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Les écrivains DU BAC > L’enfance d’un masque

’enfance de Mishima ne peut se racon-


ter sans tenir compte du récit en partie
gâtée par les mots4. » Natsu le fit admettre dans
la classe élémentaire du collège des pairs, le
Gakushû-in, l’école, autrefois réservée à l’aris-
tocratie titrée, s’ouvrant aux roturiers. Lorsqu’il
BIBLIOGRAPHIE

Œuvres

Yukio
L fictif qu’il en a donné dans Confession
d’un masque, une autobiographie en forme
fallut déménager dans deux maisons, la grand-
mère, meurtrie par cette séparation et qui « jour
Tout n’est pas traduit et certaines traduc-
tions ont été faites à partir de l’anglais

de Bildungsroman. Premier masque : son nom. et nuit […] serrait [sa] photographie sur son
(ainsi La Mer de la fertilité, « Quarto »

Mishima est un pseudonyme qu’il prit à 16 ans cœur5 », exigea que son petit-fils vînt dormir
Gallimard et 4 vol. « Folio », et de nom-

MISHIMA afin de publier dans la revue littéraire Bungei- une fois par semaine chez elle. « A douze ans,
breuses nouvelles). Pour l’essentiel, on

Bunka (« Art et culture ») Hanazakari no Mori j’avais une tendre amoureuse âgée de soixante
trouvera chez Gallimard (le plus souvent
reprises en « Folio ») les œuvres de
(« Une forêt en pleine floraison » non traduite), ans6. » La même année, Kimitake s’affilia à la Mishima accessibles. La Correspondance
« une œuvre qui contient en germe tous ses société littéraire de l’école. Depuis l’âge de Kawabata-Mishima est parue au Livre de
Le suicide spectaculaire de cet écrivain hors norme traumatisa le Japon et alimenta écrits1 ». Mishima est le nom d’une ville fon- 5 ans, il lisait et écrivait de la poésie, cela avait Poche (2002).
dée la même année, en 1941, et Yukio dérive même irrité certains maîtres qui jugeaient sa
de Yuki – la « neige ». Mishima s’appelait en « précocité déplaisante7 ». Lorsque la santé de
sa légende. Retour sur le phénomène Mishima quarante-cinq ans après sa mort.
fait Kimitake Hiraoka. Aîné des trois enfants Natsu se dégrada, elle déclara n’accepter ses
Biographies

d’un haut fonctionnaire, il vit le jour à Tokyo remèdes que de « son petit tigre ». Le 18 janvier
John Nathan, La Vie de Mishima, Gallimard,

le 14 janvier 1925, an 14 de l’ère Taisho, 1939, Natsu mourut peu après le quatorzième
1980 ; Henry Scott-Stokes, Mort et vie de

ifficile de trouver person- « deux ans après le grand tremblement de anniversaire de Kimitake.
Mishima, Balland, 1985, rééd. Picquier,

nalité plus contradictoire terre2 » qui dévasta la capitale. Contrairement


BIOGRAPHIE

D
1998 (la plus complète) ; Henri-Alexis

que Mishima. Tout en s’ins- à ce que Mishima prétendait parfois, ses ascen-
Baatsch, Mishima, Editions du Rocher,
14 janvier 1925 : naissance
crivant dans la lignée de la dants n’étaient pas issus de l’aristocratie, seule
> Une vie coupée en deux 2006 ; Jennifer Lesieur, Mishima, « Folio »
de Kimitake Hiraoka. 1941 :
plus vénérable tradition lit- sa grand-mère, Natsu, était d’origine samouraï. imitake Hiraoka, élève doué sinon
choix du pseudonyme Yukio Gallimard, 2011.

téraire nippone, il fut un des Celle-ci, pourtant infirme et malade, régnait exceptionnel, sortit major de sa pro-
écrivains les plus ouverts aux littératures occi-
dentales (qu’il connaissait fort bien), et une
Mishima. 1945 : déclaré
inapte au service militaire.
Octobre : décès de sa petite – c’était l’usage alors – en despote sur la
« bâtisse prétentieuse […], d’un aspect plutôt
K motion à l’école des pairs, recevant
une montre en or remise par l’Empereur en per-
Essais & commentaires
Henry Miller, Virage à 80, Stock, 1973 ;
partie de son œuvre, considérable dans tous tarabiscoté, l’air assez crasseuse et comme sonne. En 1944, à l’instigation de son père, il
sœur. 1946 : rencontre avec
Marguerite Yourcenar, Mishima ou la Vision
les genres littéraires, relève de ce que les cri- calcinée3 » où s’affairaient une dizaine de intégrait le département de droit allemand de
Kawabata. Juillet 1949 :
Confession d’un masque. du vide, Gallimard, 1980 ; Giuseppe Fino,
tiques japonais tiennent pour de la littérature domestiques. Elle avait imposé à sa bru de ne l’université impériale. « Mon seul motif de gra-
Avril 1956 : publie un essai Mishima, écrivain et guerrier, La Maisnie-
commerciale. Prêchant publiquement le retour pas élever son fils aîné, au motif qu’elle habi- titude envers mon père, c’est qu’il m’a obligé
sur Kawabata et Cinq Nô Trédaniel, 1983 ; Jean-Michel Rabaté, La

à l’éthique samouraï, il n’en avait pas moins tait à l’étage et que l’enfant avait fait une chute à étudier le droit à l’université8. » Dans
modernes. Octobre : Beauté amère, Champ Vallon, 1986 ;

été réformé de manière peu glorieuse à la fin qui avait manqué de coûter la vie à cette Confession d’un masque, Kochan, narrateur et
Pavillon d’or. 1958 : épouse Gérard Siary, « Le Pavillon d’Or » de Yukio

de la guerre. Dans un Japon qui condamnait « plante trop délicate ». Ainsi ce fut dans l’at- alter ego de Mishima, rapporte que son père lui
Yoko Sugiyama; commence Mishima, « Folio » Gallimard, 2010 ;

l’homosexualité, il publia des romans abordant mosphère fétide de la chambre de cette grand- avait conseillé de passer l’examen d’aptitude
la pratique du kendo. Catherine Millot, Gide Genet Mishima :

ouvertement la question et, quoique marié et mère intrusive que le futur Mishima vécut ses physique au service militaire à la campagne
Janvier 1961 : Patriotisme. Intelligence de la perversion, Gallimard,

père de deux enfants, il sembla surtout avoir premières années, s’échappant de temps à plutôt qu’à Tokyo, sa faiblesse de constitution
Septembre 1965 : Neige 1996 ; Annie Cecchi, Mishima Yukio :

recherché la compagnie des hommes. Tout en autre, notamment lorsqu’il allait chez sa cou- devant ressortir davantage parmi de robustes
de printemps, premier volet Esthétique classique, univers tragique :

prônant les valeurs traditionnelles du Japon, sine. La petite sœur et le petit le frère n’eurent paysans. Plus tard, lors de la visite d’incorpo-
de la tétralogie La Mer de D’Apollon et Dionysos à Sade et Bataille,
la fertilité. 1968 : Le Soleil et
il incarna pleinement la réussite matérielle de heureusement pas à subir ce traitement. ration, une forte fièvre acheva de convaincre le
Honoré Champion, 1999 ; Bernard Marillier,
l’Acier et Chevaux échappés. Mishima, « Qui suis-je ? », Pardès, 2006 ;
l’après-guerre, acteur, chanteur, cinéaste, his- jeune médecin de service de prendre une bron-
Création de la milice Christopher Ross, Mishima : Voyages à la
trion mondain même, se mettant volontiers en chite pour une pleurésie. « J’avais la certitude
Tatenokai. Août 1970 : recherche d’un samouraï de légende,
scène. Même s’il ne décrocha pas le prix éclatante que ma vie future n’atteindrait jamais
L’Ange en décomposition. > Grand-mère abusive? Camion noir, 2013.
Nobel qui échut finalement à Kawabata, il fut imitake fut élevé dans la contrainte de à des sommets de gloire suffisants pour justifier
25 novembre : seppuku

longtemps l’écrivain japonais le plus célébré dissimuler ses émotions. En témoigne le fait d’avoir échappé à la mort dans un com-
K
de Mishima à Ichigaya.

dans le monde occidental. Enfin, sa mort spec- Le 25 novembre 1970, ils prirent en otage le puku, improprement nommé hara-kiri en l’épisode, souvent relaté par son père, bat9 », déclare Kochan à propos de son attitude
Cinéma

taculaire, indissociable de son œuvre, a dura- général Mashita au siège du quartier général Occident, « seppuku » étant le terme réservé où celui-ci, craignant que la fréquentation exclu- pendant la guerre. Dans Watakushi no Henreki
Sur la vie de Mishima, deux fictions : Paul

blement fixé l’image de ce « Mishima Yukio » des forces d’autodéfense. Tout avait été minu- aux aristocrates. Mishima se perça le ventre sive de femmes n’altère le caractère de son fils Jidai (« Mes années d’errance », 1964, non tra-
Schrader, Mishima : Une vie en quatre cha-

– l’usage japonais veut que le prénom soit un tieusement préparé, et la presse convoquée. Il au côté gauche avec le sabre court – l’abdomen alors âgé de 4 ans, voulut le mettre à l’épreuve duit), Mishima précisa qu’il était alors surtout
pitres, (1985) et Koji Wakamatsu,

« postnom » – pour le moins énigmatique. s’agissait de réunir et de soulever les troupes étant cette partie de l’anatomie où de nombreux en l’approchant très près du passage de trains soucieux de laisser un « monument commémo-
25 novembre 1970 : le Jour où Mishima

depuis le balcon du bureau du général. La peuples asiatiques situent la conscience, la à vapeur pétaradants. L’enfant supporta ratif ». Ainsi, malgré la pénurie de papier, il fit
choisit son destin (2012) ; et deux docu-

harangue de Mishima tomba à plat, couverte volonté et le courage. Son ami et peut-être l’épreuve avec l’équanimité d’un masque de paraître en livre « Une forêt en pleine floraison ».
mentaires TV : Yukio Mishima par Michaël

par le balai des hélicoptères et les bakayaro amant Masakatsu Morita était son kaishakunin, nô. Dans son essai Le Soleil et l’Acier (1968), La guerre touchait à sa fin. « J’avais un peu à
> « L’incident Mishima » Macintyre (1985) et par Jean-Claude

ommençons par la fin. Mal à l’aise (la pire injure en japonais) qui fusaient de la « assistant » censé écourter les souffrances du l’écrivain fournit une autre une clé de son manger – pas beaucoup et point de responsa-
Lubtchansky (1995). Le film Patriotisme

dans le Japon « pacifié » des années troupe. Mishima abrégea son discours en appe- suicidé en le décapitant avec le grand sabre. enfance : « Lorsque j’examine de près ma petite bilité. J’étais heureux dans ma vie quotidienne
(Yûkoku) dans lequel Mishima interprète

C soixante et en réaction au péril qui, à


leurs yeux, menaçait leur patrie – une vie vide,
lant les soldats à « mourir debout, en vrais
hommes et en vrais samouraïs ». Puis il cria :
Il échoua par deux fois à couper la tête de
Mishima. Ce fut un autre compagnon, Hiroyasu
enfance, je me rends compte que ma mémoire
des mots a nettement antécédé ma mémoire de
et dans mon écriture. […] J’étais comme en
apesanteur10 », confessa Mishima, description
de manière très réaliste un lieutenant fai-
sant son seppuku est disponible en DVD
aux éditions du Montparnasse.
une vie « à l’américaine », exclusivement orien- « Longue vie à Sa Majesté impériale! » (Tenno Koga, meilleur kendoka, qui, d’un geste précis, la chair. Chez la plupart des gens, je présume, de son état d’esprit que complète le récit de
tée vers la consommation – Mishima et quatre Heika banzai !) En rentrant de la terrasse, il fit rouler la tête de Mishima hors de son tronc. le corps précède le langage. Dans mon cas, ce Kochan : « La vie quotidienne était désormais
de ses jeunes acolytes de la petite société du marmonna : « Je ne pense pas qu’ils m’aient Honteux d’avoir failli à sa tâche, Morita se fit sont les mots qui vinrent en premier; ensuite, emplie pour moi d’un bonheur inexprimable
Bouclier – le Tatenokai, sorte de milice privée même entendu », puis il commença à se débou- aussitôt seppuku. Une photographie prise peu tardivement, selon toute apparence avec répu- […] Et à nouveau, plus encore qu’avant, je me
KISHIN SHINOYAMA

qu’il avait créée – s’étaient mis en tête de res- tonner. La suite ? Le fameux suicide rituel, après par la police montre les deux têtes côte gnance et déjà habillée de concepts, vint la voyais profondément plongé dans le désir de
taurer le statut divin de l’empereur du Japon. vestige suranné des mœurs féodales, le sep- à côte. Mishima avait 45 ans ; Morita, 25. chair. Elle était déjà, il va sans dire, tristement la mort. C’était dans la mort que j’avais décou-

52•LIRE MARS 2016


Les écrivains DU BAC
vert le véritable but de ma vie11. » En octo- pour son héros de connotations érotiques que avec Cinq Nô modernes, pièces écrites entre
bre 1945, le décès de Mitsuko, sa sœur cadette, « balai » ou « stylo ». Le thème de l’homo- 1950 et 1955, à ce genre théâtral un regain de
« LA PENSÉE QUE LA BEAUTÉ PÛT DÉJÀ EXISTER QUELQUE PART À MON INSU
des suites d’une typhoïde ponctua une période sexualité est plus prégnant encore dans Les vitalité. Mais ce fut avec Le Pavillon d’or
ME CAUSAIT INVINCIBLEMENT UN SENTIMENT DE MALAISE ET
(Kinkakuji, 1956) qu’il s’imposa comme écri-
D’IRRITATION; CAR SI EFFECTIVEMENT ELLE EXISTAIT EN CE MONDE,
vain de premier ordre. Il avait pris son point de
C’ÉTAIT MOI QUI, PAR MON EXISTENCE MÊME, M’EN TROUVAIS EXCLU. »
« J’AIME LA DESTRUCTION AUTANT QUE L’ÉQUILIBRE. départ dans un fait divers : en 1950, le Pavillon
d’or de Kyoto, célèbre temple du XIVe siècle, En partie seulement, Mishima, publics : « La vieillesse est une déclaration
épargné par la guerre et par un typhon qui dévia écrivant la nuit, prit à cœur son de faillite23. » Ying Chan, la princesse sia-
PLUS EXACTEMENT, LE CONCEPT D’UN ÉQUILIBRE CONTRÔLÉ

au dernier moment, avait été entièrement détruit rôle de mari puis, sans réticence, moise, aperçue alors qu’elle avait 7 ans, est
ET CONSTRUIT DANS LE BUT EXCLUSIF DE SA PROPRE
par un moine pyromane mentalement déficient de père de ses deux enfants. une bien terne réincarnation de Kiyoaki. Elle
DESTRUCTION FINALE EST MA CONCEPTION DRAMATIQUE
ET MÊME ESTHÉTIQUE FONDAMENTALE. » (le temple a été rebâti à l’identique depuis). Le Dans Après le banquet (1960), meurt à l’ultime page de la morsure d’un
roman narre l’histoire de Mizoguchi, enfant il décrivit sans complaisance les cobra. Avec L’Ange en décomposition, le pro-
dont Mishima ne cessa de ressentir l’effet différé. Amours interdites (littéralement « couleurs inter- complexé par son bégaiement et animé par le réalités politiques de la société cessus s’achève dans le Japon des années
« Ma vie a été coupée en deux. Le malheur s’est dites »), fiction publiée en deux parties (1951 ressentiment. Son père, un moine bouddhiste, japonaise ainsi que la décadence 1972-1974 que Mishima ne connut pas.
abattu sur moi12 » et, pourrait-on ajouter, sur le et 1953). Le sujet était alors encore scabreux. l’a éduqué dans le culte de ce monument, incar- et l’esprit petit-bourgeois qui Honda, à 80 ans passés, adopte Toru, orphelin
Japon de son enfance. L’histoire de Yûichi Minami, jeune gigolo nation idéale de la beauté. Lorsque, pour la pre- avaient désormais la mainmise âgé de 16 ans. Trois grains de beauté sous
bisexuel autour duquel se tisse tout un réseau mière fois, il voit le temple, Mizoguchi est déçu. sur le Japon. S’amorçait la mue l’aisselle persuadent Honda qu’il est bien la
d’intrigues, fut l’occasion de faire défiler, sur Devenu novice au temple après la mort de son qui le conduisit à vouloir res- troisième réincarnation de Kiyoaki. Toru,
fond d’un tableau du Japon de l’après-guerre, père, il se lie d’amitié avec Tsurukawa, un être susciter la « voie du samouraï » brillant, intelligent, l’« ange » n’accomplit
> Une machine de mensonge?
ntérieurement brisé, Mishima n’en conser- une ribambelle de personnages archétypaux, de pur qui se suicide, puis avec Kashiwagi, cynique et à puiser dans le Hagakure toutefois pas la même destinée fatale. Ayant
vait pas moins un appétit frénétique de la femme victime à l’écrivain vieillissant, ancien aux pieds bots, dragueur, trop différent de de Jocho Yamamoto, ouvrage compris pourquoi Honda l’avait recueilli, il
I vivre, indissociable de sa fascination pour
la beauté de la mort. « J’aime la destruction
séducteur devenu misogyne, en passant par
l’aristocrate pervers et manipulateur.
Mizoguchi. Ces expériences amères le condui-
sent à haïr la beauté et la perfection symbolisées
alors discrédité, un vade-mecum
pour son existence 19. En sortit notamment
Mishima
– quelques jours
avant sa mort –
tome, Neige de printemps,
tente de se suicider, mais se rate. Devenu aveu-
gle, il se perd comme le Japon moderne dans
autant que l’équilibre. Plus exactement, le par le bâtiment, haine qui se mue en désir de Patriotisme (1961), une nouvelle – parmi raconte la vie de Kiyoaki une apathie hors du temps. Le néant atroce
parmi les acolytes

concept d’un équilibre contrôlé et construit dans destruction quand il voit le prieur Tayama les plus importantes aux yeux de Mishima Matsugae, fragile jeune règne, la Mare Fecunditatis de l’ancienne sélé-
de la « milice »
qu’il avait créée.
le but exclusif de sa propre destruction finale Dôsen, le supérieur du temple et en quelque – relatant l’histoire de Takeyama, un offi- homme né dans une famille nographie s’avère être « un désert sans vie,
> Mishima s’impose
est ma conception dramatique et même esthé- oël 1951, Mishima appareilla pour un sorte un père de substitution, s’avérer être un cier ayant participé au coup d’Etat manqué du de bourgeois, qui se veut noble – il a été élève sans eau et sans air24 ». Les personnages réin-
tique fondamentale13 », lit-on dans La Tentation premier tour du monde, New York, jouisseur hypocrite. Mizoguchi, après une minu- 26 février 1936 et qui se fit hara-kiri. « Ce n’est à l’école des pairs –, et de son meilleur ami, carnés synthétisent en fait les multiples aspects
du drame (1955) où Mishima décrit le petit gar-
çon qu’il fut. Il acheva ses études en 1947 et,
N Rio, Paris, la Grèce, occasion de
découvrir les lieux où vécurent les écrivains
tieuse préparation met le feu au Pavillon d’or.
« Mon Kinkakuji est une étude approfondie des
ni une comédie ni une tragédie, mais simplement Honda. Kiyoaki s’est épris de la belle Satoko
l’histoire d’un bonheur […] Le douloureux sui- Ayakura, qu’il connaît depuis l’enfance, mais
de la personnalité de Mishima, le dernier figu-
rant sans doute celui que Mishima ne voulait
après avoir passé son examen, le kobun, intégra qu’il admirait. Sa riche production romanesque mobiles d’un crime. Une conception superfi- cide du soldat équivaut à une mort honorable qu’il ne peut épouser, car, issue de la haute à aucun prix devenir. A sa mort, il laissait qua-
le ministère des Finances. Il reprit le fil de sa – Une soif d’amour (1950), « La période bleue » cielle et baroque de quelque chose comme, par sur le champ de bataille20. » De cette nouvelle aristocratie, elle est officieusement promise rante-cinq romans, vingt-cinq pièces de théâtre,
carrière littéraire, bien décidé à se faire un nom. (1950), Les Amours interdites (1951-1953), Le exemple, la Beauté, peut suffire à provoquer devait être tiré, en 1965, un film remarquable à un prince impérial. Cet amour finit néan- deux cents nouvelles et huit volumes d’essais.
Il trouva en Yasunari Kawabata un parrain lit- Tumulte des flots (1954), et de nombreuses nou- l’acte criminel d’incendier un trésor national. où Mishima incarna Takeyama. Dans un écrit moins par être consommé dans un pousse- Entre Kawabata pour qui « un génie de cette
téraire. Leur rencontre en janvier 1946 amorça velles – se doublait d’une activité de dramaturge Si l’on se place d’un autre point de vue, il suffit, manifeste Eirei no Koe (« Les voix des morts pousse saupoudré d’une neige de printemps. ampleur ne se rencontre qu’une fois tous les
une longue amitié et une correspondance litté- tant dans le genre spectaculaire du kabuki que pour échapper à sa condition présente, de croire héroïques », non traduit, 1966), Mishima se fit Enceinte, Satoko est contrainte, comme dans quelques siècles25 » et ceux qui le dénigrent,
raire de grand intérêt. Le 25 novembre 1948 – dans celui plus sobre du à cette idée folle et superficielle, et de l’hyper- même le porte-parole des kamikazes qui, s’étant un drame bourgeois, d’avorter. Désespérée, où placer le curseur ? Sachant que Mishima
jour décidément symbolique, un roman paru en nô. S’adaptant aux règles trophier jusqu’à en faire une fondamentale sacrifiés au nom d’un dieu empereur, n’accep- elle se cloître à vie dans un monastère. Kiyoaki n’est encore que partiellement traduit et, pour
1950, Ao no Jidai (« La période bleue », non strictes et immuables du raison d’être. C’était le cas de Hitler…17 » taient pas qu’ensuite celui-ci se déclare mortel. meurt ayant pris froid à attendre vainement une part, à partir de ses traductions en anglais,
Mishima aimait

traduit), met en scène un héros qui se suicide nô traditionnel, il redonna Comme souvent, Mishima prêtait ses propres sur le seuil que Satoko veuille bien le voir. que, n’étant ni japonisant ni même bien au fait
se mettre
en scène,
un 25 novembre –, Mishima entama Confes- sentiments à son personnage. « La pensée que de la res nipponica dont l’œuvre de Mishima
ici en saint
sion d’un masque (1949) afin d’« analyser la beauté pût déjà exister quelque part à mon témoigne par certains aspects et qu’elle masque
Sébastien. > La Mer de la fertilité
son nihilisme esthétique14 ». Kochan, son insu me causait invinciblement un sentiment étralogie de plus de mille pages, La par d’autres, il est difficile de trancher. Le lec-
> Le règne du néant
double donc, enfant malingre et maladif de malaise et d’irritation; car si effectivement Mer de la fertilité (1966-1970) passe onda retrouve, en 1932, les mêmes teur de Confession d’un masque, du Pavillon
dont la sensibilité est exacerbée par ses lec-
tures, y relate nombre d’impressions ou
elle existait en ce monde, c’était moi qui, par
mon existence même, m’en trouvais exclu18. »
T pour être le testament littéraire de
Mishima. Ce dernier, toujours scrupuleux de H grains de beauté sur la poitrine d’Isao
Iinuma, un jeune homme, fanatique
d’or ou de La Mer de la fertilité aura néanmoins
tendance à faire crédit au vénérable maître.
d’images fortes qui furent celles éprouvées rendre ses manuscrits à la date prévue, acheva et néanmoins lucide, qui, dans le Japon dominé
par Mishima. Ainsi le tableau de Guido Reni la veille de sa mort la correction des épreuves par les zaibatsu, veut « détruire l’esprit de mort
Jean Montenot

représentant la mort de saint Sébastien pro- du dernier tome (et le plus court) : L’Ange en qui empoisonn[e] le Japon21 » et restaurer le
> La critique du Japon moderne
voque en Kochan « une joie éperdue » et, crivain désormais renommé, ayant décomposition. Chacune des quatre intrigues pouvoir impérial. Arrêté avec ses compagnons
1. Henry Scott-Stokes, Mort et vie de Mishima, Picquier,

quelques années plus tard, Mishima se fit accédé à moins de 30 ans au statut de est séparée des autres par un écart de deux pour conspiration, Isao, défendu par Honda,
E
p. 114. 2. Confession d’un masque, Folio, p. 11. 3. Ibid., p. 12.
4. Le Soleil et l’Acier, Folio, p. 10. 5. Confession d’un

lui-même photographier en saint Sébastien « vedette », Mishima voulut maîtriser décennies. Elles sont reliées entre elles par le est finalement laissé en liberté. Il décide alors
masque, Folio, p. 41. 6. Ibid., p. 42. 7. John Nathan, La Vie de

martyr. Mishima-Kochan voit la vie comme sa réputation, organiser sa vie publique au point personnage assez veule de Shigekuni Honda d’exécuter Busuké Kurahara, un affairiste, un
Mishima, Gallimard, p. 45. 8. H. Scott-Stokes, op. cit., p. 126.

un théâtre sur la scène duquel il a un rôle à d’en faire une sorte de spectacle permanent et par le fait que les héros des trois derniers des « gros bonnets de la Politique et la
9. Confession d’un masque, Folio, p. 136. 10. « Mes années
d’errances », cité par H. Scott-Stokes, op. cit., p. 131. 11.

jouer « sans jamais révéler [son] véritable jusqu’à la tragédie finale. Il commença, lui qui volets semblent être aux yeux de Honda des Finance22 », puis s’ouvre le ventre. Les deux
Confession d’un masque, Folio, p. 177.12. H. Scott-Stokes,

moi15 », d’où la conviction qu’il fallait pren- était chétif, à se forger un corps d’athlète et se réincarnations de Kiyoaki, le héros du premier. derniers volets de la tragédie se déroulent dans
op.cit., p. 141. 13. Cité par A. Cecchi, Mishima Yukio :
esthétique classique, univers tragique, Champion, 1999, p. 81.

dre « la détermination d’être une ‘‘machine mit à la pratique des arts martiaux. Cette Ce lien est symboliquement suggéré par un le Japon moderne, en déréliction selon Mishima.
14. H. Scott-Stokes, op.cit., p. 150. 15. Confession d’un

de mensonge’’16 ». Kochan (sinon Kimitake) « conversion physique » fut ultérieurement détail anatomique : trois grains de beauté en Dans Le Temple de l’aube, le juge Honda est
masque, Folio, p. 101. 16. Ibid., p. 106. 17. Mishima, « Journal »

cherche bien un temps le salut dans l’amour, théorisée dans Le Soleil et l’Acier (1968). Pour triangle que Honda remarque sur les corps devenu un vieux juge. Sa couardise en a fait le
trad. Etiemble, « Le patriotisme de Mishima », Le Monde,
4 décembre 1970. 18. Le Pavillon d’or, Folio, p. 53. 19.

mais échoue à tomber amoureux de la sœur satisfaire à une exigence maternelle, il se maria d’Isao Iinuma, de Ying Chan et de Toru spectateur des catastrophes d’autrui dans le
BETTMANN/CORBIS
KISHIN SHINOYAMA

Mishima, Le Japon moderne et l’éthique samouraï, « Arcades »

d’un de ses camarades : il est fait pour aimer de manière conforme aux usages traditionnels Yasunaga. Sorte de version nippone de Roméo Japon occupé. Voyeur impuissant, il épie les
Gallimard. 20. H. Scott-Stokes, op.cit., p. 286. 21. Chevaux
échappés, Folio, p. 469. 22. Ibid., p. 493. 23. Le Temple de

les garçons, le mot « femme » n’a pas plus avec Yoko Sugiyama. Mariage pour la montre? et Juliette dans le Japon de 1912, le premier ébats nocturnes des amants dans les jardins
l’aube, Folio, p. 168. 24. M. Yourcenar, Mishima ou la Vision
du vide, Gallimard, p. 50. 25. H. Scott-Stokes, op.cit., p. 363.

54•LIRE MARS 2016 LIRE MARS 2016•55

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