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L'indépendance de l'Algérie et l'indépendance de Derrida

Author(s): Jean-Luc Nancy


Source: Cités, No. 30, Derrida politique: La déconstruction de la souveraineté (puissance et droit) (
2007), pp. 65-70
Published by: Presses Universitaires de France
Stable URL: http://www.jstor.org/stable/40621407
Accessed: 21-01-2016 07:18 UTC

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de VAlgérie
L'indépendance
de Derrida
et Vindépendance
Jean-LucNancy

Ce rapprochement s'estimposéà moilorsqueMustaphaChérifa pris


de cetterencontre1.
l'initiative L'indépendance de l'Algérie futcontempo-
rainede cellede Jacques Derrida en ce sensque c'est au même moment
- 1962,accordsd'Évian,Origine -
de la géométriequ'il prendde manière
65
publique son autonomie philosophique.
Cettecoïncidence estplusque la coïncidence qu'elleestaussi.
L'indépendanc
Elleconjointdeuxévénements qui,souslesespècesde la politiqueetde del'Algérie
la philosophie - cettedoubleespèced'un mêmegenrequi estceluide etl'indépendanc
l'aventure méditerranéenne ; autrement dit,et pourfairesimple,celuide deDerrida
la Raison-, signalent un tournant. Non à euxseuls,maisparmid'autres J,LNancy
de manière exemplaire.
Le tournant estcelui- pourle diredanslestermes de Derrida- d'une
déhiscence de la présence à soi.L'indépendance de la penséede Derridaa
eu etgardepoursignature conceptuelle cettedéhiscence, « l'impossibilité
de se reposerdansla maintenance simpled'un présent vivant», présent
qui se découvre au contraire « toujours autre dans son identitéà soi-
» «
même et se différant sans relâche ».
L'indépendance de l'Algérie, exemplaire en celaparmitoutesles indé-
pendances alors engagéesdepuisquaranteans (l'Egypte)à travers les
« empires » européens, futl'indépendance d'un paysdont l'autonomie

1. À Alger,les 25 et 26 novembre2006, « Sur les tracesde Jacques Derrida ».


Cités30, Paris,PUF,2007

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avait toujoursété multipleet dont l'identités'étaitfaiteen particulierà
travers françaiset parconséquentdans une différence
le statutde territoire
et qui le distingueencorede sesvoisinsmaghrébins
à soi qui le distinguait
- mais double différence à soi, puisque différence intrafrançaise et intra-
africaineà son tour traverséepar la différenceentre « indigénat» et
citoyenneté.(Il faudrait,bien sûr,remonterplus avant,à l'époque de la
dominationturque,mais ce n'estpas ici le lieu.)
Dans l'indépendancede l'Algériese jouait moinsune restitutio ad inte-
grum ou une refondationdans une origine que l'invention d'une
« origine» encore à venir,en différence, symboliquementexemplaire,
donc, en tant qu'elle se détachaitd'une supposée incorporationà une
« patrie» (ou d'une greffe ?) pour s'inventer« nation» surun mode et sur
un modèle eux-mêmesissus de la traditiond'Europe mais à partir
desquelsdevaitse trouver,plus que se retrouver, une identité.
Or c'est à la même époque que s'esquissaientà traversl'Europe et au-
delà d'ellelespremiers signesd'une déstabilisation des certitudes politiques
- bientôtce serait68 - aussi bien du côté de l'identitédes États-nations
que du cotédes identitésinternationales, ou de l'identitéde 1' « Internatio-
nale ». Les deuxpôles d'une tensionqui avaittraversé le demi-siècleprécé-
66 dent- tensiond'où étaientaussisortiesles indépendances -, ces deuxpôles
de l'Étatsouverain(c'est-à-dire indépendant autonome)et du socialisme
et
Dossier: abolissanttendanciellement l'État et avec lui touteséparationdu « poli-
politique. tique » voyaientse laisserentamerleurscertitudes
Derrida respectives.
Ladéconstruction En aussi,ou plutôtcommepolitique,la « présenceà soi » en
delasouveraineté
politique
venait à se comprendrecomme ne pouvant pas « s'enfermerdans
etdroit)
(puissance l'indivisioninnocentede l'Absolu originaire» (la souverainetén'est-elle
pas une absoluitéauto-originaire ?) et devant,en revanche,« apprendre
qu'elle seraittoujours à venir» (je continue à citer la conclusion de
XOrigine de la géométrie).
Dès lors,l'impératifde l'indépendance- philosophiqueou politique
(car l'indépendanceest toujoursaussi un impératif de l'exercicephiloso-
de la vie il serait
facilede le montrer) - connaissait
phique, philosophique,
lui-mêmeun tournant.Il ne pouvait plus être celui auquel répondait
Descartesen voulant bâtir « sur un sol qui fut tout à moi » (formule
remarquablement politico-philosophique du Discours)et il mettaiten
question toutes les formesd' autofondation, d'autodétermination (ce mot
si important,si nécessairedans les années 1950, où il fut introduit
- en 1951 - dans la chartedes Nations Unies).

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Il y eut donc, dans ce momentdu tournant,une coexistencecomplexe
et délicateentredeux régimes,aussi bien philosophiquesque politiques,
qu'on peutdired'une partle régimede Yauto(nomie)en généralet d'autre
partle régime,certespas d'une hétéronomie(oppositionsimple,relevant
en particulierdu kantismele plus ordinaire,et ainsi typiquedu genre
d'objetsviséspar une « déconstruction ») - mais une « altefautonomie »
pour faireun mot à la Derridaet en latin-grec. C'est-à-direune indépen-
dance ou une absoluitéqui cependantne se conçoiveni ne se vive sans
êtretraversée par de l'autre.
Pendantlongtemps,cettecoexistencecontradictoire sansperspective de
- ouvrantmêmepartout,en politiqueet en philo-
dépassementhégélien
-
sophie,une mise en questionde ce (supposé) modèle dialectique a fait
aux intellectuels une situationdifficile.On ne pouvaitplus invoqueraussi
simplement le « sens » unique et identitaire d'une « histoire» ni de son
« sujet» ni de sa « fin». Il fallaitfairedroità deux exigencesau sujet de
l'identité(et de l'unité,de l'ipséité,etc.) : son affirmation etsa différence.
D'une formuleplus serrée: l'affirmation inconditionnelled'une diffé-
rencede l'affirmation elle-mêmeet de l'auto-affirmation.
Pareilleformule,que je croisassez fidèleà la dispositionprofondede
Derrida,tantphilosophiqueque politique,n'étaitpas facilementaccep- 67
tabledans un contextepolitiqueet plus encoremoraloù les valeurset les
impératifs de l'autodétermination jouaient des rôles majeurs,et à bon L'indépendanc
droit- alorsmêmeque la complexification du mondecommençaitdéjà à del'Azérie
etnndépenànce
de
engager façon visible un déplacement tous les horizonsreçus (je
de
deDerrida
pense au marxisme « horizon indépassable de notre temps» pour J.-LNancy
Sartre- précisément, on changeaitde temps-, aussi bien qu'au nationa-
lisme, autre horizon étrangementassocié, le cas échéant, à celui de
l'internationalisme). Bref,il n'y avait plus rien d'indépassable,mais pas
non plus d'évidenced'un (auto)dépassementgénéral.
Dans ce contexte,l'histoirede l'Algériejusqu'à aujourd'hui- au milieu
du destin généraldes « postcolonisations » et du destin conjoint des
ruptures déplacements grandséquilibresmondiaux(la mondialisa-
et des
tion, c'est un remodèlementdu monde avec effacementcorrélatifdes
horizons- or 1' « horizon», notion husserlienne,est ce contre quoi
Derridaa toujourspensé,au profitd'un outre-horizon, fût-ill'impossible
même) - dans ce contexte où se pressaientbeaucoup d'impératifs identi-
« »
taires(aussibienidentitésde peuples qu'identités de « révolutions », de
« luttes» ou de « classes», identitésde « savoirs» aussibien que de « géné-

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rations », toutesidentités supposées assurées - encoreun motque Derrida
aimaità fairetrembler). Dans ce contexte, donc,JacquesDerridaa long-
tempsété soupçonnéou carrément accusé (d'abord et surtouten
Amérique)de tiédeurpolitique,de désengagement.
Il faut,au contraire, affirmer que, loinde se retirer prudemment - au
sensbanalettimoré -
du terme de l'engagement politique, Derridaperce-
vaitavecfinesseet prudenceau sensfortdu terme(riend'autre,après
tout,phronésis ou prudentia, que la vertuqui s'ordonneà la justicesous
- «
toutesses formes à 1' indéconstructible justice») la nécessitéde
déplacerl'engagement par rapport sujétionsdevenuescanoniques,
aux
c'est-à-dire auxsujétions identitaires.
Il n'y avaitpas tantun retraitde l'engagement politiquequ'une
considération de ce que Lacoue-Labarthe et moi-même avonsnomméle
« retrait du politique» (dans la fondation d'un Centred'étudessurle
politiqueà nous proposépar Derridaà l'École normalesupérieure)
- parquoi nousvoulionsdésigner que l'autoconstitution et l'autonomie
du
principielles politique, son essence métaphysique comme présence-à-
soi du « commun», entraient en trouble, sinonmêmeen déshérence, à
partirdu momentoù toutprinciped'autosuffisance étaitmis en crise,
68 non pas en vertud'une décisionphilosophique abstraite (un rejetdu
sujet, comme certainsdisaient) mais en vertu d'un tournant effectif
et
Dossier: -
pratiquede l'histoire de ce tournantqu'il me plaît aujourd'hui
politique. d'emblématiser
Derrida par la date de 1962 en tant que date politiqueet
Ladéconstruction
philosophique.
delasouveraineté Dans ce tournant, l'essencemodernedu politique- l'autosuffisance
etdroit)
(puissance -
souveraine devaitse confronter à « l'impossibilité d'uneorigineune et
absolument absoluedu Fait et du Droit,de l'Êtreet du Sens» (c'est
toujoursdansXOrigine). Il s'ensuitle retrait d'uncertain « automatisme »
politique,maisun retrait commeune ressource et commeun recours
ouvrant suruneavancéepossible,surce que Derridanomme,dansPoli-
tiquede l'amitié, un « pas au-delàdu politique»l en rejouantun tourde
langagetrouvéparBlanchotet dontje ne peuxrouvrir ici la troplongue
analyse.
Ce qui se jouaitautourde 1962, c'étaitune rupturegénéraledes
autosuffisances, des origineset de leursassurances. C'était,par consé-
quent aussi, une du
rupture politique lui-même, de l'identité du concept
*
1. P. 144.

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de « politique», qu'on le saisisse à traversun modèle de fondation
autochtonique,un modèle d'autocontractualité de sujets autoconstitués
ou un modèle de souveraineté.Cette rupturene pouvait qu'accom-
pagnercelle qui s'ouvraitdans la pensée de l'identitéprésenteà soi et
originairede soi, tout autant que l'identitéde la « philosophie» elle-
même s'y trouvaitelle aussi mise en jeu. Je pense qu'aujourd'hui,
presque un demi-siècleaprès 1962, nous sommes mieux en mesurede
comprendrel'enjeu de ce tournant.Indépendammentdes histoiresparti-
culièreset de la République algérienneet de Jacques Derrida, nous
savons aujourd'huiplus que nous ne voudrionsle savoirà quel point
sont désastreuses les affirmations identitairesdont l'assuranceécrasenon
seulementles différences extérieures mais aussi cette différenceinterne
qui seule ouvre une identitéà « elle-même », c'est-à-direà son « à-venir»
au sens où Derrida veut entendre ce terme.
Derridas'est bien gardéde produireune « philosophiepolitique» qui
auraitcherchéà fonderune politiquede plus surune penséenouvelle.Car
cettepenséenouvelle- la sienne,mais avec la siennetoutun mouvement
de l'époque, de cetteépoque de prise d'indépendances-, cette pensée
déplaçaitle motifmême du « fondement» d'une politique,et avec lui le
conceptmêmede « politique». 69
En revanche,Derrida a pratiquéune politique de la philosophieau
sens d'un ensemblede stratégieset de manœuvresdestinéesà ne pas
L'indépendan
laisserla philosophies'identifier à nouveau comme une « philosophie», del'Algérie
une « vision du monde» de plus. Plus de « vision du monde », ni de etl'indépendan
« pré-vision», à traversl'œil d'un sujet-maître,afin de laisser nous deDerrià
sauteraux yeux le non-encorevisible d'un monde capable de mériter ],L Nancy
autrement,hors des visions et des conceptions,le nom de « monde ».
Un monde « à venir», pour reprendreencore une fois ce schibboleth
derridien: à venir- non pas futur,ni anticipable,ni programmable,
mais un monde dont le venirou la venuesoit la structureet la nature
mêmes.
Cela veutdireaussi un monde et un mot - le mot « monde » - dont
le sens n'estpas donné,pas plus que n'est donné celui des mots « cité»,
« politique», « communauté» ou « philosophie». Un sens d'avant ou
d'aprèsle sens,ce qu'il nommait« disséminé», une réservede sens ou de
voix d'avantle signe,et comme reposantdans ce « puitsnocturne» qu'il
emprunteà Hegel, « ce puitsde nuitsilencieuxcomme la mortet réson-
nant de toutesles puissancesde voix qu'il tienten réserve» - comme il

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le ditdansce textede 19681,autreannéed'unautretournant -, ce puits
d'un « sensà venir».
où s'épuiseautantqu'elles'ypuisela possibilité
El Bidr,où nousironsdemain,celaveutdireou auravouludire: « le
puits» et plus exactement « les puits» - plus d'un puits,plus d'une
origine,plusd'uneindépendance, plusqu'uneindépendance...

1. Lepuitsetlapyramide.

70

Dossier:
Derrida
politique.
Ladéconstruction
delasouveraineté
etdroit)
(puissance

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