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Droit international penal et droits pénaux étatiques. Le choc des cultures Marc HENZELIN Depuis bientét un sidcle, le droit international essaie de s'imposer plus ou moins en force au droit pénal interne, parfois avec succés, comme ce fut le cas 4 Nuremberg, 4 La Haye et Arusha, ou dans l’affaire Eichmann’. Il faut cependant bien admettre que le droit international, coutumier ou conventionnel, interétatique par nature’, a souvent du mal As’intégrer dans un cadre de droit pénal interne, du moins dans les sys- témes inspiration civiliste. La «greffe» du droit international ne «prend» en effet que rarement sur le «corpus», étatiste et légaliste, du droit pénal, notamment lorsqu’elle doit s’inscrire dans un cadre procédu- ral interne classique. Quant au droit pénal national, il ignore souvent tout du droit international, quand il ne le méprise pas, 4 tort car le droit international est probablement, comme pour beaucoup d’autres disci- plines juridiques, son avenir. S'il faut cesser de croire que la greffe du droit international prendra facilement sur le droit pénal étatique et, qu’d défaut, elle devra prendre * Lauteur remercie les Prof. Christian-Nils Robert et Robert Roth ainsi que Pierrette Poncela pour leurs commentaires, critiques et suggestions. Attorney General of Israél ¢ / Eichmann, District Court, Jerusalem, 12 décembre 1961, AJIL, 1962, vol. 56, pp. 805ss.; ILR, 1968, vol. 36, pp. 5ss.; Eichmann c / Attorney General of Israél, Supreme Court of Israél, 19 mai 1962, ILR, 1968, vol. 36, pp. 277 ss. Les tentatives d'appliquer directement le droit international aux individus se sont développées précisément dans le cadre du droit international pénal, pour justifier la répression de certains crimes non prévus dans les ordres juridiques nationaux, ou pour justifier la compétence d'un Etat qui ne serait pas compétent selon les principes qu'il applique généralement en droit pénal. 70 PLACE DU DROIT PENAL INTERNATIONAL sous prétexte que c’est son devoir, il faut accepter que le socle du droit pénal étatique puisse parfois ere prolongé, complété, amélioré, embelli par la greffe. Le développement du droit international pénal est tributai- re d’une meilleure compréhension et prise en compte des impératifs de chaque systéme. Lun des intéréts du présent colloque sur l’«internationalisation du droit pénal» est précisément d’ouvrir le dialogue entre des spécia- listes de matiéres juridiques qui se situent parfois 4 l’opposé du spectre juridique. Chaque intervenant, qu’il vienne du droit international, du droit pénal ou des droits de l'homme exprime un point de vue diffé- rent en fonction des horizons juridiques qui sont les siens. Les lignes qui suivent sont dés lors, par mandat, peu consensuelles. Mais, comme le disait Machiavel, il faut «andare direto alla verita effettuale della cosa’, A défaut d’aller a la vérité effective, essayons d’explorer le point de vue du pénaliste moyen’. Nous nous proposons de prendre comme point de départ I’affaire Hisséne Habré, jugée récemment par les tribunaux sénégalais. Cette affai- re fut largement décrige dans les milieux internationalistes et des droits de homme parce que les différents arréts suivaient un modéle et une logique entiérement pénalistes et étatistes dans les rapports entre le droit international et le droit pénal. Il faut préciser d’entrée de cause que le droit sénégalais s’inspire dans une grande mesure du droit frangais, qui lui-méme entre dans la famille romaniste du droit continental. Les pro- blémes dégagés par l’affaire Hisséne Habré ne concernent dés lors pas ~ ou peu — les systémes de «common law», dont l’approche est totalement différente. Le présent article a une vocation plutét programmatique: s'il est impossible de faire le point sur les rapports entre le droit pénal et le droit international en si peu de lignes et de réflexion, on peut du moins espérer que les problémes soulignés motiveront la recherche de solu- tions nouvelles. MACHIAVELLI, N., i principe, Torino, Einaudi, 1995, ch. XV, 3. I va sans dire que, pour ce faire, nous accumulerons les lieux communs tant en droit pénal qu’en droit international ou en droits de homme. Les spécialistes de ces matiéres voudront bien pardonner I'auteur d’innombrables raccourcis et impréci- sions. DROIT INTERNATIONAL PENAL ET DROITS PENAUX ETATIQUES 7 1. L’arraire HissiNe HABRE Laffaire Hisséne Habré° a fait beaucoup moins parler d'elle que Paffaire Pinochet*. Peut-étre est-ce dai au fait que certaines problématiques relatives aux relations entre le droit international et le droit pénal interne ont déj3 été largement traitées par la Chambre des Lords dans l’affaire Pinochet. Peut-étre est-ce la distance géographique, ou le simple fait que l'Afrique est souvent bien loin des préoccupations occidentales. Pourtant, l’affaire Hisséne Habré est particuligrement intéressante, tant parce qu’elle est une affaire importante de mise en ceuvre (ou de non- mise en oeuvre) par un Etat du droit international pénal que parce que les autorités judiciaires sénégalaises ont réglé les problémes de relations entre le droit international et le droit pénal interne de fagon particuliére- ment tranchée. 1.1. Les faits de la cause Hisséne Habré, ancien dictateur du Tchad, déchu depuis 1990, a trou- vé refuge au Sénégal depuis le coup d’Etat organisé par Idriss Déby, aprés avoir puisé dans les caisses de l’Etat tchadien pour assurer le confort de sa retraite. I coulait des jours paisibles au Sénégal depuis prés de dix ans lorsque le Ministre de la Justice du Tchad déclara vouloir demander son extradition en janvier 1998. Pour des raisons de politique interne, aucu- ne requéte d’extradition ne fut finalement envoyée aux autorités sénéga- laises. Cependant, Vidée de trainer Hisstne Habré devant des tribunaux étrangers suivit son chemin auprés de différentes ONG et, en janvier 2000, certaines déposérent plainte pénale contre Hisstne Habré au Cour d’ Appel de Dakar, Chambre d’accusation, arrét N° 135, 7 juillet 2000; Cour de cassation pénale, affaire République du Sénégal ¢ / Hissine Habré, arrét N° 14, 20 mars 2001. Sur l’affaire Hisséne Habré, voir notamment BRODY, R., The prosecution of Isséne Habré ~ an Arfrican Pinochet2, NELR, 2001, vol. 35, pp. 321-335; CISSE, A., Les critéres de compétence juridictionnelle en matiére de crimes internationaux dans les syst#mes pénaux africains francophones, in CASSESE, A., DELMAS-MARTY, M., Létude comparée des critéres de compétence juridictionnelle en matiére de crimes inter. nationaux, Paris, 4 parattre; MARKS, S., The Hisstne Habré case: the law and politics of universal jutisdiction, in ICJ, The Princeton principle of universal jurisdiction, paraitre. Affaire Regina c / Bartle and the Commissioner of Police for the Metropolis and others ex parte Pinochet, House of Lords, 25 novembre 1998, ILM, 1998, vol. 37, pp. 1302 ss.; Regina ¢ / Bartle and the Commissioner of Police for the Metropolis and others ex parte Pinochet, House of Lords, 24 mars 1999, ILM, 1999, vol. 38, p. 581. 72 LA MISE EN PLACE DU DROIT PENAL INTERNATIONAL Sénégal avec constitution de partie civile. Le Parquet suivit les plaignants et saisit un Juge d’instruction, qui inculpa trés rapidement Hisséne Habré pour crimes contre I’humanité, actes de torture et de barbarie, étant précisé que acte de barbarie est en droit sénégalais une circonstan- ce aggravante du meurtre’. Le 18 février 2000, les avocats d’Hisséne Habré déposérent une requéte en annulation de linculpation 4 la Chambre d’accusation de la Cour dappel de Dakar en arguant notamment: 1. de Vincompétence des pouvoirs judiciaires sénégalais pour juger Habré, du fait que le Sénégal ne connaissait pas le principe de l'uni- versalité; 2. de absence de base légale pour le poursuivre, du fait que le Code pénal sénégalais n’avait incorporé le crime de torture qu’en 1996, soit bien aprés les faits reprochés 4 Habré, et que le crime contre Phuma- nité était absent de l’arsenal pénal du Sénégal; 3. de l'exception de prescription, du fait que les actes reprochés 4 Habré dataient de plus de dix ans et que le Sénégal n’avait pas rendu les crimes de torture imprescriptibles. Par arrét du 4 juillet 2000, la Chambre d’accusation de la Cour d’appel de Dakar donna raison aux avocats d’Hisstne Habré et conclut que le crime contre ’humanité n’avait pas été incorporé dans le droit sénégalais et ne pouvait pas de ce fait étre retenu sans violer le principe de la Iégali- té, Elle conclut également que le Sénégal n’était pas compétent pour des crimes de meurtre au Tchad par un Tchadien contre des Tchadiens. Le 20 mars 2001, la Cour de cassation du Sénégal confirma Parrét rendu par la Chambre d’accusation. 1.2. Propositions a étudier La question de la validité des conclusions de la Chambre d’accusation et de la Cour de cassation du Sénégal (par ailleurs assez douteuse au vu du droit international, notamment de la Convention internationale contre la torture de 1984"), ne sera pas traitée dans le cadre de cet article’, Cette affaire n’a'd’ailleurs pas encore trouvé son épilogue”, Lacte d'inculpation peut étre trouvé sur le site de Human Rights Watch: heep://www-hrw.org/french/themes/habre-inculpation html. Convention des Nations Unies contre la torture et autres peines ou traitements inhu- mains ou dégradants, du 10 décembre 1984, A/Rés 39/46. Ladite Convention a été DROIT INTERNATIONAL PENAL ET DROITS PENAUX ETATIQUES 73 Nous concentrerons principalement notre analyse sur les raisons pour lesquelles les tribunaux nationaux sénégalais ont pu voir une incompati- bilité objective et irréductible entre le droit international et le droit pénal interne. A ce propos, Parrét de la Chambre d’accusation de la Cour d'ap- pel de Dakar est, comme souvent lorsqu’il s'agit de dégager les tendances profondes d’une société et d’un systéme juridique, plus intéressant & étu- dier que l’arrét de la Cour de cassation du Sénégal, qui ne fait que confir- mer la solution dégagée par la Chambre d’accusation, sans autre explication de fond. En une seule phrase, la Chambre d’accusation concentra probable- ment toutes les objections que peuvent formuler des pénalistes classiques Aencontre de la mise en ceuvre directe du droit international pénal dans les ordres juridiques nationaux: «(la justice pénale) a toujours manifesté son autonomie par rapport aux autres normes juridiques, (...) cette particularité est due au caractére sanc- tionnateur du droit pénal qui tend a la protection des intéréts comme ceux des individus en cause et exige un certain formalisme de procédure.» Diverses propositions sous-tendent cette affirmation et justifient les quelques développements qui suivent". ratifiée par le Sénégal par la Loi 86-26 du 16 juin 1986 et publiée au JORS du 8 aodt 1986, Voir les critiques formulées par BRODY, CISSE et MARKS, (n. 5). Le 10 avril 2001, le Président du Sénégal, Abdoulaye Wade, a demandé & Hisséne Habré de quitter le pays dans un délai d’un mois. Le 18 avril 2001, diverses parties civiles, soutenues par Human Right Watch, ont déposé une plainte contre le Sénégal devant le Comité des Nations Unies contre la torture, sur la base de article 22 de Ja Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, pour violation des Articles 5 et 7 de la Convention. Les plaignants ont demandé notamment que le Sénégal soit requis de renoncer & la mesure d’expul- sion qu'il s‘apprétait 4 prendre contre M. Hisstne Habré afin que celui-ci puisse @tre extradé vers un pays ayant ratifié la Convention contre la torture (heep://sww.hrw.org/french/themies/habre-amicus.html). Le 23 avril 2001, le Comité des Nations Unies contre la Torture a demandé au Sénégal de ne pas laisser Hisséne Habré quitter le pays. Au moment de la conclusion de cet article, il était enco- re possible que la Belgique demande l'extradition d’Hiss¢ne Habré. Ace propos, auteur du présent article fera en quelque sorte un «procts d’intention» aux autorités judiciaires sénégalaises. Cette interprétation de la «mens rea» sénégalaise n’engage évidemment que le soussigné. 74 LA MISE EN PLACE DU DROIT PENAL INTERNATIONAL 2. LE DROIT PENAL A UN «CARACTERE SANCTIONNATEUR» 2.1. Le droit international pénal et la sanction Le supplice de Damien et le réglement de la Maison des jeunes détenus établi par Léon Faucher, décrits par Michel Foucault, en introduction de Surveiller et punir®, montrent bien que la peine est au coeur des préoccu- pations du droit pénal. Le droit pénal est avant tout un droit infamant qui dispense une souffrance™. Le but de cette peine est d’exprimer, par la sanction, «la désapprobation (d’une) conduite par le groupe et (de) rap- pele(r) ordre, en forgant celui qui en est Pobjet & respecter & l'avenir les valeurs considérées comme fondamentales, et en renforgant concurrem- ment la conformité des autres 4 un certain ordre social »*, Ces sanctions ne sont véritablement pénales que si elles correspondent & des peines'*. I faut se rendre a l’évidence: un droit pénal sans peine serait un néo-droit, voire un proto droit a-pénal. Tous les grands systémes théoriques modernes de droit pénal ont été construits 4 partir d’une réflexion sur la sanction ainsi que sur son adé- quation par rapport 4 ’acte commis et son but'®. I] suffit de relire Bentham et ses «principes de législation» ou Kant et I’impératif catégo- rique de la loi pénale qui dispense le talion, de replonger dans l’enfer des «panoptiques» et autres «machines 4 pourvoir des peines» de Kafka pour s’en convaincre. Comme le dit Pires, le droit pénal est caractérisé par sa tendance & concevoir la sanction juridique comme «devant étre nécessai- rement axée sur l'exemple du chatiment, sur I’expiation du mal par le mal, sur la stigmatisation ou encore sur une sorte particuliére de désadap- tation («modéle médical ») généralisée & l'ensemble des transgresseurs et qui doit prendre sa place «en prison»”. 2 FOUCAULT, M., Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1975, pp. 9ss, KELLENS, G., Punir. Pénologie & droit des sanctions, Liege, Fé V'Université de Lidge, 2000, p. 5. 1 Tbid., p.7. Par opposition a une sanction administrative ou 4 un blame social ou moral par exemple. ions juridiques de Pour le Code pénal suisse et sa solution «dualiste» peines /mesures de stiretés, voir STOOS, C., Die Grundziige des Schweizerischen Strafrechts, 2 vol., Bale, Geneve, H. Georg, 1892-1893. PIRES, A., Aspects, traces et parcours de la rationalité pénale moderne, in DEBUYST, C., DIGNEFFE, E,, PIRES, A., Histoire des savoirs sur le crime et la peine. Vol. Il, La rationalité pénale et la naissance de la criminologic, Bruxelles, de Boeck 8 Larcier, 1998, pp. 4-51, p. 9. DROIT INTERNATIONAL PENAL ET DROITS PENAUX ETATIQUES 75 La pratique du raisonnement pénaliste porte sur le syllogisme entre un acte (ou une omission), une norme de comportement et une peine. Pour Beccaria notamment, le juge doit, pour chaque délit, faire un syllogisme parfait entre la majeure, qui doit étre la norme'de comportement prévue par la Joi, la mineure, qui est l’action conforme ou non 4 la loi, et la consé- quence, qui est la liberté ou la peine, et plus précisément le type de peine 4 appliquer en cas de condamnation"*. Et, comme le dit Gassin, «si vous interrogez un pénaliste pour savoir ce qu’est une infraction pénale, il vous répondra invariablement que l’on entend par [A «tout acte prévu et puni par la loi de cette sanction spécifique que ’on appelle la peine et cet acte seulement»". Les codes pénaux sont, principalement, des «codes des délits et des peines»” et le droit pénal moderne commence généralement par déclarer la peine, pour y rattacher des normes de comportement qui correspondent & une stigmatisation sociale particuliére. Certaines théories (Rousseau, Portalis, suivis en cela par Roux, Garraud, Prins) vont jusqu’d admettre que le droit pénal ne dit rien des obligations auxquelles il se rapporte: il ne commanderait pas directement de respecter la vie d’autrui, mais d’abord, avant tout, de frapper de mort Passassin. La doctrine majoritaire admet cependant une voie moins extré- me et considére que les régles de conduite peuvent soit étre déduites implicitement de interdiction soit méme avoir une certaine autonomie. A condition, et tous les pénalistes s’accordent 1a dessus, que le comporte- ment prohibé et la peine entrent dans une relation mécanique et non pas simplement théorique”. BECCARIA, C., Des délits et des eines (1762), trad. Chevallier, Genéve, Droz, 1965, Ch. IV. GASSIN, R., Le crime existe-til? in Université de droit, d’économie et des sciences d’Aix-Marscilles, Problémes actuels de sciences criminelles XH, Aix-en-Provence, Presses universitaires d’ Aix-Marseille, 1999, pp. 9-32, p. 9. DURKHEIM, E., De la division du travail social (1893), Patis, PUF, 1991, p. 41. Le Code pénal frangais du 6 octobre 1791 commengait par le chapitre «Des condamna- tions», portant sur les différentes peines, avant d'aborder la seconde partie, «Des crimes et de leur punition» qui définissait les infractions et déterminait les peines applicables. Voir également dans le méme sens le Code pénal francais de 1810, dont les cinquante-huit premiers articles portent sur «Des peines en matidre criminelle et cor- rectionnelle et de leurs effets» (TULKENS, F,, Van de KERCHOVE, M., Introduction au droit pénal. Aspects juridiques et criminologiques, Bruxelles, Story. Scientia, 1991, p. 69 et pp. 73-74. Van de KERCHOVE, M., La rédaction des normes pénales: unité ou fragmentation?, in AUER, A., DELLEY, J.-D., HOTTELIER, M., MALINVERNI, G., Aux confins » n 76 LA MISE EN PLACE DU DROIT PENAL INT! -RNATIONAL Or, le droit international pénal non seulement ne part pas d’une réflexion sur la peine mais ne traite des peines que de fagon trés margina- le, notamment pour en prohiber la forme la plus élevée, 4 savoir la peine de mort. La Charte et le Statut du tribunal de Nuremberg n’incorporent aucune disposition utile sur la peine”. Les Statuts des Tribunaux pénaux internationaux pour l'ex-Yougoslavie (ci-apr’s TPIY) et le Rwanda (ci- aprés TPIR) prévoient que les peines doivent tre adaptées & celles pré- vues par les droits pénaux de ’ex-Yougoslavie et du Rwanda” et ils n’ont A ce jour toujours pas établi un Réglement sur les peines, Le Statut de Rome «évacue> la question des peines applicables et de leur fixation en deux articles” — et rajoute immédiatement un article relatif au fonds au profit des victimes”. Et si les accusés sont largement montrés A la télévi- sion lorsqu’ils passent devant leurs juges, leur peine, décidée selon des cri- téres peu transparents et subie dans des prisons de haut standing, reste mystérieuse et presque désincarnée. Il faut se rendre & l’évidence: le droit international pénal est «a-pénalisé». Certes, il est toujours possible d’admettre, par un raisonnement «ad minima minimis», que Pauteur Pune infraction passible d’une peine grave, tel un meurtre, peut s*attendre A recevoir une peine au moins aussi sévére s’il commet la méme infraction dans des circonstances particulié- rement réprouvées®. Il s‘agirait alors d'une «pénalisation par recons- du droit. Essais en Ubonneur du Professeur Charles-Albert Morand, Faculté de droit de Genéve; Bale, Genéve, Munich, Helbing & Lichtenhahn, 2001, pp. 153-170, pp. 154-159. Larticle 27 du Statut du Tribunal militaire international de Nuremberg prévoit sim- plement que «le Tribunal pourra prononcer contre les accusés convaincus de culpabi- licé la peine de mort ou tout autre chatiment qu'il estimera étre juste» % Voir notamment l'article 24 para. 1, 2° phrase et 23 para. 1, 2° phrase respectivement des Statuts du TPIY et du TPIR: «pour fixer les conditions de l'emprisonnement, la Chambre de premiére instance a recours 4 la grille générale des peines d’emprisonne- ment appliquées par les tribunaux de I’ex-Yougoslavie (respectivement du Rwanda)» Articles 77 et 78 du Statut de Rome, Larticle 77 du Statut de Rome prévoit notam- ment que la Cour peut prononcer une peine d’emprisonnement pour 30 ans au plus, ow une peine d’emprisonnement a perpécuité «si ’extréme gravité du crime et la sicua- tion personnelle du condamné le justifient» L’article 78 prévoit que «lorsqu’elle fixe la peine, la Cour tient compte, conformément au Raglement de procédure et de preuve, de considérations telles que la gravité et Ia situation personnelle du condamne (...)>. En Poccurrence, le Réglement de procédure et de preuve n’a jamais défini de ligne directrice sur la fixation des peines! Article 79 du Statut de Rome. ™ as % Ce type de raisonnement est particuliérement en vogue chez certains auteurs, pour les crimes de génocide et les crimes contre 'humanité: les droits nationaux prévoyant DROIT INTERNATIONAL PENAL ET DROITS PENAUX ETATIQUES 77 truction logique», pour extrapoler les catégories considérées par Michel Van de Kerchove”. Cependant, un tel processus atténue sans aucun doute le lien immédiat que doit faire tout citoyen entre la peine et un comportement, pour rendre la peine presque suspendue 4 un pouvoir extérieur; fatalisme au lieu de causalité®. En rappelant le réle principalement sanctionnateur du droit pénal, la Chambre d’accusation se distancie également des théories «quasi- pénales» de la défense sociale, qui voudraient que les criminels «de droit international» soient de tels dangers pour lordre juridique internatio- nal qu’ils doivent étre mis hors d’état de nuire par le moyen du droit international pénal. Hisstne Habré ne peut, pour la Chambre d’accusa- tion, simplement tre considéré comme l’«ennemi du genre humain», comme le voudraient certains spécialistes du droit international pénal ou des droits de Vhomme. La Chambre d’accusation refuse de «neutra- liser» Hisstne Habré par le moyen du droit pénal étatique ordinaire, Habré ne peut étre liquidé, embastillé, déporté, exilé pour le grand bien de la société internationale, comme ce fut le cas, dans des contextes «extra-pénaux», pour d’autres grands fauteurs de troubles internatio- naux””, Les exemples récents de la réalité internationale semblent d’ailleurs démontrer qu’un chef d’Etat en exercice ou tout autre haut responsable d'un Etat ne peut pas étre exclu de la vie publique «internationale» et encore moins tre mis hors d’état de nuire, 4 moins que son Etat ne soit plus en mesure de le protéger: maintien de Pimmunité pour ces chefs d’Etat (voir notamment l’affaire Kadhafi), refus par le Conseil de sécurité de considérer nombre de crimes contre ’humanité ou de crimes de guer- re commis sous les régimes les plus divers, etc. généralement la réclusion & perpétuité pour les crimes de meurtre, des meurtres com- mis dans des contextes particulitrement graves devraient aussi étre passibles de la réclusion & perpétuité. Van de KERCHOVE, La rédaction (n. 21), pp. 161s. Nous reviendrons ultérieurement sur cet aspect aux chapitres 3.3. » * ss. ” Voir notamment les exemples de Napoléon Bonaparte, qui fut déporté & I'lle d'Elbe, puis a Ste-Héléne (BELLOT, H. H., The detention of Napoleon Bonaparte, LQR, 1923, vol. 39, pp. 171ss.), de Mengistu, qui fut «exilé» au Zimbabwe (GOUTTES, R. de, Un exemple de poursuite de crimes contre "humanité devant les juridictions nationales: le procs des criminels de l'ancien régime du Colonel Mengistu en Ethiopie, RSCDPC, 1998, pp. 697-702). 78 LA MIS EN PLACE DU DROIT PENAL INTERNATIONAL En définitive, la communauté internationale ne fait que reproduire les schémas applicables en matiére de défense sociale «interne»: la désigna- tion des «dangers sociaux» et leur exclusion sociale ne s’appliquent qu’aux sujets déjd exclus. En occurrence, les sujets mis 4 Pindex par la communauté internationale ne sont pas, prima facie, les individus, aussi criminels soient-ils, mais les Etats qui perturbent ordre international. Et les éventuelles poursuites pénales engagées contre certains dirigeants ne sont que les conséquences de la désignation de leur Etat comme un «Etat voyou («rogue Staten). Toujours est-il que la Chambre d’accusation se sent obligée, au vu du droit qu’elle applique, de refuser de tels raisonnements pour entrer dans la logique subjectiviste pénaliste du droit sanctionnateur. 2.3. La difficile application directe d’un droit international pénal sanctionnateur aux individus Le droit pénal, qui établit un lien mécanique entre un état de fait (élé- ments constitutifs objectif et subjectif) et une peine”, s'oppose aux droits de homme ou au droit social, qui ne font qu’octroyer des droits aux indi- vidus, notamment par rapport aux Etats", La différence est de taille pour ce qui est de l’application directe de ces types de droit aux individus. Dans le cas des droits de homme ou du droit social, le droit externe 4 I’Etat, comme le droit international, peut s’appliquer sans autre directement aux individus, s’il est suffisamment précis: les individus n’ont en principe pas A patir d’une telle intrusion. Et 4 supposer que l’on parte de la prémisse de Ja perméabilité de la souveraineté étatique par rapport au droit internatio- nal, le droit international des droits de l'homme ou le droit social inter- national ne rencontrent pas de résistance essentielle, hormis les barriéres Von LISZT, F., Lebrbuch des deutschen Strafrechts, Berlin, 11° éd., 1911, § 1. Le lien mécanique peut d’ailleurs étre plus ou moins distant entre la norme de conduite et la peine: incrimination directe, par référence, pénalisation par référence, renvoi in futu- rum, renvoi & des régles que doit établir une autorité supranationale ou & des sanctions qu'une autre autorité est appelée & prononcer ultérieurement (sur le sujet, voir Van de KERCHOVE, La rédaction (n. 21), pp. 161-166. Ilva sans dire que des normes pénales peuvent atre attachées & des normes de compor- tement tirées des droits de l'homme ou du droit social, auquel cas on aurait affaire & du «droit pénal des droits de homme» ou du «droit pénal social». »? Question qui ne se pose évidemment que dans le cadre de systémes monistes, le systé- q a y's me dualiste interdisant par définition tout contact entre les deux ordres juridiques. DROIT INTERNATIONAL PENAL ET DROITS PENAUX ETATIQUES formalistes et procédurales classiques mises par les Etats pour intégrer le droit international dans leur ordre juridique national”, Conerétement, le droit international appliqué directement par un Etat 4 des individus a, le plus souvent, précisément pour but principal de les protéger*, comme dans le cas de la Convention européenne des droits de homme. Et lorsque le droit international pénal a été appliqué dans le passé directement par des Etats aux individus ®, ce fut presque exclusive- ment lorsque les Etats qui formaient écran entre leurs citoyens et la com- munauté internationale se sentaient peu concernés (cas de la piraterie)", étaient vaincus (Allemagne et Japon)”, mis au pas par le Conseil de sécu- rité (ex-Yougoslavie)*, ou lorsque les Etats nationaux des accusés consen- taient 4 une telle application directe (Rwanda). La «perméabilité» des systémes nationaux par rapport aux droits internationaux des droits de l'homme ne semble ailleurs pas toujours évidente (pour la Suisse, voir not. ATF 112 tb 184). Sur le sujet, voir not. CRAVEN, M.C.R,, The domestic application of the international Covenant on economic, social and cultural rights, NILR, 1993, vol. 40, pp. 367-404; REDO, S., United Nations criminal justice norms and standards and customary law, in BASSIOUNL, C., The contributions of specialized institutes and non-governmental organaizations to the United Nations criminal justice program, in honor of Adolfo Beria, La Haye, Martinus Nijhoff, 1995, pp. 109-135. Sur la difficulté pour les tribunaux nationaux d’appliquer le droit international, voir BENVENISTI, E., Jusdicial misgivings regarding the application of international law: an analysis of attitudes of national courts, EJIL, 1993, vol. 4, pp. 159-183. VERHOEVEN, J., La notion d’«applicabilité directe» du droit international, RBDI, 1980, vol. 12, pp. 242-264, p. 245. Sur application directe du droit international pénal dans les ordres juridiques internes, voir not. HENZELIN, M., Le principe de l'universalité en droit pénal interna- tional, Faculté de droit de Geneve; Bile, Genéve, Munich, Helbing et Lichtenhahi Bruxelles, Bruylant, 2000, pp. 110-116, 404-434. Une des théories de l’application directe du droit international aux pirates de haute mer était que ceux-ci agissaient extraterritorialement, que leurs navires étaient «déna- tionalisés» et qu’ils avaient eux-mémes renoncé A toute protection de leur Etat d'ori- gine (HENZELIN, Le principe (n. 35), pp. 263-273). Sur la poursuite des ctiminels nazis par les Etats, voir not. LIPPMANN, M., The pur- suit of nazi war criminals in the United States and in other Anglo-american legal sys- tems, CWILJ, 1998, vol. 29, pp. 1-100. as % * Pour une «future» application directe du droit international pénal aux dirigeants ira- kkiens en cas de défaite de I'lrak, voir BERES, L.R., Iraki crimes during and after the Gulf war: the imperatvie response of international law, LOYICLR, 1993, vol. 15, pp. 675- 690; ibid., Prosecuting Iraki Gulr war crimes: allied and israeli rights under international law, HICLR, 1992, vol. 16, pp. 41-66; ibid., Prosecuting Iraki crimes: fulfilling the expec- tations of international law after the Gulf war, DJIL, 1992, vol. 10, pp. 425-442. 80 : LA MISE EN PLACE DU DROIT PENAL INTERNATIONAL D’une manigre générale, les impératifs de la féodalité, puis de la construction des Etats-nations ~ actuellement de I’Union européenne — ont confirmé la nécessité du lien direct entre le destinataire des sanctions et son juge ou son suzerain”. A moins que ce ne soit, pour les pays démo- cratiques, Pidée rousseauiste selon laquelle le droit pénal intervient comme conséquence de la violation du pacte social, et qu’il ne peut dés lors étre promulgué et exercé que par le peuple entier ou ses représen- tants”. Dans les deux cas, «tout pouvoir judiciaire est par essence attaché Ala souveraineté » et la souveraineté reste, 4 ce jour, celle de I’Etat. Dans ce sens, les individus se sentent relativement peu concernés par les injonc- tions de type «pénal» ou «quasi pénal» que l’ordre juridique internatio- nal peut émettre®. La Chambre d’accusation ne nie pas forcément le droit, voire l’obliga- tion, pour I’Etat sénégalais de poursuivre et juger Hisstne Habré sur la base d’une coutume internationale éventuelle relative 4 l’interdiction du crime contre I’humanité ou sur la base de la Convention contre la tortu- re, mais elle déclare que seul le droit pénal national est applicable. Elle désigne le pouvoir législatif sénégalais comme seul responsable du défaut Wintégration du droit international pénal dans l’ordre juridique sénéga- lais et, par 14, lui rappelle son devoir. 3. LE DROIT PENAL «TEND A LA PROTECTION DES INTERETS INDIVIDUELS» 3.1. Le droit pénal est au service des libertés individuelles Pour Kant, le droit définit une zone de liberté compatible avec celle des autres: «agis extérieurement de telle sorte que le libre usage de ton arbitre puisse coexister avec la liberté de chacun suivant une loi univer- selle». «La loi d'une contrainte réciproque s’accord(e) nécessairement avec la liberté de chacun selon le principe de la liberté universelle »®. Et le droit pénal a notamment pour fonction idéaliste classique de prévenir le KANT, E., Métaphysique des meeurs, doctrine du droit, let. E, (1797), Paris, Gallimard, La Pléiade, 1986, p. 600. © KELLENS, Punir(n. 13), p. 6. HOBBES, T., Le léviathan (1651), Paris, Sirey, 3° éd., 1983, p. 257. LEVY, R., ROUSSEAUX, X., Etats, justice pénale et histoire: bilan et perspectives, Droit & Société, 1992, vol. 20/21, pp. 249-278. KANT, Métaphysique (n. 39), pp. 479, 481. o DROIT INTERNATIONAL PENAL ET DROITS PENAUX ETATIQUES 81 citoyen qu'il s'approche de la limite de sa liberté". C'est ce que on appel- le la fonction garantiste du droit pénal. Et plus la muraille est bien déli- mitée, plus il est facile pour le citoyen de décider de se mouvoir librement 4 lintérieur ou de le traverser. En dehors du droit et du droit pénal se meuvent les «outlaws», les pirates de haute mer. Libre & eux de choisir Paventure, hors la protection de Etat. Ces grands principes ont notamment été traduits en droit pénal par Franz von Liszt", «les codes pénaux sont la Magna Carta Libertatis du citoyen»*, D'od limpératif de définir espace de contrainte de manigre particuligrement claire, tant au niveau du comportement prohibé que de celui de la peine attachée & sa violation. 3.2. La prévisibilité des normes en droit international pénal 3.2.1. Le principe de la matérialité et de la prévisibilité des normes pénales Plus que toute autre norme, la norme de comportement & laquelle une peine est attachée doit étre parfaitement prévisible: c'est le sens du prin- cipe «nullum crimen sine lege". Chacun doit non seulement atre préve- nu qu'il risque de commettre une infraction s'il agit d’une manigre contraire 4 la norme de comportement décrite (prévisibilité abstraite), mais il doit également pouvoir calculer exactement les risques encourus s'il commet Pacte prohibé (prévisibilité concréte). Le probléme de la légalité des crimes de guerre et des crimes contre Vhumanité est d’autant plus important si ceux-ci sont commis par des militaires dont le métier est, précisément, de faire la guerre. Dans ces cas, Dans le méme sens, Hayek, cité par RAZ, J., The rule of law and its virtue, LQR, 1977, vol. 93, pp. 195-211, p. 195: «(the rule of law), stripped of all technicalities (...) means that government in all its actions is bound by rules fixed and announced beforehand - rules which make it possible to foresee with fair certainty how the authority will use its coercive powers in given circumstances, and to plan one's indi- vidual affairs on the basis of this knowledge » Kant n’a pas été jusqu’au bout de son attachement au contrat politique dans le domai- ne du droit pénal, pour adopter une théorie religieuse de la peine (PIRES, A., Kant face 4 la justice criminelle, in DEBUYST / DIGNEFFE / PIRES, Histoire (n. 17), pp. 145-205, pp. 158 ss.). Von LISZT, F, in Annuaire de l'Institut du Droit International, session de Cambridge, 1931, p. 153. Article 7 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen du 5 octobre 1789: «Nul homme ne peut étre accusé, arrété ou dévenu que dans les cas déterminés par la loi et selon les formes qu’elle a prescrites». “ ” 82 LA MISE EN PLACE DU DROIT PENAL INTERNATIONAL les crimes de guerre sont, en quelque sorte, des risques professionnels, au méme titre que les risques opératoires sont le lot des chirurgiens": les sol- dats, comme les chirurgiens, prennent des risques en obéissant 4 des ordres ou les donnant; ils prennent le risque d'infliger des dommages «collatéraux>; ils prennent le risque de se tromper d’organe; il prennent des risques en agissant ou en n’agissant pas. Cas limites mais cas réels, et qui concernent directement une grande partie des destinataires du droit de la guerre. En quelque sorte, les mili- taires qui se trouvent en situation de guerre, internationale ou interne, ou de troubles internes, sont en «état dangereux», pour reprendre la formu- le de I’école de la défense sociale, Faut-il tous les arréter pour éviter qu’ils ne commettent des crimes de guerre, crimes contre ’humanité ou crimes de génocide, et «laisser au juge le pouvoir dont il a besoin pour atteindre les criminels avec stireté et assurer une répression efficace»”? Ou doit-on admettre qu’ils conservent une part de leur libre arbitre méme dans le cadre de circonstances difficiles, et donc dans ce cas il faut prévoir des définitions précises dans des Codes pénaux? Pinochet et Hisséne Habré, qui n’ont finalement pas été poursuivis et jugés pour des actes pouvant étre qualifiés de torture, sont peut-étre des exemples extrémes. Mais le probléme de la légalité en matigre d’infrac- tions de droit international pénal apparait avec d’autant plus d’acuité si Pon admet, comme Glaser, que «la notion de l’infraction internationale n’est pas une valeur constante, immuable. (Que) tout au contraire, comme le droit international évolue continuellement et comme son contenu augmente de jour en jour, il faut forcément admettre que la méme évolution s’applique a la notion d’infraction internationale: ce qui n’était pas exigence du droit des gens hier, a pu le devenir aujourd'hui, et le temps qui passe ajoute sans cesse aux charges imposées par le droit des gens», Une telle affirmation donne évidemment froid dans le dos aux pénalistes attachés au principe de la prévisibilité des normes pénales. “Le lecteur fera d’ailleurs le rapprochement entre les termes de «frappes chirurgicales» et d’ («of evil nature»). Pour BURNEO LABRIN, Le crime (n. 54), p. 55, il existerait des crimes internationaux «par nature» (cela méme si la Commission du droit international a fini par abandonner toute définition générale du crime contre I'humanité, pour conclure que ce crime est «indéfinissable» et ne peut tre appréhendé que par description). Ces crimes seraient ceux qui constituent des «viola- tions graves, massives / ou systématiques des droits de l'homme» (p. 55). OPPETIT, B., Le droit hors de la loi, in Droits, Définir le droit, Paris, PUE, 1989, vol. 10, p. 48. MAIER, Harold, G., The role of experts in proving international human rights law in domestic courts: a commentary, GJICL, 1995/6, vol. 25, pp. 205-223, p. 222, parle du «Oh-My-Godsnt'tIt-Awful style» pour mettre en garde contre le risque d’affaiblissement du concept de droit de homme que crée sa surexploitation. “ GASSIN, R., Les constructivismes, in Université de droit, d’économie et des sciences 4’ Aix-Marseilles, Problémes actuels de sciences criminelles XI, Aix-en-Provence, Presses universitaires d’Aix-Marseille, 1999, pp. 33-55, p. 34: le crime n'est «qu'une produc- tion du systéme pénal qui incrimine un certain nombre de faits et qui punit les auteurs de ces faits en les stigmatisant comme délinquants ». “ 88 LA MISE EN PLACE DU DROIT PENAL INTERNATIONAL la Loi, le droit pénal est hors la loi. En particulier, Pinjustice d’un cas ne eut delle seule motiver la création d’un «droit» sur mesure, qui serait Pe o droit d’exception en méme temps que droit de l'exception. 3.2.2.2. Les «crimes» & la morale internationale comme éléments déclen- cheurs de processus législatifs ¥ acil un conflit philosophique irréconciliable entre les deux options? Peut-on admettre qu’Hissine Habré puisse et doive étre jugé en dehors de la loi pénale, et que le débat sur adaptation du droit pénal du futur se poursuive en paralléle? Telle pourrait étre une solution de com- promis acceptable”: le procés de Nuremberg était juste, pour autant qu’une vengeance puisse Pétre, mais il n’était pas fondé sur la loi pénale. Alors créons Ja loi pénale du futur. Cependant, le droit international pénal sort difficilement, cinquante ans aprds, du défaut de légitimité de Nuremberg, du fait précisément de Pacharnement de la doctrine d’aprés-guerre 4 vouloir construire un sys- téme jusnaturaliste complet sur le «précédent» de Nuremberg, cela dans le but de Iégitimer Nuremberg «ex post facto». En fait, Nuremberg se justifiaic «en soin, comme un point singulier dans Phistoire du droit. Mais la Seconde guerre mondiale ne se gagne pas tous les jours et le choc quia suivi la découverte des camps n’a jamais plus été aussi violent. Mieux vaux das lors confirmer Nuremberg dans son statut d'excep- tion et reconstruire un droit positif. L’injustice d’un cas comme Hisséne Habré doit étre l'occasion d’une catharsis collective et déboucher sur la formalisation d'un droit positif, ce que suggérent les tribunaux sénéga- lais, plutdt que de donner lieu 4 de nouvelles dérives. De ce fait, le droit En fait, cette proposition avait é&é faite par SCHWARZENBERGER, G., International Law as applied by international courts and tribunals, Londres, Stevens & Sons, (1957), vol. 2, 2° éd., 1986, p. 499. Dans ce sens, voir en particulier GLASER, Droit (n. 50), pp. 3-10. ® DAVID, E., Les conséquences du Statut de la Cour pénale internationale pour la répression en droit belge, in Les Dossiers de la Revue de Droit Pénal et de Criminologie, Bruxelles, La Charte, 2001, pp. 73-92, p. 92, pour qui «c’est l'absence de loi d'application de la Convention de 1984 contre la torture qui a conduit la Cour de Cassation du Sénégal, le 20 mars 2001, & rejeter des plaintes dirigées contre l'ex-dicta- teur tchadien H. Habré, Cet exemple témoigne du danger de ne pas Iégiférer». Voir également BASSIOUNI, Crimes (n. 63), pp. 471-472: «The observance of the «rule of law» is far more important than the ad hoc prosecution or punishment of any offen- der or group of offenders. (...) The exigencies of 1945-1946 have long passed. With enough time to reflect on the weaknesses of the legal structure created at that time, we must now act to correct them». DROIT INTERNATIONAL PENAL ET DROITS PENAUX ETATIQUES, 89 exception de Nuremberg céderait le pas A un droit pénal ordinaire qui transformerait les criminels «de droit international» d’exception en cri minels de droit commun. Parce que, finalement, les criminels «de droit international» ne doivent pas se voir conférer un statut spécial tiré d'un droit spécial qui leur est appliqué. Idéalement, ils devraient se retrouver en Cours d’assises entre de vulgaires assassins, violeurs ou escrocs. 3.2.3. Le probléme du droit international pénal coutumier 3.2.3.1. La «colonisation » du droit international pénal coutumier par les droits de l'homme Les droits de ’homme sont déclaratoires autant que programmatoires disait Emmanuel Decaux”. En tous les cas, ils impragnent toujours plus le tissu normatif international. Et 4 défaut de base positive solide dans tous les Etats, les droits de l’homme semblent vouloir coloniser le droit international pour s’imposer, profitant de la «primitivité» du systéme normatif de ce dernier”. Y a-t-il une difficulté pour trouver une norme conforme 4 I’«esprit» des droits de ’hommes dans le droit pénal natio- nal? On irait chercher alors dans le droit international pénal convention- nel ou coutumier, voire dans les principes généraux du droit, la jurisprudence ou la doctrine, quitte 4 admettre finalement que «le princi- pe de la légalité des délits et des peines («nullum crimen, nulla poena sine lege») (...) ne s’applique pas au droit international pénal en tant que droit coutumier »”. * DECAUX, E., De la promotion A la protection des droits de I"homme. Droit déclara- toire et droit programmatoire, in SEDI, La protection des droits de Vhomme et Uévols- tion du droit international, Paris, Pedone, 1998, pp. 81-119, qui constate, p. 118, que «les principes (des droits de 'homme) sont partout et nulle part», pour conclure au nécessaire recentrement des droits de thomme sur la «pratique générale, acceptée comme étant le droit ». article de BURNEO LABRIN, Le crime (n. 54), est tout a fait révélateur de cette appropriation «jusnaturaliste» du droit international pénal par les droits de homme. GLASER, Droit (n. 50), p. 9. Cet auteur déclare méme que «l'adage nullum crimen, nulla poena sine lege n'est pas obligatoire en droit international pénal pour cette simple raison qu'il n'est pas applicable 4 un droit de caractére coutumier.(...) Pour répondre Ala question de savoir si un fait a ou non le caractére d'une infraction internationale d'ordre pénal, il faut se référer 4 ensemble du droit international, et non seulement au droit conventionnel. (...) Aucune discrimination 3 ce sujet ne peut étre faite entre les rdgles stipulées dans les conventions ou les traités et les autres régles du droit inter- national. (..) Il faut en conséquence se référer également, en cas de besoin, 4 ce qu’on appelle sources auxiliaires du droit international, c’est-a-dire aux principes généraux 90 LA MISE EN PLACE DU DROIT PENAL INTERNATIONAL La doctrine dite «du droit international pénal» autorise, A défaut de trouver la norme prohibitive ou sanctionnatrice dans le droit pénal national, 4 outrepasser toutes les garanties Iégalistes mises par les péna- listes de Page classique. Faute de norme conforme aux «droits de ’hom- me» dans Pordre juridique national, rien de tel que d’invoquer le droit international dans son entier, colosse disparate et étrange, bric-\-brac plu- t6t que systéme”? & Pappui du discours: méta-droit positif 4 ’'appui une supra-justice éclatée”. La tendance est d’autant facilitée si la «pratique des Etats» peut se résumer aux discours de bonnes intentions, au «speech law» des Etats, discours parfois prononcés pa quelques ambassadeurs laissés sans ins. tructions dans des colloques internationaux fraternels. Inutile d’affirmer que chaque résolution adoptée dans un tel cadre corresponde 4 moindre résolution étatique. La coutume, telle qu’elle était congue «classiquement», avait au moins Pavantage d’une certaine «consistance» historique, d’une certaine lenteur a se former et 4 se défaire. L'avénement du nouveau concept de «coutume instantanée» rend encore plus inacceptable l'application de la coutume, «phénoméne de mode», au domaine pénal. Effarouchés par de telles audaces, les Tribunaux sénégalais n’ont pas suivi, 3.2.3.2. La difficile application du droit international pénal coutumier Au niveau international, les ragles n’ont pas vraiment besoin d’étre écrites car les destinataires des ragles de droit sont en méme temps leurs de droit de méme qu’a la doctrine et 4 la jurisprudence (et cela) (...) que ce soit par un tribunal international ow national. (...) Dans les cas oft les cours nationales adminis- trent la justice pour les infractions d’ordre international, la régle de la Iégalité des deélits et des peines dans sa stricte application ne peut étre invoquée» (ibid., pp. 81-85). Dans le méme sens, SIMMA, B., PAULUS, A., Le rdle relatif des différentes sources du droit international pénal (dont les principes généraux de droit), in ASCENSIO / DECAUX / PELLET, Droit (n. 53), p. 55: «Etant donné que les sources tradition- nelles, les traités et la coutume ne sont pas suffisants pour une jurisprudence pénale effective, d'autres sources ou, tout au moins, d’autres bases d’interprétation doivent Bere utilisées». Pour reprendre l'expression de COMBACAU, J., Le droit international, bric--brac ou systéme, in Archives de philosophic du droit, T. 31: Le sysedme juridique, Patis, Sirey, 1986, pp. 85-105. SANDS, P,, After Pinochet, the proper relationship between national and internatio- nal courts, in BOISSON DE CHAZOURNES, L., GOWLAND-DEBBAS, V. (éd), Lordre juridique international, un systéme en quite d'équité et d’universalité, Liber ami- corum Georges Abi-Saab, La Haye, Martinus Nijhoff, 2001, pp. 699-715, p. 704. ” DROIT INTERNATIONAL PENAL ET DROITS PENAUX ETATIQUES 1 eréateurs. Qui plus est, les créateurs et les destinataires sont suffisamment homogénes et peu nombreux pour que les ragles soient plus ou moins perceptibles, sauf 4 endurer rapidement ’ostracisme, voire l'exclusion du «club». Pourtant, méme dans ce cas idéal, l’établissement du droit coutu- mier par l’analyse du comportement des Etats, et surtout de la perception que les Etats ont de leur obligation d’agir dans un sens ou dans un autre, relave le plus souvent de la gageure. Le «club» des Etats ne dénonce notamment pas forcément le déviationnisme de tous ses membres. Certains objecteurs permanents regoivent en effet non seulement I’ab- solution mais le soutien des autres Etats, pour autant qu’ils soient dans le bon camp. D’autres Etats, grands et forts, adaptent les régles du «club» en fonction de leurs intéréts propres, pour donner raison aux esprits cri- tiques selon lesquels «est un déviationniste celui qui applique les régles quant elles ont changé»: réve orwellien absurde mais combien réaliste du changement d’alliance entre «Océania», «Estasia» et «Eurasia». Hisséne Habré a été largement encouragé et appuyé par des membres dominants du «club» ~ lui-méme dominant - des Etats de I’Ouest. Ces membres dominants se gardent d’ailleurs bien de réprimander le Sénégal pour avoir quelque peu «interprété» la Convention contre la torture. Ils évitent également soigneusement de demander l’extradition d’Hisséne Habré pour le juger eux-mémes. Dans ces conditions, on peut comprendre la réaction de la Chambre accusation du Sénégal: pourquoi Hisséne Habré et pas les dirigeants, militaires et autres «conseillers» américains ou francais en matigre de tor- ture? 3.2.3.3. Le droit international pénal coutumier otage de Popinion des «docteurs» Le droit international pénal ne peut pas appliquer, calquer son systé- me coutumier aux individus poursuivis dans le cadre de syst¢mes natio- naux, sans usurpation et sans danger, 4 moins d’admettre une perversion de Vidéal sociologique des maitres des années d’entre-deux-guerres. Prenons exemple bien connu du «Headmaster» d’un «college» d’Oxford & qui un étudiant continental demandait ingénument de pou- voir consulter les régles de l’établissement. Le « Headmaster» lui répon- dit fort joliment: «Here there are no rules. But if you break only one of them you'll be kicked out». Les régles créées et comprises 4 l’intérieur du cercle des Etats ne sont pas forcément clairement pergues ou comprises par les individus. Il suffit 92 MISE EN PLACE DU DROIT PENAL INTERNATIONA! souvent de démander la portée du droit coutumier 4 un spécialiste pour comprendre la vanité d’une telle question. Selon un certain moralisme «bon marché», «dans la vie, tout (serait) signe (...) L’Univers (serait) fait dans une langue que tout le monde (pourrait) entendre»’®. Précisément, encore faut-il pouvoir entendre |’Univers du droit coutumier sans faire appel 4 des hérauts. Beccaria dénongait que le droit pénal puisse consister en «quelques restes des lois d’un ancien peuple conquérant, compilés sur l’ordre d’un prince qui régnait 4 Constantinople il y a douze sidcles, mélés ensuite avec des coutumes lombardes et englobés dans le volumineux fatras de commentateurs privés et obscurs», voire «une opinion de Carpzovio, un antique usage signalé par Claro, un supplice suggéré avec une hargneuse complaisance par Farinaccio passés au rang de lois»”*. Le monde du droit international pénal se préte d’autant mieux a la manceuvre de récupération par les jusnaturalistes que la coutume inter- nationale qui est souvent invoquée semble pouvoir de plus en plus se pas- ser de la pratique des Etats, pour ne refléter bientét plus que l’ COELHO, P,, L’alchimiste (1988), Paris, Anne Carrigre, 1994, p. 116. 7% BECCARIA, Des délits (n. 18), p. 3. 7 MAIER, The role (n. 65), p. 212, considére qu'un bon moyen pour prouver le droit international coutumier des droits de l'homme devant les tribunaux ~ américains en Voccurrence - serait de permettre & des experts de témoigner sur son contenu, cela notamment du fait que «access to the norms of traditional customary international law is supposed to require that the facts of national practice and decision be discove- red, interpreted and described in much the same manner as a sociologist or anthropo- logist collects and characterizes other facts of human activity». Maier conclut que «one important role an expert witness may play in human rights cases is to make clear that there are universal norms of conduct that result from legitimate human expecta- tions and that these expectations of pattern and uniformity are as important a source of international law as are any formal or informal indicia of consent expressed through the institution of the sovereign nation states (ibid., p. 222). DROIT INTERNATIONAL PENAL ET DROITS PENAUX ETATIQUES 93 autres résolutions et textes internationaux a l’appui d’une rigueur pénale incertaine. Tradition «jusnaturaliste» espagnole? Mode et «tendance» en tous les cas. Evidemment, ces quelques considérations légerement ironiques s’ap- pliquent plus facilement aux exécutants des basses ceuvres d’Hisséne Habré, qu’ Hisstne Habré lui-méme. En effet, en tant qu’ancien chef Etat, Hisstne Habré était en principe aux premigres loges pour com- prendre les régles du «club» des Etats — ou en tout cas certaines régles. Pourtant, la Chambre d’accusation sénégalaise a eu de fortes réti- cences 4 admettre les opinions des docteurs, pour se concentrer sur ses certitudes tirées de la Loi”. 3.2.4. Le probléme de la jurisprudence pénale internationale et nationale La «common law», suivie en cela par le systéme de droit civil, admet généralement que: «it is a basic principle of the administration of justice that like cases should be decided alike»”. De méme, les deux systémes admettent que les «precedents» (ou la jurisprudence) peut avoir force obligatoire lorsqu’il s’agit de préciser ou de résoudre certaines incohé- rences de la loi pénale. Cela fait en effet bien longtemps que plus person- ne ne croit 4 l’application littérale du droit pénal écrit, qui peut rarement se suffire entiérement 4 lui-méme. A V'inverse, et contrairement 4 ce que croient nombre de non-péna- listes, il semble peu admissible des deux cdtés de la Manche ou de P’Atlantique que la jurisprudence puisse créer, voire étendre le droit pénal matériel existant sans une base Iégale claire. Les arguments sont connus: priorité du législateur sur le juge pour définir des infractions, difficulté d’accés aux sources jurisprudentielles pour le commun des mortels, et donc diminution, voire absence de prévisibilité des normes applicables, ete. Pourtant, certains spécialistes de droit international n’hésitent pas 4 admettre que la jurisprudence, y compris nationale, puisse servir de sour- ce suffisante au droit international pénal, notamment et surtout si la jurisprudence considérée est le reflet d’une pratique étatique reconnue Le contre exemple de droit international pénal le plus clair pourrait étre le jugement Furundzija, TPTY, Chambre de premiére instance,10 décembre 1998, N° IT-95-17/1- ‘T-10, N° 154-155. CROSS, R., HARRIS, J., Precedent in English Law, 1991, 4° éd., p. 3. ” 94 LA MISE EN PLACE DU DROIT PENAL INTERNATIONAL qui pourrait étre le signe d’une coutume au sens de l'article 38 para. 1 let. b du Statue de la Cour internationale de Justice™. Le développement «sauvage» de la jurisprudence «internationale péna- le» pose en effet un probléme important d’accés au droit. Certes, les bonnes bibliothéques universitaires contiennent ~ généralement dans les caves - les différentes jurisprudences rendues par les alliés suite & la Seconde guerre mondiale. Ces jurisprudences sont le plus souvent consultables sous laforme de résumés seulement, publiés par les Nations Unies (exclusive- ment en anglais) sous le titre de Law Reports of Trials of War Criminals. Or, il faut bien admettre que ces documents sont difficilement acces- sibles, voire sont inexistants dans la trés grande majorité des pays. Inutile de dire que les jurisprudences nationales étrangéres sont encore moins accessibles pour les individus ordinaires qui ne bénéficient pas d’Instituts de droit comparé. A Vactif de application de jurisprudences internationales et internes pour développer le droit international pénal, «internet » pourrait certai- nement ajouter sa pierre". Mais tout individu du monde n’est pas encore connecté et ne peut lire l'anglais, voire le frangais. Et tous les Etats sont loin davoir publié toute leur jurisprudence sur le «net». Enfin, on constate que méme dans les pays les plus développés, le site du Tribunal pénal international pour l’ex-Rwanda est parfois inaccessible durant plu- sieurs jours®. %© DUPUY, P-M., Normes internationales pénales et droit impératif (jus cogens), in ASCENSIO / DECAUX / PELLET, Droit (n. 53), pp. 71-80; JIA, B. B., Judicial deci- sions as a source of international law and the defence of duress in murder or other cases arising from armed conflict, in YEE, S., TIEYA, W., International law in the post- cold war world. Essays in memory of Li Haopei, Londres, Routledge, 2001, pp. 77-95, p. 85. Voir notamment la déclaration du Prof. Dupuy selon laquelle il «appartiendra la jurisprudence & venir, celle de la Cour internationale de Justice, et plus encore, celle des juridictions pénales internationales, de combler les lacunes que on doit pour Pinstant déplorer» (ibid., p. 79)! A vrai dire, Pidée de mettre «tout le droit pénal» sur internet dgja éé émise aux Etats-Unis du fait que Paccés & la «common law» est impossible et que «the book medium, even if stretched beyond the one-thousand page threshold, suffers from the inherent limits that can no longer accomodate the sprawling mass of modern penal law» (DUBBER, M.D., Reforming American penal law, JCrLCr, 1999, vol. 90, pp. 49-107, p. 88)! Nous profitons de cet article pour dénoncer le fait qu’ faille s'abonner 4 ’ONU pour pouvoir consulter les traités multilatéraux qui y sont enregistrés, et dont la doctrine «internationaliste-pénaliste» fait grand cas. L’bonnement annuel cofite US$ 1°000.-, soit trois fois le revenu annuel moyen par téte d’habitant du Mozambique. a DROIT INTERNATIONAL PENAL ET DROITS PENAUX ETATIQUES 95 En outre, la longueur et la complexité de la jurisprudence «interna- tionale-pénaliste» rendent la lecture des arréts et jugements des TPTY et TPIR difficile pour ceux qui ne sont pas disposés & lire entre deux cents et trois cents pages - et pour autant qu’ils comprennent les subtilités de la matiére. En bref, le droit international pénal jurisprudentiel est un droit éminem- ment complexe et imprévisible, sans compter le fait qu’il est particuli8re- ment élitiste. Est-ce 1 un progrés par rapport & des codes pénaux nationaux largement distribués et regroupant toutes les normes de comportement pro- hibé et sanctionné d’un pays? Les tribunaux sénégalais en doutent. 3.2.5. Le flou des normes de droit international conventionnel Le probléme de la connaissance et de Vinterprétation du droit inter- national pénal ne se résume malheureusement pas au droit coutumier ou jurisprudentiel mais aussi au droit conventionnel écrit. Contrairement aux acteurs du droit interne, les Iégislateurs en matid- re de droit international, y compris pénal, ont rarement Vhabitude de Peoutil» du droit pénal®. L’élément «pénal» attaché aux conventions internationales n’est souvent qu'un élément accessoire de celles-ci et ne fait pas Pobjet d’un examen approfondi par les législateurs. Les normes «internationales pénales» ne s'inscrivent pas dans une réflexion et un plan continus, mais dans une perspective pointilliste dont il est difficile de suivre le fil conducteur et la logique™. La mise au point, la fabrication et le stockage des armes bactériolo- giques ou & toxines sont interdits par la Convention de 1972", et Pon © Ce que relevait dailleurs déja George Scelle, cité dans la RDPC de 1951, p. 819: «les personnalités qui composent la Commission (de droit international des Nations Unies chargée de définir les crimes de droit international) sont pour la plupart d’minents spécialistes du droit international public ou privé, mais on peut se demander si ces juristes étaient suffisamment préparés & discuter des questions de droit pénal, La for- mation juridique de l'internationaliste n’est pas celle du pénaliste: la manidre d'abor- der les problames est souvent fort différente ainsi que les débats de la Commission Vont dailleurs prouvé. Le président G. Scelle fut lui-méme amené 4 en faire la remarque». Voir D'AMATO, A., Human Rights as part of customary international law: a plea for change of paradigms?, GJICL, 1995-1996, vol. 25, pp. 47-98, qui admet, p. 49 que, concernant nombre de crimes contraires aux droits internationaux des droits de Thomme, y compris la torture, «we have an important definitional problem». © Convention de 1972 sur I'interdiction de la mise au point, de la fabrication et du stoc- kage des armes bactériologiques (biologiques) ou & toxines et sur leur destruction, 96 N PLACE DU DROIT PENAL INTERNATIONAL peut probablement admettre que la communauté internationale dans son ensemble répugne A ce que des armes biologiques soient utilisées sur le champ de bataille, voire mame les interdise. Pourtant, la Convention de 1972 ne prévoit aucune sanction pénale en cas de violation de ses disposi- tions. A l’inverse, la Convention de 1993 sur l’interdiction de la mise au point, de la fabrication, du stockage et de l’emploi des armes chimiques" intdgre, certes, quelques aspects pénaux, mais il faut bien admettre qu’ils sont des plus embryonnaires et contradictoires”. Enfin, la Convention de 1997 sur interdiction de l'emploi, du stockage, de la production et du transfert des mines antipersonnel et sur leur destruction® ne prévoit qu'une obligation pour les Etats Pintégrer dans leur Iégislation des clauses pour prévenir et réprimer les actes contraires 3 la Convention”, Od est la logique du systéme? Est-ce & dire que des individus peuvent are condamnés pénalement s’ils participent 4 la mise au point, la fabrica- ne national ne prévoit pas - et pour cause - que ces comportements tombent sous le coup du droit pénal? Une vision «internationaliste», y compris «internationaliste / droits de homme» le yvoudrait probablement. Par contre, une vision «pénaliste» y répugne certainement. En tous les cas, les tribunaux sénégalais ont eu quelque peine & com- prendre tous les tenants et aboutissants de la Convention contre la tortu- re, dont les mécanismes d’application ne sont pas des plus évidents. 3.3. Les peines de droit international pénal doivent étre prévisibles et justes 3.3.1. Le principe de la prévisibilieé des peines en droit pénal Test généralement acquis que la protection de accusé - et en amont celle du citoyen lui-méme ~ par le droit pénal matériel provient du fait “UNIS, vol. 1015, 1976, pp. 164-241; annexe A la résolution de Assemblée générale des Nations Unies 2826 (XXVI). Convention de 1993 sur 'interdiction de la mise au point, de la fabrication, du stoc- kage et de Temploi des armes chimiques et sur leur destruction; CD/CW/WP.400/Rev.1; CN.201.1994. Treaties-4 du 12 juillet 1994, HENZELIN, Le principe (n. 35), pp. 366-367. Convention de 1997 sur interdiction de l'emploi, du stockage, de la production et du transfert des mines antipersonnel et sur leur destruction, reproduite in RICR, 1997, vol. 79, pp. 603-619. BETATTI, M,, La Convention sur linterdiction de l'emploi, du stockage, de la pro- duction et du transfert des mines antipersonnel et sur leur destruction, AFDI, 1997, DROIT INTERNATIONAL PENAL ET DROITS PENAUX ETATIQUES 97 qu'il ne peut pas tre condamné si le comportement prohibé n'est pas prévisible”. Par contre, limpératif qu’un individu puisse déterminer avec une précision suffisante la peine qu’il risque en cas de commission d’une infraction est relativement moins bien admis, y compris en droit pénal. Pourtant, une telle exigence fait probablement également partie des avancées du droit pénal moderne”. Pour Beccaria, repris & ce sujet par la Déclaration des droits de homme et du citoyen du 26 aotit 1789, & ses articles 7 et 8, «les lois seules peuvent déterminer les peines des délits et (...) ce pouvoir ne peut résider qu’en la personne du législateur». Depuis plus de deux siécles, le droit pénal est imprégné de cette idée que la peine est un mal qui doit étre décidé de maniére générale et abstraite par une loi formelle issue de la volonté politique, et non du juge™. La perception par un individu qu’un comportement est prohibé par le droit international ne signifie pas forcément qu’il comprenne qu’une peine soit attachée A sa violation. Or, tout un chacun est censé com- prendre qu’il a affaire non seulement 4 une interdiction mais également & un crime ou un délit passible de peines. Or, une telle exigence de légalité formelle et de visibilité, non seule- ment de la norme de comportement, mais également de la peine, est rare- ment respectée dans le cas du droit international pénal. 3.3.2. Le probléme du lien logique entre des normes de comportement internationales et des peines nationales Une des possibilités est de contourner l'impératif pénal du couple norme de comportement / sanction en reliant les normes internationales aux peines nationales. La normativité peut ainsi rester de l’ordre supé- rieur, horizontal, entre les Etats, voire sans les Etats, alors que la peine est a rechercher dans la législation de I’Etat territorial, comme par un bascu- vol. 43, pp. 218 ss.; MASLEN, S., HERBY, P., Interdiction internationale des mines antipersonnel. Gendse et négociation du «traité d’Ottawa», RICR, 1998, vol. 80, pp. 751-774. Voir supra chap. 3.2. Article 8 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, du 5 octobre 1789: «La loi ne doit établir que des peines strictement et évidemment nécessaires, et nul ne peut étre puni qu’en vertu d’une loi établie et promulguée anté- rieurement au délit et légalement appliquée. % DIGNEFFE, L’école (n. 49), pp. 269 ss. PONCELA, P, Le droit pénal: au nom de la loi ou malgré la loi, in Archives de philo- sophe pénale, T. 25, La loi, Paris, Sirey, 1980, pp. 29-43 98 LA MISE EN PLACE DU DROIT PENAL INTERNATIONAL lement vers le droit étatique inféricur. Un tel raisonnement peut certes se concevoir théoriquement lorsque la norme est appliquée par un tribunal international comme le prévoient les Statuts des TPIY et TPIR®. Celui-ci appliquerait une «pénalisation par référence» nationale. Mais méme dans ce cas, de nombreux problémes ne manquent pas de se poser: disparité de traitement au niveau des condamnations et des conditions de détention, difficulté de connaitre les peines appliquées conerétement dans |’Etat territorial, etc.*. Et d’éventuelles références aux droits nationaux seront certainement amplifiés avec le Statut de la Cour pénale internationale, notamment lorsque |’auteur de l’infraction agira sur le territoire d’un autre Etat que son Etat national”. Le raisonnement parait encore plus difficile 4 admettre lorsque le droit national que doivent appliquer les juges nationaux ne prévoit juste- ment pas d’«incrimination par référence au droit international» en rela- tion directe avec les peines prévues par leur code pénal. A Pévidence, pour la Chambre d’accusation sénégalaise, des peines ne peuvent étre déduites d’autres peines ou de normes de comportement rattachées & des peines tirées d’un autre systéme, s'il ne s’agit pas d'un choix du kégisla- teur™, Sans compter que l’on imagine & nouveau le désarroi du justiciable s'il doit vérifier la norme de comportement dans le droit international et la peine dans le droit national (lequel, celui du territoire de l’infraction, de sa nationalité, de la nationalité de la victime?). Il faut admettre que tant les classiques, tel Beccaria, que les utilitaristes, comme Bentham ne seraient pas forcément enchantés par une telle solution, qui s’éloigne * Solution des articles 24 para. 1 2° phrase, respectivement 23 para. 1 2¢ phrase du Statut du TPIY et du TPIR. Voir également l'art. 101 let. B) iii) du Réglement de procédure et de preuve du TPIY, version révisée le 12 juillet 2001, Voir not. LATTANZI, F., Rapporti fra giurisdizioni penali internazionali e giurisdi- zioni penali interne, in ZANARDI, P,, VENTURINI, G., Crimini di guerra e compe- tenza delle giurisidzioni nazionali, atti del convegno, Milano, 15-17 maggio 1997, Giuffré, Milano, 1998, pp. 47-74, pp. 52ss.; SCHABAS, W., Perverse effects of the nulla poena principle: national practice and the ad hoc tribunals, EJIL, 2000, vol. 11, pp. 52-539, pp. 528ss. % En fait, le Statut de Rome a éliminé partiellement ce probléme en ne prévoyant, 4 son article 70, plus aucune référence A des syst8mes nationaux mais l'adoption d'un Réglement de procédure et de preuves indépendant. Par exemple, des crimes commis dans des contextes collectifs particulitrement graves (guerres, génocides, etc.), peuvent faire l'objet de circonstances atténuantes du fait méme du contexte (auteur n’aurait pas commis de crime en des temps normaux).. DROIT INTERNATIONAL PENAL ET DROITS PENAUX ETATIQUES 99 considérablement du «catalogue des plaisirs et des peines» préné par le second. Enfin, la proposition de la «dualité des sources» ignore le fait que le crime, sa gravité et la peine applicable ne se définissent que par rapport & un sentiment collectif particuligrement fort, répandu dans une société donnée (Durkheim), ledit sentiment pouvant difficilement étre réduit & une régle arithmétique logique. Une société peut tras bien considérer qu’un meurtre tombe sous le coup du droit pénal et admettre que certaines «variations» du crime contre I’humanité ou de crimes de guerre soient licites, ou en tous les cas moins punissables qu’un meurtre ordinaire. En tous les cas, la Chambre d’accusation du Sénégal n'a pas voulu pro- céder aux déductions décrites précédemment sans la gouverne de sa propre loi. Défaite de la théorie du pouvoir créatif du juge, peur-Stre. Et retour aux grands reproches formulés 4 encontre du droit positif lors du procés de Nuremberg. Mais [3 encore, Nuremberg ne se répéte pas tous les jours. 3.3.3. La peine peut-elle étre déduite automatiquement de la typologie «internationale » de l’infraction? Largument ultime est enfin de dire que tous les crimes «de droit des gens» sont tellement odieux et dangereux pour la communauté interna- tionale qu’ils méritent de lourdes peines de prison quel que soit le systé- me national considéré. Cet argument est évidemment assez peu convaincant. Il existe en effet de nombreux crimes «de droit des gens» qui ne sont pas plus «odieux» ou «dangereux» que leurs pendants com- mis dans un cadre national. lest en effet difficile de croire que les actes commis en Belgique par le sinistre M. Dutroux soient moins «graves» que tuer dans le feu de I’ac- tion un prisonnier qui se rend sur le front”. Difficile par ailleurs d’ad- mettre qu’un soldat au front qui commet un crime de guerre soit tellement dangereux pour la communauté humaine et tellement odieux qu'il procéde d’une logique différente d’un homme commettant un acte du méme genre dans un cadre «ordinaire». Difficile surtout de croire que MALICK, T., The red line, 1999, 1h32. Toute analogie avec l'affaire Erdemovic n'est pas entirement fortuite. L’article 8 para. 1 du Statut de Rome prévoit de fagon plus satisfaisante que seuls les crimes qui s'inscrivent dans le cadre d'un plan ou une poli- tique ou qui font partie d'une série de crimes analogues commis sur une grande échel- le sont de la compétence de la CPI. 100 LA MISE EN PLACE DU DROIT PENAL INTERNATIONAL, le vol d’argent, de montres et autres objets de valeur appartenant & des personnes détenues au camp de Celebici ait constitué des actes si fonda- mentalement différents d’un vol d’argent, de montres et autres objets de valeurs commis dans un cadre interne et qu’il soit particuligrement «dan- gereux» ou «odieux»™, Certains considérent le probléme des peines attribuées aux «crimes internationaux» du point de vue de leur «prévisibilité»: ces infractions seraient suffisamment connues et leur gravité serait telle que leur auteur devrait de toute facon savoir que leur commission aura les conséquences les plus sévéres”. Cet argument est évidemment a priori séduisant. On peut en effet admettre que l’auteur d’un «summum crimen» de droit inter- national pénal» est «prévenu» et que toute «obsession textuelle »'™ serait malvenue. Ce raisonnement fut notamment celui du TPIY dans l’affaire Erdemovic'™. Cependant, en droit interne aussi, chacun sait que l’assassinat est pas- sible «des peines les plus graves». Pourtant, l’assassinat est puni dans cer- tains pays par la peine de mort, dans d’autres par la réclusion effective & perpétuité, dans d’autres encore par quinze ans de réclusion au maxi mum. Mais surtout, il reste précisément & savoir ce que Pon entend par «infractions les plus graves»: s’agit-il de toutes les infractions qui sont prévues dans les différents Statuts des tribunaux internationaux ou y-at- il précisément des nuances entre ces infractions? Oi est, en droit inter- national pénal, Péchelle qui permet de savoir quelles sont les priorités de répression (ne serait-ce que pour les organes de poursuite)? Veut-on faire une différence entre Erdemovic et Milosevic ou veut-on envoyer en pri son & perpétuité tous les «criminels de droit international», quels que soient les crimes qu’ils ont commis? Veut-on faire une distinction entre les génocidaires, les criminels contre ’humanité et les criminels de guerre ou au contraire veut-on les considérer exactement de la méme fagon? Ce sont ces grands choix de politique criminelle, ces lignes directrices, qui ne peuvent étre laissés 4 entire appréciation des juges, au cas par cas, et qui doivent faire objet de décisions politiques. * Affaire Mucic et consorts, TPLY, Chambre de premiére instance, 16 novembre 1998, N° IT-96-21 «Camp de Celebici», para. 28 Voir notamment SCHABAS, Perverse (n. 94), pp. 538-539. (© [bid., p. 538. ‘PLY, affaire Erdemovic, Chambre de premiére instance, 29 novembre 1996, N° IT- 96-22-T, para. 35. DROIT INTERNATIONAL PENAL ET DROITS PENAUX ETATIQUES 101 3.3.4. Le problime de Végalité des peines d infractions égales La référence du droit international pénal aux peines «internes» ou, au contraire, l’absence de comparaison entre les peines de droit internatio- nal et les peines internes, posent également des problémes d’égalité de traitement entre les accusés. Une des premiéres questions & se poser est celle de savoir si Pon veut une unification des peines appliquées par tous les Tribunaux pénaux internationaux ou si l’on veut au contraire laisser une certaine discrétion d’«échelle» aux juges suivant les Tribunaux pénaux internationaux. Nous avons déja dit que les peines internes relatives aux infractions les plus graves ne sont pas toutes la réclusion 4 perpétuité. Le Code pénal suisse connait la réclusion 4 perpétuité mais le Code pénal espagnol ne prévoit pas d’emprisonnement pour plus de quinze années. Bien des Etats américains connaissent la peine de mort. Certains autorisent la réclusion pour quelques dizaines d’années de prison & la troisiéme condamnation pour vol de pizzas. Quelle échelle de valeur appliquer alors aux accusés qui passent devant les TPI et qui devront passer dans le futur devant la CPI? Le systéme espagnol, le systéme californien ou un systéme «mondialisé»? La poursuite par les tribunaux internes d’infractions dites «de droit international» et P'application & ces infractions de peines étatiques créent un grand risque de distorsion par rapport 4 l’échelle généralement en vigueur dans ces Etats. Si un meurtrier ordinaire ou un voleur de pizzas californien est passible de l’emprisonnement & vie, est-il bien raisonnable dappliquer ce méme «tarif maximum» au commanditaire, 4 organisa- teur de crimes contre l’humanité ayant eu pour résultat la mort de cen- taines de milliers de personnes, ou au responsable de la mise sur pied dcusines 4 torture»? Et n’y at-il pas une injustice si un tel responsable se fait juger en Espagne et qu’il risque quinze ans d’emprisonnement au maximum? Nul doute que le «boutiquier anglais», comme Marx appelait Bentham, aurait eu de quoi vérifier ses théories sur les peines en labora- toire global. Dans tous les cas, il faut que les Etats revoient leur propre échelle de peines pour tenir compte du droit international pénal. Mais malheureu- sement, le droit international pénal ne dit rien sur les peines, ou si peu. C’est en cela qu’il viole le principe «nulla poena sine lege». Les tribunaux sénégalais ne savaient pas comment intégrer le cas d’Hisséne Habré dans leur propre syst&me de sanctions sans directive du droit international pénal ou de leur législateur. Ils ont préféré renoncer a le juger. 102 LA MISE EN PLACE DU DROIT PENAL INTERNATIONAL, 3.4, Linterdiction de Pinterprétation extensive Contrairement au droit privé, voire au droit international, qui ont pour fonction de départager des quérulents, parfois d’obliger 4 dédomma- ger, le droit pénal formalisé est un tableau d’actes considérés comme pathologiques par une société et de sanctions correspondantes. A moins que ce ne soient les normes de comportement qui soient attachées aux sanctions pénales!”, Le droit pénal n’a pas pour but de trouver des solutions lorsque des situations imprévues se présentent mais uniquement de dire ce que la société ne peut accepter et les conséquences en termes de peines des actes énumérés. Le juge pénal ne peut inventer une conscience sociale ou l’air du temps et en tirer une solution, délicate et légére comme la plume, mais il doit s’adosser aux tables, assumer sa «non-inventivité» pour, comme le dit Pires, assurer «la fonction massue d’acquitter ou de condamner et, le cas échéant, l’obligation de punir a l’aide de peines rudes»'®. Ace titre, le silence de la loi pénale est présumé &tre qualifié'™. S°il est bien un domaine ot l’école du «pouvoir créateur du juge» a peu d’in- fluence, c'est bien en droit pénal. Et si les tribunaux pénaux continen- taux se risquent parfois 4 dégager des sens nouveaux de notions particuligres telles que celles d’«arme dangereuse» ou de «nuit»', et s’ils recourent parfois 4 V’interprétation historique ou systématique pour mieux dégager le sens de la loi, ils rendcleront beaucoup plus a utiliser Vanalogie comme méthode d’interprétation'™. Or, le droit international se caractérise tout d’abord par une utilisa- tion foisonnante et abusive des régles d’interprétation les plus diverses, variées et extensives”. Serge Sur ne voyait pas de probléme pratique par- 1 Voir section 1.4.2. ® Par opposition & des dommagesintéréts qui ont pour but la réparation. PIRES, Aspects (n. 17), p. 8. Par opposition & l'article 1 al. 2 Code civil suisse, qui prévoit que: «A défaut d'une dis- position légale applicable, le juge prononce selon le droit coutumier et, & défaut d'une coutume, selon les régles qu'il établirait s'il avait A faire acte de Kégislateur ». Voir MIEDZIANAGORA, J., Philosophies positivistes du droit et droit positif, Paris, 1976, pp. 133-136. HURTADO POZZO, J., Principe de la égalité et interprétation en droit pénal, RPS, 1992, vol. 110, pp. 221-232. Voir en particulier GLASER, S., La méthode d’interprétation en droit pénal interna- tional, RIDPP, 1966, pp. 757-778; WACHSMANN, P.,, Les méthodes d’interprétation, des conventions internationales relatives 4 la protection des droits de homme, in 104 DROIT INTERNATIONAL PENAL ET DROITS PENAUX ETATIQUES 103 ticulier par rapport aux «caractéristiques trds originales» de V'interpréta- tion en droit international, du fait que, finalement et selon lui, «!’harmo- nisation tranquille entre les sujets et par les sujets, essentiellement les Etats, s’opére quotidiennement suivant des processus politiques ou bureaucratiques»', Las, Serge Sur ne devait pas avoir en tate les crimes internationaux lorsqu’il écarta avec une si grande aisance les difficultés pratiques des multiples méthodes d’interprétation en droit international! Les TPIY et TPIR en particulier se sont distingués par l’usage de meéthodes d'interprétation qui relévent du droit international, en parti- culier de la Convention de Vienne sur le droit des traités de 1969, Or, ces méthodes sont fort éloignées de celles généralement connues en droit pénal interne, ce que démontre parfaitement la contribution de W.A. Schabas dans le présent volume. La Chambre d’accusation de Dakar n’a pas voulu «introduire» dans le droit pénal sénégalais de telles atteintes au Principe «nullum crimen sine legen, connu et appliqué en droit interne, sous prétexte que les infractions reprochées 4 Hisséne Habré seraient «de droit international». Une telle différenciation de standards d'interprétation selon le type d’affaire que la justice pénale connait serait en effet en totale contradiction avec les prin- cipe de la légalité et de l’égalité des justiciables devant la loi. 4. L’ACCUSE EST AU CENTRE DU DROIT PENAL 4.1, Tendances et tensions entre droit international pénal et droits de Phomme Quelles que soient les théories sur les fondements de la justice pénale, Paccusé est toujours placé au centre du droit pénal. La justice pénale vise 3 faire expier, & intimider, amender, liminer ou soigner, voire surveiller ou aider!” Vauteur d'un acte considéré comme contraire aux normes SEDI, La protection des droits de Phomme et Pévolution du droit ternational colloque de Strasbourg, Paris, Pedone, 1998, pp. 156-195. '* SUR, S., Liinterprétation en droit interprétation public, i: AMSELEK, P., Inter- prétation et droit, Bruxelles, Bruylant, 1995, pp. 155-163, p. 155. "© ROSENNE, S., The jurisdiction of the international criminal court, YIHL, 1999, vol. 2, pp. 119-141. "° Pour la finalité des peines en droit international pénal, voir TPIY, affaire Erdemovic, Chambre de premitre instance, 26 novembre 1996, IT:96-22, pp. 839-842: «la chambre retient l'importance des concepts de dissuasion et de rétribution, Mais elle 104 LA MISE EN PLACE DU DROIT PENAL INTERNATIONAL divines, naturelles ou sociales. La satisfaction des victimes n’intervient que rarement dans le processus pénal, ou & titre relativement accessoire (justice restauratrice)!"!. Ce type de résolution des conflits s’inscrit le plus souvent en dehors de toute juridiction et sort du champ pénal’, Et dans ce cas, Pintervention de la justice a pour objet le plus souvent de réparer et d’apaiser le trouble social'”. Il existe enfin de nombreuses infractions qui lésent uniquement des intéréts collectifs et qui sont sans victimes individuelles directes'*. De leur cété, les criminologues s’intéressent principalement aux cri- minels ou aux individus susceptibles de passer & I’acte. Et si la victime se trouve parfois sous la loupe du criminologue, ce n’est généralement que pour mieux comprendre la psychologie du criminel. A V’inverse, les spécialistes des droits de l'homme considérent volon- tiers depuis quelques années que la victime est l’alpha et 'oméga du droit. Cette tendance, dont la source se trouve dans une longue série de conven- tions internationales relatives 4 des infractions particuliéres, initiée par la Convention de 1948 sur le génocide"”, a probablement trouvé son déve- loppement le plus complet en 1985, avec la «Déclaration des principes fondamentaux de justice relatifs aux victimes de la criminalité et aux vic- times d’abus de pouvoir»''*, qui a été suivie par un certain nombre de résolutions de l’Assemblée Générale des Nations Unies allant dans le méme sens”. insiste surtout sur la réprobation comme finalité appropriée de la peine pour crime contre Vhumanité et la stigmatisation du comportement criminel qui la sous-tend » «Les victimes sont dans une large mesure exclues du processus judiciaire. On présume que les intéréts de I’Etat et ceux de la victime sont identiques», Commission du droit du Canada, De la justice réparatrice a la justice transformatrice, 1999, p. 33, citée par KELLENS, Punir (n. 13), p. 43. 1 bid., pp. 36, 43 ss. \B Thid., pp. 43 ss. “4 Connu depuis longtemps, ce type d’infractions s'est beaucoup développé ces dernigres années, avec notamment les délits d’initiés, de blanchiment d'argent, d'acceptation d’avantages par un fonctionnaire, etc. "5 Convention des Nations-Unies de 1948 pour la prévention et la répression du crime de génocide, RTNU 78, p. 277; A/RES/260/3 du 9 décembre 1948, M6 A/RES/40/34 du 29 novembre 1985. Sur le sujet, voir RATNER, S., ABRAMS, J., Accountability for human rights atrocities in international law. Beyond the Nuremberg legacy, Oxford, Oxford University Press, 1997; ROHT-ARRIAZA, N., Impunity and human rights in international law and practice, Oxford, Oxford University Press, 1995, ch. 3 et 4. DROIT INTERNATIONAL PENAL ET DROITS PENAUX ‘ATIQUES 105 Initialement, l’approche des droits de homme était centrée sur la possibilité pour les victimes d’obtenir réparation en justice, principe affirmé pour la premigre fois par la CEDH dans I’arrét Golder"'*. approche «victimo-centriste» s'est cependant déplacée, 4 partir de la doctrine latino-américaine, du droit a la réparation civile au droit 4 une satisfaction sur le plan pénal, entrainant les avocats des droits de ’hom- me 4 militer en faveur d’une répression étendue et intensive lorsqu’ils considérent que les «droits de l'homme» des victimes sont atteints""”, Cette différence de point de vue met souvent les spécialistes des droits de homme et du droit pénal en porte-4-faux sur des questions impor- tantes du droit international pénal, comme celles du principe de loppor- tunité des poursuites, des amnisties, de la prescription ou des immunités. Ainsi, pour les spécialistes des droits de homme, la poursuite et la punition d'un auteur de «crimes contre les droits de ’homme» ne peu- vent étre abandonnées sans que ses victimes soient dédommagées et / ou sans l'accord de ces dernidres. En quelque sorte, le pouvoir et le droit de PEtat de poursuivre et juger (ou de ne pas poursuivre et juger) un auteur d’actes considérés comme attentatoires aux droits de homme des vic- times s’efface devant l’impératif de compenser le tort fait 4 ces victimes, y compris par la punition des coupables™, "* CEDH, affaire Golder c, Royaume-Uni, arrét du 21 février 1975, A 18, p. 18, para. 35: «Le principe selon lequel une contestation civile doit pouvoir tre portée devant un juge compte au nombre des principes fondamentaux de droit universellement recon- nus; il en va de méme du principe de droit international qui prohibe le déni de justice. Liarticle 6 pat. 1 (art. 6-1) doit se lire & leur lumigre.», et para. 36. AMBOS, Volkerrechtliche (n. 64); POCAR, F., Crossover linkages and overlaps bet- ‘ween crime prevention and criminal justice and human rights, in BASSIOUNI, Crimes (n. 63), pp. 137-146, pp. 140 ss., TRECHSEL, S., The role of international organs controlling human rights in the field of international co-operation, in ESER, A., LAGODNY, O., Principles and procedures for a new transnational criminal law, Max. Planck-Institut, Freiburg-im Breisgau, 1992, pp. 633-665, pp. 636 ss., pour qui «impu- nity for assassins could in fact be regarded asa failure to secure the right to life». A vrai dire cette tendance & considérer que le droit pénal a pour but de «punir les offenses cau- sées aux droits de Thomme date de Carrara déja (voir en particulier CARRARA, F, Programme du cours de droit criminel, trad. P. Baret, Paris, Marescq Ainé, 1876, § 607). Critique par rapport a l'exigencé de la punition des coupables de violations de droits de homme, POCAR, Crossover (n. 119), pp. 145-146. Pocar estime cependant que Vabandon de poursuites pénales & l'encontre d’auteurs de crimes contre des droits de Thomme ne doit pas avoir pour conséquence que les victimes se trouvent sans aucune compensation, Dans ce sens également, voir la Décision du 26 mars 1990 du Comité des Droits de I'Homme, dans Paffaire $.E. c. Argentine, Communication N° 275/1988. 106 LA MISE EN PLACE DU DROIT PENAL INTERNATIONAL Les pénalistes considdrent de leur edté que Pordre social peut étre par- fois mieux garanti lorsque les poursuites contre certains auteurs ou dans certaines circonstances sont abandonnées ou différées. On songe notam- ment aux processus de réconciliation nationale, comme celui mis sur pied en Afrique du Sud, ou aux situations qui risquent de dégénérer en guerres civiles, comme ce fut le cas dans certains pays d’Amérique latine. Sans que la question du maintien de l’ordre social au Sénégal ou au Tchad ait été abordée par la Chambre d’accusation, il est clair que les logiques pénaliste et des droits de "homme se sont, dans cette affaire, comme dans I’affaire Pinochet avant elle, et dans l’affaire Bankovic, pen- dante actuellement devant la Cour européenne des droits de homme", directement heurtées sur l’objet et le but mémes de Ia justice pénale que sont l’accusé ou la victime. 4.2, Laccusé et la victime dans fe procés pénal international Le proces pénal moderne met en présence I’Etat d'un cété, représenté par ses organes répressifs, et Paccusé d’un autre cdté, ce que rappelle l'or- donnance de la Chambre d’accusation de Dakar. En pratique, la victime regoit certes une nouvelle attention dans le cadre de la procédure pénale. Tl faut pourtant bien admettre que la victime ne joue le plus souvent qu'un rdle marginal dans le cadre procédural national, en comparaison avec le Minist&re public et l’accusé™. La justice internationale pénale exclut également dans une large - voire plus large - mesure les victimes, qui n'ont que trés peu dire dans les procédures pénales internationales, que ce soit devant le Tribunal de Nuremberg, le Tribunal pénal international pour Pex-Yougoslavie, sa contrepartie pour le Rwanda, ou la future Cour pénale internationale” "=" Cour européenne des droits de 'homme, affaire Bankovic et autres contre Belgique et 16 autres Etats, N° 5207/99. La requéte porte sur la question du droit, sur la base des articles 2, 10 et 13 CEDH, pour les Etats membres de !OTAN et de la CEDH de bombarder la radio-télévision serbe & Belgrade le 23 avril 1999 dans le cadre de la cam pagné de frappes aériennes dirigées par !OTAN contre la République fédérale de Yougoslavie. "2 FENWICK, H., Rights of victims in che criminal justice system: rhetoric or reality 2, CELR, 1995, pp. 843-853. Le Statut du ‘Tribunal de Nuremberg ne prévoyait aucun droit, y compris procédural, aux victimes. Pour la Cour pénale internationale, voir les articles 63, 67, 68, 75 et 82 para 4 du Statut de Rome.

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