire, oui, tante Nandy. (Je ris.) Et il semblerait que ce ne soit pas
ton cas.
– C’est du disco, Zoodles. (Elle me tira par les bras pour que je la rejoigne
sur le tapis.) Écoute le rythme. Ça n’a rien à voir avec ta musique.
Je ris de nouveau et pris mon téléphone.
– La mère de mon amie Nhu dirige un studio de danse. Et elle donne
même des cours de disco. Je vais l’appeler sur FaceTime pour qu’elle nous
montre des pas dignes de ce nom.
– Parfait. C’est parti !
Tante Nandy appuya sur une télécommande, et ses enceintes redémarrèrent.
Kavi, j’aime la musique disco.
D’ailleurs, voilà une chanson incroyable : "Aap Jaisa Koi".
Aap jaisa koi meri zindagi mein aaye.
Ça signi e : si quelqu’un comme toi entrait dans ma vie…
Le Souq Waqif était magni que de nuit. Nous dinâmes au Damasca, un
restaurant syrien, avant d’aller âner dans le marché animé.
Les rues aux pavés lisses étaient éclairées par des lumières xées aux
bâtiments, dans les alcôves et au sommet des di érentes structures. Les édi ces
eux-mêmes étaient de style qatari traditionnel, bas, avec des balustrades tout
autour et des balcons au deuxième étage surplombant le marché.
Il y avait un choix in ni de boutiques qui proposaient de tout, des bibelots
allant du porte-clés en forme de chameau aux tapis, en passant par du parfum
et des bijoux en or massif. Il y avait également des magasins de vêtements avec
des tonnes de foulards empilés près de leur entrée.
Je ne pus m’empêcher d’acheter quelques hijabs.
J’en choisis un pour la sortie de demain avec la classe d’Hanna.
Il avait la couleur du ciel avant un orage, une sorte de bleu clair grisâtre, mais
ce que je préférais par-dessus tout était son motif. Des silhouettes gris foncé de
petits oiseaux en plein vol y étaient dessinées.
Lorsque nous regagnâmes la voiture sur le parking en face du souk, j’en lai le
hijab autour de ma tête pour le montrer à tante Nandy.
– C’est bien pour une visite dans un refuge pour animaux ?
– C’est parfait. (Elle déposa nos achats dans le co re.) On part à sept heures
et demie, alors va te coucher dès qu’on rentre, Zoodles.
– Oui, m’man.
Sur la route, elle éteignit la radio.
– Il faut que je te dise quelque chose à propos d’Adam. Tu vas passer du
temps avec lui demain.
Je la regardai. Sa voix semblait s’être étou ée. Ou avoir baissé d’une octave.
La lueur dans son regard m’indiqua qu’il s’agissait de tristesse. Elle cligna des
yeux plusieurs fois avant que ne coule une larme.
Eh bien, je ne m’attendais pas à cela.
Je ne dis pas un mot et me concentrai au lieu de cela sur les palmiers qui
bordaient l’avenue que nous empruntions. On pouvait apercevoir le ciel
nocturne entre les bâtiments derrière les arbres, et je pensai à la photo d’Adam
observant ce même ciel, hier.
Oui. Il y avait quelque chose de triste dans ses yeux.
Et maintenant, j’allais peut-être découvrir pourquoi.
Je me tournai de nouveau vers tante Nandy.
Elle cligna encore des yeux.
Elle s’arrêta ensuite sur le parking d’un centre commercial et fouilla dans la
boîte à gants à la recherche d’une boîte de mouchoirs.
Je resserrai mes bras autour de moi tandis qu’elle se mouchait, me
demandant si je devais la prendre dans mes bras ou faire quelque chose d’autre.
Tante Nandy reprit son sou e.
– La mère d’Adam est décédée quand il était dans ma classe en quatrième
année.
– Oh mon Dieu. (Je resserrai les bras autour de moi.) C’est tellement triste.
– Ça les a évidemment anéantis, lui et sa famille. On lui avait diagnostiqué
une sclérose en plaques des années auparavant, alors qu’elle approchait de la
trentaine, et elle a dû se battre, elle s’en est bien sortie même, mais ensuite,
après avoir eu son deuxième enfant, la maladie a progressé rapidement.
Elle se remit à pleurer.
Je tendis la main et caressai son bras. Elle essuya son visage avec un mouchoir
plié et déglutit avant de se tourner vers moi.
– Je te le dis parce que c’est l’anniversaire de sa mort mardi, et il su t que
je le regarde pour que ce souvenir me revienne.
– Merci de me l’avoir dit.
– C’était une de mes amies les plus proches. Elle aussi était prof à l’EID.
Elle enseignait les arts plastiques.
– Je suis vraiment désolée.
– Ça ne me touche pas autant d’habitude. Je pense que c’est le fait d’avoir
revu Adam la nuit dernière, après des mois. (Elle redémarra la voiture.) En n,
je préférais te prévenir. Au cas où tu le trouvais silencieux.
– Hanna devait être toute petite ?
– Elle avait un an et demi. Donc elle ne se souvient pas de Sylvia.
Alors que nous attendions de nous engager sur la route, elle me regarda
pendant un instant.
– Adam avait neuf ans, il était très proche de sa mère.
Le reste du chemin jusqu’à l’appartement se passa en silence, je ne cessai
d’observer le ciel, incapable d’imaginer sa douleur.
La mort de Daadi au cours de l’automne avait été incroyablement
traumatisante. Mais alors, celle de ma mère ?
Elle et moi nous disputions parfois, mais elle était pourtant l’élément sur
lequel je pouvais compter dans ma vie, mon père étant parfois peu disponible
puisqu’il était l’un des rares ophtalmologistes de la ville.
Je ne supportais pas l’idée que l’on me retire mon roc. En sortant de la
voiture, je chassai mes propres larmes d’un battement de paupières.
Après mes prières de Maghreb et d’Isha, je m’allongeai dans mon lit, mais ne
réussis pas à m’endormir.
C’était peut-être à cause du décalage horaire. Et de ma grasse matinée.
Je me redressai sur mon lit.
Ce n’était pas le décalage horaire.
C’était Adam.
Je crus ressentir quelque chose que je n’avais pas ressenti depuis que j’avais
juré que ça ne se reproduirait plus.
Ce n’était qu’un léger pincement au cœur, encore bien enfoui, mais je réussis
tout de même à le déceler. Je sentais comme un tiraillement à l’intérieur de
moi, chaque fois que je pensais à lui.
Après Yasin, ce garçon qui traînait avec les frères d’Ayaan, que j’avais
rencontré chez elle, cela ne m’était plus jamais arrivé. C’était il y a un an.
J’avais été amoureuse de Yasin, et il avait été amoureux de moi, et puis un
jour, au bout de trois mois, il avait cessé de m’aimer. Il m’avait dit qu’il ne
comprenait pas pourquoi tout était un problème avec moi.
Ce qu’il voulait dire, c’est qu’il n’avait pas aimé que je lui demande pourquoi
il avait écrit un long pavé expliquant que les lles qui portaient le hijab tout en
se maquillant invalidaient le principe même du hijab.
Après Yasin, j’avais décidé que plus jamais personne ne m’intéresserait, à
moins qu’il n’ait une véritable cause à défendre. Et un cerveau.
C’était mon critère numéro un.
Ça et un air légèrement mystérieux ?
Je regardai de nouveau la photo d’Adam.
Il était triste.

MERVEILLE : lEs rÉsOluTioNs


Pièce à conviction A : le programme « une meilleure moi » que j’avais préparé
au beau milieu d’une nuit dohanaise.
Demain, je me montrerai calme et paisible.
Peut-être plus silencieuse aussi. En n, plus calme dans le sens où je comptais
écouter davantage et parler moins. Ne pas tirer de conclusions hâtives.
Laissez les choses se faire. (Plus que je ne l’avais fait la veille, où j’avais
pourtant vraiment pris sur moi avec Madison.)
J’allais devoir faire semblant d’aimer les animaux, même s’ils étaient
imprévisibles. (Même si j’avais une peur bleue des chiens, depuis que j’avais été
poursuivie et mordue à la cheville par un doberman quand j’avais huit ans. Et
gri ée par de nombreux chats appartenant à des amis. Sans compter les trois
fois où un oiseau s’était soulagé sur ma tête.)
Les animaux étaient dé nitivement des créatures imprévisibles et l’on ne
pouvait pas leur faire con ance, pas comme mon Squish, mais je comptais
fermer les yeux là-dessus.
J’allais être une meilleure version de moi-même, car ce n’était plus le moment
de manigancer quoi que ce soit.
Quelqu’un en deuil allait passer sa journée avec moi le lendemain.
Et je devais me maîtriser.
ADAM

DIMANCHE 10 MARS

MERVEILLE : lEs pHotOs


Hanna connaît notre mère grâce aux histoires que je lui raconte.
Au milieu de n’importe quelle anecdote que je lui raconte au sujet de notre
mère, elle me dit toujours «  stop  », avant de s’en aller chercher l’une des
nombreuses photos encadrées d’elle dans la maison. Puis elle la tient dans ses
mains et la regarde pendant que je nis de raconter le reste de l’histoire.
Hier soir, en lui o rant la boîte que j’avais fabriquée pour sa collection de
pierres, je lui avais raconté la fois où notre mère et moi avions confectionné
une maison et un jardin dans un bocal. Cela faisait un an que nous vivions à
Doha, j’étais âgé de sept ans. C’était avant qu’Hanna soit née, et que la maladie
de ma mère s’empare d’elle.
À l’époque, je n’arrêtais pas de dire à ma mère que je voulais rentrer à la
maison, et retrouver notre jardin à Ottawa. Alors, dans la cuisine de notre
appartement de Doha, elle avait accroché une photo de notre ancienne maison
et en avait réalisé une version miniature avec des cure-dents. Puis, nous avions
ajouté ensemble un jardin qui ressemblait à celui qui me manquait tant. Et
nous avions ensuite placé l’ensemble dans un bocal à large ouverture, pour le
conserver.
Hanna contemplait la photo de notre mère, celle où elle était assise sur une
balançoire, tandis que je lui racontais cette histoire.
– Il est où ? Le bocal avec le jardin ? demanda-t-elle.
– Ça, je n’en sais rien. On a emménagé ici peu après l’avoir fabriqué, puis
maman a été très occupée lorsque tu es née. Et elle l’a été encore plus quand
elle est tombée malade.
Je terminai d’assembler la grille en bois à l’intérieur du présentoir et le
retournai pour montrer l’intérieur à Hanna.
– Tu peux ranger vingt-quatre pierres là-dedans.
– Merci. (Elle le prit et le posa sur la table de la cuisine où nous étions
installés.) Je voudrais voir le bocal.
Je m’adossai au siège de ma chaise.
– Et pourquoi pas un oiseau ? Tu veux voir un oiseau ?
– J’en vois tout le temps, des oiseaux.
– Même des oiseaux fabriqués par maman ?
Ses sourcils se dressèrent sous sa frange.
– Où ça ? C’est dans un bocal ?
– Regarde derrière toi.
Elle se retourna vers une des photos prises par notre père qui était accrochée
au mur. C’était une sculpture d’oie, une bernache du Canada représentée en
plein vol et suspendue à un l invisible.
– C’est maman qui a fait ça ?
– Avec de l’argile.
Elle l’observa attentivement, tout en tenant la photo de notre mère bien haut
contre son épaule, si haut que j’eus l’impression qu’elle me regardait.
Je suis ère que tu fasses de ton mieux pour que tout le monde soit heureux, me
disaient ses yeux.
Nous arrivâmes tôt à l’EID le dimanche matin, car notre père nous avait
emmenés avec lui. En tant que directeur, il devait être sur tous les fronts. Ce
qui signi ait qu’il s’était assuré d’arriver à l’école une heure à l’avance pour
passer par son bureau et faire un tour de l’établissement avant d’accueillir les
parents qui déposaient leurs enfants. Hanna se dirigea vers la cour. Je
m’attardai dans le hall d’entrée et discutai avec les secrétaires, qui nirent par
me poser un million de questions à propos de Londres et de l’université.
Je réussis à m’échapper de l’accueil et me dirigeai vers la classe d’Hanna pour
y attendre son professeur, M. Mellon.
Zayneb se tenait juste devant la porte de la salle de classe, lisant quelque
chose sur le mur à côté. Quand elle me vit, elle m’adressa un grand sourire et
agita la main qui n’était pas occupée par un thermos.
Puis elle ouvrit la bouche, comme si elle s’apprêtait à dire quelque chose.
Mais rien n’en sortit, et elle se retourna de nouveau vers le mur, buvant
lentement de son thermos.
Je vins me placer à côté d’elle, devant un panneau d’a chage de projets
d’élèves sur les découvertes historiques.
Je ris.
Zayneb se tourna vers moi, les sourcils levés.
– Hanna a fait le même projet que moi en CM2. Le mien est encadré dans
le bureau de notre père à la maison. Elle est plutôt maligne d’avoir réutilisé mes
recherches comme ça !
Je ris de nouveau.
– L’appareil photographique à sténopé, inventé d’après le principe de la
chambre noire d’Ibn al-Haytham, par Hanna Chen ?
– En tout cas, ses dessins sont bien meilleurs que les miens.
Je désignai du menton les croquis sous sa rédaction.
– Ouais, elle est vraiment douée. Et ce panda fait un sujet plutôt cool.
– C’est Stillwater, son panda en peluche. (Je me tournai vers Zayneb. Elle
faisait presque ma taille, peut-être quelques centimètres de moins.) Il est
comme un petit frère. Il s’assoit à la table, se fait disputer, fait semblant de faire
des corvées et autre.
Elle éclata de rire. Puis elle ferma la bouche rapidement, un grand sourire aux
lèvres, et détourna le regard.
Je l’avais regardée. Oups.
Je me tournai vers l’exposé d’Hanna.
– Alors, comment fonctionne une chambre noire ? me demanda-t-elle d’un
ton enjoué, comme si elle désirait absolument le savoir. J’ai un peu honte de ne
pas savoir. Ibn  al-Haytham est assez important à la maison, mon père est
ophtalmo.
– La lumière est capturée en pénétrant par un trou. Les images des objets
situés devant le trou sont projetées de manière inversée sur une surface. Dans le
cas d’un appareil à sténopé, la surface sur laquelle est projetée l’image est la
pellicule à l’intérieur de l’appareil ou, comme c’est le cas pour le projet
d’Hanna, d’une boîte. Les appareils à sténopé sont apparus grâce à la
découverte de la chambre noire.
– In-cro-ya-ble  ! (Elle regarda le dessin d’Hanna représentant Stillwater à
l’envers.) Ma sœur et moi avons une théorie selon laquelle les photos sont une
forme de magie. Ou alors, il s’agit de petits djinns, ou alors des anges, en n en
tout cas, que ce sont des sortes de créatures, assises à l’intérieur des appareils,
qui créent les images. Mais chut, ne le dis surtout pas à mon père.
Sa tête enveloppée de bleu, aujourd’hui d’un bleu gris clair, se tourna vers
moi. Elle dut voir quelque chose sur mon visage car elle s’empressa d’ajouter :
– En n c’est le cas pour les appareils numériques. Pas ceux à sténopé.
Je me retins de rire, je ne voulais pas qu’elle pense que je me moquais d’elle,
mais je ne pus m’empêcher de laisser s’échapper un gloussement.
– Désolé, je ne me moque pas de toi. C’est juste l’idée d’avoir de petits êtres
dans mon téléphone.
– C’est bon. Je sais que ça paraît fou. C’est juste qu’on aime bien attribuer
tout ce qu’on ne comprend pas à l’existence d’un royaume invisible. Contrôlé
par l’être invisible suprême, évidemment. (Elle prit une rapide gorgée de son
thermos et sourit.) Et je viens de me rendre compte que j’étais parfaitement à
l’aise pour te parler de ça, puisque je sais que tu es musulman.
– Je partage totalement ton point de vue. C’est ce que je pense aussi, pour
la vie en général.
Comme le fait de t’avoir rencontrée de nouveau, pensai-je en regardant sa tête
penchée tandis qu’elle tournait le couvercle du thermos pour le refermer.
J’aimais le fait qu’elle porte un hijab avec des oiseaux pour la visite d’un
refuge pour animaux.
La sérendipité, peut-être ?
C’était le moment idéal pour évoquer l’étrangeté qui accompagnait sa
rencontre. Et nos journaux intimes.
Mais lorsque je la regardai de nouveau, elle était occupée à envoyer des
messages sur son téléphone, alors je me mis un peu à l’écart.
– Oh non, c’est bon. Ce n’est rien. C’était juste ma mère.
Elle leva les yeux vers moi, le thermos dans le creux de son coude, les pouces
gés au-dessus de son téléphone, le visage décomposé.
Oh.
Mais oui.
Bien sûr, Mme Raymond avait dû lui parler de ma mère.
– Je t’en prie, réponds. Je vais dans la classe. Ça ne dérangera pas
M. Mellon, le prof.
J’appuyai sur la poignée.
Merde. La porte était fermée.
Je me retournai vers elle.
– Écoute, c’est pas grave. Tu peux parler de ta mère, ou des mères en
général, ou même de ma mère en particulier. Au contraire, ça ne me dérange
absolument pas que tu parles de ma mère.
Elle verrouilla son téléphone et le glissa dans la poche de son jean.
– Je suis sûr que ta tante t’en a parlé, mais oui, ma mère est décédée quand
j’avais neuf ans. (Je m’adossai à la porte de la salle de classe.) Et c’est marrant,
parce que l’année d’après, en CM2, j’ai fait exactement le même exposé sur la
chambre noire, celui qu’Hanna a copié. À cause de mon père. Parce que c’est
un spécialiste du Moyen Âge. Il a toujours été fasciné par tout ce qui
concernait cette époque, et en particulier au Moyen-Orient. La route de la soie,
les croisades et Saladin, et aussi les scienti ques, comme Ibn  al-Haytham. Et
on s’est laissés absorber par cette époque, on est même remontés encore plus
loin dans le temps, à l’époque de Médine et de La Mecque. Juste après le décès
de ma mère.
Zayneb hocha la tête et, juste avant qu’elle ne se retourne vers le panneau
d’a chage, j’aperçus ses yeux.
Son regard empli de peur et d’inquiétude, son regard abattu, avait disparu.
Du moins presque.
Une vague de soulagement m’envahit. Et je ne savais absolument pas
pourquoi.
J’examinai le croquis de Stillwater. Mon père avait acheté la peluche pour les
deux ans d’Hanna. Après le décès de ma mère.
– Mon père s’est converti à l’islam un an après le décès de ma mère.
Elle regarda une nouvelle fois l’exposé d’Hanna et hocha la tête.
– Et tu l’as fait ensuite ?
– Ouais. Il m’a appris ce qu’il savait, et je me suis converti un an plus tard.
– À onze ans.
– Ouais.
– D’accord. J’avais juste peur de dire quelque chose de blessant. (Elle
souleva le couvercle de son thermos et but de nouveau, avant de le refermer.)
Tu es sûr que ça ne te gêne pas qu’on parle de mères ?
– On peut parler d’à peu près tout.
Sauf de mon diagnostic, me murmura une petite voix. Je décidai de l’ignorer.
– C’est du thé ou du café ?
– De l’air. (Elle dévissa le couvercle et inclina le thermos vers l’avant pour
me montrer le contenu.) Il n’y a rien là-dedans, je faisais semblant de boire. J’ai
ni mon thé avant même que tu arrives et bon, je l’admets, je t’ai vu et j’ai
paniqué, parce que j’avais peur de te parler de trucs bizarres. Du coup, j’ai bu
de l’air.
Nous nous regardâmes avant d’éclater de rire.
M. Mellon apparut au coin du couloir, nous t signe et inséra sa clé dans la
serrure. En suivant Zayneb dans la salle de classe, je me sentis comme les
oiseaux sur son hijab.
Léger et prêt à m’envoler.
Elle était incroyable. C’était un type rare, une véritable FSFS. Une lle sans
faux-semblants.
Troisième impression mise à part, j’étais presque sûr que le fait de la
rencontrer s’étendait au-delà de la sérendipité.
Il s’avéra que je ne revis pas Zayneb de toute l’excursion.
En e et, M. Mellon ayant des volontaires supplémentaires, elle fut a ectée à
une autre classe. Une classe qui monta dans un bus scolaire di érent pour faire
une visite di érente.
Je l’aperçus une fois à travers l’enclos des aras macao. Elle se tenait en retrait,
laissant les élèves se blottir entre elle et la clôture pour observer les oiseaux
colorés. J’attendis pour lui faire signe, mais elle ne jeta pas un seul regard dans
ma direction. Ses yeux ne se posèrent même pas sur les oiseaux devant lesquels
les enfants et leurs professeurs s’extasiaient.
En m’approchant de la clôture, je compris pourquoi. Elle était occupée à
chasser un papillon parmi les centaines d’autres qui volaient autour de nous
dans le pavillon.
– Adam, j’en ai encore besoin. (Hanna s’agrippa à mon bras.) Regarde l’ara
qui n’arrête pas de passer la tête par le petit trou de sa maison.
Je sortis mon téléphone de ma poche et le lui tendis. Elle prit plusieurs
photos rapidement, sans même faire attention à ce qu’elle photographiait, puis
me rendit le téléphone avant que M. Mellon ne puisse la voir.
Il avait interdit l’utilisation de tout appareil aux élèves en excursion. « Nous
nous concentrerons sur le moment présent. Ici, dans le monde réel. Et pas dans
une autre dimension sur des appareils électroniques ou en ligne. »
Je s dé ler les photos qu’Hanna venait de prendre.
Ma sœur était une rebelle. Elle avait pris les photos juste pour le plaisir
d’enfreindre les règles de M. Mellon. La plupart d’entre elles étaient oues.
Excepté deux. Sur l’une d’entre elles gurait un ara, qui sortait e ectivement
d’un trou dans un arbre. Et l’autre était une photo d’une moitié de cage vide,
avec Zayneb en arrière-plan, qui fronçait les sourcils devant un papillon
voletant devant son visage.
Avait-elle peur d’eux ? Des papillons ? Ou peut-être était-elle allergique ?
– C’est trop incroyable, il y a deux oiseaux qui se parlent ! Il faut que j’en
prenne une autre ! Steuplaît ?
Hanna leva les yeux vers moi, des yeux suppliants, des cheveux et des mèches
entières s’échappant des deux couettes à l’arrière de sa tête.
– Juste une petite vidéo. Je veux les montrer à papa !
Je cédai. À cause de ses cheveux. Elle se coi ait toute seule depuis qu’elle
avait cinq ans. Après avoir déclaré que notre père la faisait ressembler à une
pieuvre lorsque c’était lui qui la coi ait.
À ce moment précis, elle ressemblait pourtant un peu à une pieuvre. Une
pieuvre qui s’enfuyait avec mon téléphone.
– Adam, prêt pour le prochain arrêt ?
M. Mellon et son groupe étaient arrivés à l’enclos des aras. Ce qui signi ait
que j’étais supposé avoir déjà emmené mon groupe de cinq vers le prochain
enclos, celui du beira.
Alors que je m’attelais à la lourde tâche de rassembler les enfants, j’entendis
mon nom.
– Adam !
Zayneb agitait énergiquement le bras de l’autre côté de l’enclos.
Son visage était à l’exact opposé de celui qui gurait sur mon téléphone, il
rayonnait désormais d’enthousiasme.
Je la saluai en retour.
Elle conduisait son groupe d’enfants dans la direction opposée à celle où je
devais emmener le mien, et je décidai donc de prendre une décision
inattendue.
– O.K., les enfants, je sais qu’on doit aller voir les beiras, mais…
Je m’arrêtai et feuilletai les pages du dossier que M.  Mellon avait distribué
aux volontaires.
Ha ha  ! Je les avais trouvés  : les horaires des visites des enclos pour les
di érents groupes de l’EID, ainsi qu’un plan du site.
Les élèves de CM2 de Mme  Nielson, le groupe C, faisaient partie de l’autre
groupe qui avait visité l’enclos des aras au même moment que le mien.
Ce qui signi ait que Zayneb était avec le groupe C de Mme Nielson.
Ce qui signi ait qu’ils allaient voir quelque chose d’excitant ensuite.
Je m’adressai à mon groupe en utilisant ma voix la plus énergique.
– Ça vous dirait de voir un éléphant ?
– OUAIIIS !
Les deux lles et les deux garçons qui m’accompagnaient se mirent à frapper
dans les mains et à danser. Mais où était passée Hanna ?
Elle vint à ma rencontre. Accompagnée de M. Mellon.
– Adam, Hanna a quelque chose à te dire.
Il baissa les yeux vers elle, les sourcils froncés, et la transperça du regard.
– Adam, je suis vraiment désolée d’avoir pris ton téléphone de ta poche, dit
Hanna en tendant l’appareil. Vraiment désolée.
J’acceptai ses excuses et le glissai dans ma poche.
M. Mellon secoua la tête.
– Nous reverrons une fois de plus les règles concernant les excursions une
fois de retour à l’école, Hanna. Je suis profondément déçu.
Il se tourna vers moi et vit que les pages du dossier de l’excursion que je
tenais dans les mains étaient en désordre.
– Ton groupe doit se rendre ensuite à l’enclos des beiras, Adam.
– Non, M.  Mellon  ! Adam a dit qu’on pouvait aller voir les éléphants  !
rétorqua une des petites lles.
– Oh non, non, non. Tu as dû te tromper d’horaire. (M. Mellon retira son
propre dossier du porte-bloc qu’il transportait avec lui et le feuilleta.) Tu vois,
juste ici. Les beiras, pavillon cinq.
– D’accord, répondis-je. Les beiras.
Les enfants sou èrent devant moi. Hanna croisa les bras.
J’ouvris la voie vers le pavillon cinq.
Il n’y avait de place que pour un seul transgresseur de règles dans la famille.
Sur le trajet de retour à l’école, je trouvai le numéro de Zayneb sur la che
d’information des volontaires que M. Mellon avait agrafée à nos dossiers avant
notre départ le matin.
J’espère que tu t’es bien amusée.
C’est Adam.
Je contemplai le paysage qui dé lait à toute vitesse. Nous nous trouvions à la
périphérie de Doha, et le paysage était constitué presque exclusivement de
rochers, lesquels se fondaient dans le sable, lequel se fondait dans les pieds des
arbustes courts et secs.
Ha ha, j’allais justement t’envoyer un message.
Oui, je me suis bien amusée.
Je regardai de nouveau par la fenêtre.
C’est quoi ton animal préféré ?
De prime abord, le paysage semblait être le même partout, mais de subtiles
variations de couleur dans la roche et le sable le rendaient intéressant.
Les baleines.
De grands espaces s’étendant à perte de vue étaient soudainement
interrompus par l’apparition d’un virevoltant géant.
Tu as vu une baleine pendant l’excursion ?
Ou bien alors, par l’apparition incongrue d’une maison entourée d’un mur
de béton de la même couleur que le sol désertique.
Non.
Désolée, je pensais que tu voulais dire animal préféré en général.
À l’excursion : les aras macao.
Même si je n’y ai pas vraiment prêté a en on. J’ai été distraite par les papillons.
Et parfois, si l’on avait de la chance, lorsque le bus s’arrêtait à un carrefour,
on pouvait apercevoir un lézard de taille signi cative se déplacer entre les
rochers. Je pris une photo du lézard et l’envoyai à Zayneb.
Oh waouh ! Mon groupe n’a pas eu la chance de voir CETTE CHOSE pendant la
sor e. Laisse-moi deviner, c’est de la famille des dinosaures ?
Je ris.
C’est un lézard à queue épineuse. Ou, comme on les appelle ici : un dub dub. Je viens
juste de prendre ce e photo. Par la fenêtre.
Elle ne répondit pas pendant un moment, mais sa bulle de saisie ne cessait
d’apparaître à l’écran. Elle devait probablement être en train d’écrire quelque
chose de long.
C’est comme ça que ça devrait toujours être. Les animaux dans la nature. Pas en
cage. Je n’aime pas les zoos.
Elle m’envoya une photo du dehors, à travers sa fenêtre. Je la regardai
attentivement, mais n’y vis pas d’animaux, seulement une plaine. Et des tonnes
de rochers.
Mais elle semblait visiblement intéressée par l’environnement, peut-être
même par sa préservation.
Peut-être même par les droits des animaux.
Hé, demain j’emmène Hanna dans un refuge pour salukis.
Tu veux te joindre à nous ?
Oups. C’était la deuxième fois que je lui proposais d’aller quelque part.
Elle allait penser que j’en faisais trop. Je regardai le ciel.
Pourquoi avais-je ressenti une envie irrésistible d’envoyer ce message ?
Je n’étais pourtant pas quelqu’un d’impulsif. J’étais Adam.
Je pesais le pour et le contre, je ré échissais, je méditais, et j’agissais
seulement ensuite – et ce pour n’importe quel aspect de ma vie.
J’appuyai mon épaule sur le rebord, posai ma tête sur la fenêtre au-dessus, et
fermai les yeux.
Mon geste t sursauter Hanna à côté de moi, la tête ballante, les yeux à
moitié ouverts.
Je ne m’étais pas aperçu qu’elle s’était endormie en s’appuyant sur moi. Je me
redressai sur mon siège et ramenai sa tête, dont les cheveux étaient désormais
en bataille, à nouveau sur mon bras.
Mon téléphone se mit à vibrer.
Carrément, j’adorerais.
Les refuges sont tellement importants.
Elle ajouta un émoji lézard.
Je souris et regardai de nouveau le ciel. Il était dégagé, sans le moindre nuage
à l’horizon.
Ce qui était vraiment intéressant avec le désert, c’était la chose suivante : il
invitait à la méditation.
Je pris une nouvelle photo.
Mon père nous accompagna pour la prière du Maghreb, Hanna et moi assis
de chaque côté de lui, nos trois tapis de prière placés en direction de La
Mecque, sa sajjada posée légèrement en avant de la nôtre.
Après cela, il se retourna pour nous faire face. Assis en tailleur, il récita à voix
haute les douas qu’Hanna était en train d’apprendre, tandis que, la tête
penchée et les paumes levées vers le ciel, nous y répondions par un « âmîn ».
– À ton tour, dit mon père à Hanna.
Elle leva les yeux du hijab doré qu’elle avait soigneusement enroulé autour de
sa tête pour les prières. Elle le portait en turban, les extrémités repliées autour
de son cou, à la manière d’un foulard haut de gamme. Elle portait des lunettes
de soleil noires – ce qui, d’après elle, l’aidait à se concentrer pendant la prière –
 qui lui donnaient l’allure d’une imploratrice de Dieu à la pointe de la mode.
– Merci pour tout ce que tu nous as donné, Allah. Comme le retour
d’Adam.
Elle se pencha en avant et regarda mon visage pour s’assurer que je voyais
qu’elle était reconnaissante. Je lui rendis son sourire, et elle se rassit pour
continuer sa prière.
– S’il te plaît, Allah, pardonne-moi pour les torts que j’ai causés
aujourd’hui, car ils n’étaient pas volontaires.
Elle répétait les mots de la prière prophétique que notre père lui avait
enseignée : pardonnez-nous les torts que nous avons causés, volontairement ou sans
en être conscients.
Je me penchai en avant pour regarder son visage, a n qu’elle puisse me voir
toucher légèrement ma poche du doigt, celle qui contenait mon téléphone, le
tapotant lorsque j’obtins en n son attention.
– Et ceux que j’ai causés volontairement, aussi. S’il te plaît, Allah, rends
M. Mellon plus gentil. Aussi doux que son nom. Les melons sont un de mes
aliments préférés, c’est pour ça que je pensais qu’il serait mon prof préféré
aussi.
– Hanna, s’impatienta notre père.
Hanna soupira et retira ses lunettes de soleil. Elle les plaça devant elle sur son
tapis et poursuivit.
– S’il te plaît, Dieu, pardonne-moi pour le con it d’intérêts que je viens de
créer. Pendant un instant, j’ai oublié que je ne devais pas parler des profs, car
papa est leur chef.
– Hanna, et ta prière personnelle ? lui demanda notre père. Tu peux la dire
à voix haute ou dans ton cœur.
Hanna regarda droit devant elle, bien au-delà de notre père, sur les murs de
son bureau, et ré échit pendant un long moment.
Puis elle annonça :
– Je veux la dire à haute voix.
– On s’est entraînés à développer notre con ance en Dieu pour nos besoins
et nos désirs, m’expliqua mon père. Elle est en train de comprendre. Je suis er
d’elle.
– S’il te plaît, Allah, je veux voir le bocal avec la maison et l’arrière-cour
qu’Adam et Maman ont fait ensemble. Un an avant ma naissance. Celui que je
n’ai jamais vu. Adam a dit qu’il était perdu. Mais tu peux le trouver, car il te
su t de dire « SOIS ! » pour le faire apparaître. Tu es le plus miséricordieux de
tous. Âmîn.
Elle leva les paumes, s’essuya les mains sur le visage comme le faisait toujours
notre père, puis se leva rapidement, ramassant ses lunettes de soleil et son tapis
de prière avant de le plier et le ranger en une action ininterrompue. Elle dé t
son turban en empruntant l’escalier en spirale, situé juste à côté du salon.
Je demeurai assis, récitant mes propres douas, hésitant à lever les yeux vers
mon père.
Lorsque je le s en n, sa tête était restée penchée sur ses paumes levées, mais
je vis qu’il pleurait.
BIZARRERIE : tOujOurS lEs pHotOs
En pliant mon propre tapis, j’aperçus ce qu’Hanna avait vu lorsqu’elle avait
levé les yeux après la prière.
Sur le mur derrière la tête de mon père se trouvait une photo de ma mère
assise sur une balançoire. Dans notre jardin à Ottawa.
La même photo qu’Hanna avait serrée contre elle hier, pendant que je lui
racontais l’histoire de notre mère et du bocal.
Les souvenirs des êtres chers, de leur amour, de leurs mots, ou de leurs
photos, étaient censés nous faire du bien…
En n… Au moins, je savais désormais que je ne pouvais rien dire à mon père
à propos de mon diagnostic, ou de quoi que ce soit, avant mardi prochain, le
jour de l’anniversaire du décès de ma mère.
Les vacances de printemps se déroulaient toujours ainsi. Elles commençaient
de manière solennelle puis, après le jour anniversaire, lorsque notre père se
souvenait de nous, Hanna et moi, il devenait plus gai, et brûlait d’envie de faire
des choses en famille.
Je devais simplement attendre qu’il soit prêt pour mon annonce.
Allongé dans mon lit, je regardai la photo de ma mère, celle prise sur la
balançoire. Je l’avais apportée dans ma chambre pour qu’Hanna ne la voie pas
et ne repense plus au bocal.
Sur la photo, ma mère semblait d’accord pour dire que j’avais pris les bonnes
décisions  : empêcher Hanna de penser au bocal et empêcher mon père
d’apprendre que j’étais atteint de la même maladie qu’elle.
ZAYNEB

LUNDI 11 MARS

BIZARRERIE : lEs tRauMatIsmEs


Pièce à conviction A : ma cheville droite, dont la douleur d’un traumatisme
fut ravivée tandis que j’étais assise devant l’immeuble de tante Nandy à
attendre un Uber.
Un Uber qui m’emmenait voir les chiens que Google m’avait montrés en
cherchant le mot « saluki ».
Des chiens.
J’avais d’abord cru qu’il s’agissait de lézards.
En acceptant l’invitation d’Adam pour me rendre au refuge pour salukis,
j’avais imaginé des lézards tristes. Des lézards tristes nourris au biberon, pour
être tout à fait précise.
Comme le lézard du désert dont il m’avait envoyé une photo durant le trajet
en bus hier. Le dub dub de la taille d’un dinosaure qui semblait ne pas se
préoccuper des a aires des autres, contrairement aux chiens qui mettaient leur
nez dans les a aires d’absolument tout le monde.
Je sentis les points de suture fantômes brûler sur ma cheville droite. C’était
donc vrai, ce que l’on disait des vieilles blessures de guerre. Que la douleur se
ravivait de temps à autres.
Mais j’avais été mordue il y a dix ans de cela.
C’était un traumatisme.
Je baissai mon téléphone.
Qu’allais-je faire ?
Les chiens qui étaient apparus lors de ma recherche d’images avaient l’air
plutôt gentils et bienveillants, avec leurs longues têtes pointues et leurs
frimousses relativement mignonnes qui laissaient apparaître de longs poils
séparés en une raie au milieu.
Mais il y avait aussi des photos où ils avaient la gueule grande ouverte, prêts à
se servir de leurs dents pointues.
Je frémis et cliquai sur la photo d’un gentil saluki a n de l’agrandir.
Peut-être que si j’imaginais le visage de ce chien partout dans le refuge, je
pourrais sortir indemne de cette mésaventure.
Sans révéler à qui que ce soit – en n, à Adam – que j’étais terrorisée.
Aujourd’hui, j’étais censée laisser les choses suivre leur cours, et ne pas
interférer avec elles.
J’étais censée rester calme.
Zen.
Pendant ce temps, mon cerveau me criait : JE NE VEUX PAS ALLER VOIR
LES SALUKIS !
CE NE SONT MÊME PAS DES LÉZARDS.
Je baissai mon téléphone une nouvelle fois et essayai de changer mon avis sur
les chiens. En face de chez tante Nandy, un nouveau centre commercial était en
train d’être construit.
Des hommes en combinaison bleue s’a airaient tout autour, transportant des
outils et des matériaux.
Mais il y avait chez eux quelque chose de di érent. Quelque chose de
di érent des ouvriers du bâtiment de chez nous.
Un homme se tourna de mon côté pour ramasser des sacs de ciment, et
d’autres vinrent bientôt l’aider, quand je remarquai soudain la di érence.
Ils étaient tous brun de peau, comme moi.
Pas un d’entre eux n’avait l’autre type de peau brune, celui des habitants de
ce pays.
Je n’avais jamais vu autant d’ouvriers à la peau brune de toute ma vie.
En faisant preuve de ce que j’espérais être de la discrétion, je levai mon
téléphone, pris une photo et l’envoyai par message à Kavi.
Ouaip.
Comment ça, ouaip ?
Oui, j’ai déjà vu ça. Mon oncle vit à Dubaï. La ville est remplie de travailleurs
étrangers comme ceux de ta photo. Ils viennent de l’Inde, du Népal, du Pakistan,
des Philippines, etc.
Oh, je vois.
Ils sont souvent mal traités. Tout comme nos travailleurs étrangers aux États-Unis.
Je regardai de nouveau de l’autre côté de la rue. Un travailleur retira sa
casquette pour s’essuyer le front.
Puis il regarda dans ma direction.
Je s semblant d’épousseter mes sandales, mais ce que je faisais réellement,
c’était me demander ce qu’il voyait quand il me regardait, assise devant des
immeubles d’habitation de luxe remplis d’Européens et de nous, les Nord-
Américains.
Dès que le chau eur Uber s’arrêta devant le refuge et que j’aperçus Adam
patienter devant un bâtiment à la façade en stuc sur lequel gurait «  Refuge
pour salukis » en arabe et en anglais, je ressentis de nouveau ce pincement au
cœur.
La même chose que j’avais ressentie chaque fois que je l’avais aperçu au cours
de l’excursion de la veille.
Et lorsque l’on s’était parlé par messages.
Oh mon Dieu.
Je commençais vraiment à l’apprécier.
Je me glissai hors du siège arrière et fus immédiatement accueillie par Hanna,
qui surgit de je ne sais où sur le côté de la voiture.
– Bonjour, Zayneb.
Elle avait son sac à dos avec elle. Adam m’avait dit que l’on viendrait la
chercher après l’école pour se rendre au refuge. Et qu’elle adorait les animaux.
– Bonjour.
Je lui souris.
– Tu savais qu’on allait voir Ariel en premier ? C’est mon saluki préféré ici.
– Laisse-moi deviner, est-ce qu’elle ressemble à cette beauté ?
Je lui tendis mon portable et lui montrai le chien au regard doux qui ne
m’e rayait pas complètement.
– Oh, il est joli celui-là ! s’exclama Hanna.
Elle glissa son sac à dos de son épaule et l’ouvrit pour en sortir un iPad. Après
avoir fait dé ler les photos pendant un moment, elle me montra un chien
blanc et gris qui avait la gueule grande ouverte.
Des dents pointues me saluèrent.
– Waouh, réussis-je à dire dans un sourire, car Hanna me regardait
désormais.
– Elle est au refuge depuis deux ans parce que personne ne veut d’elle. Tu
veux savoir pourquoi  ? (Hanna rangea son iPad.) Tu veux savoir la raison
exacte ?
– Pourquoi ?
– Parce qu’elle mord les gens quand elle est stressée. Elle les mord très fort.
Tu sais pourquoi elle fait ça ?
– Non, dis-moi. (Je tordis la poignée de mon sac.) Pourquoi est-ce qu’elle
mord les gens ?
– Parce qu’elle a été maltraitée par ses anciens propriétaires. Et elle est
traumatisée. Ça veut dire qu’elle a vécu des moments très di ciles.
Posté près de la porte du refuge, Adam se tourna pour me regarder, le regard
amusé.
– Je crois que Zayneb sait ce que le mot « traumatisée » signi e.
Je hochai la tête, ressentant pleinement le traumatisme qu’avait vécu ma
cheville droite.
– Tu vas adorer le refuge. Ils veulent que les candidats à l’adoption voient la
personnalité des chiens, alors ils les laissent courir autour du hangar et de
l’enclos à l’extérieur, dans le sable, et on peut aller les voir là-bas, m’assura
Adam, en ouvrant la porte sur mon pire cauchemar. Les salukis adorent courir
vite et longtemps, c’est impressionnant à voir.
– Mais pas Ariel, me précisa Hanna. Ariel reste dans une zone séparée. Elle
ne s’entend pas avec tout le monde. Même avec les autres chiens.
– Est-ce qu’elle est dans une cage ? demandai-je pleine d’espoir, m’arrêtant
au milieu de la porte à double battant.
– Non, ne t’inquiète pas. Elle n’est pas en cage. Elle est dans une sorte de
petit parc, pour qu’on puisse quand même aller la voir, mais elle est protégée
par une barrière, répondit Hanna. Mais elle n’est pas dans le hangar. C’est
triste, mais c’est mieux pour Ariel. Elle a besoin d’être au calme.
– Je pense que je vais passer du temps avec elle alors, dis-je. Avec toi,
Hanna, bien sûr. Puisqu’elle te connaît, elle sera d’accord pour que je sois là.
Adam se tourna de nouveau vers moi et sourit.
Pincement au cœur.
Je décidai de le faire.
De me détendre face à ma peur  –  ce qui signi ait que si je réussissais, je
pourrais alors me détendre le reste du temps.
Ariel commença à aboyer et à hurler en nous apercevant, puis elle se mit à
courir autour de son enclos tel un… chien enragé.
Je m’arrêtai. Hanna et Adam continuèrent d’avancer, suivant l’employé du
refuge à travers la grande salle, en direction d’Ariel.
Adam remarqua que je ne les suivais plus et m’attendit.
– Allez-y. Elle vous connaît bien tous les deux. Je vais attendre un peu,
murmurai-je, essayant de trouver les bons mots pour donner l’impression que
je me souciais du bien-être d’Ariel. Il faut la laisser s’acclimater, vous voyez ?
Adam hocha la tête et rejoignit Hanna, qui était déjà assise, les jambes
croisées devant la barrière, et parlait à Ariel.
Je m’appuyai au mur et attendis.
J’attendis que quelque chose se produise en moi, un sentiment de sympathie
envers Ariel.
J’avais lu l’énoncé de mission du refuge  : «  Nous sommes une organisation à
but non lucratif ayant pour objectif de trouver un foyer aimant pour les chiens
originaires de la région (les salukis) que nous sauvons de la maltraitance et de la
négligence. »
Adam et Hanna m’avaient parlé de ces histoires. De ces chiens maltraités par
tout un tas de personnes  –  des locaux, des Occidentaux, des expatriés
travaillant dans le golfe Persique qui les avaient adoptés avant de les délaisser,
alors que leur race exigeait une attention toute particulière, certains les
abandonnant même dans la rue au moment de retourner dans leur pays.
Et puis il y avait aussi les tabous culturels à cause desquels les chiens étaient
perçus négativement. Cela me rendait triste. Mais pas assez pour prendre mon
courage à deux mains.
Je me rappelai l’histoire islamique que j’avais entendue à l’école du
dimanche, celle qu’Hanna m’avait racontée tandis que nous attendions
qu’Adam remplisse des papiers à la réception du refuge, parce que son père
venait de lui apprendre le conte.
Le prophète Muhammad raconta un jour à ses compagnons l’histoire d’une
personne à qui Dieu avait pardonné tous ses péchés – parce qu’elle avait eu soif et
qu’elle était descendue dans un puits abandonné pour boire de l’eau et que,
lorsqu’elle émergea des profondeurs du puits, elle avait trouvé un chien à la surface,
sou rant de la même soif qu’elle avait ressentie. Elle redescendit, remplit sa
chaussure d’eau et l’apporta au chien assoi é, et fut pardonnée de tous ses péchés
pour son acte de bonté.
Je me dis que le refuge de salukis était semblable à la femme dans le
puits : noble et désintéressée.
Et que je devais moi aussi faire preuve ne serait-ce que d’une in me partie de
cette compassion.
Assez pour aller voir ce chien triste et maltraité.
Mais rien ne se produisit. Cela ne su t pas à e acer ma peur.
Je restai en retrait.
Jusqu’à ce que je constate le changement de comportement d’Ariel. Elle était
assise devant la barrière, face à Hanna et Adam, qui étaient assis eux aussi, les
jambes croisées. Ce qu’ils lui disaient l’apaisait.
Je m’approchai lentement, furtivement.
Puis Ariel leva la tête et m’aperçut, me voyant certainement la xer
intensément. Elle se remit à glapir et à courir partout avec frénésie.
Je dus faire tous les e orts du monde pour ne pas crier et courir dans la
direction opposée.
J’articulai un « Je vais vous attendre dehors » silencieux à Adam et me dirigeai
rapidement vers le secrétariat par lequel nous étions entrés.
J’avais joué à vingt parties d’Angry Birds Rio sur mon téléphone en attendant
la n de leur visite. Le père d’Adam vint ensuite nous chercher.
Sur le chemin du retour, Adam ne cessa d’être désolé que je n’aie «  pas pu
pro ter des chiens ».
– Ce n’est vraiment pas grave, lui lançai-je, en n heureuse et apaisée.
(J’avais adoré ressentir de nouveau cette intrépidité.) Je vois qu’Ariel a eu une
vie di cile.
– Elle a été torturée, répondit Hanna. Ils l’ont attachée.
Je déglutis.
– Certaines personnes pensent que les chiens sont méchants. Ils sont
persuadés que ce sont des créatures malé ques. Alors ils leur font du mal,
continua-t-elle en croisant les bras.
– Malheureusement, il y a tellement d’idées fausses qui circulent dans
l’islam, déclara le père d’Adam. Et trop souvent, elles viennent de nous, les
musulmans. Comme le fait de penser que les chiens ne sont pas les bienvenus.
Pourtant, dans le Coran lui-même, la sourate de la caverne décrit à quel point
ce chien était dèle aux jeunes gens avec lesquels il vivait. Et à quel point leur
chien leur était important.
Je hochai la tête et pensai : « Tu entends ça, Zayneb ? »
L’image d’Ariel s’asseyant calmement devant Hanna et Adam me vint à
l’esprit. Peut-être qu’elle leur faisait con ance parce qu’elle savait qu’ils se
souciaient d’elle.
Mais lorsqu’elle m’avait vue, elle s’était soudainement agitée. Quelqu’un
l’avait blessée, et ce n’était pas moi, mais il n’empêche qu’elle ne me connaissait
pas. Et moi aussi, je m’étais agitée en la voyant – même si ce n’était pas elle qui
m’avait blessée, il y a de ça longtemps.
Les larmes me montèrent aux yeux.
– Est-ce que le refuge accepte les dons ?
Adam hocha la tête.
– Tu peux le faire en ligne ou bien sur place, au refuge.
– D’accord.
Je me s une note sur mon téléphone. Une photo apparut dans mes
messages. C’était un AirDrop depuis l’iPad d’Hanna.
Une photo d’Ariel. Assise sur le sol de son enclos, la tête posée sur ses pattes
avant, la gueule cette fois fermée, sans aucune dent en vue.
Je souris à Hanna. Elle se pencha vers moi et murmura :
– Tu as peur, pas vrai ? Des chiens ?
– Non, seulement quand ils commencent à s’exciter, murmurai-je. Et qu’ils
font des choses comme, mordre les gens, tu vois ?
Elle acquiesça.
Durant le reste du trajet, je lui appris à jouer à Angry Birds Rio sur mon
téléphone.
Lorsque je sortis de la voiture, devant l’immeuble de tante Nandy, Adam
sortit également. Il semblait sur le point de dire quelque chose, et j’attendis,
prenant mon temps pour sortir les clés de mon sac, a n qu’il puisse me dire ce
qu’il voulait me dire.
Peut-être qu’il va me demander de faire autre chose avec lui demain ?
Mais il se contenta de rester là.
Lorsque je levai les yeux pour lui dire salam, il a chait une expression
étrange.
Son visage s’était fermé. Même sa bouche ne s’incurvait plus pour former ce
léger sourire qu’il arborait d’ordinaire.
Au lieu de cela, elle formait une ligne droite qui s’ouvrit à peine pour me dire
salam.
Puis il remonta dans la voiture. Peut-être m’enverrait-il un message plus tard.
Peut-être bien.
Voilà ce que tu as loupé, compte-rendu n° 3 par Kavi Srinivasan ; catégorie : pour info.
Destinataire : Zayneb Malik.
T’es assise ?
Maintenant, oui. J’étais allongée.
Reste allongée alors.
Qu’est-ce qu’il y a ?
A ends, c’est à propos d’Ayaan ? C’ESTÀPROPOSD’AYAAN ?
Je me levai du lit.
Je suis debout à présent.
Ayaan a été des tuée de ses fonc ons de vice-présidente du conseil étudiant. En
fait, elle en a même été renvoyée. Fencer a fourni des informa ons qui "ont
entraîné le retrait d’Ayaan de la direc on des étudiants, car ses ac ons
contreviennent aux direc ves de l’école en termes d’u lisa on responsable des
réseaux sociaux".
Impossible.
Elle est censée fournir une explica on écrite de ses "ac vités en ligne visant à
mener une campagne contre un enseignant et a ser la haine à son égard".
Impossible.
Kavi.
Fencer "a fourni de nombreuses preuves de la surveillance con nue dont il est
vic me".
Je le hais.
C’est Trevor qui m’a donné l’info. Il a fait une capture d’écran pour moi, c’est l’e-
mail que les membres du conseil étudiant ont reçu. Ayaan est super en colère
contre nous.
Je n’en peux plus.
Comme nous toutes.
Tout est ma faute. Si Fencer ne m’avait pas a rapée, Ayaan n’aurait pas eu d’ennuis.
Ce n’est pas si simple.
Je ne sais pas me tempérer. Il faut que je parle à Ayaan.
Je ne crois pas qu’elle soit prête pour ça. Elle est vraiment trauma sée. Tu sais
depuis combien de temps elle visait le conseil étudiant. Elle ne voudra pas te
parler tout de suite.
OK. Il faudra qu’on respecte ça. Mais on doit l’aider. En n, je dois le faire.
On le fera. Mais laisse un peu de temps passer. Comment ça va à Doha ?
Je lui envoyai une photo d’Ariel.
Mignon. Mais, un chien ? Toi ?
T’as vu ça ?
T’as bien changé.
Ouais. Ou du moins, je suis sur le point de le faire. Une Zayneb assagie.
Je ne sais pas si j’aime ce e idée.
Mes parents oui, en tout cas. Ayaan aussi.
Sans oublier Fencer.
Changeons de sujet.
D’ordinaire active sur Instagram, Ayaan avait cessé de s’y rendre. Il semblait
qu’elle avait arrêté de poster jeudi dernier, le jour de mon renvoi.
Je lui envoyai un message privé, «  Je suis vraiment désolée  », avant de le
regretter immédiatement. Je ponctuai donc mon message d’un émoji qui
pleurait.
Puis, dégoûtée de mon comportement, je jetai mon téléphone sous le lit.
Mais, et si Adam m’envoyait un message ?
Je plongeai sous le lit, récupérai le téléphone et activai le volume pour être
sûre de l’entendre sonner lorsqu’un message arriverait.
Lorsque son message arriverait.
Je reposai le téléphone dans son coin temporaire, sous le lit, et m’allongeai
sur le sol, le sol de marbre froid, et xai le plafond.
C’était un plafond assez élaboré, avec des moulures qui s’entrecroisaient en
spirales et en arabesques.
Elles me rappelaient la robe d’Ayaan, celle qu’elle avait portée lors du dernier
Aïd.
Ma main, mue par une volonté propre, prit mon téléphone, ouvrit Instagram
et envoya un cœur à Ayaan. Quatre cœurs. Suivis d’un cœur brisé.
Argh…
Je jetai le téléphone si loin sous le lit qu’il sortit de l’autre côté et alla heurter
la plinthe.
Ayaan comptait énormément pour moi. Elle était plus âgée, mais puisqu’elle
avait passé une année à l’étranger en Somalie avec ses grands-parents à la n du
collège, elle s’était retrouvée dans la même classe que moi au lycée.
Lorsque nous nous étions rencontrées en première année, elle s’était
immédiatement comportée comme une grande sœur. Même si elle aussi
essayait de s’acclimater au lycée.
J’étais arrivée dans le hall, le premier jour de la rentrée, mon emploi du
temps serré contre moi, cherchant Kavi des yeux, même si je savais qu’elle était
toujours en Inde pour un voyage familial car son vol avait été repoussé.
– Tu es la sœur de Mansoor ? Mansoor Malik ?
Je me tournai vers une lle plus petite que moi, avec des cheveux bouclés
attachés en arrière et de grands yeux inquisiteurs. Elle portait un sweat-shirt
ample et un jean bleu clair délavé.
– Ouais ?
– Mansoor est une amie d’Abdirahim, mon frère. Ce qui fait de nous des
amies. (Elle sourit.) Je m’appelle Ayaan. Tu veux voir si on a cours ensemble ?
Et c’est ainsi que nous devînmes inséparables. Même si, au l des années, elle
s’était impliquée dans tout un tas de choses au lycée, des activités de gestion,
tandis que j’avais rejoint le comité de l’album souvenir du lycée et le club de
journalisme, parce que j’aimais rédiger des légendes et des titres en
MAJUSCULES pour tout, et Kavi participait également à la conception des
graphiques et à la mise en page. Par la suite, Ayaan devint la star du lycée.
Mon téléphone sonna.
Adam ?
Je me fau lai sous le lit, avant de réaliser à quel point c’était bête, lorsque
tante Nandy ouvrit la porte et aperçut mes jambes, vêtues d’un short de
pyjama, dépasser du lit, l’autre moitié de mon corps restée cachée, mon
téléphone toujours hors d’atteinte.
– Je te promets que j’ai frappé, dit-elle. Qu’est-ce que tu fais ?
– J’essaie d’attraper mon téléphone.
Elle se rendit de l’autre côté du lit et le t glisser vers moi.
Ce n’était pas un message d’Adam.
C’était une des Emma – Emma Domingo – qui me proposait de rejoindre les
trois Emma au centre commercial, le « MEILLEUR CENTRE COMMERCIAL
DE DOHA », avait-elle écrit, le lendemain. Apparemment, il y avait un pop-up
store de la marque de maquillage Fenty Beauty, et seule cette marque proposait
des produits adaptés à la peau brune d’Emma Domingo, qui était moitié
philippine et moitié noire.
«  Ça pourrait t’intéresser aussi, par rapport à ta peau  ?  » avait-elle proposé
gentiment. Je l’imaginai rédiger ce message avec un masque posé sur le visage,
des tranches de concombre sur les yeux.
Ce que j’avais toujours rêvé d’essayer, à vrai dire.
– Est-ce que je peux aller au centre commercial Villaggio demain avec des
lles que j’ai rencontrées à la fête chez Adam ? demandai-je, émergeant de sous
le lit.
– Oui, en fait ce serait parfait. J’ai des rendez-vous à caler avant que ta mère
arrive dimanche. J’essaierai de tous les faire coïncider demain.
J’acceptai la proposition d’Emma Domingo. Puis je véri ai si Adam m’avait
envoyé quelque chose.
Laisse-moi tranquille. Je t’en veux pas. Je veux juste qu’on me laisse tranquille,
OK ?
Ayaan. Elle avait ni par me répondre.
Je retournai m’allonger sous le lit.
– Le dîner arrive. (Tante Nandy s’assit sur le lit.) Alors, qu’est-ce que tu
veux faire ce soir ? On peut se promener en voiture le long de l’eau si tu veux ?
– La visite du refuge m’a un peu fatiguée, mentis-je.
– Ah oui, et comment c’était ? (Elle me regarda.) Est-ce qu’il y a une raison
pour laquelle tu es cachée sous le lit ?
– C’est frais ici, mentis-je encore, les yeux rivés sur le « juste qu’on me laisse
tranquille ». Le refuge était triste. Mais c’est bien qu’il existe.
– Tu n’as pas peur des chiens ?
– J’essaie de ne plus en avoir peur.
Bon sang, je n’arrêtais pas de mentir. Je quittai mes messages privés et tombai
sur les photos d’une des Emma.
Emma Phillips, en tee-shirt et short blancs, faisant du yoga sur un rocher
blanc, les mêmes que ceux éparpillés dans le jardin d’Adam. Elle devait vivre
dans le même quartier.
Elle ressemblait à un bretzel cool, un bras entortillé autour d’une jambe, elle-
même entortillée autour de l’autre jambe.
J’appuyai sur le bouton « J’aime ».
Le yoga était apaisant.
Je roulai hors de sous le lit.
– Il y a une salle de sport ici, non ?
– Un immense centre de tness, avec même ce dont tu ra oles, une piscine.
Elle aussi est plutôt grande, répondit tante Nandy.
– Est-ce qu’il y a des cours de yoga ?
– Tous les matins à six heures, j’y vais parfois. Tu veux venir ? (Son visage
s’illumina.) Ce serait une super idée. On se couche tôt ce soir et on va au yoga
avant que j’aille au travail demain ?
J’acquiesçai, faisant dé ler les photos et les stories, cliquant sur «  J’aime  »
sans prêter attention à ce que je regardais.
J’étais déprimée.

MERVEILLE : aDam
Je n’arrive pas à croire que j’ai écrit ça.
Pourquoi en était-ce une ? Une merveille ?
Je réalisais qu’avant même de le connaître personnellement, je l’avais rangé
dans la catégorie des merveilles, à l’aéroport de Londres, simplement parce
qu’il était mignon.
Mais à ce stade, je crois que je le pensais d’une manière di érente. Parce qu’il
était calme. Paisible.
Doux. Tout ce que je m’e orçais d’être ici.
Voilà pourquoi c’était une merveille. Et pas seulement parce qu’il était beau.
En n, pourquoi avait-il cessé de m’envoyer des messages ?
J’avais l’impression que si quelques mots de lui s’a chaient sur mon
téléphone, comme «  hé, tu veux aller à bla-bla-bla demain  ?  », ce sentiment
d’impuissance que je ressentais en ce moment disparaîtrait aussitôt.
Mais je me souvins alors de sa bouche, après que son père m’avait redéposée,
aujourd’hui. La ligne droite qu’elle formait, comme s’il en avait assez.
Oui.
Adam avait probablement compris que j’avais fait semblant au refuge des
salukis. Il avait découvert l’imposture et ne voulait plus apprendre à me
connaître.
En n, s’il avait souhaité apprendre à me connaître en premier lieu.
Je xai le plafond. Et me redressai soudainement.
Je n’arrivai pas à y croire. Je me laissais être ce que je n’avais jamais accepté
d’être : à la merci du bon vouloir d’un garçon.
C’était hors de question.
Le dîner de ce soir était constitué de plats turcs. Nous mangeâmes
tranquillement sur le canapé, devant une émission de télé-réalité de recherche
de maisons, tante Nandy captivée par le programme, moi faisant dé ler l’écran
sur mon téléphone.
Adam avait posté une story sur Instagram.
C’était son front de mer avec les bateaux, la mer et le ciel.
Je n’avais pas à être à sa disposition, mais je pouvais décider si je voulais lui
dire quelque chose.
Merci pour aujourd’hui.
J’ajoutai un émoji chiot.
À une heure et quarante-deux minutes du matin, il ne m’avait toujours pas
répondu.
Et, emmitou ée dans Binky, je constatai que mon message n’avait toujours
pas été lu.
À la prière du Fajr, à cinq heures du matin, il ne l’avait toujours pas lu non
plus, mais il avait posté une autre story.
C’était un autre paysage marin, cette fois plongé dans la pénombre.
Le pincement au cœur était en train de disparaître, laissant place à une
terrible appréhension.
ADAM

MARDI 12 MARS

MERVEILLE : lEs pLanS


Ce matin, je s la prière du Fajr à l’extérieur, déroulant mon tapis près de
l’eau et tournant le dos au rivage.
Il faisait encore sombre et le ciel avait revêtu cette couleur encre qui laissait
présager d’autres couleurs à venir. J’envisageai d’attendre que le soleil se lève –
  il se trouverait alors juste au-dessus du golfe derrière moi, promettant de
meilleures photos que celles que je venais de prendre – mais j’aperçus soudain
mon père à travers les stores qu’il avait ouverts dans sa chambre au deuxième
étage.
Et je me souvins des plans que j’avais pour la journée.
Aujourd’hui, il s’agissait d’éviter mon père qui, au cours du dîner de la veille,
avait déjà montré des signes que l’anniversaire du décès de ma mère s’annonçait
cette année aussi dur que d’habitude.
Il avait mâché sa nourriture pendant si longtemps lors du repas que je lui
avais passé la salade sans qu’il ne me le demande, simplement pour interrompre
ses rêveries et pour le forcer à avaler. Il avait alors hoché la tête et posé le
saladier à côté de son assiette.
Puis il avait gardé les yeux baissés, rivés sur sa nourriture.
Il avait aussi laissé Hanna utiliser son iPad, ce qui était habituellement
proscrit au moment du dîner. Elle avait passé l’intégralité du repas à rire devant
des épisodes d’une émission sur YouTube, les écouteurs sur les oreilles, son iPad
posé contre les deux boîtes de sauce tomate qu’elle s’était autorisée à prendre
dans le placard et à apporter sur la table.
Le silence régnait dans la pièce, comme si mon père avait été absent, et
pourtant il était là, car je n’osais pas non plus parler à Hanna, au cas où elle se
mettrait à parler de notre mère.
Je l’avais laissé dans sa bulle. De toute façon, j’étais occupé à plani er tout un
tas de choses.
La première mission de la journée était d’éviter mon père, comme je l’avais
dit. La deuxième était de me cacher dans la chambre de la nounou, alias mon
atelier qui se trouvait en bas.
La seule fois où la pièce avait été utilisée auparavant, c’était lorsque
l’in rmière qui s’occupait de ma mère avait vécu avec nous pendant les derniers
mois de sa vie.
Ensuite, elle était restée inutilisée jusqu’à il y a trois ans, lorsque, dans le but
de me débarrasser de mes a aires, j’avais emballé et donné le mobilier qu’elle
contenait, la laissant vide et prête pour un nouveau départ.
Peu de temps après, alors que je commençai à tenir un journal des merveilles,
j’avais démarré un projet dans cette pièce.
C’était devenu mon espace de création.
Aujourd’hui, j’avais envie de m’y remettre, et avec un peu de chance,
d’achever en n l’installation que j’avais débutée.
Le fait qu’Hanna voulait voir la maison dans le bocal que ma mère avait
fabriquée m’avait donné une idée : je pouvais peut-être rassembler les pièces sur
lesquelles j’avais travaillé au l des ans.
J’ignorais combien de temps il me restait avant de ne plus être capable de
faire ce genre de choses.
J’avais un léger mal de tête depuis mon réveil ce matin, et chaque fois que je
ressentais le moindre symptôme physique depuis mon diagnostic, je
commençais à m’imaginer ce qui m’attendait.
Je voulais m’assurer de pouvoir utiliser mes mains, de nir de fabriquer des
choses, avant d’être envahi par cet engourdissement qui, je le savais, me
menaçait d’un jour à l’autre.
La troisième mission de la journée me contemplait en ce moment même
depuis mon téléphone.
Message non lu : @ZayA_01.
Éviter Zayneb.
Éviter une quatrième impression.
Dans l’atelier, des toiles d’araignées se trouvaient ici et là sur des piles de
pièces de bois et des caisses remplies de pots de peinture et de boîtes à outils.
Étonnamment, les morceaux de bois que j’avais préparés et qui servaient à
ma reproduction du cosmos étaient restés plutôt propres. Et, chose intéressante
également, les pièces avaient été triées de la plus grande à la plus petite.
Hanna.
Je me mis au travail, retirant les matériaux et les outils qui étaient venus
s’ajouter dans la pièce, les emportant dans le couloir et la vidant complètement
une nouvelle fois. Je voulais que la pièce elle-même fasse partie du projet.
Je m’imaginais y entrer, comme dans une boule à neige, et être immergé dans
l’installation. Comme si j’en faisais partie.
Le bocal m’avait donné cette idée. Alors que je rêvais de rentrer à Ottawa, ma
mère m’avait apporté un peu d’Ottawa ici.
Et si je parvenais à transformer cette pièce en un lieu où quelqu’un voudrait
se réfugier ?
Alors que je peignais le plafond d’un bleu cobalt, debout sur une échelle, je
reçus un nouveau message sur mon téléphone.
Zayneb ?
Je ne pouvais pas l’ouvrir. Son message. Ses messages.
Il y avait quelque chose en elle qui m’attirait si rapidement et si
irrésistiblement.
Plusieurs choses, à vrai dire.
Par exemple, la bravoure dont elle avait fait preuve au refuge pour salukis
hier.
Je n’arrivais pas à croire que je ne m’étais pas aperçu qu’elle avait peur des
chiens. Hanna m’avait con é qu’elle le suspectait en revenant de l’enclos
d’Ariel : « J’ai vu son visage quand Ariel courait partout. Elle restait derrière en
tremblant. Je pense qu’elle a fait ça pour nous faire plaisir. D’aller au refuge
avec nous. »
Et e ectivement, lorsque nous étions retournés à l’accueil, j’avais remarqué le
changement chez Zayneb. C’était une personne complètement di érente de
celle qui avait été dans la pièce avec Ariel. Elle était détendue, souriante.
Elle avait dompté sa peur pour nous accompagner. Waouh.
Et puis, sur le trajet du retour, j’avais eu cette sensation de picotement que je
ressentais de temps en temps depuis le mois de septembre. Le long de mes bras
et de mes jambes, comme si de petites décharges les traversaient, ces
picotements mêmes qui m’avaient obligé à me rendre chez le médecin début
novembre. Paresthésie.
Je m’étais forcé à regarder par la fenêtre, à ne donner aucun signe à mon père
que quelque chose était en train de se passer en moi.
Cette sensation s’était évanouie alors que nous approchions de l’immeuble de
Mme Raymond.
Là où Zayneb s’arrêtait.
Puis je m’étais mis à ré échir : à quoi ça me servait ? De traîner avec elle ?
Alors que ça n’aboutira à rien ?
Je ne réussis même pas à prononcer un seul mot quand elle sortit de la
voiture.
J’étais trop occupé à me concentrer pour ne pas me débarrasser aussi
visiblement des sensations qui venaient d’envahir mon corps quelques minutes
auparavant.
Elle était restée là un moment, puis avait levé les yeux vers moi et avait
attendu quelques secondes avant de me dire salam.
Et je m’étais dit, non. Ce n’est pas le moment de commencer quelque chose avec
une lle aussi intéressante.
Avec une lle aussi mignonne qui me plaisait énormément.
Ses yeux lorsqu’elle parlait avec enthousiasme me captivaient, et il était
di cile de m’en détourner. Et la façon dont elle bougeait ses lèvres quand elle
écoutait. Comme si elle voulait les ouvrir pour parler, mais qu’elle n’avait pas
encore décidé de ce qu’elle voulait dire.
J’aurais pu la regarder toute la journée.
Ajoutez à cela sa franchise, son ouverture d’esprit et sa con ance en elle, pour
faire de moi un homme totalement conquis.
C’était exactement la raison pour laquelle je devais l’éviter. Je m’étais laissé
absorber si rapidement et avec tant de brutalité que j’en oubliais les choses que
j’avais prévu de faire, les choses dont je devais m’occuper.
Hier, je m’étais tenu face à elle, l’air sinistre, marmonnant un salam à peine
audible. Je m’étais endurci à l’intérieur, j’avais fermé la porte.
Adieu, lle de l’avion, qui était apparue devant chez moi, qui était apparue dans
mon cœur.
Nous n’avions pas d’avenir et nous ne pouvions rien y faire.
J’étais pragmatique, je l’avais toujours été, pour tout. Y compris le décès de
ma mère.
Cela devait être un mécanisme de survie.
La douleur sourde qui se propageait derrière mon front me rappelait elle
aussi qu’il me fallait faire preuve d’un peu de ce pragmatisme pour faire face à
ma maladie.
Le téléphone se mit à vibrer par intermittence avant qu’il ne cesse et que tout
redevienne silencieux, tandis que je peignais le plafond en bleu et les murs en
blanc.
Puis la porte s’ouvrit.
Connor apparut.
– La femme de ménage m’a laissé entrer. T’étais où mon pote ?
Je posai le rouleau de peinture dans son pot et m’essuyai les mains sur le
vieux tee-shirt que j’avais mis.
– C’était toi, les messages ?
– Je t’en ai envoyé plein. (Il regarda la pièce autour de lui.) Qu’est-ce que
c’est ? Une chambre d’amis ?
– Non, répondis-je sans élaborer davantage.
Aucun de mes amis ne comprenait ma passion pour la confection de choses
en tout genre. Ils s’enthousiasmaient lorsque je leur montrais un truc cool que
j’avais fabriqué, mais ce genre de chose ? C’était assez artistique. Ils n’auraient
pas saisi. Sauf peut-être Tsetso, qui faisait de l’illustration numérique.
– On va déjeuner tous ensemble avant d’aller voir un lm. Au Villaggio,
comme au bon vieux temps.
– Je dois nir ce que je suis en train de faire.
– Allez, Adam.
Il glissa son doigt avec précaution le long de l’encadrement de la porte pour
véri er si la peinture était sèche, avant de s’appuyer dessus.
– Il faut que tu viennes avec nous. Tsetso s’en va vendredi, et il a tout un tas
de problèmes avec sa famille, donc aujourd’hui on l’aide à se changer les idées.
– J’irai le voir demain ou un autre jour.
Je déplaçai le rouleau dans le pot de peinture, évitant son regard.
– O.K., alors je reste ici pour t’aider, comme ça tu pourras venir. Je vais
juste dire aux autres gars qu’on se retrouve plus tard.
Il croisa les bras. Je levai les yeux vers lui. Connor était le genre de type qu’on
avait du mal à supporter, à cause de son air de monsieur-je-sais-tout et de ses
sarcasmes, mais que l’on acceptait de côtoyer – simplement parce que, derrière
ses fanfaronnades, se trouvait curieusement un puits profond de préoccupation
envers les autres. Un puits qu’il était d’accord d’exposer à la vue de tous.
– T’es pas venu par hasard, pas vrai  ? demandai-je. C’est parce que c’est
l’anniversaire de la mort de ma mère ?
– Ouaip. Compte pas sur moi pour te laisser tout seul ici.
– Et si j’ai envie d’être seul ?
– Alors tu pourras l’être ce soir. (Il esquissa un sourire.) Quand ton père et
Hanna seront rentrés.
Je regardai le plafond. Je m’étais imaginé poser des baguettes et des points de
bois dessus, coller la plupart des morceaux, et les percer pour les plus lourds,
mais mon plan tombait désormais à l’eau. Il était hors de question de laisser
Connor participer à ce genre de travaux. Il n’avait aucun sens de la nesse et
poserait un million de questions, la plupart en rapport avec la raison pour
laquelle je faisais cela.
Alors qu’il n’y avait pas de véritable raison. Autre que l’envie de voir ce que
j’avais esquissé dans mon journal des merveilles et bizarreries prendre vie.
Et je désirais me concentrer uniquement sur des choses qui ne me stressaient
pas.
– Bon, comment je peux me rendre utile ? Les murs ont besoin d’une autre
couche de peinture ?
Il ne bougeait pas, les bras toujours croisés dans l’embrasure de la porte, la
mâchoire serrée.
S’entêter à se soucier des autres tout en étant aussi borné était sa marque de
fabrique.
– Allez, on y va.
J’essuyai la tache de peinture à l’arrière de mon poignet droit sur mon short.
Je ne comptais pas changer de vêtements. Je voulais me débarrasser de ça le
plus vite possible.
Connor sourit et leva un poing victorieux avant de se précipiter dans les
escaliers.

BIZARRERIE : lEs aMis dOnt oN hÉrIte


C’était peut-être horrible à dire, mais aucun des gars avec qui je traînais à
Doha avant l’université n’était un ami que j’avais choisi de moi-même. Nous
fûmes en quelque sorte rassemblés tous ensemble, et c’était à cause de la loi des
enfants de troisième culture, ceux qui vont à l’école dans un pays di érent de
celui qu’ils appellent «  chez eux », qui se liaient rapidement d’amitié avec les
camarades qu’on leur attribuait. Autrement, on serait rattrapé par la solitude
qui accompagne le fait de se retrouver dans un nouvel endroit que l’on sait
temporaire.
Vivre avec ses parents pendant qu’ils travaillent à l’étranger est un peu
comme de longues vacances auxquelles l’on est condamné, avec la promesse de
revenir un jour à la maison. Ce n’est pas vraiment chez vous, et pourtant, l’on
attend de vous que vous vous y sentiez bien.
La plupart des autres enfants de l’EID étaient des enfants de dirigeants de
l’industrie pétrolière venus du Royaume-Uni, des États-Unis ou d’Australie, ou
de professeurs des nombreux campus américains à Doha.
La plupart d’entre eux avaient pris leur assignation à Doha comme un moyen
de s’amuser le plus possible – du moins, le maximum que permettait le Qatar.
Ce qui signi ait que chaque semaine, nous nous rendions au cinéma et
choisissions parmi une o re limitée de lms, et que nous regardions parfois le
même, encore et encore. Que nous mangions dans les mêmes restaurants de
burgers. Que nous allions faire du quad dans les dunes lorsqu’un parent se
portait volontaire pour nous y emmener. Que nous traînions chez les mêmes
gens, généralement ceux qui avaient les plus grandes maisons parmi notre
cercle d’amis.
Pour une raison que j’ignore, le cercle dans lequel je m’étais retrouvé était
composé de personnes bruyantes, qui s’emballaient facilement au sujet des
lms et de la musique, et qui n’aimaient rien de ce que j’aimais.
Mais ils faisaient preuve d’une décence irréprochable. Ce qui signi ait que je
n’avais pas à faire de compromis avec eux, notamment par rapport au fait que
je sois musulman pratiquant. Ils ne buvaient pas et, à l’exception d’un couple
qui fumait de temps en temps, ils ne se droguaient pas non plus.
Ils étaient le groupe sérieux de l’EID. Mais c’était le seul point que nous
avions en commun.
On dit que les amis sont la famille que l’on choisit.
Et j’imagine que ce doit être vrai, si une famille signi e un groupe de
personnes que vous supportez parce qu’elles se soucient de vous et que vous
vous souciez d’elles.
– Tu te souviens quand on disait que Madison et Jacob ne dureraient pas ?
Connor conduisait rapidement, empruntant un rond-point tout en se
déportant pour atteindre la voie de sortie aussi vite que possible. Il partageait
une chambre avec Madison à l’université de Berkeley, ayant été meilleurs amis
tout au long de leur scolarité à l’EID.
– Eh bien ils ont réussi.
– C’est cool.
– Ils sont allés à la fac sur deux continents di érents. Et ils ont réussi.
En n, Madison a réussi. C’est elle qui envoyait des messages à Jacob tous les
soirs.
Nous approchions du centre commercial.
– Tu as rencontré quelqu’un ?
– Non.
– Moi oui. Quelqu’un de plus âgé. (Il rit, tournant rapidement le volant
pour prendre à gauche dans le parking.) Elle s’appelle Nancy. Elle est assistante.
C’était l’assistante de mon cours d’introduction à l’économie internationale.
Elle est carrément sexy. Carrément plus vieille aussi, genre, de quatre ans. Mais
j’ai eu dix-neuf ans en janvier, donc on est réglo.
Je hochai la tête, imaginant Connor avec une femme plus âgée, même de dix
ans de plus. C’était une chose facile à concevoir.
– Elle sait que je veux faire de la politique, et elle m’aide à comprendre.
– Cool.
– Hé, au fait, ton amie sera aussi de la partie, dit-il, jetant un coup d’œil
dans ma direction tandis qu’il attendait que quelqu’un libère une place de
parking.
– Mon amie ?
– Chez toi, à la fête de ton père. Zee quelque chose. La lle avec ta petite
sœur, avec le foulard ?
– Zayneb ?
– Oui, Zayneb. Je savais plus comment elle s’appelait. Elle est avec les lles,
et Emma Phillips, qui au passage n’a pas renoncé à toi d’après Emma Zhang, a
dit qu’elles iraient voir le lm avec nous après leur shopping.
J’acquiesçai une nouvelle fois, grognant intérieurement, m’e orçant de ne pas
rabattre le pare-soleil et d’y véri er mes cheveux devant le miroir, pour voir si
j’avais des taches de peinture sur le visage.
C’était raté pour mes plans d’aujourd’hui.
C’était raté pour éviter la quatrième impression.
ZAYNEB

MARDI 12 MARS

BIZARRERIE : lEs ÉcHecS


Pièce à conviction A : moi lors de mon premier cours de yoga.
Ma résolution de devenir une personne plus calme n’aura même pas tenu le
temps d’un cours de yoga.
Le yoga demandait de se concentrer sur sa respiration  –  et de la ressentir
« jusqu’aux orteils », d’après l’instructrice – tout en faisant des choses que mon
corps n’avait jamais faites auparavant, c’est pourquoi je décidai de partir à la
recherche de choses plus agréables à faire. Comme aller aux toilettes. (Avant de
m’échapper, tante Nandy m’avait lancé un regard de triomphe tandis qu’elle se
balançait sur son fessier, les jambes presque enroulées autour de sa tête, en
synchronisation avec les autres femmes autour d’elle. À ce moment-là, j’étais
couchée de tout mon long sur le tapis, vaincue, et je la félicitai de ses prouesses
en lui murmurant : « Je salue ta maîtrise du yoga, tante Nandy, mais la reine
du disco s’en va au petit coin. »).
Alors que je passai le long du complexe sportif, la piscine me salua à travers
une longue baie vitrée, avec sa forme de rein originale et son eau ré échissante.
Un homme d’âge mûr barbotait dans le bassin, juste en face d’un des coins où
l’eau était peu profonde, et une femme vêtue d’un maillot de bain noir et d’un
bonnet de bain blanc était occupée à faire des longueurs.
Je l’observai un moment et hochai la tête. Ça, c’était parfait. C’était un vrai
exercice.
Je retournai dans le vestiaire près de l’entrée du centre de tness et réajustai
mon hijab que j’avais préalablement enroulé à la manière d’un turban pour le
yoga, de façon à le serrer davantage sur ma tête. Je portais un legging et un
grand tee-shirt à manches longues qui m’arrivait presque aux genoux, ce qui
ferait l’a aire pour aller nager. Même si je devrais sans doute faire un nœud
une fois dans la piscine, pour l’empêcher de remonter.
J’allais y arriver.
J’allais être si zen en ottant dans l’eau. Peut-être même que j’arriverai à
respirer jusqu’à mes orteils.
Oui. Le barboteur de tout à l’heure n’était plus dans la piscine, ce qui me
laissa seule avec la femme qui faisait des longueurs. D’une certaine manière,
cette con guration s’annonçait beaucoup plus relaxante.
Ainsi, je n’aurais pas à me battre avec mon tee-shirt tout du long.
Si seulement la baie vitrée n’avait pas été là, permettant aux garçons de passer
et de se rincer l’œil, alors ça aurait été parfait.
J’adressai un signe de tête à la femme dans la piscine qui s’était arrêtée pour
remettre ses lunettes, elle me sourit et me salua en retour. Puis elle retourna à
ses longueurs.
Je trempai un orteil dans l’eau. La température était parfaite, j’immergeai
donc le reste de mon corps et me retournai sur le dos.
Ah… Mes épaules se détendirent immédiatement et mes bras se relâchèrent
tandis que je xais les lumières di uses du plafond.
Ça, pensai-je en respirant jusqu’à mes orteils ottants, je pourrais le faire tout
le temps.
Tous les jours.
C’était comme si mes soucis s’étaient évanouis, se dissolvant dans l’eau à
travers les pores de mon corps immergé dans la piscine. Avant le lycée, j’avais
l’habitude de nager tous les jours de la semaine, avant de m’y rendre seulement
pendant les vacances. Et toutes les vacances, je prenais la résolution de
retourner nager tous les jours  –  jusqu’à ce que la réalité frappe à nouveau à
travers les cours et la vie extrascolaire.
Mais ça, c’était parfait.
Je me laissais otter, les yeux fermés, l’eau couvrant mes oreilles, approchant
un sentiment de complète zénitude, quand soudain, quelqu’un me donna un
coup du coude. Je rouvris les yeux et vis la femme au bonnet de bain blanc qui
se trouvait à côté de moi et semblait me parler.
Après m’être redressée pour battre des pieds – à quel endroit de la piscine me
trouvai-je désormais ?  – je tirai sur chacune de mes oreilles pour les déboucher,
puis me tournai pour lui faire face.
– Quelqu’un veut vous parler ! dit-elle d’une voix forte, en m’indiquant la
baie vitrée derrière moi.
Oh. Ce doit être tante Nandy.
Je tournai la tête, prête à sourire et à saluer, mais je trouvai à la place un
étrange tableau gé de l’autre côté de la fenêtre. Une serviette nouée autour de
la taille, le barboteur d’âge moyen me regardait xement, debout, les jambes
écartées, à côté du responsable du centre de tness, celui qui nous avait
inscrites dans l’établissement, tante Nandy et moi, et qui avait désormais les
bras croisés et les sourcils froncés.
Il me désigna du doigt, qu’il rétracta ensuite pour lever le pouce, avant de le
retirer d’un geste rapide.
– Il vous fait signe de sortir  ? (La femme à côté de moi avait l’air aussi
perplexe que moi.) On dirait qu’il dit vous, dehors, maintenant.
Je me montrai du doigt et levai le menton vers les deux hommes. Moi ?
Le responsable et le barboteur hochèrent tous les deux la tête, les sourcils
froncés.
– Je trouvais ça bizarre qu’il se soit précipité hors du jacuzzi comme ça, dit
la femme d’une voix si basse qu’elle semblait presque s’adresser à elle-même.
– Qui ça ?
Je regagnai le bord de la piscine, l’inquiétude piquant mes membres
auparavant détendus.
– Cet homme là-bas. Il était dans la piscine avec moi avant que vous
n’arriviez, avant d’aller dans le jacuzzi. (Elle nagea à mes côtés et me regarda
me hisser hors de l’eau, prenant soin de serrer mon turban.) Puis, quand vous
êtes arrivée, il a attendu un peu et il est parti. Je me demande pourquoi.
Je me levai, ruisselante d’eau, et essorai mon tee-shirt autant que possible.
– Vous voulez dire qu’il était ici pendant tout ce temps ?
Je pensais qu’il était parti !
Je regardai autour de moi et remarquai que le jacuzzi se trouvait dans un
coin, un peu caché par une rangée de petits palmiers. Soit.
Je saluai la femme qui venait de m’aider et allai voir ce qu’il se passait.
Il s’avéra que je ne portais pas la tenue de bain appropriée.
J’écoutais le responsable me faire la leçon sur le règlement de la piscine.
Il était apparemment obligatoire que je montre mes jambes et mes bras. Les
bonnets de bain étaient autorisés, mon turban n’était donc pas un problème,
d’après ce que j’avais compris.
Le barboteur serra sa serviette autour de sa taille tout en hochant la tête
pendant que le responsable me t savoir que ce que je portais n’était pas un
maillot de bain approprié. Si je le désirais, je pouvais acheter un maillot de bain
approprié dans leur magasin de sport, mais le choix était limité et je devrais
peut-être opter pour un deux-pièces.
J’acquiesçai, mon cerveau essayant de comprendre quelles étaient les règles
exactes en matière de maillots de bain, d’après le long monologue du
responsable.
– Donc on a le droit de porter un short comme le sien  ? demandai-je en
pointant du doigt le bout du short à eurs qui dépassait de la serviette du
barboteur.
Son short trempé et remonté sous son ventre lui arrivait sous les genoux.
– C’est son maillot de bain, oui. Mais vous voyez sa tenue  ? répondit le
responsable en indiquant la femme dans la piscine. C’est comme ça que nos
nageuses doivent s’habiller dans cet établissement.
– Supposons qu’une femme vienne avec un short d’homme comme le sien,
un short ample, uide, avec des eurs, un short amusant quoi. Alors vous
accepteriez ça  ? (Je croisai les bras, ma voix se durcissant.) Je trouverais ça
injuste que vous ne l’acceptiez pas. Et que vous me disiez : « Hé vous, madame,
montrez vos cuisses ! »
Le responsable me dévisagea.
– Qui est le résident avec qui vous vous êtes inscrite ?
– Ma tante, répondis-je. Mais pourquoi ne répondez-vous pas à ma
question  ? Est-ce que j’ai le droit de venir dans un énorme short comme le
sien, mais juste un peu plus long ?
Le barboteur laissa tomber sa serviette en croisant les bras. Stop. Qu’est-ce
qu’il me prenait ?
Ça, c’était la vieille Zayneb. Celle qui s’était attirée des ennuis. Qui avait mis
ses amis dans le pétrin. Qui pourrait attirer des ennuis à tante Nandy en
causant un scandale dans son propre complexe résidentiel.
Je n’étais plus censée faire ça.
Je décroisai mes bras.
– D’accord, d’accord. Je comprends. C’est comme ça que les choses
fonctionnent ici, dis-je avec un faux sourire avant de me forcer à ajouter  :
merci de m’avoir indiqué le règlement !
Je partis sans regarder en arrière.
La seule issue était d’aller de l’avant  –  dans la version d’une Zayneb qui se
contentait de laisser faire les choses.
Étant donné que je m’étais endormie lorsqu’elle rentra à l’appartement après
le yoga, tante Nandy partit travailler sans rien savoir de ce qu’il s’était passé à la
piscine.
Ce qui était parfait. Elle n’avait plus besoin de s’inquiéter à présent.
Je fus réveillée par l’alarme que j’avais réglée a n de me laisser assez de temps
pour me préparer à rencontrer les Emma.
Je savais que cela me prendrait beaucoup de temps de le faire pour sortir avec
elles. Je n’essayais pas tant d’être quelqu’un d’autre que moi, mais je voulais
qu’elles me comprennent.
Je refusais d’appeler cela vouloir se fondre dans la masse.
D’ailleurs, je les appréciais beaucoup. Elles étaient multinationales,
di érentes les unes des autres, ouvertes d’esprit (contrairement à Madison) et
m’avaient acceptée sans la moindre hésitation. En fait, c’était même bien plus
que cela, elles m’avaient vue. Ce qui n’avait rien à voir avec le lycée, où Kavi et
moi étions invisibles aux yeux des autres élèves, blancs pour la plupart.
Je voulais continuer d’être vue par les Emma et leurs amis.
Ce qui signi ait que j’avais besoin de deux bonnes heures pour me préparer.
Je commençai par prendre une longue douche, une bien meilleure que celle
que j’avais prise en rentrant de la piscine, enveloppée dans les serviettes du
vestiaire a n de ne pas dégouliner partout. C’était le genre de douche qui me
permettait de laver méticuleusement chaque mèche de mes cheveux.
J’émergeai de la salle de bain reliée à ma chambre pour essuyer et sécher mes
cheveux à l’air libre et les laisser former naturellement leurs boucles. Les
personnes qui ne sont pas concernées n’ont aucune idée de la raison pour
laquelle il est aussi important de sécher et coi er correctement ses cheveux
avant de poser son foulard par-dessus, mais nous, les porteuses de hijabs,
savons qu’il s’agit d’une question de vie ou de mort.
1. Il est indispensable de sécher correctement votre tête a n d’éviter l’odeur
de cheveux encore humides qui s’échappera de votre hijab et frappera les
narines de toute personne se trouvant sur votre passage.
2. En séchant soigneusement vos cheveux, vous leur donnerez le volume
nécessaire pour que votre foulard tienne correctement sur votre tête.
3. Vos cheveux doivent avoir l’air heureux sous votre hijab, et non pas tristes
et dégoulinants, autrement, ils se vengeront plus tard, au moment de le retirer
une fois rentrée chez vous. Des cheveux heureux signi ent de beaux cheveux.
Et, il fallait bien l’admettre, j’avais de beaux cheveux. Je les secouai plusieurs
fois, avant de me regarder dans le miroir et de les écarter de mon visage en
sou ant.
On aurait dit des cheveux de mannequin. Ils étaient ma seule et unique
vanité.
Et seules mes amies, qui étaient toutes des lles, avaient le droit de les voir.
Les seuls garçons qui y étaient autorisés étaient des membres de ma famille.
Même si, un jour, je révélerai ma chevelure à celui avec lequel je passerai le
restant de ma vie. Celui qui comptera plus que tout.
J’observai dans le miroir les longues boucles noires et souples qui tombaient
en cascade autour de mon visage et la longue frange qui m’arrivait dans les
yeux, lorsque je vis le visage d’Adam se projeter dans mon esprit.
Mon cœur se serra soudainement.
Je retournai m’allonger sur le lit pour laisser mes cheveux sécher
complètement. Pour penser à lui.
Il n’a pas lu ton message, Zayneb. Il sait que tu fais semblant, Zayneb. Il veut
quelqu’un de vrai, tout comme c’est ce que tu veux chez un garçon, Zayneb.
Tout comme tu le veux lui, Zayneb.
Je fermai les yeux et m’imaginai ouvrir la porte à Adam. Je m’imaginai une
fois m’être mise avec lui, que tout était o ciel, auprès de la famille, auprès de
tout le monde.
Je m’imaginai lui ouvrir la porte sans mon hijab, les cheveux ébouri és,
quelques mèches dans les yeux, mais juste ce qu’il fallait pour qu’il puisse voir
mes yeux maquillés – avec du fard à paupières, du mascara et tout le reste.
Il serait en train de regarder le sol au moment où j’ouvrais la porte, il
porterait cette chemise bleue qu’il avait à l’aéroport, mais ses yeux
s’écarquilleraient ensuite et s’illumineraient, et ce petit sourire qu’il arborait la
plupart du temps (avant qu’il ne s’éteigne hier) s’élargirait, encore et encore, et
il se pencherait soudainement vers moi et…
Bip bip bip. L’alarme retentit à nouveau.
Argh. Cela signi ait qu’il ne me restait que trente minutes avant l’arrivée de
mon Uber.
Tandis que je m’habillais, j’essayais de me défaire de mes fantasmes à propos
d’Adam.
J’ai envie de l’embrasser.
Cette bouche, ce sourire.
Argh, pourquoi avais-je autant de désir ?
Astagh roullah, m’aurait prévenue Sadia. Je savais peu de choses au sujet de ce
garçon.
En n, à part ce que m’en avait dit tante Nandy qui, puisqu’elle connaissent
ses parents, m’avait raconté son histoire. Et il était apparemment un grand frère
génial. Et il se souciait des animaux. Et il avait des tonnes d’amis avec lesquels
il était très silencieux, mais qui l’aimaient manifestement beaucoup. Et il s’était
converti à l’islam tout seul et très jeune.
D’accord, ce dernier point était vraiment impressionnant. Être aussi mature,
à un si jeune âge.
Mais je ne le connaissais pas personnellement, ce garçon. Je ne savais rien de
sa personnalité.
J’étais seulement attirée par son apparence physique.
Ce physique même qui me donnait envie qu’il se précipite vers moi, depuis la
porte que j’avais ouverte dans mon fantasme, et qu’il m’enveloppe de ses bras,
tandis que je repoussais mes cheveux de l’espace étroit qui nous séparait, pour
que mes lèvres rejoignent précipitamment les siennes, son visage ne faisant plus
qu’un avec le mien, entouré et caressé par mes boucles…
C’était peut-être une bonne chose qu’il ne lise pas mon message.
Je portais déjà un peu de maquillage, j’avais mis quelque chose sur mes
lèvres, mais au pop-up Fenty Beauty, Emma Domingo insista pour nous faire
maquiller, car il y avait peu de monde dans la le d’attente pour la mini séance
de maquillage.
Nous en ressortîmes le teint frais, moi avec une touche de couleur et
d’highlighter sur les joues, mes yeux – « si grands et incroyables à travailler »
selon la maquilleuse  –  légèrement illuminés à l’aide de fard à paupières, que
l’on avait accompagné d’un rouge à lèvres dans les tons neutres. Mon
maquillage était assorti au hijab rose taupe que je portais. Emma Phillips lut
un message sur son téléphone. Elle était à nouveau en blanc, mais cette fois,
elle portait un jean et un tee-shirt.
– Les garçons sont déjà au niveau des restaurants, dit-elle en défaisant
l’élastique de ses cheveux qu’elle avait attachés pendant qu’elle se faisait
maquiller.
Elle brandit la caméra de son téléphone et se recoi a, donnant un peu de
volume à l’arrière de ses cheveux à l’aide de ses doigts.
Mon fantasme de cheveux avec Adam me revint à l’esprit.
Je me demandai si l’on pouvait toujours voir que je rougissais sous le blush
que je portais.
– Et, trop cool, Connor a réussi à le faire venir, ajouta Emma Phillips, en
lisant un nouveau message qu’elle venait de recevoir tout en regardant ses lèvres
repulpées.
Elle avait payé pour la prestation « maquillage des lèvres », et on pouvait voir
le résultat à plusieurs mètres de distance.
– Adam sera là !
Adam était ici ? Je rougis davantage. Je croyais que nous serions juste entre lles.
– Eh bien tant mieux, tu es parfaite, dit Emma Zhang d’un air détaché, et
je tournai brusquement la tête vers elle, me demandant comment elle était au
courant de mon fantasme.
Mais elle regardait Emma Phillips avec un sourire narquois.
Emma Domingo, celle avec qui je m’entendais le mieux, parce qu’elle était
incroyablement gentille, et qui avait passé son bras sous le mien pendant que
nous marchions, me chuchota :
– Emma P. a un crush sur Adam depuis toujours.
– Non, pas depuis toujours, juste depuis la sixième, répliqua Emma
Phillips.
– Après la mort de sa mère, il est devenu un peu émo, dit Madison.
– C’est méchant. (Emma Zhang lança un regard noir à Madison.) C’est
parce qu’il a été le seul à aider Emma P. quand on se moquait d’elle à cause de
son corset pour sa scoliose.
– Emma P. a dû porter un gros corset pour son dos pendant tout le collège,
mais ce n’était pas pratique sous ses vêtements, alors elle le portait par-dessus,
m’expliqua Emma Domingo. Et quand les enfants ont commencé à se moquer,
Adam a dessiné des scènes d’Avatar, le dernier maître de l’air dessus. On était
tous fans d’Avatar à l’époque, alors son corset s’est instantanément transformé
en un accessoire cool. Et puis elle l’est devenue aussi.
– Mais lui était toujours émo, ajouta Madison en souriant.
Je me demandais pourquoi les Emma laissaient Madison traîner avec elles.
Doha manquait-elle autant d’amis à se faire  ? De toute façon, je n’avais pas
besoin d’être amie avec elle.
– Tu pourrais être encore plus antipathique  ? Comme avec tes vêtements
grossiers et racistes de Coachella ? Je sais pas moi, t’as pensé à te faire pousser
un cœur ?
Les Emma tournèrent la tête vers moi en même temps. Était-ce un soupçon
de crainte que je devinais dans leurs yeux ? Ou le choc du trouble que je venais
de créer ?
Quoi  ? Elle est horrible, articulai-je à Emma Zhang, qui me répondit d’un
hochement de tête.
Madison m’ignora, comme à son habitude, et poursuivit :
– Qui a dit que c’était mal, de toute façon ? D’être émo ? Il avait une raison
de l’être.
– Le fait est que ce n’est pas pour ça qu’elle l’aime bien, insista Emma
Zhang. Elle l’aime bien parce qu’il est gentil.
– Exactement, pas comme ton chéri Jacob, qui n’arrêtait pas de m’insulter
pendant tout le collège, dit Emma Phillips, le regard xé sur son téléphone, se
peignant toujours les cheveux avec les doigts pendant que nous marchions.
Bref, de toute façon c’était juste mon crush de l’époque. On se parle
maintenant.
– Vraiment  ? Depuis quand  ? (Emma Domingo leva les yeux de son
téléphone, désireuse d’en savoir plus.) Je pensais qu’il avait disparu de la surface
de la Terre en partant à Londres.
– Oui, mais il est revenu. Il habite au coin de ma rue, tu te souviens ? dit-
elle, tandis qu’Emma Zhang l’étreignait avec enthousiasme.
– Mais vous savez comment il est, il n’est pas du genre à le montrer.
J’écoutai attentivement ce passage, mon visage se réchau ant. O.K.
O.K., O.K., O.K.

MERVEILLE : lEs rÉVÉlAtiOns


Pièce à conviction A : Emma Phillips et Adam.
Je suppose que cette merveille est à propos de Dieu.
Parce qu’il est celui qui vous permet de savoir les choses que vous ne saviez
pas auparavant. Celui qui fait en sorte de faire survenir certaines circonstances
dans votre vie qui vous permettent d’ouvrir les yeux.
Je suis in niment reconnaissante que mon béguin pour Adam ait duré
exactement cinq jours. Six, si l’on comptait la première fois que je l’avais vu à
l’aéroport.
Waouh, Emma Phillips était restée amoureuse de lui pendant six ans. Et ça ne
se concrétisait qu’à présent.
Elle est zen.
Il est zen.
Je ne le suis pas.
C’était tout ce qu’il fallait retenir.
ADAM

MARDI 12 MARS

MERVEILLE ET BIZARRERIE : lEs aMis


Elle était assise à la table d’à côté, les yeux rivés sur son téléphone, et n’avait
pas touché à l’assiette de frites devant elle. Emma Domingo était installée en
face d’elle et Emma Zhang à côté. Elles parlaient toutes les deux, mais pas elle.
J’étais assis au bout d’une table plus longue, parallèle à la sienne. Connor, qui
se trouvait juste en face de moi, nous rebattait les oreilles au sujet de Nancy,
l’assistante de son cours d’économie, tandis que Tsetso et Isaac étaient à côté de
nous, et Emma Phillips et Jacob en face de Madison. Derrière nous se trouvait
une autre table avec d’autres gens de l’EID.
Mais je n’avais d’yeux que pour elle. Elle refusait de lever la tête.
Elle n’avait même pas répondu au « salut » que je lui avais adressé lorsqu’elle
et les autres lles étaient arrivées.
Peut-être n’avait-elle pas entendu ?
– Adam, t’es partant pour les dunes ce week-end ? demanda Emma Phillips
d’une voix forte. Tout le monde sauf Tsetso, qui, euh, a décidé de partir plus
tôt de Doha, sera de la partie.
– Il faut que je voie ça. Je ne sais pas si mon père a des trucs de prévus.
Je pris une autre bouchée de mon sandwich shawarma au poulet.
– O.K., tu pourras me le dire d’ici demain ? Comme ça tu pourras peut-être
faire la route avec mon père et moi. (Elle me sourit.) T’habites pratiquement à
côté !
Je lui répondis d’un signe de tête et m’occupai en ramassant le bout de laitue
qui s’était échappé de mon shawarma.
Mon Dieu. C’était donc vrai, ce que Connor m’avait dit ? Qu’Emma Phillips
avait encore un faible pour moi ?
J’espère que c’est juste mon imagination. La façon dont Madison vient de regarder
Emma Phillips, en levant les sourcils.
J’essayais depuis longtemps de rester distant tout en étant courtois avec
Emma Phillips.
Zayneb se leva brusquement. Elle se pencha et chuchota quelque chose à
Emma Domingo et Emma Zhang. Puis elle se retourna et partit.
Je continuai de manger mon shawarma.
Elle ne revint pas.
Je devrais peut-être demander à Emma Domingo ou à Emma Zhang si elle est
partie pour de bon.
Tout compte fait, non, c’était mieux comme ça.
ZAYNEB

MARDI 12 MARS

BIZARRERIE : l’iMpuLsiVitÉ

Pièces à convictions A à Z : la raison pour laquelle tout allait de travers dans
ma vie. Comme tomber amoureuse de quelqu’un sans prendre le temps de
ré échir. Et m’enfuir des centres commerciaux dans lesquels ce quelqu’un se
trouvait, parce que je voulais qu’il sache à quel point je me chais d’Ada… je
veux dire de lui.
Il était dix-sept heures, et tante Nandy n’était pas encore rentrée du travail.
Alors que mes yeux se posèrent sur les plats du petit déjeuner restés sur la table
à manger, ceux que j’avais couverts avant de partir au centre commercial, je me
souvins qu’elle m’avait dit qu’elle serait partie faire des courses pour la journée.
Je dé s mon hijab, le posai sur le dossier d’une des chaises de la salle à
manger, puis emballai méthodiquement le petit déjeuner dans des récipients. Je
me rendis à la cuisine pour les ranger dans le réfrigérateur, et aperçus les
assiettes sales empilées sur le comptoir, que je décidai de nettoyer. Je choisis de
ne pas me servir du lave-vaisselle. À la maison, j’étais chargée de nettoyer les
casseroles et les plats qui n’allaient pas dans le lave-vaisselle et, en ce moment,
j’en avais grand besoin. J’avais besoin de familiarité. L’eau chaude et
savonneuse faisait l’e et d’un baume  –  sur ma peau tout comme au fond de
moi – alors que mes bras y plongeaient encore et encore, mouillant et frottant
la vaisselle, les couverts et les petites casseroles. Quand j’eus ni de tout rincer,
je plongeai mes mains dans l’évier rempli d’eau chaude, mousseuse et trouble,
a n d’y presser l’éponge à vaisselle encore et encore.
Peut-être était-ce la paix dont j’avais tant besoin, car dans cette eau, une
vérité m’apparut : les gens ne comprennent pas les lles comme moi qui voient et
qui ressentent les douleurs et les problèmes de ce monde. Peut-être que nous sommes
faites pour rester seules, ou seulement avec des personnes exactement comme nous.
Je pensais que les Emma et leurs amis me comprendraient, mais, en traînant
ensemble, je compris que nous n’avions rien en commun.
En n, non, ce n’était qu’une partie de la vérité qui m’apparut dans l’eau
trouble, cher journal des merveilles et bizarreries.
Je ne devrais pas te mentir, et voilà que je laisse un garçon se mettre entre toi
et moi.
J’y voyais aussi la vérité entre Emma Phillips et Adam.
Quand je l’avais aperçu au restaurant aujourd’hui, si mignon dans ses
vêtements froissés – étaient-ce des éclaboussures de peinture sur son tee-shirt et
son bermuda ? – avec ses cheveux relevés, des épis formés à certains endroits de
sa tête, les mauvais endroits, mais qui retombaient également dans ses yeux, je
n’avais jeté qu’un seul coup d’œil vers lui avant de me précipiter à l’intérieur.
Bats en retraite, Zayneb. Il est inaccessible. Très probablement pris. Et
certainement pas intéressé par toi. Par exemple, regarde ton message resté sans
réponse hier, alors qu’il parle à (en n, surtout écoute) tous les autres autour de lui.
Ce fut cette raison qui me conduisit à lui envoyer un nouveau message : « S’il
te plaît, ignore ce dernier message, merci  », sur le chemin du retour du centre
commercial.
Parce que je voulais qu’il sache à quel point je ne pensais pas à lui. C’est
pourquoi je le lui avais rappelé. Que je ne pensais pas à lui.
Ah, j’étais une parfaite idiote impulsive.
Je laissai l’eau s’écouler de l’évier et essuyai le plan de travail. Il était l’heure
de regarder Les quatre lles du docteur March, la version avec Winona Ryder
dans le rôle de Jo.
Je me mis en pyjama, dé s mon chignon, retirai mes lentilles de contact, mis
des lunettes, m’enveloppai dans Binky, serrai Squish contre moi et lançai mon
lm réconfortant préféré de tous les temps. Alors que Jo se promenait en étant
autorisée à s’énerver quand bon lui semblait, et qu’Amy jetait des objets au feu
au cours d’une de ses crises de colère, je me dis que c’était peut-être parce que
l’on trouvait Jo et Amy mignonnes, que l’on ne voyait pas d’inconvénient à ce
qu’elles expriment leurs émotions.
Tout comme la lle de l’avion qui coloriait si gaiement. Est-ce que c’était la
raison pour laquelle je n’avais pas le droit d’être mon moi authentique et
imparfait ?
Au moment du lm où Laurie, le voisin de Jo, tenta de l’embrasser, mon
fantasme d’Adam et de mes cheveux me revint à l’esprit, me bouleversant au
plus profond de moi.
Mon Dieu, c’était tellement fort, cette fois-ci. Je n’avais jamais ressenti une
telle intensité lors de la brève histoire que j’avais eue avec Yasin, l’ami d’Ayaan.
Ayaan.
Elle non plus n’avait pas voulu répondre à mes messages.
Elle me détestait.
J’arrêtai le lm et fermai l’ordinateur portable.
Puis, bien qu’il ne fût que sept heures et demie, je me glissai sous Binky,
retirai mes lunettes et fermai les yeux.
Je ne voulais pas ré échir.
Les bips de mon téléphone me réveillèrent. C’était Kavi, elle voulait que l’on
s’appelle sur FaceTime.
– Je me suis dit que je te ferais le compte-rendu d’aujourd’hui en face-à-
face. Puisque ton visage me manque, dit-elle, son téléphone su samment
éloigné pour que je puisse la voir assise en tailleur sur une chaise.
Le mur de briques derrière elle, qui arborait des a ches familières (
et
), m’indiqua qu’elle se trouvait dans la salle privée de la
bibliothèque de l’école, celle où nous traînions lorsque nous avions du travail à
rattraper, pendant l’heure du déjeuner. Celle que nous appelions notre salle de
crise.
Je ravalai une pointe de nostalgie et me mis à la recherche de mes lunettes
dans les plis de Binky.
Alors que je posais mon téléphone contre la lampe de chevet, Kavi me
regarda.
– OH LÀ, LÀ  ! MAIS TU T’ES TRANSFORMÉE  ! C’est vraiment toi,
Zayneb ?
Je mis mes lunettes, me redressai sur mes genoux et me contorsionnai pour
apercevoir mon re et dans le miroir de la porte de l’armoire au-dessus de la
tête de lit.
Mon maquillage Fenty Beauty n’avait pas bougé, discret et impeccable. Mes
cheveux foncés, assortis aux montures de mes lunettes, retombaient en boucles
sexy autour de cette perfection. J’étais en pyjama, mais… tout de même.
– C’est l’e et Doha, répondis-je en m’enfonçant à nouveau dans le lit,
décidant de ravaler l’amertume de l’eau trouble de tout à l’heure.
Je suis en train de parler à Kavi, ma meilleure amie, qui accepte le vrai moi, mon
imperfection et tout le reste.
Je rejetai mes cheveux en arrière.
– Admire le glamour, Kav.
– Dis-moi au moins que t’es chez toi. Et que tu n’as pas soudainement
décidé d’abandonner le hijab.
Elle plissa les yeux à travers l’écran, essayant d’analyser l’endroit où je me
trouvais.
– Bien sûr que non, foulard forever.
– Ça c’est ma Zay ! Une musulmane bruyante et ère de l’être !
– T’as conscience que c’est comme si tu disais que «  robes longues
forever ! » ou « jeans boyfriend forever ! » signi ait aussi « musulmane bruyante
et ère de l’être  », pas vrai  ? Couvrir ses cheveux n’est qu’une partie de la
croyance en la pudeur vestimentaire, pas la seule partie.
– J’avais oublié que tu me faisais souvent la leçon, j’imagine que je suis
toujours une pauvre victime des récits culturels qui circulent dans cette région,
répondit Kavi en exagérant son fort accent du Sud qu’elle avait presque perdu
après avoir vécu cinq ans dans l’Indiana alors qu’elle était née en Alabama.
C’est vrai. Porter le hijab ne signi e pas nécessairement être plus musulmane.
Ça pourrait vouloir dire ça, tout comme ça pourrait ne pas vouloir dire ça.
– Je suis désolée, mais ça m’intéresse vraiment. Ce sujet. Je peux te poser
une question ? demanda quelqu’un.
Une personne passa sa tête dans l’écran, devant Kavi.
C’était Noemi, la lle à la frange blonde, de l’équipe de crosse, celle qui avait
murmuré « connard » à l’intention de Fencer.
J’ignorai que quelqu’un d’autre se trouvait dans la pièce avec Kavi. Dans
notre pièce.
Noemi écarquilla les yeux en apercevant mes cheveux, ne m’ayant jamais vu
sans mon foulard, avant de me saluer. Puis elle demanda :
– Comment tous ces cheveux arrivent à tenir sous ton foulard ?
– C’est tout un art. Un art qui implique principalement l’achat d’outils
adéquats pour les attacher et rassembler le tout de manière ordonnée.
J’écartai mes cheveux de mon visage, les enroulai en un chignon sur ma
nuque et les xai à l’aide du chouchou que je portais au poignet.
– Comme ça.
– Oh d’accord, je me sens tellement bête. (Noemi leva les yeux au ciel.)
Évidemment que c’est comme ça que tu fais. Je viens tout juste de comprendre.
C’est comme si je t’avais demandé comment tu en lais une veste ou quelque
chose du genre. Ou comment tu en les tes chaussettes par-dessus tes orteils.
Je ris.
– Bah, ouais, c’est comme n’importe quel vêtement. Ça sert à se couvrir.
Personne ne demande aux gens qui portent un pantalon au lycée : « Pourquoi
tu dois couvrir tes jambes ? » Personne ne fait tout un plat quand des panneaux à
l’entrée des centres commerciaux a chent « tee-shirts obligatoires ». Personne
n’agit comme si ça, c’était oppressant.
– Alors, attends. Si le foulard est un vêtement comme les autres, pourquoi il
y a autant de controverse à son sujet ? demanda-t-elle en s’appuyant contre le
dossier de la chaise de Kavi.
– Parce qu’il est devenu un symbole d’appartenance à la communauté
musulmane. Et c’est vraiment problématique, parce que beaucoup de gens
haïssent les musulmans plus que tout.
Je haussai les épaules et dé s mon chignon pour laisser mes cheveux retomber
sur mes épaules, tout en observant Noemi et en me demandant si elle était
aussi sincère qu’elle semblait l’être.
– Il existe aussi une autre forme de haine venant de ces personnes,
principalement de femmes à fond dans le féminisme blanc, et qui pensent
qu’elles aident les femmes musulmanes en dénonçant cette façon de s’habiller
comme oppressante. Elles font comme si elles nous, entre guillemets, libéraient
de nos enseignements religieux, car elles croient être devenues, entre
guillemets, su samment intelligentes pour voir qu’ils sont oppressifs, et qu’il est
de leur devoir de nous en sauver.
Je marquai une pause. Était-ce trop ? Je l’avais dit de manière si précipitée.
Allait-elle penser que je lui faisais des reproches  ? Parce qu’elle était une
personne blanche ?
Ou plutôt parce qu’elle était une femme blanche ? J’étais vraiment une idiote
impulsive. Une fois de plus.
– O.K., c’est le moment où j’admets avoir été une de ces personnes. Je
voyais ces photos venant du monde entier, de femmes qui n’étaient pas comme
moi, et j’avais tellement de peine pour elles. (Noemi s’enfonça dans sa chaise et
allongea ses jambes sur la table en face d’elle.) Je me disais, j’ai tellement de
chance de ne pas être elle, quand je voyais, ouais, une lle ou une femme qui
n’était pas comme moi. J’avoue m’être laissé avoir par cette façon de penser.
Je souris. Je commençai à avoir de la sympathie pour cette Noemi, cette lle
à la frange blonde et à l’esprit ouvert.
– Est-ce que tu veux savoir ce qui, en n qui, m’a fait changer d’avis ?
– Kavi ? demandai-je en jetant un coup d’œil à Kavi, assise sur sa chaise les
bras croisés, un air su sant sur le visage. Parce que tu es devenue amie avec
l’originale, l’inimitable Kavi ?
– Non, même si ça a vraiment été génial de traîner avec Kavi ces derniers
jours. (Noemi se tourna vers Kavi et lui sourit.) Non, c’est Fencer. C’est lui qui
m’a fait sortir de ce féminisme blanc, en l’écoutant je me suis dit oh merde.
J’écarquillai les yeux. Pas possible ?
Kavi acquiesça, tapotant Noemi sur l’épaule de manière encourageante.
– Le moment est venu pour toi, ô Noémi, de révéler à ton héroïne, Zayneb,
son véritable rôle dans ta prise de conscience. (Elle se pencha plus près de la
caméra et chuchota :) Ton renvoi a été un vrai réveil pour Noemi.
– Ma maîtresse tu es, Zayneb, ajouta Noemi, avec la voix de Yoda. Je suis ta
Padawan.
– Et en quoi l’es-tu ?
Je m’adossai à la tête de lit, impatiente que Noemi poursuive son explication.
Il ne faisait plus aucun doute qu’elle était une personne intéressante.
– Ces deux derniers mois, j’ai travaillé sur un projet artistique dont le
thème était les agressions sexuelles, sur des cas très médiatisés. Je l’ai appelé
« Enterrée », et mon travail fait référence à ce mot et à la façon dont il est lié à
la violence sexuelle. Par exemple, sur la manière dont les histoires de lles qui
ont été blessées sont enterrées, sur le fait que même les témoignages des
victimes sont enterrés, ou que ces femmes sont littéralement enterrées, dans les
cas où ces criminels enferment leurs victimes dans des caves ou des donjons
pour s’en prendre à elles.
– Mon Dieu…
– Comme dans le lm Lovely Bones, adapté d’un livre, et qui est plus ou
moins basé sur des faits réels. Et cet Autrichien qui a enfermé sa lle dans un
donjon, et l’a violée pendant plus de vingt ans.
Je fermai les yeux.
Puis je les rouvris, car plus personne ne parlait.
– Je suis désolée, dit Noemi en essuyant ses larmes. (Elle reprit sa
respiration.) Donc, je travaille sur ce projet et, alors que j’étais en plein milieu
de la réalisation de ma peinture de l’entrée de la prison de la lle autrichienne,
construite par son propre père, je tiens à le rappeler, Fencer nous a donné cet
article à propos de cette lle turque que l’on a enterrée. Et en le lisant, je me
suis dit que, oui, je pourrais l’utiliser dans mon projet. Et puis Fencer en a fait
un problème musulman. Et là j’ai craqué. Merde, Fencer, comment tu peux dire
que c’est un problème exclusivement musulman d’être cruel envers les lles, alors
que je viens littéralement de passer des heures à amasser des preuves montrant que
c’est un éau mondial ? Et puis tu as pris la parole et tu as con rmé ce que je
pensais, que ça n’avait rien à voir avec le fait d’être musulman. À ce moment-
là, j’ai compris que Fencer était un connard, un raciste, un… un…
– Islamophobe, l’aida Kavi.
– Un islamophobe. (Noemi laissa tomber ses jambes de la table et croisa les
bras.) Et puis j’ai réalisé que j’étais tombée dans le piège, en étant persuadée
que, d’une certaine manière, certaines femmes étaient plus opprimées que
d’autres en raison de leurs origines.
– Elle est venue en courant vers moi. Pour s’excuser. (Kavi rit.) Parce que je
suis une femme à la peau brune, et que je suis la porte-parole de toutes les
femmes à la peau brune, tu vois ?
– Bah, je devais bien commencer quelque part  ! (Noemi rit à son tour,
même si ses yeux étaient encore brillants de larmes.) Je te présente aussi mes
excuses, Zayneb. Parce que la première fois que je t’ai vue en classe, tu m’as fait
de la peine. À cause de ton foulard.
– Fencer  ? C’était donc grâce à Fencer  ? (Je secouai la tête, un sourire se
dessinant sur mon visage.) J’arrive pas à croire que Fencer t’ait fait prendre
conscience de tout ça. Pendant tout ce temps, je m’en ammais en classe,
pensant qu’il se servait de sa haine personnelle pour faire plus d’islamophobes
parmi les lycéens, pour les exciter contre les musulmans, et puis il se passe un
truc comme ça ?
– Zayneb, désolée de te le dire, mais Noemi est un cas spécial, t remarquer
Kavi. La plupart des autres personnes en classe restent assises sans rien dire.
Dans le meilleur des cas, personne ne prête attention à ce qu’il dit, et tout le
monde se contente de rester assis là, muet comme une carpe. Et les trucs que
crache Fencer ne font que passer d’une oreille à une autre. Ils ne remettent rien
en question.
– C’est vrai, acquiesça Noemi, c’est absolument vrai. La seule raison pour
laquelle je ne suis pas tombée dans le panneau, c’est parce que j’ai réalisé ce
projet artistique.
– Je sais pas comment je vais survivre à deux mois et demi de plus avec
Fencer, dis-je.
Je remontai mes genoux et serrai mes bras autour d’eux. Je ne pouvais même
pas m’imaginer revoir sa tête.
Mais je suis censée me changer moi-même. Je suis censée apprendre à prendre les
choses sans m’énerver.
– En n, j’ai juste besoin de me détendre. Ce qui explique pourquoi je suis
ici. (Je laissai retomber mes jambes et les croisai.) Je pro te de ces vacances
forcées.
– Je te comprends, Zayneb. Que tu t’en prennes à Fencer comme ça, dit
Noemi. Chaque fois qu’il parle en classe maintenant, ça me tape sur les nerfs.
Je me sens comme une boule de démolition prête à détruire son cours.
– Noemi la démolisseuse, ironisa Kavi.
– Eh bien, les enfants, ne soyez pas comme moi. Give peace a chance.
Kumbaya, tout ça tout ça, leur rappelai-je.
– Ouais, ça risque pas d’arriver, répondit Noemi. La deuxième version de
#MangeonsLesVivants sera bientôt en ligne.
Kavi regarda Noemi avec insistance, puis avec mépris, mais Noemi ne le
remarqua pas. Ou t semblant de ne pas le remarquer.
Lorsque Kavi se tourna vers moi, je lui lançai le même regard qu’elle avait
adressé à Noemi.
– Je lui en ai parlé. Parce que je veux que ça continue, répondit Kavi d’un
ton ferme. Il faut aider Ayaan. Il faut qu’on prouve qu’elle faisait quelque chose
de bien.
– Mais ça ne fera qu’attirer plus d’ennuis à tout le monde ! (Je xai Kavi.)
Un renvoi, un retrait du conseil des élèves… tu veux une expulsion ensuite ?
– Zayneb, on ne t’implique pas là-dedans, alors t’en fais pas ! rétorqua Kavi.
Pro te juste de tes vacances.
Elle inclina la tête et tendit sa mâchoire en avant.
Ce qui signi ait qu’il valait mieux ne pas discuter avec elle. Kavi était l’amie
la plus gentille que j’avais, mais elle pouvait également se montrer
extrêmement dure.
Mais vous ne l’appreniez qu’au moment où vous vous approchiez de ses
principes sacrés. Comme la justice.
Elle n’était pas aussi bruyante que moi à ce sujet, mais elle était assidue.
Tel un castor déterminé qui s’attaquait à un arbre, je ne doutais pas de sa
capacité à faire tomber Fencer.
MERVEILLE : tAntE nAndY
Pièce à conviction A  : le maillot de bain que me tendit tante Nandy après
avoir frappé à la porte de ma chambre dès son retour à la maison.
– Pourquoi tu ne m’as pas parlé de ce qui s’est passé à la piscine ce matin ?
demanda-t-elle en tenant une combinaison de plongée noire et ample.
– Qu’est-ce que c’est ?
J’avais essayé de nir de regarder Les quatre lles du docteur March, et je mis
en pause au moment où Jo se disputait avec un cercle d’hommes au sujet du
droit de vote des femmes, avant de retirer mes écouteurs.
– C’est ce que tu vas porter pour nager à partir de maintenant.
– Comment ça ?
– Essaye-le. (Elle me t signe de me lever.) Ça m’a pris un temps fou pour
le retrouver dans mon placard, ta mère l’a laissé ici lorsqu’elle est venue la
dernière fois.
– Tante Nandy, pourquoi tu me donnes ce burkini ?
Je le pris pour l’examiner. Il ressemblait presque à celui que je mettais pour
nager au collège, même si le mien avait deux rangées de rayures violettes sur les
côtés. Celui-ci avait un large carré bleu qui s’étendait du cou jusqu’à la taille.
Au milieu du carré était dessinée une coquille de palourde marron, qui arborait
deux yeux fermés dotés de longs cils, mais pas de bouche. Elle avait l’air un peu
étrange. Et triste.
– Parce que tu adores nager. Et en partant du cours de yoga ce matin, Marc
à la réception m’a dit qu’il fallait que tu portes un maillot de bain approprié
dans l’enceinte du centre. (Elle leva les sourcils, puis se dirigea vers la porte de
la chambre. Puis, elle se tourna pour me faire face avant de sortir et ajouta :)
Voilà ton maillot de bain approprié. Parfaitement conforme aux exigences de
tissu pour un maillot de bain à utiliser dans une piscine.
Je serrai le burkini contre moi tout en réalisant ce que tante Nandy voulait
dire.
Elle voulait que je dé e les attentes du centre de tness quant à ce qu’était un
maillot de bain approprié.
Elle voulait que je me batte ?
Elle voulait réellement que je remette quelque chose en question ?
Une petite étincelle s’alluma en moi en imaginant le visage de Marc. Et en
imaginant le visage du barboteur allant se plaindre à la réception.
Et en imaginant la femme au bonnet blanc qui faisait des longueurs, laquelle
serait probablement présente une nouvelle fois et me féliciterait d’avoir pu
accéder de nouveau à la piscine.
Je baissai les yeux sur le burkini et vis en lui une tenue de super-héroïne.
Une tenue que je porterai pour ma prochaine mission le lendemain même.
Je me rendis dans la salle de bains, le tins contre moi et souris sereinement à
mon re et dans le miroir.
– Ouais, tu feras parfaitement l’a aire, chuchotai-je à la triste palourde de
mon costume de super-héroïne.
Kavi et Noemi avaient #MangeonsLesVivants, et j’avais une interdiction de
burkini à faire tomber.
Mais, cette fois, je comptais m’y prendre sereinement, aussi sereinement que
le sourire qui me saluait – et m’acceptait tout entière – dans le miroir.
ADAM

MARDI 12 MARS

MERVEILLE : lEs ÉtRanGerS


Ma vue se troubla en plein milieu du lm au cinéma du centre commercial
Villaggio. Comme si mes yeux étaient recouverts d’une épaisse couche de
gélatine.
Je les frottai, persuadé que quelque chose s’était logé à l’intérieur, mais cela ne
changea rien.
Mon mal de tête, qui me pesait depuis ce matin, me faisait désormais l’e et
d’une perceuse s’enfonçant dans mes yeux, tandis que je les bougeais pour
véri er si je ressentais la même chose en périphérie.
Ce qui s’avéra pire. Comme si je recevais plusieurs coups de couteau en
même temps. La douleur me donnait la nausée.
Je me levai et me frayai un chemin en passant devant Connor, Tsetso, Jacob
et Madison, manquant de trébucher dans l’allée, avant de me rendre compte
que je pouvais m’éclairer à l’aide de la lumière de mon téléphone. Mais, alors
que je me trouvais à mi-chemin de la sortie, je me souvins de Connor. Il me
traquerait tel un tigre si je ne lui faisais pas savoir ce qu’il se passait. Je reculai
lentement, avançant à tâtons entre les dossiers des sièges de l’allée – non pas à
cause de l’obscurité, mais de ma vision trouble.
– Hé, je vais juste aux toilettes et je reviens m’asseoir à l’arrière, chuchotai-je
dans sa direction.
Il hocha la tête. Ou du moins, je crus que c’était lui.
Une fois dans les toilettes, après avoir eu des haut-le-cœur et attendu que les
nausées se calment, je me passai plusieurs fois de l’eau sur le visage, me rinçant
méticuleusement les yeux, les examinant dans le miroir.
Ils n’avaient rien du tout, mais j’avais littéralement l’impression de regarder
mon re et à travers une épaisse couche de vaseline.
Il fallait que je rentre à la maison.
Je montai dans un des nombreux taxis qui patientaient au niveau des sorties
du centre commercial, priant pour que la porte d’entrée de la maison ne soit
pas fermée à clé. Que Marta, notre femme de ménage, ne l’ait pas refermée
derrière elle en partant.
Il n’y avait aucune chance pour que je puisse réussir à faire entrer une clé
dans un trou de serrure.
Tout ce que je parvenais à distinguer, c’étaient des formes de choses oues à
travers la fenêtre, des objets qui se dessinaient lorsque nous nous arrêtions,
comme à présent, à hauteur des feux de circulation. J’essayai de me concentrer
pour regarder droit devant moi, dans l’espoir de réduire la douleur qui me
frappait chaque fois que je bougeais les yeux.
– Vous allez bien, Monsieur ?
Le chau eur se retourna pour me regarder.
Je secouai la tête.
– J’ai juste mal à la tête.
– D’accord. Vous voulez vous arrêter pour boire un peu d’eau  ? Il y a un
magasin ici. é, eau, ils ont de tout.
Il devait parler de l’un des nombreux points de vente de thé de Doha.
– Non, ça ira. J’ai juste besoin de m’allonger.
– Je vais vous ramener rapidement chez vous, Monsieur.
Peut-être qu’il pouvait m’aider. Peut-être que je pouvais le lui demander.
Il ne me connaît pas.
– Pouvez-vous attendre après m’avoir déposé ? lui demandai-je, espérant ne
pas paraître désespéré. J’aurai probablement besoin d’aide pour ouvrir la porte.
– Bien sûr, je vous aiderai. (Il me t un signe de tête.) Je m’appelle Zahid.
– Merci, dis-je tandis que mes épaules se détendirent. Je m’appelle Adam.
Quelqu’un allait m’aider.
La porte d’entrée était bel et bien fermée à clé. Zahid prit mes clés et l’ouvrit
pour moi. Je me retournai pour le remercier a n qu’il puisse partir, mais il ne
me laissa pas faire. Au lieu de cela, il me prit le bras et me conduisit dans le
salon en contrebas, m’aidant à descendre lentement les marches.
J’avais besoin de ses mains, car les picotements étaient revenus se venger, se
promenant le long de mes jambes et de mes bras, tandis que mes yeux
continuaient à être assaillis par un millier de coups de couteau.
Je me demandai un instant si je ne m’étais pas trop appuyé contre lui lorsqu’il
m’avait conduit sur le canapé.
Alors que je me sentais reconnaissant pour son aide, pour les coussins qui
accueillaient mon corps, pour être arrivé chez moi, je m’allongeai, e rayé.
E rayé par ce qu’il allait se passer par la suite.
Zahid s’en alla, mais revint avec un grand verre d’eau.
– Buvez ça, c’est peut-être un coup de chaleur. Vous avez peut-être besoin
de vous hydrater.
Je bus quelques gorgées, me demandant comment dire à un étranger que je
ne voulais pas rester seul.
Zahid m’aida à monter les escaliers jusqu’à ma chambre, où je le payai pour
sa course. Il refusa de prendre l’énorme pourboire que je lui o ris.
– Ça me fait de la peine que vous me donniez un pourboire alors que j’ai
simplement fait mon devoir.
Il gri onna son numéro de téléphone au cas où j’aurais à nouveau besoin de
son taxi, puis partit. Je dormis pendant des heures. Chaque fois que je me
réveillais, mes yeux s’ouvraient d’un coup pour véri er si la chose qui me les
couvrait était partie, si la douleur avait disparu, mais rien n’avait changé, si
bien que nalement, au bout de la cinquième fois, je tirai la couverture par-
dessus ma tête et m’endormis de nouveau.
À un moment, j’entendis mon père ouvrir la porte de ma chambre, puis
j’entendis Hanna lui demander :
– Pourquoi est-ce qu’il dort maintenant ? Il est sept heures.
– Chut, laisse-le dormir. Il a passé la journée à peindre dans la pièce au
sous-sol, ça a dû le fatiguer.
– On commande toujours des pizzas ? Je veux prendre une…
La porte se referma.
Je dormis jusqu’à ce que l’obscurité soit chassée par la lumière à l’extérieur de
ma fenêtre, jusqu’à ce qu’un nouveau jour pointe le bout de son nez. Je tendis
l’oreille à la recherche de bruit pour m’assurer que mon père et Hanna étaient
partis à l’école.
Puis, je nis par me lever. Et tombai.
Mes jambes n’étaient plus des jambes.
C’étaient des spaghettis.
ADAM

MERCREDI 13 MARS

BIZARRERIE : lEs sEcrEts


Mes jambes étaient inertes. Je gisais en pleurant sur le sol de ma chambre.
Pas à cause de la douleur, même si elle était toujours là, à me transpercer le
fond des yeux chaque fois que je les bougeais.
D’ailleurs je m’étais probablement cogné la hanche en tombant à terre. Car
elle me faisait mal, comme si elle était contusionnée.
Mais je pleurais surtout parce que tout ça n’avait pas de sens. Ce qu’il venait
de se passer n’avait aucun sens.
Je pleurais parce que je n’avais aucune vision.
Pas dans le sens où ma vision était littéralement a ectée, mais je n’arrivais pas
à voir ce qu’il allait se passer par la suite.
J’avais l’impression que le chemin à suivre, ce qu’il fallait faire, était aussi
trouble que ma vue.
Je pleurais pendant si longtemps que j’étais persuadé que cela avait duré des
heures.
Puis je pensai à mon père et à Hanna, ouvrant à nouveau la porte de ma
chambre.
Je pensai à mon père qui pleurait, la tête penchée, l’autre jour durant la
prière. Aux cheveux de pieuvre d’Hanna qui s’échappaient malicieusement. À
Stillwater, le panda d’Hanna, qui était devenu une nouvelle présence dans la
maison pour elle, quand notre mère nous a quittés.
Je pensai à la photo de ma mère se balançant dans notre jardin à Ottawa,
lorsque nous étions rentrés à la maison pour quelques mois. Elle avait été prise
un an après que sa sclérose en plaques avait empiré, un an après la naissance
d’Hanna.
Elle a chait un grand sourire, ses cheveux châtain clair ottant derrière elle.
Elle était heureuse.
Puisque mes bras me répondaient toujours, je décidai de ramper jusqu’à la
chaise près de mon bureau. Je posai ma tête sur l’assise, essayant de trouver un
moyen de chercher de l’aide.
D’aller à l’hôpital.
Mon téléphone.
Le numéro de Zahid.
Ils se trouvaient tous les deux sur mon bureau, mais il m’était impossible de
m’y hisser. Cependant, je pouvais peut-être les atteindre autrement.
Je passai en revue les objets ous tout autour de moi. Était-ce mon étui à
guitare vide ? Juste là, sous le lit ?
Je me tirai vers l’avant jusqu’à ce que je parvienne à l’attraper. Puis, je le
traînai avec moi tandis que je me redirigeai vers le bureau.
En soulevant l’étui de la guitare, je le cognai et balayai maladroitement le
dessus de mon bureau en priant, tandis qu’il faisait pleuvoir des crayons, des
stylos et d’autres choses au hasard.
Le téléphone tomba sur le lit, presque au bord, et le morceau de papier avec
le numéro de Zahid vola à côté de moi. Un miracle, al-hamdoulillah.
Il avait écrit son numéro si gros et si distinctement que je parvins à le lire. Je
fermai les yeux en signe de gratitude, me demandant si les larmes qui les
piquaient à nouveau niraient par faire disparaître ce qui brouillait ma vision.
Je serrai le papier dans ma main en me traînant jusqu’au lit pour prendre le
téléphone.
Et s’il n’avait plus de batterie ?
S’il vous plaît, mon Dieu, non. S’il vous plaît, s’il vous plaît, non.
J’énonçai à voix haute le numéro de Zahid pour que la commande vocale
s’active.
C’était un nouveau miracle : le téléphone n’était pas à court de batterie.
Le dernier miracle, le meilleur, se produisit lorsqu’il décrocha. Je restai là, à
attendre Zahid.
La gentillesse d’un étranger.
Le temps qu’il arrive jusqu’à moi, j’avais retrouvé un peu de sensibilité dans
mes jambes. À cause de la douleur au niveau de ma cuisse gauche, je savais
qu’elle avait heurté quelque chose, peut-être le pied de la chaise de bureau, ou
même le sol  –  une douleur dont je commençai à prendre conscience
lentement, jusqu’à ce que je ressente un élancement, m’indiquant que je
pouvais essayer de me relever, et peut-être retourner dans mon lit.
J’utilisai une nouvelle fois la chaise pour me traîner et me hisser jusqu’au lit.
J’avais vraiment l’impression que mes jambes avaient retrouvé un peu de leur
sensibilité, mais je ne savais pas s’il fallait y croire.
Je n’oublierai jamais cette chute de mon lit. C’était comme si quelqu’un avait
débranché la connexion qui reliait mes jambes au reste de mon corps.
Le bruit des clés que l’on insère dans la porte d’entrée était aussi doux qu’une
mélodie.
Zahid apparut dans l’embrasure de la porte, accompagné d’un de nos agents
de sécurité, Felipe.
– Qu’est-ce qu’il s’est passé  ? demanda Felipe, s’avançant pour m’aider à
sortir du lit.
Avant de s’accroupir, il replaça des cheveux échappés du chignon à l’arrière de
sa tête.
– Tu es tombé ?
– Ouais.
Ce qui était vrai.
Lui et Zahid m’aidèrent à monter les escaliers en me soulevant.
– Appelle-moi la prochaine fois. J’aurais fait venir une ambulance, dit
Felipe tandis que nous sortions de la maison. T’as de la chance que je ne sois
pas encore parti. J’étais sur le point de rentrer chez moi. Samir n’est pas arrivé
pour me remplacer, alors j’ai attendu.
– Tu sais comment sont les ambulances ici, répondis-je. Parfois, c’est plus
facile de prendre un taxi.
Zahid acquiesça et me t monter à l’arrière de son taxi.
– Merci, Monsieur, dit-il à Felipe.
J’étais content que Felipe rentre chez lui. Ainsi, il ne pourrait pas parler de ce
qu’il venait d’arriver avec qui que ce soit dans le quartier.
À l’hôpital, après avoir dit la vérité, ma vérité sur ma sclérose en plaques, tout
se passa très vite, les in rmières remplirent des formulaires et me prescrivirent
di érentes IRM.
Zahid resta avec moi, me demandant si je voulais qu’il appelle quelqu’un.
– Et votre famille ? Le gars de la sécurité a dit que vous aviez un père et une
sœur.
J’hésitai avant de lui demander mon téléphone.
– Je l’ai chargé dans ma voiture. Il était à deux pour cent, me dit-il. Je vais
composer le numéro pour vous. (Il regarda l’écran de verrouillage en revenant
avec.) Vous avez reçu beaucoup de messages. Connor. Zayneb. Emma P.
Connor. Emma Z. Jacob. Zayneb, encore.
Dans un autre contexte, j’aurais pensé qu’il était très indiscret. Mais ce n’était
pas ce que je pensai à ce moment-là.
C’était Zahid, l’homme qui était là pour moi.
J’appuyai sur le bouton central pour déverrouiller mon téléphone.
Zayneb.
Mme Raymond.
– Vous voulez bien envoyer un message à Zayneb  ? Pour lui demander le
numéro de sa tante ?
Je soupirai, reposant ma tête sur le lit d’examen. Il était étrange que
Mme  Raymond soit la seule personne qui me vienne à l'esprit à ce moment
précis.
Mais en même temps, elle était l’une des plus proches amies de ma mère, et
elle l’avait aidée à traverser sa maladie, à partir du moment où son état avait
empiré et jusqu’à la n.
– Peux. Tu. Me. Donner. Le. Numéro. De ta tante  ? dit lentement Zahid
tout en tapant son message. (Il me tendit le téléphone pour me montrer le
résultat.) Comme ça ?
– Je n’arrive pas à le lire, lui dis-je, gémissant intérieurement en me
rappelant le message de Zayneb qui datait d’un ou deux jours.
Et que je n’avais pas ouvert pendant un long moment.
– Attendez, vous voulez bien me lire son message d’abord ?
– Bien sûr. Il y en a plusieurs. Elle a d’abord écrit «  Merci pour
aujourd’hui  ». Avec un émoji de chiot. Ensuite, elle a écrit «  Ne tiens pas
compte de ce dernier message, merci ».
– Zahid, je suis vraiment désolé de vous demander de faire ça. Après ça, je
vous en prie, retournez travailler. Je me sens mal de vous retenir ici.
Je fermai les yeux. Il faut que je dise à mon père ce qu’il se passe. Je ne peux pas
abuser de la gentillesse des gens que je ne connais pas.
– Vous voulez bien lui envoyer un émoji pouce levé et écrire «  Super,
content que tu aies aimé le refuge de salukis » ? Et ensuite lui envoyer un autre
message pour lui demander le numéro de sa tante ?
– Oui. C’est fait… et c’est fait aussi pour le numéro de sa tante, dit Zahid.
Puis il se mit à murmurer.
– Les in rmières pensent que je suis votre oncle. C’est pour ça qu’elles
m’ont laissé entrer. Donc je vais rester jusqu’à ce que votre famille arrive. C’est
ce que je voudrais pour mon propre neveu, vous comprenez ?
Je hochai la tête. J’aurais voulu pouvoir distinguer clairement le visage de
Zahid. En me ant à sa voix, je me dis qu’il venait d’Inde du Sud, tout comme
beaucoup de gens qui vivaient à Doha. Peut-être qu’une fois que tout se sera
arrangé, que les médecins m’auront aidé, je serais en mesure de le revoir et de le
remercier comme il se doit.
Si les médecins m’aidaient  ? Non. Je secouai la tête, et Zahid s’approcha de
moi.
– Vous avez besoin de quelque chose, Adam ?
– Non, je voulais juste vous remercier, Zahid.
Je tendis ma main droite.
– Oncle Zahid, me rappela-t-il, en prenant ma main dans les siennes.
Il la secoua, puis la lâcha lorsqu’un ding retentit depuis mon téléphone dans
sa poche.
– Ah, votre amie Zayneb a répondu. Juste un numéro. Pas d’émoji cette
fois.
– Vous voulez bien le taper pour moi ? Et mettre le haut-parleur, s’il vous
plaît ?
Le téléphone sonna et sonna encore, avant de tomber sur la messagerie
vocale.
Oh, mais oui, Mme  Raymond était probablement en train de faire cours à
l’école.
– Raccrochez, ce n’est pas grave. Merci.
Un médecin entra à ce moment-là, un bloc-notes à la main.
– Je vais réessayer d’appeler ta tante, mon neveu Adam, dit Zahid en
s’éloignant. Je serai dehors, docteur.
– Merci, oncle Zahid, répondis-je en me laissant retomber sur le lit
d’hôpital, la peur me submergeant de nouveau.
Après toute une batterie d’examens – organes, sang, radiographie –  on me
prescrivit une perfusion de stéroïdes pour traiter les in ammations qui
envahissaient mon corps.
Tandis qu’une in rmière me l’installait, le médecin écrivit sur son bloc-notes,
avant de s’adresser à moi.
– Votre système immunitaire est en train d’être attaqué. A n d’y mettre un
terme, nous allons vous prescrire un traitement par intraveineuse pour les
prochains jours. Vous recevrez votre premier traitement dès aujourd’hui. Mais
vos traitements ultérieurs pourront être e ectués chez vous, avec une in rmière
à domicile ou dans une clinique que nous vous recommanderons. La durée du
traitement est d’environ une heure, mais prévoyez aussi du temps pour sa
préparation. Disons à peu près une heure et demie.
La porte s’ouvrit légèrement en grinçant.
– Docteur ? Je peux entrer ? demanda Mme Raymond. Je suis sa tante.
Le médecin hocha la tête et l’invita à rentrer.
– Votre mari peut entrer également.
– Oncle Zahid, dis-je rapidement, sachant que Mme  Raymond serait
perplexe.
Elle sortit et revint accompagnée de Zahid.
Le docteur répéta ce qu’il venait de me dire, cette fois-ci en utilisant les mots
«  système nerveux  », «  myéline  », «  attaques  », «  immunosuppression  ».
« Sclérose en plaques. »
« Dégénérescence nerveuse. »
Je gardai les yeux fermés pendant toute la durée de son explication.
Lorsqu’il arriva à la partie concernant mes traitements par perfusion, je les
rouvris.
Mme Raymond s’approcha et me prit la main. Celle qui n’avait pas été piquée
par l’aiguille de la perfusion que l’on venait de me faire. Elle frotta cette main
entre les siennes et parla au médecin.
– Donc on peut lui faire à la maison ? Les perfusions ?
Je fermai les yeux une nouvelle fois. Mon père.
Pourquoi avais-je toujours autant peur de le mettre au courant ?
– Si c’est possible, oui. Il vous faut simplement un espace où installer
l’intraveineuse et où Adam sera à l’aise.
– Nous avons un grand appartement, docteur. Je pourrai prendre un jour
de repos demain pour être à la maison avec lui. Ensuite, ce sera le week-end.
Vous avez dit deux jours de traitement de plus, c’est ça ?
Elle cessa de frotter ma main tout en continuant à la tenir, et je me sentis
étrangement heureux qu’elle le fasse.
Cela me donna l’impression que quelqu’un allait prendre le contrôle, à
présent. Que je n’étais plus seul, face à ça. Pour la première fois.
Je laissai couler les larmes, surpris par l’intensité du soulagement qui
m’envahissait.
Ce problème ne me concernait plus uniquement.
Pour la première fois depuis le début de l’attaque, j’avais autre chose que la
douleur sur laquelle me concentrer.
J’étais également soulagé – plus ou moins – pour une autre raison : est-ce que
Mme Raymond voulait dire que je pourrais recevoir mes traitements chez elle ?
Devinait-elle que je ne voulais pas impliquer mon père là-dedans ?

MERVEILLE : l’eNtÊtEmeNt oU pEut-ÊtRe,


lA tÉnAciTÉ
Je crois avoir appelé cela de la ténacité, ailleurs dans mon journal. Le fait de
ne pas laisser tomber quelque chose en quoi vous croyez.
J’étais plutôt doué pour ça. Une fois que j’estimais que quelque chose valait
la peine de ne pas être lâché, j’étais capable de m’y accrocher pendant des
années. Peut-être même pour toujours.
Mais cela pouvait aussi être considéré comme de l’entêtement, le refus de voir
les choses d’une manière di érente de ce que l’on croyait vrai.
Mon refus d’impliquer mon père dans ma maladie était-il de la ténacité ou
de l’entêtement ?
J’aimais penser qu’il s’agissait de ténacité, car j’avais une bonne raison de ne
pas lui dire.
Il avait encore du mal à accepter la mort de ma mère. Et cela allait le
détruire, s’il venait à découvrir la vérité.
J’avais déjà vu ça arriver une fois. Un jour, Hanna avait eu une forte èvre
quand elle avait trois ans, elle était devenue complètement léthargique et
n’arrivait même plus à tenir sa tête. Les médecins avaient alors annoncé qu’ils
ne pouvaient pas exclure l’hypothèse d’une méningite.
Mon père était plongé dans un état comateux. Il refusait de quitter son
chevet à l’hôpital. Il avait pris un congé de deux semaines, simplement pour
s’asseoir près de son lit et la regarder à moitié endormie.
Quant à moi, alors âgé de onze ans, je m’étais occupé de la maison jusqu’à
n’en plus pouvoir, et Marta, qui venait deux fois par semaine pour faire le
ménage depuis que nous avions déménagé à Doha, passait me voir chaque jour.
Peut-être que mon père s’était rendu compte que Marta avait fait ça pour
moi.
Il ne pouvait pas supporter davantage de chagrin. Pourquoi devrais-je lui dire
quelque chose qui le briserait encore plus ?
Mon raisonnement était implacable, et j’y croyais dur comme fer  : je ne
devais pas mettre mon père au courant de ma sclérose en plaques pour le
moment.
Mais une partie de moi connaissait mon entêtement.
Une fois que j’avais forgé une opinion sur quelque chose, je refusais d’en
changer, même s’il pouvait être pertinent de le faire.
Était-ce juste que Mme Raymond veille sur moi à sa place ?
Était-ce juste que mon père se sente blessé en découvrant ce que je lui avais
caché ? Que je refusais qu’il se préoccupe de moi ?
Je l’ignorais, mais je savais que c’était ce que je voulais.
Mme Raymond accepta de me conduire chez Connor.
Avant de quitter l’hôpital, j’envoyai un message à mon père pour lui dire que
je me trouvais chez Connor, qui avait invités les garçons chez lui.
Puis, j’appelai Connor pour lui dire la vérité. La version longue.
Il écouta avec une attention étonnante, avant de conclure :
– Ouais, viens te reposer chez moi.
Lorsque nous atteignîmes la voiture sur le parking, Mme  Raymond, qui me
poussait dans le fauteuil roulant que l’hôpital nous avait prêté, rompit le silence
serein et confortable qu’elle m’avait auparavant accordé.
– J’ai besoin de savoir quelque chose, Adam. Avant que je ne t’emmène.
Elle ouvrit la portière côté passager.
Je m’agrippai aux rebords a n de me relever. Mes jambes étaient presque
redevenues fonctionnelles, comme je les connaissais, mais ma vision était
toujours aussi oue.
En me glissant sur le siège, j’attendis que Mme  Raymond plie le fauteuil
roulant et le hisse dans le co re.
Il était évident qu’elle allait me questionner à propos de mon père, alors je
m’y préparai.
Puis je me souvins de quelque chose. De deux souvenirs que j’avais toujours
essayé de chasser.
De deux souvenirs qui avaient fusionné en un seul.
Mais j’avais désormais besoin de me les remémorer, et je les laissai donc
inonder mon cerveau. Je les laissai s’entrechoquer.
Souvenir n° 1 :
Nous nous trouvions dans notre maison à Ottawa. Nous étions revenus pour
l’été alors que j’avais huit ans, et repartions à Doha à la n des vacances.
Dans notre maison d’Ottawa, il y avait une porte qui donnait sur l’extérieur,
et lorsqu’on la franchissait, nous étions… dehors. Il n’y avait pas de mur
d’enceinte en béton qu’il fallait à nouveau traverser pour accéder en n à
l’extérieur, comme c’était le cas pour notre appartement de Doha.
Ici, le reste du monde nous attendait depuis le pas de la porte.
Pour moi, c’était la liberté. Et ce qui me faisait me sentir bien lorsque je
rentrai chez moi, quand j’étais enfant.
Mes grands-parents, les parents de ma mère, vivaient alors chez nous. Ils
entretenaient notre maison, notre jardin et notre arrière-cour à notre place. Ils
n’avaient rien changé, à l’exception de la chambre d’amis qu’ils occupaient à
présent, et du sous-sol, où mon grand-père avait construit le meilleur atelier,
grand, propre et organisé, avec la plus grande table du monde (aux yeux du
petit garçon de huit ans que j’étais) qui occupait le centre de la pièce, prête
pour tous les projets que je voulais réaliser à ses côtés.
Le jour de ce souvenir, je travaillais à la confection d’un château, tandis que
mon grand-père fabriquait quelque chose avec des barreaux.
– Qu’est-ce que c’est, grand-père ?
J’avais posé la pièce grise du toit en Lego que je tenais dans la main.
– C’est un berceau, pour ta sœur.
J’avais réalisé qu’Hanna allait être une vraie personne, pas seulement quelque
chose dans le corps de ma mère, un être invisible dont on m’avait dit qu'elle
serait ma soeur, en le regardant poser les barreaux dans les trous qu’il avait
percés sur un long rectangle de bois.
– J’ai faim.
J’avais xé la dernière pièce pour compléter le toit du château.
– Alors monte et va déjeuner. Grand-mère est sortie, mais elle a laissé de
quoi manger sur la table pour toi.
Mon grand-père s’était saisi d’un maillet et avait commencé à frapper sur les
barreaux.
– Appelle-moi si tu as besoin d’aide, d’accord ? Ta mère dort.
J’étais monté à l'étage et n’avais même pas pris la peine de regarder ce que ma
grand-mère avait laissé pour moi sur la table de la cuisine. Je m’étais dirigé
directement dans la chambre de mes parents.
Je voulais des frites. Les frites que préparait ma mère.
Qui étaient à l’opposé de toutes les autres frites que j’avais mangées dans ma
vie. Elles n’étaient ni croustillantes, ni longues, ni nes.
Elles étaient molles, pâteuses, épaisses et vaporeuses. Elles étaient si bonnes,
un vrai câlin en bouche.
– Maman ?
J’avais frappé d’abord doucement à la porte, puis plus fort lorsque je n’avais
pas entendu de réponse.
– Maman ?
– Entre, mon chéri.
Elle était assise dans le lit, sous le couvre-lit, un livre posé sur son ventre
rond. Elle avait tapoté la place à côté d’elle.
Je m’étais penché au pied du matelas, avais posé mes coudes au-dessus et
laissé tomber ma tête en formant des poings avec mes mains pour la soutenir.
Quelqu’un, ma sœur, allait sortir de ce ventre et dormir dans le berceau que
mon grand-père fabriquait au sous-sol.
– Tu veux bien me faire des frites ?
– Grand-mère t’a déposé ton déjeuner sur la table.
– Mais c’est pas des frites.
– Peut-être que c’en est. Tu as véri é ?
– Mais ce ne seront pas tes frites.
Elle ferma son livre.
– Tu veux connaître le secret de mes frites ?
Je hochai la tête.
– Tu pourras me le dire quand tu en feras ?
Elle avait souri, retiré le couvre-lit de son ventre et était sortie du lit.
Et avait manqué de tomber par terre, quelque chose de rouge dégoulinant de
son pantalon. Son visage, déformé et e rayant, m’avait regardé.
Le gémissement qu’elle venait d’émettre m’avait indiqué que c’était la
douleur qui venait de la transformer en une mère que je ne reconnaissais pas.
J’avais bondi en arrière, terrorisé, puis descendu les escaliers en courant pour
aller chercher mon grand-père.
Hanna est née ce soir-là.
Prématurément, dans la douleur. Une douleur dont je fus témoin, à travers
les barreaux de l’escalier où je m’étais assis, tandis que ma mère et mon grand-
père attendaient l’ambulance.
Je n’avais plus redemandé de frites avant un bon moment. Puis la sclérose en
plaques de ma mère empira.
Souvenir n° 2 :
Nous nous trouvions dans notre maison à Ottawa. Nous étions revenus pour
l’été alors que j’avais neuf ans, et repartions à Doha à la n des vacances. Dans
notre maison d’Ottawa, la cuisine était minuscule et n’était meublée que de
deux comptoirs qui se faisaient face, l’un entouré d’une cuisinière et d’un
réfrigérateur, l’autre doté d’un évier. Une petite table ronde se trouvait à
l’entrée.
Le jour de ce souvenir, je me trouvais dans cette cuisine, j’avais ouvert le
congélateur pour prendre une glace à l’eau. Lorsque je l’avait refermé, ma mère
était là, appuyée sur son déambulateur, le sourire aux lèvres.
– Devine ce que j’ai envie de manger, avait-elle dit en ouvrant grand les
yeux, ce qui était sa façon de montrer qu’il s’agissait de quelque chose de
spécial.
– Une glace à l’eau ?
– Non. Des frites. Mes frites. (Elle avait retourné le déambulateur et s’était
assise dessus.) Alors, Adam, tu veux bien les faire pour moi  ? Si je t’explique
comment ?
J’étais resté là une seconde, prétendant avoir du mal à déballer ma glace à la
banane, grattant l’emballage comme s’il s’agissait d’une égratignure. Le
plastique s’était déchiré d’un coup, et la glace avait failli m’échapper des
mains – tandis que l’image du visage tordu et endolori de ma mère, le jour de
la naissance d’Hanna, envahissait mes pensées.
– Allô ? Ici la terre, vous me recevez ? (Ma mère avait penché la tête.) Les
meilleures frites du monde ?
– Oui, je mets juste ça de côté. Je n’en ai plus besoin.
J’avais ouvert la porte du congélateur pour cacher mon visage derrière elle.
J’avais enveloppé et serré autant que possible l’emballage transparent autour de
ma glace. Puis, j’avais laissé la porte ouverte pour former une barrière entre ma
mère et moi, tandis que je me dirigeais vers le tiroir à côté du réfrigérateur pour
prendre un élastique a n de resserrer l’emballage et de le maintenir en place.
Elle n’avait pas le droit de voir la larme qui coulait sur mon visage. Mes
grands-parents m’avaient dit de faire en sorte de montrer à ma mère que j’irai
bien. Même si ma mère n’allait pas s’en sortir. Le temps que je remette la glace,
désormais attachée avec trois élastiques, dans le congélateur et que je ferme la
porte, ma mère m’avait vu réapparaître, moi et mon visage, prêt à apprendre à
faire les meilleures frites du monde.
– Avant que je t’apprenne, tu dois me promettre que tu ne les feras jamais
seul. Papa, grand-mère, grand-père ou Marta devront être avec toi.
Je ne lui avais pas demandé pourquoi elle n’avait pas dit « papa, grand-mère,
grand-père ou MOI ».
– Et Hanna ?
Elle avait essayé de me lancer un torchon en riant.
– Les bébés ne comptent pas.
– Et quand je serai grand et qu’Hanna sera grande et qu’on sera vraiment
vieux. Quand on aura dix et dix-huit ans ? Je ne pourrai toujours pas les faire
tout seul ?
J’avais souri, ramassé la serviette et, en un lancer, l’avait fait atterrir sur la
table où ma mère l’avait prise.
– Et quand on aura vingt et vingt-huit ans ? Ou soixante-et-un et soixante-
neuf ans ? Quand on sera une vieille dame et un vieux monsieur ? Je ne pourrai
toujours pas les faire ?
Ma mère avait détourné le regard un instant, mais j’avais eu le temps
d’apercevoir le coin de sa bouche frémir et s’a aisser.
Je m’étais mis à genoux pour ouvrir une porte de placard. Celle derrière
laquelle se cachaient les pommes de terre. Celle où je cachais mon visage.
Je ne voulais pas faire de frites. Je voulais seulement me blottir contre ma
mère, comme si j’étais à nouveau un bébé, sans me soucier de pleurer ou non.
Sans que moi, ni personne ne se soucie que je pleure. Sans que personne ne se
soucie que je n’aille pas bien.
Car je n’allais pas bien.
J’avais sorti les pommes de terre une par une et les avais posées sur le
comptoir au-dessus de ma tête, sans un mot.
– O.K., c’est bon, avait-elle dit, la voix enrouée. Cinq, c’est plus que
su sant.
– Pour nous deux ?
– Pour nous tous.
J’avais refermé la porte du placard et fait une grimace à ma mère.
– Mais j’en mangerai au moins trois à moi tout seul.
C’était elle qui pleurait. Mais elle riait également. Elle riait en pleurant.
– D’accord, le dévoreur de frites, sors-en plus, alors.
J’avais rouvert le placard et sorti de nouveau cinq autres pommes de terre,
une par une.
Alors, ce n’est pas grave de pleurer ? Maman pleure et rit en même temps.
J’avais fermé la porte et m’étais relevé.
– Lave-les bien et ensuite sèche-les bien, m’avait-elle dit, sa voix de nouveau
étou ée.
Comme si sa gorge était pleine de larmes, elle aussi.
Elle avait pris le torchon que j’avais lancé.
– Prends celui-là.
J’avais attrapé le torchon rouge et blanc à carreaux et l’avais enveloppé autour
de mon cou.
Le bruit de l’eau qui coulait et des pommes de terre que l’on frottait
masquait le son des sanglots de ma mère.
Puis soudain, j’avais compris. J’avais compris pourquoi ma mère faisait ça
aujourd’hui. Il n’y avait personne à la maison. Nous n’étions rien que tous les
deux.
Mes grands-parents étaient allés au supermarché, une sortie qui leur prenait
beaucoup de temps. Mon père avait emmené Hanna pour une visite de
contrôle chez le médecin.
Nous avions le droit de pleurer.
J’avais laissé les larmes couler à mon tour. J’avais séché les pommes de terre
avec le torchon ayant servi à essuyer une partie de mes larmes, mais pas toutes.
Puis, j’avais déposé les pommes de terre propres ainsi qu’un couteau sur une
planche à découper sur la table, et ma mère m’avait montré comment les
couper en gros quartiers.
Quand j’eus ni, elle avait pris ma main et m’avait regardé dans les yeux.
– C’est normal de beaucoup pleurer. Mais nous devons nir de pleurer
avant de faire chau er l’huile. Sinon, ça va éclabousser partout. Il faut être
prêts pour travailler dans la chaleur, c’est la partie di cile de la recette. Alors
laisse-toi aller avant de commencer à faire frire les meilleures frites du monde.
Je m’étais levé de la chaise sur laquelle j’étais assis et m’étais lové dans ses bras,
lentement, pour ne pas la blesser.
Il nous avait fallu beaucoup de temps pour nous préparer. Pour le fourneau,
pour la chaleur, pour la partie di cile.
J’étais loin d’imaginer que ma mère et moi ne préparerions ses frites
ensemble que quelques fois de plus, cette année-là. Avant qu’elle nous quitte.
C’était vraiment les meilleures du monde.
Elle était vraiment la meilleure du monde.
Assis dans la voiture sur le parking de l’hôpital, je racontai tout à
Mme Raymond. L’entrechoquement de ces souvenirs, ces souvenirs de frites.
Elle essuya ses yeux.
– Adam, pourquoi me racontes-tu ça ?
– Parce que je ne peux pas le dire à mon père, répondis-je en m’enfonçant
dans l’appuie-tête et en fermant les yeux. Pas encore. S’il vous plaît,
Mme Raymond.
– C’est parce que tu ne veux pas lui montrer ta douleur ? (Elle démarra la
voiture.) C’est ton père. Il sera ton meilleur soutien. Le soutien dont tu as
besoin.
– Je lui dirai. D’ici quelques jours. Je vous le promets. (Je gardai les yeux
fermés.) Mais, ce n’est pas le bon moment, vous savez. Tout lui rappelle ma
mère.
– Je ne comprends toujours pas.
– Je pense que c’est ce que ma mère essayait de me faire comprendre. Qu’il
y a un temps pour tout. Et qu’il n’est pas encore temps d’en parler à mon père.
– Je ne sais pas si c’est ce que ta mère essayait de te dire, mais… (Elle
marqua une pause.) Je respecterai ton choix si tu me dis rapidement que tu lui
en as parlé. C’est la seule condition.
– Je vous enverrai un message quand je l’aurai fait.
Soulagé, j’ouvris les yeux sur les formes oues qui dé laient sur le chemin de
la maison de Connor.
ZAYNEB

MERCREDI 13 MARS

MERVEILLE : lEs VIctOirEs


Pièce à conviction A : la victoire à la piscine.
Tante Nandy était censée rentrer à la maison immédiatement après le travail
aujourd’hui, mais elle m’envoya un message pour me dire qu’une réunion de
dernière minute avait eu lieu et que notre visite de Katara, un village
traditionnel qatari reconstitué, devrait attendre un autre jour.
Ce qui n’était pas grave, pensai-je.
Je me sentais parfaitement bien, pour une fois.
Ce matin avait été épique. Aussi épique qu’un Marvel.
Tante Nandy et moi nous étions rendues au centre de tness, elle dans son
maillot de bain « réglementaire » d’après les normes de Marc, par-dessus lequel
elle avait en lé une ne tunique, moi dans mon burkini à l’étrange palourde
endormie dessinée sur le devant. Mon foulard de natation, un bonnet à
fermeture éclair couvrant mes cheveux, était posé sur ma tête, mes lunettes
prêtes à être utilisées xées par-dessus.
Je me tenais droite, la tête haute, la bouche fermée, essayant de suivre les pas
réguliers de tante Nandy jusqu’au centre, situé au milieu de la cour pavée du
complexe résidentiel.
Elle m’ouvrit la porte vitrée et je s un pas à l’intérieur  –  avec mon pied
droit, comme le voulait la tradition musulmane. Peut-être pour en faire un
jour mémorable ? Ou pour révéler au grand jour la jeune femme musulmane
que j’étais ?
– Bismillah, chuchotai-je.
Je pris la tête en direction du comptoir de l’accueil.
Marc, assis derrière le bureau, occupé à faire dé ler l’écran de la tablette
devant lui, leva les yeux lorsque j’écrivis mon nom dans le classeur des
inscriptions.
Piscine, inscrivis-je dans la colonne appropriée.
Je lui adressai un sourire serein.
Il repoussa sa chaise et se leva, me jetant un bref coup d’œil avant de chercher
le visage de tante Nandy derrière moi.
– Je pensais que nous avions parlé des maillots de bain appropriés hier.
Tante Nandy t un pas de côté, puis s’avança, jusqu’à arriver elle-même au
comptoir, un grand sourire aux lèvres.
– Salut, Marc.
– Salut, Natasha.
– Il y a un problème ?
– Comme je te l’ai dit hier, ta nièce doit porter un maillot de bain
approprié pour utiliser la piscine ici.
– Oui, bien sûr ! (Elle continua à sourire.) Eh bien voilà, aujourd’hui, elle
ne porte pas de legging en coton ni de tee-shirt. À la place, c’est de
l’élasthanne, la même matière que mon maillot de bain, et que ce que tu mets
pour nager, Marc.
– Nous avons des règles, Natasha. (Il posa ses mains sur ses hanches.) Ce
complexe s’adresse aux expatriés qui aiment des normes bien précises.
– Oh, non, non, répondit tante Nandy. N’utilise pas ça avec moi. Je suis
une expatriée issue de deux cultures et ces deux cultures, américaine et
caribéenne, autorisent le maillot de bain de Zayneb. Donc, dis-moi, à quels
expatriés t’adresses-tu, exactement ?
Marc la regarda xement.
– Ceci est un maillot de bain correct, Marc. Qui n’enfreint en aucun cas le
règlement.
Tante Nandy se saisit du stylo et inscrivit son propre nom dans le classeur.
– Allez, Zayneb, allons nous baigner.
– Les gens vont venir se plaindre, dit Marc, sortant de derrière le comptoir.
Certains membres se font plus entendre que d’autres.
– Tu veux dire que certains membres ont plus de préjugés que d’autres.
(Tante Nandy s’arrêta de marcher et se tourna vers Marc.) Tu peux dire à ces
membres que moi aussi, j’aime me faire entendre. Et je suis certaine qu’ils
n’aimeraient pas que je fasse sortir cette a aire en dehors de notre complexe,
pas vrai ?
Le sourire xé aux lèvres, elle attendit sa réponse pendant un moment.
Il regagna sa chaise derrière le comptoir, en secouant la tête.
Une fois dans le couloir, je me tournai vers tante Nandy et lui s un high
ve.
– Ça, tante Nandy, c’était un chef d’œuvre. Tu as été parfaite.
– Ne jamais, jamais faiblir face à la haine, Zayneb.
– Et je n’arrive pas à croire que tu aies gardé le sourire pendant tout ce
temps !
Je mourrais d’envie de courir à la piscine dans mon burkini à la palourde
triste.
– Eh bien, si tu défends quelqu’un, pourquoi ça devrait te rendre triste  ?
Ou t’a ecter ? Sois ère de faire ce qui est juste. C’est une chose que j’enseigne
à tous mes étudiants. Il faut le célébrer !
Elle me tint la porte de la piscine.
Elle était déserte, et l’eau était aussi calme qu’un rideau de verre turquoise.
Nous marchâmes jusqu’à l’entrée.
– Je t’aime, tante Nandy !
Je la pris dans mes bras avant de la pousser dans l’eau. Mais, alors qu’elle
tombait en riant, elle fut su samment rapide pour m’attraper et m’entraîner
avec elle.
Nous nageâmes tout du long sans personne pour nous déranger autour, nous
questionner ou nous rappeler les injonctions s’appliquant à nos propres corps
de femmes et, lorsque tante Nandy partit se préparer pour le travail, je ottai
seule dans l’eau, ré échissant.
Tante Nandy avait pris le contrôle de la situation en dé ant Marc. Ça avait
l’air si facile avec elle.
Mais je pensai ensuite à la di culté de s’exprimer. Et des raisons pour
lesquelles il était si di cile de faire ce qu’il fallait devant ceux qui exerçaient
une quelconque in uence sur votre vie. Par exemple, une in uence sur votre
avenir, vos notes à l’école, sur la qualité de votre apprentissage.
Sur la qualité de votre vie.
Je ne voulais pas y penser, mais l’image de M.  Fencer assis sur un bureau
vide, dans une classe vide, balançant ses jambes, souriant en attendant mon
retour à l’école – en attendant de me tomber dessus – surgit dans mon esprit.
Je me laissai otter, jusqu’à ce que l’image disparaisse. Je  refusais d’être la
triste palourde de mon burkini.
Aujourd’hui était un jour de victoires.
Puisque tante Nandy allait encore rentrer tard, je décidai de m’organiser.
Après la piscine, tandis qu’elle était à l’école, je me rendis seule au Souq
Waqif, le bazar en plein air, pour acheter des cadeaux pour tout le monde à la
maison.
Mes achats trônaient désormais à l’entrée de ma chambre, rassemblés en un
amas de sacs que le concierge m’avait aidée à porter.
Je posai le linge propre que j’avais nettoyé en rentrant de la piscine au-dessus
de mes oreillers et s mon lit. Puis, je vidai les sacs contenant les cadeaux que
j’avais achetés sur la couette blanche.
Alors que je les triais, mon téléphone sonna. C’était Emma Domingo.
Emma P. veut que tu viennes avec nous aux dunes dimanche. Pour sa fête.
Un nouveau message d’elle apparut alors que je ré échissais à l’invitation.
On va faire du dune bashing, c’est marrant et ça va super vite.
Ma mère arrivait le dimanche. Et ce serait étrange que je ne sois pas à la
maison. Mais peut-être que ça ne prendrait qu’une partie de la journée ?
Ça a l’air sympa. Ce serait à quelle heure ? Le ma n ?
Toute la journée. Le père d’Emma P. fait appel à une entreprise pour installer des
tentes dans le désert, avec un barbecue. Tout le monde vient.
Peut-être que je peux venir pour quelques heures ? Parce que je ne pourrai pas rester
toute la journée. Ma mère arrive à Doha dimanche.
Dommage ! C’est loin de Doha, ça prend du temps pour rentrer.
J’imaginai les Emma et les autres s’amusant dans les dunes, faisant ce que les
gens faisaient lorsqu’ils allaient faire du dune bashing.
J’imaginai Adam se tenir légèrement en retrait.
Puis j’imaginai Emma P. se détachant du reste du groupe pour le rejoindre.
Ils se souriaient et s’éloignaient dans les dunes, main dans la main, un coucher
de soleil devant eux.
Argh, je crois que je vais devoir rater ça alors. Merci beaucoup de m’avoir proposé !
OK, mais tu DOIS venir avec nous demain au souk.
Oups, je viens d’y aller aujourd’hui.
Oh, retournes-y alors. S’il te plaît ! Emma P. et Z. et Madison se font poser du
henné. On se retrouve là-bas à 13 h ?
Je ré échis un instant. J’appréciais beaucoup Emma D., même si elle était
di érente de mon groupe d’amies aux États-Unis.
D’accord.
Je reposai mon téléphone sur la table de nuit et aperçus le burkini de ce
matin dans la pile de linge propre. L’un des yeux fermés de la palourde
dépassait d’un sous-vêtement rose.
Je sortis le maillot de bain et l’emmenai avec moi dans la cuisine, où j’avais
repéré la veille un tiroir d’objets divers qui m’avait semblé prometteur.
J’avais besoin du gros marqueur noir que j’y avais vu.
Je l’attrapai, s sauter le bouchon et retournai dans ma chambre.
Lorsque j’eus terminé, la palourde triste et endormie s’était transformée en
une palourde tout à fait éveillée, parfaitement heureuse, et qui semblait avoir
un peu fumé.
Voilà, ce sera un signe de bonnes choses à venir.
•••
Voilà ce que tu as loupé, compte-rendu n° 4 par Kavi Srinivasan ; catégorie : pour info.
Destinataire : Zayneb Malik.
Je n’ai rien à te dire.
C’est nouveau ça. Des nouvelles d’Ayaan ?
Tout se passe hors écran.
Donc il se passe quelque chose ?
Hors écran.
Hors de MON écran ?
Elle m’envoya l’émoji du singe muet.
OK, pourquoi m’envoyer quoi que ce soit alors ? C’est pas un compte-rendu. Tu parles
d’une amie !
Exactement. Parce que je suis une AMIE. Et que je veux que tu t’amuses.
Mais tu me mets à l’écart. Je croyais qu’on était une équipe. Unie.
Exactement. Tu en as déjà fait beaucoup pour l’équipe. Alors maintenant, c’est
notre tour.
NOTRE tour ? De quel NOTRE tu parles ? Il n’y a que nous deux. C’est ça notre équipe.
Ayaan est notre maître. Son rôle s’étend au-delà de notre équipe.
Nous comptons de nouveaux membres. Noemi.
Oh.
Donc Kavi l’avait impliquée dans tout ceci.
J’ouvris Instagram et consultai le compte de Kavi. Elle avait posté trois stories
que j’avais manquées, mais une seule d’entre elles incluait Noemi. Elles étaient
bouche bée devant un casier ouvert. La vidéo montrait l’intérieur. Chaque
centimètre était recouvert d’autocollants d’un homme blanc souriant avec une
coupe afro, installé avec un pinceau levé devant une peinture d’arbres. Puis il y
avait un plan rapide de l’intérieur de la porte du casier ouvert, qui était
couverte de photos d’un Picasso au regard furieux.
« Noemi : Picasso à l’extérieur, Bob Ross à l’intérieur », était la légende que Kavi
avait ajoutée à la story.
J’ignorais ce que cela signi ait. C’était quelque chose d’artistique.
Que seules Noemi et Kavi comprenaient.
Une de tes trois stories est avec Noemi ?
Zay ? Pourquoi tu regardes mes stories au milieu de notre conversa on ?
Noemi et toi ?
Et Mme Margolis.
La documentaliste ? Mais c’est une prof ?
Noemi compte sur elle pour ses recherches en art.
Elles sont amies. Elle et Noemi sont inséparables.
Écoute, t’as déjà obtenu de moi bien plus que je le voulais. Arrête.
Je n’aime pas ça. Ne pas savoir ce qu’il se passe. Rester en retrait. En n, être mise de
côté.
Eh bien, à mon tour maintenant. Je suis restée tranquillement assise en cours en
t’écoutant au sujet de Fencer pendant des lustres, sans broncher.
Ce n’était pas ton combat.
Comment tu peux dire ça ? Toi qui as tenu tête à Rosie en cours de sport ? Puis le
reste de l’année ? Je pleure.
Ah, c’est vrai. Rosie, au cours de sport. Kavi et moi nous étions rencontrées
de cette manière.
Au deuxième trimestre, en quatrième, lors du premier cours de sport, j’avais
la jambe gauche plâtrée à cause d’une fracture du tibia. J’avais élu domicile sur
le banc de touche. Une jeune lle mince à la peau brun foncé éclatante, aux
longs cheveux noirs et soyeux attachés en une couette qui pendait par-dessus
son épaule gauche, et aux yeux immenses, s’était approchée et m’avait demandé
si je pouvais garder son EpiPen  –  parce qu’elle était atteinte d’une allergie
sévère à l’arachide, et qu’elle était censée le porter en permanence sur elle dans
une pochette, mais que cela la gênait pour faire du sport.
J’avais été dèle à son EpiPen toute la semaine où j’étais restée sur le banc,
gardant la pochette sur mes genoux, mes yeux suivant les déplacements de
Kavi. Je l’avais même porté en boitillant une fois, avec mes béquilles, lorsqu’on
l’avait fait tomber au cours d’un match de basket.
J’avais alors entendu quelqu’un murmurer  : «  Kebabi ne sait pas jouer au
ballon. » Je m’étais retournée brutalement.
Une lle grande, encore plus grande que moi, riait derrière l’épaule d’une
amie, à demi tournée, regardant ailleurs pour ne pas se faire repérer.
Mais je connaissais la façon dont ces lles s’y prenaient. J’avais fait de la
détection et de la destruction de ce type de comportement la mission de ma
vie, depuis que j’étais un bébé en colère. Ainsi, je m’étais concentrée sur la lle
comme si j’avais été armée du maillet pour assommer des taupes.
Puisque la prof de sport se situait tout près, la lle raciste s’était déjà
retournée entièrement pour tenter de dissimuler la connerie qu’elle venait de
lancer.
Elle ne m’avait pas vue m’approcher d’elle en boitant, m’avançant avec ma
jambe fonctionnelle, traînant mon plâtre derrière moi et laissant mes béquilles
sur le sol, à côté de Kavi.
– Excuse-moi ? Elle s’appelle Kavi.
Elle s’était tournée vers moi, me jaugeant.
– C’est ce que j’ai dit.
– C’est pas ce que tu as dit. C’est ma jambe qui est cassée, pas mes oreilles.
Je m’étais rapprochée et avais fait un demi-pas maladroit, manquant de
perdre l’équilibre. Je voulais combler l’écart pour plonger mon regard dans ses
yeux bleus vitreux.
– Tu l’as appelée « kebabi ». Assume ton racisme.
– Oh mon Dieu, c’est quoi ton problème  ? Retourne d’où tu viens, la
salope du banc.
Elle avait tourné une nouvelle fois le dos. Son amie, petite, mais musclée,
avait pou é de rire et croisé les bras, essayant de soutenir mon regard.
– Une salope dont les ancêtres ont volé cette terre me dit à moi de m’en
aller ?  (Je regardai son amie.) Tu ferais mieux d’aller la chercher, et d’agrafer le
trou qui lui sert de bouche avant que je m’en charge.
– Qu’est-ce qui se passe ici, les lles ?
Même si elle avait insisté sur «  les lles  », la prof de sport m’avait regardée
exclusivement.
J’avais perdu mon sang-froid. Mais je savais que je devais rester calme, à
l’extérieur, je ne savais pas à quel genre de professeure je m’adressais.
– Ce qui se passe, c’est que cette lle-là se révèle être raciste. Elle a appelé
mon amie Kavi, là-bas, « kebabi ». Puis elle m’a dit à moi, de retourner d’où je
venais.
– Mme Larsons, j’ai juste dit : « Retourne sur ton banc. »
Elle avait innocemment cligné des yeux.
– As-tu insulté Kavi, Rosie ?
Mme Larsons s’était tournée vers la raciste.
– Non, mais j’ai dit qu’elle ne pouvait pas jouer au basket.
– Ouais, elle a juste dit  : «  La lle ne sait pas jouer au ballon  »,
littéralement, avait menti l’amie de Rosie.
– Non, elle a dit : « Kebabi ne sait pas jouer au ballon », littéralement. (Je
croisais les bras et me tournai pour regarder Mme  Larsons.) Sinon, je ne me
serais pas énervée. Tout le monde dit tout le temps «  les lles ne savent pas
jouer au ballon  » en cours de sport. Je ne me serais littéralement pas énervée
pour ça.
– Rosie, va sur le banc pour le reste du cours. Ce n’est pas un
comportement adéquat pour jouer.
Mme Larsons avait fait demi-tour et était repartie en si otant.
Elle m’avait donné raison, mais j’étais restée là, furieuse.
La seule chose positive qui était ressortie de cet événement, c’était que j’avais
gagné une véritable amie pour la vie, lorsque j’avais dit à Mme Larsons que Kavi
était mon amie – et Kavi, qui s’était relevée, m’avait entendue.
Il y avait une deuxième chose également. J’avais continué à dénoncer sans
relâche le racisme de Rosie, ainsi que d’autres manigances de moindre
importance en cours de sport, sans me soucier de ma note nale.
Je l’avais fait avec tant d’acharnement, que même si elle était incroyablement
douée, elle n’avait pas fait partie de l’équipe de basket-ball en février, en raison
de son «  mauvais comportement  ». Et, même si son problème était plus
important que sa seule attitude en sport, je prenais un malin plaisir à l’envoyer
sur le banc. Littéralement.
Désormais, c’était au tour de Kavi de me défendre moi ?
•••
OK, mais ça me rend juste triste. De ne pas pouvoir savoir certaines choses.
Dès qu’on aura quelque chose de concret, je te préviendrai, d’accord ?
Je ne répondis pas à Kavi.
Je me sens triste. Je pense à toi, triste de ton côté.
Je ne répondis pas non plus. Parce que Kavi avait raison.
Bon, je vais te dire une seule chose : Noemi a découvert le pseudo de Fencer.
Ayaan l’a trouvé il y a longtemps.
@Si ngducksrevolt.
Non, c’était son ancien. Il l’a supprimé, tu te souviens ?
Il en a un nouveau ?
Ouaip. Avant d’a rer des ennuis à Ayaan, il a fait le ménage sur son compte,
l’ancien.
Noemi a trouvé autre chose ?
@StoneWraith14
Bizarre.
Oui. Wraith, ça veut dire fantôme.
Un fantôme vaporeux, d’après Google.
Ça fait un peu peur. Il disparaît en ligne pour revenir… comme un fantôme.
Comment Noemi a découvert son pseudo ?
Elle est super intelligente. Quelque chose que Margolis avait dit à propos de ce
livre que Fencer voulait écrire sur les gargouilles l’a poussée à chercher tout ce qui
s’y rapportait.
Elle a eu de la chance.
Quoi qu’il en soit, oublie Fencer. Tu t’amuses bien ?
Qu’est-ce que tu fais ?
Oui, c’est assez marrant. Je fais ce qu’il me plaît. Ma tante travaille la journée, alors je
m’occupe comme je veux. Comme aujourd’hui par exemple, je t’ai acheté des
cadeaux.
Tu me manques. Je t’aime. Je t’adore. Plus que Noemi.
Bien plus.
Je souris.
Je t’aime beaucoup plus que Noemi aussi.

DEUXIÈME MERVEILLE : lEs cÂlIns


Pièce à conviction A : tante Nandy.
Le temps que tante Nandy rentre à la maison  –  à vingt-trois  heures (la
réunion avait dû être importante !) –  les bagages avec lesquels j’étais venue à
Doha avaient été complètement vidés et remplis de cadeaux provenant du
Souq Waqif. Mon linge était soigneusement rangé dans les tiroirs, et mon
Instagram avait été mis à jour. Ma chambre était parfaitement nettoyée. J’avais
fait ma prière d’Isha et lu le Coran, et j’en étais à mon deuxième épisode de
Sweet Tooth. On y présentait des cupcakes d’où sortaient des plantes en sucre
plus vraies que nature, un gâteau en forme de maison de poupée et
d’incroyables desserts ottants qui éclataient comme des feux d’arti ce.
Après être rentrée dans l’appartement, tante Nandy s’approcha du canapé sur
lequel j’étais assise, et sans lâcher son sac à main ou son cartable, me serra dans
ses bras. Elle me serra si fort que c’était étrange, même pour elle qui avait la
réputation de serrer les gens particulièrement fort dans ses bras. Je me laissai
aller dans son étreinte, m’abandonnant de plein gré. Reconnaissante.
Elle m’enlaça pendant un long moment.
– Tu es incroyable, O.K. ?
Elle lâcha mes épaules et ses sacs, et prit place à côté de moi.
– Tu es incroyable aussi, tante Nandy.
Je ne fus pas surprise par cette soudaine étreinte. C’était typique de tante
Nandy, mais aujourd’hui, elle atteignit le coin de tristesse que je pensais avoir
enfoui au plus profond de moi. Je chassai d’un battement de paupières le
soudain accès de larmes que son câlin avait déclenché, et me levai du canapé.
– Je peux t’o rir quelque chose à manger ? demandai-je.
– Oui. Des chips. Et un soda. (Elle sourit d’un air penaud, en retirant ses
chaussures.) J’ai juste envie d’un gros paquet de chips et d’une boisson
pétillante sucrée.
– Quoi ? Mais t’en as même pas chez toi. Et je le sais, j’ai passé presque une
heure à essayer d’en trouver l’autre jour ! (J’avançai jusqu’à la cuisine.) Je vais te
trouver de la nourriture saine. Je suis sûre qu’il doit bien y avoir quelque chose
dans le frigo. Tu te souviens que t’étais en train d’éliminer tes toxines ?
– Non. Va dans ma chambre. Dans le placard, il y a une grande poubelle
bleue en plastique. Elle n’est pas très lourde, donc tu peux la rapporter
jusqu’ici.
J’étais perplexe, mais je suivis ses instructions, traînant la poubelle bleue
Rubbermaid derrière moi avant de la poser à ses pieds dans le salon.
Elle l’ouvrit et révéla un assortiment de cochonneries, ainsi que des canettes
de boissons gazeuses.
– Choisis ton poison, dit-elle.
Je pris un paquet de Doritos. Elle se saisit d’une canette de Pepsi ainsi que
d’un autre paquet de Doritos, au goût di érent.
– Tu veux un soda ? proposa-t-elle, en tendant une canette de Pepsi.
Je la pris, quelque peu inquiète pour elle.
– Il s’est passé quelque chose, tante Nandy ? Tout va bien ?
– Ouais. (Elle ouvrit le paquet de chips.) Je compte me reposer demain. J’ai
décidé de prendre un jour de congé, pour commencer les vacances de
printemps plus tôt.
– Oh, trop cool ! Ça veut dire qu’on peut aller à Katara ?
– Non, Zoodles, je serai à la maison, mais je serai occupée. On devra aller à
Katara un autre jour. (Tante Nandy se servit des chips et me regarda un
moment, comme si elle ré échissait.) Je suis désolée que ton séjour n’ait pas été
amusant jusqu’à présent, Zayneb.
– Non, c’était bien. (Je haussai les épaules.) J’ai bien aimé me reposer ici.
– Mais tu es surtout restée coincée dans cet appartement.
– Non, c’est faux. Je suis allée au centre commercial, dans un refuge, dans
un zoo, je suis allée nager et je suis allée au Souq Waqif, deux fois. Et bientôt
trois, je retrouve les Emma là-bas demain. (Je pris une gorgée de mon Pepsi.)
J’ai fait plein de choses !
Tante Nandy se rassit.
– À quelle heure vas-tu au souk demain ?
– À treize heures.
– Parfait. J’ai une réunion à cette heure-là. Si tu rentres du souk à seize
heures, je peux voir si on peut aller dans un endroit sympa ensemble le soir.
On pourrait peut-être aller dîner sur e Pearl ?
– Oh, ce serait génial !
e Pearl était une île arti cielle dotée d’un splendide front de mer tout
autour. Ma mère me montrait toujours des photos que tante Nandy postait,
lorsqu’elle mangeait dans di érents restaurants chics ou faisait du shopping
dans des boutiques haut de gamme là-bas.
– Je t’emmènerai dans mon restaurant français préféré. (Elle prit d’autres
chips et rit.) Mais aujourd’hui, c’est le jour du plaisir coupable ! Ne le dis pas à
ta mère, d’accord ?
J’acquiesçai, posai ma tête sur son épaule et augmentai le volume de Sweet
Tooth, désireuse de me nourrir davantage de la chaleur de tante Nandy.

BIZZARERIE : lA jAloUsiE lE tYpe lÉgEr


Pièce à conviction A : Kavi qui traînait avec Noemi.
Je m’allongeai dans le lit, mais il m’était impossible de m’en débarrasser. Ce
sentiment de peur mélangé à de la tristesse.
J’aurais dû savoir qu’elles se rapprochaient quand Noemi était apparue dans
notre salle de crise – à Kavi et moi – à la bibliothèque. Quand je rentrerai chez
moi après ce voyage à Doha, elles auront encore plus d’histoires entre elles à
leur actif –  pas seulement sur Instagram –, davantage de choses auxquelles je
n’aurai pas participé, et peut-être plus de choses que je ne comprendrai pas.
Une image d’elles riant ensemble tandis que je me tenais à l’écart me traversa
l’esprit.
Comme la blague à propos du casier de Noemi.
Je ne l’avais pas comprise.
Je ne l’avais pas aimée.
•••
Je n’aimais pas non plus cette autre chose, mais ça n’avait rien à voir avec ce
que je ressentais à propos de Kavi et Noemi, bien évidemment.
À vrai dire, en y pensant, c’était exactement le contraire de Kavi et Noemi.
Noemi était celle qui s’interposait entre Kavi et moi.
Mais dans le second cas, c’était moi, l’élément indésirable.
C’était moi qui avais pensé à une éventuelle histoire entre nous, alors qu’il y
avait déjà un couple.
Adam et Emma Phillips.
Waouh.
J’avais besoin de retrouver le chemin de mon ancien moi. Celle qui ne se
laissait pas contrarier par des choses aussi futiles que celles-ci.
J’étais quelqu’un qui se laissait consumer par les choses. Ce  sentiment
m’engloutit, m’enveloppa dans son étreinte, et ne me laissa pas tranquille tant
que je ne lui s pas face.
Je me redressai sur le lit.
Je n’aimais pas être consumée par des choses telles que la jalousie et… l’envie.
Pourtant, je désirais qu’elles me consument. Parce que j’aimais gagner.
J’aimais que les problèmes soient réglés.
Comme la sensation que j’avais ressentie quand tante Nandy avait a ronté
Marc et avait gagné.
Peut-être que j’avais besoin d’une cause pour laquelle me battre en
permanence. Un combat que je pouvais réellement gagner.
C’était une bonne chose de gagner. Parce que je ne gagnais pas seulement
pour moi. «  Gagner  » Adam, ou même Kavi, n’allait pas rendre le monde
meilleur. Et cela dépendait de leurs propres sentiments.
Oui, laisse les gens être comme ils veulent être, Zayneb. Tu peux te shooter à autre
chose.
Je souris. Cette journée était destinée aux victoires, et c’en était une autre.
J’allais être moi-même.
Je n’allais pas reculer devant Fencer. J’allais le faire tomber moi-même.
Kavi et Noemi pouvaient faire tout ce qu’elles voulaient, là-bas. Trouver des
informations, aider Ayaan, devenir amies, tomber amoureuses l’une de l’autre,
peu importe.
J’avais tout ce dont j’avais besoin ici, à Doha : @StoneWraith14.
Et la possibilité d’enquêter en ligne jusque tard dans la nuit.
ADAM

JEUDI 14 MARS

BIZARRERIE : lEs fIns jUstIfiÉeS


Je me réveillai pour découvrir un scénario inhabituel d’appels téléphoniques
simultanés. Mon téléphone, posé sur la commode, était en train de sonner,
tandis que Connor se trouvait près de mon lit, me secouant légèrement pour
me réveiller, tout en me tendant le sien. Il avait décidé de dormir sur le sol de
la chambre d’amis où j’étais installé, au cas où j’aurais besoin de quelque chose.
Il avait désormais passé son bras autour de sa taille, maintenant le haut du sac
de couchage qui lui entourait les jambes. Il avait dû sauter dedans comme une
sorte d’étrange chenille rebondissante.
Je peux voir les couleurs des motifs du sac de couchage. Rouge, vert et blanc.
Je clignai des yeux. Ma vision s’éclaircissait.
Je ne voyais plus à travers une couche épaisse de gélatine.
Au lieu de cela, les choses étaient seulement un peu oues.
Je sentis une immense vague de gratitude m’envahir.
– C’est Mme Raymond sur le mien. Et… (Connor s’arrêta et, une fois que
j’eus pris son téléphone, sautilla jusqu’à la commode pour regarder le mien, il
poursuivit :) Ta sœur, Hanna, sur ton téléphone. Elle t’appelle sur FaceTime.
Je désactivai le micro de la communication avec Mme  Raymond et secouai la
tête, l’euphorie se dissipant soudainement.
– Non, ne décroche pas. Je l’appellerai plus tard. Quand je serai prêt.
– Elle envoie des émojis de bonshommes en colère.
Je secouai la tête une nouvelle fois et réactivai le micro du téléphone.
– Bonjour, Mme Raymond ?
– Comment vas-tu Adam ?
– Mieux. Ma vision est bien meilleure. Je me sens mieux aussi. Mais je suis
encore au lit.
– Je suis contente que tu ailles mieux et que tu puisses te reposer. J’ai pensé
à toi toute la nuit, dit-elle. Je suis en train de tout préparer pour que tu
reçoives ton traitement ici. Je me disais que je pourrais venir te chercher vers
midi trente ? L’in rmière doit passer à treize heures trente. Je me suis dit que si
tu venais tôt, tu aurais le temps de te mettre à l’aise, de te préparer.
– Bien sûr. Connor m’a dit qu’il me déposerait, donc ne vous embêtez pas à
venir me chercher. Pas vrai, Connor  ? demandai-je, tandis qu’il s’installait de
nouveau sur le sol, tassant un oreiller avant de poser sa tête dessus.
Je peux voir les pois du motif de l’oreiller. Ils sont marrons et roses.
– Ouaip. (Il acquiesça, puis leva et replia ses bras derrière sa tête. Il regarda
le plafond.) On va déjeuner au souk, alors c’est sur mon chemin.
– Oui, il me déposera. Il va au Souq Waqif.
– C’est ce dont je voulais également te parler. Je ne savais pas comment tu
te sentirais si Zayneb, ma nièce, était à la maison pendant que tu recevais ton
traitement, mais j’ai appris qu’elle avait prévu d’aller au souk, elle aussi. Donc
pas d’inquiétude de ce côté-là.
J’y avais e ectivement songé un instant. Mais l’idée ne me dérangeait pas plus
que cela, parce qu’à vrai dire, en me voyant perfusé, elle n’aurait été qu’une
étrangère de plus au courant de ma sclérose en plaques.
Elle doit beaucoup traîner avec le groupe de l’EID pour aller au souk avec eux
aujourd’hui.
Et elle doit sûrement aller faire du dune bashing avec eux ce week-end.
Je n’avais pas besoin d’une vision parfaite pour m’imaginer ses yeux
s’écarquiller devant la beauté du désert. La façon dont les dunes ondulaient,
tels des échos visuels s’étendant à perte de vue, avec leurs di érentes nuances de
brun orangé.
Elle serait émue. Et s’amuserait. Avec tout le monde. L’euphorie se dissipa
davantage.
– O.K., je serai chez vous pour treize heures alors. (Je marquai une pause.)
Merci encore, Mme Raymond.
Je voulais lui parler davantage, mais ce n’était pas le moment.
Connor était un garçon attentionné, mais il ne comprendrait pas que je
veuille lui dire : « Merci d’avoir remplacé ma mère comme seule sa meilleure amie
pouvait le faire. »
Je cédai à l’appel FaceTime d’Hanna, contrôlant d’abord l’état de mon visage
dans la caméra du téléphone. Je véri ais si elle serait capable de voir que
quelque chose n’allait pas. J’avais l’air plutôt normal, j’étais juste un peu plus
gon é que d’ordinaire.
Ù
– OÙ ES-TU, ADAM ?
Elle était assise à la table de la cuisine quand elle me répondit, mais elle
bondit sur ses pieds et posa les mains sur ses hanches, a chant un froncement
de sourcils sous une frange plus ébouri ée que d’habitude. J’aperçus un bout
de Stillwater sur la chaise à côté d’elle.
– C’EST PAS JUSTE  ! TU ES TOUJOURS AVEC TES AMIS ET PAS
AVEC TA FAMILLE. TU ES… VRAIMENT. MÉCHANT !
Connor gloussa depuis le sol.
– Whoa, je rentre à la maison vers quinze, peut-être seize heures, la rassurai-
je.
Elle se rassit.
– Alors on peut aller voir la nouvelle exposition ?
– Quelle exposition ?
– Celle dont je t’ai parlé ! L’exposition « Les joyaux rares d’un empire ». Au
musée.
Cela me revint en mémoire. Elle en avait parlé le jour de mon arrivée. Quand
je lui avais o ert l’azurite.
Elle avait dit qu’elle voulait la voir avant d’aller faire des achats à la boutique
du musée pour ajouter les pierres en relation à l’exposition à sa collection
personnelle.
– Oh, oui. D’accord. Mais pas aujourd’hui. (Je pris le temps de ré échir. Je
devais trouver une excuse.) Allons-y dimanche.
Mes traitements seraient terminés d’ici là, et j’aurai eu un jour de plus pour
me reposer. Peut-être que je me sentirai assez bien pour me promener dans le
musée d’Art islamique ?
– Pourquoi on peut pas y aller aujourd’hui ? Je croyais que tu venais pour
me voir à Doha. Faire des choses avec moi. Et faire des choses avec papa, aussi,
parce qu’il veut venir à l’exposition ! Au moins il a accepté, lui !
Elle se releva, ses mains retrouvant le chemin de ses hanches.
Mais elle se rassit brusquement, prenant Stillwater sur ses genoux. Je pouvais
voir son visage commencer à se décomposer.
Hanna pleurait rarement, ce qui m’étonna donc.
– Hanna ? Je ne peux pas y aller aujourd’hui, mais ce n’est pas à cause de
mes amis. Hé, ne pleure pas.
Elle enfouit son visage dans le haut de la tête noire et blanche de Stillwater. Il
me dévisagea, un air de désapprobation dans son regard, dèle à son premier
devoir de loyauté envers Hanna.
Connor se leva et t tomber son sac de couchage, révélant un caleçon
Pikachu, des Pokéballs dessinées sur le devant. Je fronçai les sourcils face à cette
révélation.
– Cadeau de Nancy, mon ex-assistante, chuchota-t-il. Ma copine sexy,
Nancy ?
Je fronçai de nouveau les sourcils et regardai en direction de Stillwater. Le
visage d’Hanna avait complètement disparu.
Connor vint s’agenouiller près du lit, derrière mon téléphone.
– Je veux pas lui faire peur, me dit-il à voix basse. Avec mon caleçon
Pokémon. Joue le jeu, mon pote.
Il éleva ensuite la voix, hors caméra.
– Hé, Adam, qu’est-ce que tu fais, mec ? Pourquoi tu es sur ton téléphone ?
Je pensais que tu allais traîner avec nous ? On va au Souq Waqif cet après-midi.
Je penchai la tête. J’ignorais ce qu’il avait derrière la tête.
– Nan, je peux pas.
– Pourquoi ? T’es à Doha depuis presque une semaine, et on te voit jamais,
mec. T’as passé tout ton temps à travailler sur cette pièce en bas de chez toi.
Le sommet du crâne d’Hanna émergea légèrement de la fourrure de
Stillwater. Quoi que Connor ait voulu faire, cela semblait fonctionner.
– Écoute, je dois nir cette pièce. C’est un peu comme ce truc que ma mère
a fait avec moi il y a longtemps, la maison et le jardin dans un bocal. C’est
comme ça, mais c’est di érent, parce que c’est plus grand. C’est un monde
dans une pièce.
La tête d’Hanna se redressa davantage et, depuis le sol près du lit, Connor
a cha un air confus. Il n’avait aucune idée de ce dont je parlais.
Mais Hanna le savait.
– C’est pour ça que je suis si occupé, mec. Je dois trouver les bonnes
parties, fabriquer les bonnes pièces, aller à Al Rawnaq, dans di érents magasins
pour trouver des pièces spéciales.
Ce que je faisais véritablement pendant mon séjour, ce qui n’était donc pas
complètement un mensonge.
Connor acquiesça.
– Oh, tu parles de ce magasin avec les trucs pour fabriquer des choses  ?
Comme de la peinture et tout ? Un peu comme un magasin de bricolage ?
– Ouais, j’essaie de la terminer pendant les vacances de printemps. Cette
pièce… va être incroyable.
– Et nous dans tout ça ? Tes amis, mec ? Quand est-ce qu’on va te voir ?
– Eh bah, pas ce week-end, c’est sûr.
– Quoi ? Mais on va faire du dune bashing ce week-end. Tu peux pas rater
ça !
– Oh, attends. Laisse-moi véri er quelque chose.
Je regardai de nouveau l’écran. Je pouvais voir l’intégralité des yeux d’Hanna
désormais, au sommet de la tête de Stillwater.
– Hé, Hanna, on va au musée dimanche ? Toi, moi et papa ? (Elle hocha la
tête. Je souris.) Non, désolé, Connor. J’ai des projets pour dimanche. Je vais
voir l’exposition « Pierres spéciales de l’empire ».
À cet a ront, le visage entier d’Hanna se dévoila, jusqu’à ce que son menton
se pose sur Stillwater, enfouissant ses sourcils dans ses yeux, lui donnant l’air
d’un panda enragé.
– Ça ne s’appelle pas «  Pierres spéciales de l’empire  ». C’est l’exposition
« Joyaux rares d’un empire » !
– Ouais, Adam, l’exposition « Joyaux rares d’un empire » !
Connor se leva, réprimant un rire.
Il disparut dans la salle de bains.
Il était plutôt cool.
Je passai le reste de la matinée assis à côté de Connor pendant qu’il jouait sur
son ordinateur, répondant à ses questions sur mon diagnostic entre les batailles
intenses qu’il menait à l’écran.
Après l’appel d’Hanna, j’étais parvenu jusqu’à sa chambre en marchant d’un
pas plutôt régulier.
Avec cette nouvelle victoire et la tristesse d’Hanna désormais chassée,
l’euphorie revint à la charge.
Je savais que le médecin avait dit qu’il faudrait quelques jours avant que les
symptômes de ma poussée ne disparaissent potentiellement, et qu’une ou deux
pourraient continuer à se manifester, même après le traitement aux stéroïdes,
mais je me sentais mieux.
Surtout parce qu’il y avait un moyen d’y faire face.
Et peut-être parce que davantage de personnes, des personnes qui n’étaient
pas des étrangers, le savaient désormais.
L’in rmière me demanda si j’étais installé confortablement avant d’insérer
l’aiguille pour la perfusion.
Je lui répondis d’un oui sincère.
Mme  Raymond habitait dans le même appartement depuis qu’elle était à
Doha, et je m’y étais rendu plusieurs fois avec ma mère pour lui rendre visite.
Il était confortable de s’asseoir dans le fauteuil club en cuir noir, celui qui
était toujours placé en diagonale, entre le canapé et la porte coulissante qui
donnait sur le balcon.
Lors de nos visites, tandis que ma mère et Mme  Raymond discutaient,
installées sur la table à manger adjacente au salon, je m’asseyais dans ce fauteuil
et dessinais dans mon carnet de croquis, jouais sur ma PSP ou lisais des bandes
dessinées.
Toujours dans ce même fauteuil.
Je me détendis dans le cuir souple pendant que l’aiguille s’enfonça.
J’étais reconnaissant envers Mme  Raymond de m’avoir laissé seul pendant la
perfusion. Elle devait sûrement se trouver dans la cuisine.
Elle avait dit qu’elle se rendrait à la salle de sport pour me laisser tranquille
mais qu’elle serait de retour avant mon départ.
Je n’arrivais pas à croire que cela m’avait contrarié de la voir, en atterrissant à
Doha.
En fait, je savais pourquoi je l’avais été.
Elle était complètement liée à ma mère, à sa maladie, aux derniers jours de sa
vie.
La voir avait été comme revoir son cercueil.
– O.K., je vais descendre. (Mme  Raymond pénétra dans le salon, des
assiettes à la main.) J’ai préparé quelques fruits pour toi, Adam, pour plus tard,
et pour toi aussi, Annabelle.
L’in rmière la remercia d’un signe de tête, tandis que Mme Raymond posa les
deux assiettes de mangues et de fraises sur la table basse.
Après son départ, Annabelle s’installa dans le coin du canapé et ouvrit un
livre de poche.
– Tout va bien ?
– Oui, merci.
Je hochai la tête pour la rassurer.
– Vous voulez regarder la télé ?
– Non, merci.
J’étais en train de réaliser des plans sans carnet de croquis.
J’élaborais dans mon esprit le reste de la transformation de la pièce que
j’aménageais chez moi. Le monde dans une pièce.
La pièce qui renfermera les merveilles et les bizarreries de la vie.
Au moment d’arriver à la partie consistant à utiliser des lattes de bois pour
évoquer des brins d’herbe, la porte d’entrée s’ouvrit.
Zayneb entra.
Elle ne me vit pas tout de suite.
Elle était exactement comme la première fois que je l’avais vue, à l’aéroport
d’Heathrow, complètement absorbée par son téléphone. Quand elle lâcha la
porte et qu’elle la referma derrière elle, elle utilisa ses deux pouces pour taper
sans interruption sur son téléphone, comme elle l’avait fait alors.
Comme le jour de ma première impression d’elle : occupée, belle, d’un bleu
éclatant.
Après avoir attendu quelques instants, le regard xé sur son téléphone, elle
glissa une main derrière le tissu de son hijab, sous son menton, et commença à
le faire glisser.
Tandis qu’il remonta et qu’une petite fente s’ouvrit sur ses yeux, elle me vit.
Elle rabattit son foulard, une expression stupéfaite sur son visage émergeant
d’entre les plis du tissu.
– Oh mon Dieu !
Une boucle de cheveux noirs tomba devant ses yeux. Je détournai le regard.
– Bonjour, dit Annabelle depuis le canapé. Vous êtes de la famille de
M  Raymond ?
me

– Je suis sa nièce.
Quand je levai les yeux vers elle, son regard était posé sur Annabelle.
– Bonjour, dit-elle de nouveau. Je suis Annabelle.
– Salut ?
Elle jeta un coup d’œil dans ma direction, puis détourna le regard, sou ant
sur sa boucle et rougissant en tentant de la remettre en place, tandis qu’elle
refusait de coopérer.
Je tournai les yeux une nouvelle fois.
Elle a les cheveux bouclés ?
De quelle longueur sont-ils ?
Argh. Je mis mon stupide cerveau sur pause et chuchotai à Annabelle :
– La télécommande ?
Elle me la passa, tout en ne quittant pas Zayneb des yeux.
Lorsque j’allumai la télévision, la chanson I Like It de Cardi B retentit, nous
faisant tous sursauter.
Je l’éteignis. Le silence s’installa de nouveau.
– Votre tante vous a dit que votre cousin Adam venait ici, pas vrai  ?
demanda calmement Annabelle. Pour recevoir ses traitements ?
– À vrai dire, non. Pas du tout.
Elle cessa de lutter contre sa boucle et regarda dans le couloir à sa droite.
– Je vais juste déposer mes a aires dans ma chambre et je reviens, d’accord ?
Elle ne ressortit pas de sa chambre.
Et cela me convint parfaitement.
Le fait d’arriver ainsi, puis d’être complètement prise au dépourvu en me
voyant assis ici, sous perfusion, avec Annabelle sur le canapé, deux étrangers
dans le salon de sa tante, avait dû être embarrassant. Voire e rayant.
J’avais hâte que le traitement soit terminé. Pour sortir d’ici, rentrer chez moi,
me reposer et voir Hanna.
Voir mon père, aussi.
Je gémis et laissai ma tête s’enfoncer dans le repose-tête du fauteuil.
Mon père.
Zayneb réapparut, son foulard désormais correctement attaché, et je me
redressai.
Son foulard était bleu avec des pois blancs. Son sourire habituel était de
retour sur son visage.
– Rebonjour.
Elle sourit à Annabelle.
Je fermai les yeux. Mon Dieu, elle était… vraiment mignonne.
– Euh, Adam ? (C’était la voix de Zayneb, sa douce voix.) Tu vas bien ?
J’ouvris les yeux et la trouvai assise sur le canapé deux places en face de moi,
son téléphone posé sur l’accoudoir à côté d’elle.
– Ouais. Je veux dire, à part les stéroïdes qui coulent dans mon sang pour
empêcher mon corps de s’attaquer lui-même, ouais, ça va.
– Qu’est-ce qu’il s’est passé ? (Elle se pencha en avant.) Comment ça, ton
corps s’attaque à lui-même ?
Annabelle me regarda, avant de se tourner vers Zayneb, l’air perplexe.
– J’ai une sclérose en plaques.
Zayneb s’enfonça dans le canapé, les yeux écarquillés.
– Une sclérose en plaques ? Ce n’est pas ce que ta…
Elle ne termina pas sa phrase.
– Ma mère l’avait aussi, oui. (J’essayai de lui sourire, puis ajoutai
gentiment :) Tu te souviens quand je t’ai dit qu’on pouvait parler de ma mère ?
Et voilà que nous étions en train de parler du vrai sujet tabou : mon diagnostic.
– Oui, je me souviens. (Elle leva ses jambes et les replia sous elle, puis tira
sur l’ourlet de la chemise qu’elle portait.) Tu n’es pas censé faire ça dans un
hôpital ?
Sa tête pivotant désormais entre Zayneb et moi, Annabelle semblait plus
confuse que jamais. Elle pensait que nous étions cousins, puisqu’on lui avait dit
que Mme Raymond était ma tante, et elle se demandait probablement pourquoi
elle n’était pas au courant.
Après tout, même les cousins pouvaient avoir des choses à se cacher.
– Les perfusions pour les poussées de sclérose en plaques peuvent être
reçues à domicile si le patient le préfère, expliqua prudemment Annabelle,
d’une voix qui indiquait clairement qu’elle ignorait ce qu’il se passait entre
nous.
– Ou chez les tantes, ajoutai-je en haussant les sourcils à l’intention de
Zayneb, au moment où le regard d’Annabelle se détourna de mon visage.
Zayneb acquiesça et leva son pouce en l’air dès qu’Annabelle cessa de la
regarder.
– Même chez les cousins.
Annabelle se rassit et hocha la tête. Probablement plus satisfaite de la
tournure des choses, elle prit une tranche de mangue d’une main et son livre de
l’autre.
– Je croyais que tu allais au souk ? Avec la bande de l’EID ? demandai-je à
Zayneb, piqué de curiosité.
Pourquoi était-elle rentrée chez sa tante ?
Elle saisit son ourlet avant de répondre.
– Je me suis couchée tard hier.
J’attendis.
– J’étais épuisée en arrivant au souk. Et quand les autres se sont fait faire du
henné, je suis rentrée à la maison. (Elle me regarda, moi et la pompe à
perfusion.) En fait… Je n’ai pas aimé la façon dont l’une d’entre elles a parlé à
la personne qui posait le henné, en lui donnant des ordres. Donc je suppose
que je me suis énervée et… que je suis partie ?
Je ne répondis pas, car un sourire grandissait sur le visage de Zayneb, et je
voulais le laisser grandir, encore et encore.
– J’ai dormi deux heures la nuit dernière, parce que je travaillais sur un
projet, donc j’étais d’humeur un peu imprévisible. J’avais peur de donner une
conférence sur « l’appropriation culturelle lorsqu’on déteste en même temps les
gens de la culture à laquelle on prétend appartenir  ». (Elle rit.) Je peux être
assez instable parfois.
Je souris. Et pris mon téléphone.
MERVEILLE : eLle eT mOi
Elle était là, assise en face de moi, presque à la même distance qui nous
séparait dans la salle d’embarquement de l’aéroport, lorsque je l’avais vue pour
la première fois.
À ce moment-là, une semaine auparavant, j’avais un secret que je ne pouvais
pas partager.
Et maintenant, il était là, à la vue de la lle au hijab bleu brillant.
J’étais assis dans le salon de sa tante, Zayneb connaissait mon diagnostic, et
elle me parlait de sa journée en riant, comme si tout allait bien.
Merci. Pour avoir été aussi cool. Que je sois là et, pour tout le reste.
Elle prit son téléphone sur l’accoudoir du canapé.
C’est normal. Mais je ne comprends pas ? Pourquoi on fait semblant d’être
cousins ?
Hé, tu veux venir avec Hanna, mon père et moi au musée d’Art islamique dimanche ?
Si je suis capable d’y aller ?
Est-ce que c’est ce bâ ment magni que sur l’eau ? La structure cubique ?
Ouaip. Conçu par le seul et unique I. M. Pei.
Mais c’est pas dimanche prochain, le truc du dune bashing ? Où tu dois aller ?
Avec Emma P. ?
Je levai les yeux vers elle, à la recherche d’un sourire narquois, un rire,
quelque chose. Mais elle resta la tête baissée sur son téléphone, fermant les
yeux et secouant la tête, un sourire gé sur le visage.
Attends, est-ce qu’Emma P. lui avait dit quelque chose, à elle aussi ? Comme elle
l’avait dit à Connor et Madison ?
Non. Hanna veut aller à une exposi on au MAI.
Je m’arrêtai et ré échis une minute.
Si Emma P. avait dit quelque chose à propos d’elle et moi, je devais éclaircir
la situation auprès de Zayneb.
Je ne pouvais pas la laisser penser que…
Emma P. fait ses trucs toute seule. Rien à voir avec moi. Rien.
Avais-je été assez clair ?
Ça ne m’intéresse pas. Je veux dire oui, mais pas avec Emma P., pas avec qui que ce
soit.
Attends, maintenant elle va croire que…
Je veux dire que quelqu’un POURRAIT m’intéresser. Quelqu’un que j’aime bien.
Oh oui, Adam, bien joué. Fonce dans le tas, au lieu de prendre le temps de
ré échir.
Je n’osai pas lever les yeux pour voir quel e et ma diarrhée textuelle avait eu
sur elle.
Ça devait être les médicaments, cette soudaine impulsivité. Certainement un e et
secondaire. Ou peut-être les restes de l’euphorie de ce matin.
OK, je viendrai avec vous au musée.
Nous levâmes les yeux de nos téléphones au même moment. Et tu sais quoi,
cher journal ?
La cinquième impression est dé nitivement la meilleure.
Ses yeux étaient aussi grands que son sourire.
Je ne me souvenais pas de ce que Mme  Raymond m’avait dit en rentrant à
l’appartement. Ou de ce qu’il s’était passé, sur le chemin du retour chez moi.
La seule chose dont je me souvenais, c’était la série de questions que Zayneb et
moi nous étions posés par messages – elle, surtout sur ce que je ressentais, sur
mon diagnostic, sur la sclérose en plaques, et moi, sur ce qu’elle avait aimé de
son séjour à Doha jusqu’à présent.
Le sentiment le plus précis que j’avais en tête était le suivant  : l’impression
que l’espace entre nous s’était plié, encore et encore, jusqu’à ce que la distance
se réduise, jusqu’à ce que nous fassions sens l’un pour l’autre.
ZAYNEB

VENDREDI 15 MARS

MERVEILLE : lA tOurNurE dEs ÉVÉnEmeNts


Pièce à conviction A : une chanson super philosophique.
Je me réveillai au son de la voix de tante Nandy qui chantait à tue-tête depuis
la cuisine. C’était une chanson qui parlait de la joie, de s’amuser, et des saisons
au soleil. Mais, même si les paroles étaient joyeuses, la musique était
incroyablement lugubre.
Ah oui, nous étions en week-end.
Adam allait encore venir à la maison.
Il venait pour recevoir son traitement, certes, mais il serait une nouvelle fois
ici, à proximité de moi.
Et puis dimanche, nous irions au musée.
Pas de dune bashing avec Emma P.
Je me retournai sur le dos et souris au plafond. Une boucle de cheveux me
tomba dans les yeux.
Je me remis sur le côté, blottie dans l’oreiller, davantage de cheveux sur le
visage et, tandis que tante Nandy chantait à propos de cœurs et de genoux
écorchés, d’adieux et d’autres saisons au soleil, je pensai à lui.
•••
Je ne m’imaginais pas pouvoir vivre ce qu’il avait dû vivre jusqu’à présent,
depuis Londres, depuis l’automne dernier.
Je m’émerveillais de son calme et de sa sérénité. Du fait qu’il ait retenu
quelque chose de si dur à l’intérieur de lui, pendant si longtemps, sans voler en
éclats.
Une petite partie de mon cœur sou rait terriblement en songeant à ce qu’il
avait pu vivre.
Avait-il déjà ressenti le besoin de partager un peu de cela avec quelqu’un, du
malheur de savoir qu’il était atteint de la même maladie que sa mère ? Avait-il
déjà souhaité que quelqu’un lui tende la main et porte un peu de ce fardeau
avec lui ?
Cette petite partie blessée de mon cœur se mit à parler de l’intérieur, elle se
portait volontaire pour partager cette tristesse avec lui.
– Ridicule, chuchotai-je, tentant de la faire taire.
Tu rentres chez toi, il retourne à l’université. Vous quittez tous les deux Doha.
Puis mes bras commencèrent à s’agiter.
Ils voulaient être cette partie de moi qui l’enlacerait. Dans laquelle il pourrait
se blottir. Celle qui lui dirait qu’il allait s’en sortir.
Je me retournai sur le dos et enroulai mes bras autour de mon corps, serrant
mes mains contre moi pour contenir la douleur à l’intérieur, fermant les yeux
tandis que tante Nandy continuait à chanter et parler d’adieux.
Il me restait huit jours à Doha, alors tout ce qu’il me restait à faire était
d’aider Adam du mieux que je pouvais. À la façon halal.
Je déliai mes mains pour dégager les cheveux de mon visage et m’assis sur le
lit. En sortant de celui-ci, je sou ai sur cette boucle solitaire sur mon front.
Dehors, fantasmes de cheveux sexy.
– Sylvia adorait la chanson que je viens de chanter. Seasons in the Sun, dit
tante Nandy, son énorme petit-déjeuner disposé devant elle. (Elle leva une
fourchette.) La mère d’Adam.
– Oh. Mais l’air est tellement triste. (Je pris une tranche de concombre et la
s tournoyer.) J’avais le cœur serré en t’écoutant.
– Pourtant, elle ne la trouvait pas triste. Elle la chantait quand quelqu’un
obtenait quelque chose qu’elle voulait, comme une place dans une école ou une
opportunité qu’elle essayait de saisir.
Je regardai tante Nandy. Quoi ?
– Mais ça reste triste. De chanter ça alors qu’elle n’a pas obtenu ce qu’elle
voulait.
– Non, non. Attends. Je n’explique pas correctement. (Tante Nandy posa
son couteau et sa fourchette.) O.K., laisse-moi te raconter la fois où Sylvia a
voulu présenter ses œuvres lors d’une exposition à Katara, le village où je
voulais t’emmener.
– On y va toujours, hein  ? (Je mis la tranche de concombre dans ma
bouche.) À Katara ?
– Oui, bien sûr. Bref, Sylvia n’a pas été sélectionnée pour exposer son
travail. Au lieu de ça, c’est le professeur d’art du collège de l’EID, Vernon, qui
a été accepté. Et c’est un bon exemple du moment où elle se mettait dans son
état d’esprit Seasons in the Sun. Parce que, comme elle me l’avait expliqué, ce
n’était pas sa saison à ce moment-là, c’était au tour de Vernon de briller. Elle
croyait en un tel monde, où chacun connaîtrait son heure, sa saison au soleil.
(Tante Nandy reprit ses couverts.) Elle avait vraiment une belle âme.
– Oh, waouh.
Ça, c’était profond. De penser que nous étions tous autant à mériter de
grandes choses. D’être si élégante, si bienveillante. Pas étonnant que le visage
d’Adam s’illuminait lorsqu’il parlait de sa mère.
– Ça se voit qu’Adam l’aimait énormément. Ça le rend heureux lorsqu’on
parle d’elle, ajoutai-je.
– Oui. Il tient beaucoup de sa mère. Ce sens de l’équilibre, cette façon de
voir plus loin. (Tante Nandy recommença à manger.) Je suis contente que vous
soyez amis.
– Oui en n, je m’en vais bientôt. (J’avalais le morceau de concombre, mais
j’eus du mal à le faire descendre dans ma gorge.) Donc, bon…
Tante Nandy s’arrêta de manger une nouvelle fois et me regarda.
Son regard était empli d’une multitude d’interrogations. Je changeai donc
rapidement de sujet.
– On peut commencer à plani er des trucs ? Maman arrive dimanche soir !
– Bien sûr, fais une liste et on optimisera nos journées, maintenant que je
suis aussi en vacances.
Je me levai de ma chaise, tapotant sur mon téléphone en prétendant écrire
une liste en marchant vers ma chambre, tandis que je recherchais en réalité les
paroles de Seasons in the Sun.
Elles étaient incroyablement tristes.
Après avoir installé la perfusion d’Adam, Annabelle s’assit au même endroit
que la veille et prit son livre, D’autres mystères non résolus.
Tante Nandy s’assit à l’autre bout du canapé, plus près d’Adam, allumant la
télévision pour trouver quelque chose à regarder.
Adam et moi nous assîmes de nouveau l’un en face de l’autre.
Et, tandis que le générique de début de Black Panther commença, et que
nous nous regardions à tour de rôle, je réalisai quelque chose : je ne voulais pas
que cette saison à Doha se termine.
Mes bras, mon cœur et tout le reste de mon être voulaient s’enrouler et se
presser tout contre lui, dans ce fauteuil où il était assis.
•••
Viens sur FaceTime, envoyai-je par message à Kavi. Quelque chose est en train
de se passer.
Je regardai l’horloge. Oups, elle était en cours.
Il ne restait que sept minutes avant l’heure du déjeuner des élèves de dernière
année.
Je suis peut-être amoureuse. D’un gars.
Un message apparut aussitôt.
Je te parle en direct de la classe de Fencer. S’il m’a rape, je pourrais être renvoyée
moi aussi. DE QUI ?
Je refusai d’ajouter quoi que ce soit. Il était hors de question que Fencer nous
ait, moi, Ayaan et ma Kavi.
Je n’eus pas à attendre longtemps.
– JE VEUX TOUT SAVOIR. (Kavi marchait dans les couloirs bondés, les
écouteurs dans les oreilles.) J’ai même pas attendu Noemi, tu sais ?
Je demeurais silencieuse.
– DIS-MOI !
Je m’aperçus qu’elle venait de quitter la classe de Fencer.
– J’attends que tu arrives dans la salle de crise.
Je la regardai se diriger vers le hall en contrebas, en face duquel se trouvaient
les fenêtres de la bibliothèque. Elle ouvrit la porte bleue sur laquelle il était
inscrit  : «  L   » et franchit les
tourniquets en faisant signe à quelqu’un.
– Attends, dis bonjour à Mme Margolis.
Elle tourna son téléphone et le rapprocha du comptoir de la bibliothèque.
Mme Margolis, un crayon à l’oreille, m’étudia un instant.
– Zayneb ?
Ah oui, je ne portais pas de hijab.
– Oui, c’est moi. Désolée, je n’ai pas mon foulard sur moi.
– Comment allez-vous ?
Elle me regarda attentivement.
– Je vais bien. Je suis contente de vous voir, répondis-je en la saluant de la
main.
– C’est merveilleux de vous voir aussi. (Elle me salua en retour.)
Maintenant, allez parler à Kavi. Vous lui manquez énormément.
Kavi retourna le téléphone vers elle et, après s’être su samment éloignée de
Mme Margolis, elle murmura :
– Je suis vraiment désolée. J’ai oublié que tu ne portais pas ton hijab.
Je ne lui répondis pas et me contentai de couvrir la caméra de mon téléphone
d’une main.
– Dis-moi une fois que tu es dans la salle de crise. Alors je révélerai tout, y
compris ma tête.
– O.K., beauté !
J’aperçus le mur de briques derrière elle. Elle était en sécurité dans salle de la
bibliothèque.
Je retirai ma main de la caméra de mon téléphone.
– C’est… Adam.
– C’est qui Adam ?
Je s dé ler l’écran de mon téléphone et retrouvai la première photo avec les
Emma et lui, au bord de l’eau, dans sa maison, celle qu’elle avait déjà vue, et
lui envoyai de nouveau.
– Oh waouh, je m’en souviens. Ce type ? Il est trop mignon. O.K., tu peux
être amoureuse. (Elle leva le pouce.) Je comprends totalement !
– Non, c’est… di érent.
Kavi se pencha en arrière en haussant les sourcils.
– Qu’est-ce que tu veux dire ?
– Je veux dire que… je pense qu’il m’aime bien, lui aussi.
– Bien sûr qu’il t’aime bien ! T’es géniale !
– Non, mais je veux dire, comme s’il m’aimait vraiment en retour, lui aussi.
Je pensai à la façon dont il avait quitté l’appartement aujourd’hui.
Il avait dit  : «  Pour la première fois depuis longtemps, je me sens
parfaitement bien. »
Annabelle avait acquiescé tout en faisant rouler la pompe à perfusion vers la
porte  : «  Le traitement vous aidera à aller mieux. Certaines personnes le
ressentent tout de suite. Vous devrez simplement continuer vos rendez-vous
avec votre neurologue à Londres. »
Quand Annabelle s’était retournée pour mettre ses chaussures, et que tante
Nandy était allée chercher les clés de sa voiture dans sa chambre pour le
ramener chez lui, il avait dit : « Je me sens bien pour d’autres raisons aussi. »
Sans échanger un regard, je sus de quoi il parlait.
J’avais l’air calme en surface, mais c’était comme si des feux d’arti ce
explosaient à l’intérieur de mon corps.
– Oh waouh, t’as l’air vraiment à fond. Tu rayonnes. J’avais jamais vu ton
visage comme ça, dit Kavi en se penchant en avant, m’examinant de si près que
son visage occupa tout l’écran. (Puis elle s’éloigna de nouveau et se rassit.) Mais
attends. T’as dit que tu croyais pas au fait de sortir avec des gens  ? Donc
comment ça se passe ?
– Bah, ça ne se passe pas, à vrai dire. (Je m’allongeai dans le lit et levai le
téléphone au-dessus de moi pour que Kavi puisse voir l’état pitoyable dans
lequel je me trouvais.) Je suis restée comme ça pratiquement toute la journée.
Allongée ici, à me tourner et me retourner dans tous les sens.
– En ammée par la passion ? Tourmentée par le désir ? Excitée ?
– Beurk, mais ouais, on peut dire ça. (Je refusais d’admettre à quel point
c’était vrai.) Tu vois, c’est pour ça que l’islam nous dit, à nous les excitées, de
baisser le regard en présence des gens, de ne pas les dévorer des yeux.
– Zayneb, l’as-tu dévoré des yeux ? gloussa Kavi. Parce que t’as l’air d’avoir
mal au ventre à force de trop manger.
– Astagh roullah. J’ai passé la journée à dire ça : astagh roullah. (Je gémis.)
Et le pire, c’est que lui aussi, il est musulman.
Kavi se redressa sur sa chaise, ses grands yeux soudainement attentifs.
– Mais c’est incroyable ça, tu trouves pas  ? Il pourra te comprendre.
Comprendre à quel point tu es musulmane, parce que ma petite, toi et Ayaan
êtes super musulmanes.
– Non, c’est terrible qu’il soit musulman. Parce que s’il ne l’était pas, ça
n’aurait pas eu d’importance, et j’aurais ni par passer à autre chose. Parce qu’il
m’aurait peut-être demandé de sortir avec lui, et j’aurais pu lui répondre  :
« Non, je ne suis pas comme ça, je ne sors pas seule avec des mecs. » Et voilà,
terminé. (Je gémis encore.) Kavi, aide-moi.
– Je comprends pas. Et toi et Yasin ? Quand vous vous parliez ?
– C’était rien. Et ses parents connaissaient les miens, donc ça aurait été
légitime, si les choses avaient évolué.
– Fais en sorte que ce soit légitime alors. S’il t’apprécie autant que tu
l’apprécies. (Kavi haussa les épaules.) Il y a toujours une solution, tu te
souviens ?
Je me redressai pour m’appuyer sur la tête de lit et remettre mes lunettes.
Était-ce vraiment possible ?
C’était étrange.
Mais était-ce possible tout de même ?
– Kavi, j’ai peur d’à quel point je le désire. (Je la regardai d’un air triste.) Je
veux dire, c’est vraiment intense.
– Dis-moi pourquoi, alors. En dehors de son physique, parce que, oui, ça je
peux comprendre. (Elle inclina la tête, le visage désormais sérieux.) Mais ne me
dis pas que c’est la seule raison ?
– Non, pas du tout. Je veux dire, ouais, il y a cette partie de moi qui est
excitée à l’idée qu’il m’aime en retour. Excitée de me dire : « Hé, ce gars que j’ai
trouvé mignon au premier regard m’aime bien aussi  !  » D’accord, ça, c’est
purement physique, admis-je. Mais ensuite… si je l’avais fréquenté et qu’il
s’était avéré être un connard, même avec son apparence, j’aurais claqué la porte
très vite.
– Donc tu l’aimes bien parce qu’il est mignon, qu’il t’aime bien en retour,
et qu’il n’est pas un connard ? Zay, ce ne sont pas des raisons su santes pour te
torturer comme ça.
Je ne lui dis pas que je voulais être là pour lui. Qu’il se passait quelque chose
d’important et que je refusais qu’il traverse ça tout seul, ou plutôt avec l’équipe
de l’EID qui n’était pas au courant, à l’exception de Connor.
Mais c’était à lui de leur parler de sa sclérose en plaques.
Je m’allongeai une nouvelle fois.
– Je l’aime bien parce qu’il est doux, gentil et attentionné, qu’il a une
certaine con ance en lui, sans pour autant être imbu de sa personne, et qu’il est
très attentionné. Sa petite sœur l’adore, comme ses amis de l’école
internationale où il étudiait. Mais en même temps, il est toujours un peu en
retrait. C’est quelque chose que j’ai remarqué. Il transpire la solitude. (Je me
redressai, je venais de prendre conscience de quelque chose.) Par exemple,
quand on a parlé des maisons de Poudlard le premier jour où j’ai traîné avec ses
amis, ils ont tous dit qu’il était dans une maison à part, parce qu’il ne rentrait
même pas dans les demi-maisons ou les quarts de maison. Comme le fait que
je sois à moitié Gry ondor et à moitié Serpentard, et que tu sois à moitié
Serdaigle et à moitié Poufsou e, tu vois ? Eh bien lui ne correspond à aucune.
Kavi fronça les sourcils.
– Tu l’aimes bien parce que tu as de la peine pour lui ? Désolée, je veux pas
faire la mauvaise langue, mais je le sens pas trop. Tomber amoureuse de
quelqu’un, ce n’est pas la même chose que de défendre une cause.
Elle ne comprenait pas. Et je ne pouvais pas lui expliquer par FaceTime. Je
croisai mes jambes et ramenai mes cheveux en un chignon, les xant avec un
chouchou, prête à changer de sujet, prête à faire taire la douleur que me causait
Adam.
– O.K., écoute, Kavi, changeons de sujet. Fais-moi un de tes comptes-
rendus.
Son froncement de sourcils se dissipa.
– Tu croiras jamais ce que Noemi a fait. Elle s’est portée volontaire pour
présenter son analyse à la classe. Tu te souviens, celle de la lle turque enterrée
vivante ?
– Ouais ?
– Elle a fait une analyse comparant l’incident à la culture autrichienne,
chrétienne et européenne, en le reliant à la jeune lle enfermée dans un donjon
par son père pendant des décennies. (Kavi t un grand sourire.) Fencer est
devenu fou.
– S’IL TE PLAÎT, DIS-M’EN PLUS, suppliai-je, imaginant Fencer et ses
propres méthodes racistes jetées au visage telle une tarte à la crème.
– En gros, il a fait un discours sur le fait qu’il s’agissait d’un cas isolé et
qu’elle généralisait à propos d’un fait divers sensationnel et que c’était une
analyse bâclée, pas du tout un travail d’élève de dernière année, bla bla bla. Il
lui a dit calmement, mais son visage était en feu. Alors Noemi a continué de
sourire, pendant qu’il devenait de plus en plus rouge, et puis, juste avant de
s’asseoir, après avoir ni son monologue sur le fait qu’elle était une mauvaise
élève, elle a dit à la classe : « Et pour résumer ma présentation, ceci, mesdames
et messieurs, est la raison pour laquelle il ne faut jamais faire de généralité. »
Elle a tout tué !
O.K., je commençais o ciellement à aimer Noemi.
– J’aurais aimé être là. Juste pour que Fencer puisse me voir apprécier le
spectacle, et lui faire une ovation à la n.
– Ouais mais, le truc horrible c’est que, pour une raison que j’ignore, on a
parlé de toi, juste après la présentation de Noemi. Avant que le prochain
étudiant présente son travail, Fencer est venu et m’a dit que tu devais aussi faire
l’analyse. Qu’il t’avait envoyé par e-mail une copie du devoir et de l’article, et
que tu devais les rendre avant la n de la journée. Sous peine de voir ta
moyenne chuter de dix pour cent. (Kavi haussa les épaules.) Je suis désolée,
mais peut-être que la présentation de Noemi lui a rappelé qu’il devait encore te
chier dessus.
Je tirai mon ordinateur portable vers moi et me connectai à mon compte
étudiant.
C’était là, un e-mail du démon, datant de quatre jours. «  CRIME
D’HONNEUR  :  UNE JEUNE FEMME ENTERRÉE VIVANTE, analyse  »,
gurait en objet.
– Pas de soucis, répondis-je à Kavi. Je vais simplement suivre le génie de
Noemi et comparer l’article à la culture américaine, héhé. Dieu sait que je
trouverai su samment de choses tordues.
– C’est ce que j’ai fait aussi. Mais je n’étais pas assez courageuse pour le
présenter devant tout le monde, comme Noemi. (Le visage de Kavi s’éclaira
soudainement, tandis qu’elle regardait au-delà de la caméra de son téléphone.)
En parlant du loup…
Noemi ? Dans notre salle, encore ?
– Hé, je vais devoir te dire à plus, je vais aller faire ce truc pour Fencer. Bye,
Kav.
Je la saluai de la main, pour mettre n à l’appel.
– À plus… Zay. Attends ! cria Kavi. Si tu penses que c’est le bon, alors c’est
le bon. Adam. D’accord ?
Je hochai la tête, persuadée qu’elle me disait cela parce qu’elle ne voulait pas
que je m’énerve pour Noemi.
Tante Nandy refusa de me laisser annuler le dîner au restaurant français sur
e Pearl, même si je lui avais parlé du devoir que je devais rendre
(« PARDONNE MON LANGAGE, MAIS CE CONNARD DE PROF NE
VA PAS ME GÂCHER MON VENDREDI ! » fut sa réponse). Nous sortîmes
donc pour dîner (moi, un gratin dauphinois, elle, un bœuf bourguignon), puis
elle me conduisit dans un café où elle m’avait dit que je pourrais travailler
pendant qu’elle retrouvait un ami.
L’ami se révéla être le père d’Adam.
Un café frappé posé près de mon ordinateur portable et mes lunettes sur le
nez, je s semblant d’être complètement absorbée par mes devoirs, mais je ne
pus m’empêcher de jeter un coup d’œil vers eux de temps en temps. Ils étaient
près de l’entrée du café, assis à un endroit où il m’était impossible de distinguer
leurs visages, mais je m’aperçus tout de même que tante Nandy était celle qui
parlait le plus.
Elle ne comptait quand même pas tout lui dire, pas vrai ? Au sujet d’Adam ?
Il avait prévu de parler à son père ce week-end.
Je dois laisser passer au moins trois jours après l’anniversaire de la mort de ma
mère, m’avait-il envoyé.
Mais il y avait quelque chose d’étrange. Tante Nandy était en train de rire.
Ici, dans le café. Son dos tremblait comme il le faisait lorsqu’elle était hilare.
Je me levai et me dirigeai vers le comptoir, prétendant vouloir commander
autre chose. Après avoir étudié le menu pendant quelques secondes, je laissai
mon regard se poser sur tante Nandy.
Elle ne riait pas. Elle sanglotait. Le père d’Adam pleurait également.
Dans mon urgence de m’échapper, je courus presque jusqu’à ma table.
Puisque je n’avais pas réussi à travailler au café, mon esprit cherchant à tout
prix à savoir de quoi tante Nandy avait pu parler exactement au père d’Adam,
je restai éveillée en rentrant à l’appartement a n de terminer mon analyse de
« CRIME D’HONNEUR : UNE JEUNE FEMME ENTERRÉE VIVANTE ».
Springdale avait huit heures de moins que Doha, ainsi, puisque j’avais envoyé
mon analyse juste avant midi  –  laquelle avait pour sujet «  LA
COMMUNAUTÉ COUVRE DES VIOLS COMMIS PAR DES JOUEURS DE
FOOTBALL, analyse » – je respectais la date limite de rendu de n de journée
et de n de trimestre.
•••
À une heure du matin, tandis que je me mettais au lit, la meilleure chose
arriva.
Ayaan m’envoya un message.
Bon. Je t’aime toujours.
Je relevai mes cheveux en un chignon et souris au message sur mes genoux.
Mon cœur o e dans l’air là.
Je suis désolée de ne pas avoir répondu à tes messages. Et à tes émojis qui
pleurent. Et au million de cœurs brisés que tu as envoyés.
Mon cœur se gon e et palpite, couvert d’un million de rayons dorés d’une lumière
pure.
Z., est-ce qu’on peut arrêter les dramas ? J’en ai bien assez dans la vie réelle.
Mais qui suis-je, si je ne suis pas la reine des dramas ?
Je ne veux pas être diplômée et par r de Porter en sachant que Fencer sera
toujours là-bas.
Bon d’accord, j’arrête mon drame shakespearien. Je t’écoute.
Je veux aussi être réintégrée au conseil des élèves. J’ai travaillé dur pour ça.
À ton service. Dis-moi ce que je dois faire.
Kavi et l’autre lle ont découvert qu’il avait un nouveau pseudo en ligne.
@StoneWraith14. Kavi et Noemi.
Bien. J’ai besoin de toi pour enquêter sur @StoneWraith14 de là où tu es.
J’ai déjà essayé de faire beaucoup de recherches. Et j’ai échoué.
Les pays ont des pare-feux di érents. Y compris ici, chez nous.
T’auras accès à des sites et des informa ons qu’on ne peut pas obtenir aux États-
Unis.
Je me redressai complètement dans le lit.
Qu’est-ce que tu veux dire ?
Je veux dire qu’il y a certaines choses que je ne peux pas voir et que tu peux voir
toi. Que tu pourras trouver pour nous.
Tu parles de censure ?
Oui, je le sais parce que j’ai voyagé. Il n’y a pas que la Chine qui le fait.
Donc je peux voir des choses ici à Doha que tu ne peux pas voir chez nous à
Springdale ?
Et je peux voir des choses ici que tu ne peux pas voir à Doha.
Waouh. Mais je n’ai rien trouvé sur @StoneWraith14.
C’est parce que tu ne regardes pas aux bons endroits. Fencer est très proche en
ligne d’un réseau islamophobe britannique. Il doit u liser un VPN pour faire croire
qu’il est au Royaume-Uni.
Ça commence à me plaire. J’ai l’impression que l’on me demande de rejoindre une
mission secrète d’espionnage d’envergure interna onale.
Je t’enverrai la liste des sites pour véri er s’il y est présent.
Ceux dont j’ai répertorié les liens, mais auxquels je n’ai pas accès.
JE M’EN OCCUPE.
Pour la première fois depuis longtemps, je m’endormis parfaitement
heureuse.
Voilà pourquoi je n’écrivis aucune bizarrerie aujourd’hui.
ADAM

SAMEDI 16 MARS

MERVEILLE : l’ÉnErgIe

L’énergie après avoir pu me reposer dans mon propre lit, mon père et
Hannah présents dans la maison.
Énergisé par le fait que ma vision s’était améliorée, que plus rien ne
déconnectait mes jambes du reste de mon corps à présent.
Énergisé par le fait que je devais voir Zayneb le lendemain, et  que nous
n’étions plus de parfaits étrangers.
Avec l’espoir que nous pourrions peut-être devenir bien plus que cela.
ZAYNEB

SAMEDI 16 MARS

MERVEILLE : lE pOuVOir dU cOllEctIf


Pièce à conviction A : ce que j’avais trouvé sur la table du petit-déjeuner.
Je me réveillai avec l’interprétation de Wild World de tante Nandy. En n une
chanson des années soixante-dix dont je connaissais toutes les paroles. Le
chanteur, Cat Stevens, s’était converti à l’islam – dans les années soixante-dix
aussi – si bien que chaque fois qu’une de ses chansons passait à la radio, mes
parents le faisaient remarquer.
– Oh, baby, baby, it’s a wild world ! chantai-je avec tante Nandy, occupée à
préparer le petit-déjeuner.
Je déposai sur la table à manger les premières assiettes qu’elle avait préparées
sur le comptoir de la cuisine.
Un oiseau bleu en peluche trônait au milieu de la table.
– Tu le reconnais ? (Tante Nandy arriva derrière moi.) C’était dans la boîte
où j’ai trouvé le burkini de ta mère. Tu l’avais laissé ici la dernière fois que tu es
venue à Doha.
– Oh mon Dieu. C’est mon Angry Bird, le bleu ! (Je le pris dans mes bras.)
Je voulais absolument tous les collectionner quand j’étais petite, et celui-ci était
mon préféré. Tu sais pourquoi ?
– Parce que c’est celui qui est le plus en colère ?
– Non, parce que regarde… (Je dé s une fermeture éclair en bas de son
ventre et rabattis l’intérieur. Trois petits oiseaux en peluche émergèrent.) Le
bleu a le pouvoir de trois oiseaux. C’est une attaque surprise dans le jeu vidéo !
Quand tu le frappes en plein vol, boum, trois oiseaux en sortent, et bam, le
dispositif de l’ennemi est massacré.
– C’est une sorte de cheval de Troie, en n de compte ?
– Plus ou moins. (Je serrai les oiseaux bleus contre moi tandis que je
retournai dans ma chambre.) Je les ramène à la maison avec moi. Merci de les
avoir gardés.
Je rangeai les trois oiseaux dans le plus gros et posai la peluche à côté de
Squish, sur la table de nuit. Ils formaient un couple étrange – l’un, impeccable,
avec sa fourrure colorée et ses plumes, et l’autre… était Squish.
Alors que nous nous préparions pour nous rendre sur la Corniche, la
promenade au bord de l’eau qui longeait la baie de Doha, là où les eaux du
golfe Persique rejoignaient la ville, ma mère m’appella.
Elle nous annonça quelque chose qui m’intrigua : mon père était parti pour
le Pakistan aujourd’hui, après avoir obtenu plus d’informations sur la mort de
Daadi.
Pour la première fois depuis longtemps, le visage de ma grand-mère resta
dans ma tête pendant un long moment. Mais lorsque je clignai de nouveau des
yeux, sur le visage de ma mère sur Skype, Daadi avait disparu de mon esprit.
– C’était quelque chose d’important, ce qu’il a appris sur Daadi  ?
demandai-je après que ma mère me raconta tout un tas de choses, y compris
comment mon père avait été au courant de ces nouvelles informations et
comment il était parti de Chicago, ainsi que d’autres détails  –  tout, sauf la
nouvelle en elle-même.
– Non, ne t’inquiète pas, répondit-elle. Amuse-toi bien à Doha, ajouta-t-
elle, une expression manifestement troublée sur le visage.
– Mais pourquoi papa a-t-il dû partir précipitamment ? demandai-je.
– Ce n’était pas précipité. Il savait qu’il devrait y aller pour s’occuper de
certaines choses.
Puis elle nous dit au revoir, car elle se préparait pour venir à son tour à Doha.
Pour résumer, elle ne voulait pas que je sache ce qu’elle et mon père savaient.
Ainsi, dès mon retour de la Corniche, j’appelai Sadia – ma sœur, qui ne me
cachait jamais rien.
Je voulais aussi lui parler d’Adam.
Pièce à conviction B : ma sœur, une de mes sources d’énergie.
Dans notre famille, Sadia était celle qui se rapprochait le plus de la
personnalité de Daadi, si bien que dès qu’elle décrocha en me disant «  mon
Zu-zu ! » comme Daadi avait l’habitude de m’appeler (même si elle m’appelait
« meri Zu-zu »), je fondis en larmes.
Puisque Sadia se trouvait chez les parents de son ancé, et qu’elle me disait ne
pas pouvoir parler longtemps, je lui demandai de but en blanc :
– Pourquoi papa est parti précipitamment au Pakistan ?
– J’en ai aucune idée. Vraiment.
Elle me regarda franchement, l’air sérieux et les yeux grand ouverts.
Mais elle était toujours comme ça. Une vraie Poufsou e.
J’essayai donc de nouveau.
– Est-ce que t’as d’autres infos ?
– Non, ils ne m’ont rien dit à moi non plus. Maman a dit que papa avait
reçu un appel, qu’ils voulaient qu’il remplisse des papiers maintenant qu’ils
avaient de nouvelles informations à propos de la mort de Daadi.
Sadia me dévisagea, sa longue bouche habituellement souriante s’a aissant
désormais.
Elle secoua la tête et s’exclama :
– Zu-Zu, respire profondément. S’il te plaît. Ça va aller.
– O.K.
Je lui obéis, prenant une profonde inspiration avant d’expirer lentement. Je
veux dire, qu’est-ce que ça pouvait bien être d’autre ? C’était déjà horrible, qu’elle
meure comme ça. Dans un accident de voiture.
Je fermai les yeux.
– Parle-moi de Doha, demanda Sadia. J’ai parlé à tante Nandy l’autre jour
quand j’ai appelé pour t’avoir, mais je veux que tu me racontes comment les
choses se passent pour toi.
– C’est bien.
J’ouvris les yeux et contemplai la beauté sereine du visage de ma sœur. Elle
avait recommencé à sourire – d’une manière encourageante, alors je me livrai à
elle :
– J’ai rencontré un garçon. Un musulman. Que j’aime vraiment beaucoup.
Te moque pas, d’accord ?
– Pourquoi est-ce que je me moquerais ?
– J’en sais rien.
C’était di érent de parler d’Adam à Sadia, que de parler de lui à Kavi. C’était
comme si j’en parlais à mes parents. Comme si cela rendait les choses
o cielles.
Alors que rien ne s’était encore passé.
– Mais je l’apprécie vraiment. Je veux dire, de ce que je sais de lui, jusqu’à
présent.
Je ne regardai ni mon téléphone ni ses yeux, et s plutôt semblant de
nettoyer mes lunettes.
– Il est mignon ?
– Oui, évidemment.
Je remis mes lunettes, certaine qu’elle comprendrait cette partie.
Parce que, mashAllah, il était vraiment mignon.
– Ha ha, évidemment, répéta-t-elle.
– Je t’enverrai une photo.
– Je vais jouer à papa et maman pendant une seconde, O.K. ?
Sadia se frotta le menton à la manière dont notre père frottait sa barbe, et je
ris en m’apercevant à quel point elle lui ressemblait étrangement.
– Est-ce qu’il a l’air de partager les mêmes valeurs que toi  ? Le même
engagement envers le dîn ?
– Oui, peut-être plus que moi, à vrai dire.
Alors qu’Adam et moi faisions tous les deux la prière (il m’avait con é,
pendant sa perfusion de la veille, que c’était la première prière du vendredi à la
mosquée, le premier Jumu’ah, qu’il manquait depuis longtemps), et lui aussi,
avait suivi des cours sur l’islam toutes les semaines, lorsqu’il était à Londres.
Alors que je ne le faisais pas, et que je me rendais seulement aux conférences et
aux camps musulmans de temps à autre.
– Maintenant, je suis maman. (Sadia inclina la tête et me regarda avec
attention, comme notre mère le faisait lorsqu’elle voulait en savoir davantage.)
Est-ce qu’il traite bien sa famille ? Est-ce qu’il a l’esprit de famille ?
– Oh, bien sûr. (Je hochai vigoureusement la tête.) Sa sœur est très
importante pour lui. Et sa mère aussi, même si elle est décédée.
– Au fait, tu comptes en parler à maman et papa, pas vrai ?
– Oui, en n bientôt. (Je s une grimace en m’imaginant leur dire.)
Comment je vais réussir à faire ça ?
– Tu veux que je le fasse ? Tu sais que je suis douée pour ce genre de choses.
(Elle rit.) Tu te souviens la fois où je leur ai parlé de Yasin ?
– Oh mon Dieu. Ce gars est l’opposé de Yasin. (Je m’enthousiasmai tout à
coup. Elle avait e ectivement fait du bon travail, en annonçant l’existence de
Yasin.) Tu voudras bien leur dire, alors  ? Sa mère était l’une des meilleures
amies de tante Nandy, si jamais ils veulent en savoir plus. Mais dis-leur
seulement que j’ai rencontré Adam, et pas qu’il se passe quelque chose de plus
sérieux.
– O.K., je le ferai. Mon amour m’appelle à présent. (Elle se retourna et se
moqua de Jamil, son ancé, hors écran. Puis elle se pencha et murmura  :)
Crois-moi, il te faut quelqu’un qui soit bon envers sa famille, comme l’est
Jamil. Et il y a encore une chose que je tiens à te dire. De la part de maman,
papa et moi : veille à ce que le début de ce que tu entreprends soit beau. Fais
les choses bien auprès de maman et papa. Fais les choses en accord avec notre
dîn. Le début de quelque chose peut déterminer la beauté de tout le reste,
d’accord  ? Alors pas de moments seuls tous les deux ou de rapprochements
excessifs, d’accord  ? C’est comme ça que Jamil et moi avons fait et, al-
hamdoulillah, ça a marché pour nous. Tu le sais bien.
Je hochai la tête en entendant les mêmes conseils que j’avais entendus des
centaines de fois – de partout : de ma famille, de la communauté musulmane,
de la mosquée.
Il était facile d’acquiescer, mais je me demandais s’il était aussi facile de s’y
tenir.
ADAM

DIMANCHE 17 MARS

MERVEILLE : zAynEb aU pArfAit eNdrOit


– On ira à la boutique seulement à la n de la visite, annonça Hanna dès
que nous pénétrâmes dans le hall d’entrée calme et lumineux du musée. C’est
ma règle.
– O.K., et mon téléphone, M. Mellon ? Je peux le garder pour prendre des
photos ? plaisantai-je, me déplaçant lentement, posant minutieusement chaque
pied à terre, de sorte à ne pas perdre l’équilibre, heureux que mon père ait
choisi de ne pas venir avec nous.
Il n’avait cessé de s’excuser d’avoir à préparer une réunion du comité à la
dernière minute, pour remplacer le directeur adjoint de l’école. Hanna avait
croisé les bras, d’abord contrariée, puis elle avait succombé à l’envie de tapoter
la tête de notre père en lui disant « C’est pas grave », lorsqu’elle avait vu la pile
de dossiers dont il devait s’occuper, ses yeux déjà lourds de fatigue.
Quant à moi, je m’étais immédiatement dit : « Al-hamdoulillah, alléluia, oh
yes. » Secrètement, à l’intérieur de moi-même.
Mon père ne serait pas là pour voir ma première sortie après la frayeur que
m’avait causée ma sclérose en plaques.
Je pouvais expliquer à Hanna pourquoi j’avais du mal à tenir sur mes pieds
(un simple «  Je me suis fait mal  » su sait), mais cette piètre excuse ne
fonctionnerait pas avec lui.
Hanna s’avança jusqu’au centre du hall d’entrée, là où un escalier en marbre
se divisait en deux escaliers en colimaçon, lesquels se rejoignaient au deuxième
étage. Elle renversa sa tête en arrière pour observer le plafond puis, sans le
quitter des yeux, sortit son iPad de la sacoche sequin turquoise qu’elle portait.
– Mon autre règle est qu’on a le droit de prendre autant de photos qu’on
veut de tout ce qui est beau, pour pouvoir se souvenir de cette visite pour
toujours, dit-elle lorsque je la rejoignis.
Elle me montra dix photos qu’elle venait de prendre du magni que plafond
en alcôve au-dessus de l’escalier. Au centre de cette structure multicouche se
trouvait une fenêtre en forme d’étoile donnant sur le ciel.
– Tu vois, mes règles de sortie éducative sont mieux que celles de
M. Mellon !
– C’est vrai. Oh, j’oubliais. Tu te souviens que je t’ai demandé si tu étais
d’accord pour qu’une amie vienne nous accompagner pour notre excursion ?
– Tu veux dire Zayneb ? Ce n’est pas une amie ! s’exclama Hanna. Elle est
comme une cousine  ! Parce que papa m’a dit que Mme  Raymond était la
meilleure amie de maman, ce qui veut dire que c’est notre tante pour toujours.
Toute personne de sa famille est comme un cousin ou une cousine.
Je hochai la tête, l’air sérieux, tout en riant intérieurement, pensant au fait
que j’avais dû faire semblant d’être le cousin de Zayneb il y a seulement deux
jours de cela.
– Ouais, donc on doit attendre Zayneb, notre cousine, à la fontaine.
J’avais hâte de la revoir.
Depuis que nous savions que nous étions tous les deux en bons termes. Et
bien plus qu’en bons termes, avec un peu de chance.
Hanna prit d’autres photos tandis que je me dirigeais vers la fontaine en
pierres sombres qui dominait l’espace derrière l’escalier. En écho au superbe
plafond du musée, l’eau était contenue dans deux niches, une étoile gravée à
l’intérieur d’un octogone. Autour de la fontaine, des tables de café blanches et
carrées et des rangées de canapés blancs que séparaient des tables basses avaient
été disposées avec une précision géométrique.
Je m’installai à l’une des tables et, à travers les grandes baies vitrées, observai
l’eau et la baie de Doha qui encerclait presque entièrement le musée.
Ce lieu, cet espace parfait, était mon endroit préféré de toute la ville.
Il me reliait à mon père et m’aidait à comprendre pourquoi Doha était
désormais notre maison.
Après le décès de ma mère, mon père avait eu du mal à travailler depuis son
bureau chez nous le samedi après-midi, comme il l’avait toujours fait.
Pendant un certain temps, il passait d’une pièce à l’autre, mais nissait par
regarder dans le vide, lire ou regarder quelque chose, tandis qu’Hanna était
attachée à une balancelle ou à un siège bébé équipé de jouets colorés suspendus
au-dessus de sa tête.
Quant à moi ? J’avais disparu.
Puisque nous avions école le lendemain, le marché que j’avais conclu avec ma
mère pour le samedi était que si je faisais mes devoirs tôt, j’avais le droit de
jouer une heure supplémentaire aux jeux vidéo, en plus de l’heure quotidienne
durant laquelle elle me laissait habituellement jouer chaque jour.
Lorsqu’il était retourné au travail après son congé de deuil et que les choses
avaient repris leur cours normal à la maison, je jouais durant exactement deux
heures, enfermé dans ma chambre.
Au début.
Et puis, deux semaines plus tard, sans personne pour me surveiller, je m’étais
mis à jouer un peu plus longtemps, puis un peu plus longtemps, puis encore
plus longtemps, jusqu’à ce que je m’endorme la manette à la main.
C’est à ce moment-là que mon père avait commencé à nous faire sortir le
samedi, que les devoirs soient faits ou non. Nous visitions plusieurs endroits
touristiques de Doha, et il me laissait explorer les lieux tandis qu’il gardait un
œil sur Hanna. Le seul endroit où je demandais à retourner encore et encore
était le musée d’Art islamique.
Il y avait une grande aire de jeux à l’extérieur qui était divertissante – pour
Hanna et pour moi, car elle était équipée de jeux conçus pour tous les âges. Il y
avait même un trampoline élastique que j’adorais, et un carrousel pour enfants
que convoitait Hanna au fur et à mesure qu’elle grandissait. Il était également
possible de louer des vélos et, pendant les mois les plus frais, mon père
apportait un petit casque et un siège de vélo portable pour Hanna, et nous
faisions le tour du chemin qui longeait la baie, contemplant l’eau et la ligne
d’horizon de l’architecture futuriste qui se dessinait face à nous.
Puis un jour, nous étions entrés dans le musée après notre promenade à vélo
pour prendre le goûter au café et, lorsque nous étions arrivés à notre table avec
nos boissons et nos biscuits, mon père s’était aperçu qu’Hanna s’était endormie
dans le siège du vélo dans lequel il la portait.
Nous nous étions regardés, choqués.
Jusqu’à ce jour, Hanna avait été une enfant qui ne dormait pas. Sauf
lorsqu’elle tombait de fatigue à la n de la journée, généralement entre sept et
dix heures, sans que l’on sache à quel moment l’on retrouverait sa petite
silhouette recroquevillée et endormie quelque part dans la maison.
Cela ne signi ait pas qu’elle était hyperactive – parce qu’elle ne l’était pas –
  mais qu’elle aimait faire des choses, tout le temps. Parfois des choses
tranquilles, parfois des choses bruyantes, parfois xer une colonie de fourmis
des heures durant, tout en faisant semblant de noter leur activité dans un
carnet « secret ».
Elle n’était pas du genre à dire au revoir à la journée, car la vie quotidienne
était son amie.
Mais voilà qu’à trois ans, elle s’était endormie, à quatre heures de l’après-midi
au musée d’Art islamique.
Mon père avait posé une main sur son front.
– Elle va bien. Elle n’a pas de èvre.
Il avait doucement posé son siège sur une chaise entre nous. Elle avait
continué à dormir.
J’avais pris la boisson de mon père sur le plateau que je tenais et lui avais
tendue, avant de placer l’assiette de cookies aux pépites de chocolat au centre
de la table. Il avait regardé Hanna en prenant une gorgée de café.
– Eh bien. Je n’avais jamais vu ça. (Il s’était servi un cookie et m’avait
regardé, perplexe.) J’imagine qu’il y a une première fois pour tout.
J’avais acquiescé.
– Peut-être que c’est parce qu’elle a fait du manège et du vélo.
– Oui, c’est peut-être pour ça. C’était une journée doublement amusante
pour elle.
Mon père avait souri. Il avait levé ses deux mains en l’air comme le faisait
Hanna lorsqu’elle était excitée.
– « Trop marrant », comme elle dit.
– Non, elle dirait « trop trop marrant », avais-je précisé en plongeant mon
cookie chaud dans le verre de lait froid devant moi. Elle répète toujours deux
fois les choses qu’elle aime.
– Tu as raison. Surtout lorsqu’elle aime doublement chacune de ces choses,
avait-il dit en riant et en hochant la tête, mettant le dernier cookie dans sa
bouche.
Après avoir ni de mâcher, il m’avait demandé :
– Et toi ? As-tu trouvé cette journée doublement amusante ?
– Ouais. (J’avais mis mon pouce en l’air.) Parce que cette fois-ci, j’ai
rebondi plus haut que jamais en atterrissant après mon salto. Sur le trampoline.
– Ah, j’aurais bien aimé voir ça. (Il avait séparé son deuxième biscuit et
m’avait tendu la moitié.) J’en ai déjà trop mangé.
Je l’avais saisi puis plongé dans mon lait rempli de miettes.
– Papa, on peut faire ça toutes les semaines ? Le trampoline élastique et le
vélo ? Et le carrousel et la promenade pour Hanna ?
– Hmm…
Il avait ré échi un instant et regardé tout autour de lui dans le café. Il était à
la fois calme et animé. Certaines personnes discutaient en groupe, d’autres
travaillaient seules ou à plusieurs, les ordinateurs portables sortis sur les tables.
– Mais on nirait par rentrer plus tard à la maison, et par faire les devoirs
plus tard. Et je travaillerais plus tard. Et Hanna s’endormirait plus tard. En
parlant de ça, il faut qu’on se dépêche. Vous devez prendre votre bain, tous les
deux.
J’avais fait une grimace et bu le reste de mon lait. Le cookie d’Hanna était
resté dans l’assiette, alors j’avais glissé une serviette vers moi, l’avais pliée,
froissée et pliée encore, comme du papier origami, jusqu’à obtenir une petite
enveloppe. J’avais glissé le cookie à l’intérieur et l’avais enfermé en pliant la
serviette une dernière fois.
– Et le lait d’Hanna ?
– Je vais demander qu’on le mette dans un gobelet à emporter. Tu veux bien
la surveiller ?
Mon père s’était levé et avait pris le verre de lait avec lui.
Au lieu de regarder Hanna, je l’avais regardé lui.
J’avais regardé la manière dont il s’était légèrement incliné en mettant une
main sur son cœur lorsqu’il avait failli heurter l’homme qui essuyait les tables.
Il m’avait enseigné les principes de l’islam pendant près d’un an, et cela faisait
un moment que je voulais lui dire que je désirais moi aussi faire ce qu’il faisait.
Me rendre à la mosquée ou dans les salles de prière des centres commerciaux
ou ailleurs, lorsqu’arrivait l’heure de la prière, au lieu de surveiller Hanna
dehors, comme je le faisais. Aller à la prière du Jumu’ah le vendredi, au lieu de
rester à la maison avec Marta.
Je voulais aussi jeûner pendant le ramadan, comme il l’avait fait pour la
première fois cette année-là, et je voulais rompre les jeûnes avec lui, lorsqu’il
fermait les yeux après avoir pris la première bouchée d’une datte, en récitant
une prière de gratitude.
Je voulais aussi porter ma main à mon cœur comme il le faisait, comme il
venait tout juste de le faire, comme il le faisait chaque fois qu’il disait « salam »,
paix, à quelqu’un, en fermant à nouveau les yeux, comme s’il était également
reconnaissant pour cela.
Il m’avait dit il y a longtemps que ce qu’il préférait dans le fait d’être
musulman, c’était la paix que l’on y trouvait.
C’était peut-être pour ça qu’il touchait son cœur. Parce que la paix était là.
Quand il était revenu à table, je m’étais livré à lui.
– Papa, je peux être musulman moi aussi ? Maintenant ?
Il avait posé la tasse de lait d’Hanna sur la table, puis s’était assis.
– Pourquoi ?
J’avais voulu lui répondre que je désirais me rendre dans les endroits où il
allait, faire les choses qu’il faisait, dire les mots qu’il disait et toucher mon cœur
comme lui, mais j’avais alors regardé l’escalier derrière mon père. Celui qui se
scindait en deux avant de se rejoindre plus haut, sous une lumière qui l’éclairait
d’encore plus haut, depuis le ciel lui-même.
– Parce que moi aussi je veux être en paix. Comme toi.
Il s’était enfoncé sur le dossier de sa chaise.
– À vrai dire, je ne suis pas en paix, Adam.
– Tu ne l’es pas ?
Surpris, je m’étais a alé sur la table.
– Non, avait-il soupiré. Mais je la cherche.
– Mais n’as-tu pas dit que tu aimais être musulman parce que tu y trouvais
la paix ?
– Eh bien, j’aime la chercher, chercher la paix dans les choses. C’est pour ça
que je suis musulman. C’est quelqu’un qui sait qu’il y a plus dans la vie que le
fait de simplement la traverser, de laisser les choses se passer. Je donne un sens à
chaque chose, je sais qu’il y a plus que seulement moi et mes soucis, que tout
est lié.
– Comme le ciel ? Et le monde, et tout ce qu’il y a dedans ?
– Oui, tout. Le mauvais et le bon, le triste et le joyeux. Tout est relié à
Dieu.
– J’aime ça aussi. Je crois en ça aussi.
J’avais levé la tête de la table et dit :
– Alors je peux ?
– Oui, tu peux. (Il avait souri.) Tu peux chercher la paix avec moi.
Après m’être converti à la mosquée le vendredi de cette même semaine, nous
avions commencé à nous rendre au musée tous les samedis, moi apportant mes
devoirs, mon père apportant son travail de directeur et, après avoir passé du
temps avec Hanna et qu’elle se soit endormie, nous prenions le goûter,
bavardions un peu, puis faisions notre travail au café, l’un en face de l’autre.
Ces samedis avaient aidé mon père à trouver la paix après la mort de ma
mère.
Et ils m’avaient aidé à trouver mon père.
Et Hanna à trouver le sommeil.
•••
– Notre cousine est arrivée ! dit Hanna, en s’approchant de la fontaine avec
Zayneb.
Je me levai.
Elle portait le même hijab bleu éclatant que la première fois que je l’avais
vue, mais cette fois-ci, son visage n’a chait pas le froncement de sourcils
qu’elle arborait en regardant son téléphone à l’aéroport.
Aujourd’hui, il était éclairé par un sourire, qui s’élargit davantage lorsqu’elle
m’aperçut.
– As-salam aleykoum, dis-je, portant ma main à mon cœur, plus pour
calmer l’excitation de la voir que parce que je me sentais en paix.
En réalité, je ressentais le contraire de la paix. Une centrale d’excitation serait
une meilleure façon de décrire ce qu’il se passait en mon for intérieur.
– Wa aleykoum salam ! répondit-elle, insu ant à sa salutation une énergie
pétillante. (Elle regarda Hanna.) J’ai entendu dire qu’il y avait une exposition
incroyable qu’il fallait absolument voir.
– Exact, les joyaux rares d’un empire.
Je s signe à Hanna et elle d’avancer et, tandis qu’elles passaient devant moi,
s un pas pour me tester, pour véri er une fois de plus mes capacités. C’était
devenu ma façon de procéder à présent, chaque fois que je recommençais à
bouger après être resté immobile  –  depuis cette chute de mon lit, qui avait
davantage perturbé mon esprit et ma con ance en moi que mon corps.
– Je ne connais pas l’empire spéci que dont nous parlons, mais n’ayez
crainte, nous avons une experte avec nous. Hanna Chen, future gemmologue,
dis-je.
– C’est l’Empire mogohol, dit Hanna à Zayneb tout en marchant à côté
d’elle, son iPad dans les mains.
– L’Empire mongol ou l’Empire moghol ? demanda Zayneb.
– M-O-G-H-O-L, épela Hanna tout en consultant son iPad.
– Les Moghols de l’Inde. Alors je sais que je vais adorer. Ça fait partie de
mon héritage culturel, dit-elle, ralentissant son pas pour m’inclure, pour me
laisser rattraper mon retard. La famille de mon père est originaire du Pakistan,
lequel fait partie du sous-continent indien, et qui était bien sûr sous la
domination moghole.
Je hochai la tête, me rappelant certaines des leçons d’histoire de mon père.
– Et ta mère est antillaise, bien sûr. Comme Mme Raymond.
– Les parents de ma mère sont trinidadiens et guyanais, donc oui, elle est
antillaise. Ce qui, je suppose, signi e que cette partie de ma famille faisait
également partie de l’Empire moghol. Parce qu’ils sont originaires du sous-
continent indien. (Elle sourit.) J’aime beaucoup apprendre sur mon héritage.
Parce que chez nous, à l’école, on n’en apprend pas beaucoup. On étudie
principalement les cultures grecque et romaine. Et égyptienne, parfois.
– Tu sais, un côté de la famille de mon père, des générations en arrière, a
migré de Chine pour aller travailler en Jamaïque, il y a des décennies. Ça fait
un moment qu’il essaye d’en apprendre davantage sur eux. Il s’intéresse aussi
beaucoup à l’histoire.
Je s une pause en arrivant aux pieds des escaliers.
– Je croyais qu’il devait venir aujourd’hui ?
Zayneb s’arrêta également et regarda les escaliers. Hanna était déjà sur le
palier où il se divisait en deux parties.
Elle leva son iPad et prit une photo de nous, puis s’exclama :
– Cousins pour toujours !
Zayneb et moi nous regardâmes avant d’éclater de rire.
– Je te promets que je ne lui ai pas dit ça, dis-je en secouant la tête, espérant
ne pas devenir rouge. Mon père a eu un empêchement de dernière minute avec
l’école. Hé, je vais prendre l’ascenseur, juste là. Ça te dérange de monter avec
Hanna ?
– Pas de problème ! (Elle me salua de la main et se dirigea vers les escaliers.)
On se retrouve aux bijoux rares ?
J’acquiesçai, tandis qu’Hanna bondissait de marche en marche et que Zayneb
commença à les monter.
•••
Seul dans l’ascenseur, j’essayai de me convaincre de ne pas penser à ce qu’il se
passait en ce moment.
Voilà une lle qui m’intéressait, bien plus que n’importe quelle autre lle que
j’avais rencontrée auparavant. À vrai dire, bien plus que n’importe quelle autre
personne que j’avais rencontrée auparavant.
Une lle qui avait quelque chose, une étincelle, qui s’intéressait à beaucoup
de choses, qui était vivante, et voilà que nous devions nous séparer parce que je
ne pouvais pas marcher avec elle.
Adam, ce n’est peut-être pas le moment de commencer quoi que ce soit.
Et elle était là, la voix de la raison, du pragmatisme, celle qui régissait ma vie,
celle que je ne voulais pas écouter aujourd’hui.
Ce n’est pas le bon moment pour tomber amoureux, chuchota-t-elle de nouveau
lorsque les portes de l’ascenseur s’ouvrirent.
J’e ectuai une sortie timide avant d’accélérer en me tenant au mur, dans le
but de laisser cette voix paralysante derrière moi, dans l’ascenseur.
Nous étions destinés à nous rencontrer.
Je crois en l’existence d’un lien qui nous unit aux choses qui nous arrivent, un
lien qui nous dépasse. Comme mon père m’a appris à le croire.
Et j’y crois depuis mes sept ans.
Zayneb et moi étions destinés à nous rencontrer.
Je veux apprendre à la connaître, qu’elle continue d’apparaître dans ma vie.
J’utilisai ce script pour remplacer les pensées dont je voulais me débarrasser.
« Je veux qu’elle continue d’apparaître dans ma vie  » tournait en boucle dans
ma tête lorsque j’entrai dans le hall d’exposition sombre et que j’aperçus le
derrière de ce hijab bleu, sous un projecteur, devant un présentoir.
Elle se retourna vers moi, le visage plein de vie, les yeux dansant d’excitation,
et je me dis : « Oui, c’est une merveille destinée à faire partie de ma vie. »
ZAYNEB

DIMANCHE 17 MARS

MERVEILLE : aDam… eT sOn ÂmE


Pièce à conviction A : lui, au musée.
L’une des raisons pour lesquelles Ayaan disait qu’elle aimait être musulmane
était parce qu’elle avait l’impression que cela la rendait naturellement féministe.
«  Attends, écoute  ! Notre reine Khadija n’a pas attendu que l’homme qu’elle
aimait lui fasse sa demande en se mettant à genoux. Non. Au lieu de ça, elle a
lui a dit  : Je vous aime, ô vous, mon serviteur. Voulez-vous m’épouser  ? Et puis,
après s’être mariée, elle est tout de même restée sa boss. Respect total. »
Elle parlait du prophète Muhammad. Et comment il avait été demandé en
mariage par sa patronne, Khadija.
Je n’arrêtais pas de penser à ces deux-là alors que nous arpentions le musée,
Hanna voletant tel un papillon entre nous et les autres visiteurs, se « posant »
avec enthousiasme devant un présentoir à bijoux de temps à autre pour
admirer les pierres et les perles, en lisant parfois la légende, mais en veillant
toujours à prendre une photo.
Je pensais à Ayaan et au prophète Muhammad. Et à une troisième personne
aussi : Adam.
Et à la manière dont Ayaan me disait simplement  : «  Dis-lui. Que tu veux
apprendre à le connaître plus sérieusement. Fais le premier pas, comme notre reine.
Comme tu es censée le faire. Réveille la boss qui sommeille en toi, Zayneb. »
Je pensais à la façon dont le prophète Muhammed était une âme douce et
belle, qui n’avait pas honte qu’une femme l’ait demandé en mariage, qui n’avait
pas honte qu’elle soit aussi sa supérieure.
Je pensais au fait qu’Adam avait une âme similaire.
Je le voyais à la façon dont il aimait sa mère, à la façon dont il traitait sa
sœur.
Comme à présent, alors qu’il appelait Hanna pour qu’elle vienne voir une
vitrine d’exposition. Lorsqu’elle arriva, iPad levé et prête à photographier, il se
pencha pour se mettre à sa hauteur et lui parler tranquillement de la chose
précieuse qu’ils regardaient.
Je restai en retrait, mes expressions faciales cachées par une colonne de verre
abritant un fourreau d’épée orné de bijoux, des sentiments ine ables me
dévorant de l’intérieur et déferlant très probablement sur mon visage.
Mes parents avaient toujours été relativement permissifs en ce qui concernait
les relations. Tant que nous étions en groupe ou en public et que nous
respections certaines limites, mon frère, ma sœur et moi pouvions nous lier
d’amitié avec n’importe qui. Cela ne les intéressait pas de nous faire rencontrer
du monde, de nous arranger des mariages ou, dans le meilleur des cas, de nous
faire peur en nous disant  :  «  Ne vous approchez pas des garçons !  » Ma sœur,
Sadia, avait rencontré Jamil lorsqu’elle était à l’université, et mon frère,
Mansoor, parlait à la même personne, Hodan, depuis toujours, depuis qu’ils
s’étaient rencontrés au collège, et tout le monde savait où cela allait les mener.
C’était génial que mes parents aient rencontré Hodan à la mosquée, et qu’elle
fasse partie de la famille d’Ayaan, ce qui lui apportait immédiatement une
couche de légitimité supplémentaire.
Parce qu’ils m’avaient dit que j’étais libre de rencontrer quelqu’un qui
partageait mes valeurs, qu’ils connaissent ou non cette personne, et de ce côté-
là, je savais qu’ils seraient tout à fait d’accord si je leur disais que j’avais
rencontré un garçon à Doha. Comme Sadia avait été d’accord avec ça.
Mais j’ignorais que faire de tout cela.
Je savais qu’il m’aimait bien. Et vice versa, puissance mille, si l’on voulait
parler mathématiquement.
Mais qu’est-ce que cela signi ait… au juste ?
Les «  certaines limites  » que nous avaient exposées mes parents à Sadia,
Mansoor et moi, étaient des limites physiques. Le toucher mène au baiser qui
mène au sexe.
Ce dont ils (et chaque sermon à la mosquée sur ce sujet) nous avaient
prévenus  –  en particulier qu’être seule avec quelqu’un pour qui l’on avait le
béguin et qui avait aussi le béguin pour nous, pouvait conduire à des caresses,
des baisers et des rapports sexuels.
Avant Adam, je ne comprenais rien de tout cela.
– C’est mon collier préféré.
Alors que nous sortions de l’exposition, Hanna tendit son iPad pour me
montrer la photo d’un épais ras-de-cou serti de rubis, d’émeraudes et de perles,
qui semblait recouvrir le cou, ainsi qu’une partie des épaules de la tête de
mannequin sur lequel il était posé.
– Adam a dit que j’avais un bon œil, précisa Hanna. Parce que celui-ci a
demandé un long travail d’artisanat.
– Je l’adore. Surtout les rubis et les émeraudes, et la façon dont ils sont
enfoncés dans l’or, dis-je en observant le collier.
Adam jeta un coup d’œil à la photo avant d’expliquer :
– Oui, certaines sont des pierres, mais les parties à l’intérieur de l’or ont une
nition en émail. On vient d’en lire un peu à ce sujet, là-bas.
– Ça s’appelle un minakari, et Adam a dit qu’on allait essayer d’en faire un
à la maison, déclara Hanna. Une version simpli ée.
Nous sortîmes du couloir et arrivâmes sur le palier de l’escalier central du
musée, pénétrant dans une explosion de lumière.
Je levai les yeux vers le plafond incroyable doté d’une fenêtre en forme
d’étoile.
– Le musée est mon endroit préféré de Doha. En fait, c’est même un de
mes endroits préférés sur terre. (Adam m’avait rejoint dans ma contemplation.)
J’aime les choses qui m’inspirent et me poussent à essayer de fabriquer des
objets.
– Adam fabrique plein de trucs, dit Hanna en nous dépassant, retournant à
son activité favorite, à savoir, sautiller partout et prendre des photos. Il est en
train de créer un monde dans une pièce de notre maison. Tu devrais venir le
voir !
Adam rit et redressa la tête pour me regarder droit dans les yeux.
– Non, tu ne devrais pas. Parce qu’il n’y rien à voir pour l’instant. Je suis
loin d’avoir terminé.
Il était à peine plus grand que moi de quelques centimètres et, peut-être à
cause de cela, lorsqu’il me regarda, nous étions presque les yeux dans les yeux.
Ce qui me conduisit à regarder tout ce qui se trouvait autour de nous, excepté
lui. Surtout parce que – confession gênante – je craignais qu’il soit capable de
lire mes sentiments sur mon visage. J’examinai l’énorme lampe circulaire
suspendue juste devant nous.
– Qu’est-ce que tu fais d’autre ?
Il se tourna à son tour pour regarder le luminaire.
– Toute sorte de choses. Tout ce qui m’intéresse en ce moment.
– Attends. La dernière chose que tu as faite, c’était la boîte de rangement
pour les pierres d’Hanna ?
Je lui lançai un rapide coup d’œil. Oups, il t la même chose, en même
temps.
– J’ai entendu mon nom !
Elle passa à côté de nous, nous prenant en photo.
Il faudra que je lui demande de m’envoyer les photos qu’elle a prises d’Adam
et moi.
Adam hocha la tête.
– Oui, mais j’ai commencé un autre projet depuis.
– Le monde dans la pièce ? Celui dont Ha… (Je marquai une pause tandis
qu’Hanna nous tournait de nouveau autour.) Ce dont ta sœur a parlé ?
– Et autre chose. Un projet spécial que je viens de commencer ce matin.
Avant de venir ici.
Après avoir échangé un rapide regard, nous nous tournâmes tous deux vers la
lampe, une fois de plus. Les dessins qui guraient dessus étaient
incroyablement complexes.
Stop. Qu’y avait-il dans ce regard qu’il venait de me lancer  ? Est-ce qu’il
fabriquait quelque chose, un projet spécial, en rapport avec moi ?
Arrête, me raisonnai-je. Sois réaliste.
Je m’éclaircis la gorge.
– Et quand est-ce que tu rentres ? À Londres ?
Il devint silencieux.
Je patientai un peu avant de lui faire face.
Il ne regardait pas devant lui, vers la lampe, mais il avait les yeux rivés vers le
sol.
– Je ne rentre pas. Je ne retourne pas à la fac. C’est une autre chose dont je
dois parler à mon père. Je me suis o ciellement désinscrit de l’université avant
de prendre l’avion pour venir ici.
Puis il releva la tête, passa ses doigts dans ses cheveux et leva de nouveau les
yeux. Jusqu’au plafond.
Il n’a pas l’air triste.
– Qu’est-ce que tu vas faire ?
J’avais du mal à y croire. Abandonner l’école. A ronter l’inconnu.
– Je vais fabriquer des choses. (Il sourit.) En fait, j’ai un peu d’argent que
ma mère m’a laissé pour… Le «  fun  », comme elle disait. Elle voulait que je
prenne une année sabbatique avant l’université, mais je ne l’ai jamais fait.
Donc je suppose que c’est ce que je vais faire à présent. Je pourrais même aller
passer du temps avec mes grands-parents, au Canada. Ils vivent à Vancouver du
côté de mon père, et à Ottawa du côté de ma mère.
Mon cœur s’illumina.
C’est relativement proche de l’Indiana. Proche de Springdale.
Plus proche que Doha et Londres, en tout cas.
– Vous venez, les amis ? Je veux voir les autres expositions aussi, et pas rester
plantée là.
Hanna se matérialisa juste devant nous, l’incontournable iPad serré contre sa
poitrine.
Une légère pointe d’agacement s’éveilla en moi. Face à ses pitreries. J’étais
heureuse de ne pas avoir de petite sœur ou de petit frère.
Adam dut remarquer quelque chose sur mon visage, car il rit et déclara :
– Elle a été une grande sœur formidable pour moi durant toutes ces années.
En plus d’être une petite sœur.
Il s’arrêta, la regarda nous ouvrir la porte dans un geste théâtral et ajouta :
– J’imagine qu’elle a dû jouer toutes sortes de rôles.
Oh. Bien sûr.
Je n’avais pas pensé à la façon dont le fait de grandir dans l’absence de sa
mère avait dû l’a ecter.
Et les avait rapprochés, Adam et elle, d’une manière que je ne pouvais pas
comprendre. Un peu comme la mort de Daadi en octobre avait atténué
certaines lumières en moi et m’avait rendue collante, allant jusqu’à ne pas
quitter une couverture que ma grand-mère avait tricotée pour moi.
Nous suivîmes Hanna dans une autre salle d’exposition sans dire un mot,
Adam et moi. Nous nous promenâmes d’artefact en artefact, parfois tous les
trois ensembles, parfois séparément.
Puis, je jetai un coup d’œil à ma gauche et je le vis.
Les Merveilles de la création et les bizarreries de l’existence.
C’était la légende qui gurait sous une double page encadrée contenant des
écritures en arabe et des esquisses d’arbres et de plantes.
L’INSPIRATION POUR MON JOURNAL ÉTAIT EN TAIN DE ME
REGARDER.
INTERMÈDE

À partir d’ici, il convient de reprendre les rênes des récits d’Adam et de


Zayneb. Leurs observations des événements sur le point de se dérouler di èrent
à un point tel qu’il serait di cile de comprendre ce qu’il s’est réellement passé
en se ant exclusivement à leurs impressions.
A n de révéler la vérité et de l’exposer clairement, il nous faut nous frayer un
chemin à travers deux cuves emplies d’émotions et de perceptions – autrement
dit, leurs journaux – en vue de rassembler et de relier ces faits isolés et présentés
comme réels, étant donné leur présence au sein des deux journaux.
Ces parties mutuelles ont été associées par la suite aux sentiments qu’ils
s’étaient avoués jusqu’alors, ce qui me permet par conséquent de vous présenter
ce qui suit.
En lisant la légende sous le manuscrit datant du treizième siècle dans la
vitrine, Zayneb laissa échapper un petit « Oh ».
Adam vint se placer à côté d’elle.
Ils contemplèrent les pages des Merveilles de la création et bizarreries de
l’existence.
Adam se demanda s’il devait lui dire qu’il savait qu’elle détenait un journal
des merveilles et des bizarreries, tout comme lui. Il se demanda si elle le
prendrait pour un fou ou si elle trouverait cela mignon. Ou peut-être même
romantique ?
Toujours est-il qu’il avait déjà voulu amener le sujet naturellement, et voilà
qu’il était désormais sous leurs yeux.
Zayneb se demanda si cet événement  –  se retrouver face au manuscrit
original des merveilles et bizarreries  –  constituait un moment cosmique
important dans sa vie. L’univers ou, en réalité, son créateur lui envoyait un
message. Il lui disait qu’elle était sur la bonne voie.
Puis son téléphone sonna.
C’était un e-mail de Fencer.
L’objet de l’e-mail était le suivant  : «  Analyse  : 5/20, usage abusif de
raisonnements fallacieux. »
Zayneb consulta la noti cation et jura.
Il s’agissait d’un juron murmuré, silencieux, mais terriblement e cace. Du
moins sur Adam.
Il pencha la tête en la regardant (dans son journal, elle décrivit ce geste
comme « un geste empli de jugement ») et demanda : 
– Whoa. Tout va bien ?
Elle répondit : 
– Non. Mon p***** (tel que le nota Adam dans son journal)  de prof de
sciences sociales vient de me donner mon premier 5/20.
– Ça craint. (Il essaya de penser à quelque chose à dire pour lui remonter le
moral.) Tu peux refaire le devoir ?
Elle secoua la tête.
– Je ne peux pas. C’est une sorte d’islamophobe taré qui déteste les
musulmans.
Adam fut surpris. Par ce qu’elle venait de dire et par l’intensité avec laquelle
elle l’avait dit. Il crut apercevoir un… Était-ce un rictus plein de hargne sur
son visage ?
– Tu peux aller voir le directeur  ? Pour lui parler  ? Si ce prof te traite
injustement ?
Zayneb se surprit à adresser une grimace à Adam. Parce qu’il avait utilisé le
mot «  si  ». Elle était surprise qu’il ait dit à la fois «  si ce prof te traite
injustement  »  –  comme si elle n’était pas capable de savoir si quelqu’un la
traitait injustement – et qu’elle lui ait fait une grimace si spontanément.
Mais il avait eu tort d’utiliser «  si  » avec autant d’aisance, alors, le visage
toujours crispé, elle déclara :
– C’est à cause de la directrice que je suis ici à Doha pour deux semaines !
Adam enfonça sa main droite dans la poche de son pantalon et pinça les
coutures à l’intérieur, quelque chose qu’il faisait lorsqu’il était inquiet.
Les expressions de Zayneb l’inquiétaient.
Il n’avait jamais vu la colère prendre le dessus sur le visage de quelqu’un
comme c’était le cas à présent, sans retenue aucune, devant lui.
– J’ai parlé, comme tu dis, dans le cours de ce prof débile, et après, ouais, je
me suis défoulée en gribouillant un simple couteau, MAIS J’ALLAIS
AJOUTER LA FOURCHETTE, et ensuite, j’ai été renvoyée pour une
semaine ! (Elle s’avança légèrement devant lui, puis revint en pressant le pas.)
C’est pour ça que je suis ici à Doha !
Elle parlait d’une voix forte.
Il regarda autour de lui, se demandant si les autres visiteurs étaient aussi
inquiets qu’il l’était. Par chance, la famille voisine se trouvait devant une vidéo
sur la calligraphie islamique à travers les âges, qu’elle visionnait avec les casques
audio du musée.
– Whoa. O.K., tu veux t’asseoir sur ce banc là-bas pour qu’on en discute,
ou bien aller au café en bas ?
Elle se dirigea vers le banc et s’assit. Puis elle se releva, agitée, désireuse qu’il
saisisse la gravité de la situation.
– Il m’a fait renvoyer. Il a fait virer mon amie du conseil des élèves et m’a
donné un 5/20 pour lui avoir servi les mêmes conneries qu’il enseigne en
cours.
Adam se dirigea vers le banc et s’assit au bout de ce dernier. Il ignorait que
faire.
Le pragmatisme, son vieil ami, vint à son secours.
Il ferait preuve de logique et découvrirait pourquoi elle avait été renvoyée.
– Donc tu as été renvoyée pour avoir parlé en cours ?
– Non, pour avoir dessiné un couteau.
– D’accord. Je peux savoir pourquoi tu as dessiné un couteau ?
– Pour accompagner le hashtag #MangeonsLesVivants, qui est un
mouvement visant à faire perdre leur emploi aux racistes. Ce qu’on prévoyait
de faire à Fencer, mon prof. (Elle s’assit à l’autre extrémité du banc.) Ce que je
prévois TOUJOURS de faire. Faire virer cette saloperie de raciste.
Adam cligna des yeux devant le manuscrit des Merveilles de la création et
bizarreries de l’existence, juste en face d’eux.
– Parce qu’il déteste les musulmans ?
– Oui, c’est exactement pour ça. (Elle lui montra son téléphone et t dé ler
l’écran.) Regarde cet article répugnant qu’il a distribué en cours la semaine
dernière.
Adam le saisit et soupira en lisant le titre.
«  CRIME D’HONNEUR  :  UNE JEUNE FEMME ENTERRÉE
VIVANTE. »
Il le t dé ler, en lisant lentement. Une fois terminé, il baissa le téléphone.
– Whoa.
Ce «  whoa  » l’irrita, c’était le troisième qu’il marmonnait en l’espace de
quelques minutes.
Il ressemblait trop à la réaction de ses camarades de classe en découvrant
l’article sur la lle qui avait été enterrée.
Elle le regarda avec insistance.
Attendez une minute, quelle est son opinion sur ce genre de questions ?
Partageait-il au moins quelques-unes de ses valeurs à elle ?
– Tu peux arrêter de dire « whoa » comme ça ? C’est un peu pénible.
Il la regarda. Elle le trouvait pénible ?
– QU’EST-CE QUE VOUS FAITES ASSIS LÀ  ? (Hanna s’approcha
d’eux.) Je suis allée dans la salle des céramiques et je pensais que vous me
suiviez, et j’ai failli aller dans la salle des sciences. Mais en fait, vous êtes restés à
vous reposer ici tout ce temps ?
Zayneb se tourna vers elle.
– Ouais, on est restés là. Parce qu’on est vieux. Et qu’on est tes aînés. Alors
fais preuve d’un peu de respect, O.K. ?
Adam leva les sourcils et sortit sa main de sa poche.
Il n’était plus inquiet.
Il commençait à être fatigué.
Et il voulait éloigner Hanna de Zayneb.
– Hanna, ça t’ennuie de nous attendre dans la salle des céramiques  ?
Zayneb est un peu contrariée par quelque chose en ce moment.
L’air décon t, Hanna s’éloigna, jetant quelques coups d’œil en direction de
Zayneb.
– Elle n’a rien à voir avec ton prof, dit calmement Adam.
Zayneb, la culpabilité grandissant en elle tandis qu’Hanna ne cessait de la
regarder, mais également surprise et honteuse, sentit sa colère se dissiper.
Elle croyait en la justice. Et cela, ce qu’elle venait de faire à une jeune enfant,
n’était pas très juste.
– T’as raison. Je vais m’excuser auprès d’elle.
Adam se redressa. Ce qu’elle venait de dire le réconforta. Elle allait s’excuser
auprès d’Hanna.
Et elle semblait s’être calmée.
– Eh bien, je suis désolé que tu aies été renvoyée. Que ton prof soit une
horrible personne.
Il observa son visage et constata que c’était vrai – qu’elle s’était e ectivement
calmée. Du moins un peu.
Un froncement se dessinait cependant d’un bout à l’autre de ses sourcils.
– Je ne peux pas me permettre de ne rien faire quand les choses vont mal. Je
dois agir. Sinon, je serais incapable de trouver le repos.
– Eh bien, on est ce que l’on désire.
À présent, c’était Zayneb qui penchait la tête en le regardant lui. (Dans son
journal, il décrivit ce geste comme « un geste consterné ».)
– Qu’est-ce que ça veut dire ? demanda-t-elle.
– Ça veut dire que ce que l’on veut dans la vie dé nit notre existence.
– O.K., alors qu’est-ce que tu veux ?
Cela devait être quelque chose de super paci que, de cool, de zen, pensa Zayneb.
S’il était aussi bon qu’il en avait l’air.
– Je veux la paix. Je veux la voir dans les choses qui m’entourent, naturelles
ou non, mais surtout naturelles. Dans les merveilles de la création. (Il t un
signe de tête en direction du manuscrit devant eux.) Je veux examiner
comment les merveilles qui m’entourent sont connectées entre elles, trouver la
paix à travers ça. Et toi ? Qu’est-ce que tu veux ?
Il lui adressa un sourire encourageant, et le froncement de sourcils qu’elle
arborait s’adoucit, laissant place à un sourire franc.
Elle était également satisfaite d’avoir eu raison à son sujet.
À propos de ses envies d’être si paisible. La paix.
Mais la vérité, c’est qu’il ne pouvait y avoir de paix sans…
Elle prit une grande inspiration.
– Je veux la justice. Et je la veux maintenant. Pour tout le monde.
Son sourire à lui se déploya, comme s’il aimait entendre ce qu’elle lui disait,
tandis que, pour la première fois depuis longtemps, elle eut une pensée
soudaine et belle : il m’aime pour ce que je suis vraiment.
Alors elle poursuivit.
– Et parfois, j’ai l’impression d’être la seule personne à ressentir ce désir si
intensément. Parce que je suis la seule de ma classe à parler. La seule de ma
famille, c’est certain, qui s’en soucie autant. Qui manifeste, écrit des trucs et se
soucie de tout.
– Peut-être qu’ils le font à leur manière. (Zayneb s’était tellement adoucie
qu’il continua :) Peut-être que tout le monde le fait. Se soucier de la justice, à un
certain degré.
Les sourcils de Zayneb se réveillèrent et recommencèrent à se rapprocher l’un
de l’autre.
– Qu’est-ce que tu veux dire ? Tu veux dire, tout le monde, tout le monde ?
Même Fencer ?
– Eh bien, il a distribué l’article sur cette lle tuée par sa famille. Peut-être
qu’il veut que justice soit faite pour elle ?
Zayneb secoua la tête, stupéfaite.
– Non, il voulait que la classe s’énerve contre les musulmans. Il utilisait la
lle turque, sans avoir la moindre peine pour elle. Tu ne connais même pas
Fencer. Et j’arrive pas à croire que tu sois en train de trouver des excuses à un
véritable islamophobe.
– Whoa, t-il.
Et à la seconde où cela sortit de sa bouche, il le regretta amèrement, comme
il avait regretté peu de choses en dix-huit ans.
Adam se pencha en arrière, ne sachant que faire. Elle parlait à nouveau avec
une voix forte, et la famille, qui avait retiré ses écouteurs, se retourna pour la
regarder.
Il fallait qu’il s’explique.
– Je ne l’excuse pas. C’est juste quelque chose que je me suis dit en lisant
l’article.
Adam refusait de mettre sa main droite dans sa poche, il refusait de
s’inquiéter du comportement de Zayneb ou de son e et sur ceux qui les
entouraient.
– J’ai juste envie que justice soit faite pour elle, pour cette lle enterrée
vivante, ajouta-t-il. C’est une terrible tragédie.
Zayneb resta immobile, bouche bée.
– Tu tombes dans le piège de Fencer, et t’es même pas en cours avec lui ?
– Mais ça reste une injustice, pas vrai  ? Une lle qui se fait enterrer pour
avoir parlé à des garçons  ? Ou pour n’importe quelle autre raison  ? Peut-être
que c’est ça qui a énervé ton prof.
– Bien sûr que c’est une injustice. Mais c’est pas du tout le sujet. Là je parle
du comportement de Fencer. (Elle se pencha pour prendre son téléphone là où
elle l’avait laissé sur le banc.)O.K., il est temps pour moi d’y aller.
Il la regarda faire dé ler et taper sur son écran et, pour une raison
quelconque, il ne put s’empêcher d’ajouter :
– Pourquoi ce serait à toi de décider des injustices à dénoncer ou non ?
– Oh mon Dieu, c’est toi qui devrais avoir un 5/20 pour raisonnement
fallacieux ! s’exclama-t-elle en secouant la tête. Adam, c’était sympa d’avoir pu
apprendre à te connaître pendant cette semaine, mais je crois que ça n’a plus
aucun sens. On est trop di érents, et…
Ce fut au tour d’Adam de demeurer immobile, retenant sans aucun doute sa
respiration, attendant qu’elle termine.
– On vient de deux mondes di érents. Je ne me retrouve absolument pas
dans toi et tes amis. (Elle jeta un coup d’œil à son téléphone.) Tu ne me
comprends pas, et je ne te comprends pas. Comme je ne comprends pas le fait
que tu sois trop lâche pour parler à ton père de ta sclérose en plaques. Mon
Uber est là, j’y vais.
Elle s’en alla.
Quant à Adam ?
Il se rassit.
Il posa la tête entre ses mains et refusa de lever les yeux vers les visiteurs qui
s’agitaient autour de lui, lui jetant un rapide coup d’œil de temps à autre.
Il refusa également de regarder le manuscrit.
Celui dont il pensait qu’il les liait d’une manière extraordinaire.
Ah…
BIZARRERIE : uNe rElaTioN qUi sE tErmIne aVanT mÊmE
d’aVoiR cOmmEncÉ
MERVEILLE : tOut fIni pAr pAssEr. lA VIe cOntInuE mÊmE sI
cE n’eSt pAs lE cAs dE l’aMouR
ADAM

DIMANCHE 17 MARS

BIZARRERIE : zAynEb… eT lA VÉrItÉ


Zayneb n’était pas celle que je m’étais imaginé.
Autrefois, je pensais que plus on fréquentait quelqu’un que l’on appréciait,
moins il y avait de risque de s’en faire une idée fantasmée. Que cela nous
empêchait de la voir telle que l’on aimerait qu’elle soit.
Je ne m’étais pas rendu compte que, dans ce cas-ci, je m’étais mis le doigt
dans l’œil depuis le premier jour.
Parce que j’étais tombé amoureux d’elle si vite.
Sur le chemin du retour, Hanna était restée étonnement silencieuse à côté de
moi, même si elle possédait un sac en velours désormais rempli de nouvelles
pierres de la boutique du musée attendant de rejoindre sa collection. Et je
réalisai que j’avais échappé à une personne qui n’était pas ce que je pensais
qu’elle était.
Zayneb était la seule merveille que j’avais observée et répertoriée qui s’était
avérée ne pas être une vraie merveille.
Tu l’as échappé belle, Adam.
« Tu ne me comprends pas, et je ne te comprends pas. Comme je ne comprends pas
le fait que tu sois trop lâche pour parler à ton père de ta sclérose en plaques. »
Tandis que j’aidais mon père à préparer le dîner le soir même, lui, coupant les
légumes pour la salade, moi, retirant l’emballage de lasagnes congelées avant de
les mettre au four, il m’était impossible de me sortir les mots de Zayneb de la
tête.
Elle ne savait rien à ce sujet, elle ne savait rien de moi.
Rien du tout.
Tout comme je ne savais rien de sa véritable personnalité.
Je glissai le plateau en aluminium dans le four préchau é. Puis je refermai la
porte et me tournai vers mon père.
– Tu as le temps pour qu’on parle un peu ?
Rien de tout ça ne me faisait peur.
– Oui, bien sûr.
À l’aide de son couteau, il t glisser les poivrons rouges qu’il venait de
découper le long de la planche et les déposa dans un saladier en bois contenant
déjà de la laitue et du concombre. Il reposa la planche, plaça le couteau au-
dessus, et me regarda.
– Tu veux qu’on parle ici ou tu préfères aller dans le salon ?
Je ne voulais pas faire toute une a aire de cette discussion. La cuisine
convenait, nous n’étions que tous les deux dans un endroit simple.
Mais Hanna était dans sa chambre, occupée à ranger ses pierres, et pouvait se
glisser discrètement dans la pièce à tout moment.
Avec elle, il fallait que j’aborde ma sclérose en plaques autrement.
– Ou alors le patio  ? proposai-je. Je peux mettre un minuteur pour les
lasagnes sur mon téléphone, comme ça on saura quand appeler Hanna pour le
dîner.
Mon père hocha la tête et se saisit des pinces à salade en bois qu’il posa dans
le saladier. Il l’emporta avec lui jusqu’à la table de la cuisine et le plaça au
milieu du plateau en verre.
Était-ce mon imagination, ou y avait-il une certaine lassitude dans ses
mouvements, depuis que j'avais demandé à lui parler ?
Suis-le jusqu’au patio et dis-lui, m’encourageai-je.
Après avoir retiré la corde à sauter d’Hanna de l’ottomane pour la déposer à
côté, mon père rapprocha sa chaise longue de la mienne, faisant face à l’eau et
au ciel déjà sombre.
– Tu veux qu’on allume plus de lumières ? demanda-t-il.
Alors que je secouai la tête, il régla son siège pour l’incliner vers l’arrière,
avant de s’asseoir et de poser ses pieds sur l’ottomane.
Puis il croisa ses doigts sur son ventre et soupira.
– Adam, dis-moi.
Son soupir me déstabilisa. Je lui lançai un regard. Ses yeux étaient rivés sur
ses doigts.
– Je suis prêt à l’entendre. L’interview de notre comité pour un nouveau
directeur adjoint a lieu à la n de la semaine. Je n’avais pas besoin de la
préparer aujourd’hui, c’est le troisième jour des vacances de printemps. Je veux
dire, j’ai sorti les dossiers pour essayer de me noyer dans le travail. Mais en
vérité, je me préparais à ce que tu viennes me parler.
Il me regarda alors, et la lumière du patio était su samment forte pour me
révéler la chose suivante : son visage semblait plus fatigué que jamais. Et vieilli.
Comme si, soudainement, du jour au lendemain, il était devenu le père d’âge
mûr qu’il était, et non le jeune homme en forme que mes amis considéraient
comme mon frère aîné.
C’était sa bouche. Les coins avaient l’air plus relâchés, plus faibles. Je faillis
me précipiter à l’intérieur de la maison.
– Qu’est-ce que tu sais ?
Je ne lui demandai pas comment il le savait. Parce que je savais comment.
J’imagine que Mme  Raymond avait fait ce que n’importe quel adulte aurait
fait. Peut-être même ce que quelqu’un qui aimait ma mère aurait fait.
– Je sais que tu as quelque chose à me dire, et que je dois être fort pour
l’entendre. C’est tout. (Mon père détourna le regard au loin, vers l’eau, mais ses
yeux étaient fermés.) Je suis là pour toi, qu’importe la manière dont tu veux
que je le sois.
– Même si c’est di cile  ? (Je me concentrai sur les minuscules voiles
blanches et triangulaires des bateaux amarrés dans la courbe d’un rivage
lointain.) Parce que c’est di cile.
– Je suis prêt.
– J’ai été diagnostiqué en novembre. (Je marquai une pause.) D’une
sclérose en plaques. Comme maman.
Mon père demeura silencieux, alors je me tournai vers lui. Ses yeux étaient
ouverts, regardant droit devant lui. Peut-être que lui aussi, regardait ces voiles.
– Et puis j’ai arrêté d’aller en cours au début de l’année, continuai-je. Parce
que je n’arrivais pas à me concentrer. Mon esprit tournait à cent à l’heure,
j’essayais de comprendre quelles seraient les prochaines étapes, ce que ça
signi ait, j’essayais d’assimiler la nouvelle. Alors je me suis sorti tout ça de la
tête, mon diagnostic, l’université, tout, et j’ai fabriqué des trucs. (Je m’arrêtai
pour sourire, essayant de rendre l’annonce plus légère.) Tu devrais voir le
casque de Boba Fett que j’ai fait pour toi, papa. Tu sais Ryan, mon ami dont je
t’ai parlé  ? Il va renvoyer toutes mes a aires ici, à la maison, y compris le
casque. Parce que j’ai arrêté l’université.
À un moment de ma logorrhée, il referma les yeux.
Je me levai.
– Écoute, ça va aller. J’ai eu une attaque, c’était la deuxième, la première
était juste un picotement non-stop qui m’a poussé à aller à l’hôpital où on m’a
diagnostiqué, et oui, la deuxième était bien pire, mais elle a été traitée. Et ça
peut être traité, papa.
Il prit la parole.
– C’est le jour où tu as dormi toute la journée ?
– Oui, puis j’ai reçu mon traitement à l’hôpital et chez Mme Raymond.
– Adam. Pourquoi tu ne m’as rien dit ?
– Parce que c’était l’anniversaire de la mort de maman. Tu  n’as jamais le
moral cette semaine-là.
– Pourquoi tu ne me l’as pas dit en novembre  ? (Il me regarda avec
insistance, cherchant une réponse, l’exigeant avec la fermeté inébranlable de ses
yeux xés sur mon visage.) Ça me fait mal que tu aies dû supporter ça tout
seul. De ne pas avoir pu t’aider.
Je me rassis.
– Toi et Hanna êtes tout pour moi. Chaque jour, je me demande si je fais
les choses bien pour vous. C’est tout ce que je désire.
– Je sais, papa.
– La chose que tu ignores, ou que tu n’as pas l’air de vouloir croire, Adam,
c’est que je peux t’aider. Et que je le veux.
– Mais c’était dur pour toi avec maman. J’ai cru que ça te replongerait dans
cette période. Que ça aurait été trop pour toi.
– Oui, c’est vrai, tu as raison. La mort de ta mère a été di cile. Ça m’a
dévasté. Mais c’est surtout parce que ça a progressé si vite, à la n. Ce n’est pas
sa sclérose en plaques qui m’a bouleversé. Elle l’avait depuis ses vingt ans,
quand je l’ai rencontrée, et elle est restée en rémission pendant si longtemps,
surtout après t’avoir eu. On avait lu que la grossesse faisait ça, qu’elle faisait
presque disparaître la maladie. (Il changea de position et soupira.) J’étais si
heureux que tout aille mieux pour elle. Et puis, après Hanna, tout s’est passé si
vite. Je n’ai pas eu le temps de me préparer.
– Je comprends.
Oserais-je lui dire  ? Je lui parlai doucement pour qu’il n’ait pas l’impression
que j’essayais d’être désagréable.
– Mais, papa, ça fait un bout de temps maintenant. Longtemps, même.
Il ne prononça pas un mot. Moi non plus. Le silence se prolongea jusqu’à ce
que je me demande s’il s’était endormi, mais je n’eus pas le courage de véri er.
Je passai de la contemplation des voiles à celle du ciel. Il était parsemé de
centaines d’étoiles, et soudain, je me souvins de la nuit où Zayneb était là, à
sou er des bulles, elle et son sourire énigmatique.
Je n’arrivais pas à croire que mes pensées étaient revenues à elle aussi vite.
« Tu ne me comprends pas, et je ne te comprends pas. Comme je ne comprends pas
le fait que tu sois trop lâche pour parler à ton père de ta sclérose en plaques. »
À côté de moi, mon père commença à trembler, des sanglots violents
parcourant son corps.
Je me levai immédiatement et m’approchai de lui.
Il essuya ses yeux avec le bas de son tee-shirt et parla entre deux sanglots.
– Ce que je n’arrive pas à surmonter avec la mort de ta mère, ce n’est pas sa
mort, c’est le fait que j’aurais aimé l’aider davantage. Je n’ai pas l’impression
d’en avoir fait assez.
– Papa, tu étais là pour maman. Je m’en souviens très bien. Tu as été d’un
soutien incroyable.
Il l’avait vraiment été. À tel point que, dans mes souvenirs, il m’était
impossible de voir ma mère en n de vie sans voir mon père quelque part en
arrière-plan, prêt à l’aider, prêt à faire n’importe quoi. Prêt à tout pour elle.
– Tu sais à quel point j’aime faire des recherches ? demanda-t-il.
Il s’essuya de nouveau les yeux et me regarda.
Je hochai la tête, m’agenouillant pour passer mon bras autour de son épaule.
– J’ai appris récemment qu’il existait tellement de choses que j’aurais aimé
que nous puissions au moins essayer, au lieu de rester les bras croisés à regarder
la sclérose en plaques de ta mère progresser.
– Mais tu as fait ce que tu as pu avec ce que tu savais à l’époque.
– Mais cette information était disponible à l’époque, aussi. Seulement, je
n’avais jamais pris la peine de la rechercher.
Il laissa les larmes couler à nouveau.
Je le laissai pleurer, et versai quelques larmes à mon tour.
– Mais, papa, c’est toi-même qui m’as appris à ne jamais regarder en arrière,
seulement en avant. Et de demander d’être guidé pour cela. Pour pardonner le
passé.
Il prit une inspiration et déglutit, avant de tendre un bras vers moi.
– Tu as raison, mais je n’ai toujours pas appris à suivre mes propres conseils.
– Ce n’est pas grave.
– Regarde-moi me lamenter sur le passé, alors que tu dois faire face à
quelque chose de bien présent. (Il me saisit l’épaule.) Mais je te promets une
chose : tu ne te battras pas seul. Pas tant que je serai en vie. Pas tant qu’Hanna
sera en vie.
Je déglutis et souris.
– Je crois que c’est pour ça que je suis rentré à la maison.
– Tu as bien fait. De quitter l’université. Et je suis content que tu aies
quelque chose sur quoi te concentrer aussi, avec tes créations et ton atelier. Tu
vas t’en sortir. Je serai là pour m’en assurer.
Le minuteur de mon téléphone se déclencha, et je songeai aux lasagnes et à la
salade qui nous attendaient déjà. Je pensais aussi à Hanna descendant de sa
chambre, sa nouvelle boîte de collection de pierres très probablement à la
main.
– Je suis content d’être à la maison.
Nous nous levâmes tous les deux et, bien que ce fût la première chose à
laquelle je pensai, mon père se pencha avant moi pour m’enlacer. Au moment
de nous séparer, il me sourit.
– J’ai hâte de voir mon casque Boba Fett, alors demande à ton ami de me
l’envoyer tout de suite.
Tandis que j’éteignis le minuteur et que nous nous dirigeâmes vers les portes
du patio, j’eus une pensée soudaine.
Mme Raymond est la meilleure.
Si elle n’avait pas d’abord parlé à mon père, j’ignore si les choses se seraient passées
ainsi.
ZAYNEB

DIMANCHE 17 MARS

BIZARRERIE : aDam

Pièce à conviction A : lorsqu’il m’avait montré son vrai visage au musée.
Le visage de quelqu’un qui n’avait aucune idée de ce qu’il se passait dans le
monde.
Je balayai de mon esprit la manière dont il prenait soin d’Hanna.
Je balayai également ses problèmes liés à son diagnostic.
Je le balayai complètement de mon esprit.
Dès que j’eus franchi le seuil de l’appartement, j’envoyai un message à Kavi.
On peut parler ? Sur FaceTime ?
Tante Nandy, qui était assise sur le canapé, se leva immédiatement et se
dirigea d’un pas rapide vers sa chambre, son téléphone collé à l’oreille.
Elle referma la porte derrière elle.
Qu’est-ce que ça signi ait ?
En entrant dans le salon, je dé s mon hijab et le jetai sur le grand canapé.
Il atterrit sur l’accoudoir du fauteuil.
Une image d’Adam, branché à sa pompe à perfusion, se forma dans ma tête.
Je me dirigeai calmement vers le fauteuil, le fauteuil d’Adam, et m’installai
dedans pour en réclamer sa possession.
Pourquoi Kavi ne répondait-elle pas  ? J’ouvris Instagram et m’aperçus que
j’avais raté sa dernière story.
Il y avait un plan sur une èche pointant vers une boîte de réception, avec un
e-mail de l’École de l’Art Institute of Chicago. Puis un plan sur son visage ravi.
Suivi d’un plan de Noemi à côté d’elle, un grand sourire aux lèvres, et d’un
plan de Nhu formant un grand O de surprise avec sa bouche.
Kavi était admise à l’Art Institute ?
Je l’appelai sur FaceTime. La sonnerie retentit sans réponse, je raccrochai
donc et essayai de nouveau.
Au troisième essai, elle décrocha, mais seulement par appel audio. Un appel
qui se révéla particulièrement bruyant.
– ZAY !
– FÉLICITATIONS ! Oh mon Dieu ! (J’éclatai de joie.) C’était ton choix
numéro un !
– Merci ! Je suis en train de faire une mini-fête ! cria-t-elle de nouveau, et je
remarquai soudainement le bruit autour d’elle. J’attends que tu rentres pour en
faire une digne de ce nom !
– Je suis si ère de toi ! J’étais sûre que tu y arriverais !
– Désolée, attends. J’ai du mal à t’entendre ! Laisse-moi me mettre ailleurs !
– Qu’est-ce que tu fais ? Je veux dire, t’es où ?
– Dans une salle de réalité virtuelle, ça s’appelle MAZETOWN ! C’est trop
cool ! On t’y emmènera quand tu reviendras ! (Tout devint plus silencieux. Elle
cessa de crier.) Je viens de sortir. Il y a un bruit de fou là-dedans. On vient de
nir de manger et là on se prépare à aller faire la visite des Galápagos. Zay, on
doit se mettre en tenue et tout, pour pouvoir plonger et nager avec les requins
et les tortues de mer. Je vais être au paradis !
Kavi adorait la vie marine. L’intégralité de son portfolio pour entrer dans
l’école d’art était constitué de créatures marines dessinées à l’aide de di érentes
techniques.
– Amuse-toi bien  ! (Je posai mes jambes sur le canapé et souris, me
réjouissant pour elle.) Mazetown. Ça doit être un nouvel endroit. J’en avais
jamais entendu parler.
– Non, c’est pas à Springdale. Noemi nous a emmenées à Indianapolis.
Nhu, Ayaan et moi.
– Oh waouh. Vous dormez là-bas ?
– Ouais, on a une chambre d’hôtel pas chère.
– Cool ! Amusez-vous bien, répétai-je, incapable de trouver quelque chose
de plus excitant à dire, mon esprit trop occupé à s’imaginer Kavi, Nhu, Ayaan
et Noemi riant toutes les quatre – dans la voiture, dans la chambre d’hôtel, à
Mazetown, quel que soit l’endroit.
– Tu nous manques tellement ! dit Kavi. On jouait à « c’est-ce-que-dirait-
Zay » si souvent que Noemi a commencé à le faire à ta place. À dire tous les
trucs que tu dirais.
– Donc elle me remplace ?
– Oui mais, c’est marrant. Elle est forte en improvisation.
Tandis que je ré échissais à ce qu’elle venait de me dire, mon téléphone
sonna à plusieurs reprises. C’étaient des photos, envoyées par HannaChen.
– Bon, tu ferais mieux de rentrer. Pour te préparer pour les Galápagos, lui
dis-je. Dis bonjour à tout le monde de ma part.
– Hé, et toi ? T’as eu des nouvelles de l’université de Chicago ?
Je secouai la tête, oubliant que nous étions en appel audio.
J’avais commencé à regarder les photos qu’Hanna m’avait envoyées.
– Non. On se parle plus tard, Kav.
Beaucoup étaient oues, mais elles me coupèrent tout de même le sou e.
Je ne m’étais jamais vue aussi heureuse en photo.
C’était peut-être parce qu’il s’agissait de clichés improvisés et que je n’avais
pas eu le temps de sortir mon plus beau sourire. Qui consistait en réalité en un
léger retroussement des extrémités de ma bouche fermée, comme si cette
dernière semblait vouloir dire : « Voilà, vous êtes satisfaits de mon sourire ? »
Mais celles-là étaient di érentes. Ma bouche était ouverte et relevée
naturellement, et mes yeux se joignaient au sourire, se plissant de joie.
Et puis il y avait Adam.
Son visage pourrait apparaître dans un dictionnaire illustré à la dé nition du
mot « enthousiasme ».
Mon Dieu, avions-nous été bêtes à ce point ?
J’envoyai cinq émojis de cœur bleu et cinq émojis de pierre bleue en guise de
réponse à HannaChen. Et j’ajoutai  : «  Merci. Désolée d’avoir été désagréable
aujourd’hui. »
Je ré échis un instant, puis terminai par « Cousine ».
Elle me répondit par un émoji chiot.
J’avais décidé de ne pas gâcher le plaisir de Kavi en lui déballant ce qu’il
s’était passé avec Adam et le 5/20 de Fencer, ce qui signi ait que le chaos
régnait à l’intérieur de moi. Une multitude d’émotions y bouillonnaient,
surtout de la colère et de la frustration. Ainsi que bon nombre de
préoccupations quant à ce qui allait suivre.
J’avais besoin de me défouler. Mais sans me défouler verbalement.
Je me rendis dans la chambre de tante Nandy pour lui demander si je pouvais
pro ter du jacuzzi de sa salle de bain. Lorsque j’étais arrivée chez elle la
première fois, elle m’avait montré sa collection de bombes de bain pétillantes,
de bouteilles de sels parfumés et de bougies, disposées le long du rebord de son
jacuzzi. Elle m’avait dit : « Il faut que tu m’aides à réduire le stock pendant que
tu es ici. Donc t’as tout intérêt à venir faire trempette ! »
En m’approchant de sa porte, je n’entendis pas un bruit. Mais soudain :
– Elle comprendra ! Elle a dix-huit ans, pas sept ! (Je posai mon oreille sur
la porte.) Vas-y. Je vais parler à Zayneb. Ne reviens que lorsque Rashaad ira
bien. Ça doit être terrible pour lui.
Rashaad ? Papa ?
Est-ce que tante Nandy était en train de parler à ma mère  ? À  propos du
Pakistan ?
Je frappai.
– Attends. Je dois y aller. Je vais m’en occuper. Fais attention à toi. Je
t’aime, Leesh.
Leesh était le surnom que tante Nandy donnait à Alisha, ma mère.
La porte s’ouvrit. Tante Nandy essaya de me sourire, mais elle avait l’air
étrange, son front était plissé par un froncement de sourcils.
– Je peux utiliser ton jacuzzi ? lançai-je, me demandant si je devais lui dire
que j’avais entendu quelque chose.
– Oui, oui tu peux.
Elle ouvrit davantage la porte.
– Si ça ne te dérange pas que je sois là ? C’était ta mère au téléphone.
Je m’arrêtai sur le chemin de sa salle de bain.
– Son vol s’est bien passé ?
– Oui, mais… Bon, pourquoi ne pas aller te préparer pour ton bain et on
en parlera pendant ?
Elle se rendit dans son dressing et se pencha pour ouvrir un tiroir du bas. Un
peignoir soyeux semblable à un kimono, de couleur vert menthe et gris, en
émergea.
– Tu peux utiliser ça.
– Merci.
Je l’emportai avec moi dans la salle de bains, me déshabillai et l’en lai tandis
que l’eau coulait. Je choisis une bombe de bain au hasard, la jetai dans l’eau et
l’observai se dissoudre. La porte était entrouverte, je demandai donc :
– Tante Nandy, de quoi parlais-tu avec maman  ? Son vol arrive à neuf
heures, c’est ça ?
Tante Nandy se présenta à la porte.
– Non, ses plans ont changé.
Je cessai de regarder l’eau pétiller et me retournai vers elle.
– Quoi ? Pourquoi ?
– Ta mère va retrouver ton père au Pakistan. Elle vient d’atterrir à Doha,
mais elle s’envole ensuite pour Islamabad dans quelques heures. On va aller à
l’aéroport, parce qu’elle veut te voir. Pour te parler.
– Pourquoi est-ce qu’elle y va aussi ? Qu’est-ce qu’il s’est passé ?
– Chérie, pourquoi tu n’irais pas t’asseoir sur le lit ? (Elle entra dans la salle
de bain et coupa l’eau.) Tu pourras te baigner plus tard.
Je lui obéis et me dirigeai vers le lit.

BIZARRERIE : lEs VIes sAns VAleUr


Son bras autour de moi, elle me raconta tout ce que ma mère lui avait dit.
Qu’ils avaient découvert exactement comment Daadi était morte en octobre
dernier.
Cela s’était passé le jour où elle était partie assister à un mariage à la
montagne, comme elle l’avait fait lorsqu’elle était enfant – ce qui lui demandait
de quitter sa ville familière.
Une attaque de drone. Une cible manquée. Des dommages collatéraux.
Un cortège de voitures et de bus s’étaient éparpillés, déchiquetés, laissant des
trous béants, des blessures béantes, des parties de corps manquantes, des corps
disparus.
Daadi avait voulu s’asseoir dans l’une des voitures, car elle avait peur du bus
qui transportait les membres de la famille – le seul véhicule qui avait survécu à
l’attaque – qui était vieux et branlant, avec un conducteur qui roulait bien trop
vite à son goût.
Le rapport que mon père était allé consulter contenait tous les détails. Je
portai mes mains à mon visage et me mis à pleurer sans pouvoir m’arrêter.
Tante Nandy posa ses deux bras autour de moi et continua à me murmurer
que j’étais une belle âme, que ma grand-mère était passée dans une autre vie et
qu’elle était en paix, tout comme mes parents, maintenant qu’ils savaient ce qui
était arrivé à Daadi, mais je continuais à pleurer.
Parce que cela me revint à l’esprit, comme c’était arrivé à l’automne : je ne
verrai plus jamais son visage ni ne sentirai plus jamais ses mains.
Parce que cela me faisait mal de savoir qu’étant donné le fonctionnement des
choses dans ce bas monde, la vie de ma grand-mère, ses mains, son amour, ne
comptaient pas tant que cela.
Cela me faisait mal de savoir que certaines vies avaient moins de valeur.
Après avoir parlé avec Sadia et Mansoor sur Skype, dix minutes pendant
lesquelles nous nous consolâmes à tour de rôle tout en partageant nos
souvenirs, Tante Nandy me conduisit à l’aéroport.
L’escale de ma mère était courte, nous allâmes donc la voir dans la zone de
transit, de l’autre côté d’une barrière.
Dès que je l’aperçus, sa petite taille, son hijab blanc, l’inquiétude dans ses
yeux, je me mis à sangloter. Elle me tendit la main, et je m’e ondrai dans ses
bras.
La manière dont elle caressa l’arrière de ma tête de façon régulière, pendant
un long moment, fut un comme un baume dont j’ignorais avoir besoin. Je
déposai un baiser sur sa joue avant de me séparer d’elle pour laisser tante
Nandy la serrer dans ses bras.
Au moment de desserrer son étreinte de sœur, ma mère se tourna vers moi.
– Chérie, je reviens. Je pars pour quelques jours, et j’ai fait en sorte qu’il me
reste quelques jours ici avant qu’on rentre ensemble à la maison.
– Maman, comment ont-ils su que c’était vraiment Daadi  ? Qu’elle est
morte de cette façon ?
– Il y a une organisation qui collecte des registres de civils tués par attaques
de drones. Il a juste fallu beaucoup de temps pour recueillir toutes les
informations.
Ma mère posa ses mains sur mes bras pour me maintenir fermement, et me
regarda droit dans les yeux avant d'ajouter :
– Elle est en paix. N’oublie pas de réciter des douas pour elle, chérie.
Je hochai la tête, mais ne parvenais pas à oublier Daadi et son regard. Celui
dont Mansoor, Sadia et moi avions parlé. Ce regard encourageant qu’elle nous
adressait lorsqu’elle voulait que l’on goûte un plat qu’elle avait préparé et dont
elle n’était pas certaine de sa saveur. Ce regard était plein d’amour.
Et ses mains. Cette fois, je vis l’une d’entre elles tendre une tranche de
mangue, à l’époque où elle me nourrissait à la main, même après avoir cessé
d’être une enfant.
Les yeux marron clair de ma mère explorèrent mon visage avec attention.
– Tu as l’air fatigué. Tu as dormi ?
J’acquiesçai une nouvelle fois et passai un bras dans celui de tante Nandy.
– Oui, j’ai dormi. Tante Nandy a bien pris soin de moi.
– Et elle continuera à le faire. Ne t’inquiète pas, Leesh. Va t’occuper de ce
qui doit être fait. Zayneb va se reposer un peu, peut-être même nager un peu ?
Tante Nandy leva les sourcils en me regardant et, lorsque j’acquiesçai, elle
continua :
– Et découvrir un peu plus Doha.
– Et prier pour Daadi, ajoutai-je, en tendant de nouveau la main vers ma
mère. (Elle m’enveloppa dans ses bras.) Papa va bien ?
– Eh bien, il est secoué, c’est normal. Je vais l’aider à s’occuper de tout, à
terminer le processus de fermeture de la maison de Daadi là-bas, dit ma mère à
voix basse. On va aussi remplir tous les papiers et faire en sorte que sa mort soit
enregistrée en tant que victime de guerre, nous assurer que ça gurera bien
dans le dossier.
– Je suis sûre que personne ne s’en souciera, lui dis-je.
Ma mère jeta un coup d’œil à tante Nandy avant de plonger la main dans son
sac à main.
– J’ai du courrier pour toi.
Elle me tendit quelques enveloppes. Je remarquai le logo de l’université de
Chicago sur l’une d’entre elles.
C’était une lettre de refus.
Mais aujourd’hui, cela n’avait aucune d’importance.
En octobre dernier, je me trouvais en cours d’anglais et discutais d’Hamlet,
lorsque l’on m’avait convoquée au bureau de la directrice, où ma mère m’avait
dit de prendre mes a aires, que je devais rentrer à la maison, que quelque chose
était arrivé à Daadi.
Désormais, je savais ce que signi ait ce quelque chose.
Je désirais savoir tout ce qui était arrivé à ma grand-mère, aussi, en rentrant
de l’aéroport, je me connectai sur internet et passai la nuit entière à faire des
recherches.
Je découvris des choses que l’on ne m’avait jamais racontées.
Des choses que je n’avais jamais apprises en discutant d’Hamlet. Des millions
de victimes de nos récentes guerres en Irak, en Afghanistan, au Pakistan, en
Somalie et au Yémen.
Des frappes de drones avaient tué d’innombrables civils innocents  –  des
personnes qui ramassaient des récoltes dans les champs, qui faisaient la queue
pour acheter du pain, qui se rendaient à l’école.
Ou à des mariages.
À chaque nouvelle information que j’apprenais, je sentais la main de Daadi
qui me caressait les cheveux tandis que je faisais mes devoirs devant les séries à
l’eau de rose pakistanaises qu’elle regardait. Je voyais ses mains tricoter les
objets douillets qu’elle me confectionnait chaque automne, ainsi que Binky,
bien avant cela. Je voyais ses mains tenir mon visage pour me saluer lorsque je
rentrais des cours, l’amour qu’elles dégageaient faisant fondre toutes les
douleurs que l’école m’avait in igées. Puis ces mêmes mains pétrissant et
rompant la pâte pour me préparer du aky rôti, mon goûter préféré.
J’avais mal pour ces mains et je ne pus retenir les larmes qui tombaient sur
mon ordinateur portable.
ADAM

LUNDI 18 MARS

BIZARRERIE : fAirE ÉcLatEr lA VÉrItÉ


Connor se rendit chez moi le lundi après-midi, mais il ne vint pas seul.
Jacob, Madison, Isaac, Emma P. et Emma Z. étaient venus eux aussi, avec
une boîte de sandwichs à la crème glacée. Nous nous installâmes dehors sur le
patio, pour qu’Hanna ait l’impression de traîner avec nous, pendant qu’elle
sautait à la corde, faisait du vélo sur la promenade ou jouait sur la pelouse.
Lorsqu’il avait appris que je l’avais dit à mon père, et que j’étais d’accord
pour qu’il le dise aux autres, Connor leur avait envoyé un message en leur
parlant de mon diagnostic, et je dus répondre à ce qui me sembla être une
centaine de questions. Des questions poliment posées et judicieusement
espacées entre deux bouchées de glace qui fondait rapidement, mais elles
m’ennuyèrent un peu tout de même.
Emma Z. évoqua le retour à l’université, et je ne dis rien.
Je crus que mon silence éveillerait davantage leur curiosité, mais fort
heureusement, ils commencèrent à parler de leur retour en cours après les
vacances.
– Je pars demain, dit Emma P., formant une boule avec son emballage de
glace.
Les autres commentèrent à leur tour la date de leur départ, beaucoup d’entre
eux quittaient Doha le lendemain aussi. Dans quelques jours, il n’y aurait plus
que moi ici. Avec Hanna et mon père, génial.
Mais je serai tout de même seul, avec ma sclérose en plaques.
Je me trouvais dans cette situation étrange où je ne voulais pas être seul et où
je ne voulais pas non plus être trop entouré.
Je voulais simplement trouver le bon équilibre en étant avec quelqu’un avec
qui je me sentais connecté, qui se souciait de moi, mais qui me laissait aussi
être moi-même.
Je s tournoyer ma petite poubelle pliée entre mes doigts. Le simple fait de
plier en origami cet emballage blanc pour former un petit carré parfait tout en
écoutant les autres parler de ma maladie eut un e et thérapeutique.
Je la s tournoyer pour ne pas penser à l’avenir. À la solitude.
Lorsque le silence s’installa, sans être gênant pour autant, Emma P. regarda
Connor, puis moi, puis de nouveau Connor, avant de prendre la parole.
– C’est pour ça qu’on est venus aujourd’hui, Adam. On ne voulait pas
partir sans te dire au revoir. Sans te voir.
– Je serai là quand vous reviendrez.
Je s signe à Hanna tandis qu’elle passait près de nous à vélo, essayant de
dissimuler mon malaise à l’idée d’aborder le sujet de me retrouver tout seul.
– Et j’espère que tout le monde reviendra à Doha, ajoutai-je. Pour l’été ?
– Et si on prenait une photo, dit Connor, qui se leva et tendit un sac en
plastique pour ramasser les déchets de tout le monde. Hé, est-ce que ta sœur
peut nous prendre en photo ?
J’acquiesçai, heureux qu’il ait changé de conversation.
– Ouais, Hanna est plutôt douée pour ça. Elle s’entraîne beaucoup.
– Hanna !
Connor s’avança vers les escaliers menant à la promenade, cherchant à attirer
son attention.
Madison et Jacob se levèrent et se dirigèrent vers l’un des gros rochers blancs
sur la pelouse, Isaac les suivit, prenant des photos d’eux avec son téléphone.
J’avais entendu dire que Madison et Jacob avaient un compte appelé « L’amour
longue distance » sur lequel ils postaient leurs photos respectives, en se disant
qu’ils se manquaient.
Emma Z. s’extirpa de la chaise en toile dans laquelle elle était lovée, s’étira et
s’éloigna.
Constatant ce qu’il venait de se passer, je me grattai le coude. Ils nous avaient
laissés seuls, Emma P., moi et les sièges du patio inoccupés.
– Adam, j’espère que tu sais que la découverte de ta sclérose en plaques…
nous a vraiment tous a ectés, dit-elle. J’ai tellement pleuré quand j’ai appris la
nouvelle hier soir. Mais Connor nous a dit de ne pas te harceler de messages.
Je continuai de me gratter, acquiesçant face à sa gentillesse.
– En fait, j’aimerais être là pour toi. Si tu as besoin de quelque chose, fais-
le-moi savoir, d’accord ? (Elle remonta ses jambes et les croisa sur l’ottomane
sur laquelle elle était assise.) Je veux dire, je serai loin, mais en termes de
soutien émotionnel, tu vois ?
– Merci.
– Tu as toujours été là pour moi, et je ne l’oublierai jamais. J’ai toujours le
corset dorsal du maître de l’air. (Elle sourit et commença à chuchoter.) Ne le
dis à personne, mais je l’ai pris avec moi à l’université à Chicago. Il est dans
mon dortoir en ce moment.
Je ris.
– Eh bah, il faut dire que ça m’a pris deux semaines pour le terminer.
J’espère bien qu’il est encadré quelque part.
Elle rit à son tour. Puis elle me lança :
– Adam, tu sais que je garderais tout ce que tu me fabriquerais, pas vrai ?
Je retournai à mon grattage de coude. Cette situation était douloureuse. Mais
elle me regardait, attendant que je lui réponde.
– Ouais.
– Je ne sais pas comment te dire ça, mais ça fait un moment que ça dure et
maintenant, j’ai l’impression que je ne peux pas rentrer sans te le dire. Sans te
dire que tu es important pour moi.
– Tu es importante pour moi aussi.
– Juste pour avoir l’esprit tranquille, est-ce qu’il y a quelqu’un d’autre qui
compte pour toi ?
Elle me parlait doucement et lentement, comme si elle essayait de rendre la
situation moins douloureuse pour moi, et pour elle. Pour nous, sûrement.
J’étais sur le point de dire rapidement « Non, non il n’y a personne, mais je ne
veux personne pour l’instant », simplement pour arrêter cette chose avant même
qu’elle ne commence, mais cela lui laisserait une ouverture.
Aux yeux d’Emma P., cela signi erait qu’elle pourrait avoir une chance.
Et même si c’était quelqu’un de gentil et d’amusant, elle n’était pas la
personne pour moi. Elle n’était pas la personne que j’avais choisie.
Elle faisait partie de la famille d’amis dont j’avais hérité. J’hésitai, essayant de
choisir mes mots avec soin.
Quand soudain, Zayneb, assise au fond de l’avion, une lumière au-dessus de
sa tête, me vint à l’esprit.
Mais oui, il y avait quelqu’un d’autre qui commençait à s’enraciner dans mon
cœur. Et même si cela s’était arrêté hier après-midi, après quoi les racines
avaient gelé, leurs vestiges étaient toujours là.
Je pouvais les raviver.
Parce que je faisais face à une situation d’urgence.
– C’est di cile à dire, Emma, mais oui, il y a quelqu’un. (J’arrêtai de me
gratter.) Je l’ai rencontrée juste avant de rentrer à Doha.
– Oh, sou a-t-elle d’une voix encore plus douce.
Et puis il n’y eut plus rien, plus de mots d’elle, ou de questions, personne
d’autre pour briser le silence. Pas de grattage de coude non plus.
Seulement son visage déçu qui s’assombrissait rapidement, et moi qui essayais
de ne pas le regarder.
Puis, après une longue, très longue pause, elle décroisa ses jambes, les laissa
retomber et se pencha en avant pour se retrouver au bord de l’ottomane, les
mains agrippées au coussin de chaque côté d’elle, comme si elle était sur le
point de s’élancer.
– O.K., je crois… Je crois que je devrais être heureuse de connaître la vérité.
Je ne sus quoi lui répondre.
Parce que ce n’était pas la vérité.
En solidarité avec mon diagnostic, tous les membres de notre groupe, y
compris Emma D., qui était passée pendant que nous nous rassemblions pour
la photo après avoir rendu visite à un ami, et même Tsetso, qui était déjà
retourné à l’université en France, postèrent la photo de groupe sur tous nos
réseaux sociaux, sans légende pour l’accompagner. Nous la postâmes
immédiatement après l’avoir prise, au même moment, tous assis dans le patio,
alors que Connor faisait circuler des sachets de chips qu’il était allé chercher
dans la cuisine.
C’était l’une de ces photos qui méritait d’être encadrée, dont on parlerait
lorsque l’on serait plus vieux, qui nous rendait déjà nostalgiques.
Je la regardai et murmurai une prière de gratitude.
De la gratitude envers le fait d’avoir hérité de cette famille spéciale d’amis.
Sur la photo, nous étions installés sur la pelouse ensoleillée, regardant vers le
haut, assis en demi-cercle autour d’un des gros rochers blancs. Hanna était
montée dessus pour prendre notre photo avec son iPad, après un débat animé
avec Connor pour savoir qui possédait le meilleur appareil photo.
Je suis assis au milieu, Jacob à côté de moi, Madison et Isaac à côté de lui,
Connor de l’autre côté de moi, suivi d’Emma Z., d’Emma D. et Emma P.
Nous sourions tous face à la caméra. Quant à Emma P. et moi ?
Nos sourires étaient forcés.
– Ta sœur prend de superbes photos, Adam, dit Emma D., en faisant signe
à Hanna de nous rejoindre. C’est génial, Hanna. Merci.
– Tu vois Adam ? Je suis une grande photographe !
Hanna croisa les bras en me regardant, avant de s’asseoir sur l’accoudoir de
mon fauteuil.
– Je n’ai jamais dit le contraire.
– Tu as e acé les photos que je t’ai envoyées du musée hier. Celles avec
Zayneb.
Je la dévisageai du regard.
Hanna rit.
– Je t’ai vu les e acer hier soir ! De la fenêtre de ma chambre !
Elle s’éloigna pour retourner sur son vélo.
Oh, mon Dieu. C’était une vraie petite fouine. La fenêtre de sa chambre
donnait sur le patio. Là où j’étais assis hier soir après le dîner, pendant que
mon père lui racontait une histoire, dans sa chambre.
Elle avait dû utiliser le télescope qu’elle laissait près de sa fenêtre. Tout le
monde me regarda, certains plus attentivement que d’autres. J’évitai le visage
d’Emma P.
– J’étais au téléphone avec Zayneb avant de venir ici. (Emma D. prit une
chips de la pile qu’elle tenait dans sa main.) Elle a découvert plus
d’informations sur la façon dont sa grand-mère est décédée.
Inna lillahi wa inna ilayhi rajioon. La prière me revint immédiatement à
l’esprit. C’est à Dieu que nous appartenons et c’est à lui que nous retournons.
– Ça craint, dit Connor en me passant le paquet de chips tout en me
lançant un regard inquisiteur.
Il véri ait ma réaction en entendant parler de Zayneb. Alors je lui en donnai
une sincère :
– J’espère que Zayneb va bien.
– Oui ça va. Mais c’était vraiment terrible. Sa grand-mère est morte il y a
quelques mois au Pakistan, et ils ne découvrent que maintenant que c’était
dans, écoutez bien, une attaque de drone. Sa famille n’en avait aucune idée.
(Emma D. secoua la tête et frotta ses paumes l’une contre l’autre pour se
débarrasser des miettes de chips.) Elle est tellement abattue. Et en colère aussi.
Comme n’importe qui le serait.
Emma P. prit la parole.
– C’est horrible. On devrait faire quelque chose pour elle.
– Oh, ouais, peut-être qu’on pourrait s’arrêter chez elle ? Elle était dans son
lit quand j’ai raccroché. (Emma D. se redressa.) On peut lui apporter de quoi
manger ou quelque chose d’autre  ? Mme  Raymond aimerait probablement
qu’on vienne lui rendre visite ?
– Qui est partant ? dit Emma P. en regardant autour d’elle.
Madison, Jacob, Isaac et Connor déclinèrent l’invitation, ayant d’autres
choses à faire. Emma Z. répondit :
– Bien sûr !
Emma P. se tourna vers moi, et j’essayais de ne pas trop en voir dans son
regard, mais il était bien là, ce regard de « Est-ce c’est la lle que tu as rencontrée
et dont tu m’as parlé ? » Ce regard de curiosité.
– Je ne peux pas, répondis-je. Mon père a promis à Hanna de faire des trucs
plus tard dans l’après-midi, après quoi on va lui parler de ma sclérose en
plaques.
Elle acquiesça, satisfaite.
Je ne pus m’empêcher d’ajouter quelque chose.
– Mais tu peux dire à Zayneb que je réciterai une doua pour sa grand-mère
aujourd’hui, avec mon père ? Une prière ?
Elle acquiesça de nouveau.
Lorsque tout le monde fut parti, je descendis dans l’atelier, emportant une
des chaises pliantes du patio. Je la posai au milieu de la pièce vide, à moitié
peinte, et m’y assis pour regarder autour de moi, pour tout imaginer de
nouveau.
Mes idées n’étaient qu’à moitié formées, mais je savais ce que je voulais. Je
voulais un rappel des bonnes choses de la vie, des merveilles du monde, pour
que celles-ci inondent quiconque entrait dans la pièce. Je la voulais remplie de
lumières, de formes et de détails dissimulés jusqu’à ce qu’ils ne le soient plus,
jusqu’à ce que vous les découvriez au moment opportun.
Je renversai ma tête en arrière et xai le plafond.
Le ciel au sommet était d’un bleu brillant, comme l’azurite d’Hanna…
comme le foulard de Zayneb.
Je me levai et pliai la chaise pour l’emporter hors de la pièce. Peut-être que
j’arriverais à nir de tout peindre.
Mais l’échelle, posée dans un coin, me rappela le dernier mardi, et les pensées
ressurgirent.
Et si j’avais une autre attaque ? Quand j’étais seul ?
Mon père mettait un point d’honneur à véri er que j’allais bien plusieurs fois
par jour, et cela me convenait, mais qu’en était-il quand il retournait au
travail ?
Nous avions un rendez-vous de prévu avec un neurologue cette semaine,
mais cela ne signi ait pas que tout irait bien par la suite.
Cela ne voulait pas dire que j’allais pouvoir remettre de l’ordre dans ma vie.
Cependant, j’étais capable de trier les pièces sur lesquelles j’avais commencé à
travailler pour la chambre. Les nes lames de bois, les capsules de bouteilles
aplaties dont j’avais gratté la peinture et percé des trous en motifs a n d’y
laisser passer la lumière et que j’allais utiliser en hommage à la géométrie de la
nature. Je pouvais trier ces petits bouts d’art que j’avais rassemblés.
Sur la table dans l’entrée, à l’extérieur de la pièce, je disposai les pièces en
fonction de l’endroit de l’installation auquel elles étaient destinées  :  plafond,
sol, mur de gauche, mur de droite, mur du fond et mur d’entrée.
Je les triai et m’e orçai de ne pas penser à autre chose.
Fabriquer des objets apaisait chaque partie de moi. Et connectait tout en moi
également.
C’était la chose qui me donnait envie de me lever le matin.
Et si je n’avais plus ça ? Et si je ne pouvais plus me lever le matin pour faire quoi
que ce soit ?
Je posai la boîte de ruban LED que je tenais dans ma main. Je la remis dans
la plus grande boîte, et non dans la section de la table que j’avais réservée pour
les objets allant au plafond.
Depuis que la nouvelle de ma sclérose en plaques était connue de mon père,
de mes amis et bientôt d’Hanna, elle avait émergé dans le monde réel.
Tel un épouvantard dans Harry Potter, elle prit forme devant moi. Immobile,
mais occupant mes pensées sans relâche.
Ma sclérose en plaques était bien réelle à présent.
Je ne voulais pas monter sur l’échelle pour nir de peindre la pièce.
J’avais peur.
Je ne faisais partie d’aucune maison de Poudlard, parce qu’il n’y avait pas de
maison pour les gens qui préféraient se cacher, terrassés par la peur.
Hanna descendit les escaliers en trombe, avec son turban et ses lunettes de
soleil, et l’épouvantard s’évanouit.
– Papa t’appelle pour faire la prière d’Asr  ! Et après, on pourra jouer au
Monopoly ? Papa a dit oui !
– Bien sûr.
Je me levai de la table.
– Quand est-ce que tu vas commencer le monde dans la pièce ? Comme la
maison dans le bocal ?
Hanna caressa l’un des bouchons de bouteille, puis t glisser ses lunettes de
soleil sur son turban pour examiner le motif des trous.
– Bientôt.
Je me dirigeai vers les escaliers.
– Oh, j’adore celle-là ! C’est une oie ? (Hanna ramassa la petite bernache du
Canada que j’avais commencé à tailler la veille.) Elle est parfaite. Comme l’oie
que maman a fabriquée.
Elle la serra contre son cœur.
Je hochai la tête.
– Tu pourras l’avoir quand je l’aurai nie.
– QUOI  ! C’est pour moi  ? (Hanna s’approcha pour m’enlacer.) Merci,
Adam. Je savais que c’était une bonne idée de te choisir comme sujet pour mon
journal des ré exions de la semaine. Cette semaine, M. Mellon nous a dit de
choisir quelque chose qui nous rendait ers. Alors je t’ai choisi.
Nous montâmes ensemble les escaliers.
– M. Mellon t’a donné des devoirs à faire à la maison pour les vacances de
printemps ?
– Ouais, tu te rends compte ?
Elle ouvrit le chemin jusqu’aux tapis de prière déployés dans le bureau de
notre père. Il était assis à son bureau, lisant le Coran, alors Hanna baissa la
voix.
– Mais n’en parlons pas. Parce qu’il y a quelqu’un ici qui dira que c’est un
con it d’intérêts si je parle de la méchanceté de donner des devoirs aux enfants
alors qu’ils sont censés s’amuser.
À la n de la prière d’Asr, j’évoquai la grand-mère de Zayneb, et mon père
récita quelques douas pour que son âme atteigne le plus haut des cieux, et
qu’elle rejoigne Dieu.
En disant « âmîn », j’essayai de ne pas penser au visage de Zayneb en larmes.
– Pourquoi tu as supprimé les photos de Zayneb  ? me demanda Hanna
tandis que nous rangions les tapis de prière après le départ de notre père.
Surtout si tu veux qu’on prie pour sa grand-mère ?
– Qu’est-ce que tu veux dire ?
– Je veux dire que tu avais l’air d’être en colère contre elle, en supprimant
ses photos comme ça. Mais maintenant tu te soucies d’elle.
– Je me soucie de sa grand-mère.
– Parce que tu te soucies d’elle, pas vrai ?
Je secouai la tête.
– Écoute, petite fouineuse, tu ferais mieux de préparer le jeu de Monopoly
avant que je change d’avis.
Elle dé t son hijab et le fourra dans le panier de tapis de prière.
– C’est notre cousine, n’oublie pas. Et elle s’est excusée après que je lui ai
envoyé les photos. Et papa a dit que c’est lui qui préparerait le plateau du
Monopoly ! C’est ce qu’il est d’ailleurs en train de faire.
Elle sortit de la pièce.
Je pris mon téléphone.
Je n’avais pas supprimé les photos de Zayneb et moi au musée. Sans les
regarder, je les avais classées dans un album au hasard. Au cas où Hanna me
demanderait plus tard si je les avais reçues et qu’elle véri erait dans mon
téléphone, ce qu’il lui arrivait de faire parfois.
Trouvant la série de photos, je les s dé ler.
Je m’arrêtai sur un sel e qu’Hanna avait pris de nous. Zayneb était en arrière-
plan, souriant derrière notre dos. Mais sur le sel e suivant, pris au même
endroit, elle de nouveau en arrière-plan, elle fronçait les sourcils devant un
écran qu’elle lisait.
Peut-être que ce qui m’attirait chez Zayneb était la même chose que ce qui
me repoussait.
Elle n’était pas comme un battement de cœur régulier. Elle avait un cœur qui
bougeait, s’élevait et retombait au gré des événements.
Je passai à la photo suivante. C’était la même chose.
Elle fronçait sérieusement les sourcils dans celle-ci, en face d’une vitrine
d’ornements portés par les classes inférieures et les esclaves.
Elle était animée par la passion, tellement dévorante qu’elle explosait en elle,
à la vue de tous, haut et fort, assumée. Pas comme la mienne, que je cachais.
Je sentis quelque chose m’envahir ; peut-être était-ce de l’impulsivité, peut-
être était-ce du désir, peut-être était-ce même du désir physique de voir son
visage aussi animé, là où je pouvais le regarder sans être dérangé par qui que ce
soit. J’ignorais de quoi il s’agissait, mais c’était excitant.
C’était excitant d’être connecté à quelqu’un d’aussi vivant.
Et peut-être était-ce à cause de la doua que je venais de réciter pour me tirer
de ce sentiment d’apitoiement, mais je cédai au désir.
Je voulais qu’elle m’enlace, je voulais faire partie d’elle.
Je n’essayai pas d’arrêter ce qui me traversait à toute allure, parce que cela me
semblait réel.
Je mis le pragmatisme de côté et me lançai. Je la contactai. Qu’importait le
résultat.
Zayneb, je suis désolé pour ta grand-mère. Mon père et moi (et Hanna) avons prié
pour elle.
Zayneb, je n’arrive pas à comprendre ce qu’il s’est passé hier entre nous. Mais il y a
une chose que je comprends, c’est à quel point je n’ai aucune idée de ce que tu as
vécu à l’école. Avec ton prof. J’ignore l’ampleur de l’islamophobie à laquelle tu as été
confrontée. Je ne sais pas ce que ça fait d’être toi. Mais il y a autre chose : j’ai
VRAIMENT envie de savoir.
Je m’arrêtai et terminai par :
Mais si tu ne veux pas que je le sache, je comprendrais aussi.
J’ajoutai une photo à mon message.
C’était celle où nous nous trouvions tous les deux sur le palier de l’escalier du
musée, à regarder le plafond.
La lumière nous éclairait, et nous avions l’air magiques. Les photos prises à la
volée par Hanna étaient les meilleures.
Elles étaient presque aussi bonnes que son cœur.
ZAYNEB

LUNDI 18 MARS

BIZARRERIE : l’iGnoRanCe iNnoCenTe


Cinq minutes après le départ de tante Nandy pour la salle de sport, j’entendis
frapper à la porte. Je n’eus pas le temps de mettre mon hijab, alors je décidai
d’utiliser Binky, tirant la couverture de mon lit et la posant par-dessus ma tête,
son extrémité pendant le long de mon dos et traînant sur le sol carrelé derrière
moi, tandis que le reste s’enroulait autour de mon short de pyjama. Quiconque
se trouvait à la porte sursauterait face à mon apparence fantomatique.
Je n’en avais rien à foutre.
J’ouvris la porte aux Emma.
Nous nous observâmes mutuellement pendant quelques secondes, moi
regardant leurs expressions tristes et leur allure  –  Emma Z. tenait un sac en
plastique contenant ce qui ressemblait à des boîtes de conserve à emporter,
Emma P. serrait un bouquet de eurs dans sa main, tandis qu’Emma D. avait
les mains vides, mais était en n de retour – tandis qu’elles me regardaient moi,
enveloppée de blanc.
Je me retournai et leur montrai le chemin vers le salon.
– On est désolées pour ta grand-mère, dit Emma P. en posant les eurs sur
la table à manger.
– C’est pour quand tu auras envie de manger. (Emma Z. déposa le sac de
nourriture à côté des eurs.) Quand tu voudras.
Je hochai la tête depuis le coin du grand canapé où je m’étais déjà installée,
lovée dans ma couverture. Emma D. me rejoignit et s’assit à ma gauche. Emma
P. se dirigea vers le fauteuil d’Adam et Emma Z. s’installa dans le canapé deux
places.
– Vous savez qu’elle est morte en octobre dernier, pas vrai  ? demandai-je.
C’est à ce moment-là qu’elle a été tuée.
Elles acquiescèrent.
– Et vous savez comment, pas vrai ? demandai-je encore. C’est notre faute.
Parce que ça ne nous dérange pas de bombarder d’autres pays.
Elles acquiescèrent une nouvelle fois.
– Je suis vraiment en colère. Puis ça me rend triste. Puis ça me met de
nouveau en colère. Ça ne s’arrête jamais.
– Est-ce qu’il y a des prières spéciales que tu pourrais dire ? Ou des choses
que tu peux faire ? demanda Emma Z. Pour aider ?
– Oui, il y a des choses. Et je les ai dites.
Je soupirai et resserrai un peu plus la couverture autour de moi.
– C’est un truc spécial qu’on doit porter quand quelqu’un meurt ?
Emma P. désigna la couverture dans laquelle j’étais enveloppée en faisant
tourner ses mains dans l’air.
– Ça ? Non, c’est ma couverture.
Je la retirai de ma tête pour qu’elle tombe en arrière et dévoile le haut de mon
pyjama.
– Je porte un pyjama. Et je ne savais pas si vous étiez des gars, alors j’ai
utilisé mon couvre-lit en guise de foulard.
– Oh, désolée ! (Emma P. avait l’air embarrassée.) Je pensais juste… Je ne
sais pas à quoi je pensais.
– C’est rien.
– Tes cheveux sont très jolis, dit Emma P., faisant tourner ses mains de
nouveau, cette fois un peu plus haut pour indiquer les cheveux en désordre qui
s’échappaient d’un chignon haut dans lequel je les avais enroulés à la hâte.
Nous demeurâmes un moment sans nous parler.
Puis je me levai, émergeant complètement de la couverture blanche, et me
dirigeai dans la cuisine.
– Vous voulez boire quelque chose ?
Il n’y avait rien dans le frigo.
Je revins du salon les mains vides.
– Euh, en fait je crois que je n’ai rien à vous proposer.
– Hé, ça va aller, merci. On voulait juste s’assurer que tu allais bien,
répondit Emma D. Où est Mme Raymond ?
– À la salle de sport. (Je me souvins alors de la cachette à malbou e de tante
Nandy.) Attendez. J’ai quelque chose.
Je traînai la grande poubelle bleue dans la salle à manger et soulevai le
couvercle.
– Il y a des trucs là-dedans.
Elles restèrent assises.
– Zayneb, c’est bon. On n’a besoin de rien, dit Emma D.
– Du soda ? Des chips ? Du chocolat ? (Je tenais di érents paquets dans les
mains.) Tout est là-dedans. Si je ne vous ne donne rien à manger, je sentirai la
désapprobation de mon père depuis le Pakistan. C’est un truc de musulman.
– On revient de chez Adam et on a mangé plein de cochonneries là-bas, dit
Emma Z.
– Hé, des Twizzlers !
Je brandis le sac comme s’il s’agissait d’un trophée, puis je jetai un coup d’œil
dans la poubelle, car j’avais aperçu le bord d’un paquet qui s’était déplacé. Je
plongeai ma main à l’intérieur.
Des cigarettes. Tante Nandy fume ? Ou, fumait ?
Je ne le pris pas et me contentai de le déplacer, mais lorsque je le s, une
bouteille recouverte d’un sac en plastique, serrée par des élastiques, émergea du
dessous.
Emma D. se leva.
– O.K., va pour les Twizzlers, alors.
Je lui lançai le paquet et pris quelques canettes de boisson gazeuse que je
passai à Emma Z., puis traînai la poubelle jusqu’à la chambre de tante Nandy,
dans son placard.
Je dus cacher la poubelle du péché rapidement.
Mais avant de la remettre à sa place par terre, sous la rangée de pantalons
pliés sur des cintres, j’examinai ce que contenait le sachet plastique en retirant
les élastiques et en le défaisant.
Ouaip, c’était bien de l’alcool.
Tante Nandy n’était pas musulmane, alors pourquoi cachait-elle cela ?
Il me fallut un certain temps pour tout remettre en place a n qu’elle ne se
doute de rien, et le temps que je revienne, les Emma avaient entamé les
Twizzlers.
Quand je m’assis sur ma couverture, Emma D. me tendit le sachet pour que
j’en prenne un. J’observai le bonbon rouge brillant et tordu un instant.
– Je veux que quelqu’un paye pour la mort de ma grand-mère.
Je n’eus pas besoin de lever les yeux pour savoir qu’elles s’étaient échangé des
regards.
– Mais est-ce que ça rendra vraiment le monde meilleur  ? se risqua à
demander Emma P. Je veux dire, est-ce que ça ne créera pas juste plus de
problèmes ?
– Désolée de te dire ça, Emma P., mais c’est ce que disent les gens qui sont
insensibles à l’injustice. (Je mordis dans le Twizzler et lui lançai un regard tout
en mâchant rapidement.) C’est vrai quoi, pourquoi est-ce qu’on devrait
accepter ça ? Des innocents qui se font tuer ?
Cette fois, elles ne s’échangèrent pas de regards, mais changèrent toutes de
position, mal à l’aise. Puis Emma Z. prit la parole.
– Je ne pense pas que ce soit ce qu’Emma P. essayait de dire, Zayneb. Je
pense qu’elle essaie de dire que les meilleures personnes valent mieux que ça.
Pas vrai, Emma ?
Emma P. acquiesça en grignotant son Twizzler.
– Mais sommes-nous de meilleures personnes  ? Est-ce que c’est mieux de
faire semblant de ne rien voir ? Ou de poster quelques mots d’indignation en
ligne ? Qu’est-ce qu’il y a de mieux là-dedans ?
Je posai le reste de mon Twizzler sur l’accoudoir du canapé. Le bonbon était
caoutchouteux et j’avais l’impression que du plomb me glissait le long de la
gorge.
– Ce ne serait pas mieux d’arrêter tout ça pour de bon ? ajoutai-je.
– On est déjà allées à une marche. À Londres. C’était pendant notre voyage
de première année, on était à Hyde Park et il y avait une marche pour se
souvenir des victimes de la guerre et on y a participé, déclara Emma D.
– Et les chaussures pour se souvenir des victimes palestiniennes  ? À
Bruxelles  ? demanda Emma Z. à Emma D., en se redressant. (Elle se tourna
vers moi, avec enthousiasme.) L’année dernière, lors de notre voyage de n
d’études, on est allées en Belgique, et on a vu toutes ces chaussures, plus de
quatre mille, déposées en souvenir des vies palestiniennes perdues ces dix
dernières années. C’est le genre de mieux dont on veut parler.
– Mais est-ce que ces choses ont changé quoi que ce soit  ? NON. (Je me
levai et s les cent pas, ce que Kavi avait remarqué que je faisais lorsque j’avais
un regain d’énergie.) J’ai beaucoup lu depuis hier soir, sur les drones et sur la
guerre. La plus grande manifestation mondiale de l’histoire a eu lieu alors que
nous étions bébés, le 15  février 2003. Des personnes dans plus de soixante
pays, près de quinze millions à travers le monde, dont une énorme marche à
Rome qui a été inscrite au livre Guinness des records, ont manifesté contre
l’invasion de l’Irak. La manifestation a été monumentale. Et jamais égalée, ni
avant ni après. Mais devinez quoi  ? L’invasion a quand même eu lieu. Et
devinez quoi  ? Les débordements de cette guerre, qui durent encore
aujourd’hui, ont tué ma grand-mère !
Je repris la couverture dont j’étais sortie et m’y lovai de nouveau, couvrant
également mon visage, persuadée qu’il brûlait de douleur et de colère.
– C’est vrai qu’on devrait en faire plus. Mais pas en menant des actions
violentes, dit Emma Z. à voix basse. Parce que ça ne ferait que perpétuer la
violence.
J’écartai les plis de la couverture devant ma bouche a n qu’elles puissent
m’entendre.
– Je ne suis pas une personne violente. Je ne préconise pas la violence. Mais
je suis une personne en colère. Je plaide pour que plus de gens se mettent en
colère. Et se bougent.
– Bon, je vais être honnête, déclara Emma D., avant que je te rencontre, je
n’y pensais pas vraiment. À la guerre, à la justice, à ce genre de choses.
Maintenant, je le ferai.
– Pareil, acquiesça Emma Z.
– Moi aussi, ajouta Emma P. Je vais retourner à Northwestern, et je vais
rejoindre le club anti-guerre.
Je sortis ma tête de la couverture.
– Tu vas à Northwestern ? C’est sur ma liste. J’ai été refusée à l’université de
Chicago, alors je ne suis pas sûre d’être acceptée. Ma sœur est à l’université de
Chicago, et je devais vivre avec elle.
– Oh, j’espère que tu seras admise  ! Je te ferai visiter le campus sans
problème. Et on pourra traîner ensemble.
Emma P. avait l’air enthousiaste.
Sincèrement enthousiaste.
Je desserrai Binky. Je sentis une partie de moi se détendre.
J’observai leurs visages bienveillants, et réalisai quelque chose.
Elles n’étaient pas l’ennemi. Leur ignorance était un vrai problème, mais elles
n’étaient pas l’ennemi.
– Merci d’avoir proposé ton aide, Emma P. (Je soupirai et laissai tomber ma
couverture de réconfort, avant de défaire mon chignon.) Et merci, les lles,
d’être venues. Et d’avoir mangé des Twizzlers avec moi. Vous avez été une des
meilleures choses de mon séjour à Doha, vous savez ?
Emma Z. m’envoya un baiser.
– Nous aussi on t’aime. À tel point qu’on est parties en mission de
détection et de destruction. (Elle regarda Emma P.) Dis-lui toi, parce que
c’était ton idée.
– Quand on était chez Madison l’autre jour, Emma Z. et moi avons volé sa
coi e de Coachella et l’avons détruite, annonça èrement Emma P. (Elle leva
les sourcils vers Emma D, qui semblait confuse.) On ne te l’a pas dit, parce
qu’on ne voulait pas que ça pèse sur ta conscience de Poufsou e. Ça
impliquait certaines méthodes que nous autres, Serdaigles et Serpentards,
connaissons bien et qui ne nous posent pas de soucis.
J’adressai un large sourire aux Emma qui… étaient peut-être en train de
devenir mes Emma ?
– Zayneb, tu dois rester en contact avec nous. Emma P. et moi partons
demain. Elle reste avec moi sur la côte est avant de retourner à Chicago, dit
Emma Z. (Elle sourit à Emma P. avant de se tourner vers Emma D.) J’aimerais
que tu viennes aussi.
– Un jour ! (Emma D. se tourna vers moi.) Je pars pour Toronto mardi. Ce
n’était même pas les vacances de printemps là-bas. J’ai juste séché les cours.
– Elle est canadienne, comme Adam, m’informa Emma P.
Était-ce mon imagination, ou venait-elle d’écarquiller les yeux en disant son
prénom ? Tout en me regardant ?
Il y eut un silence gênant.
Emma Z. se pencha en avant.
– Alors, tu as rencontré Adam ici à Doha, ou avant ? Je demande parce qu’il
est vraiment silencieux, mais, tu sais, il se lie rapidement d’amitié avec les gens.
– Techniquement, avant Doha.
J’essayai de ne pas tourner la tête pour regarder Emma P. Son intérêt pour ma
réponse était presque palpable, à la façon dont elle esquissait de petits
mouvements nerveux à ma droite.
– On s’est rencontrés dans l’avion pour venir ici, précisai-je.
– Oh mon Dieu, c’est trop mignon, lâcha Emma D., avant de se faire de
nouveau discrète, peut-être à cause des sentiments d’Emma P. Comment ? Il est
venu vers toi comme ça ?
J’y ré échis un instant. Je repensai à son visage  –  O.K., à son visage super
mignon  –  s’avançant dans l’allée de l’avion, et à la façon dont nos regards
s’étaient immédiatement croisés après les deux premières fois où nous nous
étions vus dans la zone d’attente. Je me souvins de ce frémissement de pur
bonheur qui me traversa le corps lorsqu’il m’avait dit « salam », dans l’avion.
D’abord, parce que c’était un de ces garçons qui saluaient les lles au lieu de
faire comme si elles n’existaient pas, et ensuite, parce que ce garçon mignon
que j’avais remarqué était en fait musulman. Ce qui était un spécimen rare.
– Ouais, il est venu me voir. Parce qu’il savait que j’étais musulmane, à
cause de mon hijab, j’imagine.
Emma Z. s’assit et jeta un coup d’œil à Emma P., qui commença à entortiller
une mèche de ses longs cheveux bruns.
Je me tournai pour regarder Emma P.
– Mais ce n’est pas ce que tu crois. On est juste amis. Ou cousins, comme
Hanna nous appelle. Tu sais que ma tante et sa mère étaient meilleures amies,
pas vrai ?
Elle hocha la tête, une lueur de soulagement éclairant son visage, ce qui lui t
lâcher ses cheveux.
– Ah oui, j’avais oublié. Et oui, ce n’est pas grave. (Elle regarda les autres
lles et haussa les épaules.) C’est pas grave, parce qu’Adam n’est pas intéressé
par moi. Il me l’a dit clairement, aujourd’hui même en fait. Il m’a dit qu’il était
sur quelqu’un d’autre. Quelqu’un qu’il avait rencontré avant de venir à Doha.
– On se demandait juste si c’était de toi qu’il parlait, ha ha, dit Emma Z.
Mais de toute évidence, ce n’est pas toi.
Je les regardai.
Évidemment que c’était moi.
Je décidai d’écrire à Kavi un long e-mail à propos de ce qu’il était arrivé à
Daadi. De tous, c’était elle, ma meilleure amie, qui comprendrait le mieux ma
tristesse.
J’avais besoin de le coucher par écrit avant de lui parler en personne.
Au milieu de la rédaction, les larmes coulant sur mon visage alors que je
pensais à la joie qu’avait dû ressentir Daadi en montant dans cette voiture qui
l’emmenait à un mariage traditionnel de village, au beau milieu de ce chagrin,
un message d’Adam s’a cha sur mon téléphone.
Zayneb, je suis désolé pour ta grand-mère. Mon père et moi (et Hanna) avons prié
pour elle.
Zayneb, je n’arrive pas à comprendre ce qu’il s’est passé hier entre nous. Mais il y
a une chose que je comprends, c’est à quel point je n’ai aucune idée de ce que tu
as vécu à l’école. Avec ton prof. J’ignore l’ampleur de l’islamophobie à laquelle tu
as été confrontée. Je ne sais pas ce que ça fait d’être toi. Mais il y a autre chose :
j’ai VRAIMENT envie de savoir.
Mais si tu ne veux pas que je le sache, je comprendrais aussi.
Je soulevai l’ourlet de mon haut de pyjama pour essuyer mes larmes et cliquai
pour agrandir la photo de nous qu’il avait envoyée juste après ce message.
C’était la même que celle que j’avais mise dans mes favoris hier, lorsqu’Hanna
me l’avait envoyée pour la première fois, je m’étais dit que j’allais la rogner
pour faire disparaître Adam.
Je reni ai et retournai à mon e-mail pour Kavi. Quand j’eus ni, j’appuyai
sur Envoyer, sans même le relire. Kavi avait besoin de connaître mes pensées
non censurées, non modi ées.
Puis, je retournai à ce qui était devenu mon passe-temps favori depuis hier
soir : la recherche.
J’en savais désormais plus que jamais sur la guerre des drones, bien plus que
la plupart des sujets auxquels je m’intéressais auparavant. Je savais que chaque
président américain avait augmenté le programme de drones de l’armée, quel
que soit le parti politique auquel il appartenait.
Tout le monde avait du sang sur les mains.
Mais je ne parvenais pas à trouver la réponse à une chose que je cherchais :
pourquoi le grand public acceptait-il cela  ? Le meurtre de personnes
innocentes ?
La réponse arriva dans la soirée, lorsque ma sœur, Sadia, m’envoya une vieille
photo de Daadi et moi le premier jour de l’école primaire.
Ma grand-mère me tenait la main, elle était sur le point de m’accompagner à
l’école.
Elle était vêtue d’un shalwar kameez rose et vert pétant, un long foulard
enroulé autour de sa tête.
Elle avait l’air di érente, tout en étant la même. La même que les
nombreuses autres personnes tuées là-bas.
Peut-être qu’elle avait l’air trop musulmane. Et les gens pensaient que ce
n’était pas grave si certains musulmans se faisaient tuer, parce que beaucoup de
musulmans étaient bizarres de toute façon, comme le croyait Fencer.
Par exemple, si vous pensiez que les musulmans étaient le genre de personnes
qui enterraient les lles vivantes, vous seriez d’accord pour qu’on s’occupe
d’eux. Ma grand-mère, dans son costume rose et vert, la tête couverte, me
tenant tendrement la main, me regardait désormais dans les yeux et me dit la
vérité : « L’islamophobie, c’est la chose qui permet de tuer des gens comme nous, en
toute impunité. »
Puis, après cette prise de conscience, je m’endormis, épuisée.
Tante Nandy était assise au bord de mon lit lorsque je me réveillai.
– Je suis désolée d’être assise ici comme ça, mais tu veux manger quelque
chose avec moi ? L’heure du dîner est déjà passée.
J’acquiesçai, les yeux rivés sur le plafond.
– Les Emma ont acheté de quoi manger. C’est sur la table.
– Zayneb, je n’ai pas pu m’empêcher de voir ton téléphone en venant
m’asseoir, et tu as reçu des messages d’Adam. (Tante Nandy s’éclaircit la voix.)
Je ne les ai pas lus. Mais j’ai pensé que je devais te le dire.
J’acquiesçai de nouveau, trop lasse pour me soucier de savoir si elle les avait
vus, ou si Adam cherchait à me contacter.
Elle quitta la pièce pour préparer le dîner, et j’entrai dans la douche, dans
laquelle je pris une décision.
Je n’allais pas laisser tomber avec Fencer. Je me chais qu’ils m’excluent.
Parce que ça ne pouvait pas être pire que d’avoir perdu ma grand-mère.
•••
– Tu es d’accord pour sortir demain ?
Tante Nandy me passa le plateau de sushis.
J’en pris deux et répondis :
– Où ?
– Eh bien, il y a un concert à Katara. Une fois de plus, si t’es d’accord, on
peut aller là-bas plus tôt, faire un tour, avant d’aller nous asseoir pour le
concert. C’est l’orchestre philharmonique du Qatar, mais comme c’est les
vacances de printemps et que Katara sera bondée de jeunes, ils vont jouer les
musiques de bandes originales de lms connus.
– D’accord.
– Certains de mes amis se retrouveront là-bas pour le concert, mais on sera
seules pour explorer Katara, m’assura-t-elle.
– Tout me va, répondis-je en mélangeant du wasabi à ma aque de sauce
soja.
– Peut-être que ça te ferait du bien de sortir. De prendre un peu l’air.
Je continuai à faire tourner le wasabi avec mes baguettes, le xant
attentivement, au lieu de regarder le visage de tante Nandy.
– Maman t’a dit pourquoi j’ai été renvoyée temporairement ?
– Oui, parce que tu as dessiné quelque chose que l’école a jugé menaçant.
– Ce n’est pas seulement à cause de ça.
À
Je lui racontai alors toute l’histoire. À propos du hashtag
#MangeonsLesVivants. De Fencer. De mes parents qui voulaient que je fasse
pro l bas. Et de l’impression que Fencer et ses semblables avaient tué Daadi.
– Est-ce que je suis folle, tante Nandy ? De souhaiter que ma grand-mère
ne soit pas morte ? Qu’elle ne soit pas morte de cette façon ?
Je commençai à sangloter et me couvris le visage.
Je sentis les bras de tante Nandy se serrer autour de moi, puis j’entendis sa
voix.
– Tu n’es pas folle, tu sou res. Tu as le droit d’avoir mal. Et tu sais quoi ?
Elle s’arrêta et attendit que j’éloigne mes mains de mon visage avant de lever
la main et de soulever mon menton pour croiser mon regard.
– Tu as le droit de vouloir que justice soit faite.
– Mais alors, pourquoi maman et papa agissent comme si je n’avais pas le
droit de ressentir ça ?
– Ils veulent simplement te protéger des conséquences auxquelles tu devras
faire face en te battant pour la justice. Parce qu’il y aura des conséquences
quand tu secoueras ce monde. (Elle tira la chaise la plus proche de moi et s’y
assit.) Mais je vais te dire un secret  : si tu complotes et plani es
judicieusement, les conséquences sont moins inattendues.
– Tu veux dire, comploter en secret ? Mon amie Ayaan fait ça, et elle aussi a
eu des problèmes.
– Tu complotes tellement en secret, que personne ne se doute de rien, puis
tu surgis, les preuves de ton côté, comme je l’ai fait avec Marc à la piscine.
Elle tendit la main vers son assiette et prit un sushi qu’elle mit dans sa
bouche, mâchant rapidement avant de reprendre la parole.
– Je vais te dire quelque chose de vraiment radical à présent. Et tu dois me
promettre de ne pas dire à ta mère que c’est moi qui t’ai dit ça.
Je m’arrêtai, un sushi en route vers ma propre bouche.
– Je te le promets.
– Si tout le monde écoutait ses parents qui craignent les conséquences de la
lutte pour la justice, ce monde serait un endroit plus horrible qu’il ne l’est
maintenant.
– C’est déjà un endroit horrible.
– Imagine si c’était pire encore  ? Si Nelson Mandela avait craint les
conséquences de sa lutte contre l’apartheid  ? Si Malcolm  X, Rosa Parks et
Martin Luther King l’avaient fait, eux aussi ?
– Si leurs parents les en avaient empêchés ?
– Non, s’ils avaient écouté leurs parents, ou n’importe qui d’autre d’ailleurs,
qui voulait les en empêcher. (Tante Nandy se tourna pour me faire face.) Cette
démangeaison dans ton cœur pour la justice a été mise là par Dieu. Ta
bravoure, aussi. Ne laisse personne l’écraser, ce serait comme anéantir sa source
même.
Je me penchai et la serrai dans mes bras.
Grâce à elle, j’étais ère d’être en colère.
Mais oui, je devais apprendre à être en colère dans mon coin.
À surgir sans hurlements.
Et surgir, je comptais bien le faire.
InchAllah.

MERVEILLE : lA cOlÈrE
Ainsi tu m’as coupée
J’aiguise ma lame, patientant désormais
Un jour, je surgirai, pour voir l’ombre tomber
Et faire taire ta haine, ses lambeaux à tes pieds
Unique reliquat de ma douleur hurlée :
Toi,
À présent
Coupé.
J’envoyai également ce poème à Kavi, avec pour objet « J’ai commencé à écrire
des poèmes ».
Kavi m’appela et pleura avec moi. Elle aussi, avait déjà senti les mains
aimantes de Daadi.
En allant me coucher, je nis par ouvrir les nouveaux messages d’Adam.
Nous avons encore prié pour ta grand-mère, pendant le Maghreb.
Puis :
J’espère qu’on pourra arranger ça avant ton départ.
Puis :
Je te jure que je ne veux pas t’embêter, mais ne laisse pas les choses comme ça
entre nous.
Puis :
Je n’avais jamais rencontré quelqu’un comme toi auparavant.
Et en n :
C’est comme si on était faits pour se rencontrer, mais que j’avais tout gâché. Je
suis désolé.
Allongée sur mon oreiller, je secouai la tête.
Ce n’était pas lui, qui avait tout gâché.
Les circonstances de nos vies l’avaient fait pour nous.
ADAM

MARDI 19 MARS

BIZARRERIE : iMagIneR l’aVenIr


Le vécu des malades atteints de sclérose en plaques varie considérablement.
Chez certains, la maladie dégénère de manière rapide et brutale. D’autres
connaissent au contraire un déclin lent et général. Chez d’autres encore, les
symptômes apparaissent de façon sporadique.
Le mien semblait correspondre au dernier cas. Ce qui m’e rayait.
Peut-être parce que ma maladie n’en était qu’à ses débuts, et que j’avais
l’impression d’attendre qu’un coup de hache tombe, et que je faisais face à
l’angoisse de ne pas savoir où j’en serai et ce que je serai encore capable de faire,
dans un jour, dans une semaine, dans un mois.
C’était profondément stressant. Et en ce moment, ma maladie m’empêchait
de bouger.
Je m’allongeai dans mon lit, xant les poutres du plafond, des pensées
s’accumulant dans le fond de ma tête, certaines me disant de me lever et de
descendre pour travailler dans la pièce tant que je le pouvais, d’utiliser mes
mains pour lui donner vie.
D’autres me mettaient en garde, me conseillaient de me ménager, de ne pas
bouger, d’attendre l’inévitable.
Pour la première fois depuis longtemps, je voulais que quelqu’un me fasse
oublier ces pensées paralysantes.
Je jetai un coup d’œil à mon téléphone et vis que Zayneb n’avait répondu à
aucun de mes messages.
Je voulais qu’elle soit là.
Son franc-parler aurait été le bienvenu à cet instant.
Et la façon dont elle disait les choses avec tant de résolution.
J’avais besoin de ce sentiment de bravade. Je voulais aussi la voir elle, tout
simplement.
Je soupirai et s dé ler mes messages pour trouver ceux de Connor.
Hé, tu fais quoi ?
Je vais jouer là. À League of Legends.
Tu veux venir jouer chez moi ?
Ça va ?
Oui.
Je suis là dans cinq minutes.
Connor apporta son ordinateur portable et l’installa dans ma chambre.
J’avais essayé d’avoir l’air moins pitoyable que je ne l’étais. Je m’étais redressé,
toujours dans mon lit, et faisais dé ler l’écran de mon téléphone sans raison.
Il essaya ma chaise de bureau, la faisant tourner.
– Attends, on va voir si Jacob se connecte. On y joue ensemble. En duo.
Il mit son téléphone sur haut-parleur et l’appela. Madison décrocha, la voix
encore endormie.
– Allô ? Connor ?
– Hé, où est Jacob ?
– Dans la douche.
– Dis-lui de me rappeler. Vous avez des trucs de prévus aujourd’hui ?
– Non, juste traîner. On est au Hyatt. Tu te souviens, les parents de Jacob
n’aiment pas qu’on reste chez l’un ou l’autre.
– Ah ouais, c’est vrai.
– Donc on passe les derniers jours à Doha ensemble, au Hyatt. (Elle rit.) Ils
pensent qu’on a déjà pris l’avion pour retourner à la fac. Qu’on est partis la
nuit dernière.
– Vous abuseeeez.
– Hé, mes parents sont au courant.
– O.K., alors oublie de dire à ton homme de m’appeler. Je voulais juste
savoir s’il voulait jouer à LoL. (Connor passa son doigt sur son téléphone pour
mettre n à l’appel.) Allez bye, on se parle plus tard, amusez-vous bien dans
votre nid d’amour.
Il rit avant de raccrocher.
Je regardai la guitare sur le sol près de la porte de la chambre. Celle que
j’avais pris soin d’apporter à Doha, car Hanna voulait que j’en joue pour son
anniversaire qui avait lieu dans quelques jours, mais que je n’avais pas touchée,
à part pour véri er son état après le voyage.
– Tu peux me passer ma guitare, près de la porte ?
– Je sais pas comment ils s’en sortent, Madison et Jacob. Ils ne peuvent pas
se voir quand ils sont à l’école, parce qu’ils sont dans des pays di érents, et ils
ne peuvent pas se voir non plus, si tu vois ce que je veux dire, quand ils sont
ensemble ici. L’été va leur être fatal, une fois que tout le monde sera rentré à la
maison. La famille de Jacob en Espagne et celle de Madison en Australie.
(Connor me tendit la guitare et se rassit sur ma chaise. Il éclata de rire.) Et
maintenant ils couchent ensemble pour rattraper le temps perdu !
– Hé, calme-toi.
Je jouai quelques notes.
– Pourquoi ? C’est une des meilleures choses dans la vie, mec.
Il se tourna vers son ordinateur portable et quitta le mode veille.
– Je ne parle pas de ça.
– Tu as dit à Emma P. qu’elle ne t’intéressait pas, hein ? (Il pencha sa tête
pour m’observer.) Et qu’il y a quelqu’un d’autre ?
Je commençai à jouer les premières notes de Seasons in the Sun, la chanson
préférée de ma mère. Puis je m’arrêtai.
– Ouais.
– Et c’est qui, ce quelqu’un d’autre  ? Parce que tu m’as dit qu’il n’y avait
personne d’autre.
– Je ne savais pas si elle m’aimait bien elle aussi. Et je n’en suis toujours pas
sûr.
Je repris les accords là où je les avais laissés.
– Comment elle est ? Je ne la connais pas de toute façon, alors tu peux tout
me dire.
Je jouai encore un peu, puis m’arrêtai.
– Elle est sûre d’elle, de ce qu’elle est en tant que personne, et elle s’intéresse
à tout. Et c’est une activiste. Et elle est mignonne.
– Et est-ce qu’elle est Gry ondor, Serpentard et musulmane ? (Connor t
un tour sur sa chaise pour me faire face.) Cette Zee quelque chose. J’ai encore
oublié son prénom.
– Zayneb.
– Mec, je l’ai su dès que je t’ai vu la regarder à la fête de ton père  !
s’exclama-t-il, me faisant un signe de la main, excité d’avoir eu raison. T’étais
foutu à partir de ce moment-là.
Je haussai les épaules en signe d’acceptation. Peut-être que je l’étais.
– Qu’est-ce qui te retient ? Elle est célibataire ?
– Ouais. Je veux dire, j’en sais rien. On se parle, seulement. Moi plus
qu’elle.
– Pourquoi elle ne craque pas pour Adam, l’enfant prodige  ? (Son visage
changea d’expression.) Attends. C’est pas à cause de ta sclérose en plaques,
hein ? Qu’elle est pas intéressée ?
– Non, écoute, stop. Tu te fais des lms. Elle fait le deuil de sa grand-mère.
Change de sujet.
– Excuse-moi. Je veux pas que tu restes vierge toute ta vie, mec.
– T’es con !
– T’as de la chance que je te dise rien parce que je t’aime bien. Et surtout
parce que tu m’as toujours sauvé en maths, à l’école.
Il rit et se replongea dans son jeu.
Je terminai de jouer Seasons in the Sun.
•••
Après quelques heures passées à s’amuser sur l’ordinateur et à me lancer des
dé s de chansons à jouer à la guitare, Connor rassembla ses a aires pour partir.
Je me forçai à descendre avec lui et à le raccompagner jusqu’à la porte. Puis je
m’obligeai à sortir.
Je m’assis sur les rochers blancs juste à l’entrée de notre allée et regardai
l’arrière de sa voiture tandis qu’il s’éloignait, descendant le long de l’avenue
interminable de maisons blanches, des maisons de type «  villa espagnole  »,
comme les avait appelées Zayneb.
Le ciel sous lequel Connor disparut était d’un bleu vif et distinct, et je le
contemplai, me demandant si je remarquais soudain tout ce qui était bleu à
cause des foulards qu’elle portait. Zayneb.
Je me demandais ce qu’il y avait sous son foulard.
Comment elle était, lorsqu’elle se sentait complètement à l’aise, quelque part.
J’arrivai presque à l’imaginer, mais c’était comme un rêve dont on se réveillait
et dont on essayait de se souvenir, mais seules demeuraient quelques images
oues.
Comme un visage familier dont l’image, lorsque vous essayiez de le faire
apparaître dans votre tête, était trop vaporeuse pour demeurer claire et
immuable.
C’était peut-être parce que Connor avait parlé de sexe juste avant, de
Madison et Jacob dans leur chambre d’hôtel… Je n’arrêtais pas de penser à elle.
Je rentrai et je retournai me coucher.
Hanna était chez son amie en bas de la rue, mais à la minute où elle rentra, je
le sus. Ma porte était fermée à clé, elle frappa donc quelques coups polis. Je
savais qu’ils allaient bientôt devenir incessants, je répondis donc aussitôt a n de
la faire cesser.
– Quoi ?
– Tu peux ouvrir ce truc ?
– Qu’est-ce qu’il y a ?
– Je voulais savoir si tu allais bien. À cause de, tu sais, de ta sclérose en
plaques.
Mon père et moi lui en avions parlé la veille. Et, bien qu’elle soit allée
chercher Stillwater et une des photos de notre mère pendant qu’elle nous
écoutait, elle s’était montrée étonnamment courageuse en apprenant la
nouvelle.
Mais ensuite, le temps de la surveillance commença. Comme ce matin,
lorsqu’elle se réveilla, puis avant d’aller chez son amie, et… maintenant aussi.
Je soupirai.
– Je vais bien.
– Tu peux l’ouvrir ?
– Hanna, je vais bien. Je descends bientôt.
– Dans combien de temps ?
– Bientôt, bientôt.
– O.K., j’attends alors.
Elle tourna les talons et je soupirai de nouveau. Peut-être qu’elle n’en faisait
vraiment qu’à sa tête.
Ou alors elle se faisait beaucoup de souci.
Peut-être qu’il y avait deux façons de voir les choses.
Et que dernièrement, je ne les avais vues que d’une seule façon. Seulement de
manière désespérée et impuissante.
Je pris mon journal des merveilles et bizarreries sur mon bureau et le
feuilletai.
Ouais, évidemment, tout n’était plus que bizarrerie.
Je remontai plus loin et constatai que j’avais toujours été un observateur de
merveilles.
Peut-être que c’était grâce à cela que je m’étais maintenu à ot, durant toutes
ces années. Tout le monde disait à mon père qu’il avait de la « chance » que je
sois si « gentil ».
Qu’il avait fait un « bon travail », étant donné les circonstances.
Étant donné la mort de ma mère.
Et le fait d’être dans un autre pays.
Et de se convertir à une nouvelle religion en famille.
Ils me considéraient comme un enfant facile à gérer, qui ne répondait pas et
qui ne testait pas les limites.
Mais peut-être que ce n’était pas parce que j’étais simplement gentil, ou parce
que mon père avait fait du bon travail.
Peut-être que c’était grâce à ce journal.
Et cette façon de remarquer que, même dans les moments les plus pourris de
la vie, il y avait quelque chose de merveilleux à voir, à entendre, à toucher. Ou
juste quelque chose qui vous réchau ait le cœur.
Peut-être que c’était le fait d’essayer de trouver ce quelque chose, ce quelque
chose de merveilleux, qui me sauvait depuis toujours.
Mais désormais, je ne voyais plus rien de bon. Parce que j’avais arrêté
d’essayer.
Avant de descendre montrer à Hanna que j’allais bien, je pris un stylo et
écrivis trois merveilles pour compenser celles que je n’avais pas notées ces
derniers jours.

MERVEILLE N° 1 : cOnnOr


Oui, Connor. Car en me demandant de lui jouer des chansons au hasard à la
guitare, il avait veillé à me demander de jouer plusieurs fois Leaves from the
Vine, d’Avatar, le dernier maître de l’air.
Parce que c’était la première chanson que j’avais apprise. Celle pour laquelle
je m’étais mis à la guitare.
Il le savait et s’en souvenait, et c’était le «  Je t’aime, mon pote  » dont j’avais
besoin aujourd’hui.

MERVEILLE N° 2 : hAnnA


Parce que dès son retour, elle était venue voir comment j’allais.

MERVEILLE N° 3 : lE cIel bLeu


Ce que je voulais plutôt écrire, c’était « Zayneb », parce que ce ciel m’avait
fait penser à elle instinctivement, et qu’elle n’était toujours pas sortie de ma tête
depuis.
ZAYNEB

MARDI 19 MARS

BIZARRERIE... ET MERVEILLE :

lEs cOnsPirAtiOns
Katara était un lieu magique. Nous arrivâmes à l’heure dorée, au moment du
coucher du soleil, et l’on eut l’impression d’avoir voyagé dans le temps, d’avoir
pénétré un autre monde, immaculé et protégé.
La première chose que nous vîmes fut l’éblouissante mosquée, couverte de
motifs géométriques et de calligraphies bleu clair et bleu foncé, entrecoupées
d’or.
Deux tours à pigeons se dressaient devant elle. Je ne pus m’empêcher de
regarder les oiseaux qui entraient et sortaient des trous présents le long des
hautes structures d’argile coniques, parsemées de perchoirs en bois.
Tante Nandy me prit la main et me conduisit jusqu’à un banc, et nous
restâmes assises là pendant un long moment, à observer.
C’était comme otter dans la piscine. Je me laissai donc aller.
Nous nous promenâmes longtemps dans le village culturel qui avait été
entièrement construit pour ressembler à des villes d’une autre époque, en
particulier celles de l’âge d’or musulman à Bagdad, Tombouctou et en
Espagne. Elles abritaient des galeries étroites et des cafés, des petits musées, des
restaurants et des jardins symétriques.
C’était comme si nous avions quitté notre époque. C’était comme un
sanctuaire.
– J’adore ça, dis-je à tante Nandy en indiquant l’eau qui s’écoulait en jets
parfaitement ordonnés sur les bords des bâtiments, là où leurs fondations
rejoignaient le chemin de pierre pavé, leur son procurant juste ce qu’il fallait de
mélodie calme et apaisante. On peut s’asseoir là-bas aussi ?
– Bien sûr. (Tante Nandy montra du doigt un banc blanc.) Il faut qu’on
soit à l’amphithéâtre dans quinze minutes, donc on a un peu de temps.
Une fois assise, je m’appuyai sur tante Nandy, et elle passa son bras autour de
moi.
– Tu sais que toi et moi sommes similaires, pas vrai ? demanda tante Nandy.
C’est de moi que tu tiens tes gènes de « Je refuse de me taire ».
Je hochai la tête.
– Oui, je m’en doutais.
– Ça veut dire que je vais être ferme dans ce que je m’apprête à te dire,
Zayneb, et que tu dois m’écouter comme si c’était de toi que ça venait.
D’accord ?
Elle attendit mon accord avant de poursuivre, son ton devenant solennel.
– Il faut que tu trouves une façon de t’occuper de toi. Une façon de te
ressourcer. Sinon, le monde te déprimera si vite que tu ne pourras plus garder
la tête hors de l’eau. J’ai appris ça à la dure.
– Je sais comment m’occuper de moi, tante Nandy. Je suis sur le point
d’aller à l’université.
– Mais comme on le fait maintenant. Comme s’asseoir ici et écouter l’eau.
Comme observer les oiseaux, tout à l’heure. Comme s’allonger dans une
baignoire avec des bombes de bain e ervescentes.
Je ne pus me retenir de dire :
– Mais pas comme fumer, pas vrai ? Ou boire de l’alcool ? Et cacher ça dans
la poubelle ?
Elle pencha la tête pour essayer de me regarder. Après avoir obtenu un
premier aperçu de son expression, je gardai ma tête de Serpentard bien appuyée
contre elle et ma bouche se contracta, essayant de réprimer un rire.
– Zayneb. Tu as fouillé dans mes a aires ? Sans ma permission ?
– C’était un accident. J’essayais d’être une bonne hôtesse pour les Emma.
– Oh non, est-ce qu’elles l’ont vue ?
Tante Nandy desserra son étreinte, et je levai alors les yeux, inquiète qu’elle
soit en colère contre moi.
– Non, non, ne t’inquiète pas, elles n’ont rien vu, la rassurai-je rapidement.
Personne n’a regardé dans la poubelle, sauf moi.
Elle soupira et plongea les mains dans les poches de la robe qu’elle portait.
– En fait, je suis contente que tu en parles. Ça va dans le sens de ce que je
disais : tu dois trouver des moyens sains de te recentrer. Sinon, tu niras par
fouiller trop profondément dans la poubelle.
– Je suis désolée, tante Nandy, d’avoir regardé au fond de la poubelle. (Je la
pris dans mes bras pour accompagner mes excuses.) Je l’ai baptisée la poubelle
du péché.
Elle rit.
– C’est vrai, c’en est une. J’essaie de me tenir à l’écart de cette poubelle du
péché. Parfois, je craque. Mais tu ferais mieux de ne jamais le faire.
– Ma poubelle du péché serait remplie de tonnes de macarons et de choux à
la crème. Uniquement des pâtisseries françaises.
– Eh bien, si c’est pas snob tout ça. (Elle se leva.) On y va ? On a un peu de
marche avant d’arriver à l’amphithéâtre.
Tandis que le soleil déclinait, le ciel se colora d’un bleu teinté de jaune, de
rose et de violet.
Le chemin jusqu’au concert en plein air était si merveilleux que j’arrivai sur
les lieux avec le cœur un peu plus léger.
Nous étions placées directement en face de la scène, pas trop loin, et les amis
de tante Nandy, trois professeurs de l’EID, se trouvaient juste devant nous.
Elle me t remarquer que l’on apercevait l’eau au loin, derrière la scène,
tandis qu’elle posa son sac à main sur le banc à côté d’elle.
– Je peux emprunter ton sac aussi ?
– Pourquoi ?
Je lui tendis.
– Je garde des places pour des amis qui doivent arriver. (Elle posa mon sac à
main.) Ils sont au niveau de la mosquée. Celle qu’on a vue en entrant dans
Katara. Donc ils arriveront dans un petit moment.
Ses amis arrivèrent au moment où l’orchestre entamait la deuxième chanson,
Can You Feel the Love Tonight du Roi Lion.
Je regardai à ma gauche et mes yeux se plongèrent dans ceux d’Adam, qui
suivait sa sœur et son père, tandis qu’ils se dirigeaient vers leurs places à côté de
nous.
À la n de la chanson, je regardai en direction de mon sac à main, de l’autre
côté de tante Nandy et, lorsque je levai les yeux, Adam me sourit.
Je ne vais pas mentir.
Je sentis quelque chose vibrer en moi.
Peut-être que c’était parce qu’il était habillé di éremment.
Il avait mis un polo noir et un jean.
Un polo noir avec un col.
Je tendis le bras et repris mon sac et mon téléphone.
Il m’avait déjà envoyé un message.
Maintenant, je vais pouvoir m’excuser en personne.
Lorsque les premières mesures de Let It Go retentirent, je me penchai pour
m’assurer que tante Nandy ne pouvait pas regarder mon téléphone.
Peut-être que je le ferai aussi.
Puis-je te suggérer quelque chose ?
Oui ?
Let it gooo, let it gooo !
Je me penchai en arrière pour le regarder et me moquer de son humour.
Mais il s’était penché en avant pour me regarder.
Puis, nous changeâmes de position et nous manquâmes de nouveau.
Tante Nandy me regarda. Un sourire de Serpentard aux lèvres.
– Sa présence ici serait-elle le fruit de quelque conspiration ? lui chuchotai-
je.
– Chut, les gens essaient d’écouter, dit-elle, son sourire narquois xé au
visage. Les petits enfants chantent et dansent. Et certains tombent même
amoureux.
– Tante Nandy, arrête, chuchotai-je encore, commettant l’erreur de regarder
dans sa direction.
Il m’adressa un autre sourire.
Je ne l’avais jamais vu aussi heureux.
Il débordait de joie de vivre, et ça lui allait si bien.
Dans tous les sens possibles.
Les choses que j’avais lues sur la sclérose en plaques vinrent inonder mon
cerveau à cet instant-là.
Parce que je n’avais pas seulement e ectué des recherches sur les drones et la
guerre.
J’avais aussi lu des articles sur la maladie d’Adam.
Des articles qui disaient que cela ne signi ait pas qu’il était condamné.
Et tandis que je les consultais, je mourus d’envie de lui dire ce que j’avais
trouvé.
Il avait besoin de savoir, il avait besoin de voir qu’il y avait de l’espoir, alors je
lui souris.
Et il m’envoya l’émoji d’une rose.
Nous écoutâmes le thème de Star Wars, puis il se leva et quitta
l’amphithéâtre.
J’attendis un moment. Avant d’en faire de même.
ADAM

MARDI 19 MARS

MERVEILLE : zAynEb.. jE VEux dIre, l’eAu


Le premier jour à Doha, quand tu es venue chez moi, je voulais te montrer le ciel
nocturne au-dessus de l’eau.
Mais je ne l’ai pas fait.
Maintenant je peux.
Il y a une plage juste en face de la salle de spectacle.
Je patientai à l’extérieur de l’amphithéâtre, dans la brise légère de la nuit.
Dehors, il n’y avait que moi et quelques retardataires qui faisaient la queue
pour acheter des billets, et je réalisai quelque chose.
Elle hésiterait peut-être à me suivre, parce qu’elle ne serait pas sûre que je
connaisse le protocole. Celui de nos interactions.
Au fait, je suivrai les règles. Je veux dire, on ne sera pas seuls. Mon père emmène
Hanna jouer sur la plage aussi.
Et je ne te toucherai pas, bien sûr.
Je m’arrêtai.
Pas avant que tu me donnes ta permission, je veux dire. Pas avant que ta famille me la
donne. Pas avant d’avoir celle de tout le monde.
Alors que je grimaçai devant la maladresse de mon message, quelqu’un se
racla la gorge à proximité.
– Je sais que tu suivras les règles, Adam.
Lever les yeux et la voir là  –  rayonnante, son magni que visage enveloppé
d’un foulard bleu sarcelle qui contrastait avec la couleur crème de
l’amphithéâtre  –  me sembla être un rêve dont je me souviendrai jusqu’au
moindre détail.
– Hé, salam, Zayneb.
– Wa aleykoum salam. (Elle sourit de nouveau et regarda les grandes
marches basses à sa gauche, qui menaient à la plage de Katara.) Alors, ce ciel
enchanté et cette eau ?
– Par là.
Je commençai à descendre les escaliers, puis je m’arrêtai à mi-chemin et me
tournai vers elle, qui se tenait quelques marches au-dessus de moi.
– Hé, je suis vraiment désolé de la façon dont s’est déroulée notre sortie au
musée. Je voulais d’abord te dire ça. Je n’ai pas pris le temps de ré échir à ce
que tu avais pu vivre avec ton prof.
Elle s’arrêta aussitôt et haussa les épaules.
– Peut-être que j’étais aveuglée par la colère, moi aussi. Et je ne me sentais
pas bien non plus en sachant mon père au Pakistan. Je suis désolée moi aussi.
De t’avoir crié dessus. Je suis vraiment désolée, Adam. Tu n’as pas idée à quel
point.
– Tu te souviens de cette famille ? À l’exposition, à côté de nous ? Ils nous
ont regardés comme si on faisait partie du spectacle, nous aussi.
Je ris et son rire se joignit au mien.
C’était un son incroyable.
Nous poursuivîmes notre descente dans le silence complet.
Au pied de l’escalier, nous débouchâmes sur une rampe pavée et, après avoir
tourné au coin de celle-ci, la plage s’étendit devant nous, éclairée par des
lumières placées de part et d’autre d’un chemin coupant à travers le sable et par
les lampadaires qui se trouvaient le long de la berge derrière nous, là où le sable
rejoignait la promenade pavée, devant les restaurants.
J’avais raison, nous n’étions pas seuls. Des familles et des amis s’étaient
regroupés ici et là, assis sur la plage ou sur les bancs le long de la promenade
derrière elle.
Les chariots de nourriture colorés postés sur la promenade attirèrent mon
attention.
– Tu veux bien m’attendre ici ? Je voudrais aller te chercher quelque chose.
Elle acquiesça et se tourna pour observer l’eau sombre sur laquelle
scintillaient les lumières des innombrables bateaux amarrés au loin.
Lorsque je revins avec deux tasses de karak fumantes et deux chapatis chauds,
posés en équilibre sur un plateau de fortune en carton, Zayneb était assise sur
l’une des chaises longues aux couleurs vives qui parsemaient la plage. Mais elle
se trouvait juste à côté d’une famille.
– Tiens, je t’ai gardé une place.
Elle prit une serviette sur l’une des chaises à côté de la sienne et la posa sur
son dossier.
– Il n’y a pas de chaises libres dans les environs. J’en cherchais pour nous, et
ces gentilles personnes m’ont dit de prendre deux des leurs. Qu’elles
utiliseraient leur couverture pour s’asseoir.
– Merci. (Je lui tendis une des tasses de thé avant de m’asseoir.) Je me
souviens que tu as dit que tu aimais le thé. C’est quelque chose à tester au
moins une fois quand on vient à Doha. Le karak. Et le chapati.
Je lui passai le pain plat, roulé dans du papier blanc.
Elle retira le couvercle de la tasse de thé et laissa la vapeur réchau er son
visage, les yeux fermés.
– Mmm, du chai. Ça sent incroyablement bon. Merci. (Elle ouvrit les yeux
et me sourit avant de dérouler son chapati pour en arracher un petit morceau.)
J’ai soudainement une faim de loup.
– Oh waouh, regarde ces vagues !
Je mordis dans le pain plat et grillé en contemplant l’eau tachetée d’écume
lécher le rivage.
Le chapati était incroyablement frais, il avait été préparé sous mes yeux, la
partie feuilletée et grillée à la surface laissant place à une pâte molle et
vaporeuse en dessous.
C’était si bon.
Je me tournai vers Zayneb pour voir ce qu’elle en pensait.
Elle pleurait.
– Je ne comprends pas comment je suis censée passer à autre chose après le
meurtre de ma grand-mère.
Son chapati demeura intact tandis qu’elle nissait de me parler de la mort de
sa grand-mère. Elle me dit que le pain lui avait rappelé le goûter que sa daadi
lui préparait tous les jours après l’école, les mois où elle vivait avec eux.
– Ce que je veux dire, c’est que je suis quelqu’un qui ressent les choses
fortement. Et je ne sais pas comment gérer mes émotions. Les gérer comme la
société me dit de le faire. Ce qui consiste surtout à les ignorer.
Je voulais la consoler, et je dus faire tout mon possible pour ne pas lui tendre
la main. J’ignorais dans quel but… pour essuyer ses larmes  ? Parce que je
voulais qu’elles disparaissent.
– Peut-être que tu n’es pas censée les gérer de cette façon. De la façon dont
on te dit de le faire. Peut-être que tu es destinée à être la personne que tu es.
– C’est exactement ce que tante Nandy m’a dit. Que je suis supposée
ressentir les choses, puis secouer le monde. Intelligemment. (Elle reprit son
chapati, en cassa un autre morceau et le mit dans sa bouche.) C’est juste que je
n’aime pas le fait d’être seule face à ça.
– Tu n’as pas besoin d’être seule. Je… peux être là, moi aussi. (Je retirai le
couvercle de mon thé.) Je ne suis pas du genre à faire du bruit, mais je sais
comment aider. Et j’aimerais t’aider, Zayneb. Parce que tu te soucies des
bonnes choses.
– Tu me fais encore pleurer. (Elle couvrit son visage, puis écarta ses mains
pour me regarder, riant à travers ses larmes.) Ou peut-être que c’est le chapati.
Peut-être que je ne pourrai plus jamais manger de chapati, de rôti ou de pain
frais, parce que ça me fera pleurer. Peut-être que je serai privée de pain jusqu’à
la n de mes jours. Mais… (Tandis qu’elle souriait, elle laissa échapper un
sanglot.) J’aime tellement le pain, c’est tellement bon.
– Attends. Peut-être que tu peux essayer de manger le chapati avec le karak
chaud. Peut-être que la sensation sera di érente de celle que tu avais en
mangeant le pain que te préparait ta grand-mère.
Elle prit une gorgée et croqua dans le pain, les lumières de la plage re étant
les larmes séchées qui scintillaient encore sur ses joues en mouvement.
– Maintenant, j’ai de la bouillie de rôti dans la bouche pour e acer un
souvenir sacré. C’est un peu dégueu. Et triste.
– Alors regarde la mer en même temps. Pour créer un nouveau souvenir
visuel. Ou… (Je haussai les épaules et souris.) Tu peux continuer à me regarder.
– Astagh roullah. Je croyais qu’on suivait les règles. C’est toi qui devrais me
dire de baisser le regard, mon frère, dit-elle en me pointant du doigt, un sourire
aux lèvres. Et où est ton père ? Si ma sœur, Sadia, était là, elle dirait qu’on ne
suit pas les règles.
Je regardai derrière nous et, ne voyant pas mon père, je lui envoyai un
message.
– O.K., alors on regarde tous les deux l’eau. (Je ris et regardai les vagues une
nouvelle fois.) Je t’ai déjà dit qu’à la minute où j’ai vu l’eau, elle a attiré mon
attention ? À Londres ? À l’aéroport ?
– De quelle couleur était l’eau ?
– Elle était d’un bleu profond. De couleur azurite, comme la pierre que
j’avais achetée pour Hanna.
– C’est pour ça que tu as remarqué l’eau ? À cause de son hijab bleu ?
– Ouais. C’est exactement pour ça. Mais aussi parce que l’eau était très
occupée. Elle n’arrêtait pas de s’agiter. À tel point que tous ses bagages sont
tombés.
– L’eau était sujette à des moqueries en ligne. Elle était envahie par des
requins sans pitié.
– Je veux tout savoir sur l’eau. Je veux tout savoir à son sujet. Parce que je…
j’aime l’eau. Je l’aime beaucoup.
Je ne me retournai pas vers elle.
– Parce que tu as soif ? Parce que tu n’as jamais bu d’eau ? Jamais ?
Ses mots étaient teintés d’un soupçon de moquerie.
Je grimaçai et secouai la tête en riant.
– Astagh roullah. Je croyais qu’on suivait les règles. Tu dépasses les bornes,
ma sœur.
– Désolée. Ce doit être parce que j’ai soif, moi aussi.
Elle ne le dit pas en plaisantant, mais de manière détachée.
Nous regardâmes tous deux droit devant nous. Puis, mon père nous salua de
la main en passant près de nos chaises, Hanna courant vers l’eau devant lui.
Le timing était parfait.
– Qu’est-ce qu’il se passerait si l’eau que tu regardais était…
Je m’arrêtai, essayant de trouver une bonne façon d’exprimer mes inquiétudes
quant à mon avenir avec la sclérose en plaques, sans susciter sa pitié.
– Légèrement enfermée, poursuivis-je. Pas vraiment libre comme l’eau
devant nous.
– Tu veux dire, qu’est-ce qu’il se passerait si l’eau que j’aimais était un grand
verre frais de l’eau la plus douce  ? (Elle se mit à rire sans retenue.) Désolée,
cette histoire de métaphore me pousse à enfreindre TOUTES LES RÈGLES.
– Non, sérieusement, Zayneb. (Je devins silencieux.) Tu es O.K. avec ça ?
Avec ma sclérose en plaques ?
– Adam, je suis tombée dé nitivement amoureuse de toi le jour où je t’ai vu
avec ta perfusion. Le jour où tu t’es ouvert à moi. J’aime que les gens s’ouvrent.
C’est ça, qui m’attire chez eux. En n, ça fait partie des choses qui m’attirent.
Je hochai la tête, si follement heureux à l’intérieur, mais aussi légèrement
inquiet.
– Et ta famille ? Ça les ferait ipper ?
– T’as de la chance d’avoir devant toi une lle, je veux dire une eau, qui a
des parents super cool de ce côté-là. Ils ont toujours été d’accord avec le fait
que je rencontre quelqu’un. Le vaste océan d’où vient cette eau est cool,
d’accord ?
– Non, je veux dire, est-ce qu’ils seraient d’accord avec ma sclérose en
plaques ?
– Je pense que oui. Ils ne sont pas cruels.
– Ouais en n, il y aura des hauts et des bas.
– Comme dans la vie, non ?
Je soupirai. Je ne savais pas si j’arriverais à lui faire comprendre ce que
j’essayais de dire.
– Je suis un peu paralysé quand je pense à l’avenir. Il me paraît, comment
dire, sombre. (Je regardai le sable sous mes baskets, puis traçai des motifs avec
ma chaussure droite.) Il se referme sur moi. J’ai l’impression de ne pas pouvoir
bouger. Et d’être tout seul.
– Mais pourquoi tu devrais l’être  ? (Elle me le demanda doucement,
gentiment.) Tu n’as pas à être seul, Adam.
– Le plus drôle, c’est que je ne le suis pas. Mon père, et Hanna bien sûr,
sont là pour moi. J’ai aussi les amis les plus cool pour ça, admis-je. Mais j’ai
constamment l’impression que je ne peux pas tout dire. J’ai l’impression qu’ils
ne comprendraient pas tout, alors je n’essaie même pas.
– Il y a des forums en ligne et des groupes dans la vie réelle, où tu peux
rencontrer d’autres personnes atteintes de la sclérose en plaques, tu sais. (Sa
voix s’accéléra, comme si elle était impatiente de partager ses pensées.) J’en ai
trouvé ! Je faisais des recherches sur les traitements de la sclérose en plaques et
sur les méthodes de thérapie, et j’ai trouvé ces forums. Je t’enverrai des liens. Et
on pourra voir s’il existe une sorte de groupe de soutien ici, à Doha.
– Tu as fait des recherches sur la sclérose en plaques ?
Je me tournai vers elle. Complètement.
– Oui ? Il y a tellement d’informations ! Des informations pleines d’espoir,
Adam.
Elle me regarda pour s’assurer que je voyais qu’elle était sérieuse,
l’enthousiasme s’emparant de son visage tandis qu’elle se pencha en avant dans
son empressement à me communiquer son excitation.
– Tu n’as pas à être seul.
L’espoir… Elle essayait de me donner de l’espoir.
Elle essayait d’éclairer le chemin à suivre avec de l’espoir.
Incroyable.
De penser que je n’étais pas seul.
Qu’elle avait pensé à l’avenir pour moi aussi.
– O.K., maintenant j’ai besoin de regarder l’eau. (Je contemplai les vagues.)
Parce que je comprends soudain pourquoi il y a des règles.
– Mes recherches sur la sclérose en plaques t’ont donné encore plus soif ?
– Ouais. Ça, et toi, tout simplement. J’ai vraiment soif.
Elle se mit à rire doucement.
– Qu’est-ce que ça veut dire ? Parce qu’on ne peut pas boire l’eau, tu sais.
– Salut tout le monde !
Je me retournai et aperçus Mme Raymond accompagnée d’autres professeurs
de l’EID se dirigeant vers nous.
Son visage s’illumina en apercevant notre collation :
– Oh, oui ! Je suis trop contente que tu aies pu essayer le chapati et le karak,
Zayneb !
Zayneb hocha la tête et brandit son chapati.
– J’approuve Doha.
Nous nous levâmes et, avant de rejoindre les autres, je remerciai la famille à
proximité, ceux qui nous avaient prêté leurs chaises.
En rentrant chez nous ce soir-là, nous ne nous envoyâmes pas de messages.
Ce ne fut pas nécessaire.
Nous savions exactement ce que nous allions nous dire.
ZAYNEB

MERCREDI 20 MARS

MERVEILLE : aDam. . jE VEux dIre, l’eAu


Aujourd’hui, tante Nandy et moi nous rendîmes à la piscine de bon matin.
Nous fîmes quelques longueurs ensemble et évaluâmes à tour de rôle nos
plongeons respectifs, puis elle retourna au vestiaire avant de monter à
l’appartement et préparer son incontournable petit-déjeuner.
Je me retournai sur le dos et me détendis un peu.
Je fermai les yeux, me repassant les moments sur la plage hier, un sourire
niais sur mon visage  –  Adam et moi ressentions exactement la même chose l’un
pour l’autre, et nous l’avions admis ! – lorsque quelqu’un me toucha le bras.
J’ouvris les yeux et levai la tête sur un air de déjà-vu. C’était la femme au
bonnet et au maillot de bain blanc de ma première fois dans la piscine, qui
essayait d’attirer mon attention de nouveau.
– Je suis navrée de vous interrompre une nouvelle fois. Mais mon mari
essaie de vous parler.
Me redressant dans l’eau a n de distinguer correctement et de dégager mes
oreilles, je me tournai vers l’endroit qu’elle désignait. C’était le même homme
qui m’avait dénoncée au responsable du club, Marc. Il se tenait debout près de
l’escalier de la piscine, les mains pendant de chaque côté de son corps, le short
à nouveau coincé sous son ventre.
Son mari ?
Je la regardai.
– Votre mari ?
– Oui. (Elle hocha la tête d’un air penaud, avant de lui crier  :) Qu’est-ce
qu’il y a maintenant ? Elle t’écoute ! 
– Excusez-moi, mais je croyais que Marc vous avait expliqué les règles de la
piscine.
Les bras de l’homme formèrent des ailes de « C’est moi le patron ici » tandis
qu’il posa ses deux mains sur ses hanches. Il ressemblait à un angry bird.
– Nous sommes conscients que vous êtes une invitée ici, mais il y a des
règles à suivre dans ce complexe, ma chère, me dit la femme à côté de moi avec
sympathie, comme une grand-mère.
Une grand-mère qui se disait : « C’est moi la patronne ici. »
Je faillis perdre mon sang-froid.
Mais je repensai au moment où j’étais sur la plage hier.
Assise là dans la nuit, avec le karak chaud et la fraîcheur de la brise sur l’eau.
Je repensai à Adam, lorsqu’il m’avait dit qu’il aimait beaucoup l’eau.
Ce qui me rappela quelque chose : je m’aimais bien, moi aussi. Et j’aimais les
choses qui me faisaient du bien, comme la natation.
– Je n’enfreins aucune règle. (Je parlai fort pour que l’homme puisse
entendre.) Porter du tissu de bain supplémentaire n’enfreint aucune règle.
– Comme nous vous l’avons déjà dit, ce n’est pas un maillot de bain
approprié, insista l’homme, l’air renfrogné.
Il croisa les bras pour se donner plus de contenance, comme dans un mauvais
dessin animé.
Parce que je suis le patron, et c’est tout !
Sa femme me tapa sur l’épaule.
– Mon mari aime quand les règles sont respectées. Nous vivons ici depuis
quatre ans. Personne ne s’était jamais habillé comme vous auparavant.
Je ne prêtai pas attention à sa prétendue gentillesse.
– Pardonnez-moi, mais j’aimerais me baigner en paix à présent.
L’homme se retourna et se dirigea vers la porte.
– Oh non, il s’en prend encore à Marc. (La femme claqua la langue en le
regardant partir.) Je suis tellement inquiète de ce que ça peut faire à son cœur.
De s’énerver comme ça. Il est si sensible, je ne veux pas qu’il tombe malade.
Je la dévisageai du regard.
– Excusez-moi, mais avez-vous déjà pensé à ce que cela fait à nos cœurs  ?
Que l’on nous dise en permanence que ce que nous choisissons de faire n’est
pas bien ? Pourquoi je ne peux pas simplement nager ici en paix ? Pourquoi les
vêtements que je porte blesseraient-ils le cœur de votre mari ?
Elle ne répondit rien, mais je pouvais voir dans ses yeux écarquillés que les
roues s’étaient mises à chau er là-haut, dans son cerveau.
Désormais loin d’elle, je poursuivis. Non pas pour qu’elle le comprenne de
mon point de vue, mais pour l’aider à ré échir.
– J’en ai marre d’être confrontée à ça tout le temps. C’est moi qui ai le
cœur brisé, d’accord ? Moi et mes sœurs, mon peuple.
Elle pinça les lèvres, si bien que je terminai par une dernière suggestion pour
l’aider à faire fonctionner ses méninges.
– Et vous savez quoi ? Je ne vais pas laisser vos préjugés, votre indignation,
ou votre fausse gentillesse changer une partie de moi, de mon apparence, de
qui je suis. Votre résistance à mon existence est futile, d’accord ?
Je m’éloignai d’elle en ottant.
Je ottai et ottai encore, les yeux fermés, pensant au clapotis de l’eau sur la
plage hier, aux lumières scintillantes des bateaux, et à Adam.
Quand je décidai que j’avais terminé de me détendre, je quittai la piscine
déserte.
Après la douche, tandis que j’étais assise avec une serviette blanche nouée
autour de mon corps et une autre autour de ma tête, en train de me sécher
dans le vestiaire, j’envoyai à Adam les liens du forum sur la sclérose en plaques
que j’avais trouvés.
Il me répondit par « Merci » et « À bientôt », suivis de deux émojis en forme
de vague.
Je souris.
Pour véri er si les liens que je lui avais envoyés fonctionnaient bien, je cliquai
sur le premier. Il me conduisit à un sous-forum sur la sclérose en plaques d’un
site de discussions.
C’était un site dont je n’avais jamais entendu parler avant d’avoir e ectué des
recherches pour Adam : Nest.
Je cliquai dessus et découvris qu’il était soigneusement organisé en forums
publics ou privés. J’entrai dans un forum public appelé CollegeDirt et s
dé ler les messages détaillant les avantages de di érentes universités.
J’entrai les mots «  université de Chicago  » dans la barre de recherche et
parcourus les commentaires, avant de m’arrêter sur un message d’un certain
SugarWraith.
Ce qui me t penser à Fencer.
Fencer avait utilisé le pseudo en ligne @StoneWraith14.
Je cherchai ce nom dans le forum, mais ne trouvai rien.
Je cliquai méthodiquement sur chacun des sites de forums que j’avais envoyés
à Adam, en sautant les sites médicaux, à la recherche de preuves du passage de
@StoneWraith14.
Cela ne donna rien.
Mais j’étais loin d’avoir terminé de tout véri er.
J’en lai une abaya noire, enroulai un foulard autour de ma tête sans le serrer,
et s passer mon sac à dos de sport sur mes deux bras avant de sortir du
vestiaire, prévoyant de m’apprêter parfaitement une fois arrivée à
l’appartement.
Parce qu’aujourd’hui était un jour spécial.
En rentrant de Katara hier soir, alors que nous marchions vers le parking,
Adam nous avait parlé, à tante Nandy et à moi, de la pièce sur laquelle il
travaillait au sous-sol, chez lui. Il voulait la terminer à temps pour l’anniversaire
d’Hanna, pour lui faire la surprise.
– Mais je n’ai pas été en mesure d’y descendre et de travailler dessus. J’étais
en train de la peindre avant mon attaque. (Il t un signe de tête à tante
Nandy.) Et, comme vous le savez, j’ai perdu quelques jours à cause de ça.
– Je viendrai t’aider à peindre, répondit tante Nandy. Je suis une pro de la
peinture.
Adam avait ré échi pendant quelques secondes avant de me regarder.
– Si Zayneb vient aussi, alors j’accepte.
Je regardais Hanna, qui était partie devant avec son père et qui jouait
désormais à la funambule sur les butées en béton qui bordaient le parking.
– Je le ferai, mais à condition qu’Hanna ne sache pas qu’on est là, et qu’elle
ne la voie pas avant que nous ayons terminé. Pour que la surprise soit totale.
– Marché conclu. J’en parlerai seulement à mon père.
Puis nous avions souri pour sceller notre pacte, et c’est ainsi que tante Nandy
et moi devions nous y rendre aujourd’hui, juste après le petit-déjeuner.
J’étais sur un petit nuage, tandis que je sortais du gymnase tout en repensant
à ce sourire que nous nous étions échangés.
Marc se leva lorsque j’arrivai au niveau de la réception du complexe.
– Bonjour. Je voulais vous informer que nous avons eu une autre plainte à
propos de votre maillot de bain.
– Vous voulez dire la même.
Je ne m’arrêtai pas pour le regarder et me contentai de me retourner une fois
arrivée aux portes, pour lui montrer qu’il ne m’impressionnait pas.
– J’apprécierais qu’il n’y ait pas de perturbations ici.
– Et j’apprécierais que vous fassiez en sorte que je puisse nager en paix
comme tout le monde. Ciao.
Je sortis dans la cour, mais décidai de m’arrêter juste devant la double porte
vitrée.
Puis, je levai les bras pour laisser l’air sou er à travers les manches bou antes
de mon abaya.
Pour que Marc puisse voir que j’étais libérée de lui et de son ingérence dans
ma liberté.
Adam avait tout préparé pour nous : trois bacs à peinture munis de rouleaux,
des petits pinceaux posés sur des pots fermés, et une échelle au garde-à-vous,
les pieds écartés.
Même si je savais que j’allais peindre, je m’étais tout de même apprêtée.
Je portais un jean et une chemise boutonnée à rayures blanches et bleu
marine, ainsi qu’un hijab bleu marine soigneusement ajusté autour de mon
visage.
Dès qu’Adam m’aperçut à la porte d’entrée, ses yeux s’illuminèrent.
Alors que tante Nandy grimpait à l’échelle pour nir les bordures du plafond,
ses écouteurs sans l allumés, et que lui et moi commençâmes à tremper nos
rouleaux pour nir les murs, il me dit :
– Psst, une question dans la série « J’ai besoin de tout savoir sur toi, volume
un », tu portes toujours des hijabs bleus ? De di érentes nuances ?
– Non. (Tout en prenant mon rouleau chargé de peinture du bac, je scrutai
son visage, me demandant où il voulait en venir.) C’est pas mon truc. Ma
couleur préférée c’est le orange.
– Vraiment ? Parce que j’ai remarqué que tu portais beaucoup de bleu. Et je
trouvais ça cool.
J’avançai mon premier rouleau vers le milieu du mur devant moi, en
souriant. Il avait remarqué. Et les avait aimés. Mes hijabs.
Je le psstai à mon tour.
– J’aime t’entendre dire ça, que c’est cool. C’est tellement le contraire de ce
que j’entends habituellement. À propos du fait que je porte le hijab.
Puis, je lui parlai de ce matin à la piscine.
Il s’arrêta de peindre et éloigna le rouleau du mur.
– Ça craint, Zayneb. Je suis désolé.
Je m’arrêtai aussi.
– Parfois, je me demande si je suis un aimant à ça. À ce genre d’attitude. Je
ne sais pas si toutes les lles musulmanes vivent ce genre de trucs.
– Je dois être honnête  : je n’ai jamais posé la question à aucune des lles
musulmanes que j’ai rencontrées. Je me sens mal à propos de ça. (Il se remit à
À
peindre, mais plus lentement.) J’aurais aimé être là ce matin, en tout cas. À la
piscine.
Je me tournai vers lui.
– Qu’est-ce que tu veux dire ? Qu’est-ce que tu aurais fait ?
– J’aurais parlé. Je l’aurais peut-être enregistré avec mon téléphone, pour
avoir des preuves. (Il tendit le rouleau vers le haut et sourit.) J’aurais été là pour
l’eau, mon eau, pas celle de la piscine, c’est ce que j’essaie de dire.
Je fus parcourue d’un frisson lorsqu’il prononça le mot «  mon  », une
sensation de chaleur se di usa dans mes joues, et je me demandai si je n’étais
pas en train de rougir.
C’était incroyablement étrange de l’entendre dire «  mon eau  » avec autant
d’aisance.
J’essayai de continuer à peindre nonchalamment. Je tentai de calmer mes
joues avec des questions pratiques.
– En parlant d’eau, qu’est-ce que tu crois qu’on devrait faire ? Je rentre chez
moi dans trois jours.
Il se dirigea vers le groupe de bacs à peinture et imbiba de nouveau son
rouleau. Quand il revint à notre mur, il a chait un sourire sur le visage. Un
sourire qui ne le quitta plus.
– Donc la nuit dernière, j’ai lu le protocole. La façon de procéder pour que
tout se passe bien. Je suis censé demander la permission à tes parents pour
apprendre à te connaître.
– Mais ils sont au Pakistan et à Springdale. (J’arrêtai de peindre et
ré échis.) En n, ma mère sera là demain.
– Est-ce que je devrais aller lui parler ?
Je partis recharger mon rouleau de peinture et revins, prenant le temps de
ré échir.
– Ça semble tellement o ciel. D’aller parler à mes parents. Même si je
pense qu’ils le savent déjà un peu, parce que ma sœur le sait.
– Eh bien, mon père le sait. Et il t’aime bien, surtout parce qu’Hanna t’aime
bien, je pense. Ta tante le sait. (Il s’éclaircit la gorge.) Hanna le sait. Elle pense
que c’est bizarre, parce que nous sommes cousins, mais à part ça, elle a dit
qu’elle était heureuse. Donc maintenant, il ne reste plus que tes parents.
– O.K., mais fais-le vite, d’accord ? Comme quand on retire un pansement.
Je ne veux pas que ce soit douloureux.
J’imaginais mon père s’attarder sur des questions et ma mère vouloir
s’approcher d’Adam pour l’observer davantage.
– Je pensais qu’ils étaient un océan cool. (Il leva les sourcils vers moi depuis
le coin qu’il était en train de peindre.) Des parents complètement relax.
– Ils le sont. Mais ils peuvent aussi se montrer trop curieux.
– Tu peux le voir aussi comme de la préoccupation à ton égard.
– Je savais bien que tu étais le genre de ls dévoué. Un ls à sa maman.
– Ouais. C’est vrai, je le suis.
Je retirai mon rouleau du mur et me détournai, horri ée.
J’avais encore oublié. À propos de sa mère.
Oh mon Dieu, est-ce que cela allait toujours arriver ?
Qu’est-ce qui n’allait pas avec ma bouche ?
– Zayneb ? Hé ?
Il me pssta de nouveau, et je devinai qu’il était tout proche, derrière moi.
Je me retournai pour le voir passer sur des endroits que j’avais manqués sur le
mur. Je déglutis avant de prendre la parole.
– Désolée. D’avoir dit ce que j’ai dit. Le truc de ls à maman. D’avoir sous-
entendu que tu étais encore sous les jupons de ta mère, alors qu’elle n’est plus
là…
– C’est pour ça que j’essayais d’attirer ton attention. Ça va, t’inquiète pas.
Je serai toujours un ls à maman. (Il me sourit, complètement détendu.) Parce
que, même si je ne suis pas à l’aise pour parler de la mort de ma mère qui, oui,
me fait beaucoup de peine… (Son sourire s’e aça légèrement avant qu’il ne
poursuive :) Je suis tout à fait d’accord pour parler de sa vie. Je te l’ai déjà dit.
C’était une mère extraordinaire, et elle l’est toujours, parce que parfois, je la fais
revivre dans ma tête, je fais revivre les choses qu’elle m’a dites, celles dont nous
avons parlé, quand j’ai besoin de comprendre ce qu’il se passe de nouveau dans
ma vie maintenant. Comme ma sclérose en plaques et tout ça.
J’ignorais pourquoi, mais à ces mots, je me mis à pleurer, puis je hochai la
tête et il hocha la sienne, les larmes aux yeux lui aussi, et nous peignîmes
tranquillement côte à côte pendant un long moment.
Et j’étais si heureuse qu’il parle bientôt à mes parents, parce que je rêvais de le
serrer dans mes bras.
•••
Quelque part dans les rythmes apaisants de la peinture et de la xation des
petites pièces qu’Adam avait fabriquées au l des ans pour les ajouter à son
installation, je lui parlai de Fencer.
À la n, il sembla que c’était lui qui voulait me serrer dans ses bras.
ADAM

JEUDI 21 MARS

MERVEILLE : lEs cOnnE tIonS


Hier, nous avions travaillé toute la journée. Zayneb, Mme Raymond et moi,
nous arrêtant seulement pour déjeuner ensemble le midi, puis pour dîner avec
mon père et Hanna, qui revenaient d’une journée entière passée à la plage.
Elles étaient là, avec la seule amie d’Hanna qui restait dans notre quartier pour
les vacances de printemps.
Grâce au travail que nous avions réalisé, la pièce était à moitié vivante.
Je m’étais réveillé ce matin plein d’énergie pour ajouter les touches nales –
 celles que je ne voulais pas terminer pendant que Zayneb était là, car je voulais
lui faire la surprise.
Mais je dus d’abord dire au revoir à Connor, qui retournait à l’université en
Californie.
Nous nous retrouvâmes à notre restaurant de burgers préféré près de l’EID,
celui avec le vieux jukebox.
Il inséra des pièces dans la machine, et Stand by Me résonna dans l’ensemble
du restaurant.
– Raconte-moi ce que tu as prévu de faire, dit-il en se glissant dans le siège
en face de moi, un burger triple l’attendant sur un plateau.
– Je termine la pièce que j’ai commencée en bas. Ensuite, je vais passer un
peu de temps ici à Doha avant d’aller voir mes quatre grands-parents, au
Canada. Et puis, peut-être…
Je m’arrêtai pour prendre une bouchée de mon cheeseburger et pour ré échir
à la manière de lui annoncer ma décision. Le temps que je nisse de mâcher,
j’avais trouvé une solution. J’allais tout simplement lui dire.
– Aller voir Zayneb, dans l’Indiana.
Il but une longue gorgée de sa boisson, avant de glousser.
– O.K., alors ça c’est la meilleure. Mon pote Adam qui s’est trouvé une
ancée.
– Tu veux bien me rendre service ? (Je pris deux frites et les plongeai dans le
récipient de ketchup.) Garde cette nouvelle en dehors de la conversation
groupée, d’accord ? Il y a eu un malentendu, et Zayneb a dit à Emma P. qu’il
n’y avait rien entre nous. Je ne veux pas qu’Emma pense qu’elle a menti.
– Motus et bouche cousue. (Il mangea son hamburger, remuant la tête au
rythme de la musique entre deux bouchées.) Et pour ta sclérose en plaques ? Il
y a des traitements de prévus ?
– Oui, vendredi. Je vais chez le neurologue. (Je terminai mes frites.) Et toi ?
Tu continues à suivre ton programme ?
– Oui, Nancy va m’aider à comprendre. Quand tu iras à Vancouver, essaie
de voir si tu peux prendre un vol pour Berkeley. J’aimerais bien que tu viennes,
et peut-être même que tu pourras la rencontrer, Nancy.
– J’ajoute la Californie à mon jet-set tour.
– Je vais essayer de faire venir les autres aussi. Parce qu’aucun de nous ne
compte revenir ici, tu sais ? Pour l’été ?
Je fouillai dans ma poche.
– Hé, je t’ai pris une carte-cadeau Steam.
Je laissai tomber la carte en plastique, chargée d’argent à dépenser sur le site
de jeux, au milieu de la table.
– Pourquoi ? (Connor la saisit.) Whoa, fallait pas. Pourquoi tu m’as pris ça ?
J’espère que c’est pas un truc de remerciement, mec.
– Bien sûr que non. C’est pour qu’on puisse se parler, répondis-je en
dépliant mon sachet de frites vide avant de l’aplatir. Tu joues et on se parle ?
Tous les dimanches ?
Il me regarda, puis baissa les yeux sur mes mains occupées à transformer le
sachet en origami.
– Tu joueras les chansons que je te demande alors ? Sur ta guitare ?
– Ouaip.
Je pris une autre bouchée de mon hamburger, tandis qu’il se leva pour aller
ajouter de l’argent dans le jukebox.
Scarborough Fair accompagna nos projets de retrouvailles en Californie.
Mon père emmena Hanna acheter des décorations pour son anniversaire, et
dès qu’ils furent partis, je descendis pour terminer la pièce.
Je n’hésitai que très brièvement avant de grimper sur l’échelle, un pistolet à
clous en main.
Mes mains se déplacèrent méthodiquement, espaçant les lumières au plafond
de manière à les entrecroiser.
Lorsque j’eus ni, je sentis un picotement dans mes bras, que je pris pour de
la fatigue.
Mais je déposai le pistolet à clous et décidai de nir le reste le lendemain.
Tôt le matin, avant qu’Hanna ne se réveille pour son anniversaire.
Ma méthode pour ne pas penser au départ de Zayneb était de me préparer à
la revoir pendant l’été. J’avais déjà convenu avec mes grands-parents paternels
que je resterais d’abord seul avec eux, puis avec mon père et Hanna lorsqu’ils
viendraient à Vancouver, avant de partir à Ottawa pour passer deux semaines
avec mes grands-parents maternels. Après quoi, j’espérais ajouter un voyage en
Indiana. Et en Californie, quelque part entre les deux.
J’étais assis sur le canapé, occupé à chercher les prix des vols pour ces voyages
et prenant des notes dans mon journal des merveilles, lorsque je reçus un
message de Zayneb.
Tu peux me retrouver au musée ? D’ici une heure ?
Surpris, car j’avais renoncé à voir Zayneb aujourd’hui, sachant que sa mère
était arrivée ce matin, je relus le message.
Je pensais qu’elle passerait du temps chez elle, avec sa famille. Et que j’irai
dîner avec eux demain, après l’anniversaire d’Hanna, pour rencontrer sa mère.
Mais voilà un autre jour que je pouvais passer avec Zayneb. Je tapai
rapidement sur mon téléphone, au cas où elle changerait d’avis.
Bien sûr. Près de la fontaine ?
Oui.
Elle ajouta un émoji de vague.
Mon père et Hanna étaient sortis, je n’avais donc pas de chau eur.
J’étais sur le point d’ouvrir l’application Uber, lorsque je me souvins de
quelqu’un. Zahid.
– Adam, vous avez l’air en pleine forme.
Il se leva du siège du conducteur pour me regarder.
Je m’avançai pour lui serrer la main, mais je nis par tendre les bras pour lui
faire une accolade.
– Merci, Zahid. Je veux dire oncle Zahid, chuchotai-je en riant.
– Je suis si heureux que vous m’ayez appelé. Pas seulement pour mon taxi.
Mais aussi parce que vous êtes mon neveu, n’est-ce pas ?
Il desserra son étreinte pour me sourire, et je remarquai que son visage était
brun, avec une moustache pleine et des yeux sombres et pétillants.
C’était exactement le type de visage aimable que j’avais imaginé.
– Oui, merci, mon oncle.
– Vous vous sentez mieux ?
– Beaucoup mieux.
– Votre famille est au courant ? Elle vous aide ?
– Oui.
Je m’installai sur le siège avant, posai mon journal des merveilles et bizarreries
sur mes genoux, et bouclai ma ceinture.
Il dit une prière avant de commencer, la murmurant à voix basse, et je me
joignis à lui, mes mots se mêlant aux siens.
Après avoir terminé, il me regarda un instant, avant de tourner le volant pour
se déporter.
– Vous connaissez ?
– La doua ? Oui, je suis musulman, Zahid. (Je ris.) J’imagine que j’aurais
dû vous dire «  as-salam aleykoum  » d’abord, pour que vous vous en rendiez
compte.
– Wa aleykoum salam wa rahmatu-Llah wa barakatuh, dit-il, retournant
mon salam dans une salutation de paix plus noble.
Je souris face à sa bienveillance.
– Vous êtes malaisien ou indonésien ? poursuivit-il.
– Pas du tout. (Je secouai la tête.) Je suis canadien. Mais la famille de mon
père est originaire de Chine et celle de ma mère de Finlande.
– Ah. D’accord.
Zahid m’adressa un pouce en l’air.
– Écoutez, oncle Zahid. Mon père voudrait que je vous invite à dîner un
jour prochain. Il sait que vous m’avez été d’une aide précieuse. Accepteriez-
vous ?
– Oh, il n’y a pas besoin de ça, Adam. Pourquoi lui avez-vous dit ?
– Ça le rendrait très heureux. Et moi aussi. Et ma sœur.
– Et votre mère ? Qu’en est-il d’elle ?
– Elle est décédée. Mais elle aurait été heureuse de vous rencontrer.
Zahid conduisit pendant un moment, ré échissant.
– O.K., dites-moi la date de ce dîner, et je serai à l’heure.
– Merci.
– Mais alors, vous devrez venir chez moi, vous aussi. Et rencontrer ma
famille, mes enfants sont jeunes, mais ils vous aimeront. Ils apprennent à parler
anglais.
Je hochai la tête, heureux de lui rendre sa gentillesse comme je le pouvais.
En entrant dans le hall du musée, je m’étonnai de la di érence entre ma
démarche et celle que j’avais eue dimanche dernier.
La sclérose en plaques était imprévisible, mais je me jurai de pro ter des bons
jours. Et du bon dans chaque jour.
Aujourd’hui était un jour doublement spécial. Je me sentais en forme, aussi
bien physiquement qu’émotionnellement, et je voyais Zayneb sans que ce soit
prévu.
Après avoir passé l’escalier somptueux, je regardai devant moi, et elle était là.
Assise à une table près de la fontaine, face à moi, mais sans me voir, entourée
d’autres tables pleines de monde.
Sa tête était penchée sur un livre posé sur la table, le stylo dans sa main se
déplaçant rapidement sur la page.
De l’écriture. Elle écrivait. Était-ce dans son journal ?
Je tenais le mien dans les mains  –  je l’avais pris avec moi pour en n le lui
montrer – et j’étais ravi à l’idée qu’elle ait aussi le sien.
– Euh… Zayneb, es-tu en train d’écrire tes merveilles ? Ou tes bizarreries ?
Je posai mon journal sur la table et tirai la chaise en face d’elle.
Son stylo cessa de bouger, et elle regarda mon journal, penchant la tête pour
déchi rer le titre, une expression de surprise prenant place sur son visage.
Puis elle leva les yeux, stupéfaite.
– C’est… quoi ça ? Adam ?
Je m’assis et lui souris.
– Mon journal des merveilles et des bizarreries. Je répertorie les bonnes
choses de la vie depuis que j’ai quatorze ans. Et les choses bizarres aussi.
Surtout les choses bizarres, dernièrement. En n, dernièrement, jusqu’à ce que
je sache qu’une certaine H2O m’aime bien aussi. Maintenant, ce ne sont plus
que des merveilles.
– Je vais me mettre à crier. Je vais vraiment me mettre à crier.
Elle referma le livre dans lequel elle écrivait et m’en montra la couverture
orange.
MERVEILLES ET BIZARRERIES y gurait en lettres majuscules.
– ADAM, ÇA FAIT DEUX ANS QUE J’ÉCRIS LÀ-DEDANS !
– Et moi quatre. (Je souris à la façon dont ses yeux étaient plus écarquillés
que jamais.) En n, c’est pas exactement celui-là. J’en suis à mon cinquième
journal.
– J’Y CROIS PAS. (Elle s’arrêta et ferma les yeux.) Attends. Qu’est-ce que
ça veut dire ?
Je posai mes coudes sur la table et me penchai en avant.
– Ça veut dire qu’on a quelque chose en commun.
Elle ouvrit les yeux et hocha la tête.
– Et que c’est un point commun incroyable, poursuivis-je.
Elle hocha la tête une nouvelle fois, observant mes pattes de mouches qui
formaient les mots merveilles et bizarreries dans le coin supérieur gauche de
mon journal.
Je le pris dans mes mains pour qu’elle puisse mieux l’observer.
– Je viens de réaliser que cette chose m’a littéralement aidé à traverser ces
années di ciles de solitude, après la mort de ma mère. Et qu’elle m’a permis de
voir les merveilles qui m’entouraient à travers tout ça.
– Attends. (Elle feuilleta son journal.) Mais ce n’est pas ce que j’ai fait moi.
Donc nous n’avons pas quelque chose en commun. Parce que des pages et des
pages entières de ce truc parlent des choses horribles de ce monde. Et j’ai six
autres de ces journaux chez moi. Principalement remplis d’événements
merdiques arrivés dans ma vie.
– Tu n’as noté aucune merveille ?
– Non, en n, il y en a, mais elles sont courtes. Sauf à partir du moment où
on a commencé à s’apprécier. Ça s’est amélioré après ça. (Elle ouvrit son
journal et t semblant de le lire.) Merveille : Adam, bla, bla, bla, Adam. Adam,
Adam, Adam, en n tu vois le tableau.
J’ouvris des pages au hasard dans le mien.
– Merveille  : Zayneb. Et en voici une autre. Merveille  : Zayneb. Et une
autre… Tu vois le tableau aussi ?
Nous nous regardâmes avant d’éclater de rire. Puis, par-dessus son épaule, à
travers les fenêtres, j’observai la baie de Doha. Et le ciel juste au-dessus.
C’était parfait.
Ce moment était parfait. Nous étions tellement en phase, tout en étant dans
mon endroit préféré de la ville.
– C’est irréel. (Elle prit mon journal et le plaça à côté du sien, puis sortit
son téléphone pour prendre une photo.) Pourquoi… Je veux dire, comment as-
tu commencé le tien ?
– Grâce à ce musée. Parce que je venais souvent ici et j’allais souvent voir les
expositions, et un jour, je n’ai pas pu m’empêcher de penser à ce manuscrit à
l’étage. Les Merveilles de la création et les bizarreries de l’existence.
– Oh mon Dieu. C’est pour ça que moi je suis restée clouée sur place
quand on est venus le week-end dernier. Je n’arrivais pas à croire que j’étais en
présence du manuscrit original. Le même que j’avais vu en ligne quand j’avais
seize ans.
– À l’étage. Où on a eu cette dispute bizarre.
– Oui.
– O.K., il faut que je te dise quelque chose. Mais tu dois me promettre que
tu ne te mettras pas en colère.
– Pas question. Comment je peux te promettre de ne pas me mettre en
colère à propos de quelque chose que j’ignore  ? Non, je ne suis pas d’accord
avec ce genre de choses. (Elle croisa les bras, un air de malice dans les yeux,
puis se rassit.) Je me réserve le droit de m’énerver. Fièrement.
– O.K. Depuis le premier jour où je t’ai vue, je sais que tu as ce journal des
merveilles et des bizarreries. (Je me penchai en arrière et croisai les bras à mon
tour.) Parce qu’il est tombé de ton sac. Dans la salle d’embarquement, à
l’aéroport. Et je l’ai vu.
– Et tu m’as couru après à cause de ça  ? (Elle serra davantage ses bras
croisés, les yeux pétillants de gaîté.) Oh, maintenant je comprends mieux. C’est
pour ça que tu voulais me parler dans l’avion. Ce n’était pas mon regard
magnétique ou mon sourire.
– J’ai vu ça après, la rassurai-je, mais d’abord, c’était ton hijab. Même pas à
cause de la couleur, simplement parce que tu en portais un. Je m’étais dit  :
alerte lle musulmane. Et après ça, oui, j’ai remarqué sa couleur.
– T’as un petit faible pour le bleu, je note.
Elle prit son journal et son stylo et t semblant de l’écrire.
Ou peut-être l’avait-elle vraiment fait.
Je l’ignorais.
Parce que ses yeux souriaient.
– Puis ça a été ton journal. Et le fait que tu voyais certainement le monde
tel que je le voyais moi. (Je m’arrêtai.) Puis tout le reste, d’un seul coup, ton
sourire, tes yeux, ta personnalité, digne d’un tremblement de terre, digne de
Zayneb, tout simplement.
Elle leva les yeux de son journal.
– Hum, c’est le moment où je dois admettre que pour moi, c’était ton
apparence. (Elle s’éclaircit la gorge.) Je suis désolée.
– C’est tout ?
– Au début. Et quand tu as dit « salam », je me suis dit : « Ce mec est super
mignon ET musulman ? » Ensuite, c’étaient tes di érentes couches. Des couches
calmes, froides, légèrement tristes. Tu étais mystérieux, et j’avais envie de
t’éplucher comme un oignon.
– Alors tu aimes les oignons tristes.
– Ouais, ils me donnent envie de pleurer, à la place de me mettre en colère.
– Est-ce que je suis censé m’en réjouir  ? demandai-je en riant, toutefois
étonné.
Un oignon triste ?
C’était Zayneb tout craché.
Elle ne disait rien au hasard, tout avait une sorte de profondeur.
Mais un oignon triste ?
– C’est censé être vrai, Adam. (Elle cessa de sourire.) J’aime être vraie. Si
j’avais remarqué que tu tenais un journal tout comme moi, j’aurais chuchoté :
« Hé, mec, moi j’ai aussi un journal comme ça », juste en face de toi, à l’aéroport
de Londres.
Je hochai la tête.
– En fait, j’ai essayé. Dans l’avion. Mais tu dormais.
– De toute façon, il n’y a pas de meilleure façon de s’y prendre qu’une
autre. Je veux dire, regarde-moi : c’est moi qui ai des problèmes avec ma mère.
Elle soupira et ferma son journal.
– Je me posais la question. Pourquoi tu es ici alors que tu es censée être avec
elle. Qu’est-ce qu’il s’est passé ?
Je remarquai le changement soudain dans son attitude. Tout en elle était
a aissé, sa bouche, son visage, ses épaules.
– Attends. Laisse-moi t’o rir quelque chose, proposai-je. Au café.
Elle hocha la tête.
– Est-ce qu’ils ont du karak ?
– Non, mais tu peux prendre un thé normal. Et quelque chose à manger
avec. Ils ont des gâteaux et d’autres trucs.
– Merci. (Elle tourna la tête vers le comptoir du café.) Ça a l’air chic.
– Ça l’est. Ils servent des pâtisseries françaises.
Ses yeux s’illuminèrent.
– Oh mon Dieu, c’est ma passion inavouée. O.K., choisis quelque chose
pour moi. Je les trouve toutes incroyables.

BIZARRERIE : lEs gEns pLeiNs dE hAinE


Nous posâmes nos a aires à une table qui venait de se libérer près de la
fenêtre.
Je versai son thé et plaçai l’assiette de mille-feuille à la crème de framboise
devant elle, à la manière d’un serveur, ce qui la t rire.
– Waouh. Magni que. Tu sais que je regarde des vidéos de pâtisserie ? Ça
m’apaise.
– Et ensuite tu essaies de faire les desserts toi-même ?
– Non, j’aime juste regarder les autres les faire. C’est moins de travail.
– Hum hum. (Je m’éclaircis la gorge.) En tant qu’artisan, laissez-moi vous
avertir que ce n’est pas bien du tout. De regarder depuis les coulisses sans
prendre la peine de participer.
– Je n’y arriverais pas. (Elle utilisa le côté de sa fourchette pour couper les
couches de sa pâte.) Regarde cette chose délicate. Tant d’étapes à réaliser, tant
de façons de se tromper.
– Tu as été nommée d’après une artisane.
Elle s’arrêta, la fourchette à mi-chemin de sa bouche.
– C’est vrai ?
– Oui, Zayneb bint Jahsh, la cousine du prophète. Elle travaillait le cuir,
confectionnait des sacs et plein d’autres choses. Apparemment, elle était
connue pour la qualité de son travail. (Je pris le cookie aux pépites de chocolat
que j’avais choisi en souvenir du bon vieux temps.) En tant qu’historien, mon
père met un point d’honneur à m’apprendre ce genre de choses, surtout s’il
pense que c’est un sujet susceptible de m’intéresser, comme celui des artisans.
– Ah, mais oui, j’ai entendu cette histoire il y a longtemps, à propos de la
sahâbiyat Zayneb. Aux cours du dimanche. (Elle hocha la tête et prit un
morceau de sa pâtisserie à l’aide de sa fourchette.) Peut-être qu’un jour
j’essaierai de faire un dessert français. Ou peut-être que je commencerai par le
rôti de ma grand-mère.
Elle prit un couteau et coupa sa pâtisserie, en posa la moitié sur une serviette
et la t glisser vers moi.
– C’est pour moi ?
– Oui, c’est délicieux.
Je l’acceptai.
– Alors, qu’est-ce qu’il s’est passé ? Avec ta mère ?
– Elle m’a surprise en train de faire des nouvelles recherches sur Fencer.
(Elle s’arrêta de manger et posa sa fourchette.) Je ne voulais pas le faire. Je
voulais lui consacrer toute mon attention. Parce que j’étais si heureuse de la
revoir. Vraiment.
Je coupai la moitié de mon deuxième cookie aux pépites de chocolat et la lui
donnai.
Elle la prit et la posa à côté de son assiette de mille-feuille.
– Mais ensuite, je me suis souvenue de ce commentaire que j’avais vu sous
cette vidéo la semaine dernière. Attends. Je vais te montrer.
Elle prit son téléphone, cliqua plusieurs fois et t dé ler l’écran avant de me
le passer.
La vidéo était intitulée  : «  Les musulmanes sauvent le monde des méchants,
deuxième partie. »
Je baissai le volume tandis que la musique de l’introduction retentit, c’était
un mélange de tambours et de voix grave, celle d’un homme qui disait quelque
chose en arabe. Deux personnes en niqab, le voile intégral porté par certaines
femmes musulmanes, étaient assises à une table avec, entre elles, un grand
cactus en pot, visiblement en plastique, posé sur une chaise.
« As-salam aleykoum. Que la paix et la Force soient avec vous ! » dit la lle de
droite. «  Aujourd’hui, je retrouve à nouveau ma copine Janna. Nous allons
continuer à interviewer mon ex-beau-frère sur la façon dont il a échappé à sa
capture pour avoir abusé de ma sœur. Qui, comme vous le savez déjà, cher
public, est en n de retour en Amérique ! Mais malheureusement, le méchant
qui l’a séquestrée, court toujours. Cependant, mes amis, n’ayez crainte, il nous
a gentiment prêté son alter ego pour réaliser cette interview piquante. »
Elle toucha le cactus avec une main gantée de noir. « Attendez, on a oublié de
lui mettre un micro. Les gars, on peut mettre un micro au méchant ? »
Elle regarda en dehors du champ de la caméra et t un geste de son autre
main gantée, comme si elle appelait un serveur.
La vidéo se coupa puis reprit, révélant le cactus équipé d’un micro-cravate
accroché à l’une de ses branches épineuses, un donut coincé sur une autre
branche.
Je gloussai.
Zayneb bougea sa main au ralenti à côté de moi.
– Adam  ? On pourra regarder les vidéos épiques des Niqabi Ninjas plus
tard, mais, pour l’instant, regarde les commentaires.
Je mis la vidéo sur pause et rejoignis la section des commentaires. Ils étaient
pour la plupart élogieux  : «  Tellement contente que vous fassiez ça  » et
« Dénoncez-le ! » et d’autres choses de ce genre, jusqu’à ce que je tombe sur un
commentaire qui comptabilisait beaucoup de likes, et dont le contenu
s’éloignait des impressions précédemment exprimées.
« Pourquoi ne l’admets-tu pas ? Ta sœur a été traitée comme ça à cause de l’islam.
Pas à cause de ton beau-frère. Pas à cause de l’Arabie saoudite. Tu te plains de la
chose même qui lui a causé des ennuis en premier lieu, hypocrite. Les choses ne
changeront pas tant que tu ne renonceras pas à être musulmane. Par toi-même ou
par d’autres moyens. Je vote personnellement pour les autres moyens. »
Je s une grimace.
– C’est un hater.
– Regarde son compte.
– Stone Wraith ?
– Ouais. Clique dessus.
Je cliquai et une chaîne comptant une seule vidéo apparut, c’était un
timelapse d’une plante.
– Il a une vidéo. Mais attends, il a un tas de playlists sauvegardées. Et,
whoa, dix-huit mille abonnés ?
– Regarde sa date d’inscription.
– Elle date de ce mois-ci.
– Exactement. Juste au moment où Fencer a supprimé ses autres comptes.
– Tu penses que c’est lui ?
– Je suis sûre que c’est lui. Parce que son nombre d’abonnés est proche de
celui qu’il avait sur ses anciens comptes. Pas autant, mais presque. (Elle prit la
théière et versa ce qu’il restait de thé dans sa tasse.) C’est lui. Et il a un moyen
de communiquer avec ses anciens followers. Sur un forum ou autre. C’est
comme ça qu’ils ont tous migré vers ses nouveaux comptes.
– Bon travail, détective.
– Je l’ai trouvé complètement par hasard. Je suis abonnée à ces lles, les
Niqabi Ninjas, et je regarde régulièrement leurs vidéos. J’ai vu ce commentaire
au début de la semaine dernière, mais je m’en suis seulement souvenue le jour
où, en déjeunant ici à Doha, ma mère nous a dit à quel point la tombe de ma
grand-mère était bien entretenue. Elle nous a montré une photo, et ça ne
ressemblait pas aux cimetières qu’on connaît d’ordinaire. Mais le simple fait de
la voir m’a rappelé l’image d’une pierre tombale dans ma tête, et puis je me suis
souvenue que mes amies avaient découvert que le nouveau pseudonyme de
Fencer était Stone Wraith, et bam, le commentaire sous la vidéo des Niqabi
Ninjas s’est mis à clignoter dans ma tête, et j’ai décidé d’aller véri er.
J’acquiesçai, l’encourageant à poursuivre.
– Mais j’ai fait une erreur, parce que j’ai eu cette idée alors que ma mère
était assise à côté de moi. J’ai fait semblant d’avoir besoin d’aller aux toilettes.
Mais à la place, je suis allée dans ma chambre, j’ai envoyé un message à mes
amies aux États-Unis, j’ai pris mon ordinateur portable et j’ai regardé le
compte YouTube de Fencer et j’ai scrollé parmi toutes les vidéos de ses playlists,
pour voir ce qu’il avait commenté. Et ma mère a ouvert la porte, est entrée et
s’est assise sur le lit pour me faire un câlin.
– Oh oh.
– Oh oh, comme tu dis. J’ai fermé les fenêtres du navigateur en toute
vitesse, mais elle a vu mes messages sur mon portable, qui parlaient de Fencer
ceci et de Fencer cela. Et le dernier parlait de le « manger vivant une bonne fois
pour toutes ». Et elle a eu un rire amer. T’imagines ? Que ma mère ait vu ça ?
Cette fois, je l’encourageai à poursuivre en secouant la tête.
– Puis elle a commencé à me poser des questions. Elle m’a demandé ce que
je faisais dans ma chambre depuis tout ce temps et pourquoi j’avais tout fermé
lorsqu’elle était arrivée et… On a eu une grosse dispute. Je me suis énervée et je
suis partie. Et voilà, je recommence à tout gâcher. (Elle prit un morceau du
cookie et le mangea.) Je suis désolée. Parce qu’encore une fois, en te parlant,
j’ai l’impression d’être ingrate. Parce que j’ai une mère. Avec qui je me dispute
tout le temps.
Je m’adossai au siège et contemplai l’eau turquoise par la fenêtre.
– Le truc avec ma mère, c’est qu’elle préférait que je sois honnête avec elle.
Je ne l’étais pas toujours, parce que j’étais un enfant, mais c’est ce qu’elle
voulait. Comme si elle désirait que j’a ronte ce que je ressentais.
Je lui parlai de la fois où nous avions fait des frites ensemble, où elle m’avait
autorisé à pleurer.
– Waouh. Adam. (Elle s’adossa à son tour.) Ça a dû être incroyablement
di cile. Mes disputes avec ma mère ont l’air tellement dérisoires, à côté de ça.
– Mais attends, ce souvenir me donne une nouvelle idée. Celui des frites.
Je me redressai et me penchai en avant pour attirer son attention, pour
qu’elle comprenne que ce que j’allais dire était sérieux.
– Tu vois, je fais ça parfois, dis-je. Je me remémore des moments passés avec
ma mère et je comprends soudain quelque chose. Et je viens de comprendre
quelque chose grâce au souvenir des frites  : et si elle essayait de me dire que
pour être fort, il fallait d’abord être faible ? Je veux dire, ressentir sa faiblesse ?
Elle hocha la tête, les yeux rivés sur moi, pétillant d’intérêt.
– Continue.
– Comme si le seul moyen d’être plus fort pour a ronter les choses était de
ressentir pleinement les moments où nous sommes au plus bas ? (Je lui montrai
son journal.) Et ton journal est rempli de toutes ces choses, mais maintenant,
es-tu prête à être plus forte que jamais ? À faire tomber Fencer ? À parler de la
mort de ta grand-mère ? À tenir bon et ne rien lâcher ? À gagner ?
Je la regardai pour véri er si ses yeux pétillaient toujours, mais ce n’était pas
le cas.
Ils étaient remplis de larmes.
Elle ouvrit son journal, le parcourut un instant et me dit :
– Je peux te lire quelque chose ?
ZAYNEB

JEUDI 21 MARS

BIZARRERIE : lEs dOulEurS aU cŒuR


Je lui lus les parties qui parlaient de ma sou rance. Et non de ma colère. Les
parties où tout était confus, comme si je ne parviendrais jamais à comprendre
ce monde. Ce monde qui ne semblait pas fonctionner correctement.
Parce que, dès que vous commenciez à avoir con ance en vous, quelqu’un se
mettait à vous détester.
Comme lorsque vous étiez heureuse d’être dans un avion, en route pour
Doha, et qu’une femme haineuse apparaissait alors.
Comme lorsque vous vous rendiez en classe pour apprendre, et qu’au lieu de
cela, vous y trouviez de la haine.
– Ça a de quoi rendre mé ant. En n, ça m’a rendue mé ante, s-je,
refermant mon journal.
Il avança sa main droite et la posa sur la théière.
– Je vais faire comme si c’était ta main. Parce que j’ai envie de la toucher,
mais je ne vais pas le faire, d’accord ?
Il la remonta légèrement, puis la reposa de nouveau sur la théière, cette fois-ci
doucement, comme s’il la frôlait à peine.
– Comment se fait-il que ta main soit si chaude ?
Je ris, reconnaissante envers son humour ringard qui parvint à adoucir les
émotions qui me prenaient d’assaut.
– Tu sais ce que ma mère dirait  ? demanda-t-il. Elle dirait d’être franche.
D’être Zayneb. De tout dire à ta mère. À propos de la femme dans l’avion, de
l’homme dans la piscine, et de tout lui dire sur ton prof.
Je savais qu’il était sérieux à sa façon de me regarder.
– Comme je l’ai dit, poursuivit-il, ma mère était toujours comme ça. Elle
aimait être au courant de tout.
– C’est peut-être le problème des mères en général.
– Ouais. Peut-être. Alors fais-le. Dis-lui. Ce que tu penses, pourquoi tu fais
les choses que tu fais. C’est ce que te conseille ce ls à maman.
Je hochai la tête et mangeai le reste du cookie.
– Je vais le faire. Une fois rentrée à l’appartement. Parce que je ne crois pas
que j’arrêterai de m’attirer des ennuis, comme elle le voudrait. Quitte à ne
jamais gagner.
Avant de partir, nous nous rendîmes une nouvelle fois devant le manuscrit
des Merveilles de la création et bizarreries de l’existence. Sans nous battre comme
la dernière fois, sans même nous parler, sauf pour se lire des bouts de légende à
voix haute, à la manière d’un narrateur de documentaire, ses imitations étant
plus drôles que les miennes, parce qu’il avait un accent britannique vraiment
chic, tandis que je faisais semblant d’être un vieil homme sérieux et que ma
voix lui t penser à celle d’un morse.
Nous demandâmes ensuite à un passant de nous prendre en photo à côté de
l’exposition, utilisant tour à tour nos téléphones, puis nous choisîmes ces
photos en guise d’écran de verrouillage et de fond d’écran.
Ce qui était génial, parce que nous tenions tous les deux nos journaux avec ce
qui les avait inspirés, juste entre nous.
Et que nos yeux pétillaient de joie.
Même si d’ici deux jours, nous serions séparés par plusieurs continents, nous
savions que nous resterions tout de même connectés l’un à l’autre.
Adam appela son ami Zahid pour nous ramener à la maison. Pendant que
nous patientions dehors, il me parla de lui, et de la manière dont cet ami l’avait
aidé quand il en avait besoin.
– C’était un des pires moments de ma vie, dit-il, passant ses doigts dans ses
cheveux pour les maintenir contre la légère brise. Mais Zahid était là, tel un
ange gardien.
– Tu ne penses pas que tu devrais te procurer un bracelet alarme, ou
quelque chose de ce genre ? Pour que tu puisses obtenir de l’aide rapidement ?
Je plongeai mes mains dans les poches de ma veste en jean. J’étais inquiète.
Qu’il puisse soudain être frappé par quelque chose.
– Et est-ce que j’ai le droit de t’appeler à n’importe quelle heure de la
journée  ? Si j’ai la soudaine impression que je dois véri er comment va
l’oignon de ma vie ?
Il sourit et, avec la lumière du soleil qui lui faisait plisser les yeux et la
symétrie du musée derrière lui, il se forma un tableau dont je voulais me
souvenir à jamais.
– C’est pour cette raison que je vais chez le neurologue vendredi. Pour
savoir. Mais oui, tu peux m’appeler quand tu veux, H2O.
Zahid arriva et, au moment de monter dans la voiture, il semblait
étrangement me connaître, et lança un regard complice à Adam quand il
entendit mon nom.
Adam s’assit à l’avant et discuta avec lui, tandis que je m’installai à l’arrière et
regardai les magni ques palmiers qui dé laient, tout en pensant au
déroulement de la vie.
Je pensais au fait que j’avais commencé ce journal à seize ans et que, grâce à
lui, j’avais noué un lien extraordinaire avec quelqu’un.
Mais Adam tenait son journal depuis plus longtemps que le mien. Il l’avait
commencé à quatorze ans, quelques années après la mort de sa mère.
Et quelqu’un en avait tenu un il y a bien plus longtemps que cela  –  Al-
Qazwini, l’auteur des Merveilles et bizarreries original, qu’il avait rédigé à une
autre époque, essayant de comprendre le monde dans lequel il vivait.
Et ainsi nous retrouvions là, presque mille ans plus tard, à faire la même
chose.
À essayer de donner un sens à ce qu’il se passait autour de nous. Peut-être
était-ce vraiment cela, la vie.

MERVEILLE : mA mÈrE
Avant de rentrer mes clés dans la serrure et de tourner la poignée de la porte
de l’appartement, je pris une profonde inspiration et dis « Bismillah ».
Ma mère était assise sur le grand canapé à côté de tante Nandy, son foulard
autour de ses épaules, ses cheveux en queue-de-cheval, ses yeux fatigués
s’élargissant immédiatement à ma vue.
Je pouvais pratiquement sentir les mouvements de son corps se détendant et
se raidissant, et je me dirigeai alors vers elle.
Tante Nandy s’écarta instinctivement pour libérer une place entre ma mère et
elle.
Je posai le sac en papier du café du musée sur mes genoux, avant de le
déplier. Adam l’avait fermé pour moi, il lui avait fait des plis en accordéon. Je
souris et me détendis en ouvrant le sac qui révéla deux madeleines.
Les madeleines étaient les gâteaux préférés de ma mère.
Je tendis le sac ouvert comme gage de paix.
Elle plongea sa main à l’intérieur, en sortit une et la passa à tante Nandy,
avant d’en prendre une pour elle.
– Merci.
Je froissai le sac vide entre mes mains.
– Maman, je suis désolée de t’avoir crié dessus. Je suis vraiment désolée.
Mais…
Son corps détendu se raidit de nouveau.
– Mais je ne regrette pas de l’avoir fait, d’avoir essayé de dénoncer mon
professeur. Parce que c’est ce que je vais faire. Parce que si je ne le fais pas, je ne
serai pas libre de me montrer. De dire les choses que je pense, auxquelles je
crois et que je ressens. Parce qu’il déformera toujours mon propos à cause de
ses opinions. Donc j’ai décidé de me libérer de lui.
Je me souvins alors de la brise qui était passée dans les manches de mon
abaya hier matin, de la sensation d’être libre devant Marc, et poursuivai :
– Quel est l’intérêt d’être di érente, d’être musulmane, d’être tout ce que la
société nous dit qu’il n’est pas normal d’être, si on ne peut pas l’être librement ?
Pourquoi faudrait-il sou rir pour être nous-même ?
Elle ne répondit rien pendant un moment, et se contenta de regarder la
madeleine qu’elle tenait dans sa main.
– Chérie, je ne dis pas que tu ne peux pas être toi-même. Je dis juste que la
façon dont tu t’y prends peut t’attirer des ennuis. Et je ne veux pas que ça
t’arrive…
– Leesh, je suis désolée de t’interrompre, mais les problèmes font partie du
changement. (Tante Nandy avala le reste de sa madeleine.) Depuis quand as-tu
vu que les choses changeaient pour le meilleur sans aucune revendication ?
– Je ne veux pas que Zayneb devienne une cible. (Ma mère lança un regard
furieux à tante Nandy.) Et je suis désolée, mais tu n’as pas d’enfants. C’est pour
ça que tu me dis ça. Tu ne comprends pas que ça rend les choses plus di ciles
pour elle. Pour son avenir.
Aïe. Je n’osai pas regarder tante Nandy.
Mais je regardai ma mère. Et je posai une main sur son épaule avant d’y poser
ma tête.
– Maman, s’il te plaît. Je ne veux pas vivre en étant une indésirable. Ce n’est
pas l’avenir que je souhaite. Et… (Il m’était impossible de dissimuler la douleur
dans ma voix.) En ce moment, je me sens souvent comme ça. Comme si on ne
voulait pas de moi quand je suis quelque part, parfois.
Je s ce qu’Adam m’avait suggéré et lui parlai de la femme dans l’avion. Et
des gens de la piscine. Et de Fencer qui m’avait mis une mauvaise note, qui
m’avait dénigrée devant toute la classe, après mon renvoi.
Puis je lui racontai ce qu’il s’était passé avant tout ça, certains événements
dont elle était au courant et d’autres pas. Comme le garçon qui avait attaché
l’arrière de mon foulard à une barre dans le bus sans que je m’en aperçoive et,
lorsque j’avais essayé de sortir, j’étais restée accrochée et avais failli m’étou er.
Mais je lui con ai tout cela d’une manière di érente de ce que j’avais pu lui
dire auparavant. Avec tristesse, et non avec colère.
Son bras se resserra autour de moi pendant qu’elle écoutait chaque incident
qui m’avait frappée.
Puis, je lui dis à quel point Daadi me manquait.
Puis, je ne parvins plus à lui en parler, car cela me faisait mal, comme si
quelque chose de tranchant avait entaillé mes cordes vocales une fois de trop.
Tante Nandy passa également son bras dans mon dos. Et posa sa tête sur
mon épaule.
Je compris, à la sensation légèrement froide sur ma manche, que je l’avais fait
pleurer.
Ma mère prit la parole en pleurant.
– Je suis vraiment désolée, chérie. Ça me met en colère de savoir que tu
sou res alors que je reviens tout juste du Pakistan. Je suis tellement désolée.
(Elle s’essuya les yeux.) Papa est brisé lui aussi, Zayneb. Depuis qu’il a appris
les détails de la mort de Daadi. Ne lui en parle pas, d’accord ?
Je hochai la tête contre elle, trop fatiguée pour parler, et elle poursuivit.
– Dis-moi ce que toi et tes amies voulez faire. À propos de votre professeur.
Je vais essayer d’écouter calmement.
Tante Nandy se redressa et tendit la main vers la boîte de mouchoirs. Elle en
prit un pour elle, puis nous passa la boîte à ma mère et moi.
Je mis du temps avant de me calmer, pleurant encore et encore, alors que
j’avais cru en avoir ni avec les larmes et pouvoir me remettre à parler.
Il était devenu soudainement di cile de passer de la douleur à la colère, et je
compris une terrible vérité : au l des ans, j’avais construit un mur en béton
armé, une forteresse, pour séparer mon cœur du monde extérieur.
Maintenant que j’avais laissé la forteresse se ssurer, il était di cile de ne pas
laisser mon cœur s’échapper.
Et de ressentir la douleur. Et d’être libre.
Voilà ce que tu as loupé, compte-rendu n° 1 par Zayneb Malik ; catégorie : pour info.
Destinataire : Kavi Srinivasan.
Je suis de retour, et tu ne peux pas m’arrêter. Je suis de retour pour te dire qu’il est
temps de te reme re en marche.
Rappelle Ayaan.
Prépare-toi au combat.
StoneWraith14 a un compte sur un forum public du Royaume-Uni appelé "Redpillers".
Mes recherches m’ont permis d’iden er 87 messages de ce compte, dont 12 qui
nous donnent des détails perme ant de le relier au professeur Fencer et 3 qui le
relient à SPRINGDALE.
Envoie l’URL. On est sur le coup. Bon retour parmi nous, Générale.
Je me laissai seulement une demi-heure pour envoyer des liens et
communiquer avec Ayaan et Kavi. Ensuite, pour le reste de la journée, tante
Nandy et moi nous rendîmes à Katara avec ma mère.
Nous priâmes d’abord ensemble pour Daadi à la mosquée, avant de sortir
nous asseoir et observer les oiseaux entrer et sortir des tours à pigeons, ma mère
m’enlaçant fermement et tante Nandy l’enlaçant fermement elle.
Les oiseaux de Doha qui s’envolaient dans le ciel me rappelèrent que je
croyais qu’il y avait bien plus que ça, bien plus que ce petit monde. Et que
Daadi était libre quelque part, les mains en paix.
ADAM

VENDREDI 22 MARS

MERVEILLE : mOn pÈrE


Je me réveillai avec une sensation de picotements dans le bras encore plus
forte que la veille. La première chose que je s fut de prendre mon téléphone
pour appeler mon père.
Il m’aida à m’asseoir, à contrôler lentement mes mouvements, avant de me
prêter son épaule pour que j’essaie de me mettre debout.
Mes jambes fonctionnaient. Mes pas étaient réguliers.
La joie m’envahit à l’intérieur, et je la laissai s’exprimer en serrant mon père
dans mes bras.
– Merci. Merci, papa.
– Tu veux te reposer encore, ou tu es prêt à commencer la journée ?
Il me caressa le dos avant de reculer, et je fus soulagé de l’entendre parler
d’un ton enjoué, et non anxieux.
– Je voulais nir la pièce pour Hanna. Mais je ne suis pas sûr d’y arriver
avec l’état de mes bras. (Je les massai pour faire disparaître les sensations de
picotements qui les parcouraient.) Il me restait quelques trucs à faire.
Mon père s’appuya contre ma commode.
– Et si je t’aidais à terminer ? Et tu me dis quoi faire ?
– Ça me va parfaitement.
– O.K., alors mettons-nous au travail. Avant qu’Hanna ne se réveille.
•••
Mon père installa le système d’éclairage, termina d’attacher les silhouettes
découpées manquantes et xa la fausse mousse sur les morceaux de pierre que
j’avais collés sur le sol. Puis il accrocha le mobile de petites oies volant en V
dans le coin le plus éloigné de la pièce.
Quand il s’en alla réveiller Hanna, je fermai la porte et allumai les lumières.
La pièce entière, à l’exception du sol, était parée de di érentes teintes de bleu,
allant du bleu délavé le plus clair près du sol, aux bleus encre les plus sombres
recouvrant le plafond. Tout était également éclairé par di érents types de
lumières – des petits faisceaux vacillants et aussi des projecteurs puissants – et
elles mettaient en évidence di érentes parties de la pièce, di érentes choses à
examiner.
Je m’allongeai sur le pouf que mon père avait apporté du salon avant d’aller
chercher Hanna.
Je me laissai complètement aller, la tête penchée, les mains derrière la tête, la
respiration régulière.
Le monde dans la pièce m’entourait de ses signes de vie, ceux que j’avais
remarqués et amassés au l du temps.
Il y avait même une pomme de terre posée sur un piédestal, dans un coin.
C’était une pomme de terre en plastique, certes, mais je l’avais recouverte de
peinture acrylique couleur brun mat et j’avais frotté de la terre par-dessus.
Je l’avais trouvée au cours d’une nuit, il y a trois ans de cela, où je n’arrivais
pas à dormir. J’étais allé chercher de l’eau et j’avais aperçu la pomme de terre
dépasser de la boîte à jouets d’Hanna.
Si on y ré échissait bien, une vulgaire pomme de terre pouvait aussi être une
merveille.
La porte s’ouvrit et Hanna entra, les yeux cachés derrière ses mains, mon père
derrière elle.
– ADAM ! s’écria-t-elle quand elle les ouvrit.
Je ris et me levai.
– Regarde autant que tu veux, mais ensuite, assieds-toi sur ce trône pour en
pro ter pleinement. Joyeux anniversaire.
– Oh mon Dieu, oh mon Dieu, oh mon Dieu. C’est incroyable  ! (Elle se
déplaçait telle une balle de ping-pong attirée d’un objet à l’autre.) Un chemin !
Elle s’avança sur les pierres avec précaution, se baissant pour toucher la
mousse ici et là, s’arrêta et se redressa devant le présentoir de la pomme de
terre, au bout du chemin.
– UNE POMME DE TERRE ?
Son rire en valait vraiment la peine.
Je me levai pour me mettre à côté d’elle, et elle se retourna pour me serrer
dans ses bras.
– C’est incroyable, Adam. Merci un million de fois ! Est-ce que ça peut être
ma chambre ?
– Je n’en sais rien. C’est un peu comme le monde. Il nous appartient à tous.
(Je tournai sa tête en direction de la pomme de terre.) Même si cette pomme
de terre est bien à toi. Je l’ai volée dans ta boîte à jouets quand tu étais encore
une petite lle.
– Quoi  ? (Elle l’observa.) Eh bien, j’en fais don à ce musée du monde,
alors !
– Merci. En parlant de pommes de terre, je vais aller manger quelque chose.
Pro te de la pièce.
– Je vais m’allonger sur le trône et admirer toutes les lumières  ! (Elle se
dirigea vers le pouf et s’allongea, poussant un soupir en regardant le plafond.)
Est-ce que ça dit quelque chose en arabe ?
– Oui. C’est un verset du Coran. À propos du ciel. Je l’ai copié d’une des
photos dans le bureau de papa.
« N’ont-ils donc pas observé le ciel au-dessus d’eux, comment nous l’avons bâti et
embelli, et comment il est sans ssures ? »
J’apportai des frites, celles de ma mère, pour Hanna et mon père, et nous
gon âmes le pouf autant que possible a n de l’utiliser comme dossier pour
nous trois, avant de nous asseoir sur le sol et de manger pendant que je leur
racontai quand et comment j’avais fabriqué chaque objet de la pièce.
– Ça fait trois ans que tu travailles sur ce projet ?
Mon père avait l’air surpris.
– Eh bien, je ne savais pas que ces objets allaient nir dans cette pièce. Je
n’ai pas arrêté de fabriquer des choses. (Je montrai du doigt le mobile des
bernaches du Canada.) Comme ce truc-là, que j’avais commencé à faire l’été
dernier avant de partir pour Londres.
– Et j’en ai une. C’est pour ça qu’il n’y a que quatre oies, annonça èrement
Hanna. J’ai leur chef.
– Les bernaches du Canada se choisissent un partenaire pour la vie. Et elles
font preuve d’un engagement extraordinaire envers ce partenaire, expliqua mon
père, en regardant le mobile. Parfois, elles pleurent sa mort jusqu’à la n de
leur vie.
– Elles sont aussi très protectrices, ajoutai-je.
– Envers l’ensemble de leur groupe, termina mon père, le regard xé sur les
oies suspendues.
– Ces frites sont bonnes, mais elles sont un peu molles, commenta Hanna
en prenant un autre sachet de ketchup.
– Elles sont exactement comme maman les faisait, dit mon père, la voix
teintée de erté.
Il me regarda rapidement avant de détourner le regard tout aussi vite.
Mais je ne laissai pas cela me distraire.
Ou m’empêcher de raconter à Hanna l’histoire des frites. Et de la raconter à
mon père aussi. À tous les deux.
Les deux histoires  :  la fois où j’avais cru avoir provoqué l’accouchement
prématuré de ma mère en lui demandant des frites et celle où nous en avions
fait ensemble pour la première fois.
Je leur partageai parce que je me sentais assez fort pour nous rassembler tous
ensemble – moi, Hanna, mon père et ma mère.
Hanna apporta ma guitare, et pendant que nous attendions l’arrivée de son
amie pour manger du gâteau, je jouai tout ce qu’elle me demandait.
C’était amusant, mais le meilleur fut lorsque mon père me demanda de jouer
Seasons in the Sun.
Je lui souris une fois la chanson terminée, et il me sourit en retour.
Mon père m’avait donné son accord pour rejoindre Zayneb, sa mère et
Mme  Raymond, et il me conduisit donc au restaurant malaisien où elles
attendaient.
Hanna nous accompagna, mais refusa de descendre de la voiture, parce que le
restaurant se trouvait au Souq Waqif.
Elle boycottait le marché depuis que son indignation envers les conditions de
vie des animaux de compagnie que l’on y vendait avait pris le dessus sur son
envie de pro ter des merveilles des étals colorés.
Je leur dis au revoir avant de suivre la route principale pavée qui traversait le
souk et menait jusqu’au restaurant, dont les tables noires et polies débordaient
sur la rue.
Zayneb me t signe depuis une table située juste à l’intérieur, sous le porche
du restaurant, et je lui souris en retour, puis s un signe de tête à
Mme Raymond et à la femme assise à côté d’elle, qui ressemblait à une version
plus petite de Mme Raymond, mais avec un foulard sur la tête. Elle ne souriait
pas beaucoup, et je sentis le début de la peur me ronger – ne m’aimait-elle déjà
pas ? Avait-elle entendu parler de ma sclérose en plaques ?
Puis, je me souvins qu’elle revenait tout juste de s’occuper de la mort de la
grand-mère de Zayneb. Ce visage solennel avait une raison d’être là.
Quand j’arrivai à la table, elle se leva, et je pensai immédiatement à mon
père.
C’était quelque chose qu’il faisait lorsque quelqu’un qu’il attendait arrivait. Il
se levait et portait sa main à son cœur avant et après lui avoir serré la main.
Zayneb regarda sa mère en me disant « salam », puis se leva lentement à son
tour.
Je portai instinctivement ma main à mon cœur après les avoir saluées.
Et sa mère sourit de la façon la plus douce possible, si bien que tout ce qui
avait commencé à se crisper en moi en me dirigeant vers la table – nerfs, peurs,
inquiétudes – se dissipa, et je m’assis, apaisé.
Zayneb ne parla pas beaucoup, mais à mesure que la soirée avançait et que
son visage rayonnait de plus en plus, je savais que les choses se passeraient bien.
Au moment de servir le dessert  –  nous avions chacun choisi di érents
kacangs, des monticules de glace râpée, arrosés de divers parfums et
garnitures – sa mère posa la question redoutée.
– Quels sont tes projets pour l’avenir, Adam ?
– J’ai l’intention de rendre visite à ma famille et de travailler sur quelques
projets avant de réévaluer ce sur quoi je dois me concentrer pour mes études.
(Je jouais avec la boule de glace imbibée de pâte de haricot dans mon bol, sans
lever les yeux.) Je pourrais peut-être étudier le design industriel ou même la
menuiserie.
– Comme notre père, dit la mère de Zayneb, aux États-Unis.
– Il est aussi doué que papa. Est-ce que tu as terminé la pièce sur laquelle tu
travaillais, Adam ? Pour l’anniversaire d’Hanna ? demanda Mme Raymond.
Je hochai la tête.
– Oui, vous êtes les bienvenues pour venir la voir si vous le souhaitez.
– On y va ? (Zayneb posa une main sur le bras de sa mère.) C’est tellement
incroyable !
– Ça vous dérange si j’appelle un ami pour se joindre à nous ?
Mme  Raymond n’avait pas terminé son dessert, mais elle se leva, son
téléphone à la main, attendant ma réponse.
Je répondis « oui », mais j’ignorais pourquoi elle se montrait si sérieuse, tout
à coup.
– Si mon père est d’accord.
– À vrai dire, c’est aussi un ami de ton père, dit-elle avant de s’éloigner de la
table pour téléphoner.
La mère de Zayneb, Mme Malik, me sourit.
– J’ai hâte de voir ton travail.
Je pris une photo de Zayneb lorsqu’elle découvrit la pièce illuminée.
– OH WAOUH ! Il n’y a qu’un mot pour décrire ça. Féérique, dit-elle en
s’approchant de moi pour regarder la photo sur mon téléphone, pendant que
Mme Raymond faisait le tour de la pièce avec la mère de Zayneb, observant les
détails. Et tu as dé nitivement un faible pour le bleu, Adam Chen. Ça ne fait
plus aucun doute désormais.
– C’est pour ça que tu portes encore mon hijab bleu préféré aujourd’hui ?
Je lui repris mon téléphone et regardai la photo que je venais de prendre.
Évidemment, les di érentes teintes de bleu en arrière-plan rivalisaient avec son
foulard, mais pas avec son visage, ni son sourire. Je mis la photo dans mes
favoris.
– Parce que tu sais que c’est mon truc ? insistai-je.
Elle haussa les épaules.
– Peut-être. Ou peut-être que c’était le seul foulard propre qu’il me restait.
La porte de la pièce, auparavant entrouverte, s’ouvrit en grand, laissant
apparaître mon père, accompagné d’un homme. Il était vêtu de vêtements
traditionnels qataris, un long thobe blanc et un shemagh.
Je m’avançai pour le saluer, la main tendue, mais il ne me vit pas.
Il regardait la pièce, les yeux écarquillés.
C’était la première fois que je voyais quelqu’un regarder quelque chose que
j’avais fabriqué de la même manière que je regardais les choses qui
m’intéressaient : comme s’il voulait en saisir le moindre détail.
ZAYNEB

SAMEDI 23 MARS

MERVEILLE : lE dEstIn
Adam, son père et Hanna vinrent nous voir ma mère et moi à l’aéroport, le
jour de notre départ.
Je ne voulais pourtant pas qu’Adam soit là, parce que ma mère aurait vu à
quel point nous comptions l’un pour l’autre.
Et elle n’était pas prête à voir ça.
La nuit dernière, alors que nous rentrions du restaurant, puis de sa maison,
elle avait dit à tante Nandy qu’elle pensait qu’Adam était « un jeune homme
très mature et responsable avec une aura paisible et gentille  » mais qu’il se
cherchait toujours et que nous étions jeunes, et qu’il n’y avait donc rien d’autre
à faire que de prendre des chemins séparés.
Je n’avais rien dit, parce que je ne voulais pas lui révéler le fond de ma pensée.
Lui révéler la vérité : que je voulais apprendre à le connaître plus que je n’avais
jamais voulu apprendre à connaître quelqu’un de toute ma vie.
Que je portais quelque chose en moi, un petit morceau coincé dans mon
cœur, qui savait avec certitude qu’il ressentait la même chose pour moi.
Que nous étions connectés au-delà de ce que ma mère avait pu dire, assise sur
le siège avant à côté de tante Nandy.
Je savais avec certitude que le destin nous lierait lui et moi, Adam et Zayneb.
Que ce destin se déploierait de A à Z, à travers les continents et les océans, à
travers le temps, et je n’avais pas besoin de protester, d’argumenter, de me
mettre en colère contre ma mère d’avoir si vite balayé Adam, de nous avoir
balayés nous.
Je savais qu’il y avait bien plus que cela, alors je demeurai tranquille et
con ante à l’arrière de la voiture et murmurai une prière par la fenêtre, dans la
nuit.
Mais il vint à l’aéroport, et il avait quelque chose dans la main qu’il me
tendit, alors que nous nous tenions à côté de ma mère et de tante Nandy,
occupées à se faire leurs adieux.
Il l’ouvrit pour y découvrir une petite oie sculptée avec… était-ce des yeux en
émail orange ?
C’était magni que.
Il retourna doucement sa paume, et l’oiseau tomba dans ma main, en même
temps qu’une de mes larmes.
– J’avais commencé à la faire pour toi, mais Hanna l’a vue et l’a adorée,
alors je la lui ai donnée. Mais elle voulait que tu l’aies. Parce qu’elle t’était
destinée en premier. C’est une bernache du Canada.
– Oh mon Dieu, c’est incroyable. Et ses yeux orange…
– J’ai fait cette partie la nuit dernière après ton départ.
– Tu t’en es souvenu. Que j’aimais l’émail. Et l’orange. (Je resserrai les
doigts sur son cadeau tandis que je fermai les yeux.) Je n’oublierai rien de ce
que je sais sur toi non plus, Adam.
– Les oies sont protectrices envers leur groupe. Je l’ai découvert récemment.
(Il marqua une pause.) Comme toi.
– Et je ne cesserai jamais de l’être.
Il répondit par un « as-salam aleykoum ».
Lorsque j’ouvris les yeux pour lui dire «  salam  » en retour, il s’était reculé,
tandis que tante Nandy s’approcha pour me dire au revoir.
Les larmes me montèrent davantage aux yeux à l’idée de ne plus la revoir,
mais elle me murmura quelque chose dans mon oreille, par-dessus mon
foulard, qui me redonna le sourire.
– Je viens te rendre visite cet été. Et Adam aussi, son père me l’a dit, avec
Hanna, qui apparemment t’aime aussi.
Quand elle s’éloigna, je regardai Hanna qui se tenait un peu à l’écart avec le
père d’Adam. Elle croisa mon regard, sourit, et me salua de la main. J’écartai
mes bras.
Elle se rua sur moi. Au moment de se séparer, je lui dis : 
– Attends. J’ai quelque chose pour toi.
Je posai ma grosse valise et l’ouvris. Heureusement, l’intérieur n’était pas en
désordre, et je réussis à trouver ce que je voulais lui o rir. Je lui tendis l’oiseau
bleu, celui qui se transformait en trois oiseaux plus petits. Elle prit la peluche,
les yeux écarquillés de bonheur.
– Ça vient du jeu auquel on a joué dans la voiture !
– Et regarde, dis-je en le reprenant pour lui montrer comment il laissait
place à trois oiseaux. Trois fois plus puissant. Un peu comme toi, ton père, et
Adam.
– Et toi, Zayneb.
Elle me serra dans ses bras.
– Et moi, toujours. Tu peux être le grand oiseau et Adam, ton père et moi
on multiplie ta puissance. (Je lissai ses cheveux et remis en place ses mèches en
bataille.) On reste en contact, Hanna Chen. J’attends des photos d’Ariel de
temps en temps.
Elle hocha la tête et serra l’oiseau bleu contre elle avant de retourner auprès
de son père.
Ma mère parla à Adam, qui s’était redressé après avoir fermé et relevé ma
valise.
– Félicitations. Natasha vient de me le dire. Quelle nouvelle formidable.
Je regardai Adam, puis ma mère, perplexe.
– Oh, tu ne lui as pas dit ? lui demanda tante Nandy. L’ami qui est venu
hier soir pour voir la pièce qu’Adam a réalisée est en fait le directeur des
expositions d’art à Katara. Il veut qu’Adam y monte une installation. Il s’agira
d’une exposition permanente, donc c’est un contrat assez important.
Félicitations encore, Adam, pour ta saison au soleil.
Elle lui t un clin d’œil.
– Merci, Mme  Raymond. (Il lui sourit, puis se tourna vers moi, les yeux
brillants.) Katara fait une exposition sur les manuscrits anciens du monde
musulman. Et le directeur veut que mon installation se concentre sur le même
manuscrit que celui sur lequel j’ai basé la pièce.
– Les Merveilles de la création et les bizarreries de l’existence  ? demandai-je,
incapable de contenir la joie qui bouillonnait en moi.
– Celui-là même, répondit Adam, joignant son rire au mien.
C’était au tour de tante Nandy et de ma mère d’avoir l’air perplexe, mais
entre Adam et moi, tout avait du sens.
Pour une fois, le monde aussi, avait du sens.
Mon père n’était pas encore rentré, et Sadia et Mansoor revenaient à
Springdale le week-end d’après, en même temps que lui, alors nous restâmes
seules ma mère et moi, à parler, à regarder des choses à la télé et à parler encore.
C’était tellement incroyable, de rester à la maison à ses côtés. De me tourner
vers elle lorsque nous riions d’une séquence incroyable dans une émission ou
de me pencher, fatiguée, dans ses bras ouverts à la n d’un lm. J’avais
l’impression que la forteresse s’était fendue en deux, et que mon cœur en
dépassait.
Je passais également une grande partie du week-end à dormir.
Je voulais être en forme pour retourner au lycée le lundi.
ZAYNEB

LUNDI 25 MARS

MERVEILLE : lE mOndE
J’entrai seule dans la classe de Fencer, car je sortais directement du cours des
technologies de la communication, sans faire un arrêt au casier de Kavi.
Elle et Ayaan devaient être toujours occupées. Elles avaient toutes les deux
une heure de permanence et l’avaient utilisée à bon escient. Au bureau de la
principale.
Fencer était en train d’écrire quelque chose au tableau et ne remarqua pas
Noemi qui se leva lorsqu’elle me vit entrer dans la classe, et se dirigea vers la
place où je venais de m’asseoir pour me faire un high ve.
– Longue vie à notre queen, chuchota-t-elle avant de se rasseoir.
Tous les autres s’étaient rapprochés, et j’évitai soigneusement leurs regards,
choisissant de ne pas prêter attention à leur curiosité ou, pire, à leur animosité.
Fencer se retourna.
«  Comment l’oppression commence-t-elle  ? Quelles en sont les racines  ?  » était
inscrit sur le tableau derrière lui.
Je baissai les yeux, dessinant une oie dans mon cahier.
– Bienvenue au début de la deuxième session. (Il s’éclaircit la gorge.) Hé
vous, ceux à l’arrière, ça ne devrait pas vous prendre autant de temps pour vous
installer.
J’avais lu que les bernaches du Canada se choisissaient un partenaire pour la
vie.
Était-ce pour ça qu’Adam m’avait donné ce cadeau, qui se trouvait désormais
dans la poche de ma veste en jean ?
– Ce trimestre, nous étudierons les régimes les plus répressifs de l’histoire
moderne. Et, quand je parle d’histoire moderne, je parle de ce qu’il se passe en
ce moment.
La nuit dernière, Adam et moi avions discuté par messages. Notre long
échange de nouvelles s’était clôturé par un émoji de vague de sa part et d’un
émoji d’oignon de la mienne.
– Quelqu’un peut-il donner à la classe des exemples de gouvernements
répressifs  ? demanda Fencer. (Il passa devant mon bureau, puis revint,
ralentissant le pas à mesure qu’il s’approchait. Avant de s’arrêter juste à côté de
moi.) Des endroits où s’exprimer librement vous attire des ennuis. Où être une
femme, c’est être condamné. Où les lois religieuses, comme la charia,
entraînent des lapidations et des crimes d’honneur ?
Je dessinai un œil sur mon oie, un bel œil, avec de longs cils, et je levai la
main.
– Bon retour, Zee-naab. Oui ? Allez-vous nous donner le nom d’un régime
répressif ?
– Pourquoi avez-vous spéci quement mentionné la charia ?
– C’est un exemple. J’aime utiliser des exemples concrets.
– Pouvez-vous donner des exemples européens concrets de lois répressives ?
– Je ne me souviens pas que quelqu’un vous ait nommée principale, Zee-
naab.
– Je considère votre utilisation du mot «  charia  » comme un ajout à la
longue liste des moyens que vous utilisez pour donner une image négative des
personnes de ma confession. (Je me levai.) Et je refuse de vous laisser faire.
J’exerce mon droit à m’exprimer librement. Et mon droit de quitter un endroit
où je suis soumise à la discrimination et à la haine.
Ma voix trembla en prononçant ces derniers mots, mais je l’emportai avec
moi, mes livres et mon sac à dos. Et mon oie, bien au chaud dans ma poche.
Au bout du couloir, je regardai à gauche, puis à droite, et j’aperçus les
fenêtres de la bibliothèque.
Je vais aller dans la salle de crise.
Selon les dires de Kavi, Mme Margolis était dans notre équipe.
Et où était-elle, d’ailleurs ?
– Où tu vas, je te suis.
C’était la voix de Noemi. Derrière moi. Je me retournai vers elle, ses livres et
son sac à dos.
– Mon discours n’était pas aussi éloquent que le tien. J’ai dit quelque chose
du genre « Prenez ça, Fencer. J’en peux plus de votre islamophobie ».
Elle rit, et je ris à mon tour, parce que c’était le rire le plus contagieux que
j’avais jamais entendu.
La porte s’ouvrit derrière elle, et deux autres personnes sortirent. L’un était
Darren, du journal de l’école, et l’autre était une lle nommée Violet.
– On chuchotait dans le fond, et Fencer s’en est pris à nous, alors on est
partis aussi, expliqua Violet.
– On en a marre de ses commentaires débiles.
Quelques personnes de plus apparurent. Noemi leur t un high ve.
– C’est les lles de mon équipe de crosse.
– Il était sur le point d’appeler le bureau de la principale quand le téléphone
a sonné. Il y est toujours, dit une des lles de son équipe. (Elle jeta un coup
d’œil autour d’elle.) Peut-être qu’ils nous voient tous dans le couloir, au
bureau, avec les caméras. Et ils véri ent ce qui se passe.
Je m’appuyai contre le mur en face de la classe de Fencer et observai tout le
monde.
La porte s’ouvrit, et Mike apparut dans l’embrasure de la porte avec son iPad.
– Vous faites une manifestation ?
– Nous simulons les e ets d’un régime répressif dans la salle de classe,
expliqua Noemi. Ça fait partie de la leçon.
À travers la porte, j’aperçus Fencer au téléphone.
La rougeur de son visage me dévoila quelque chose d’incroyable  : Kavi et
Ayaan avaient dû lancer l’assaut sur le champ de bataille.
•••
Au moment où Mme Margolis s’approcha de nous, rassemblés dans le couloir,
Fencer sortit en trombe de la classe.
Il se dirigea vers le bureau de la principale.
– O.K., que tout le monde se rassemble en direction de la bibliothèque, dit
M  Margolis, en me jetant un regard doux.
me

J’attendis que tout le monde passe devant moi avant de retrouver Noemi.
– Merci.
– Tu rigoles  ! Ça ne se serait jamais produit sans toi. Cet exode vers la
liberté. Alors merci à toi.
Elle passa son bras autour de moi, et je la laissai faire.
Kavi et Ayaan nous rejoignirent à la bibliothèque, et nous nous rendîmes
toutes les quatre – Kavi, Ayaan, Noemi et moi – dans la salle de crise, où elles
nous annoncèrent que Fencer faisait l’objet d’une enquête de la part du lycée
pour ses activités en ligne.
Que le conseil d’administration se chargeait de l’a aire.
Qu’il serait très probablement renvoyé.
Noemi cria si fort que Mme Margolis frappa à la porte de la salle de crise.
Je la laissai entrer.
Parce que, c’était ce dont il s’agissait, désormais.
J’étais prête à laisser entrer les gens.
Je comptais tout de même laisser certaines personnes dehors.
Mais je vis – dans cette pièce, à travers la fenêtre de la bibliothèque, et même
dans ma poche, qui contenait la petite oie  –  qu’il y avait beaucoup plus de
choses à laisser entrer que de choses à faire sortir.
Et c’était l’un des sentiments les plus merveilleux au monde.
ÉPILOGUE

Le monde est un endroit mystérieux. D’un côté, sa taille est mesurable,


enregistrable, véri able. Ses merveilles et ses bizarreries peuvent être saisies dans
ses détails les plus complexes et les plus empiriques.
De l’autre, sa taille est également relative à la perception que s’en fait notre
esprit. Ses merveilles et ses bizarreries s’arrêtent uniquement là où s’arrête notre
vision.
Pour certains d’entre nous, cela signi e que le monde est petit et qu’il ne
comprend que ceux que nous considérons comme faisant partie de ce monde.
Qu’il s’arrête aux gens de notre entourage, à ceux qui nous ressemblent, qui
s’habillent comme nous, qui partagent notre façon de penser.
Pour d’autres, il est de taille moyenne et comprend les personnes auxquelles
nous nous identi ons par le biais de certaines similitudes, de traits de caractère
suscitant une certaine familiarité en nous, nous permettant alors d’ignorer les
di érences qui nous séparent d’elles.
Et puis, il y a les personnes qui considèrent le monde comme immense,
conforme à la taille qu’il mesure.
Su samment vaste pour englober de grandes di érences, des personnes qui
n’ont rien en commun les unes avec les autres, si ce n’est un cœur qui bat et
une âme qui ressent, ces deux choses – le cœur et l’âme – constituant les liens
les plus forts capables de nous connecter les uns aux autres.
•••
Adam et Zayneb étaient en passe de devenir le troisième type de personnes.
Et ils le faisaient ensemble. Ils avaient passé quatre ans à s’aimer à distance,
quatre ans ponctués d’événements brefs et exaltants, entre l’obtention d’un
diplôme en sciences politiques à l’université de Northwestern (pour Zayneb) et
la réalisation de six projets d’installation artistique au Moyen-Orient (pour
Adam), ainsi que des rencontres dans des groupes de soutien pour personnes
atteintes de sclérose en plaques (pour les deux).
Puis ils se retrouvèrent pour de bon – cœur, âme et corps – l’été de leur katb
al-kitâb, l’été où ils s’échangèrent leurs vœux, après de brèves ançailles.
Ils se retrouvèrent à Istanbul, ne sortant de leur chambre d’hôtel que pour
manger quelques bouchées et pro ter de l’air frais et des vues à couper le
sou e.
Le quatrième jour, ils voyagèrent pendant sept heures a n de se rendre sur la
tombe de la jeune femme tuée par son père et son grand-père.
Leur monde était devenu si grand que cela leur était devenu nécessaire. Et,
a n de terminer notre histoire, je les laisse vous expliquer eux-mêmes
pourquoi.
ADAM
MERVEILLE ET BIZARRERIE :
eMbrAssEr zAynEb
Qui aurait cru qu’embrasser Zayneb serait à la fois un vrai problème, tout en
étant nécessaire pour mener une existence saine sur cette planète  ? Aussi
nécessaire que la façon dont j’avais appris à éviter mes poussées de sclérose en
plaques ?
L’embrasser était tout un art.
Il fallait savoir à quel moment s’y prendre. Et ce n’était pas chose facile.
Par exemple : nous étions à présent arrêtés devant la porte de notre chambre
d’hôtel, alors que Zayneb se tenait devant le long miroir de la salle de bains,
occupée à mettre ses cheveux dans un foulard, ces mêmes cheveux dans
lesquels je m’étais réveillé, le visage enfoui.
Je voulais l’embrasser une dernière fois avant de quitter la chambre, alors
j’attendis, le dos contre la porte.
Mais je n’attendais pas qu’elle termine de mettre son hijab.
Elle n’avait pas cessé de parler depuis notre réveil, partageant son impatience
de commencer notre excursion aujourd’hui.
– La seule façon de porter ce foulard est de le mettre avec des vêtements
sobres et de le rentrer correctement, comme ça.
Elle se tourna vers moi, son visage encadré par les di érentes teintes de bleu
vif de l’éto e que je lui avais achetée au grand bazar d’Istanbul.
– Merci encore pour le plus beau foulard du monde, Squish.
– Tu as ni de parler ?
Je sortis mes mains patientes de mes poches et en tendis une vers elle pour la
rapprocher de moi, laissant tout juste assez d’espace pour prononcer quelques
mots. En n, les miens.
– Tes lèvres ont terminé ? Pour que je puisse les embrasser en paix ?
Elle hocha la tête, la releva vers moi et ferma les yeux.
Quand nos lèvres se rencontrèrent, une boucle de ses cheveux glissa hors de
son foulard. Elle leva les mains derrière ma tête, me pressant passionnément
contre elle.
Zayneb, interrompant le journal d’Adam ici : fondu au noir.
Adam, reprenant son journal : nous retardâmes notre excursion, celle pour
laquelle je voulais venir dans cette partie de la Turquie, car Zayneb, dans un
accès de passion, arracha son hijab et, oui, fondu au noir…
Zayneb : LE FOULARD ÉTAIT SUPER SOYEUX ET N’ARRÊTAIT PAS
DE TOMBER. TOI, TU NE SAIS PAS ENCORE COMMENT CHOISIR
LE BON TISSU POUR LA TÊTE D’UNE FILLE.
Qui aurait cru qu’il y a quatre ans de cela, j’apercevrais une lle à l’aéroport,
et qu’elle nirait par être la partie de moi qu’il me manquait depuis si
longtemps ?
Il y avait une raison pour laquelle le mot amour avait une consonance ronde.
Il faisait le tour de vous, et même plus encore, comme s’il suivait un chemin
circulaire, comme s’il avait toujours été là.
Entier.
Mais aussi… in ni.
Il se poursuivait aussi longtemps que vous continuiez à le chercher, à le
conserver, à le chérir.
Et je le ferai.
ZAYNEB
Avant de déposer des eurs près de la tombe de la lle enterrée vivante, celle
qui avait marqué le début de ce voyage qui m’avait conduit à mon cœur, je
récitai deux prières simples.
D’abord pour elle, pour que son âme soit plus libre qu’elle ne l’avait jamais
été sur terre, et ensuite pour moi.
S’il vous plaît, Dieu, ne laissez pas la haine à travers laquelle les autres voient le
monde déformer mon propre sens de la justice.
Je lissai la terre sur la tombe avant d’y déposer les eurs.
J’eus l’impression de faire tomber ma dernière couche de protection contre la
vulnérabilité.
J’acceptais en n de voir les choses à travers mes propres yeux. Pas de manière
défensive, pas de la façon dont les gens pleins de haine me voyaient. J’en avais
ni avec ça.
J’avais besoin d’en nir avec ça maintenant que je commençais la faculté de
droit à l’automne.
J’allais y étudier la seule chose que je désirais connaître plus que tout  :  les
droits humains.
Pour tout le monde.
Parce que c’était la seule manière pour que le monde ait du sens. Lorsque l’amour
de son prochain se propageait haut et fort.
Qu’il s’étendait si loin qu’il voyageait et se battait pour que personne ne soit exclu.
À côté de moi, Adam se redressa après avoir récité ses propres douas, et je
regardai brièvement ses yeux, brillants de larmes.
Il n’y avait personne autour de nous, nous étions seuls dans cet endroit
désolé, alors, je m’enfonçai en lui, et il étendit ses bras pour m’envelopper, ses
baisers couvrant mes propres larmes.
Oh, j’allais oublier de noter ma merveille de la journée. C’est la plus grande
de toutes.
Vous l’avez probablement devinée.

MERVEILLE : l’aMouR
NOTE DE L’AUTRICE

À propos de la sclérose en plaques, de la conversion et de l’islamophobie


Les expériences d’Adam en matière de sclérose en plaques ont été rédigées
avec l’aide d’un membre de ma famille ayant été diagnostiqué avec une sclérose
en plaques récurrente-rémittente au début de sa vie. Grâce au soutien qu’elle
reçoit, notamment celui de sa femme depuis plus de vingt ans, et à des soins
appropriés, cette personne mène une vie de résilience qu’elle aborde avec un
état d’esprit positif ancré dans sa foi musulmane inébranlable.
Il convient toutefois de préciser que les expériences concernant la sclérose en
plaques sont personnelles et variées, et que les circonstances décrites dans
L’amour de A à Z ne sont pas représentatives de l’ensemble des expériences
vécues par les personnes atteintes de cette maladie.
Les histoires de conversion d’Adam, de son père, David, et de la mère de
Zayneb, Alisha, ont également été guidées par des membres de ma famille
d’origine antillaise et blanche, dont mon mari, lequel s’est converti à l’islam à
l’âge de neuf ans (sous la supervision de sa mère, également convertie). Un
membre de ma communauté musulmane, le journaliste canadien Steven Zhou,
a lu attentivement le manuscrit a n de s’assurer de l’exactitude de la
représentation des convertis d’origine chinoise (tels qu’Adam et David).
L’islamophobie décrite dans ce livre est basée sur des faits réels. Les scènes de
Zayneb dans l’avion, à la piscine et en ligne, ont été rédigées en faisant appel à
des souvenirs d’expériences personnelles douloureuses, lesquelles feront écho
chez beaucoup de personnes.
En tant qu’enseignante depuis plus de vingt ans, je rêverais de pouvoir
exempter les expériences vécues en classe par Zayneb de cette litanie
d’incidents haineux, mais pour être tout à fait honnête, cela m’est impossible.
Il y a trois ans de cela, un enseignant du secondaire, membre du conseil
d’administration d’un lycée de la région de Toronto, a été licencié après qu’un
groupe d’élèves a découvert les contenus islamophobes qu’il publiait en ligne.
La bravoure et le courage dont ces élèves ont fait preuve en allant le dénoncer
auprès du conseil d’administration, en dévoilant la vérité face à ceux qui
détenaient le pouvoir, ont inspiré certains passages de mon livre. J’aurais aimé
être aussi intrépide que ces adolescents au temps où j’étais assise dans ces salles
de classe, grimaçant face à l’islamophobie à laquelle j’étais confrontée, jour
après jour.
Au cours de l’écriture de L’amour de A à Z, je me suis souvent demandé si
tout cela ne semblerait pas trop invraisemblable aux yeux de certains lecteurs et
de certaines lectrices – mais je savais également avec certitude que bien d’autres
hocheraient la tête en signe de reconnaissance, à la lecture de cette histoire.
J’écris pour vous toutes et vous tous – pour celles et ceux qui savent ce que cela
fait, mais aussi celles et ceux qui ne le savent pas, mais qui désirent le savoir.
En avant, lectrices, lecteurs, vers un monde meilleur né de l’empathie, éclairé
par les étincelles de la vérité, du courage et de l’amour.
REMERCIEMENTS

Quand j’étais jeune, c’était cool d’appeler les stations de radio et de


demander au DJ de passer une chanson que l’on dédiait à une personne qui
nous était spéciale. L’amour de A à Z met en scène de nombreuses chansons,
alors, a n de remercier celles et ceux qui ont aidé à donner vie à cette œuvre, je
demande au DJ de dédier ces dix chansons du livre à ces dix groupes de
personnes extraordinaires.
L’amour de A à Z, Top 10
10. I Will Survive
Je tiens à remercier le Conseil des arts du Canada et le Conseil des arts de
l’Ontario d’avoir subventionné mon travail a n de me permettre de prendre un
congé, de continuer à payer mes factures et de survivre tout en terminant ce
livre.
9. Wild World
Dédiée aux personnes formidables que j’ai rencontrées dans le monde de la
littérature young adult, en particulier les autrices et auteurs suivants, qui m’ont
o ert le cadeau de leur main secourable, de leur guidance et de leur
accompagnement  : Kate Hart, Emery Lord, Akemi Dawn Bowman, Rachel
Hartman, Kiersten White, Jael Richardson, Cherie Dimaline, Sandhya Menon,
Karen M. McManus, E. K. Johnston et S. F. Henson.
8. Leaves from the Vine (Little Soldier Boy)
Dédiée à mon équipe d’autrices et d’auteurs musulmanes et musulmans,
nous qui venons de la même vigne et dont la toile de soutien me réchau e tant
le cœur. Il est temps d’admettre que pendant les périodes di ciles de l’écriture
de ce livre, je relisais parfois les merveilleuses choses que vous aviez écrites à
propos de Saints and Mis ts a n de m’aider à me rendre compte que j’étais
vraiment capable d’écrire. Vous êtes si nombreuses et nombreux, mais je tenais
à mentionner tout particulièrement ces ami·e·s qui ont rendu ma première
année si spéciale grâce à leurs témoignages d’amour  : merci Hanna Alkaf,
Rukhsana Khan, Shannon Chakraborty, Ardo Omer, Na za Azad, Jamilah
ompkins-Bigelow, Fartumo Kusow, Asmaa Hussein, Hajera Khaja, London
Shah, Nadine Courtney Jolie, Fatin Marini, Melati Lum, Umm Juwayriyah,
Sabina Khan, G. Willow Wilson, Sabaa Tahir, Hind Makki, Maleeha Siddiqui,
Na’ima B.  Robert, Nevien Shaabneh, Hafsah Faizal, Saadia Faruqi, Karuna
Riazi et Alexis York Lumbard.
7. Aap Jaisa Koi
Dédiée à deux nouvelles amies qui sont entrées dans ma vie récemment, et
qui me sont devenues très chères : Aisha Saeed et Sa yyah Kathimi. Aisha, tes
adorables messages et nos conversations téléphoniques m’ont toujours apporté
les illuminations dont j’avais besoin, et Sa yyah, nos e-mails, nos messages et
nos appels nocturnes délirants m’ont permis de tenir le coup pendant que
j’écrivais L’amour de A à Z. Je vous chéris toutes les deux.
6. Seasons in the Sun
Dédiée à ces vieilles amies qui m’ont accompagnée au l des hivers et des étés
de la vie, au gré des ans, même lorsque je me suis tue pendant de longs
moments, cachée dans ma grotte de l’écriture. Merci de m’avoir constamment
encouragée dans ce voyage de toute une vie grâce à votre amitié sincère, Shaiza,
Zakiya, Rania, Amie, Farzana et Nhu. Merci, Naseem, d’être revenu dans ma
vie – au cours de notre enfance, toi et moi avons partagé notre amour mutuel
des livres, et nous avons désormais la chance de partager notre amour mutuel
de l’écriture.
5. I Like It
Dédiée à celles et ceux qui ont donné vie à ce livre, ou qui ont soutenu ma
carrière d’autrice depuis le tout début de ma collaboration avec Simon &
Schuster. Mekisha Telfer, Brian Luster, Jenica Nasworthy, Alexa Pastor, Lucy
Ruth Cummins, Lisa Moraleda, Justin Chanda, toute l’équipe bibliothèque
S&S, et ici au Canada, Rita Silva, Michelle Skelsey, et Felicia Quon : vous êtes
tous incroyables !
4. Have You Ever Seen the Rain
Dédiée à mon agent littéraire, John Cusick, et à ma rédactrice en chef,
Zareen Ja ery, parce que vous comprenez mes mots, instinctivement. Vous
comprenez que mes histoires parlent à la fois de la pluie et des jours ensoleillés.
Je suis extrêmement reconnaissante d’avoir pu travailler avec vous deux. John,
tu as su rester le même agent au soutien infaillible avec lequel j’ai signé il y a
trois ans de cela, et, Zareen, si quelqu’un m’avait demandé de lui décrire mon
éditrice idéale lorsque je débutais en tant qu’autrice, c’est à toi que j’aurais
pensé – et mon rêve s’est réalisé, al-hamdoulillah.
3. Let It Go
Dédiée à mes âmes sœurs autrices, Uzma Jalaluddin et Ausma Zehanat Khan.
J’aime me délivrer et me libérer de toutes mes vulnérabilités d’autrice et me
sentir libre avec vous. J’aime parler de tout et de rien avec vous, d’écriture ou
pas. Merci, Uzma, pour nos discussions quotidiennes, pour avoir lu à peu près
tout ce que j’écris, pour avoir été une personne brillante et compatissante.
Merci, Ausma, d’être la star d’une de mes pensées récurrentes, QFA : Que ferait
Ausma  ? Et de répondre à cette question pour moi avec l’amour et la sagesse
d’une grande sœur, depuis les montagnes du Colorado.
2. Can You Feel the Love Tonight
Dédiée à ma famille, qui est toujours là pour moi, prête à occuper tout le
premier rang si nécessaire, armée de téléphones pour immortaliser le moment,
les sourires encourageants et les applaudissements prêts à être dégainés. Je
ressens votre amour  –  tout votre amour, tellement fort. Merci, Faisal, Shakil,
Anwaar, Johanne, Sakeina, Sahar, Amanda, Sana, Muhammad, Dawood,
Bushra, Alain, Khalil, Khalid, Zenyah, Chiku, Saira, Aasiyah, et Maleeha.
1. Stand by Me
Dédiée à mes parents, Ahmed et Zuhra (les personnes les plus gentilles du
monde), à mes enfants, Hamza, Bilqis et Jochua (un trio qui m’inspire), à ma
sœur, Hajara (une dynamo en tous points), et à mon mari, Jez (mon roc). Vous
incarnez tous des vertus auxquelles j’aspire, et je désire rester auprès de vous
pour toujours. Merci d’avoir façonné ce livre et ma vie.
s.k. aLi
Détentrice d’un diplôme en création littéraire de l’université de York, L’amour de A à Z est le second
roman de S.K. Ali. Elle a également eu l’occasion d’écrire sur la vie des personnes musulmanes pour des
magazines comme le Toronto Star ou NBC News. S.K. Ali vit avec sa famille et un chat très bruyant
nommé Yeti.
Compte Twitter : @SajidahWrites
Site internet : skalibooks.com

Vous aimerez peut-être aussi