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L'Amour de A A Z
L'Amour de A A Z
ALI
MERCREDI 6 MARS
JEUDI 7 MARS
MERVEILLE : lE tOucHer
Depuis que j’avais cessé d’aller en cours il y a deux mois, mon dortoir
universitaire s’était encombré petit à petit.
Une chance que mon colocataire, Jarred, ne soit pratiquement jamais là. Je
veux dire par là que c’est une bonne chose que sa petite-amie dispose de son
propre logement.
Les outils étaient posés de mon côté, la plupart du temps éparpillés sur mon
bureau, mais d’une façon ou d’une autre, les choses que je fabriquais nissaient
toujours par atterrir sur son bureau, attendant d’être achevées.
Sur le bureau de Jarred trônent en ce moment une horloge fonctionnelle
fabriquée à partir d’un vieil échiquier en marbre, avec des pièces d’échecs pour
a cher l’heure, attendant une deuxième couche d’enduit ; une station de
recharge en plastique pour téléphone en forme de robot, attendant d’être
câblée ; une petite bernache du Canada, sculptée en plein vol, fabriquée à
partir de copeaux de bois récupérés, attendant d’être peinte ; plusieurs parties
d’un casque de Boba Fett en mousse attendant d’être assemblées ; et également
dans l’attente d’être assemblé : un cadeau pour ma sœur, Hanna.
Hier, j’avais pris des baguettes en balsa pour les assembler en quadrillage à
l’intérieur de la boîte que j’avais déjà fabriquée. Tandis que se formaient des
compartiments carrés, lisses et à niveau, sans vis ni clou, je pensai à la sensation
du toucher.
Je pensai à la manière dont, sans la capacité de sentir le bois, le plastique, la
mousse, le métal ; sans cette sensation que me procurait la prise en main de la
scie japonaise et la secousse que je ressentais lorsque je sectionnais un l épais,
ou le bourdonnement qui parcourait mes doigts lorsque je ponçais… Sans tout
cela, alors je n’aurais rien, je ne serais pas heureux.
J’aimais le fait d’avoir toujours la capacité de toucher. Et que cela me
permettait de fabriquer des choses.
Voilà pourquoi, depuis le mois de janvier, depuis le début du deuxième
semestre, je m’étais consacré exclusivement à la fabrication d’objets.
J’avais abandonné les cours.
Je ne voulais pas manquer de temps.
En parlant de toucher, cela faisait bien longtemps que je n’avais pas eu un
contact humain volontaire. Un vrai de vrai.
En septembre dernier, j’avais serré mon père et ma petite sœur Hanna dans
mes bras à l’aéroport, avant de partir pour Londres.
Mon dernier toucher empli d’amour.
Techniquement, vous pourriez me dire, et les vendredis alors, Adam ? À la
mosquée, après la prière, lorsque tout le monde se dit salam et se serre dans les bras,
y compris toi ?
Mais il s’agissait seulement d’accolades sommaires. Elles n’allaient pas plus
loin qu’un coup d’épaule de type « hé-je-t’ai-vu-mec ».
Il y avait un autre type de toucher : le toucher a ectueux. Et il était
extrêmement important – du moins pour quelqu’un qui ne rêvait que de cela.
Et je ne rêvais que de cela. Je n’avais pas arrêté d’y penser depuis que j’avais
réalisé à quel point cela remontait à longtemps.
C’étaient les marques au-dessus de mon lit, sous la couchette superposée à la
mienne, qui me rappelaient la dernière fois où j’avais tendu ma main à
quelqu’un. Ou bien que quelqu’un m’avait tendu la sienne.
La personne qui occupait la chambre avant moi avait compté les jours passés
à l’université tel un prisonnier dans sa cellule, en les gravant dans la latte de
bois sous le lit de Jarred et, une nuit, il y a de cela une semaine, en caressant les
encoches, je posai le doigt sur ce qui me rongeait intérieurement.
Je me rendis compte que cela avait fait son chemin, creusant des sillons en
moi, depuis un moment déjà.
Ce devait être un trou que je portais en moi depuis le début de ma première
année. (Même si je me demandais parfois si ce trou n’était pas présent depuis
bien plus longtemps que cela.)
De simples encoches gravées à l’aide d’un canif m’avaient révélé mon propre
vide intérieur.
Nous étions à présent jeudi matin, et je devais me lever et m’activer, mais au
lieu de cela, je levais le bras et caressais à nouveau ces encoches, me demandant
si les gens nissaient par s’habituer à ce sentiment.
Comme ils nissent par s’habituer aux autres choses tristes.
Quoi qu’il en soit, cette page est destinée aux merveilles, elle se doit donc
d’être positive.
Point positif : c’est les vacances de printemps, et cet après-midi, je serai en
route pour Doha.
D’ici huit heures, je pourrai à nouveau serrer ma famille dans mes bras.
Montrer à mon père et à Hanna que je les aime.
Et être aimé en retour. Pendant quelque temps.
Ryan m’attendait dans la salle commune, assis dans un des fauteuils élimés,
un ordinateur portable ouvert sur ses genoux.
– Où est ta valise ?
Je haussai une épaule.
– Là.
– Un petit sac de voyage ? Pour deux semaines ?
Il ferma son ordinateur et le glissa dans son sac à dos avant de se lever.
– J’ai déjà des vêtements là-bas. Ça, ce sont juste des trucs dont je ne peux
pas me passer, dis-je en soulevant mon étui à guitare. Tu te souviens du petit
détour qu’on doit faire, pas vrai ?
– Oui m’sieur, le Rock Shop. Je savais pas que t’aimais le métal.
Je le suivis dans l’escalier, jusqu’à la porte donnant sur la ruelle, le seul
endroit où l’on pouvait espérer trouver de la place pour se garer, à condition
d’avoir un peu de chance.
– C’est pas vraiment le genre de truc que tu joues.
Je souris tout en gardant la bouche fermée.
Nous ouvrîmes la porte sur laquelle était inscrit avec de
nombreux cailloux. Le magasin n’avait pas de vitrine, si bien que la première
impression que l’on pouvait se faire des produits se trouvait littéralement sur la
porte.
Et cette porte révélait le reste des trésors que contenait la boutique. Des
roches, des cailloux, des pierres précieuses, des fossiles posés dans de petits
paniers de part et d’autre de la boutique minuscule.
Ryan me regarda.
– Qu’est-ce que c’est ? Pourquoi on est là ?
– C’est pour le cadeau de ma petite sœur, dis-je en riant.
– On aurait pu en trouver gratuitement près du bâtiment de maths, dit
Ryan en prenant une pierre grise quelconque d’un panier. Tu sais, toutes ces
pierres blanches qui brillent sur les pots de eurs devant ? (Il joua avec la pierre
dans sa main.) Trois balles pour ça ? Sérieux ?
Je me rendis directement au rayon des minéraux.
Hanna m’avait demandé de l’azurite, un minéral bleu, pour ajouter à sa
collection. Lorsque nous nous étions appelés sur FaceTime, elle m’avait montré
l’emplacement qu’elle lui avait préparé, et j’avais remarqué la vieille boîte de
Ferrero Rocher dans laquelle elle rangeait ses pierres préférées. Je savais qu’elle
aimait la boîte parce que ses compartiments étaient arrondis, ce qui la rendait
parfaite pour y disposer chacune de ses pierres, mais je m’étais imaginé à quel
point elle serait heureuse d’avoir un vrai présentoir à elle.
Comme celui que je lui avais fabriqué, et qui était désormais rangé entre mes
vêtements dans mon sac.
•••
Après un arrêt pour déjeuner, Ryan me déposa à l’aéroport. Je s enregistrer
l’étui contenant ma guitare, que j’avais soigneusement enveloppée dans du
papier bulle, priant pour qu’elle atteigne Doha en un seul morceau.
Puis, je trouvai un siège près de ma porte d’embarquement, posai mon sac
entre mes pieds et m’adossai au dossier en vinyle.
Un couple se tenait juste en face de moi, les bras enroulés l’un autour de
l’autre, visionnant quelque chose sur la tablette posée entre leurs genoux,
hilares.
Je me tournai vers la gauche et aperçus deux autres personnes qui
s’embrassaient près d’une borne de recharge d’appareils mobiles.
Je jetai un coup d’œil tout autour de moi. Ouaip, des couples, éparpillés ici
et là, partout.
Vacances de printemps obligent.
Je n’osais pas parler de mes déboires à Jarred, mon camarade de chambre, ou
à Ryan, mon ami le plus proche ici, à Londres. Ils étaient tous les deux engagés
dans des relations sérieuses et me diraient de faire de même.
Ils me diraient de me trouver une copine. Et de conclure.
Mais ça n’avait rien à voir avec les relations charnelles. (Même si ça devait
avoir un peu d’importance, quelque part.)
C’était bien plus que ça. Je sais que ça paraît étrange. Mais je suis comme ça.
D’ailleurs, Jarred et Ryan ne comprenaient pas pourquoi je ne désirais qu’une
seule et unique relation. Avec une seule et unique personne. Sans phase d’essai
ni demi-mesure. Mais je suis ce type de musulman.
C’était pour cette raison que je devais être sûr de moi dans une relation.
Avant de trop m’investir.
Et ça faisait vraiment peur, quand on y pensait. Ça semblait même
impossible. Comment rencontrer la personne faite pour vous ?
•••
Je n’avais rencontré qu’une personne que je croyais être la personne pour
moi. Elle faisait visiter l’université aux étudiants de première année, puis je
l’avais à nouveau croisée au laboratoire d’informatique, où elle travaillait en
tant qu’assistante. Je l’avais aperçue ensuite au dîner de bienvenue de l’Union
des étudiants musulmans. Nous avions commencé à nous parler toutes les
semaines, la plupart du temps au laboratoire ou aux réunions de l’UEM.
Je l’appréciais, car elle souriait aisément et elle avait dans la voix une certaine
assurance. Comme si elle était toujours sûre de ce dont elle parlait.
À la n du mois d’octobre, je m’étais décidé à lui demander si elle souhaitait
que nous apprenions à faire plus ample connaissance, et pas seulement aux
réunions de l’UEM. Mais en novembre, je reçus une nouvelle dont je ne
voulais pas.
Et lorsque j’avais en n pu me défaire de mes préoccupations du moment, elle
s’était envolée. Littéralement. Elle était partie au Liban durant les vacances
d’hiver, et en était revenue ancée.
Mais c’était tout de même une bonne chose. Elle n’aurait jamais pu être celle
qui m’était destinée.
Et, depuis la nouvelle tombée au mois de novembre, j’avais d’autres chats à
fouetter. Je m’étais alors entraîné à vivre en paix avec ce sentiment de solitude.
Je me frottai les yeux pour chasser les scènes de ces couples heureux de ma
tête puis, alors que je m’apprêtais à prendre mon ordinateur portable dans mon
sac de voyage pour me connecter à internet, une lle vint s’asseoir deux sièges à
gauche du couple qui me faisait face.
Elle portait un hijab qui était presque de la même couleur que l’azurite que
j’avais achetée pour Hanna. Il était d’un bleu éclatant.
Je suis presque sûr que c’est la raison pour laquelle elle attira mon attention.
Ça et le fait qu’elle ne quittait pas des yeux le téléphone qu’elle tenait dans ses
mains et sur lequel elle tapotait en vitesse. Pas même pour véri er que le siège
qu’elle occupait était vide, ni quand son bagage à main et que son manteau
tombèrent.
Elle ne toucha à rien, elle laissa même le sac à main à eurs qu’elle tenait
dans le creux de son bras glisser pour aller rejoindre ses camarades au sol.
Les poignées du sac à main plein à craquer se séparèrent pour en révéler le
contenu.
Un livre orange qui dépassait attira mon attention. Le titre, écrit à la main en
grosses lettres noires indiquait : JOURNAL DES MERVEILLES ET
BIZARRERIES.
Je dus laisser un son s’échapper de ma bouche en le lisant, car elle leva la tête
vers moi, le regard inquisiteur.
Je baissai les yeux sur ses pieds. Sur le chaos tout autour.
Elle baissa les yeux à son tour et sursauta, avant de poser son téléphone sur le
siège à côté d’elle et de récupérer ses a aires pour les installer correctement.
Je sortis mon ordinateur et le posai sur mes genoux – mais je mentirais si je
disais que c’était pour me rendre sur internet.
Au lieu de ça, protégé par mon regard xé sur l’écran de démarrage, mon
esprit était brouillé. Je me demandais comment, assise juste en face de moi, se
trouvait une personne qui possédait le même journal que le mien.
JEUDI 7 MARS
MERVEILLE…
Je n’arrive pas à en trouver une seule pour l’instant. Mais je sais que j’ai
promis de trouver une merveille pour chaque bizarrerie, alors…
O.K., d’accord, en voilà une : les garçons mignons.
Ou plutôt, le garçon mignon assis en face de moi au moment où j’écris. Il est
concentré sur son ordinateur portable, je vais donc le décrire.
Pièce à conviction A : le garçon mignon à l’aéroport.
Il est grand, ses jambes sont si longues que s’il ne les surélevait pas, il ferait
trébucher les gens qui passent devant son siège.
Il a l’air d’être d’origine asiatique, comme moi.
En n, une moitié de moi seulement, car mon père est originaire du Pakistan,
qui se trouve en Asie du Sud, mais la famille de ma mère est guyanaise (de mon
grand-père) et trinidadienne (de ma grand-mère), signi ant donc qu’elle est
d’origine antillaise, ces pays faisant partie des Caraïbes.
Ce garçon avait l’air d’avoir des origines d’Asie de l’Est – soit chinoises, soit
coréennes ou d’un autre pays – et quelque chose d’autre aussi.
Quelque chose d’autre, tout comme moi.
Je crois que ce qui déclencha immédiatement L’ALERTE AU GARÇON
MIGNON fut son visage anguleux, notamment sa mâchoire parfaitement
dessinée, et la façon dont il semblait inaccessible, même s’il dégageait quelque
chose d’accueillant.
La première fois que nos regards se croisèrent, ses yeux pétillaient.
Il a l’air ouvert.
Il a ce sourire paisible xé aux lèvres, même derrière l’écran de son ordinateur
portable.
Ses cheveux sont… passables, sans plus. Mais il vient de me voir le regarder à
plusieurs reprises, alors je vais m’arrêter là.
Et puis, si ma grande sœur, Sadia, avait été avec moi, elle m’aurait envoyé un
message en me disant : baisse les yeux comme une bonne musulmane, Zu-zu.
ADAM
JEUDI 7 MARS
VENDREDI 8 MARS
BIZARRERIE : lE fRoiD
J’étais de bien meilleure humeur en me réveillant. Le vol de Londres à Doha
se déroula dans le calme – à l’exception du moment où le garçon mignon de
l’aéroport me grati a d’un « salam » ! – et les trois épisodes que j’avais regardés
de Sweet Tooth, une émission de pâtisserie accompagnée seulement de musique,
et dans laquelle l’on suivait la préparation étape par étape de desserts
sophistiqués, avaient réussi à m’apaiser.
Puis, il fut temps de retrouver tante Nandy ! L’étreinte dans laquelle elle
m’enveloppa dès que je passai les portes des arrivées faillit m’emporter.
Tante Nandy était la sœur cadette de ma mère, mais elle était plus grande
qu’elle et avait le visage plus anguleux, avec une mâchoire proéminente et un
grand sourire. D’aussi loin que je me souvienne, elle avait toujours porté une
coupe à la garçonne.
Elle était très terre à terre, mais incroyablement gentille.
Tout au long du trajet de l’aéroport jusque chez elle, je l’écoutai me dire à
quel point je lui avais manqué, qu’elle avait regardé toutes mes stories
Instagram (note à moi-même : me souvenir de ça), parfois plusieurs fois à la
suite, et qu’elle avait eu l’impression d’avoir gagné au loto lorsque mes parents
avaient accepté que je vienne la voir plus tôt.
En d’autres termes, je fus submergée par une vague d’amour.
Un garçon mignon qui m’avait dit salam, avoir dévoré des pâtisseries des
yeux pendant le vol, tante Nandy qui me confessait son amour – tout cela me
t presque oublier le désastre de mardi dernier.
Toutefois, même si tante Nandy se montrait chaleureuse et joviale, son
appartement quant à lui était loin de l’être.
Pièce à conviction A : les endroits peu accueillants.
Son appartement était hostile, immaculé et impitoyable. Chaque pièce était
dotée de fenêtres s’étendant du plafond au sol en marbre. Les dessus de table
en verre et les surfaces ré échissantes en acier disposés de part et d’autre de
l’appartement accentuaient l’aspect froid de l’endroit.
C’était comme si un homme austère dans un costume impeccable avec des
boutons de manchette vivait ici, et non une tante souriante et bavarde qui
m’appelait Zoodles.
Hier soir, j’avais déposé mes bagages dans la chambre d’amis minimaliste –
meublée d’un lit avec des draps blancs à côté duquel se trouvait une immense
armoire à portes miroir, sans boutons ni poignées – et j’avais rapidement
ouvert ma valise pour en sortir quelques articles essentiels.
Je savais que ce serait une bonne idée de prendre Binky et Squish avec moi.
Maintenant que je me trouvais ici, avoir des choses à câliner était d’une
importance capitale. Surtout depuis que mon âme avait été vidée ces derniers
jours.
Tandis que je posais Squish sur la table de nuit, je me rendis compte qu’en le
voyant pour la première fois, quelqu’un pourrait avoir un haut-le-cœur et le
prendre du bout des doigts pour le jeter dans la poubelle la plus proche. Mais
lorsque l’on observait attentivement la peluche, au-delà de sa fourrure gris
brunâtre emmêlée et de ses oreilles écrasées (d’où son nom), cinq lettres se
rejoignaient pour former le mot : A-M-O-U-R.
Squish n’était pas un animal en peluche à proprement parler, mais une sorte
de croisement entre un poisson-globe (rond et tacheté avec des yeux globuleux
et des lèvres épaisses), un éléphant (un museau allongé) et un chat (des oreilles
dressées – du moins autrefois, avant d’avoir été déformées par un excès de
baisers).
Squish avait été ma première chose en peluche.
J’ignorais si quelqu’un d’un peu étrange me l’avait o ert lorsque j’étais bébé,
ou si mes parents l’avaient trouvé lors d’une vente d’animaux en
peluche victimes de défauts de fabrication (ils ne se souvenaient pas non plus
de son origine). Mais la chose la plus importante au sujet de Squish, c’était
qu’il s’agissait de la première chose que j’avais appris à aimer, après mon père et
ma mère, évidemment.
Avant que ma sœur, Sadia, ou mon frère, Mansoor, ne m’apparaissent sous la
forme d’êtres à part entière, Squish avait été là, solide et able, prêt à recevoir
mes larmes et mes peurs, prêt à absorber ma rage et mon désarroi.
Allongée dans mon lit en ce moment même, je n’étais pas encore prête à me
réveiller complètement pour entamer une nouvelle journée. Je saluai Squish
posé sur la table de nuit, et remontai Binky la couverture, mon second
indispensable douillet, jusqu’à mon menton.
Soupir. Vieille, douce et confortable. Tout comme Daadi, ma grand-mère
paternelle qui l’avait tricotée pour moi quand j’avais cinq ans.
Et qui était décédée en octobre dernier, au Pakistan.
Depuis toujours, elle avait vécu six mois de l’année avec nous à Springdale et
six mois au Pakistan. Chaque année, elle nous quittait en novembre pour y
passer les mois d’hiver, mais l’année dernière, elle avait voulu partir plus tôt
a n d’assister au mariage d’une de ses petites-nièces. Même si mon père s’y
était opposé.
Il s’inquiétait toujours lorsque Daadi faisait quelque chose de di érent.
Comme lorsqu’elle quittait la ville d’Islamabad, dans laquelle elle vivait au
Pakistan, pour n’importe quelle raison – mariage ou non.
Je ne connaissais pas les détails exacts de la façon dont elle était décédée, mais
je savais que cela avait quelque chose à voir avec un accident de voiture. Mes
parents a rmaient qu’ils ne savaient pas tout.
Je me demandais s’ils n’essayaient pas simplement de nous protéger nous,
leurs enfants. Toute notre famille avait été anéantie pendant des mois.
Je fermai les yeux et ramenai la couverture blanche et douce comme du poil
de lapin sur mon nez, la remontai même au-dessus de mes yeux, essayant de
visualiser le visage de Daadi dans ma tête. Des cheveux noirs grisonnants,
séparés en une raie et rassemblés chaque jour en une queue-de-cheval lâche à
l’arrière de sa tête, un regard paisible et attentif, et un sourire discret qui ne
faiblissait jamais – ces traits se tissaient, allant et venant sur la toile de mon
esprit.
Mais l’image de ses mains demeurait indélébile. Parce qu’elles avaient
toujours été en mouvement. Elles s’approchaient de mon visage pour le bercer
dans un doux salut lorsque je rentrais de l’école. Elles me tendaient de la
nourriture pour que je la goûte. Elles me tricotaient des vêtements d’hiver dans
un mélange de couleurs de Gry ondor et de Serpentard, comme je lui
indiquais chaque fois qu’elle me demandait ce que je voulais.
Et, avant cela, elles m’avaient tricoté Binky.
Si je l’avais vue avant de quitter la maison – si j’avais senti ses bras autour de
moi – aurais-je pleuré si facilement dans l’avion qui m’avait amenée ici ? Son
étreinte m’aurait-elle transmis un peu de son calme ? Car elle était l’essence
même de la paix, c’était l’âme la plus pure, la plus douce et la plus gentille que
je connaissais.
Elle me manquait terriblement.
Pièce à conviction B : la nourriture froide.
Alors que je me préparais à me rendormir, tante Nandy, plus grande, mais
également plus bruyante que ma mère, me t sursauter en chantant une
chanson à propos de quelqu’un qui l’avait quittée, qui l’avait blessée, qui était
maintenant de retour, quand bien même She will survive !
Je sortis du lit, attrapai mes lunettes – il était beaucoup trop tôt pour mettre
mes lentilles de contact – et ouvris la porte de la chambre d’amis.
– Oh no, not I ! I will survive ! chantait-elle en sortant de la cuisine, une
assiette d’œufs brouillés dans la main.
Elle m’aperçut, l’air hagard, à peine réveillée.
– Bonjour, Zoodles ! Tu aimes toujours les œufs, n’est-ce pas ? Parce que je
les ai cuisinés de trois façons di érentes.
J’acquiesçai et entrai dans l’espace salon-salle à manger. Au centre de la table
se trouvaient de petites assiettes remplies de nourriture.
– Merci. Tu chantes toujours comme ça le matin, tante Nandy ?
– Seulement le week-end, après neuf heures. Et seulement les meilleurs
tubes des années 70. C’est la faute de ton grand-père, désolée. (Elle tira une
chaise pour moi et tapota sur l’assise.) Tes œufs, tu les veux façon pain perdu,
brouillés ou en omelette ? Ah, et tu préfères le centre commercial ou le souk ?
– J’ai du mal à émerger. Le décalage horaire m’a fatiguée.
Je m’assis devant le pain perdu, qui m’incita rapidement à en prendre une
bouchée. Il faisait étrangement froid.
– Je pensais que tu ne cuisinais pas. Maman m’a même prévenue de ne pas
te demander quoi que ce soit. Elle m’a dit de me faire moi-même à manger.
Qu’est-ce qu’il s’est passé ?
– Je suis ravie que tu abordes ce sujet dès maintenant. O.K., il est temps de
passer aux modalités de ton séjour à Doha. Je ne prépare que le petit-déjeuner,
et il y a généralement beaucoup de choix, comme ce matin, dit-elle en
indiquant les assiettes de tomates rôties, de pommes de terre bouillies, de
yogourt accompagné de muesli, de cubes et de tranches de fromage, de
plusieurs types de noix décortiquées, de concombres, de céleri et de poivrons
verts coupés en morceaux, d’oranges, de gues, de raisin, sans oublier les œufs
susmentionnés. Mais ensuite, il n’y a plus rien avant que je commande à
manger ou qu’on sorte pour dîner. C’est une sorte de bu et, où tu peux venir
grignoter dès que tu as un petit creux.
– Donc pas de déjeuner ? (Mon ventre se mit à gronder par anticipation.)
J’aime bien déjeuner.
– T’inquiète pas ! J’ai collé une feuille sur le réfrigérateur avec les noms des
restaurants locaux qui livrent ici et les informations pour commander. Tu
n’auras qu’à aller sur internet et commander ton déjeuner quand je serai au
travail. (Elle me donna un coup de poing dans le bras.) Je vais pas te laisser
mourir de faim. J’ai entendu dire que les ados étaient des créatures voraces.
– Ça tombe bien, pendant les vacances, j’adore faire la grasse matinée,
manger plein de trucs et sortir tard le soir.
Je déchirai un bout du pain perdu avec mes dents pour souligner ma nature
sauvage.
– Alors tu vas adorer Doha. C’est très animé la nuit, surtout le souk.
– C’est ce que j’ai retenu de mon dernier séjour. Tu te souviens quand
j’avais tellement fait de shopping que maman avait dû acheter plus de bagages ?
J’avais dix ans la dernière fois que j’étais venue, mais ce fut l’un de mes
voyages préférés, j’en avais donc conservé énormément de souvenirs. Tante
Nandy avait travaillé à Dubaï et dans d’autres endroits du golfe Persique, mais
c’était à Doha qu’elle était restée le plus longtemps. Elle disait que c’était une
ville « moins trépidante, mais très branchée ».
– Ce qui m’amène à la deuxième partie des modalités. Quand je serai au
travail, tu pourras te déplacer comme tu veux en utilisant mon compte Uber.
– Il n’y a pas de bus ?
– Le réseau de bus n’est pas le meilleur ici, ma petite, mais, hourra, on aura
bientôt un métro !
Tante Nandy m’adressa soudainement un grand sourire, ressemblant
désormais à ma mère – leurs lèvres s’a naient de la même façon, se rétractant
presque à l’intérieur, laissant apparaître deux rangées de dents alignées.
– Je suis si contente que tu sois là, Zoodles ! Plus tôt que ta mère, je veux
dire ! ON VA S’ÉCLATER MA CHÉRIE !
Elle se pencha vers moi, me donna un autre coup de poing dans le bras, puis
retira sa main pour me faire un high ve.
Je m’arrêtai de grignoter le coin d’un cube de fromage et lui tapai dans la
main.
– On peut sortir ce soir ? Au souk ? Pour faire du shopping ?
– Ah, non. Désolée chérie. Ce soir ce ne sera pas possible, on est invitées à
une fête.
Elle se prépara une assiette avec un peu de tout, mais disposa les aliments en
cercle, de sorte à former une étrange eur, avec un bout d’omelette au centre.
– J’essaie de manger sainement. Je veux avoir éliminé toutes mes toxines
d’ici la n de l’été.
J’attrapai une assiette et arrachai un morceau de l’omelette pour la goûter.
Elle était froide, elle aussi.
Tante Nandy emporta son assiette sur le canapé en cuir noir du salon
adjacent à la salle à manger. Elle replia ses jambes sous elle en s’asseyant, se
saisit de la télécommande et me regarda tout en allumant la télévision.
– Si tu veux, on peut aller au souk maintenant et rentrer à temps pour se
préparer pour la fête ?
– Non c’est pas grave, je vais retourner me coucher. C’est encore le milieu
de la nuit à la maison. Merci pour le petit-déjeuner. Je le réchau erai et le
prendrai quand je serai vraiment réveillée. (Je me levai.) À propos de la fête…
est-ce que je dois vraiment y aller ? L’invitation n’est pas seulement pour toi ?
– Je croyais que tu avais dit que tu aimais sortir le soir ? Ce n’est pas
uniquement pour moi. Les autres enseignants viennent avec leur famille,
répondit tante Nandy.
– Oh, c’est un truc d’école ?
Je fronçai les sourcils. Je n’avais vraiment plus envie d’y aller, à présent. J’avais
eu ma dose d’école.
Mais j’imaginais que c’était ce qu’il devait arriver en passant ma semaine de
renvoi avec une prof d’école internationale. Et tante Nandy avait fait l’e ort de
m’accueillir au lieu de me laisser ruminer à la maison, ce qui signi ait que je
devais me montrer reconnaissante envers elle. Elle était occupée à regarder une
course automobile et n’avait pas vu mon froncement de sourcils, alors je
détendis mon visage rapidement.
– T’inquiète pas, la fête sera sympa. (Elle se tourna vers moi.) Il y aura
beaucoup de gens de ton âge.
Voilà ce que tu as loupé, compte-rendu n° 1 par Kavi Srinivasan ; catégorie : pour info.
Destinataire : Zayneb Malik.
Fencer a parlé de la rage en classe, à quel point c’était une émo on destructrice.
Il a dit qu’elle était à l’origine de beaucoup de problèmes dans le monde, en
par culier du terrorisme et des génocides. Il a dit qu’il voulait s’excuser auprès de
tout le monde pour la façon dont la rage avait perturbé son cours hier.
Je frappai furieusement les touches du clavier de mon ordinateur portable :
Donc je représente le terrorisme et les génocides ?
Je n’ai pas ni.
Noemi, la blonde de l’équipe de crosse, a levé la main et a demandé si, selon lui,
la rage pouvait être jus ée.
Il a répondu que non, dans un monde idéal, mais il a reconnu que nous ne vivions
pas dans ce monde et que nous nous me ons donc en colère pour tout un tas de
choses.
"Et la rage d’être vic misé ?" a poursuivi Noemi.
Il a répondu que parfois, la vic misa on était imaginée, que c’était un problème
de percep on.
(Je suis presque sûre d’avoir entendu un pe t groupe de personnes réagir en
soupirant.) Noemi a ensuite dit qu’elle étudiait les agressions sexuelles pour son
projet d’arts et elle a insisté sur le fait que ce n’était PAS un problème de
percep on.
Il a répondu : "BIEN SÛR QUE NON ! JE PARLE DE CE QUI S’EST PASSÉ EN COURS
HIER AVEC UNE ÉLÈVE QUI S’EST SENTIE DANS SON DROIT DE MENACER UN
PROFESSEUR PARCE QUE DE SIMPLES FAITS L’ONT MISE HORS D’ELLE."
Il l’a vraiment dit en criant. Puis la cloche a sonné, et Noemi a murmuré "Connard"
en partant.
Donc, je répète, je représente le terrorisme et les génocides ?
Et de simples faits t’ont mise hors de toi. N’oublie pas ce e par e.
Tu sais quoi ? Je vais à une fête ce soir. C’est une fête nulle, mais c’est une fête quand
même. Et je vais oublier ce démon de Fencer.
Et, en référence à ma précédente tentative ratée de dessin de couverts,
j’ajoutai une longue le d’émojis couteau et fourchette pour clore notre
communication.
Pour me rendre à la fête nulle, j’en lai un des plus beaux vêtements que
j’avais apportés : une chemise beige à manches évasées. Je l’accompagnai d’un
jean et d’un hijab en mousseline de soie bleu foncé, et tante Nandy, elle aussi
en jean et en tunique, me dit que j’étais superbe.
Elle enroula un châle autour de ses épaules avant de quitter l’appartement.
Elle n’était pas musulmane, mais peut-être qu’après avoir vécu si longtemps
dans les pays du golfe Persique, elle avait ni par s’habituer aux foulards.
– Tous les ans, la semaine juste avant le début des vacances de printemps,
David, le directeur de l’école, réunit tout le monde chez lui. C’est comme une
fête pour nous dire : « Merci, d’avoir survécu jusqu’ici ».
Tout en conduisant, tante Nandy continua à me décrire les personnes qui
seraient présentes et à me dire à quel point elle aimait cette école par rapport
aux autres écoles internationales où elle avait enseigné, mais je me perdis dans
son ot de paroles.
J’observais Doha de nuit.
C’était un étrange mélange d’architecture futuriste incroyablement glamour
et de blocs de béton industriels dans lesquels se trouvaient des appartements.
Et, puisque la ville était située dans un pays à majorité musulmane, l’ensemble
du paysage était également parsemé de èches et de dômes de mosquées
traditionnels.
C’était comme si l’ancien, le nouveau et l’avenir se rejoignaient dans une
petite explosion, car des débris de construction se trouvaient également ici et
là, lesquels contrastaient avec l’aspect clinquant de certains quartiers.
J’observai de plus près et remarquai qu’il y avait énormément de constructions
en cours. Dans un rayon d’un kilomètre depuis l’appartement de tante Nandy,
je comptais dix grues.
Peut-être étais-je une personne un peu étrange, car je préférais les bâtiments
anciens aux nouveaux. Il y avait quelque chose d’invitant et même de
réconfortant dans les dômes ronds que nous croisions sur le chemin.
Peut-être que j’en avais ni avec la froideur. Avec les personnes froides, en
particulier.
Je désirais être entourée de chaleur.
Je baissai la fenêtre et laissai l’air chaud me caresser le visage. Puis, je
m’enfonçai dans mon siège, fermai les yeux et écoutai tante Nandy chanter une
chanson me demandant si j’avais déjà vu la pluie.
MERVEILLE : lA mUsiQue dEs aNnÉeS sOixAntE-dIx
Pièce à conviction A : « Have You Ever Seen the Rain? »
Lorsque la chanson prit n, elle la remit à nouveau, augmentant cette fois le
volume.
Au bout de la troisième écoute, je me surpris à chanter le refrain qui parlait
de la pluie en regardant par la fenêtre, tandis que nous nous arrêtions à un feu
rouge. Trois hommes dans un SUV à côté de nous, qui portaient des shemaghs
à cordons noirs sur la tête, la coi e traditionnelle des Arabes du Golfe,
pensaient que je leur posais une question. Le conducteur baissa sa vitre pour
véri er.
Tante Nandy se mit à rire, ce qui m’encouragea à chanter encore : « Have you
ever seen the rain? » par la fenêtre. Les hommes eurent l’air perplexes puis, riant
à leur tour, remontèrent leur vitre. Réalisant que je venais de leur demander
s’ils avaient déjà vu la pluie dans un pays sec et désertique, je me mis à glousser,
ne m’arrêtant que pour reprendre mon sou e et crier le mot « RAIN ! » chaque
fois que le groupe le prononçait.
J’étais euphorique, libre des regards interrogateurs, heureuse d’être entourée
de gens qui ne me regardaient pas bizarrement en raison de la façon dont je
m’habillais, pour mon apparence musulmane, mais seulement parce que je me
comportais étrangement.
Et c’est ainsi que j’arrivai à la fête, un grand sourire aux lèvres, couronnant le
bonheur qui commençait à m’envahir.
Et c’est ainsi que le garçon mignon de l’avion m’ouvrit la porte.
Le garçon mignon de l’avion était le garçon mignon de l’aéroport qui était le
garçon mignon à la porte de cette fête à laquelle je ne voulais pas aller.
Je ottai dans la maison, portée par un bouillonnement intérieur euphorique.
Peut-être que cette fête allait bien se passer, après tout ?
Peut-être que je pouvais en n baisser la garde et essayer d’être heureuse, et
LIBRE ?
ADAM
VENDREDI 8 MARS
SAMEDI 9 MARS
DIMANCHE 10 MARS
LUNDI 11 MARS
MERVEILLE : aDam
Je n’arrive pas à croire que j’ai écrit ça.
Pourquoi en était-ce une ? Une merveille ?
Je réalisais qu’avant même de le connaître personnellement, je l’avais rangé
dans la catégorie des merveilles, à l’aéroport de Londres, simplement parce
qu’il était mignon.
Mais à ce stade, je crois que je le pensais d’une manière di érente. Parce qu’il
était calme. Paisible.
Doux. Tout ce que je m’e orçais d’être ici.
Voilà pourquoi c’était une merveille. Et pas seulement parce qu’il était beau.
En n, pourquoi avait-il cessé de m’envoyer des messages ?
J’avais l’impression que si quelques mots de lui s’a chaient sur mon
téléphone, comme « hé, tu veux aller à bla-bla-bla demain ? », ce sentiment
d’impuissance que je ressentais en ce moment disparaîtrait aussitôt.
Mais je me souvins alors de sa bouche, après que son père m’avait redéposée,
aujourd’hui. La ligne droite qu’elle formait, comme s’il en avait assez.
Oui.
Adam avait probablement compris que j’avais fait semblant au refuge des
salukis. Il avait découvert l’imposture et ne voulait plus apprendre à me
connaître.
En n, s’il avait souhaité apprendre à me connaître en premier lieu.
Je xai le plafond. Et me redressai soudainement.
Je n’arrivai pas à y croire. Je me laissais être ce que je n’avais jamais accepté
d’être : à la merci du bon vouloir d’un garçon.
C’était hors de question.
Le dîner de ce soir était constitué de plats turcs. Nous mangeâmes
tranquillement sur le canapé, devant une émission de télé-réalité de recherche
de maisons, tante Nandy captivée par le programme, moi faisant dé ler l’écran
sur mon téléphone.
Adam avait posté une story sur Instagram.
C’était son front de mer avec les bateaux, la mer et le ciel.
Je n’avais pas à être à sa disposition, mais je pouvais décider si je voulais lui
dire quelque chose.
Merci pour aujourd’hui.
J’ajoutai un émoji chiot.
À une heure et quarante-deux minutes du matin, il ne m’avait toujours pas
répondu.
Et, emmitou ée dans Binky, je constatai que mon message n’avait toujours
pas été lu.
À la prière du Fajr, à cinq heures du matin, il ne l’avait toujours pas lu non
plus, mais il avait posté une autre story.
C’était un autre paysage marin, cette fois plongé dans la pénombre.
Le pincement au cœur était en train de disparaître, laissant place à une
terrible appréhension.
ADAM
MARDI 12 MARS
MARDI 12 MARS
MARDI 12 MARS
MARDI 12 MARS
BIZARRERIE : l’iMpuLsiVitÉ
Pièces à convictions A à Z : la raison pour laquelle tout allait de travers dans
ma vie. Comme tomber amoureuse de quelqu’un sans prendre le temps de
ré échir. Et m’enfuir des centres commerciaux dans lesquels ce quelqu’un se
trouvait, parce que je voulais qu’il sache à quel point je me chais d’Ada… je
veux dire de lui.
Il était dix-sept heures, et tante Nandy n’était pas encore rentrée du travail.
Alors que mes yeux se posèrent sur les plats du petit déjeuner restés sur la table
à manger, ceux que j’avais couverts avant de partir au centre commercial, je me
souvins qu’elle m’avait dit qu’elle serait partie faire des courses pour la journée.
Je dé s mon hijab, le posai sur le dossier d’une des chaises de la salle à
manger, puis emballai méthodiquement le petit déjeuner dans des récipients. Je
me rendis à la cuisine pour les ranger dans le réfrigérateur, et aperçus les
assiettes sales empilées sur le comptoir, que je décidai de nettoyer. Je choisis de
ne pas me servir du lave-vaisselle. À la maison, j’étais chargée de nettoyer les
casseroles et les plats qui n’allaient pas dans le lave-vaisselle et, en ce moment,
j’en avais grand besoin. J’avais besoin de familiarité. L’eau chaude et
savonneuse faisait l’e et d’un baume – sur ma peau tout comme au fond de
moi – alors que mes bras y plongeaient encore et encore, mouillant et frottant
la vaisselle, les couverts et les petites casseroles. Quand j’eus ni de tout rincer,
je plongeai mes mains dans l’évier rempli d’eau chaude, mousseuse et trouble,
a n d’y presser l’éponge à vaisselle encore et encore.
Peut-être était-ce la paix dont j’avais tant besoin, car dans cette eau, une
vérité m’apparut : les gens ne comprennent pas les lles comme moi qui voient et
qui ressentent les douleurs et les problèmes de ce monde. Peut-être que nous sommes
faites pour rester seules, ou seulement avec des personnes exactement comme nous.
Je pensais que les Emma et leurs amis me comprendraient, mais, en traînant
ensemble, je compris que nous n’avions rien en commun.
En n, non, ce n’était qu’une partie de la vérité qui m’apparut dans l’eau
trouble, cher journal des merveilles et bizarreries.
Je ne devrais pas te mentir, et voilà que je laisse un garçon se mettre entre toi
et moi.
J’y voyais aussi la vérité entre Emma Phillips et Adam.
Quand je l’avais aperçu au restaurant aujourd’hui, si mignon dans ses
vêtements froissés – étaient-ce des éclaboussures de peinture sur son tee-shirt et
son bermuda ? – avec ses cheveux relevés, des épis formés à certains endroits de
sa tête, les mauvais endroits, mais qui retombaient également dans ses yeux, je
n’avais jeté qu’un seul coup d’œil vers lui avant de me précipiter à l’intérieur.
Bats en retraite, Zayneb. Il est inaccessible. Très probablement pris. Et
certainement pas intéressé par toi. Par exemple, regarde ton message resté sans
réponse hier, alors qu’il parle à (en n, surtout écoute) tous les autres autour de lui.
Ce fut cette raison qui me conduisit à lui envoyer un nouveau message : « S’il
te plaît, ignore ce dernier message, merci », sur le chemin du retour du centre
commercial.
Parce que je voulais qu’il sache à quel point je ne pensais pas à lui. C’est
pourquoi je le lui avais rappelé. Que je ne pensais pas à lui.
Ah, j’étais une parfaite idiote impulsive.
Je laissai l’eau s’écouler de l’évier et essuyai le plan de travail. Il était l’heure
de regarder Les quatre lles du docteur March, la version avec Winona Ryder
dans le rôle de Jo.
Je me mis en pyjama, dé s mon chignon, retirai mes lentilles de contact, mis
des lunettes, m’enveloppai dans Binky, serrai Squish contre moi et lançai mon
lm réconfortant préféré de tous les temps. Alors que Jo se promenait en étant
autorisée à s’énerver quand bon lui semblait, et qu’Amy jetait des objets au feu
au cours d’une de ses crises de colère, je me dis que c’était peut-être parce que
l’on trouvait Jo et Amy mignonnes, que l’on ne voyait pas d’inconvénient à ce
qu’elles expriment leurs émotions.
Tout comme la lle de l’avion qui coloriait si gaiement. Est-ce que c’était la
raison pour laquelle je n’avais pas le droit d’être mon moi authentique et
imparfait ?
Au moment du lm où Laurie, le voisin de Jo, tenta de l’embrasser, mon
fantasme d’Adam et de mes cheveux me revint à l’esprit, me bouleversant au
plus profond de moi.
Mon Dieu, c’était tellement fort, cette fois-ci. Je n’avais jamais ressenti une
telle intensité lors de la brève histoire que j’avais eue avec Yasin, l’ami d’Ayaan.
Ayaan.
Elle non plus n’avait pas voulu répondre à mes messages.
Elle me détestait.
J’arrêtai le lm et fermai l’ordinateur portable.
Puis, bien qu’il ne fût que sept heures et demie, je me glissai sous Binky,
retirai mes lunettes et fermai les yeux.
Je ne voulais pas ré échir.
Les bips de mon téléphone me réveillèrent. C’était Kavi, elle voulait que l’on
s’appelle sur FaceTime.
– Je me suis dit que je te ferais le compte-rendu d’aujourd’hui en face-à-
face. Puisque ton visage me manque, dit-elle, son téléphone su samment
éloigné pour que je puisse la voir assise en tailleur sur une chaise.
Le mur de briques derrière elle, qui arborait des a ches familières (
et
), m’indiqua qu’elle se trouvait dans la salle privée de la
bibliothèque de l’école, celle où nous traînions lorsque nous avions du travail à
rattraper, pendant l’heure du déjeuner. Celle que nous appelions notre salle de
crise.
Je ravalai une pointe de nostalgie et me mis à la recherche de mes lunettes
dans les plis de Binky.
Alors que je posais mon téléphone contre la lampe de chevet, Kavi me
regarda.
– OH LÀ, LÀ ! MAIS TU T’ES TRANSFORMÉE ! C’est vraiment toi,
Zayneb ?
Je mis mes lunettes, me redressai sur mes genoux et me contorsionnai pour
apercevoir mon re et dans le miroir de la porte de l’armoire au-dessus de la
tête de lit.
Mon maquillage Fenty Beauty n’avait pas bougé, discret et impeccable. Mes
cheveux foncés, assortis aux montures de mes lunettes, retombaient en boucles
sexy autour de cette perfection. J’étais en pyjama, mais… tout de même.
– C’est l’e et Doha, répondis-je en m’enfonçant à nouveau dans le lit,
décidant de ravaler l’amertume de l’eau trouble de tout à l’heure.
Je suis en train de parler à Kavi, ma meilleure amie, qui accepte le vrai moi, mon
imperfection et tout le reste.
Je rejetai mes cheveux en arrière.
– Admire le glamour, Kav.
– Dis-moi au moins que t’es chez toi. Et que tu n’as pas soudainement
décidé d’abandonner le hijab.
Elle plissa les yeux à travers l’écran, essayant d’analyser l’endroit où je me
trouvais.
– Bien sûr que non, foulard forever.
– Ça c’est ma Zay ! Une musulmane bruyante et ère de l’être !
– T’as conscience que c’est comme si tu disais que « robes longues
forever ! » ou « jeans boyfriend forever ! » signi ait aussi « musulmane bruyante
et ère de l’être », pas vrai ? Couvrir ses cheveux n’est qu’une partie de la
croyance en la pudeur vestimentaire, pas la seule partie.
– J’avais oublié que tu me faisais souvent la leçon, j’imagine que je suis
toujours une pauvre victime des récits culturels qui circulent dans cette région,
répondit Kavi en exagérant son fort accent du Sud qu’elle avait presque perdu
après avoir vécu cinq ans dans l’Indiana alors qu’elle était née en Alabama.
C’est vrai. Porter le hijab ne signi e pas nécessairement être plus musulmane.
Ça pourrait vouloir dire ça, tout comme ça pourrait ne pas vouloir dire ça.
– Je suis désolée, mais ça m’intéresse vraiment. Ce sujet. Je peux te poser
une question ? demanda quelqu’un.
Une personne passa sa tête dans l’écran, devant Kavi.
C’était Noemi, la lle à la frange blonde, de l’équipe de crosse, celle qui avait
murmuré « connard » à l’intention de Fencer.
J’ignorai que quelqu’un d’autre se trouvait dans la pièce avec Kavi. Dans
notre pièce.
Noemi écarquilla les yeux en apercevant mes cheveux, ne m’ayant jamais vu
sans mon foulard, avant de me saluer. Puis elle demanda :
– Comment tous ces cheveux arrivent à tenir sous ton foulard ?
– C’est tout un art. Un art qui implique principalement l’achat d’outils
adéquats pour les attacher et rassembler le tout de manière ordonnée.
J’écartai mes cheveux de mon visage, les enroulai en un chignon sur ma
nuque et les xai à l’aide du chouchou que je portais au poignet.
– Comme ça.
– Oh d’accord, je me sens tellement bête. (Noemi leva les yeux au ciel.)
Évidemment que c’est comme ça que tu fais. Je viens tout juste de comprendre.
C’est comme si je t’avais demandé comment tu en lais une veste ou quelque
chose du genre. Ou comment tu en les tes chaussettes par-dessus tes orteils.
Je ris.
– Bah, ouais, c’est comme n’importe quel vêtement. Ça sert à se couvrir.
Personne ne demande aux gens qui portent un pantalon au lycée : « Pourquoi
tu dois couvrir tes jambes ? » Personne ne fait tout un plat quand des panneaux à
l’entrée des centres commerciaux a chent « tee-shirts obligatoires ». Personne
n’agit comme si ça, c’était oppressant.
– Alors, attends. Si le foulard est un vêtement comme les autres, pourquoi il
y a autant de controverse à son sujet ? demanda-t-elle en s’appuyant contre le
dossier de la chaise de Kavi.
– Parce qu’il est devenu un symbole d’appartenance à la communauté
musulmane. Et c’est vraiment problématique, parce que beaucoup de gens
haïssent les musulmans plus que tout.
Je haussai les épaules et dé s mon chignon pour laisser mes cheveux retomber
sur mes épaules, tout en observant Noemi et en me demandant si elle était
aussi sincère qu’elle semblait l’être.
– Il existe aussi une autre forme de haine venant de ces personnes,
principalement de femmes à fond dans le féminisme blanc, et qui pensent
qu’elles aident les femmes musulmanes en dénonçant cette façon de s’habiller
comme oppressante. Elles font comme si elles nous, entre guillemets, libéraient
de nos enseignements religieux, car elles croient être devenues, entre
guillemets, su samment intelligentes pour voir qu’ils sont oppressifs, et qu’il est
de leur devoir de nous en sauver.
Je marquai une pause. Était-ce trop ? Je l’avais dit de manière si précipitée.
Allait-elle penser que je lui faisais des reproches ? Parce qu’elle était une
personne blanche ?
Ou plutôt parce qu’elle était une femme blanche ? J’étais vraiment une idiote
impulsive. Une fois de plus.
– O.K., c’est le moment où j’admets avoir été une de ces personnes. Je
voyais ces photos venant du monde entier, de femmes qui n’étaient pas comme
moi, et j’avais tellement de peine pour elles. (Noemi s’enfonça dans sa chaise et
allongea ses jambes sur la table en face d’elle.) Je me disais, j’ai tellement de
chance de ne pas être elle, quand je voyais, ouais, une lle ou une femme qui
n’était pas comme moi. J’avoue m’être laissé avoir par cette façon de penser.
Je souris. Je commençai à avoir de la sympathie pour cette Noemi, cette lle
à la frange blonde et à l’esprit ouvert.
– Est-ce que tu veux savoir ce qui, en n qui, m’a fait changer d’avis ?
– Kavi ? demandai-je en jetant un coup d’œil à Kavi, assise sur sa chaise les
bras croisés, un air su sant sur le visage. Parce que tu es devenue amie avec
l’originale, l’inimitable Kavi ?
– Non, même si ça a vraiment été génial de traîner avec Kavi ces derniers
jours. (Noemi se tourna vers Kavi et lui sourit.) Non, c’est Fencer. C’est lui qui
m’a fait sortir de ce féminisme blanc, en l’écoutant je me suis dit oh merde.
J’écarquillai les yeux. Pas possible ?
Kavi acquiesça, tapotant Noemi sur l’épaule de manière encourageante.
– Le moment est venu pour toi, ô Noémi, de révéler à ton héroïne, Zayneb,
son véritable rôle dans ta prise de conscience. (Elle se pencha plus près de la
caméra et chuchota :) Ton renvoi a été un vrai réveil pour Noemi.
– Ma maîtresse tu es, Zayneb, ajouta Noemi, avec la voix de Yoda. Je suis ta
Padawan.
– Et en quoi l’es-tu ?
Je m’adossai à la tête de lit, impatiente que Noemi poursuive son explication.
Il ne faisait plus aucun doute qu’elle était une personne intéressante.
– Ces deux derniers mois, j’ai travaillé sur un projet artistique dont le
thème était les agressions sexuelles, sur des cas très médiatisés. Je l’ai appelé
« Enterrée », et mon travail fait référence à ce mot et à la façon dont il est lié à
la violence sexuelle. Par exemple, sur la manière dont les histoires de lles qui
ont été blessées sont enterrées, sur le fait que même les témoignages des
victimes sont enterrés, ou que ces femmes sont littéralement enterrées, dans les
cas où ces criminels enferment leurs victimes dans des caves ou des donjons
pour s’en prendre à elles.
– Mon Dieu…
– Comme dans le lm Lovely Bones, adapté d’un livre, et qui est plus ou
moins basé sur des faits réels. Et cet Autrichien qui a enfermé sa lle dans un
donjon, et l’a violée pendant plus de vingt ans.
Je fermai les yeux.
Puis je les rouvris, car plus personne ne parlait.
– Je suis désolée, dit Noemi en essuyant ses larmes. (Elle reprit sa
respiration.) Donc, je travaille sur ce projet et, alors que j’étais en plein milieu
de la réalisation de ma peinture de l’entrée de la prison de la lle autrichienne,
construite par son propre père, je tiens à le rappeler, Fencer nous a donné cet
article à propos de cette lle turque que l’on a enterrée. Et en le lisant, je me
suis dit que, oui, je pourrais l’utiliser dans mon projet. Et puis Fencer en a fait
un problème musulman. Et là j’ai craqué. Merde, Fencer, comment tu peux dire
que c’est un problème exclusivement musulman d’être cruel envers les lles, alors
que je viens littéralement de passer des heures à amasser des preuves montrant que
c’est un éau mondial ? Et puis tu as pris la parole et tu as con rmé ce que je
pensais, que ça n’avait rien à voir avec le fait d’être musulman. À ce moment-
là, j’ai compris que Fencer était un connard, un raciste, un… un…
– Islamophobe, l’aida Kavi.
– Un islamophobe. (Noemi laissa tomber ses jambes de la table et croisa les
bras.) Et puis j’ai réalisé que j’étais tombée dans le piège, en étant persuadée
que, d’une certaine manière, certaines femmes étaient plus opprimées que
d’autres en raison de leurs origines.
– Elle est venue en courant vers moi. Pour s’excuser. (Kavi rit.) Parce que je
suis une femme à la peau brune, et que je suis la porte-parole de toutes les
femmes à la peau brune, tu vois ?
– Bah, je devais bien commencer quelque part ! (Noemi rit à son tour,
même si ses yeux étaient encore brillants de larmes.) Je te présente aussi mes
excuses, Zayneb. Parce que la première fois que je t’ai vue en classe, tu m’as fait
de la peine. À cause de ton foulard.
– Fencer ? C’était donc grâce à Fencer ? (Je secouai la tête, un sourire se
dessinant sur mon visage.) J’arrive pas à croire que Fencer t’ait fait prendre
conscience de tout ça. Pendant tout ce temps, je m’en ammais en classe,
pensant qu’il se servait de sa haine personnelle pour faire plus d’islamophobes
parmi les lycéens, pour les exciter contre les musulmans, et puis il se passe un
truc comme ça ?
– Zayneb, désolée de te le dire, mais Noemi est un cas spécial, t remarquer
Kavi. La plupart des autres personnes en classe restent assises sans rien dire.
Dans le meilleur des cas, personne ne prête attention à ce qu’il dit, et tout le
monde se contente de rester assis là, muet comme une carpe. Et les trucs que
crache Fencer ne font que passer d’une oreille à une autre. Ils ne remettent rien
en question.
– C’est vrai, acquiesça Noemi, c’est absolument vrai. La seule raison pour
laquelle je ne suis pas tombée dans le panneau, c’est parce que j’ai réalisé ce
projet artistique.
– Je sais pas comment je vais survivre à deux mois et demi de plus avec
Fencer, dis-je.
Je remontai mes genoux et serrai mes bras autour d’eux. Je ne pouvais même
pas m’imaginer revoir sa tête.
Mais je suis censée me changer moi-même. Je suis censée apprendre à prendre les
choses sans m’énerver.
– En n, j’ai juste besoin de me détendre. Ce qui explique pourquoi je suis
ici. (Je laissai retomber mes jambes et les croisai.) Je pro te de ces vacances
forcées.
– Je te comprends, Zayneb. Que tu t’en prennes à Fencer comme ça, dit
Noemi. Chaque fois qu’il parle en classe maintenant, ça me tape sur les nerfs.
Je me sens comme une boule de démolition prête à détruire son cours.
– Noemi la démolisseuse, ironisa Kavi.
– Eh bien, les enfants, ne soyez pas comme moi. Give peace a chance.
Kumbaya, tout ça tout ça, leur rappelai-je.
– Ouais, ça risque pas d’arriver, répondit Noemi. La deuxième version de
#MangeonsLesVivants sera bientôt en ligne.
Kavi regarda Noemi avec insistance, puis avec mépris, mais Noemi ne le
remarqua pas. Ou t semblant de ne pas le remarquer.
Lorsque Kavi se tourna vers moi, je lui lançai le même regard qu’elle avait
adressé à Noemi.
– Je lui en ai parlé. Parce que je veux que ça continue, répondit Kavi d’un
ton ferme. Il faut aider Ayaan. Il faut qu’on prouve qu’elle faisait quelque chose
de bien.
– Mais ça ne fera qu’attirer plus d’ennuis à tout le monde ! (Je xai Kavi.)
Un renvoi, un retrait du conseil des élèves… tu veux une expulsion ensuite ?
– Zayneb, on ne t’implique pas là-dedans, alors t’en fais pas ! rétorqua Kavi.
Pro te juste de tes vacances.
Elle inclina la tête et tendit sa mâchoire en avant.
Ce qui signi ait qu’il valait mieux ne pas discuter avec elle. Kavi était l’amie
la plus gentille que j’avais, mais elle pouvait également se montrer
extrêmement dure.
Mais vous ne l’appreniez qu’au moment où vous vous approchiez de ses
principes sacrés. Comme la justice.
Elle n’était pas aussi bruyante que moi à ce sujet, mais elle était assidue.
Tel un castor déterminé qui s’attaquait à un arbre, je ne doutais pas de sa
capacité à faire tomber Fencer.
MERVEILLE : tAntE nAndY
Pièce à conviction A : le maillot de bain que me tendit tante Nandy après
avoir frappé à la porte de ma chambre dès son retour à la maison.
– Pourquoi tu ne m’as pas parlé de ce qui s’est passé à la piscine ce matin ?
demanda-t-elle en tenant une combinaison de plongée noire et ample.
– Qu’est-ce que c’est ?
J’avais essayé de nir de regarder Les quatre lles du docteur March, et je mis
en pause au moment où Jo se disputait avec un cercle d’hommes au sujet du
droit de vote des femmes, avant de retirer mes écouteurs.
– C’est ce que tu vas porter pour nager à partir de maintenant.
– Comment ça ?
– Essaye-le. (Elle me t signe de me lever.) Ça m’a pris un temps fou pour
le retrouver dans mon placard, ta mère l’a laissé ici lorsqu’elle est venue la
dernière fois.
– Tante Nandy, pourquoi tu me donnes ce burkini ?
Je le pris pour l’examiner. Il ressemblait presque à celui que je mettais pour
nager au collège, même si le mien avait deux rangées de rayures violettes sur les
côtés. Celui-ci avait un large carré bleu qui s’étendait du cou jusqu’à la taille.
Au milieu du carré était dessinée une coquille de palourde marron, qui arborait
deux yeux fermés dotés de longs cils, mais pas de bouche. Elle avait l’air un peu
étrange. Et triste.
– Parce que tu adores nager. Et en partant du cours de yoga ce matin, Marc
à la réception m’a dit qu’il fallait que tu portes un maillot de bain approprié
dans l’enceinte du centre. (Elle leva les sourcils, puis se dirigea vers la porte de
la chambre. Puis, elle se tourna pour me faire face avant de sortir et ajouta :)
Voilà ton maillot de bain approprié. Parfaitement conforme aux exigences de
tissu pour un maillot de bain à utiliser dans une piscine.
Je serrai le burkini contre moi tout en réalisant ce que tante Nandy voulait
dire.
Elle voulait que je dé e les attentes du centre de tness quant à ce qu’était un
maillot de bain approprié.
Elle voulait que je me batte ?
Elle voulait réellement que je remette quelque chose en question ?
Une petite étincelle s’alluma en moi en imaginant le visage de Marc. Et en
imaginant le visage du barboteur allant se plaindre à la réception.
Et en imaginant la femme au bonnet blanc qui faisait des longueurs, laquelle
serait probablement présente une nouvelle fois et me féliciterait d’avoir pu
accéder de nouveau à la piscine.
Je baissai les yeux sur le burkini et vis en lui une tenue de super-héroïne.
Une tenue que je porterai pour ma prochaine mission le lendemain même.
Je me rendis dans la salle de bains, le tins contre moi et souris sereinement à
mon re et dans le miroir.
– Ouais, tu feras parfaitement l’a aire, chuchotai-je à la triste palourde de
mon costume de super-héroïne.
Kavi et Noemi avaient #MangeonsLesVivants, et j’avais une interdiction de
burkini à faire tomber.
Mais, cette fois, je comptais m’y prendre sereinement, aussi sereinement que
le sourire qui me saluait – et m’acceptait tout entière – dans le miroir.
ADAM
MARDI 12 MARS
MERCREDI 13 MARS
MERCREDI 13 MARS
JEUDI 14 MARS
– Je suis sa nièce.
Quand je levai les yeux vers elle, son regard était posé sur Annabelle.
– Bonjour, dit-elle de nouveau. Je suis Annabelle.
– Salut ?
Elle jeta un coup d’œil dans ma direction, puis détourna le regard, sou ant
sur sa boucle et rougissant en tentant de la remettre en place, tandis qu’elle
refusait de coopérer.
Je tournai les yeux une nouvelle fois.
Elle a les cheveux bouclés ?
De quelle longueur sont-ils ?
Argh. Je mis mon stupide cerveau sur pause et chuchotai à Annabelle :
– La télécommande ?
Elle me la passa, tout en ne quittant pas Zayneb des yeux.
Lorsque j’allumai la télévision, la chanson I Like It de Cardi B retentit, nous
faisant tous sursauter.
Je l’éteignis. Le silence s’installa de nouveau.
– Votre tante vous a dit que votre cousin Adam venait ici, pas vrai ?
demanda calmement Annabelle. Pour recevoir ses traitements ?
– À vrai dire, non. Pas du tout.
Elle cessa de lutter contre sa boucle et regarda dans le couloir à sa droite.
– Je vais juste déposer mes a aires dans ma chambre et je reviens, d’accord ?
Elle ne ressortit pas de sa chambre.
Et cela me convint parfaitement.
Le fait d’arriver ainsi, puis d’être complètement prise au dépourvu en me
voyant assis ici, sous perfusion, avec Annabelle sur le canapé, deux étrangers
dans le salon de sa tante, avait dû être embarrassant. Voire e rayant.
J’avais hâte que le traitement soit terminé. Pour sortir d’ici, rentrer chez moi,
me reposer et voir Hanna.
Voir mon père, aussi.
Je gémis et laissai ma tête s’enfoncer dans le repose-tête du fauteuil.
Mon père.
Zayneb réapparut, son foulard désormais correctement attaché, et je me
redressai.
Son foulard était bleu avec des pois blancs. Son sourire habituel était de
retour sur son visage.
– Rebonjour.
Elle sourit à Annabelle.
Je fermai les yeux. Mon Dieu, elle était… vraiment mignonne.
– Euh, Adam ? (C’était la voix de Zayneb, sa douce voix.) Tu vas bien ?
J’ouvris les yeux et la trouvai assise sur le canapé deux places en face de moi,
son téléphone posé sur l’accoudoir à côté d’elle.
– Ouais. Je veux dire, à part les stéroïdes qui coulent dans mon sang pour
empêcher mon corps de s’attaquer lui-même, ouais, ça va.
– Qu’est-ce qu’il s’est passé ? (Elle se pencha en avant.) Comment ça, ton
corps s’attaque à lui-même ?
Annabelle me regarda, avant de se tourner vers Zayneb, l’air perplexe.
– J’ai une sclérose en plaques.
Zayneb s’enfonça dans le canapé, les yeux écarquillés.
– Une sclérose en plaques ? Ce n’est pas ce que ta…
Elle ne termina pas sa phrase.
– Ma mère l’avait aussi, oui. (J’essayai de lui sourire, puis ajoutai
gentiment :) Tu te souviens quand je t’ai dit qu’on pouvait parler de ma mère ?
Et voilà que nous étions en train de parler du vrai sujet tabou : mon diagnostic.
– Oui, je me souviens. (Elle leva ses jambes et les replia sous elle, puis tira
sur l’ourlet de la chemise qu’elle portait.) Tu n’es pas censé faire ça dans un
hôpital ?
Sa tête pivotant désormais entre Zayneb et moi, Annabelle semblait plus
confuse que jamais. Elle pensait que nous étions cousins, puisqu’on lui avait dit
que Mme Raymond était ma tante, et elle se demandait probablement pourquoi
elle n’était pas au courant.
Après tout, même les cousins pouvaient avoir des choses à se cacher.
– Les perfusions pour les poussées de sclérose en plaques peuvent être
reçues à domicile si le patient le préfère, expliqua prudemment Annabelle,
d’une voix qui indiquait clairement qu’elle ignorait ce qu’il se passait entre
nous.
– Ou chez les tantes, ajoutai-je en haussant les sourcils à l’intention de
Zayneb, au moment où le regard d’Annabelle se détourna de mon visage.
Zayneb acquiesça et leva son pouce en l’air dès qu’Annabelle cessa de la
regarder.
– Même chez les cousins.
Annabelle se rassit et hocha la tête. Probablement plus satisfaite de la
tournure des choses, elle prit une tranche de mangue d’une main et son livre de
l’autre.
– Je croyais que tu allais au souk ? Avec la bande de l’EID ? demandai-je à
Zayneb, piqué de curiosité.
Pourquoi était-elle rentrée chez sa tante ?
Elle saisit son ourlet avant de répondre.
– Je me suis couchée tard hier.
J’attendis.
– J’étais épuisée en arrivant au souk. Et quand les autres se sont fait faire du
henné, je suis rentrée à la maison. (Elle me regarda, moi et la pompe à
perfusion.) En fait… Je n’ai pas aimé la façon dont l’une d’entre elles a parlé à
la personne qui posait le henné, en lui donnant des ordres. Donc je suppose
que je me suis énervée et… que je suis partie ?
Je ne répondis pas, car un sourire grandissait sur le visage de Zayneb, et je
voulais le laisser grandir, encore et encore.
– J’ai dormi deux heures la nuit dernière, parce que je travaillais sur un
projet, donc j’étais d’humeur un peu imprévisible. J’avais peur de donner une
conférence sur « l’appropriation culturelle lorsqu’on déteste en même temps les
gens de la culture à laquelle on prétend appartenir ». (Elle rit.) Je peux être
assez instable parfois.
Je souris. Et pris mon téléphone.
MERVEILLE : eLle eT mOi
Elle était là, assise en face de moi, presque à la même distance qui nous
séparait dans la salle d’embarquement de l’aéroport, lorsque je l’avais vue pour
la première fois.
À ce moment-là, une semaine auparavant, j’avais un secret que je ne pouvais
pas partager.
Et maintenant, il était là, à la vue de la lle au hijab bleu brillant.
J’étais assis dans le salon de sa tante, Zayneb connaissait mon diagnostic, et
elle me parlait de sa journée en riant, comme si tout allait bien.
Merci. Pour avoir été aussi cool. Que je sois là et, pour tout le reste.
Elle prit son téléphone sur l’accoudoir du canapé.
C’est normal. Mais je ne comprends pas ? Pourquoi on fait semblant d’être
cousins ?
Hé, tu veux venir avec Hanna, mon père et moi au musée d’Art islamique dimanche ?
Si je suis capable d’y aller ?
Est-ce que c’est ce bâ ment magni que sur l’eau ? La structure cubique ?
Ouaip. Conçu par le seul et unique I. M. Pei.
Mais c’est pas dimanche prochain, le truc du dune bashing ? Où tu dois aller ?
Avec Emma P. ?
Je levai les yeux vers elle, à la recherche d’un sourire narquois, un rire,
quelque chose. Mais elle resta la tête baissée sur son téléphone, fermant les
yeux et secouant la tête, un sourire gé sur le visage.
Attends, est-ce qu’Emma P. lui avait dit quelque chose, à elle aussi ? Comme elle
l’avait dit à Connor et Madison ?
Non. Hanna veut aller à une exposi on au MAI.
Je m’arrêtai et ré échis une minute.
Si Emma P. avait dit quelque chose à propos d’elle et moi, je devais éclaircir
la situation auprès de Zayneb.
Je ne pouvais pas la laisser penser que…
Emma P. fait ses trucs toute seule. Rien à voir avec moi. Rien.
Avais-je été assez clair ?
Ça ne m’intéresse pas. Je veux dire oui, mais pas avec Emma P., pas avec qui que ce
soit.
Attends, maintenant elle va croire que…
Je veux dire que quelqu’un POURRAIT m’intéresser. Quelqu’un que j’aime bien.
Oh oui, Adam, bien joué. Fonce dans le tas, au lieu de prendre le temps de
ré échir.
Je n’osai pas lever les yeux pour voir quel e et ma diarrhée textuelle avait eu
sur elle.
Ça devait être les médicaments, cette soudaine impulsivité. Certainement un e et
secondaire. Ou peut-être les restes de l’euphorie de ce matin.
OK, je viendrai avec vous au musée.
Nous levâmes les yeux de nos téléphones au même moment. Et tu sais quoi,
cher journal ?
La cinquième impression est dé nitivement la meilleure.
Ses yeux étaient aussi grands que son sourire.
Je ne me souvenais pas de ce que Mme Raymond m’avait dit en rentrant à
l’appartement. Ou de ce qu’il s’était passé, sur le chemin du retour chez moi.
La seule chose dont je me souvenais, c’était la série de questions que Zayneb et
moi nous étions posés par messages – elle, surtout sur ce que je ressentais, sur
mon diagnostic, sur la sclérose en plaques, et moi, sur ce qu’elle avait aimé de
son séjour à Doha jusqu’à présent.
Le sentiment le plus précis que j’avais en tête était le suivant : l’impression
que l’espace entre nous s’était plié, encore et encore, jusqu’à ce que la distance
se réduise, jusqu’à ce que nous fassions sens l’un pour l’autre.
ZAYNEB
VENDREDI 15 MARS
SAMEDI 16 MARS
MERVEILLE : l’ÉnErgIe
L’énergie après avoir pu me reposer dans mon propre lit, mon père et
Hannah présents dans la maison.
Énergisé par le fait que ma vision s’était améliorée, que plus rien ne
déconnectait mes jambes du reste de mon corps à présent.
Énergisé par le fait que je devais voir Zayneb le lendemain, et que nous
n’étions plus de parfaits étrangers.
Avec l’espoir que nous pourrions peut-être devenir bien plus que cela.
ZAYNEB
SAMEDI 16 MARS
DIMANCHE 17 MARS
DIMANCHE 17 MARS
DIMANCHE 17 MARS
DIMANCHE 17 MARS
BIZARRERIE : aDam
Pièce à conviction A : lorsqu’il m’avait montré son vrai visage au musée.
Le visage de quelqu’un qui n’avait aucune idée de ce qu’il se passait dans le
monde.
Je balayai de mon esprit la manière dont il prenait soin d’Hanna.
Je balayai également ses problèmes liés à son diagnostic.
Je le balayai complètement de mon esprit.
Dès que j’eus franchi le seuil de l’appartement, j’envoyai un message à Kavi.
On peut parler ? Sur FaceTime ?
Tante Nandy, qui était assise sur le canapé, se leva immédiatement et se
dirigea d’un pas rapide vers sa chambre, son téléphone collé à l’oreille.
Elle referma la porte derrière elle.
Qu’est-ce que ça signi ait ?
En entrant dans le salon, je dé s mon hijab et le jetai sur le grand canapé.
Il atterrit sur l’accoudoir du fauteuil.
Une image d’Adam, branché à sa pompe à perfusion, se forma dans ma tête.
Je me dirigeai calmement vers le fauteuil, le fauteuil d’Adam, et m’installai
dedans pour en réclamer sa possession.
Pourquoi Kavi ne répondait-elle pas ? J’ouvris Instagram et m’aperçus que
j’avais raté sa dernière story.
Il y avait un plan sur une èche pointant vers une boîte de réception, avec un
e-mail de l’École de l’Art Institute of Chicago. Puis un plan sur son visage ravi.
Suivi d’un plan de Noemi à côté d’elle, un grand sourire aux lèvres, et d’un
plan de Nhu formant un grand O de surprise avec sa bouche.
Kavi était admise à l’Art Institute ?
Je l’appelai sur FaceTime. La sonnerie retentit sans réponse, je raccrochai
donc et essayai de nouveau.
Au troisième essai, elle décrocha, mais seulement par appel audio. Un appel
qui se révéla particulièrement bruyant.
– ZAY !
– FÉLICITATIONS ! Oh mon Dieu ! (J’éclatai de joie.) C’était ton choix
numéro un !
– Merci ! Je suis en train de faire une mini-fête ! cria-t-elle de nouveau, et je
remarquai soudainement le bruit autour d’elle. J’attends que tu rentres pour en
faire une digne de ce nom !
– Je suis si ère de toi ! J’étais sûre que tu y arriverais !
– Désolée, attends. J’ai du mal à t’entendre ! Laisse-moi me mettre ailleurs !
– Qu’est-ce que tu fais ? Je veux dire, t’es où ?
– Dans une salle de réalité virtuelle, ça s’appelle MAZETOWN ! C’est trop
cool ! On t’y emmènera quand tu reviendras ! (Tout devint plus silencieux. Elle
cessa de crier.) Je viens de sortir. Il y a un bruit de fou là-dedans. On vient de
nir de manger et là on se prépare à aller faire la visite des Galápagos. Zay, on
doit se mettre en tenue et tout, pour pouvoir plonger et nager avec les requins
et les tortues de mer. Je vais être au paradis !
Kavi adorait la vie marine. L’intégralité de son portfolio pour entrer dans
l’école d’art était constitué de créatures marines dessinées à l’aide de di érentes
techniques.
– Amuse-toi bien ! (Je posai mes jambes sur le canapé et souris, me
réjouissant pour elle.) Mazetown. Ça doit être un nouvel endroit. J’en avais
jamais entendu parler.
– Non, c’est pas à Springdale. Noemi nous a emmenées à Indianapolis.
Nhu, Ayaan et moi.
– Oh waouh. Vous dormez là-bas ?
– Ouais, on a une chambre d’hôtel pas chère.
– Cool ! Amusez-vous bien, répétai-je, incapable de trouver quelque chose
de plus excitant à dire, mon esprit trop occupé à s’imaginer Kavi, Nhu, Ayaan
et Noemi riant toutes les quatre – dans la voiture, dans la chambre d’hôtel, à
Mazetown, quel que soit l’endroit.
– Tu nous manques tellement ! dit Kavi. On jouait à « c’est-ce-que-dirait-
Zay » si souvent que Noemi a commencé à le faire à ta place. À dire tous les
trucs que tu dirais.
– Donc elle me remplace ?
– Oui mais, c’est marrant. Elle est forte en improvisation.
Tandis que je ré échissais à ce qu’elle venait de me dire, mon téléphone
sonna à plusieurs reprises. C’étaient des photos, envoyées par HannaChen.
– Bon, tu ferais mieux de rentrer. Pour te préparer pour les Galápagos, lui
dis-je. Dis bonjour à tout le monde de ma part.
– Hé, et toi ? T’as eu des nouvelles de l’université de Chicago ?
Je secouai la tête, oubliant que nous étions en appel audio.
J’avais commencé à regarder les photos qu’Hanna m’avait envoyées.
– Non. On se parle plus tard, Kav.
Beaucoup étaient oues, mais elles me coupèrent tout de même le sou e.
Je ne m’étais jamais vue aussi heureuse en photo.
C’était peut-être parce qu’il s’agissait de clichés improvisés et que je n’avais
pas eu le temps de sortir mon plus beau sourire. Qui consistait en réalité en un
léger retroussement des extrémités de ma bouche fermée, comme si cette
dernière semblait vouloir dire : « Voilà, vous êtes satisfaits de mon sourire ? »
Mais celles-là étaient di érentes. Ma bouche était ouverte et relevée
naturellement, et mes yeux se joignaient au sourire, se plissant de joie.
Et puis il y avait Adam.
Son visage pourrait apparaître dans un dictionnaire illustré à la dé nition du
mot « enthousiasme ».
Mon Dieu, avions-nous été bêtes à ce point ?
J’envoyai cinq émojis de cœur bleu et cinq émojis de pierre bleue en guise de
réponse à HannaChen. Et j’ajoutai : « Merci. Désolée d’avoir été désagréable
aujourd’hui. »
Je ré échis un instant, puis terminai par « Cousine ».
Elle me répondit par un émoji chiot.
J’avais décidé de ne pas gâcher le plaisir de Kavi en lui déballant ce qu’il
s’était passé avec Adam et le 5/20 de Fencer, ce qui signi ait que le chaos
régnait à l’intérieur de moi. Une multitude d’émotions y bouillonnaient,
surtout de la colère et de la frustration. Ainsi que bon nombre de
préoccupations quant à ce qui allait suivre.
J’avais besoin de me défouler. Mais sans me défouler verbalement.
Je me rendis dans la chambre de tante Nandy pour lui demander si je pouvais
pro ter du jacuzzi de sa salle de bain. Lorsque j’étais arrivée chez elle la
première fois, elle m’avait montré sa collection de bombes de bain pétillantes,
de bouteilles de sels parfumés et de bougies, disposées le long du rebord de son
jacuzzi. Elle m’avait dit : « Il faut que tu m’aides à réduire le stock pendant que
tu es ici. Donc t’as tout intérêt à venir faire trempette ! »
En m’approchant de sa porte, je n’entendis pas un bruit. Mais soudain :
– Elle comprendra ! Elle a dix-huit ans, pas sept ! (Je posai mon oreille sur
la porte.) Vas-y. Je vais parler à Zayneb. Ne reviens que lorsque Rashaad ira
bien. Ça doit être terrible pour lui.
Rashaad ? Papa ?
Est-ce que tante Nandy était en train de parler à ma mère ? À propos du
Pakistan ?
Je frappai.
– Attends. Je dois y aller. Je vais m’en occuper. Fais attention à toi. Je
t’aime, Leesh.
Leesh était le surnom que tante Nandy donnait à Alisha, ma mère.
La porte s’ouvrit. Tante Nandy essaya de me sourire, mais elle avait l’air
étrange, son front était plissé par un froncement de sourcils.
– Je peux utiliser ton jacuzzi ? lançai-je, me demandant si je devais lui dire
que j’avais entendu quelque chose.
– Oui, oui tu peux.
Elle ouvrit davantage la porte.
– Si ça ne te dérange pas que je sois là ? C’était ta mère au téléphone.
Je m’arrêtai sur le chemin de sa salle de bain.
– Son vol s’est bien passé ?
– Oui, mais… Bon, pourquoi ne pas aller te préparer pour ton bain et on
en parlera pendant ?
Elle se rendit dans son dressing et se pencha pour ouvrir un tiroir du bas. Un
peignoir soyeux semblable à un kimono, de couleur vert menthe et gris, en
émergea.
– Tu peux utiliser ça.
– Merci.
Je l’emportai avec moi dans la salle de bains, me déshabillai et l’en lai tandis
que l’eau coulait. Je choisis une bombe de bain au hasard, la jetai dans l’eau et
l’observai se dissoudre. La porte était entrouverte, je demandai donc :
– Tante Nandy, de quoi parlais-tu avec maman ? Son vol arrive à neuf
heures, c’est ça ?
Tante Nandy se présenta à la porte.
– Non, ses plans ont changé.
Je cessai de regarder l’eau pétiller et me retournai vers elle.
– Quoi ? Pourquoi ?
– Ta mère va retrouver ton père au Pakistan. Elle vient d’atterrir à Doha,
mais elle s’envole ensuite pour Islamabad dans quelques heures. On va aller à
l’aéroport, parce qu’elle veut te voir. Pour te parler.
– Pourquoi est-ce qu’elle y va aussi ? Qu’est-ce qu’il s’est passé ?
– Chérie, pourquoi tu n’irais pas t’asseoir sur le lit ? (Elle entra dans la salle
de bain et coupa l’eau.) Tu pourras te baigner plus tard.
Je lui obéis et me dirigeai vers le lit.
LUNDI 18 MARS
LUNDI 18 MARS
MERVEILLE : lA cOlÈrE
Ainsi tu m’as coupée
J’aiguise ma lame, patientant désormais
Un jour, je surgirai, pour voir l’ombre tomber
Et faire taire ta haine, ses lambeaux à tes pieds
Unique reliquat de ma douleur hurlée :
Toi,
À présent
Coupé.
J’envoyai également ce poème à Kavi, avec pour objet « J’ai commencé à écrire
des poèmes ».
Kavi m’appela et pleura avec moi. Elle aussi, avait déjà senti les mains
aimantes de Daadi.
En allant me coucher, je nis par ouvrir les nouveaux messages d’Adam.
Nous avons encore prié pour ta grand-mère, pendant le Maghreb.
Puis :
J’espère qu’on pourra arranger ça avant ton départ.
Puis :
Je te jure que je ne veux pas t’embêter, mais ne laisse pas les choses comme ça
entre nous.
Puis :
Je n’avais jamais rencontré quelqu’un comme toi auparavant.
Et en n :
C’est comme si on était faits pour se rencontrer, mais que j’avais tout gâché. Je
suis désolé.
Allongée sur mon oreiller, je secouai la tête.
Ce n’était pas lui, qui avait tout gâché.
Les circonstances de nos vies l’avaient fait pour nous.
ADAM
MARDI 19 MARS
MARDI 19 MARS
BIZARRERIE... ET MERVEILLE :
lEs cOnsPirAtiOns
Katara était un lieu magique. Nous arrivâmes à l’heure dorée, au moment du
coucher du soleil, et l’on eut l’impression d’avoir voyagé dans le temps, d’avoir
pénétré un autre monde, immaculé et protégé.
La première chose que nous vîmes fut l’éblouissante mosquée, couverte de
motifs géométriques et de calligraphies bleu clair et bleu foncé, entrecoupées
d’or.
Deux tours à pigeons se dressaient devant elle. Je ne pus m’empêcher de
regarder les oiseaux qui entraient et sortaient des trous présents le long des
hautes structures d’argile coniques, parsemées de perchoirs en bois.
Tante Nandy me prit la main et me conduisit jusqu’à un banc, et nous
restâmes assises là pendant un long moment, à observer.
C’était comme otter dans la piscine. Je me laissai donc aller.
Nous nous promenâmes longtemps dans le village culturel qui avait été
entièrement construit pour ressembler à des villes d’une autre époque, en
particulier celles de l’âge d’or musulman à Bagdad, Tombouctou et en
Espagne. Elles abritaient des galeries étroites et des cafés, des petits musées, des
restaurants et des jardins symétriques.
C’était comme si nous avions quitté notre époque. C’était comme un
sanctuaire.
– J’adore ça, dis-je à tante Nandy en indiquant l’eau qui s’écoulait en jets
parfaitement ordonnés sur les bords des bâtiments, là où leurs fondations
rejoignaient le chemin de pierre pavé, leur son procurant juste ce qu’il fallait de
mélodie calme et apaisante. On peut s’asseoir là-bas aussi ?
– Bien sûr. (Tante Nandy montra du doigt un banc blanc.) Il faut qu’on
soit à l’amphithéâtre dans quinze minutes, donc on a un peu de temps.
Une fois assise, je m’appuyai sur tante Nandy, et elle passa son bras autour de
moi.
– Tu sais que toi et moi sommes similaires, pas vrai ? demanda tante Nandy.
C’est de moi que tu tiens tes gènes de « Je refuse de me taire ».
Je hochai la tête.
– Oui, je m’en doutais.
– Ça veut dire que je vais être ferme dans ce que je m’apprête à te dire,
Zayneb, et que tu dois m’écouter comme si c’était de toi que ça venait.
D’accord ?
Elle attendit mon accord avant de poursuivre, son ton devenant solennel.
– Il faut que tu trouves une façon de t’occuper de toi. Une façon de te
ressourcer. Sinon, le monde te déprimera si vite que tu ne pourras plus garder
la tête hors de l’eau. J’ai appris ça à la dure.
– Je sais comment m’occuper de moi, tante Nandy. Je suis sur le point
d’aller à l’université.
– Mais comme on le fait maintenant. Comme s’asseoir ici et écouter l’eau.
Comme observer les oiseaux, tout à l’heure. Comme s’allonger dans une
baignoire avec des bombes de bain e ervescentes.
Je ne pus me retenir de dire :
– Mais pas comme fumer, pas vrai ? Ou boire de l’alcool ? Et cacher ça dans
la poubelle ?
Elle pencha la tête pour essayer de me regarder. Après avoir obtenu un
premier aperçu de son expression, je gardai ma tête de Serpentard bien appuyée
contre elle et ma bouche se contracta, essayant de réprimer un rire.
– Zayneb. Tu as fouillé dans mes a aires ? Sans ma permission ?
– C’était un accident. J’essayais d’être une bonne hôtesse pour les Emma.
– Oh non, est-ce qu’elles l’ont vue ?
Tante Nandy desserra son étreinte, et je levai alors les yeux, inquiète qu’elle
soit en colère contre moi.
– Non, non, ne t’inquiète pas, elles n’ont rien vu, la rassurai-je rapidement.
Personne n’a regardé dans la poubelle, sauf moi.
Elle soupira et plongea les mains dans les poches de la robe qu’elle portait.
– En fait, je suis contente que tu en parles. Ça va dans le sens de ce que je
disais : tu dois trouver des moyens sains de te recentrer. Sinon, tu niras par
fouiller trop profondément dans la poubelle.
– Je suis désolée, tante Nandy, d’avoir regardé au fond de la poubelle. (Je la
pris dans mes bras pour accompagner mes excuses.) Je l’ai baptisée la poubelle
du péché.
Elle rit.
– C’est vrai, c’en est une. J’essaie de me tenir à l’écart de cette poubelle du
péché. Parfois, je craque. Mais tu ferais mieux de ne jamais le faire.
– Ma poubelle du péché serait remplie de tonnes de macarons et de choux à
la crème. Uniquement des pâtisseries françaises.
– Eh bien, si c’est pas snob tout ça. (Elle se leva.) On y va ? On a un peu de
marche avant d’arriver à l’amphithéâtre.
Tandis que le soleil déclinait, le ciel se colora d’un bleu teinté de jaune, de
rose et de violet.
Le chemin jusqu’au concert en plein air était si merveilleux que j’arrivai sur
les lieux avec le cœur un peu plus léger.
Nous étions placées directement en face de la scène, pas trop loin, et les amis
de tante Nandy, trois professeurs de l’EID, se trouvaient juste devant nous.
Elle me t remarquer que l’on apercevait l’eau au loin, derrière la scène,
tandis qu’elle posa son sac à main sur le banc à côté d’elle.
– Je peux emprunter ton sac aussi ?
– Pourquoi ?
Je lui tendis.
– Je garde des places pour des amis qui doivent arriver. (Elle posa mon sac à
main.) Ils sont au niveau de la mosquée. Celle qu’on a vue en entrant dans
Katara. Donc ils arriveront dans un petit moment.
Ses amis arrivèrent au moment où l’orchestre entamait la deuxième chanson,
Can You Feel the Love Tonight du Roi Lion.
Je regardai à ma gauche et mes yeux se plongèrent dans ceux d’Adam, qui
suivait sa sœur et son père, tandis qu’ils se dirigeaient vers leurs places à côté de
nous.
À la n de la chanson, je regardai en direction de mon sac à main, de l’autre
côté de tante Nandy et, lorsque je levai les yeux, Adam me sourit.
Je ne vais pas mentir.
Je sentis quelque chose vibrer en moi.
Peut-être que c’était parce qu’il était habillé di éremment.
Il avait mis un polo noir et un jean.
Un polo noir avec un col.
Je tendis le bras et repris mon sac et mon téléphone.
Il m’avait déjà envoyé un message.
Maintenant, je vais pouvoir m’excuser en personne.
Lorsque les premières mesures de Let It Go retentirent, je me penchai pour
m’assurer que tante Nandy ne pouvait pas regarder mon téléphone.
Peut-être que je le ferai aussi.
Puis-je te suggérer quelque chose ?
Oui ?
Let it gooo, let it gooo !
Je me penchai en arrière pour le regarder et me moquer de son humour.
Mais il s’était penché en avant pour me regarder.
Puis, nous changeâmes de position et nous manquâmes de nouveau.
Tante Nandy me regarda. Un sourire de Serpentard aux lèvres.
– Sa présence ici serait-elle le fruit de quelque conspiration ? lui chuchotai-
je.
– Chut, les gens essaient d’écouter, dit-elle, son sourire narquois xé au
visage. Les petits enfants chantent et dansent. Et certains tombent même
amoureux.
– Tante Nandy, arrête, chuchotai-je encore, commettant l’erreur de regarder
dans sa direction.
Il m’adressa un autre sourire.
Je ne l’avais jamais vu aussi heureux.
Il débordait de joie de vivre, et ça lui allait si bien.
Dans tous les sens possibles.
Les choses que j’avais lues sur la sclérose en plaques vinrent inonder mon
cerveau à cet instant-là.
Parce que je n’avais pas seulement e ectué des recherches sur les drones et la
guerre.
J’avais aussi lu des articles sur la maladie d’Adam.
Des articles qui disaient que cela ne signi ait pas qu’il était condamné.
Et tandis que je les consultais, je mourus d’envie de lui dire ce que j’avais
trouvé.
Il avait besoin de savoir, il avait besoin de voir qu’il y avait de l’espoir, alors je
lui souris.
Et il m’envoya l’émoji d’une rose.
Nous écoutâmes le thème de Star Wars, puis il se leva et quitta
l’amphithéâtre.
J’attendis un moment. Avant d’en faire de même.
ADAM
MARDI 19 MARS
MERCREDI 20 MARS
JEUDI 21 MARS
JEUDI 21 MARS
MERVEILLE : mA mÈrE
Avant de rentrer mes clés dans la serrure et de tourner la poignée de la porte
de l’appartement, je pris une profonde inspiration et dis « Bismillah ».
Ma mère était assise sur le grand canapé à côté de tante Nandy, son foulard
autour de ses épaules, ses cheveux en queue-de-cheval, ses yeux fatigués
s’élargissant immédiatement à ma vue.
Je pouvais pratiquement sentir les mouvements de son corps se détendant et
se raidissant, et je me dirigeai alors vers elle.
Tante Nandy s’écarta instinctivement pour libérer une place entre ma mère et
elle.
Je posai le sac en papier du café du musée sur mes genoux, avant de le
déplier. Adam l’avait fermé pour moi, il lui avait fait des plis en accordéon. Je
souris et me détendis en ouvrant le sac qui révéla deux madeleines.
Les madeleines étaient les gâteaux préférés de ma mère.
Je tendis le sac ouvert comme gage de paix.
Elle plongea sa main à l’intérieur, en sortit une et la passa à tante Nandy,
avant d’en prendre une pour elle.
– Merci.
Je froissai le sac vide entre mes mains.
– Maman, je suis désolée de t’avoir crié dessus. Je suis vraiment désolée.
Mais…
Son corps détendu se raidit de nouveau.
– Mais je ne regrette pas de l’avoir fait, d’avoir essayé de dénoncer mon
professeur. Parce que c’est ce que je vais faire. Parce que si je ne le fais pas, je ne
serai pas libre de me montrer. De dire les choses que je pense, auxquelles je
crois et que je ressens. Parce qu’il déformera toujours mon propos à cause de
ses opinions. Donc j’ai décidé de me libérer de lui.
Je me souvins alors de la brise qui était passée dans les manches de mon
abaya hier matin, de la sensation d’être libre devant Marc, et poursuivai :
– Quel est l’intérêt d’être di érente, d’être musulmane, d’être tout ce que la
société nous dit qu’il n’est pas normal d’être, si on ne peut pas l’être librement ?
Pourquoi faudrait-il sou rir pour être nous-même ?
Elle ne répondit rien pendant un moment, et se contenta de regarder la
madeleine qu’elle tenait dans sa main.
– Chérie, je ne dis pas que tu ne peux pas être toi-même. Je dis juste que la
façon dont tu t’y prends peut t’attirer des ennuis. Et je ne veux pas que ça
t’arrive…
– Leesh, je suis désolée de t’interrompre, mais les problèmes font partie du
changement. (Tante Nandy avala le reste de sa madeleine.) Depuis quand as-tu
vu que les choses changeaient pour le meilleur sans aucune revendication ?
– Je ne veux pas que Zayneb devienne une cible. (Ma mère lança un regard
furieux à tante Nandy.) Et je suis désolée, mais tu n’as pas d’enfants. C’est pour
ça que tu me dis ça. Tu ne comprends pas que ça rend les choses plus di ciles
pour elle. Pour son avenir.
Aïe. Je n’osai pas regarder tante Nandy.
Mais je regardai ma mère. Et je posai une main sur son épaule avant d’y poser
ma tête.
– Maman, s’il te plaît. Je ne veux pas vivre en étant une indésirable. Ce n’est
pas l’avenir que je souhaite. Et… (Il m’était impossible de dissimuler la douleur
dans ma voix.) En ce moment, je me sens souvent comme ça. Comme si on ne
voulait pas de moi quand je suis quelque part, parfois.
Je s ce qu’Adam m’avait suggéré et lui parlai de la femme dans l’avion. Et
des gens de la piscine. Et de Fencer qui m’avait mis une mauvaise note, qui
m’avait dénigrée devant toute la classe, après mon renvoi.
Puis je lui racontai ce qu’il s’était passé avant tout ça, certains événements
dont elle était au courant et d’autres pas. Comme le garçon qui avait attaché
l’arrière de mon foulard à une barre dans le bus sans que je m’en aperçoive et,
lorsque j’avais essayé de sortir, j’étais restée accrochée et avais failli m’étou er.
Mais je lui con ai tout cela d’une manière di érente de ce que j’avais pu lui
dire auparavant. Avec tristesse, et non avec colère.
Son bras se resserra autour de moi pendant qu’elle écoutait chaque incident
qui m’avait frappée.
Puis, je lui dis à quel point Daadi me manquait.
Puis, je ne parvins plus à lui en parler, car cela me faisait mal, comme si
quelque chose de tranchant avait entaillé mes cordes vocales une fois de trop.
Tante Nandy passa également son bras dans mon dos. Et posa sa tête sur
mon épaule.
Je compris, à la sensation légèrement froide sur ma manche, que je l’avais fait
pleurer.
Ma mère prit la parole en pleurant.
– Je suis vraiment désolée, chérie. Ça me met en colère de savoir que tu
sou res alors que je reviens tout juste du Pakistan. Je suis tellement désolée.
(Elle s’essuya les yeux.) Papa est brisé lui aussi, Zayneb. Depuis qu’il a appris
les détails de la mort de Daadi. Ne lui en parle pas, d’accord ?
Je hochai la tête contre elle, trop fatiguée pour parler, et elle poursuivit.
– Dis-moi ce que toi et tes amies voulez faire. À propos de votre professeur.
Je vais essayer d’écouter calmement.
Tante Nandy se redressa et tendit la main vers la boîte de mouchoirs. Elle en
prit un pour elle, puis nous passa la boîte à ma mère et moi.
Je mis du temps avant de me calmer, pleurant encore et encore, alors que
j’avais cru en avoir ni avec les larmes et pouvoir me remettre à parler.
Il était devenu soudainement di cile de passer de la douleur à la colère, et je
compris une terrible vérité : au l des ans, j’avais construit un mur en béton
armé, une forteresse, pour séparer mon cœur du monde extérieur.
Maintenant que j’avais laissé la forteresse se ssurer, il était di cile de ne pas
laisser mon cœur s’échapper.
Et de ressentir la douleur. Et d’être libre.
Voilà ce que tu as loupé, compte-rendu n° 1 par Zayneb Malik ; catégorie : pour info.
Destinataire : Kavi Srinivasan.
Je suis de retour, et tu ne peux pas m’arrêter. Je suis de retour pour te dire qu’il est
temps de te reme re en marche.
Rappelle Ayaan.
Prépare-toi au combat.
StoneWraith14 a un compte sur un forum public du Royaume-Uni appelé "Redpillers".
Mes recherches m’ont permis d’iden er 87 messages de ce compte, dont 12 qui
nous donnent des détails perme ant de le relier au professeur Fencer et 3 qui le
relient à SPRINGDALE.
Envoie l’URL. On est sur le coup. Bon retour parmi nous, Générale.
Je me laissai seulement une demi-heure pour envoyer des liens et
communiquer avec Ayaan et Kavi. Ensuite, pour le reste de la journée, tante
Nandy et moi nous rendîmes à Katara avec ma mère.
Nous priâmes d’abord ensemble pour Daadi à la mosquée, avant de sortir
nous asseoir et observer les oiseaux entrer et sortir des tours à pigeons, ma mère
m’enlaçant fermement et tante Nandy l’enlaçant fermement elle.
Les oiseaux de Doha qui s’envolaient dans le ciel me rappelèrent que je
croyais qu’il y avait bien plus que ça, bien plus que ce petit monde. Et que
Daadi était libre quelque part, les mains en paix.
ADAM
VENDREDI 22 MARS
SAMEDI 23 MARS
MERVEILLE : lE dEstIn
Adam, son père et Hanna vinrent nous voir ma mère et moi à l’aéroport, le
jour de notre départ.
Je ne voulais pourtant pas qu’Adam soit là, parce que ma mère aurait vu à
quel point nous comptions l’un pour l’autre.
Et elle n’était pas prête à voir ça.
La nuit dernière, alors que nous rentrions du restaurant, puis de sa maison,
elle avait dit à tante Nandy qu’elle pensait qu’Adam était « un jeune homme
très mature et responsable avec une aura paisible et gentille » mais qu’il se
cherchait toujours et que nous étions jeunes, et qu’il n’y avait donc rien d’autre
à faire que de prendre des chemins séparés.
Je n’avais rien dit, parce que je ne voulais pas lui révéler le fond de ma pensée.
Lui révéler la vérité : que je voulais apprendre à le connaître plus que je n’avais
jamais voulu apprendre à connaître quelqu’un de toute ma vie.
Que je portais quelque chose en moi, un petit morceau coincé dans mon
cœur, qui savait avec certitude qu’il ressentait la même chose pour moi.
Que nous étions connectés au-delà de ce que ma mère avait pu dire, assise sur
le siège avant à côté de tante Nandy.
Je savais avec certitude que le destin nous lierait lui et moi, Adam et Zayneb.
Que ce destin se déploierait de A à Z, à travers les continents et les océans, à
travers le temps, et je n’avais pas besoin de protester, d’argumenter, de me
mettre en colère contre ma mère d’avoir si vite balayé Adam, de nous avoir
balayés nous.
Je savais qu’il y avait bien plus que cela, alors je demeurai tranquille et
con ante à l’arrière de la voiture et murmurai une prière par la fenêtre, dans la
nuit.
Mais il vint à l’aéroport, et il avait quelque chose dans la main qu’il me
tendit, alors que nous nous tenions à côté de ma mère et de tante Nandy,
occupées à se faire leurs adieux.
Il l’ouvrit pour y découvrir une petite oie sculptée avec… était-ce des yeux en
émail orange ?
C’était magni que.
Il retourna doucement sa paume, et l’oiseau tomba dans ma main, en même
temps qu’une de mes larmes.
– J’avais commencé à la faire pour toi, mais Hanna l’a vue et l’a adorée,
alors je la lui ai donnée. Mais elle voulait que tu l’aies. Parce qu’elle t’était
destinée en premier. C’est une bernache du Canada.
– Oh mon Dieu, c’est incroyable. Et ses yeux orange…
– J’ai fait cette partie la nuit dernière après ton départ.
– Tu t’en es souvenu. Que j’aimais l’émail. Et l’orange. (Je resserrai les
doigts sur son cadeau tandis que je fermai les yeux.) Je n’oublierai rien de ce
que je sais sur toi non plus, Adam.
– Les oies sont protectrices envers leur groupe. Je l’ai découvert récemment.
(Il marqua une pause.) Comme toi.
– Et je ne cesserai jamais de l’être.
Il répondit par un « as-salam aleykoum ».
Lorsque j’ouvris les yeux pour lui dire « salam » en retour, il s’était reculé,
tandis que tante Nandy s’approcha pour me dire au revoir.
Les larmes me montèrent davantage aux yeux à l’idée de ne plus la revoir,
mais elle me murmura quelque chose dans mon oreille, par-dessus mon
foulard, qui me redonna le sourire.
– Je viens te rendre visite cet été. Et Adam aussi, son père me l’a dit, avec
Hanna, qui apparemment t’aime aussi.
Quand elle s’éloigna, je regardai Hanna qui se tenait un peu à l’écart avec le
père d’Adam. Elle croisa mon regard, sourit, et me salua de la main. J’écartai
mes bras.
Elle se rua sur moi. Au moment de se séparer, je lui dis :
– Attends. J’ai quelque chose pour toi.
Je posai ma grosse valise et l’ouvris. Heureusement, l’intérieur n’était pas en
désordre, et je réussis à trouver ce que je voulais lui o rir. Je lui tendis l’oiseau
bleu, celui qui se transformait en trois oiseaux plus petits. Elle prit la peluche,
les yeux écarquillés de bonheur.
– Ça vient du jeu auquel on a joué dans la voiture !
– Et regarde, dis-je en le reprenant pour lui montrer comment il laissait
place à trois oiseaux. Trois fois plus puissant. Un peu comme toi, ton père, et
Adam.
– Et toi, Zayneb.
Elle me serra dans ses bras.
– Et moi, toujours. Tu peux être le grand oiseau et Adam, ton père et moi
on multiplie ta puissance. (Je lissai ses cheveux et remis en place ses mèches en
bataille.) On reste en contact, Hanna Chen. J’attends des photos d’Ariel de
temps en temps.
Elle hocha la tête et serra l’oiseau bleu contre elle avant de retourner auprès
de son père.
Ma mère parla à Adam, qui s’était redressé après avoir fermé et relevé ma
valise.
– Félicitations. Natasha vient de me le dire. Quelle nouvelle formidable.
Je regardai Adam, puis ma mère, perplexe.
– Oh, tu ne lui as pas dit ? lui demanda tante Nandy. L’ami qui est venu
hier soir pour voir la pièce qu’Adam a réalisée est en fait le directeur des
expositions d’art à Katara. Il veut qu’Adam y monte une installation. Il s’agira
d’une exposition permanente, donc c’est un contrat assez important.
Félicitations encore, Adam, pour ta saison au soleil.
Elle lui t un clin d’œil.
– Merci, Mme Raymond. (Il lui sourit, puis se tourna vers moi, les yeux
brillants.) Katara fait une exposition sur les manuscrits anciens du monde
musulman. Et le directeur veut que mon installation se concentre sur le même
manuscrit que celui sur lequel j’ai basé la pièce.
– Les Merveilles de la création et les bizarreries de l’existence ? demandai-je,
incapable de contenir la joie qui bouillonnait en moi.
– Celui-là même, répondit Adam, joignant son rire au mien.
C’était au tour de tante Nandy et de ma mère d’avoir l’air perplexe, mais
entre Adam et moi, tout avait du sens.
Pour une fois, le monde aussi, avait du sens.
Mon père n’était pas encore rentré, et Sadia et Mansoor revenaient à
Springdale le week-end d’après, en même temps que lui, alors nous restâmes
seules ma mère et moi, à parler, à regarder des choses à la télé et à parler encore.
C’était tellement incroyable, de rester à la maison à ses côtés. De me tourner
vers elle lorsque nous riions d’une séquence incroyable dans une émission ou
de me pencher, fatiguée, dans ses bras ouverts à la n d’un lm. J’avais
l’impression que la forteresse s’était fendue en deux, et que mon cœur en
dépassait.
Je passais également une grande partie du week-end à dormir.
Je voulais être en forme pour retourner au lycée le lundi.
ZAYNEB
LUNDI 25 MARS
MERVEILLE : lE mOndE
J’entrai seule dans la classe de Fencer, car je sortais directement du cours des
technologies de la communication, sans faire un arrêt au casier de Kavi.
Elle et Ayaan devaient être toujours occupées. Elles avaient toutes les deux
une heure de permanence et l’avaient utilisée à bon escient. Au bureau de la
principale.
Fencer était en train d’écrire quelque chose au tableau et ne remarqua pas
Noemi qui se leva lorsqu’elle me vit entrer dans la classe, et se dirigea vers la
place où je venais de m’asseoir pour me faire un high ve.
– Longue vie à notre queen, chuchota-t-elle avant de se rasseoir.
Tous les autres s’étaient rapprochés, et j’évitai soigneusement leurs regards,
choisissant de ne pas prêter attention à leur curiosité ou, pire, à leur animosité.
Fencer se retourna.
« Comment l’oppression commence-t-elle ? Quelles en sont les racines ? » était
inscrit sur le tableau derrière lui.
Je baissai les yeux, dessinant une oie dans mon cahier.
– Bienvenue au début de la deuxième session. (Il s’éclaircit la gorge.) Hé
vous, ceux à l’arrière, ça ne devrait pas vous prendre autant de temps pour vous
installer.
J’avais lu que les bernaches du Canada se choisissaient un partenaire pour la
vie.
Était-ce pour ça qu’Adam m’avait donné ce cadeau, qui se trouvait désormais
dans la poche de ma veste en jean ?
– Ce trimestre, nous étudierons les régimes les plus répressifs de l’histoire
moderne. Et, quand je parle d’histoire moderne, je parle de ce qu’il se passe en
ce moment.
La nuit dernière, Adam et moi avions discuté par messages. Notre long
échange de nouvelles s’était clôturé par un émoji de vague de sa part et d’un
émoji d’oignon de la mienne.
– Quelqu’un peut-il donner à la classe des exemples de gouvernements
répressifs ? demanda Fencer. (Il passa devant mon bureau, puis revint,
ralentissant le pas à mesure qu’il s’approchait. Avant de s’arrêter juste à côté de
moi.) Des endroits où s’exprimer librement vous attire des ennuis. Où être une
femme, c’est être condamné. Où les lois religieuses, comme la charia,
entraînent des lapidations et des crimes d’honneur ?
Je dessinai un œil sur mon oie, un bel œil, avec de longs cils, et je levai la
main.
– Bon retour, Zee-naab. Oui ? Allez-vous nous donner le nom d’un régime
répressif ?
– Pourquoi avez-vous spéci quement mentionné la charia ?
– C’est un exemple. J’aime utiliser des exemples concrets.
– Pouvez-vous donner des exemples européens concrets de lois répressives ?
– Je ne me souviens pas que quelqu’un vous ait nommée principale, Zee-
naab.
– Je considère votre utilisation du mot « charia » comme un ajout à la
longue liste des moyens que vous utilisez pour donner une image négative des
personnes de ma confession. (Je me levai.) Et je refuse de vous laisser faire.
J’exerce mon droit à m’exprimer librement. Et mon droit de quitter un endroit
où je suis soumise à la discrimination et à la haine.
Ma voix trembla en prononçant ces derniers mots, mais je l’emportai avec
moi, mes livres et mon sac à dos. Et mon oie, bien au chaud dans ma poche.
Au bout du couloir, je regardai à gauche, puis à droite, et j’aperçus les
fenêtres de la bibliothèque.
Je vais aller dans la salle de crise.
Selon les dires de Kavi, Mme Margolis était dans notre équipe.
Et où était-elle, d’ailleurs ?
– Où tu vas, je te suis.
C’était la voix de Noemi. Derrière moi. Je me retournai vers elle, ses livres et
son sac à dos.
– Mon discours n’était pas aussi éloquent que le tien. J’ai dit quelque chose
du genre « Prenez ça, Fencer. J’en peux plus de votre islamophobie ».
Elle rit, et je ris à mon tour, parce que c’était le rire le plus contagieux que
j’avais jamais entendu.
La porte s’ouvrit derrière elle, et deux autres personnes sortirent. L’un était
Darren, du journal de l’école, et l’autre était une lle nommée Violet.
– On chuchotait dans le fond, et Fencer s’en est pris à nous, alors on est
partis aussi, expliqua Violet.
– On en a marre de ses commentaires débiles.
Quelques personnes de plus apparurent. Noemi leur t un high ve.
– C’est les lles de mon équipe de crosse.
– Il était sur le point d’appeler le bureau de la principale quand le téléphone
a sonné. Il y est toujours, dit une des lles de son équipe. (Elle jeta un coup
d’œil autour d’elle.) Peut-être qu’ils nous voient tous dans le couloir, au
bureau, avec les caméras. Et ils véri ent ce qui se passe.
Je m’appuyai contre le mur en face de la classe de Fencer et observai tout le
monde.
La porte s’ouvrit, et Mike apparut dans l’embrasure de la porte avec son iPad.
– Vous faites une manifestation ?
– Nous simulons les e ets d’un régime répressif dans la salle de classe,
expliqua Noemi. Ça fait partie de la leçon.
À travers la porte, j’aperçus Fencer au téléphone.
La rougeur de son visage me dévoila quelque chose d’incroyable : Kavi et
Ayaan avaient dû lancer l’assaut sur le champ de bataille.
•••
Au moment où Mme Margolis s’approcha de nous, rassemblés dans le couloir,
Fencer sortit en trombe de la classe.
Il se dirigea vers le bureau de la principale.
– O.K., que tout le monde se rassemble en direction de la bibliothèque, dit
M Margolis, en me jetant un regard doux.
me
J’attendis que tout le monde passe devant moi avant de retrouver Noemi.
– Merci.
– Tu rigoles ! Ça ne se serait jamais produit sans toi. Cet exode vers la
liberté. Alors merci à toi.
Elle passa son bras autour de moi, et je la laissai faire.
Kavi et Ayaan nous rejoignirent à la bibliothèque, et nous nous rendîmes
toutes les quatre – Kavi, Ayaan, Noemi et moi – dans la salle de crise, où elles
nous annoncèrent que Fencer faisait l’objet d’une enquête de la part du lycée
pour ses activités en ligne.
Que le conseil d’administration se chargeait de l’a aire.
Qu’il serait très probablement renvoyé.
Noemi cria si fort que Mme Margolis frappa à la porte de la salle de crise.
Je la laissai entrer.
Parce que, c’était ce dont il s’agissait, désormais.
J’étais prête à laisser entrer les gens.
Je comptais tout de même laisser certaines personnes dehors.
Mais je vis – dans cette pièce, à travers la fenêtre de la bibliothèque, et même
dans ma poche, qui contenait la petite oie – qu’il y avait beaucoup plus de
choses à laisser entrer que de choses à faire sortir.
Et c’était l’un des sentiments les plus merveilleux au monde.
ÉPILOGUE
MERVEILLE : l’aMouR
NOTE DE L’AUTRICE