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Revue D'histoire Littéraire de La (... ) Société D'histoire Bpt6k5623719f
Revue D'histoire Littéraire de La (... ) Société D'histoire Bpt6k5623719f
la France
DIRECTION
Sylvain Menant.
COMITÉ DE DIRECTION
Mme Madeleine Ambrière-Fargeaud, MM. Michel Autrand, Claude Duchet, Marc Fumaroli,
Mme Mireille Huchon, MM. Sylvain Menant, Claude Pichois.
COMITÉ DE LECTURE
M. Robert Aulotte, Mme Marie-Claire Bancquart, MM. Jean Céard, Georges Forestier,
Robert Jouanny, Jean-Louis Lecercle, Mme Christiane Mervaud, MM. René Pomeau,
René Rancoeur, Jean Roussel, Roland Virolle, Roger Zuber.
RÉDACTION
Les manuscrits (en double exemplaire et accompagnéssi possible de la disquette informatique
correspondante) et toute correspondance concernant la rédaction sont à adresser à :
M. Sylvain Menant, R.H.L.F., 112, rue Monge, BP 173, 75005 Paris. Fax : 01 45 87 23 30.
Les manuscrits non insérés ne seront pas rendus.
Les volumes envoyés pour compte rendu doivent être adressés impersonnellement à la Revue
d'Histoire littéraire de la France, 112, rue Monge, BP 173, 75005 Paris.
Vente et abonnements :
Presses Universitaires de France
Département des Revues
14, avenue du Bois-de-l'Epine
BP 90, 91003 Évry Cedex
Tél. 01 60 77 82 05. Télécopie 01 60 79 20 45
CCP 39233 A Paris
98' ANNÉE -H°>3 ::
Sommaire
INFORMATIONS 354
ARTICLES
René POMEAU : Ouverture 355
Madeleine AMBRIÈRE : Alfred de Vigny connu, méconnu,
inconnu 357
André JARRY : La femme dans l'oeuvre de Vigny 367
: Vigny et la malédiction du poète
Aies POHORSKY 375
Sophie MARCHAL : Les salons et le clientélisme
littéraire : le
cas Vigny 385
Loïc CHOTARD : Vigny lecteur de Corneille ...... .
..... 403
Gabrielle CHAMARAT-
MALANDAIN : Le Christ aux Oliviers : Vigny et Nerval . . 417
Paul BÉNICHOU : Un Gethsémani romantique : « Le Mont
des Oliviers » de Vigny 429
Lise SABOURIN : Vigny et l'homme de lettres 437
Jacques-Philippe : Alfred de Vigny : dessein du langage et
SAINT-GËRAND amour de la langue ... .................. . 451
Joseph-Marc BAILBÉ : Vigny et « l'orchestre intérieur » : poésie
et musique 473
Emilio SALA : Vigny source de l'opéra romantique ita-
lien : le cas de La Maréchale d'Ancre .... 485
Ryûji TANAKA : Alfred de Vigny au Japon 495
COMPTES RENDUS
XVIe siècle (J. VIGNES, D. BJAÏ, R. CRESCENZO) ...... 501
XVIIIe siècle (V. HJÉRAUD, C. BONFILS, L. MAÇÉ, N. MASSON, Y. TOU-
GHEFEU, P. FRANTZ) 511
XIXe siècle. (É. DÉCULTOT, PH. RÉGNIER, M. REID, F. GARAVTNI,
517
G. SÉGINGER, J. MIGOZZI, D. PÈRNOT, P. POR)
.
XXe siècle (L. PEETERS, J.-N. SEGRESTAA, F. CLAUDON)
...... ... ......
.
524
CORRESPONDANCE 528
INFORMATIONS
Pour célébrer l'anniversaire de la mort de Stéphane Mallarmé, la ville de Sens, outre des
manifestations musicales, chorégraphiques et théâtrales (4e trimestre 1998), et trois exposi-
tions (Palais synodal, Orangerie, Chapelle du Collège Mallarmé, juin-octobre 1998), organise
les 26-27 septembre 1998 un colloque sur le poète (La typographie, l'espace et le geste dans
l'écriture. La question du sens, le blanc, l'absence, la représentation de l'espace intérieur).
Pour tous renseignements, écrire à : « Centenaire Mallarmé », Hôtel de Ville, 100 rue de la
République, BP 809, 89108 Sens Cedex.
OUVERTURE
RENÉ POMEAU*
Si depuis l'Elysée des grands poètes Alfred de Vigny peut avoir quelque
notion de ce que nous allons dire ici, notre ambition est qu'effectivement
il s'y reconnaisse lui-même. Et nous nous sentons concernés par les der-
niers vers du poème :
Flots d'amis renaissants ! Puissent mes Destinées
Vous amener à moi, de dix en dix années,
Attentifs à mon oeuvre, et pour moi c'est assez !
Mais, avant de procéder plus avant, nous exprimons notre gratitude à
ceux qui ont permis la présente rencontre: à l'association pour les
Célébrations nationales, à son président Jean Leclant, et à Elisabeth Pauly,
déléguée générale. L'appui financier de l'association nous a été d'une aide
précieuse.
-
Comment dire, d'autre part, notre reconnaissance à notre amie
Madeleine Ambrière ? Directrice du Centre des correspondances de
l'Université de Paris-Sorbonne, elle nous a révélé une correspondance
particulièrement remarquable, celle d'Alfred de Vigny. On savait qu'un
grand nombre de lettres, d'un intérêt capital, étaient conservées dans les
archives familiales. Des scrupules légitimes en avaient longtemps empê-
ché la publication. Mme Ambrière a su persuader les responsables que le
moment était venu de mettre au jour ce monument, oeuvre majeure du
poète. Trois volumes ont paru. Le quatrième vient de sortir. Les très nom-
breux inédits qui nous sont ainsi révélés dissipent définitivement les
légendes qui furent répandues, non sans malveillance, sur le poète. Désor-
mais, selon les termes de L'Esprit pur, les « traits » de Vigny non seule-
ment «dans [nos] regards ne sont pas effacés », mais ils ressortent avec
plus de force et de finesse.
Sans nul douté, les communications que nous allons entendre mainte-
nant vont tirer profit de ce que nous apprend la Correspondance en cours
de publication. Je remercie, au nom de la Société d'Histoire littéraire de la
France, les chercheurs qui ont bien voulu répondre à l'appel de
Mme Ambrière et au nôtre. Ils savent que leurs textes seront réunis dans
un fascicule de la Revue d'Histoire littéraire de la France, à paraître en
1998. Le programme qui a été diffusé annonce un ensemble particulière-
ment riche, contribution importante aux études sur Vigny. Ainsi les ora-
teurs de ce colloque répondront au voeu du poète, et s'affirmeront vrai-
ment,/pour citerencore L'Esprit pur :
Juges toujours nouveaux de [ses] travaux passés.
ALFRED DE VIGNY
CONNU, MÉCONNU, INCONNU
MADELEINE AMBRIÈRE*
nir épouse (non pas de l'homme qui avait excité sa jalousie et qu'elle
oublia promptement, précise-t-il, mais d'un autre) et mère. Le motif de
son abandon ? Elle trouvait le prénom Gaspard « assez laid », comme si,
commente amèrement l'amoureux éconduit (qui lui dédia le recueil
Amour à elle), celui de son père, Andoche, était plus beau ! Remarque qui
permet aisément d'identifier la cruelle : Joséphine d'Abruntès, fille aînée
de la duchesse, qui passa en effet quelques années au couvent, épousa en
1841 Frédéric Amet, et devint une femme-auteur.
En 1860, lassé de ses échecs et de l'injustice des directeurs de théâtre
qui avaient, à la Comédie Française aussi bien qu'au Théâtre Historique,
à la Porte Saint-Martin comme au Théâtre de la Renaissance, refusé ses
tragédies ou ses comédies, lesquelles cependant, disait-il, n'étaient pas
plus mauvaises que les pièces qu'il voyait jouer, Gaspard le malchanceux
entreprit à ses frais, à la Librairie nouvelle, l'édition de ses oeuvres com-
plètes, accompagnées d'interminables préfaces et de notes surabondantes
destinées à l'explication et à la défense de sa poésie et de son théâtre.
Trois volumes de poésie, les Adieux poétiques et Fatras rimé (litre qui
convient admirablement, il faut le reconnaître, à la production de Gaspard
de Pons), virent le jour en 1860, suivis de deux autres, intitulés Essais
dramatiques, qui parurent après sa mort, en 1861. Le premier est tout
entier constitué par une préface auprès de laquelle, dit d'ailleurs l'auteur,
celle de Cromwell n'était qu'un embryon, et par les notes qui la commen-
tent à chaque page. C'est de l'exemplaire personnel de Vigny, largement
annoté dans les marges, au crayon bleu ou rouge, que vont être tirées les
.confidences et les appréciations de Gaspard de Pons qui suivent ainsi que
les remarques d'un Vigny visiblement irrité par la lecture de « toutes ces
facéties » et dont le jugement se révèle dépourvu d'indulgence, c'est le
moins qu'on puisse dire.
Tout avait cependant merveilleusement commencé entre eux, au temps
de leur commune vie militaire. Vigny présenta à Hugo Gaspard le poète,
qui confesse n'avoir pu s'empêcher de retomber sans cesse dans le
« péché de poésie ». Introduit dans le Cénacle, il devint l'ami de Guiraud,
Soumet, Rességuier, des frères Deschamps, Emile, « le plus grand de tous
les joueurs de mots », et Antoni, coeur généreux et ardent à la révolte
contre l'injustice, qui avait « la singulière prétention d'être fou » mais est
« sage devant Dieu » affirme Gaspard. Tous le soutinrent, l'aidèrent à
publier des poèmes dans les revues et keepsakes, à éditer son premier
recueil de vers, Amour à elle (Pélicier, 1824), auquel Vigny consacra un
article aimable dans la neuvième livraison de La Muse française (1824),
ainsi que ses premiers romans Joséphine (Cassel, 1824) ou Clotilde
(Gosselin, 1830).
Claude Gély, dans le Bulletin de la Société Théophile Gautier
360 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE
« Que dire, s'écrie-t-il dans une autre note, d'un Mole recevant, ainsi
que j'aurai un jour lieu de l'imprimer [...] Alfred de Vigny avec la der-
nière impertinence ? Un Mole ! Qu'est-ce que cela en littérature ? »
De temps à autre fuse une formule admirative à l'égard du « très vrai
poète Alfred », de « sa belle langue », et trois des poèmes des Adieux poé-
tiques sont dédiés à l' « ami Alfred de Vigny ». Le premier, daté de 1820
et intitulé La Poésie, rapproche Vigny de Chénier :
Toi qui nous rends Chénier, jeune et brillant (...)
Dans l'oeuvre du poète, sans cesse se font entendre des voix, celle de
Moïse, celle d'Éloa :
Elle parle, et sa voix dans un beau son rassemble
Ce que les plus doux braits auraient de grâce ensemble
Et la lyre accordée aux flûtes dans les bois,
Et l'oiseau qui se plaint pour la première fois,
Et la mer quand ses flots apportent sur la grève
Les chants du soir aux pieds du voyageur qui rêve,
Et le vent qui se joue aux cloches des hameaux
Ou fait gémir les joncs de la fuite des eaux.
ANDRÉ JARRY*
Chercheur au CNRS.
1. « Les sept douleurs ou les mâles douleurs», texte incomplet (d'après Pierre Flottés):dans
PI., 1.1, 1986, p. 290, texte B 8 ; texte complet flans A. Jarry, « Autour de la genèse de La Maison
du Berger », Hommage à Pierre Flottes, à paraître aux Presses Universitaires de Clermqont-
Ferrand.
2. PI., 1.1, 1986, p. 280, texte B. 14.
Néra, Ida, Sara, Emma, Dolorida, Léonora, Isabella, Wanda ? et, pour
faire bonne mesure, Desdemona, Portia, ou Nérissa ? Bertrand de la Salle
se demande3 si cette fascination des noms en « -a » ne s'est pas étendue à
la vie : Lydia, Julia (j'élimine Tryphina), Alexandra, ou Augusta... Égarés
sur la liste : Borgia, mais également Mora, qui, chez Byron, est un nom de
femme ; dont Vigny a fait un nom d'homme — trajet inverse de la méta-
morphose subie par Eloa. De quoi s'interroger sur la place qu'occupe,
dans les premiers temps de l'oeuvre, une certaine indistinction sexuelle...
Tant de questions !... S'y ajoutent les conflits intérieurs de la pensée
de l'écrivain ; voire l'évolution de cette pensée au fil de l'oeuvre...
Nulle autre issue que de me laisser aller à mes associations...
6. PI., t. II, 1993, p. 758 {Servitude et Grandeurmilitaires, livre II, chap. XII).
7. Ibid., p: 559 (Stello, chap.XX).
370 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE
8. PI., 1.1, 1986, p. 698 (La Maréchale d'Ancre, acte IV, se. 10).
9. Ibid., p. 673 (La Maréchale d'Ancre, acte III, se. 3). On comparera, p. 699 (acte IV,
se. 10) : «Et pourquoi ? Pour arracher à une femme l'aveu qu'elle ne l'a pas oublié, l'aveu
qu'elle est faible, qu'elle est femme ! »
LA FEMME DANS L'OEUVRE DE VIGNY ,371
.
Une femme, par définition, est «faible». Le péché contre l'esprit, pour
une femme, est de se «faire homme» 10.
Sur un terrain plus intimiste, coupable et pardonnée, l'héroïne, de. La
Femme adultère ; mais Jésus, chez Vigny, publie de lui dire, comme dans
les Évangiles : « ne pèche plus » — porte ouverte à la récidive. Coupable
et pardonnée, la Duchesse de Quitte pour la peur ; mais « écrasée » par la
« générosité » du Duc ; « anéantie » par la «vengeance de bonne compa-
gnie » qu'à cru bon de tirer de sa femme celui .qui, le premier; porte la res-
ponsabilité de la situation 11.
Pure victime, la Kitty de Stello, et, plus nettement encore, celle de la
pièce ; son seul défaut, si l'on; en croit une parole d'amertume de
Chatterton, est d'être mèfe:plutôt.qu'amante1?. Victime, simultanément, de
la tyrannie de John Bell et du cynisme des jeunes Lords qui ont fait d'elle
l'objet d'un pari. Attaquée de deux côtés à la fois ; occupant, de ce;fait, la
même position que le poète qu'elle voudrait protéger : celle du paria.
Le Quaker ne dit pas,autee chose quand; s'adressant à Rachel (qui
n'est pas en âge de comprendre, mais qui peut-être s'en souviendra plus
tard), il prononce13 :
De frayeur en frayeur, tu passeras ta vie d'esclave. Peur de ton père, peur de ton
mari un jour, jusqu'à là délivrance. Joue, belle enfant, jusqu'à ce que tu sois
femme ; publie jusque là, et après, oublie encore, si tu peux. Joue toujours et ne
réfléchisjamais.
Palinodie de la part de celui qui accordé tant d'importance à la pensée ?
»
— Pas tout à fait, si on se remémore ce vers du « Choeur dès Réprouvés »
(projet de suite pour ÉlodjH : « Car le malheur, c'est la pensée ».
Pas plus que pour la politique, les femmes, c'est à craindre, ne sont
faites, aux yeux de Vigny, pour cet exercice sublimé, mais douloureux,
qu'est la pensée...
».
Lassailly, prenant acte du combat de Vigny en faveur des poètes et des
10.P1., t,Ln,-19?3,'p. 1268, texte 7 (19 juin1838) : « O femme qui t'es faite homme;! tu es
perdue ». On comparera les .développements sur « la femme trop libre » ; par exemple, ibid.,
p. 1267, texte 4 (1836), avec cette remarque : « Mahomet seul les a comprises en les parquant
comme des.animaux». Ou encore, cette boutade de 1832 (PI., t.II, 1948, p. 865) : «On devrait
fouetter les femmes qui parlent de politique
11. PL, 1.1, 1986, p. 745,746, 734 (Quitte pour la peur, se. 12, se. 13, se. 8).
12. Ibid, p. 806 (Chatterton, acte III, se. 7) : « Pour être si aimante, son âme est bien
maternelle
13. Ibid.,p. 770 (Ctorerton,.acte I, sc-4).
14. Ibid., p. 254, texte D 3.
372 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE
15. L'Indépendant, Furet de Paris ; cité par Baldensperger, PI., t. II, 1948, p. 9.
16. PI., t. II, 1948, p. 1043 (texte incomplet, d'après P. Flottes ; classé par Baldensperger en
1836) ; Mémoires inédits, éd. J. Sangnier, Gallimard, 1958, p. 364 (texte complet). Le fragment
est difficile à dater.
17. Pierre Flottes, La Pensée politique et sociale d'Alfred de Vigny, Les Belles Lettres, 1927,
p. 132. Barry V. Daniels, Alfred de Vigny and the French romande théâtre, thèse Ph. D., 1973
(Xerox University Microfilms, Anri Arbor, Michigan, 1974), p. 411.
18. PI., t. II, 1993, p. 912 (Daphné, chap. ffl).
19. « Le second chant d'Éloa est l'Enfer : cet enfer, c'est la terre » (Copie Dorison, f. 128 v°,
phrase conclusive du développement : « Les deux christianismes de l'art », PL, t. II, 1948,
p. 1290-1291, omise par Baldensperger). On comparera, sous le titre : «L'enfer terrestre», ce
projet de poème (qu'on peut dater de 1851 ; PI., 1.1, 1986, p. 355, texte D 30) : « Qu'est-il besoin
d'Enfer, n'avons-nous pas la vie ? » L'expression apparaît, de même (ibid., p. 353, texte D 20 ;
sans doute 1850), en tête d'une série de projets ayant, à chaque fois, pour surtitre : « Satire ».
20. PI., t. XI, 1948, p. 1226 (Ratisbonne, Journal d'un poète, 1867, p. 182).
LA FEMME DANS L'OEUVRE DE! VIGNY 373
Après avoir bien réfléchi sur la destinée des femmes dans tous les temps et chez
toutes les nations, j'ai fini par penser que tout homme devrait dire à chaque femme,
au lieu de Bonjour ; —Pardon ! car les plus forts ont fait la loi.
Cette rémarque est classée en 1844. La daté n'est pas indifférente. C'est
l'année même où est achevé et publié ce; poème majeur : La Maison
du Berger.
Le poème est complexe — surtout en sa version finale, qui a amal-
gamé des éléments de provenances diverses: En dehors des figurés mater-
nelles auxquelles j'ai déjà fait allusion, il est, dans le poème, un autre per-
sonnage féminin qu'Éva : c'est la muse. Indigne, se prostituant aux
« carrefours impurs dé la cité » (v. 158) ; peut-être prostituée par le poète,
complice des « satyres » séducteurs. Dans sa dignité rétablie, la Poésie se
présente sous là figure de la perle ou du diamant ; elle cesse d'être per-
sonnifiée. Gommé si la femme était inapte, à servir de métaphore à la
Poésie triomphante.
Éva elle-même n'est pas une figure simple. Au début du poème,
amante transgressive : celui qui dit «je » s'empresse de rejeter sur elle lé
paradoxe de la « divine faute » (v. 47). Dans le troisième mouvement, se
voyant attribuer une « auréole », un « temple », une « coupole » (v. 267,
269) ; eh sommé, divinisée — et l'on comprend que la Nature, jalouse;
contre-attaque... ; puis, de nouveau, fràgile, rêveuse, mais associée à la
mission contemplative du poète (v. 308-315, 323-329). Dans l'intervalle
(mais, à suivre la genèse du poème, il s'agit d'une dernière étape), s'est
déroulé un drame bref, mais décisif. Appelée à sauver son compagnon de
l'égoïsme (v. 234), mais, confrâdictoirement, dotée d'un regard « redou-
table à l'égal de la mort » (v. 342), Éva, devenue figure de Pitié, pousse
l'homme à « s'armer » (v. 259) pour la défense des opprimés ; puis, avec
modestie, s'efface quand les foules prennent leur destin eh mains.
C'est à l'intérieur même du poème qu'Éva a évolué.
—
Il n'empêché : lé texte (si on révient à le prendre dans sa continuité)
se terminé sur un mode mineur « Ton amour taciturne et toujours
menacé ». Menaces de l'extérieur : elles sont nombreuses. Menace de
l'intérieur : celle du « silence ». te progrès accompli par l'ensemble de
l'oeuvre laisse subsister Un reste, qui jamais hé sera entièrement résolu : ce
reste, c'est, précisément, le statut de la femme.
21. On se reportera, à ce sujet, aux deux articles de Yolande Legrand : « Alfred de Vigny et
les blondes anglaises », Revue de Pau et du Béarn, n° 6, .1978, p. 25-42 ; Vigny, les Pyrénées et
l'Angleterre, Tpuzot, 1978, même pagin; ; « Alfred de Vigny et les "Inflexibles", ou de la brune
italienne à la ligure de Dalila », AAAV, n° 9, l979-1980, p. 4-55.
374 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE
22. PI., 1.1, 1986, p. 432 (Le More de Venise, acte I, se. .9, v. 282, 285).
23. PI., t. II, 1993, p. 622, 612 ( Stello, chap. XXXIV, XXXI).
VIGNY
ET LA MALÉDICTION DU POÈTE
ALES POHORSKY
STELLO
robustes et rubiconds dont les rues sont pleines »1), vient d'envahir le
poète au moment où le Docteur Noir entre dans sa chambre. Le médecin,
constatant le piteux état du poète souffrant, décide d'appliquer la méthode
homéopathique pour guérir « les poisons par les poisons mêmes ».
Voilà donc la situation du départ : le poète, souffrant (« quelque chose
comme le sentiment », dira le narrateur), alité, et à son côté le Docteur
Noir (« quelque chose comme le raisonnement »). Autrement dit, une allé-
gorie de l'Ame malade souffrant du spleen (« les diables bleus se prome-
nant sur son crâne »), confrontée avec le bon sens personnifié.
Ces histoires sont bien connues. La première, située sous l'Ancien
Régime, nous montre Mlle de Coulanges, enveloppée de soie et de
velours, qui se repose dans son boudoir de Trianon, s'ennuyant. « A quoi
bon, je vous prie, une âme à Trianon », remarquera l'auteur ? Lorsque le
Docteur Noir, convoqué pour examiner la puce qui importune la courti-
sane, se permet de demander les faveurs royales pour Gilbert, un autre
poète mourant, Louis XV donne son avis sur ces faiseurs de rimes qui ne
pensent qu'à se faire « un nom à tout prix ». Et le poète mourra.
La deuxième histoire se situe sous la monarchie constitutionnelle en
Angleterre. Chatterton, un deuxième poète maudit, reçoit la visite du
Lord-Maire, bête vorace et brutale, affichant l'opulence. Le narrateur nous
dit qu'il avait un « ventre paresseux, dédaigneux et gourmand, longue-
ment emmailloté dans une veste de brocart d'or » 2. Le notable se lance
dans une leçon de morale et de bon sens pour poser la question mémo-
rable : « A quoi bon ? »3 Le poète, humilié, va se suicider.
La troisième histoire est aussi terrible. Il n'y a plus de monarque blasé
ni d'homme riche arrogant, mais une foule vulgaire, anonyme, une « multi-
tude sans nom », qui se distingue par son « instinct absurde de la cruauté »
et de la « médiocrité »4. Pendant la discussion entre Robespierre, Saint-
Just et le frère de Chénier (le troisième poète maudit), la version révolu-
tionnaire de la malédiction du poète apparaît. Le poète sera guillotiné.
Les trois épisodes sont commentés par le Docteur Noir. Le poète sera
toujours « mal vu » et « mal dit », c'est-à-dire « maudit ». « L'ostracisme
perpétuel »5 doit finalement peser sur lui: Cette destinée est analysée dans
les chapitres « Un credo », « Demi-folie », « De l'ostracisme perpétuel»,
« Le ciel d'Homère », « Un mensonge social » et « Ordonnance du
Docteur Noir ».
1. Vigny, OEuvres complètes, Paris, Gallimard, « Pléiade », t. II, Prose, éd. A. Bouvet, 1993,
Stello, p. 498. Sur la malédiction et la bénédiction du poète, voir la Notice, p. 1465, ainsi que les
ouvrages de Paul Bénichou, notamment Les Mages romantiques, Paris, Gallimard, 1988, p. 148 sq.
2. Ibid., p. 543.
3. Ibid., p. 546.
4. Ibid., p. 564.
5. Ibid., p. 647.
VIGNY ET LE POÈTE MAUDIT 377
LA CHARRUE
6. Ibid., p. 509.
7. Ibid., p. 513.
8. Ibid, p. 514.
9. Ibid
10. Ibid., p. 523.
378 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE
:
Voilà l'homme que j'appellerais poète (...) il voit en grand, il ne s'amuse pas à
des formes de style plus ou moins habiles ; il jette des mots comme des éclairs dans
les ténèbres de l'avenir, et il sent que la destinée des hommes secondaires qui s'oc-
cupent du détail des idées est de mettre en oeuvre les nôtres 13.
Il condamne les aristocrates de l'intelligence, car ces individualistes
représentent un danger pour l'unité et l'égalité
Nulle race n'est plus dangereuse pour la liberté, plus ennemie de l'égalité, que
celle des aristocrates de l'intelligence, dont les réputations isolées exercent une
influence partielle, dangereuse, et contraire à l' unité qui doit les régir14.
Dans le chapitre « De l'ostracisme perpétuel », Vigny considère la
malédiction du poète comme éternellement présente :
Donc, des trois formes de Pouvoirs possibles, la première nous craint, la
seconde nous dédaigne comme inutiles, la troisième nous hait et nous nivelle
comme supériorités aristocratiques 15.
Plusieurs interprétations romantiques de l'infortune du poète sont pos-
sibles. La malédiction des poètes, appelés les « infortunés de la poésie » ou
bien encore les « fantômes mélancoliques », comporte les traits suivants :
1) Son exclusion tient à son individualité (originalité, génie, etc.) qui
Je peux dire qu'il avait raison de se plaindre de savoir lire, parce que le jour où
il sut lire il fut poète, et dès lors il appartint à la race toujours maudite par les puis-
sants de la terre...16
Il y aura toujours une antipathie viscérale entre « les hommes du pou-
voir » et « les hommes de l'ârt ». Le Docteur Noir cherche, dans son scep-
ticisme méphistophélique, la raison plus profonde de cette double animo-
sité. Il la trouve dans la peur de la vérité, car le pouvoir provient du-
« mensonge social », allusion possible à Jean-Jacques Rousseau. Il se lance
à la recherche dé l'explication de ce conflit de l' « hérédité » (principe
.
monarchique) et de la «capacité » (principe républicain), pour conclure
que tout ordre social est mauvais, les différences étant dues au «hasard ».
Et le Docteur Noir, l'«alter-ego » du poète maudit, en vient a la gué-
rison, indiquée dans son «ordonnance»;
C'est ici que se trouve la clef de l'oeuvre. Le procédé thérapeutique
correspond à la nature de la souffrance. Voilà une convention signée par
les. créateurs et leurs protecteurs de tous les temps.
Tout d'abord, il faut « séparer; la vie.poétique de la vie politique ».
L'article premier prescrit qu'il n'est pas opportun pour un poète de
s'occuper de la vie publique. Les puissants de ce monde, corrompus par le
pouvoir, sont à plaindre, et ne pas suivre ce conseil pourrait « avilir »
l'oeuvre du poète.
Le deuxième article établit que le poète doit remplir sa vocation « seul
et libre », car .«la solitude est sainte ». Par conséquent, le poète devrait
rester indépendant sans s'associer à personne.
Le troisième article demande de ne pas s'occuper des entreprises
vaines de la vie active, car agir signifie « se mêler aux intérêts communs ».
Le quatrième point recorrmiandé de réfléchir sur l'exemple donné par
Gilbert, Chatterton et Chénier. Leur expérience nous apprend que le poète
est maudit par sa vie et béni par son oeuvre. Son paradoxe consiste dans le
fait qu'il est « l'apôtre de la vérité toujours jeune » et en même temps que
« l'espérance est la plus grande de nos folies ».
Nous sommes conduits à dégager trois principes :
1) l'indifférence (neutralité) pour les affaires publiques, avilissantes par
définition ;
2) la revendication d'une concentration absolue, voire de l'isolement, car
c'est seulement l'éloignement de la multitude qui peut produire un
génie ;
3) la seule chose qui reste, c'est le nom.
Le poète, séparé du pouvoir dégradant, refusant le mensonge social et
plongé dans la solitude sainte, crée son oeuvre comme une prière.
CHATTERTON
Les idées formulées dans Stello sont développées dans sa version dra-
matique de 1835.
L'impossibilité de l'arrangement entre le principe du travail positif et
celui de la création poétique s'aggrave. Dans la préface de 1834, intitulée
de façon significative «Dernière nuit de travail », Vigny élargit ses
conclusions. Il reprend la division de la société en trois catégories : les
« habiles aux choses de la vie », les «grands écrivains » et les «poètes » 17.
Ces derniers sont victimes d' «extases involontaires » et de «rêveries
interminables ». Ils se distinguent par leur imagination, leur sensibilité et
sincérité : leurs « sympathies sont toutes vraies ». Le poète s'isole (il se
«retourne sur lui-même et s'y enferme comme en un cachot »), il est
explosif (« dans l'intérieur de sa tête brûlée, se forme et s'accroît quelque
chose de pareil à un volcan »), c'est le contraire des hommes « habiles
aux choses de la vie », car il « ne sait pas où il va ».
Et surtout — nous revenons au thème du travail — il lui est interdit
de s'occuper du « travail positif et régulier » : il ne lui faut faire « rien
d'utile ». La poésie a horreur de la routine, du travail « journalier ». Ainsi,
l'art s'oppose à l'utilité :
Il a besoin de ne rien faire pour faire quelque chose en son art. Il faut qu'il ne
fasse rien d'utile et de journalier pour avoir le temps d'écouter les accords qui se
forment lentement dans son âme, et que le bruit grossier d'un travail positif et
régulier interrompt et fait infailliblement évanouir. — C'EST LE POÈTE 18.
LA CITE
RHLF,1998, n° 3, p. 385-401
386 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE
Aller dans le monde au XIXe siècle, c'est fréquenter les salons. Ceux-ci
définissent le principe même de la sociabilité du siècle, qui prend ses
racines dans l'Ancien Régime.
Les salons rassortissent en effet d'une sociabilité aristocratique héritée
de l'ancienne cour, dont le mythe se crée très tôt. Dès 1825, avec les
Mémoires pour servir à l'histoire de la société polie en France du comte .
Roederer célébrant le salon de la marquise de Rambouillet, paraissent de
nombreux ouvrages qui font l'apologie des muses de l'Ancien Régime et
de leur art de la conversation : on peut penser entre autres à Sainte-Beuve
dans ses Portraits de femmes. En 1842, Virginie Ancelot, amie intime de
Vigny qui tient elle-même un salon à la longévité particulièrement remar-
quable puisqu'il ouvre ses portes des premières années de la Restauration
jusqu'au Second Empire, fait jouer sur la scène du théâtre du Vaudeville,
dont son mari vient de prendre la direction, une pièce qui s'inscrit dans ce
mouvement : petite comédie en trois actes mêlée de chant, L'Hôtel de
Rambouillet décrit la naissance de la célèbre Chambre bleue. Loin de la
vérité historique, Virginie Ancelot s'attache à définir la forme de sociabi-
lité idéale qu'est le salon. Le personnage de Tallemant des Réaux qu'elle
imagine, contre toute exactitude, être à l'origine du projet de la marquise
de Rambouillet le décrit ainsi :
Un salon d'élite, où l'esprit serait apprécié, les talents reconnus, et le bon goût
mis en honneur, servirait les intérêts de tous les gens distingués, et ferait de la
société française le modèle de toutes les autres. Mais il faut une reine à cet empire
de l'intelligence. Et il faut que cette reine soit spirituelle, car nulle part on ne règne
longtemps saris esprit ; il faut qu'elle soit élégante et gracieuse, car en France, on
ne plaît qu'un moment avec du mauvais goût. Il faut de plus qu'elle soit aussi sage
que belle, car l'amour nous l'enlèverait. Il tient tant de place dans la vie d'une
femme, qu'il n'en laisse plus pour rien ! Jeune, vertueuse et spirituelle, la marquise
de Rambouillet est peut-être notre seul espoir... 1
Tous les ingrédients y sont : autour d'une femme exceptionnelle, qui tient
autant de la marquise de Rambouillet que de madame de Sévigné et même
de la princesse de Clèves (grâce à son salon, la jeune héroïne sauve sa
pureté conjugale menacée par un redoutable courtisan), se concentrent
« talents », « bon goût » et « esprit », dans le souci élitiste de réunir une
aristocratie intellectuelle. Esthétique et éthique définissent ainsi une com-
munauté, un véritable corps social ayec ses règles et sa fonction.
Pour Virginie Ancelot, comme pour beaucoup, seule la Restauration,
au XIXe siècle, s'approche de cette forme idéale.
Une autre femme de salon, elle aussi amie de longue date de Vigny,
Delphine de Girardin, politiquement moins partiale, refuse cependant cette
conception nostalgique de la sociabilité : si la société de la monarchie de
Juillet n'est plus la même, elle n'en a pas pour autant perdu sa vivacité,
explique-t-elle dans le feuilletonhebdomadaire qu'elle publie sous le pseu-
donyme de Vicomte de Launay, dans le journal de son mari, La Presse :
Il n'y a plus de salons, dit-on. [...] Voulez-vous savoir pourquoi il n'y en a plus
un seul ? C'est qu'il y en a vingt ; l'influence s'est éparpillée, mais elle n'en est pas
moins réelle, et c'est parce que l'on cause un peu partout que vous prétendez que
l'on ne cause plus nulle part4.
Effectivement si l'avènement de Louis-Philippe a modifié la composition
de la cour et donc du monde en même temps que l'organisation sociale
permettant à la bourgeoisie d'accéder aux plus hauts rangs et ainsi à la vie
mondaine proprement dite, le salon n'en demeure pas moins, tout au long
du XIXe siècle, l'espace de référence de toute vie sociale : de l'aristocra-
tique faubourg Saint-Germain au faubourg Saint-Honoré et à la Chaussée
d'Antin, celle-ci va se développer et évoluer, en empruntant les formes de
cette tradition.
l844.
le salon du peintre Gérard dont elle fut une familière, souligne qu'elle
entre chaque mercredi dans « une heureuse famille »5.
PLACE DE VIGNY?
1821.
1824.
9. M. d'Agoult, Mes souvenirs, 1806-1833, Calmann-Lévy, 1877, p. 305.
10. A. de Vigny, Correspondance, sous la direction de M. Ambrière, PUF, t. I, p. 57-58 : la
1824.
princesse de Béthune à Vigny, fin mars et 4 avril
11. Ibid., p. 176-177, à la comtesse de Clérembault,27 août
12. Ibid.,
p. 149, à Sophie Gay, début
392 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE
13. C. Brifaut, OEuvres, Diard, 1858,1.1, p. 489, Récits d'un vieux'parrain à son jeune filleul.
14. A. de Vigny, Correspondance, sous la direction de M. Ambrière, PUF, 1.1, François Buloz
à Vigny, 18 février 1835.
15. Nous soulignons.
SALONS ET CLIENTÉLISME LITTÉRAIRE 393
Il est très vrai que je vous ai dit de laisser faire celui qui voudrait me juger.
Mais je n'ai jamais désiré que ce fût l'un plus que l'autre. C'était à vous de choi-
sir, vous l'aviez fait depuis longtemps16
« Juger les amitiés », n'est-ce pas compter sur un appui qui se devait
d'être tacite, implicite, que sa fierté n'aurait jamais pu réclamer ouverte-
ment : voilà sans doute la « camaraderie » selon Vigny.
Au coeur du clientélisme littéraire qui fait les beaux jours des salons de
la Restaurationpuis de là monarchie de Juillet, il accepte ce système de pro-
motion et de publicité qu'ils constituent et l'utilise de façon tout à fait inté-
ressante. L'exemple de son long poème en vers, Éloa, est révélateur.
Désireux d'en mesurer l'effet, il commencé en octobre-novembre 1823 par :
en lire les passages qu'il a déjà rédigés dans les salons bordelais ; puis, à
Paris, c'est dans le salon de la comtesse Baraguey d'Hilliers, l'une de ses
plus ferventes admiratrices sous la Restauration, qu'il lit l'oeuvre achevée
mais pas encore publiée. Comme il l'explique à l'un de ses camarades d'in-
fanterie, Aymon de Montépin, en mars 1824, les salons sont le premier test
dé ses oeuvres, avant les épreuves plus difficiles qui les livrent à des lecteurs
ou à des auditeurs plus exigeants, comme dans les conférences de la Société
Royale des Bonnes Lettres, alors l'une des tribunes romantiques ;
Ma jeune Éloa est encore trop timide, mon cher ami, pour paraître devant une
assemblée et je crois qu'elle prendra son vol vers quelques salons auparavant17.
La publication du-poème est annoncée dans le Journal de la Librairie
le 24 avril 1824 et consacre définitivement le poète: la lecture chez la
comtesse Baraguey d'Hilliers. avait soulevé un enthousiasme rassurant.
Enfin, c'est chez lui, dans son propre salon, qu'il lit ses oeuvres dra-
matiques, conscient de l'importance stratégique de ces lectures qui
confrontent les directeurs de théâtre et autres personnages influents dont il
s'agit d'attirer la faveur aux approbations zélées des amis littéraires
conviés pour la circonstance. L'invitation qu'il envoie à Hugo le 28 mars
1828 pour le convier à venir entendre la traduction de Roméo et Juliette,
qu'il a préparée avec Émile Deschamps, illustre bien cet aspect polémique
1
des lectures :
Cette fois, mon ami, vous entendrez tout et vous nous aiderez à persuader à
quelques personnes, savantes et vénérables du reste, que Shakespeare est passable
dans l'ensemble comme dans les détails18.
Le contexte n'est en effet pas favorable à Shakespeare : Vigny ras-
semble les siens dans l'espoir de convaincre la Comédie Française
: Vigny à
François Buloz, 18 février. 1835.
17. Ibid, Vigny à Aymon de Montépin, mars 1824.
18. Ibid., Vigny à Victor Hugo, 28 mars 1828.
394 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE
d' « adopter cette réforme dans l'art dramatique qu['il va] tenter [avec ce]
premier essai » 19. La soirée rassemble ainsi entre autres Hugo, Sainte-
Beuve, les frères Devéria, Aimé-Martin, Casimir Le Breton, un camarade
de régiment et surtout le tout-puissant commissaire royal de la Comédie
Française, le baron Taylor, déjà rallié aux romantiques et que cette soirée
achève de convaincre puisqu'il fait adopter la pièce par les acteurs du
comité de lecture. La stratégie est la même pour. Othello l'année sui-
vante, en 1829 : une lecture chez Vigny mise en valeur par une soirée
habilement orchestrée assure l'avenir de la pièce, comme en témoigne
Edouard Turquety :
Je passai la soirée de vendredi dernier chez le comte de Vigny : il m'avait fait
écrire par Emile Deschamps pour m'inviter à la lecture d'une tragédie d'Othello.
La soirée fut très brillante : on n'annonçait que comtes et barons : les appartements
sont pleins de luxe et d'ornements. La lecture dura fort tard [...]. Je vis là beaucoup
d'hommes de lettres dont je connaissais les ouvrages : il ne manquait que Charles
Nodier, mais il était trop souffrant pour sortir ainsi le soir20.
Reçue à l'unanimité par le comité de lecture de la Comédie Française
cinq jours plus tard, la pièce est jouée avec succès à partir du 24 octobre
suivant.
De la même façon, Vigny se montre très présent dans le monde des
salons aux moments importants, y parrainant en quelque sorte la publica-
tion de ses recueils : lorsqu'en 1829, il fait paraître à la fois la quatrième
édition de Cinq-Mars, suivie des deuxième et troisième éditions de ses
Poèmes21, tandis que Le More de Venise est en répétition à la Comédie
Française, il se montre volontiers dans le faubourg Saint Germain chez la
marquise de La Grange ou la duchesse de Maillé, ou encore rue de
Grenelle chez la duchesse de la Force, la comtesse de Rochefort...
Enfin, lorsqu'en 1842 et 1844, il se présente à l'Académie, il sait
accompagner les traditionnelles visites académiques d'une fréquentation
de salons bien choisis parmi ceux qui ont une influence certaine sur ces
élections : les salons les plus influents de la comtesse de Boigne, de la
duchesse de Castellane et bien entendu de Juliette Récamier retiennent
toute son attention22. Fidèle amie, Virginie Ancelot, qui a fait évoluer son
salon pour en faire un véritable rendez-vous académique, met à sa dispo-
sition l'influence qu'elle a déjà employée pour faire élire son mari lors-
qu'il a pris la place de Bonald en 1841.
1829.
unes que les autres : les lettres affluent qui demandent une aide pécu-
niaire, dernier recours avant le suicide27. Le ton en est pathétique, comme
23. A. de Vigny, Journal d'un Poète, 1842 ; OEuvres complètes, Pléiade, 1948, p. 1183.
juin 1836.
24. Ibid., mercredi 11 octobre 1843, p. 1208.
25. Correspondance, sous la direction de M. Ambrière, PUF, t. II : lettré de Musset du
17 décembre
26. Ibid., lettre, à Brizeux du 9 mai 1829 ; t. II, lettre du 11 août 1831 ; t. III, lettres de
27. Entre 1835 et 1836, la correspondance fait apparaître Amédée de Luynes (19 février 1835),
monsieur Drague (fin mars-début avril), Ernest Lemarin et Mathieu (printemps 1835), Hégésippe
Moreau (mai), Adrien Roques (3 septembre), Charles Michel (8 décembre), Gustave Naquet ,
(juillet 1836).
SALONS ET CLIENTÉLISME LITTÉRAIRE 397
par exemple dans la lettre que lui envoient deux:poètes, qui se présentent
comme « deux nouveaux Chatterton, pour le malheur et la persévérance,
après cinq ans d'amertume, de misère, de persécution, de souffrance » et
sollicitent un secours financier :
Sans ce secours, vous auriez à mettre en scène une histoire lamentable et déchi-
rante de deux infortunes... Car, vous le savez, le désespoir n'est pas une idée ; c'est
une chose, une chose qui torture, qui serré et qui broie le coeur d'un homme comme
!
une tenaille jusqu'à ce qu'il soit fou et se jette dans la mort. [...] C'est à vous que
nous parlons, faites que nous vivions! Et comme ces enivrés dé leurs propres
oeuvres, dédaigneux, impuissants à faire le bien, ne répondez point : je ne peux rien.
Oh !: Écoutez-nous et faites que nous ne mourions pas
Or le clientélisme littéraire tel que Vigny le pratique fait de lui un ami
de ses « clients », dans la meilleure tradition du clientélisme cicéronien ;
il revendiqué d'ailleurs le titre dans les réponses qu'il s'applique à
envoyer à ces jeunes poètes débutants. Non seulement il se montre ému et
accessible, prêt à secourir ces infortunes terribles, désespéré lorsqu'il
arrive trop tard, comme c'est le cas pour Hégésippe Moreau en mai 1835
ou Charles Michel en décembre de la même année28, mais encore il traite
ces poètes avec fraternité, attentif à leur oeuvre et désireux de les rencon-
trer. Plus tard, évoquant la prodigieuse influence des poètes romantiques
sur une génération de jeunes poètes inconnus montant à Paris chercher
une hypothétique reconnaissance, il critiquera « les fades compliments par
lesquels [les poètes reconnus] encourageaient et égaraient des jeunes gens
dont ils n'avaient jamais lu les oeuvres », et dénoncera le suicide du jeune
Escousse « perdu par le compliment » 29. Ainsi invite-t-il le jeune poète
Drague qui lui a envoyé le drame qu'il a composé pour tenter de sortir de
la misère :
J'ai lu avec attention votre Drame et je désire beaucoup vous en parler et
connaître votre personne, votre position, vos projets. Croyez que vous trouverez en
moi un ami30.
C'est d'ailleurs la même attitude attentive et fraternelle que décrit avec
émotion Théodore de Banville dans Mes Souvenirs : ayant déposé chez
Vigny son premier recueil des Cariatides, il a la surprise de découvrir que
ce dernier a non seulement pris la peine de se déplacer après l'avoir lu,
mais l'invite à l'un de ses mercredis :
Oui, le poète d'Éloa, de Dolorida, de La Neige, de Madame de Soubise, de La
Frégate, de La Sérieuse était venu frapper à la porte de ma chambrette ! Après
avoir lu les premières pages du livre, il était venu à la hâte ; il avait traversé tout
9février 1832.
31. Th. de Banville, Mes Souvenirs, Charpentier, 1883, p. 41-42.
32. Correspondance, sous la direction de M. Ambrière, PUF, t. II : Vigny à un jeune poète,
:
poétique, réunissant un nombre limité d'hôtes choisis, « élus entre mille
»38. Le témoignage de Fontânéy est révélateur, lorsqu'il écrit à Vigny de
Madrid; le 20 février 1831
Quand vient le mercredi, je ne puis oublier que Ce jour-là nous étions sûrs de
vous voir: Nous étions quelques élus, qui restions bien tard avec vous près de votre
cheminée, nous laissant emmener par nos longues causeries sur l'art et la poésie.
Nous en causions en effet beaucoup et c'était un bonheur, le seul peut-être que
nous leur dussions ; car, hors de deux ou trois petits salons, derniers sanctuaires où
s'étaient réfugiesces dieux tombés, il n'y avait plus moyen de prononcer leur nom.
[...] Mais entre nous, [...] il y avait encore de pures soirées. Je vous entends encore,
mon ami ; votre belle voix était si douce quand vous ouvriez à vos amis votre belle
âme. C'était bien là le poète suave, triste et tendre qui nous avait d'abord parlé
dans la solitude. Nous retrouvions ses vers, dans son accent, son regard39.
Cet aspect du salon de Vigny n' échappe d'ailleurs pas à Sainte-Beuve qui
le souligne à plusiéurs reprises : « cénacle »40 dédié aux poètes, il décrit le
cercle d'intimés comme « un petit monde idéaliste et de dilettantismepoé-
1840.
36. Correspondance, sous la direction de M. Ambrière, PUF, t. IV
l828.
: Vigny, à Lamartine,
4 mars
37. Ibid., Vigny à la marquise de La Grange, 22 octobre 1840.
38. Correspondance, sous la direction de M. Ambrière, PUF, t.I. Vigny à Soulié,
30 mai
II.
39. Correspondance,sous la direction de M. Ambrière, PUF, t.
40. Correspondance de Sainte-Beuve, éd. Bonnerot, t.1, p. 536 : 12 août 1835.
400 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE
tique qui se meut autour de Vigny »41. Le mercredi, que Vigny nomme lui-
même « mercredi poétique », semble en effet avoir sa préférence lorsqu'il
peut rassembler ces « frères en poésie »42, véritables élus qu'Adolphe
Dumas appelle la « cour céleste des mercredis »43. C'est bien entendu
l'auteur du manifeste de poésie romantique, Études françaises et étran-
gères en 1828 et de traductions de Shakespeare, ami d'enfance, Emile
Deschamps ; c'est aussi le poète breton Auguste Brizeux, fidèle et beso-
gneux ami avec lequel Vigny traduit Othello et qu'il se fait un devoir d'ai-
der à trouver des ressources ; c'est le satirique Auguste Barbier, mais
aussi le poète historien de la Bretagne, futur acquéreur du Musée des
familles, Pitre-Chevalier ; enfin c'est surtout celui que Léon Séché pré-
sente comme le meilleur élève de Vigny en poésie, Philippe Busoni, cor-
respondant fidèle des années que Vigny passe en Charente après la monar-
chie de Juillet et ami très cher. Tous se retrouvent autour de Vigny pour
parler poésie et surtout lire des vers, s'attachant à faire vivre cette « perle
de la pensée ».
Et Vigny conservera longtemps cet idéal d'un salon en l'honneur de la
Muse qu'il révère :
[J]e garde pour un futur Cénacle, écrit-il en 1835 à Sainte-Beuve, afin de me
faire pardonner mes gros livres, des Elévations que je vous prierai d'y venir
entendre, dans l'espoir de renouveler nos échanges de vers et au milieu des anciens
Poètes qui nous sont restés et des meilleurs parmi les nouveaux que la Muse nous
a donnés44.
Alors, bien loin de quelque « tour d'ivoire », Vigny, dans son salon,
est un hôte chaleureux, qui, à l'écart de la foule parisienne, y cultive
l'amitié, valeur essentielle d'un clientélisme des origines qu'il conçoit en
termes de respect, de disponibilité et de fidélité. Certes, il prend parfois la
pose mais c'est toujours au nom de la Poésie dont il semble vouloir ins-
taurer un véritable culte.
Et dans les salons, homme de relations, s'il est un client attentif au
destin de ses oeuvres et conscient de l'importance d'une promotion mon-
daine, il ne se départit pas d'une grande circonspection, témoin amusé de
la comédie des honneurs qui s'y joue, comme le montre par exemple le
regard qu'il porte sur Lamartine, saisi sur le vif d'une « scène de stratégie
parlementaire » chez madame de La Grange, liée à la famille d'Orléans :
Lamartine entonna une nouvelle psalmodie politique, parlant en mesure comme
il faisait toujours et de façon à ce qu'on pouvait scander ses paroles et battre sous
date.
43. Correspondance, sous la direction de M. Ambrière, PUF, t. II : 19 octobre 1835.
44. Ibid., Vigny à Sainte-Beuve, même
SALONS ET CLIENTÉLISME LITTÉRAIRE 401
son récitatif la mesure à quatre temps. Son andante était toujours le même et il
s'agissait uniquement de la clémence dont il avait usé avec le roi Philippe et de la
reconnaissance particulière qu'en devait avoir les amis des d'Orléans. Mais vox
clamavit in deserto. [...] Madame de Lamartine fut peu édifiée de cette noncha-
lance à s'inquiéter des menaces de son mari dont elle avait attendu plus d'effet [...]
Elle se hâta de mettre la conversation sur les oeuvres de charité qui servent à tout
dans les conversations de salon ; elle leva bientôt la séance assez sèchement et la
douceur de sa voix, ses serrements de main à Madame de La Grange, ses reproches
mondains et à demi attendris de s'être vues trop peu depuis quelque temps, ne
purent nous cacher une certaine rougeur subite passant des joues au:front et pro-
duite par un dépit mal contenu.
Pour son mari, la suivant, avec cet air solennel et imperturbable qu'il promène
partout, il ne laissa voir sur son visage que le regret indulgent et protecteur qu'il
parut avoir de ce que ces pauvres princes et leurs familiers étaient assez aveugles
pour ignorer que leurs destinées se trouvaient dans sa main, à côté de sa plume, et
pour ne pas profiter de sa miséricorde en acceptant sa trêve45.
45. H.Guillemin, M. de Vigny, homme d'ordre et poète, Gallimard, N RF, 1955, p. 135-136.
VIGNY LECTEUR DE CORNEILLE
Loïc CHOTARD*
2. Sur le sens donné ici au mot « Fragments », je me permets de renvoyer à mon article : « Le
journal d'un poète sans journal », Cahiers de l'Association internationale des Étudesfrançaises,
n° 45, mai 1993, p. 313-326.
3. Alfred de Vigny, OEuvres complètes, t. II (Prose), éd. A. Bouvet, Paris, Gallimard, Bibl. de
la Pléiade, 1993, p. 91 (référence abrégée désormais en : Pl., t. II, 1993).
VIGNY LECTEUR DE CORNEILLE 405
547.
Vigny, un an plus tard, que « combiner passablement les cinq actes d'une
402.
4. Pl., t. II, 1993, p. 236. Sur les hésitations de Vigny, entré poème et tragédie, voir notam-
ment la genèse d'Éloa, dont le sous-titre est « Mystère », et aussi celle de Cinq-Mars, qui faillit
5.
être un drame et non un roman.
Pl., t. II, 1993, p. 336.
6. Pl., t. II, 1993, p.
7.
Alfred de Vigny, OEuvres complètes, t. I (Poésie et Théâtre), éd. F. Germain et A. Jarry, Paris,
Gallimard, Bibl. de la Pléiade, 1986, p. 403 (référence abrégée désormais en : Pl., t. I, 1986).
9. Pl.,
I,
8. Pl., t. I, 1986, p. 410.
t. 1986, p.
406 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE
10. Pour les emprunts aux notes journalières de Vigny, nous indiquons (si possible) leur pro-
venance, ainsi que les références de leur publication, en renvoyant systématiquementà l'édition
la plus complète réalisée à ce jour, celle qu'a procurée F. Baldenspergerdans Alfred de Vigny,
OEuvres complètes, Paris, Gallimard, Bibl. de la Pléiade, t. H, 1948 — référence désormais abré-
gée en: Journal (éd. F. Baldensperger, 1948), Ici, en l'occurrence: autographe non localisé
— texte publié pour la première fois par F. Gregh, Revue des deux mondes, 15 décembre 1920,
p. 706, sous la date du 27 décembre 1830 — Journal (éd. F. Baldensperger, 1948), p. 929.
11. Pl., t. II, 1993, p. 653.
12. Pl., t. II, 1993, p. 1194.
13. Voir Lise Sabourin, Alfred de Vigny et l'Académie française. Papiers académiques
inédits, thèse de doctorat d'État, Universitéde Paris-Sorbonne, 1995, p. 1081.
14. PI. t. II, 1993, p. 547.
15. Acte IV, scène III.
VIGNY LECTEUR DE CORNEILLE 407
vérités ! » dans celle de Polyeucte s'opposent, tandis que, chez Vigny, ces
deux termes se complètent, faisant affleurer dans Stello le débat sur le
symbolisme qui verra s'affronter Julien et Libanius dans Daphné.
Un tel procédé montre que, dans son oeuvre, au-delà des souvenirs
scolaires et des réflexes conditionnés du militantisme romantique, Vigny
n'hésite pas à s'approprier l'oeuvre, de Corneille — plus précisément : à
rebondir sur elle pour relancer sa propre méditation.
Grâce aux notes journalières de Vigny, il est possible d'appréhender
cette méditation avant son éventuelaboutissement dans l'oeuvre, dans son
mouvement même, parfois contradictoire, parfois décevant. De réflexions
eh projets et d'esquisses en confidences, Vigny se révèle Un éternel ques-
tionneur, un « étudiant perpétuel » 16, selon la désormais célèbre définition
qu'il a laissée de lui-même. Quel regard porte-t-il donc sur Corneille dans
ce qui subsiste de ces notes intimes où s'élabore et se fixe sa pensée ?
Curieusement, si l'on recense les quelques rares occurrences du nom
de Corneille dans les Fragments » de Vigny, ce n'est plus l'auteur de
«
Polyeucte ou du Cid que l'on rencontre, mais plutôt celui de deux tragé-
dies délaissées : Théodore- et Médée.
Un long et passablement confus développement sur Théodore occupe
en effet plusieurs pages d'un carnet de poche utilisé vers 1839-1840 :
Réflexions
La Théodore de Corneille
Ce qui manque à la critique, c'est l'imagination.
Procéder acte par acte et après chaque acte digressions vastes.
On a longuement disserté sur les journaux. Les journaux sont la conversation
écrite et voilà tout. Un homme d'esprit intéresse et instruit, Un autre ennuie et
aplatit l'intelligence du lecteur trop confiant.
La Bruyère n'aurait pas été journaliste parce qu'il méditait sérieusement la
moindre phrase. On n'improvise pas : « Vous êtes placé quelque part, ô Lucile,
sur cet atome, etc. ». Ce qui tuerait et épuiserait l'esprit le plus fécond d'un
journal, c'est la nécessité de parler à l'heure.
Tout le monde peut se dire : je vais faire du Goethe, du Corneille — avec
quelques participes présents et quelques gérondifs.
Je raconterai cette pièce que tout le monde à et que personne ne lit plus [pas
plus] que D[on] Garde de Navarre.:
Je ne serais pas surpris que quelques personnes vinssent à s'imaginer que je
n'admire pas sincèrement la Théodore de Corneille. On aurait bien tort. Ni la
niaiserie du Roi ni la puérilité, etc., etc., ne m'ôtent mon affection pour ce tra-
gique français.
Il faut pour jouer Corneille une femme insociable et du caractère le plus haïs-
sable, une femme qui fasse souhaiter en la voyant un déluge qui renouvelle la
race ou un voyage des anges qui la rende plus céleste, un de ces caractères
révoltés qui luttent corps à corps avec l'homme et le surpassent de beaucoup en
insolence, comme assurément le fait [blanc] avec son frère, comme devait le
faire Mad[am]e de Longueville avec le p[rin]ce de Condé, Mad[am]e de
Chevreuse et toutes les femmes mâles de la Fronde17.
Quant à Médée, il ne s'agit que d'un prétexte pour revenir sur l'un des
aspects essentiels de la Lettre à Lord***, le caractère non dramatique du
vers classique :
Nuit du 5 j[uin] Dimfanche] au 6 juin [1842] Lundi.
La Médée de Corneille
Le public français a fait jusqu'ici des prodiges de respect. Écouter la tragédie
classique avec ses froides abstractions, telle qu'elle lui a été servie jusqu'ici, se
résigner à entendre des vers dont le second est toujours faux à cause de la che-
ville, ce qui force l'esprit à en retrancher dix sur vingt, c'est prodigieux. Il n'est
pas surprenant qu'il se lasse.
La tragédie française a été presque toujours 1: une suite de discours sur une
situation donnée.
Cette définition pourrait subsister et est exacte18.
Pour mieux situer ces deux « fragments » (qui n'appellent pas en eux-
mêmes un commentaire développé), on dispose d'un document fort inté-
ressant, le relevé des annotations portées par Vigny sur un exemplaire des
oeuvres de Pierre et Thomas Corneille publiées en deux volumes par Didot
en 183719. Ces brèves réflexions, qui concernent en majorité Théodore et
Médée, soulignent la « naïveté charmante » du système dramatique de
Corneille, ironisent sur ses préoccupations de courtisan, dénoncent « le
sentiment de la fausse déclamation », suggèrent comment un costume
pourrait rendre une tirade « sublime »20. La note la plus intéressante est
cependant inscrite en marge d'une réplique d'Emilie dans Cinna (à
V.
De Racine
Racine a fait un théâtre tout épique. Il faudrait des demi-dieux pour jouer
Homère ; de même pour jouer des personnages tirés, de ses flancs. — J'ai vu
Talma dans Achille, et il y était trop lourd, sans l'élégance divine. Il devait
avoir la taille souple et la nudité céleste des fils des dieux, de l'Achille de
Flaxman et du Romulus cambré de David qui lance son javelot avec un sourire
28.
dédaigneux. — Les anciens, qui sentaient cela, grandissaient l'acteur par le
cothurne, grossissaient sa voix par le masque, et Sophocle, Eschyle, Euripide
n'étaientjouéiqu'unefois. Toujours chantés par des rapsodes comme Homère28.
1840).
21. Acte IV, scène
22. J. Langlais, op. cit., p.
23. Autographe non localisé — texte publié pour la première fois par L. Ratisbonne, éd. cit.,
p. 150 (sous la date de 1840) — Journal (éd. F. Baldensperger, 1948), p. 1137 (sous la date du
8 mai
400.
24. PI. t. I, 1986, p.
26. Voir à ce sujet une notation datée de 1830 et provenant de la « Copie Dorison », Journal
931.
(éd. F. Baldensperger, 1948), p.
27. Sûr ce mot, voir, la Lettre à Lord***, Pl., t. I, 1986, p. 400.
28. Autographe non localisé — texte publié pour la première fois par L. Ratisbonne, éd. cit.;
p. 155 (sous la date de 1840) — Journal (éd. F. Baldensperger, 1948), p. 1130.
410 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE
Pour mesurer ce qui est en jeu ici, il faut revenir à la Lettre à Lord***.
On se rappelle que, dans Cinq-Mars, Vigny faisait dire à Corneille que la
tragédie était au-dessous du poème. Or cette même opinion reparaît dans
la préface de 1829 :
L'art de la scène appartient trop à l'action pour ne pas troubler le recueillement
du poète ; outre cela, c'est l'art le plus étroit qui existe ; déjà trop borné pour les
développements philosophiques à cause de l'impatience d'une assemblée et du
temps qu'elle ne veut pas dépasser, il est encore plus resserré par des entraves de
tout genre.
Et, parmi ces entraves, Vigny évoque la censure, mais surtout il s'at-
tarde sur la difficulté du langage dramatique, en particulier dans le cas du
théâtre en vers. On sait qu'il s'est essayé, en traduisant Shakespeare en
alexandrins, à produire un « langage [qu'il] pense devoir être celui de la
tragédie moderne ; dans lequel chaque personnage parlera selon son
caractère, et, dans l'art comme dans la vie, passera de la simplicité habi-
tuelle à l'exaltation passionnée: du récitatif au chant »3). Cette célèbre
déclaration, qui emprunte son vocabulaire au domaine de l'opéra, a été
largement commentée et on a pu y voir l' « élément central d'une concep-
tion esthétique » 32. Mais il importe avant tout de souligner que cette
alliance du « récitatif» et du « chant » est mise en place par Vigny pour
parvenir à un langage dramatique qui soit fait pour l'oreille, et non pour
l'oeil — c'est-à-dire fait pour être entendu, etnonpour être lu :
Les vers sont enfants de la lyre
Il faut les chanter, non les lire33.
Ce distique est introduit comme un postulat à la fin de la Lettre à
Lord***. Apparemment, ce sont là deux vers que Vigny affectionnait par-
ticulièrement. H en donne en effet une variation dans une dédicace, eh vers à
Pauline Duchambge inscrite sur un exemplaire de ses Poèmes de 1829 :
— Celle qui sait chanter doit dédaigner de lire !
— Amour desdepurs accords ! Harmonieux penchants !
Des hymnes sa voix rendez-nous le délire ;
Emportez, effacez la trace de mes chants
Que n'accompagnepas la Lyre ! 34
France
Il les développe dans une longue analyse qu'il convient de citer dans
son intégralité :
lui.
De la Poésie en
La France n'est ni poétique ni musicienne. Le Poète et le Musicien parlent ici à
des exceptions, le Prosateur parle à tous. Il y a des gens fort estimables d'ail-
leurs qui ne distinguent point l'air de Marlboroughde l' Othello de Rossini, ni
une note fausse d'une juste, et quand le peuple de Paris chante à l'unisson ses
airs grossiers dans les rues, on peut, se croire chez les Hurons plutôt qu'en
France ; c'est encore pis en Angleterre, ce qui pourrait nous servir de consola-
tion quant à la Musique seulement, car la Poésie y est beaucoup plus universel-
lement sentie qu'en France, où on la lit avec répugnance parce que l'esprit cri-
tique a étouffé l'enthousiasme; et qu'on ne m'allègue pas l'exemple de Racine,
c'est le Drame qu'on aime en lui et non là Poésie qu'il y a laissée quelquefois
malgré
Les vers sont enfants de la Lyre
Il faut les chanter, non les lire,
a dit Le Brun le Pindarique; tout est dans ce mot. Oui, il faut les chanter.
Homère avait ses rapsodes. A la suite d'un festin on chantait les adieux
d'Andromaque et d'Hector ; un morceau court surtout, car la poésie comme la
musique fatigue par sa durée ; comme l'émotion s'émousse par la durée. La
Musique et la Poésie sont deux émotions semblables qui nous saisissent le coeur
par l'oreille. La peinturé, émotion qui vient des yeux, est plus calme et plus
durable par conséquent ; l'autre est plus vive et plus courte. Le tort dé rimpri-
merie envers la poésie a été de transporter son émotion de l'oreille aux yeux ;
elle l'a perdue. Il n'y a personne (même un poète) qui ne soit glacé par l'aspect
de quarante mille vers rangés deux à deux sans intervalles. La glace des longs
poèmes est la transition d'un tableau à l'autre. Les grands Poètes l'ont toujours
33. PL, t. I, 1986, p. 405. Cette édition donne ici un texte fautif (« dire » au lieu de « lire ») ;
cette erreur se trouve aussi dans l'édition procurée par F. Baldenspergerdans-la « Bibliothèque de
la Pléiade» (1948) et dans l'édition procurée par P. Viallaneix dans « L'Intégrale » (1965), mais
toutes les éditions publiées du vivant de Vigny, ainsi que celles du premier tiers dû XXe siècle,
donnent la leçon correcte : «lire ».
34. Voir Pl., t. I, 1986, p. 208 et Correspondanced'Alfred de Vigny, éd. cit., t. 1, 1989, p. 473.
412 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE
35. Autographe non localisé — texte publié pour la première fois par F. Gregh, Les Lettres,
6 avril 1906, p. 165-166 (sans date). F. Baldensperger a publié de ce texte une version légèrement
tronquée et datée de 1823-1825, dans la première édition qu'il a procurée du Journal de Vigny
(Journald'un poète, Londres, The Scholartis Press, 1928, p. 5-6) ; il n'a repris ce fragment dans
aucune de ses éditions ultérieures du Journal. La datation de ce développement est probléma-
tique ; puisque Vigny fait manifestementallusion à son expérience du public en Angleterre (où il
n'est allé pour la première fois qu'en 1836), la période 1823-1825, avancée par F. Baldensperger,
est à exclure ; on songera plutôt à 1837, si l'on rapproche ce texte d'un autre fragmentd'inspira-
tion voisine, provenant de la « Copie Dorison » et daté de cette année — voir Journal (éd.
F. Baldensperger, 1948), p. 1083. Par ailleurs, on notera que Vigny attribue ici le distique à
Le Brun Pindare ; or nous n'avons pas retrouvé ces deux vers dans les quatre volumes des
OEuvres de celui-ci (éd. P.-L. Ginguené, Paris, G. Warée, 1811).
36. Correspondanced'Alfred de Vigny, éd. cit., t. 4, p. 456.
37. Autographe non localisé — texte publié pour la première fois par F. Gregh, Les Lettres,
6 juin 1906, p. 282 (sans date) — Journal (éd. F. Baldensperger, 1948), p. 1122 (sous la date
de 1839).
VIGNY LECTEURDE CORNEILLE .413
dans Une scène de Corneille, Racine, Molière... Alors se formerait par degrés un
public d'esprits poétiques capables délire et chanter des vers et de les goûter, digne
de les juger, apte à les propager46.
Ce Vigny qui accepte désormais que « public » et « esprits poétiques »
se complètent, au lieu de s'opposer!, c'est celui qui se révèle capable de
résumer son existence en quelques mots, dont là brièveté et la simplicité
ne doivent pas masquer l'extrême importance, car ils attestent une der-
nière victoire sur soi : « Si ma vie avait un titre, comme Un livre, elle
devrait se nommer : Études et lectures » 47.
Ce Vigny réconcilié avec Corneille et, par conséquent, avec lui-même,
ce sera bientôt l'auteur de L'Esprit pur.
1378.
46. Autographe non localisé — Journal (éd. F. Baldensperger, 1948), p. 1355 (texte publié
d'après la « Copie Dorison » sous la date de décembre 1860). Une autre notation sur le même
thème apparaît sous la date du 25 septembre 1862, voir Journal (éd. F. Baldensperger, 1948),
p.
47. Autographe non localisé —Journal (éd. F. Baldensperger, 1948), p. 1319 (texte publié
d'après la «Copie Dorison », sous la date de 1856),
LE CHRIST AUX OLIVIERS :
VIGNY ET NERVAL
GABRIELLE CHAMARAT-MALANDAIN*
417-428
qu'il rapproche de son héros éponyme. Voici les dernières lignes du texte : «Ainsi se termina là
vie du dernier païen. (...) Le nazaréen triompha encore de ses ennemis ressuscites après treize
siècies. La Thréicie n'en est pas moins un appendice curieux au Misopogon de l' empereurJulien ».
3. La traduction faite par Littré de La Vie de Jésus fut publiée en 1839 mais, le 1er décem-
bre 1838, Edgar Quinet en avait donné un compte rendu dans la Revue des deux mondes que
Vigny avait lu. Voir Claude Pichois, L'Image de Jean-Paul Richter dans les Lettres françaises,
José Corti, 1963.
VIGNY ET NERVAL. 419
5. Voir les deux ouvrages précédemment cités et Jacques Géninasca, Analyse structurale des
Chimères de Nerval, La Baconnière, Neuchâtel, 1971.
Jésus.
6. J. Géninasca,op. cit. et Pascal, Pensées,.Édition BrunschWicg, Hachette, 1966. Pensée 553,
Le Mystère de
420 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE
10. Les vers 59-74 sont vraisemblablement diriges contre Joseph de Maistre. Voir Vigny,
OEuvres complètes, Paris, Gallimard, « Bibl. delà Pléiade », t. I, p. 151 et p. 1108, n. 1.
424 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE
».
et jusqu'à la mort, l'intériorisation angoissée du silence de « celui qui
donna l'âme aux enfants du limon
:
dès historiens qui examinent avec l'attention que l'on sait le mystère de là
double nature de Jésus. Le succès de La Vie de Jésus de Renan suit d'une
quinzaine d'années le retentissement du livre de Strauss. Car si le Christ
n'est qu'un homme mais « un homme incomparable » 13, il reste un modèle,
le problème théologique est évacué et la morale évangélique est sauve.
Les deux poètes ont bien compris que Gethsémani était la scène de
l'alternative essentielle, celle où la question de la double nature se posait
de la façon la plus aiguë. Pascal avait d'une certaine façon ouvert la voie
à cette symbolique. Il avait montré cette fragilité toute humaine, mais
exceptionnelle, qui apparaît dans l'agonie qui précède la Passion ;
Je crois que Jésus ne s'est jamais plaint que cette fois ; mais alors il se plaint
comme s'il n'eût pu contenir sa douleur excessive « Mon âme est triste jusqu'à
la mort».
Plus loin :
Jésus a prié les hommes et n'en a pas été exaucé.
Puis
Il ne prie .qu'une fois que le calice passe et encore avec soumission, et deux fois
qu'il vienne s'il faut14.
Vigny sur ce point de la double nature reste ambigu. Les brouillons du
Mont font état d'un projet qui niait la divinité du Christ :
Car je suis Fils de l'Homme et non le Fils de Dieu 15.
Le problème est dépassé : c'est moins le caractère sacré des Écritures
qui est attaqué que leurs limites qui, dans tous les cas réduisent à peu de
chose, à son insuffisance, là Révélation. Nerval, lui, fonde dans la dichô-
12. «Et que nous resté-t-il, à nous les déicides!.. », Musset, Nouvelles Poésies, « Rolla »,
strophes 43 et 44.
13. Leçon inaugurale au Collège de France,en 1862! A la suite de cette Leçon Renan dut
abandonner sa chaire.
14. Le Mystère de Jésus.
15. Esquisse du Mont des Oliviers, Vigny, Pl. I, p.296.
426 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIREDE LA FRANCE
tomie d'une nature divine qui se découvre au sonnet V, après que toute la
première partie du poème a manifesté l'absence de paternité divine, la
nécessité de penser les deux natures selon une complémentarité dialec-
tique. Proche de Pascal, mais s'en démarquant par le jeu libre du discours
et del'imaginaire, il fait du Christ un modèle pour l'homme, un mage,
comme le poète, auquel il l'identifie dès le second vers.
Sur le mutisme de Dieu, les deux poètes sont en accord. Aucune Église
« pascalienne » n'est là pour pallier la faille essentielle. En admettant que
Dieu existe, il n'existe pas dans le monde sous une forme accessible à l'in-
telligence humaine. Vigny prépare la conclusion du Mont bien avant de
l'écrire. Le discours du Christ, dès 1843, fait le procès de Dieu : la création
est incomplète et la Révélation ne pallie pas les manques originels :
Et si j'ai mis le pied sur ce globe incomplet,
Dont le gémissement sans repos m'appelait,
C'était pour y laisser deux Anges à ma place,
De qui la race humaine aurait baisé la trace,
La Certitude heureuse et l'Esprit confiant.
Les deux anges ici appelés n'apparaissent pas plus que celui cherché vai-
nement par Jésus « au fond de quelque étoile » quelques vers plus haut.
Dans la strophe de 1862, le raccourci est saisissant : pris dans l'espace
des vers qui font rimer « ce qu'on voit rapporté », la teneur négative des
Écritures, et « un monde avorté », après le passage du Christ comme
avant la Révélation. Entre 1839 et 1862, le poème des Destinées a nié jus-
qu'à la « grâce » chrétienne que Le Mont saluait dans la première partie
du discours.
La vision du monde sans Dieu est, chez Nerval, terrifiante. Le son-
net II serait tout entier à citer :
Un souffle vague émeut les sphères vagabondes
Mais nul esprit n'habite en ces immensités.
Les images du chaos, agité d'un mouvement insensé, habité par la nuit,
creusé en un abîme infini, développent l'angoisse du corps et de l'esprit ;
celle-ci va se résoudre en interrogations affolées au troisième sonnet. Le
tragique philosophique émane d'un bouleversementextérieur et intérieur ;
l'émotion poétique, présente au Mont, est d'une nature différente, proche,
quoique plus condensée, de celle dégagée par Un Songe, omniprésent
dans ces premières strophes.
A l'intérieur du monde sans Dieu, au coeur de l'énigme non révélée, le
drame se resserre sur l'homme et le vide métaphysique auquel il est aban-
donné. Vigny consigne l'avènement d'un homme moderne refusant de
s'interroger vainement sur le non-sens de la création. Daphné avait déjà
condamné le christianisme par la voix redoublée de Julien et de Libanais,
VIGNY NERVAL ET 427
PAUL BÉNICHOU*
p.22-23.
* Université de Harvard (emeritus).
1. Voir Emile Deschamps, Préface
Cependant un autre devoir n'est pas moins impérieux pour les narra-
teurs sacrés : c'est de montrer Jésus humilié et souffrant ; car c'est aussi
un des articles fondamentaux de la foi et de l'enseignement chrétiens, de
professer que Jésus a souffert cruellement pour nous. Il ne convenait
cependant pas d'aller loin dans ce sens, de représenter un auguste
condamné trop défait par l'épouvante du supplice prochain. Marc a dit
simplement (14, 33) : « Il commença à être saisi de terreur et d'angoisse ;
il leur dit : Mon âme est triste jusqu'à la mort ». Puis plus rien. Mathieu
l'a répété mot pour mot (26, 37-38). Luc seul a osé pousser plus loin, il
a déclaré, hyperboliquement, Jésus entré en agonie (22, 44), avec des
sueurs sanguines.
Les trois synoptiques ont donc obéi à une nécessité contradictoire avec
une relative discrétion. Ils font état en outre, comme conduite principale
de Jésus, d'une prière qu'il fait à son père. On pourrait demander :
« Pourquoi prier quand on sait que ce qu'on demande contredit un décret
des Écritures qui relève de l'éternité, non du temps ? » Mais la religion ne
recommande la prière qu'à condition qu'aussitôt émise elle se rétracte en
tant que manifestation d'une volonté indépendante de Dieu. Marc écrit
(14, 35-36) : « Il pria donc pour que passât cette heure loin de lui si c'était
possible [...] Il disait : Éloigne de moi cette coupe. Cependant ne fais pas
ce que je veux, mais ce que tu veux ». Mathieu dit substantiellement la
même chose, en le répétant et en faisant mention d'une troisième fois
(26, 39 ; 26, 42). Luc (22, 39) le dit une bonne fois, aussi clairement
que possible.
Cet examen des problèmes qui ont pu se poser aux narrateurs évangé-
liques de la Nuit du Gethsémani nous met peut-être en bonne place pour
juger de ceux que Vigny a rencontrés dans sa transposition. Que se pro-
pose-t-il de faire ? Un récit qui par le cadre, l'époque, les personnages et
les événements principaux, reproduise assez le récit évangélique pour
porter son nom comme titre, mais qui, par le sens et la leçon qu'il
contient, en diffère assez pour convenir aux voeux et aux pensées de notre
époque : en somme un reflet de la tradition, à distance. Le Poète mesurera
cette distance libre, qui fonde sa mission dans la société moderne. Voyons
ce qu'il fait.
Il commence par un préambule de 34 vers, là où, dans les Évangiles,
il y avait deux lignes pour dire la marche de la petite troupe vers le
Gethsémani. Vigny fond ensemble une description du cadre naturel et de
l'état des éléments, dont les évangélistes n'avaient cure, et tout ce qu'il
accepte de leur scénario ou veut, y ajouter. Ces vers sont un véritable
tableau vivant, comme il sait les faire, avec un Jésus en marche, « triste
jusqu'à la mort » (il répète l'expression évangélique). Il accepte la sueur
432 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE
Mon Père
GETHSÉMANI ROMANTIQUE
vers 12, et au Vers 30, où il est dit qu'il fut répété trois fois), il semble fait
...
pour aboutir au même constat qui suit immédiatement dans la narration :
Père!
mais le ciel reste noir, et Dieu ne répond pas (vers 13),
C'est tout le sujet: du Silence de Dieu qui est ici posé, et sur lequel s'arti-
cule, d'emblée, l'ouverture du poème; Ce reproche à1 Dieu était au coeur
de la pensée de Vigny depuis plus de dix ans au moins, et il n'est pas dou-
teux que le choix même du Mont des Oliviers comme sujet de poème a été
fait sous cette inspiration.
Lé Journal de Vigny et ses notes, dans les années 1832-1834, contien-
nent de nombreuses Variantes dé sa « parabole » dite de « la vie-prison »,
dont le Geôlier gouverne ses prisonniers, lés hommes, sans vouloir leur
donner aucune information sur leur sort. Vigny a trouvé dans lé sujet évan-
gélique dé la vaine prière de Jésus au Gethsémani un sujet équivalent à ses
yeux à celui dé la vie humaine commeprison, mais incomparablementplus
Offensif, le sens des évangiles étant proprement détourné, voire violenté, dès
lors que Jésus n'est pas, selon lui, véritablement le dieu sauveur, mais le
plaignant Contre Dieu, et le porte-paroledé l'humanité. Entre 1842 et 1844,
alors qu'il avait déjà produit un premier manuscrit du Mont des Oliviers, il
chercha à démontrer par divers moyens (transitions en prose, ou Simple-
ment ordre significatif des poèmes) la Haison organique de ses récits en
tant que somme philosophique;moderne : or il situait toujours Le Mont des
Oliviers en tête de cette mise eh ordre, car il fondait sur lé silence de Dieu
la nécessité pourl'espèce humaine de pourvoir elle-même à ses tâches et à
ses devoirs, développés dans les poèmes suivants. On voit que ce sujet-ci a
des raisons sérieuses d'avoir intéressé Vigny. Il est vrai que supposer un
Dieu obligé de répondre à foute question, c'est'rejeter d'avance toute reli-
gion. Vigny, étant donné le sujet, a pris quelques formes eh transposant le
scénario ; quant au fond, il n'a pu que s'opposer sur l'essentiel.
mais en faisant ici une telle demande, il parle pour toute l'humanité en
même temps que pour lui. C'est tout le credo romantico-humanitaire en
même temps que le sien que Vigny développe ici. L'examen détaillé en a
été fait plusieurs fois, et je n'ai pas à le refaire. Voici seulement quelques
points saillants.
Tout d'abord, Jésus se pose en homme qui a reçu une mission, et qui,
la trouvant incomplète, demande un supplément de vie pour la parfaire.
Mission n'est pas divinité, et dès lors on peut dire que son poète l'a mis
dans une sorte de position d'Ancien Testament, celle de son Moïse par
exemple, quoique dans un contexte doublement différent : d'une part,
Moïse ni Jésus ne sont en dernier ressort autres que Vigny ; d'autre part,
Moïse demande à mourir pour être déchargé d'une mission trop lourde,
Jésus à vivre pour achever la sienne ; il fait (aux vers 50-56) une apologie
du christianisme « de fraternité » déjà acquis, et il accepte même de mou-
rir tout de suite si la moitié de son sang ayant lavé le péché de la vieille
humanité, l'autre moitié sert à acheter le christianisme de l'avenir (vers 57-
58). Cette vue est tracée en neuf vers d'un laconisme et d'une propriété
poétique admirables. Nous avons affaire ici à un Vigny créateur de mythes
et remanieur théologique, comme l'atteste mieux encore l'audace des vers
suivants,-qui concernent, sans le nommer, Joseph de Maistre, champion
du catholicisme contre-révolutionnaire. Vigny l'avait fortement maltraité
dix ans avant dans Stello, pour avoir préconisé, en invoquant le modèle de
la Croix, la vertu du sang innocent dans l'expiation du mal. Ici c'est par
la bouche de Jésus lui-même qu'il ose le fustiger, lui et toute son école,
comme falsifiant le sens de la Rédemption. Jésus en personne, portant la
parole de Vigny, prophétise avec horreur le développement à travers les
siècles de cette sorte de christianisme, et dirige contre cette aberration,
pour l'anéantir, des mots voisins de la supplication que lui prêtent les
évangiles : « Éloigne ce calice impur... », ainsi hardiment interprétés (vers
69), en déclarant que tout l'appareil de la crucifixion ne l'épouvante pas
autant d'avance que le règne de cette Église-là (vers 59-74).
Le détail des clartés qui doivent chasser les ténèbres et des victoires
qui doivent foudroyer le mal, selon le Jésus de Vigny, occupe presque
entièrement le reste du poème (vers 75-130). Je veux me borner à ceci :
Vigny a, dès sa conception du poème, tourné le dos en quelque sorte aux
évangiles ; et dans le discours qu'il a attribué à Jésus, sur le ton autant de
la revendication et de l'inculpation que de la prière, il a encore élargi la
distance que creuse entre lui et le christianisme traditionnel son anathème
à Joseph de Maistre et à sa théologie. Cependant son personnage est
Jésus, et il présente son projet de réforme comme la seconde moitié ou
l'accomplissement du christianisme. Mais ce qu'il dit n'est pas du même
ordre que ce que disaient les néo-catholiques libéraux ou sociaux vers
UN GETHSÉMANIROMANTIQUE 435
Ainsi
le poème :
le divin Fils parlait au divin Père
et contient, reprise des Évangiles, la clause finale de la prière, celle qui
annule tout esprit de requête :
Que votre volonté
...
Soit faite et non la mienne et pour l'éternité !1
C'est du moins ce qu'il fait dire à Jésus, pour se concilier tout esprit
religieux, quand il écrit son poème, un peu avant 1840. Le dénouement
reste malgré tout digne dû drame, car Jésus continue à attendre une
réponse, espère encore avant de renoncer, et sa formule de renonciation
peut passer pour une résignation au pire, un adieu a tout puisqu'il n'a rien
obtenu; et les vers 133 et suivants sont une sorte de fin de Jésus. Les
concessions de forme qu'il avait faites à la religion traditionnelle lui. coû-
taient-elles trop ? Le fait est que Vingt ans après, au seuil de la mort, en
1. Pourquoi cette clausule additionnelle:: « et pour l'éternité ! » ?Peut-être pour signifier son
amertume : il n'entend plus qu'on fasse appel à lui ; il traite Dieu comme Vigny les rois (sug-
gestion de Mme.Lise Sabourin à la fin du colloque).
436 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIREDE LA FRANCE
LISE SABOURIN*
*Université de
1.
Picardie.
Dernière nuit de travail, préface de Chatterton, Gallimard, Bibl. de la Pléiade, éd.
F. Germain et A. Jarry, 1986, t. I, p. 751-752 (édition de référence dorénavant seulement désignée
par sa tomaison).
RHLF, 1998, n°. 3, p. 437-450
438 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE
l'homme de lettres. Et ce d'autant plus que Vigny, qui par ailleurs affirme
prudemment que seules la postérité ou la divinité peuvent trancher de
leurs valeurs comparées, propose une élucidation : « l'orateur, l'homme
d'État ou le publiciste » qui agissent par la « presse » ou la « tribune »
sont présentés en opposition au « poète » ou au « grand écrivain » 2. Nous
pourrions penser que Vigny récuse la dénomination d'homme de lettres
pour tout écrivain digne de son idéal, a fortiori pour le poète que nous
savons être son aspiration suprême. D'ailleurs l'éloge de son prédécesseur
sous la Coupole, le vaudevilliste impérial Etienne, en « aimable auteur »,
comique de surcroît, fonctionne, quoique composé avec scrupule intellec-
tuel vis-à-vis de la mémoire du défunt, par contraste ironique avec l'apolo-
gie de la génération nouvelle, vouée à la grande poésie lyrique et épique.
Mais nous trouvons d'autres occurrences, bien plus positives, du
vocable « homme de lettres » dans les oeuvres de Vigny, notamment
durant les dix dernières années de sa vie. Ne projette-t-il pas d'écrire des
« considérations sur les hommes de lettres » 3, toujours traités en débu-
tants, comme « l'homme de l'art», précise-t-il, jugés sévèrement à
chaque parution d'oeuvre alors que « l'homme de loi, l'homme de
guerre » poursuivent une carrière plus régulière, au bénéfice de l'ancien-
neté ? Vigny veut présenter au public un «plaidoyer pour l'homme de
lettres », considéré comme un «joueur d'orgue de barbarie »4 dans une
société de plus en plus matérialiste qui lui reproche, comme Beckford
dans le drame du paria Chatterton, d'être atteint d'une « maladie du cer-
veau », dont tous ont été affectés dans leur jeunesse par « fantaisie », mais
ont su se guérir pour ne pas devenir d'incurables parasites5. Le poète
emploie encore cette dénomination d' « homme de lettres », quand il
reproche à Sainte-Beuve, par sa critique biographique, qualifiée d'anec-
dotique, dans une analyse prémonitoire des arguments proustiens6,
d'abaisser les écrivains devant les « amateurs ignorants »7 que sont les
Français, hélas plus curieux de spectacles que de lectures attentives8. Il
suffit que les auteurs soient livrés par leur misère aux « négriers » que
sont les éditeurs9, sans que la critique, qui devrait avoir pour tâche
Hors concours en quelque sorte, par leur situation aux marges de la lit-
térature proprement dite, voici d'abord les historiens et les philosophes.
Eh effet Vigny adhère encore, contrairement à la nette distinction opérée
10. Fragments sur L'Histoire des oeuvres littéraires du demi-siècle, 1853 [?], t. II, p. 1159.
11. t.
Journal, 1858, Pléiade, 1948, II, p. 1337.
12, Journal, 1er et 2 juin 1862, Pléiade,1948, t. H, p. 1371 ; fragments sur le Discours de
réception à l'Académiefrançaise, 1841, t. II, p. 1153-1154.
13. Fragments sur L'Histoire des oeuvres littéraires du demi-siècle, s.d., t. II, p. 1160.
14. Ibid., s.d., t. II, p. 1162.
440 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE
15. Réflexions sur la vérité dans l'ait, préface de Cinq-Mars, 1827, t, II, p. 10.
16. Ibid., t. II, p. 6.
17. Voir documents sur l'édition de 1838 de Cinq-Mars, t. II, p. 415-416.
18. Discours de réception à l'Académiefrançaise, t. H, p. 1138.
19. Documents sur l'édition de 1838 de Cinq-Mars, t. II, p. 410.
20. Mélanges sur La vérité dans l'art, [1826 ?], t. II, p. 1067.
21. Les Jeux de l'histoire et des historiens, 16 mai 1856, t. II, p. 1077.
22. « Essai sur l'histoire et les historiens, Plan d'un travail à faire », 6 mai 1849, t. II, p. 1074.
23. Voir nos ouvrages, Alfred de Vigny et l'Académiefrançaise. Vie de l'Institution (1830-
1870), Honoré Champion, 1998 ; Alfred de Vigny, Papiers académiques inédits, édition com-
mentée, Honoré Champion, 1998.
VIGNY ET L'HOMME DE LETTRES 441;
ces critiques, Vigny n'en projette pas moins en 1849 d'écrire un essai sur
l'histoire, dont il esquisse les subdivisions entre historiens « volontaires »,
« involontaires », « momentané[s] », « philosophique[s] », les considérant
comme valides dans la mesure où ils cherchent le vrai sans manifester
de passion24.
24 «Essai sur l'histoire et les historiens, Plan d'un travail à faire», 6 mai 1849, t. II,
p. 1074-1075.
25. Lettre à.Lord***, 1.1, p, 409.
26. Journal, mars 1840, Pléiade, 1948, t. n, p. 1130:
27. Stello, t.JLp:654.
28: Les Oracles, 1.1, p. 130,
29. Journal, juillet 1836, Pléiade, 1948, t. H,p. 1045.
30. Documents préparatoires pour Servitude et grandeur militaires, [février?] .1834, t.H,
p.836.
31..Notes de préparation pour Stéllo, t.II, p. 673.
32. Daphné, 1.1, p. 912,
33. Jounal,4mars 1832, Pléiade, 1948, t. II,-p. 944.
.
34. Voir Mélanges sur roman, roman historique, histoire, 1840, t. H, p. 1073.
442 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE
Mais aux côtés de ces savants rejetés du domaine véritable des idées
qu'est seule pour Vigny la littérature idéale, siège une troisième catégorie
d'hommes de lettres encore plus haïssables, celle des « dominateurs durs
escortés de faux Sages »41 : il vise les hommes d'action, « d'affaires »
aime-t-il dire, les orateurs politiques, les ministres déchus qui se recon-
vertissent dans les lettres. Or, pour lui, l'homme « caparaçonné d'un
Pouvoir» vit «dans le mensonge social »42 ; il «s'enferme en sa
Doctrine » ; trop préoccupé des « problèmes sournois du jeu de sa bas-
cule », habitué au « faisceau des intrigues », au « noeud gordien des tor-
tueuses lignes », au « tournoi d'intrigue et de manoeuvres lentes », il ne
peut qu'appartenir à la catégorie des « coeurs faux et serviles », des
« esprits d'audace et d'artifice », ce qui évidemment, dans la concep-
tion qu'a Vigny de la poésie comme une quête de vérité, l'écarté pror
fondement de l'authentique littérature. D'ailleurs la « tribune », à force
de « sav[oir] par de feintes colères / terrasser la Raison sous le Raisonne-
ment »43, ne sait rien de la façon de faire un livre44. Thiers traite ainsi
d'« admirables ébauches» les « tableaux parfaits » de Chénier!45 Et
Vigny s'irrite de voir parfois les poètes s'abaissera « célébrer les hommes
d'action qui les dédaignent »46 : il note avec amertume que « deux races,
autrefois si distinctes, se sont alliées et confondues dans le Parlement (...)
sous la toge du législateur » : « les historiens sont ministres », « l'inspira-
tion des poètes et des grands écrivains sait se ployer aux affaires publi-
ques, combattre à la tribune », « plusieurs portent ainsi un glaive dans
chaque main mais il sera donné à bien peu d'en porter deux d'une trempe
égale »47. Sous cette désapprobationde la poésie engagée politiquement48,
nous sentons percer quelque rancune envers Lamartine et Hugo, plus heu-
reux que lui-même dans la reconnaissance apportée par la vie publique.
Le Journal d'un poète ne soupçonne-t-il pas le poète exilé de « chercher
dans les scandales publics les moyens de se maintenir en scène »49 ? D'ail-
leurs une phrase révélatrice du Docteur Noir à Stello, qu'il a détourné de la
« tentation bizarre (...) de dévouer [ses] écrits aux fantaisies d'un parti »50,
suggère que l'y avait mené «à [son]insu, établi profondément en [lui] »,
un « attachement secret» à «l'orgueil et l'ambition de l'universalité de
l'esprit»51 : Vigny est lucide.sur ses propres déceptions! H n'en vitupère
pas moins contre la popularité qui paie cette trahison selon lui :. La Maison
du berger, en condamnant les compromissions d'Horace dans les banquets
ou de Voltaire à la cour, rappelle que «les hommes les plus graves ne
posent qu'à demi [la] couronne [au] front » des poètes qui les rejoignent,
que « leurs discours passagers flattent avec étude / la foule qui les presse
et puisleur bat des mains », mais que « ce parterre ne: jette aux acteurs
politiques / que des fleurs sans parfums, souvent sans lendemains »52.
Le même motif est invoqué pour condamner les journalistes et les cri-
tiques. En effet, le journal, théâtre du quotidien53, est forcé de parler tou-
jours, ce qui le fait extravaguer souvent54. Obligés de travailler dans là
En effet, à travers son action comme dans les notes sur le papier,
qu'elles aboutissent ou non à des oeuvres publiées, se profile le buste du
poète, tel que le rêve Vigny: Éloigné de tout dogmatisme, de toute la froi-
deur d'une théorie littéraire, il doit se préoccuper également de la profon-
deur de sa pensée philosophique et de la suprématie de son style, afin de
susciter, si ce n'est sur l'instant, du moins pour la postérité, l'émotion qui
naît de la seule imagination.
ALFRED DE VIGNY :
DESSEIN DU LANGAGE
ET AMOUR DE LA LANGUE..
JACQUES-PHILIPPE SAINT-GÉRAND*
2. Lettre autographe signée du 24 juillet 1842, à Félix Bônnaire, catalogue dés ventes d'auto-
graphes, de Thierry. Bodin, 24 novembre 1997.
454 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE
:
de l'esthétique de Vigny, ce pointfocal du style en lequel se nouent senti-
ment épilinguistique du sujet de l'écriture et conscience des devoirs de
l'individu
Le scrupule moral protégea Vigny contre l'excès de ses qualités. Il dit quelque
part dans son Journal : « Le malheur des écrivains est qu'ils s'embarrassentpeu de
dire vrai, pourvu qu'ils disent. Il est temps de né chercher les paroles que dans sa
conscience »... La phrase que j'ai soulignée pourrait servir d'épigraphe à toutes les
parties de son oeuvre. Il y a gagné de doubler son aristocratie native d'une étoffe
vivante d'humanité. Cette poésie d'une forme de choix se trouve ne pas être un tra-
vail d'exception et de byzantinisme.
On voit bien là se profiler une attitude de critique positive qui — dans
le détail des faits d'expression et l'ensemble des raisons poussant un indi-
vidu à écrire — cherche à retrouver une unité spécifique et discrète.
Nous sommes entrés dans une période où les qualités de l'écriture
vont être considérées au même titre et avec le même rang que les seules
qualités de contenu idéologique. Presque simultanément, Emmanuel des
Essarts entérinait cette surérogation prévisible du style d'auteur, en cette
portion du XIXe siècle où public et Aristarques tendaient à faire de la
notion de « style » un synonyme de caractère et à voir en elle une forme
esthétique d'expression des idiosyncrasies psychologiques de l'individu :
A part quelques périphrases qui tiennent de l'École impériale, le style offre
dans la plus heureuse proportion l'élégance soutenue, la force ménagée, la correc-
tion et la hardiesse, l'éclat dans la netteté. De Vigny déploie des qualités qu'aucun
poète moderne n'a possédées au même degré : ce sont des qualités raciniennes.
Vigny, qui n'aimait pas Racine, est pourtant celui de nos contemporains qui le;rap-
pelle le plus par le tour du style. Ce sont les mêmes audaces calculées et voilées,
c'est le même art qui se fait sentir en se dérobant et se révèle sans jamais s'étaler11.
10.
978.
Antoine, Paris, Robert Laffont, coll. Bouquins, 1993, p.
t 78.
Sainte-Beuve, Portraits littéraires, « Alfred de Vigny » (1er février 1846], éd. Gérald
12. E. Asse, Alfred de Vigny et les éditions originales de ses poésies, Paris, Téchener,
1895, p. 6.
VIGNY, LE LANGAGEET:LA LANGUE 457
176.
tfansversales grâce auxquelles les spécificités du style se dissolvent dans
13. F. Baldensperger,Alfred de Vigiiy, Paris, Nouvelle Revue critique, collection Essais, cri-
tiques, 1929, p.
458 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE
14.
donner aux vérités les plus profondément vraies une enveloppe fabuleuse, de nous
conter de merveilleuses histoires qui ne ressemblent à rien de ce que nous voyons
dans la réalité, mais par le moyen desquelles il nous découvre son âme et parfois
aussi nous révèle la nôtre, ce qu'il y a dans la poésie française avant 1890 qui
réponde le mieux à cette définition, c'est le Satyre et lé Titan de Victor Hugo, mais
bien avant le Satyre et le Titan, Éloa, Moïse, Le Déluge, tout ce livre mystique des
Poèmes antiques et modernes, qui est peut-être la plus pure et la plus parfaite
expression du génie d'Alfred de Vigny
Tout se passe ici comme si l'impression générale laissée par la lecture
globale de l'oeuvre prédominait sur l'infinité' des détails d'écriture enfouis
dans les textes par impuissance à lés organiser en un tout cohérent qui
s'affranchisse des catégories d'une histoire littéraire trop facile à reconsti-
tuer rétrospectivement. Et le penser précédemment allégué risque ici
d'être occulté au profit d'une pensée, donnée en quelque sorte immédiate
de la conscience du lecteur.
Baldensperger, en 1929, renoue précisément avec le mythe de l'idée
pure dans la seule exposition des qualités morales inscrites au frontispice
de l'oeuvre de Vigny, sans véritablement se soucier du médium qui permet
l'affirmation de tels faits et du paradoxe que constitue l'expression ver-
bale du silence :
On s'empresse de conclure du Silence de Vigny à une hautaine stérilité, de cer-
taines désapprobations à un pessimisme total, et principalement de sa réserve et de
sa dignité à une raideur impersonnelle et glacée, [...] L'oeuvre et la personne de
Vigny deviennent comme le mot de ralliement d'une communauté indiscernable,
souvent méprisée des triomphateurs du jour, ignorée des turbulentes consécrations
de la publicité : celle qui maintient les réincarnations de « l'esprit pur », l'intelli-
gence, le dévouement, l'abnégation, la dignité, la foi jurée, à l'abri des atteintes et
des abandons15.
Rien ici, comme on le voit, qui touche de près pu de loin à la mise en
mots des représentations proposées par l'écrivain. Mais plutôt — une nou-
velle fois
— l'impression générale d'un contenu global réductible à un
sens, à quelques mots perçus comme étiquette classificatrice d'une oeuvre
14. E. Estève, Alfred de Vigny, sa pensée et son art, Paris, Gantier Frères, .1923, p.: 4.
15. E Baldensperger, op. cit., p. 175.
VIGNY, LE LANGAGE ET LA LANGUE 459
16. M. Citoleux, Alfred de Vigny; persistances classiques, affinités étrangères, Paris, Cham-
pion, 1924, p. x.
17. A. Thibaudet, Histoire de la littératurefrançaise de 1789 à nos jours, Paris, Stock, 1936,
p. 234.
460 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE
18. Les extraits allégués proviennent du Cours de Licence ès-Lettres, Certificat d'Études
Supérieures de Littérature,française et d'Études Littéraires Classiques rédigé par Georges
Ascoli : Vigny, Les Destinées, Paris, CDU, 1932, respectivement p. 17, 58, 103, 112...
19. B. de la Salle, Alfred de Vigny, Paris, Fayard, 1963, p. 62.
20. La Maison du Berger, v. 200.
21. Paris, SEDES, 1964.
22. Respectivement : Recherches sur la nature et les fonctions du langage, Paris, NRF,
Bibliothèque des Idées, 1942 ; et Signes, Paris, Gallimard, 1960.
VIGNY, LE LANGAGE ET LA LANGUE 461
159.
Certes, le commentaire n'est pas ici de la rigueur que l'on souhaiterait
peut-être aujourd'hui, mais son orientation va dans le sens; de ce que
Vigny réclamait pour lui-même lorsqu'il découvrait chez d'autres ce qui
26. Carnet de 1838, in journal d'un poète, p. p. F. Baldensperger, Pléiade II, 1948, p. 1099.
27. Notamment,J.-P. Richard, « Vertical et horizontal dans l'oeuvre poétique d'A. de Vigny »,
in Études sur le romantisme, Paris, Le Seuil, 1973, p. 161-176 ; P. Viallaneix, Vigny par lui-même,
Paris, Le Seuil, coll. Écrivains de toujours, 1964 ; A. Jarry, Étapes et signification de la création
littéraire d'Alfred de Vigny, Droz, 1997 ; M. Cambien, Les systèmes conflictuels dans l'oeuvre
d'Alfred de Vigny, thèse, Paris III, 1980, et « Le Poète d'un journal : d'une bio-graphiebien sou-
tenue », in Bulletin de l'Association des Amis d'Alfred de Vigny, 1985-1986, n° 15, p. 50-62 ;
j.-Ph. Saint-Gérand, Vigny, Vivre, Écrire, Presses Universitaires de Nancy, coll. Phares, 1993.
28. A. de Vigny, Cinq-Mars, éd. A. Bouvet, Pléiade 11,1993, p. 110.
VIGNY, LE LANGAGEET LA LANGUE 463
29. Voir J.-Ph. Saint-Gérand, « Le râteau, la pierre ponce et le Poète : de quelques intérêts
marginaux d'Alfred de Vigny », in Romantisme. 1988/59, p. 91-107.
30. Rédigé sous la direction de Madeleine Ambrière, Paris, Presses Universitaires de France,
1997, notamment dans les sections dirigées par Françoise Balibar, Jean Bernard et Bernard
Bourgeois.
31. Gustave Fallot, Recherches sur les formes grammaticales de la languefrançaise et de ses
dialectes au XIII' siècle, texte rédigé en 1836, publié après la mort de l'auteur 11839] par
P. Ackermann,le collaborateur de Nodier, et avec une préface de B. Guessard.
464 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE
jour, je vis clairement que les événements ne sont rien, que l'homme intérieur
est tout, je me plaçai bien au-dessus de mes juges. Enfin je sentis ma conscience,
je résolus de m'appuyer uniquement sur elle, de considérer les jugements publics,
les récompenses éclatantes, les fortunes rapides, les réputations de bulletin, comme
de ridicules forfanteries et un jeu de hasard qui ne valait pas la peine qu'on
s'en occupât.
La Canne de Jonc, vin.
v.
bas un agneau. Il nous faut cinq mots pour traduire aignelée*5.
De telles considérations ne sont évidemment pas sans conséquences
sur l'économie et la politique générales du langage pratiquées par l'écri-
vain. Madeleine Ambrière rappelait en introduction à cette journée la
sensibilité de l'écrivain aux faits d'oralisation du discours ; amateur de
diction, de prosodie, et lecteur de Du Broca ; dans le précédent témoi-
gnage Vigny se montre sensible à l'intérêt documentaire du témoignage
oral, susceptible d'éveiller là conscience métalinguistique de l'écrivain ;
il se révèle également attentif aux migrations du vocabulaire au-dessus
de frontières toujours arbitraires dans l'ordre de l'histoire, dans une pers-
pective qui n'est pas sans rappeler les travaux contemporains d'un philo-
logue tel que Francisque Michel et ses ruminations sur les rapports du
français et de l'anglais au Moyen Age par l'intermédiaire de l'anglo-
34. Ibid., p.
35. Lettre à Adolphe Breulier, 7 décembre 1852, En attendant que la nouvelle édition de la
correspondancede Vigny, sous la direction de Madeleine Ambrière, atteigne cette couche chro-
.
nologique, on se reportera à la publication de la Correspondance 1822-1863, t. H, éd. L. Séché,
Paris, La Renaissance du Livre, 1913, p. 315.
466 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANGE
36. Voir J.-Ph. Salnt-Gérand, « La Criiical Jnquiry into the Scottish Language (1872-1882) de
Francisque Michel: Histoire, philologie et fantaisie », in Florilegium Historiographiae
Linguisticae ; Études d'historiographie de la linguistique et de grammaire comparée à la
mémoire de Maurice Leroy, 1994, Jan De Clercq et Piet Desmet (éd.), Bibliothèquedes Cahiers
de l'Institut de Linguistique de Louvain, n° 75, Louvain-la-Neùve, Peeters, 1994.
37. Servitude et Grandeur Militaires, éd. F. Germain, Paris, Gantier, 1965, « La Veillée de
Vincennes », rv, p. 85.
38. Correspondance 1822-1863, t. H, éd. L. Séché, Paris, La Renaissance du Livre, 1913,
p.300.
;
39. Celui-ci propose notamment de recenser les sources de conjectures étymologiques, puis
de soumettre ces .dernières à des principes de critique afin d'en évaluer les degrés de certitude. Et
il rappelle le rapport infrangible de la forme et du sens : « l'un sans l'autren'est rien, et l'un et
l'autre rapport doivent être perpétuellement combinés dans toutes nos recherches »...
VIGNY, LE LANGAGEET LA LANGUE 467
41. Celui-ci «écrit » : « Le problème de l'origine du langage n'est pas un autre problème que
celui de sa transformation », in Cours de Linguistique générale, p.p. Ch. Bally, A. Riedlinger,
A. Séchehaye, Paris, Payot, 1921, p. 24.
VIGNY, LE LANGAGE ET LA LANGUE 469
42: Une note du Carnet de 1835 affirmé «Que chacundonc peigne comme il voit, et aussi
::
parle comme il pense, crie comme il sent ; c'est la permission que je prends sans la demander,
convaincu que l'humanité ne peut perdre à savoir ce qu'un homme a éprouvé et dit dans la sin-
cérité de son coeur », in Journal, p.p. F.'Baldensperger, Pléiade, H, 1948, p. 1031.
43. Carnet, 23 août 1837 [?], in Journal,-p.p. E Baldensperger, Pléiade, n, 1948, p. 1071.
:
44. Carnet, 20 mai 1829, in 891.
Journal, p.p. F. Baldensperger, Pléiade, II, 1948, p.
470 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE
Eh quoi ! ma,pensée n'est-elle pas assez belle pour se passer du secours des
mots et de l'harmonie des sons ? Le silence est la Poésie même pour moi45,
rie voyant là que l'expression d'une ire momentanée exacerbée par le
souci du paradoxe. Il me semble aujourd'hui que — si paradoxe il y a —
celui-ci est largement en deçà du point d'affleurement de l'expression. Il
gît dans la nature essentielle d'un langage qui en raison même de son ori-
gine — mythique ou religieuse — ne peut se priver de son contraire muet,
sur le fond duquel il prend dès lors toute valeur relative :
S'il est vrai qu'au Jardin sacré des Ecritures,
Le Fils de l'homme ait dit ce qu'on voit rapporté ;
Muet, aveugle et sourd au cri des créatures,
Si le ciel nous laissa comme un monde avorté,
Le juste opposera le dédain à l'absence
Et ne répondra plus que par un froid silence
Au silence éternel de la Divinité
45. Carnet, février 1832, in Journal, p.p. F. Baldensperger, Pléiade, II, 1948, p. 941.
46. Carnet, 1860, in Journal, p.p. F. Baldensperger, Pléiade, JI, 1948, p. 1355-1356.
VIGNY, LE LANGAGEET LA LANGUE 471
JOSEPH-MARC BAILBÉ*
L'ORCHESTRE INTERIEUR
La poésie est fondée, selon Vigny, sur une sorte de rythme intérieur
qui s'impose à lui au niveau de la versification : « Souvent, lorsque je
marche par les rues, je suis importuné par un air qui me poursuit ; mes
pieds prennent, malgré moi, la mesure de cet air, et je ne puis le secouer.
Il n'entrave pas mes idées, mais il les accompagne comme une basse
continue, et leur sert de basse continue bourdonnant telle une mouche
importune. Si les idées s'interrompent arrive le désir de trouver la fin de
l'air » (3 août 1830). Ces observations retrouvent celles de Montaigne, en
son temps, et de Lamennais, dans sa résidence de La Chênaie, sur les ver-
tus de la marche pour animer une solide réflexion. On peut penser aussi à
certaines remarques de Paul Valéry, en relation avec cette sorte de
«métronome intérieur» qui s'impose parfois avec force au poète en
recherche d'inspiration.
Mais il y a aussi la coexistence, comme en musique, d'une mélodie
dominante s'appuyant sur une orchestration fort diversifiée. Il s'agit par-
4. En mars 1833 Vigny ne ménage pas son admiration pour le poète breton Brizeux, auteur de
Marie, recueil de poésies intitulé roman : « C'est un esprit fin et analytique, qui ne fait pas de
vers par inspiration, et par instinct, mais parce qu'il a résolu d'exprimer en vers les idées qu'il
choisit partout avec soin ». De son côté Berlioz écrit à Liszt en mai 1834 : « De Vigny viendra-
t-il ? II a quelque chose de doux et d'affectueux dans l'esprit qui me charme toujours, mais qui
me serait presque nécessaire aujourd'hui ».
POESIE TiT MUSIQUE -
475
C'est sans doute pour cela que les élans poétiques de Vigny passent
d'abord par des textes en prose souvent rythmée, sorte d'esquisses qui lui
donnent confiance, comme il l'écrit à Brizeux en 1831 : «J'ai fait tou-
jours des esquisses qui font mes délices, et du milieu desquelles je tire de
rares tableaux ». Et à la marquise 4e La Grange le 29 décembre 1840 :
«A peine ai-je le temps de crayonner les esquisses dés tableaux sans
nombre que je rêve ». Ce fut le cas-pour La Flûte (RDM, 15 mars 1843)
et La Maison du Berger (15 juillet-1844) notamment,
De là même manière, on se souvient que Berlioz, après avoir composé
une sorte d'ébauche dans lés Huit scènes de Fàusti entreprend, durant son
voyage en Allemagne, en chaise de poste ou en bateau, la rédaction défi-
nitivede la Damnation de Faust (1846).: Le resté sera terminé à Paris, à
l'improviste: Berlioz tenait à être lui-même responsable de ce qu'il
appelle son poème. Il écrit dans ses Mémoirei (chap. LIV) : «Je ne cher-
chais pas les idées, je lès laissais venir, et elles se présentaient dans
l'ordre le plus imprévu. Quand enfinl'esquisse entière de la partition fut
tracée, je me mis à travailler le tout, à en polir les diverses parties, à les
5. Pour la description romanesque, G. Sand, dans La Daniella, en 1856, mettra l'accent sur la
nécessaire complémentarité entre la mélodie et l'orchestration?Elle exprime l'effet d'orchestre
réalisé par les jeux sonores et visuels de la campagne romaine, véritable concert aux mille ins-
truments, qui monte de la nature entière, tandis que la musique populaire, mélodique dans son
essence, s'accroche facilement à eux, et se complète par les.harmonies diffusées dans l'environ-
nement.. Voir G. Sand, LdDaniëllq, Edition de l'Aurore, 1992,1, p. 95 : « Ce qui est unique dans
l'univers c'est le coup d'oeil que, par un ciel sombre et rpugeâtre, présente la Via.Appia, cette
route des tombeaux dont on parle moins dans lés livres que de tout le reste. C'est une route bor-
dée sans interruption de monuments antiques de toutes dimensions et dé toutes formes, avec un
caractère harmonieux, et une profusion de débris d'une grande beauté ». Voir le beau dessin de
G. Sand représentantla Via Appia, le 18 mars 1855.
476 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE
6. Voir Lettre de Vigny à la vicomtesse du Plessis, 8 août 1848 : « Ces vers d'une certaine tra-
duction de Roméo et Juliette par moi, que Mlle Mars savait par coeur et disait admirablement. Je
ne sais où ils sont, il est vrai ». Avec Emile Deschamps Vigny entreprit une adaptation du Roméo
et Juliette de Shakespeare, qui fut reçue à la Comédie-Françaiseen avril 1828.
POÉSIE.ET MUSIQUE. 477
roulante va d'abord vers la nature, mais ce n'est qu'un des aspects d'une
orientation générale de la pensée vers la femme et la poésie. De même on
ne peut isoler l'ensemble, des symphonies de Berlioz, depuis 1830,
Fantastique, Roméo et Juliette, la Damnation de Faust, quelle que soit la
nature originale de chacune d'elles, de la réalisation des Troyens en 1862,
authentique message du compositeur. Dans les deux cas il s'agit d'un
artiste qui dispose dans des oeuvres successives, à des moments divers de
son existence, l'essentiel de son idéologie, et le témoignage le plus exact
de sa sensibilité7. Berlioz croyait-que la symphonie pouvait être autre
chose que le développement orchestral de. motifs musicaux : une expé-
rience de vie pour le musicien. Il voulait la transformer en drame, en
tableaux, et reprendre à sa manière l'oeuvre de Beethoven jusqu'à la
IXe Symphonie.
Ainsi la Symphonie fantastique est un drame instrumental qui
s'oriente vers le tableau et le poème, avec son complément Lélio ou le
retour à la vie. Les sonorités d'Harold en Italie sont une invitation au
voyage dans des lieux familiers au compositeur. Roméo et Juliette, sym-
phonie dramatique, accentue le caractère vocal et symphonique à la fois
d'une oeuvre, qui est une sorte de peinture musicale des sentiments. La
Damnation est une « légende dramatique »,où la vocation poétique du
compositeur s'affirme. Tout cela progresse vers les Troyens, opéra, mais
aussi poème lyrique réalisé pour.les.paroles et la musique par Berlioz, qui
définit ainsi sa vraie vocation dans le cadre de la musique française; Il
écrit à la princesse de Sayn-Wittgenstein : «C'est beau:parce que c'est
Virgile, c'est saisissant, parce que, c'est Shakespeare »8. D'Ophélie de la
Fantastique à Didon des Troyens, l'analyse de l'âme féminine parcourt un
cycle complet.
Pour préparer cette gloire immortelle, le jugement éclairé de la posté-
rité, la maison roulante du Berger propose paysages et tentations diverses,
qu'il s'agit de conjurer pour en venir à l'essentiel, la sagesse et l'idéal, de
même que les symphonies de Berlioz apportent des éclairages divers sur
l'aventure de l'artiste en France et à l'étranger. À partir d'une vision réa-
liste — «Elle va doucement avec ses quatre roues » — elle énonce sa
véritable fonction — « Tous les tableaux humains qu'un esprit pur m'ap-
7. Cet opéra constitue pour Berlioz le moment de l'unité retrouvée, et la vision d'un nouvel
avenir. Libération de l'artiste, appel à toutes les possibilités de l'art lyrique, plénitude de la poé-
sie. On peut noter que les sous-titres des. Symphonies de Berlioz révèlent le besoin d'une
approchelittéraire et musicale aussi originale que possible dû thème choisi.
8. Berlioz, Mémoires, Paris, Garnier-Flammarion,1969, II, p. 336, où il évoque la remarque
de la princesse de Wittgenstein : « De votre passion pour Shakespeare unie à cet amour de l'an-
tique, il doit résulter quelque chose de grandiose et de nouveau». Voir aussi A. Barbier,
Souvenirspersonnels et silhouettes contemporaines, Paris, Dentu, 1883 : « Shakespeareétait son
poète favori, il le lisait sans cesse. A ce culte il ajouta depuis une autre.idole, Virgile».
478 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE
— Sur la pierre des morts croît l'arbre de grandeur (La Bouteille à la mer)
— L'Océan du travail si chargé de tempêtes (La Flûte)
— Il sourit en songeant que ce fragile verre
Portera sa pensée et son nom jusqu'au port (La Bouteille à la mer).
Tout le sens de l'oeuvre apparaîtra en 1863 dans L'Esprit pur, point
culminant de sa réflexion, avec un vibrant appel à la Postérité :
Flots d'amis renaissants ! Puissent mes destinées
Vous amener à moi, de dix en dix années,
Attentifs à mon oeuvre, et pour moi c'est assez.
11. Vigny, Journal d'un poète, 1841 : « Les poèmes commeje les ai faits ont un inconvénient,
c'est que l'esprit n'est pas préparé à entrer en matière sur-le-champ ». Entre 1831 et 1863 Vigny
a beaucoup détruit et beaucoup rassemblé. En 1842 c'est une première ébauche en prose de La
Maison du Berger qui ne paraîtra dans la Revue des deux mondes que le 15 juillet 1844. Le
9 juillet 1842 Vigny exprime ainsi en prose le sujet du poème avec comme sous-titre « Idées à
mettre en stances » et il écrit : « Le coeur est en nous comme une lampe pleine de parfums divins.
Elle s'allume tard et s'éteint bientôt... C'est celui-là qui est le grand poète en qui l'amour ne^
cesse de brûler ».
On peut se reporter également à sa lettre à Auguste Vacquerie, le 27 juillet 1844, à propos du
même poème : « Son voyage sur notre monde sera long et lent. Je suis heureux de savoir que
vous le suivez des yeux ». En 1845 on connaît une première ébauche en prose de Wanda.; et en
1846 un canevas en prose de La Bouteille à la mer. Quant à La Flûte, elle sera lue chez Marie
d'Agoult le 2 mars 1843 avant de paraître le 15 mars dans la Revue des deux mondes. Banville,
dans Mes Souvenirs, Paris, Charpentier, s.d., p. 42 évoque l'appréciation portée par Vigny sur Les
Cariatides (1842) et ses nombreuses annotations : « Cet immense travail de critique ».
POÉSIE ET MUSIQUE 481
Sauvage, Wanda et Le Mont des Oliviers. Tout cela est de l'art musical, et
ce n'est pas une simple métaphore.
En effet la poésie doit être avant tout une voix humaine, que Ton
entende distinctement, qui soit toujours présente. Dans Le Château des
Carpathes de J. Verne, l'un des héros, Franz, ne vit que pour voir la Stilla,
la cantatrice. Il s'attache essentiellement à son image. La voix n'est qu'un
signe parmi d'autres de sa personnalité. L'autre héros, Gorz, n'a jamais
cherché à connaître la femme en Stilla. Pour lui vivre c'est entendre la
voix pénétrante de la cantatrice. Il aime le spectacle lyrique dans la
mesure où il n'est qu'une audition : « Il respire cette voix comme un par-
fum » 12. De même, selon Vigny, il y a deux littératures : celle des yeux et
de la lecture, et celle des oreilles et du chant. C'est à la dernière que vont
ses préférences, et il juge qu'il ne faut jamais la sacrifier. Il rejoint
Stendhal, qui écrivait dans la Vie de Rossini : « Rossini parvint, par l'uti-
lisation de la langue musicale, à retrouver les intonations du langage
parlé » 13. L'émotion individuelle, l'effort d'adaptation sont importants.
Cela passe par la lecture à haute voix du texte poétique, celle-ci étant une
volupté qui rend la pensée plus lumineuse.
On apprend ainsi le pouvoir du mot mis à sa place, comme des notes
de musique, agrémentées de dièses et de bémols. On pourrait presque par-
ler d'un art du doigté qui préfigure certaines pages verlainiennes bien
connues. Berlioz écrivait dans A travers citants :
La composition musicale dramatique est un art double. II résulte de l'associa-
tion, de l'union intime de la poésie et de la musique. Les accents mélodiques peu-
vent avoir, sans doute, un intérêt spécial, un charme qui leur soit propre, et résul-
tant de la musique seulement. Mais leur force est doublée, si on les voit concourir
à l'expression d'une belle passion, d'un beau sentiment, indiqués par un poème
digne de ce nom. Les deux arts unis se renforcent alors l'un par l'autre14.
On peut considérer que la musique, pour Vigny, tend à dissimuler ses
effets propres pour exalter la beauté de la voix humaine. Le vers est pour
lui une musique, et l'émotion du poète doit être transmise par une voix
humaine, qui vibre de cette émotion. Dans La Maison du Berger, on
trouve successivement évoquées la voix étouffée de la Muse vénale, la
voix suave de l'enthousiasme, et la voix triste et superbe de la nature
12. Dans une-autre perspective on peut considérer que LeChâteau des,Carpathes (1892) de
J. Verne semble le pendant de L'Eve future (lB86).de Villiers de l'Isle-Adam. Voir les -Actes du.
Colloque d'Amiens, Paris, Minard, 1978-1980. Et aussi l'Avertissement du roman : « Cette his-
arrivé».
jours».
toire n'est pas fantastique ; elle n'est que romanesque... Nous sommes d'un temps où tout arrivé,,
on a presque le droit de dire où tout est
13. Stendhal, Vie de Rossini, I, p. 144. Voir aussi E. Legouvé, L'Artde: la lecture,-Paris,
Hetzel, 1897, p. 257 : « La poésie fait de l'art dé la lecture un vêtement du dimanche, la prose
seule en fera un habit de tous les
14. Berlioz, A travers chants, Paris, Grund, 1971, p. 120.
482 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIREDE LA FRANCE
15. On peut se reporter aux OEuvres complètes de Vigny, Paris, Gallimard, Bibl. de la Pléiade,
1986,1.1, p. 887, « Esquisses sans lendemain ». Je remercie vivement Loïc Chotard de m'avoir
procuré ce renseignement. On voit, dans ces quelques lignes, Apollon s'humiliant devant
Cassandre qui déteste sa paisible immortalité, voyant l'univers et les planètes qui vieillissent, et
de ses yeux divins contemplantle coeur de la jeune fille endormie, immense dans sa beauté, et sa
souffrance. Vigny écrit : « Quel magnifique monologue à faire !»
Hélas ! les images de Cassandre et Didon, réunies dans l'âme de Berlioz, seront malheureuse-
ment séparées par les caprices de la représentationlyrique : « Je ne te verrai jamais ! » Dans ses
dernières années le compositeurse préoccupe avant tout de trouver des interprètes idéalesjoignant
l'inspiration et l'éducation. Il écrit à E. Deschamps, le 3 mars 1858 : « Toutes ces créatures des
poèmes antiques sont si belles ! Tout ce monde animé de passions épiques parle un si harmonieux
langage ! La musique est là dans son élément. Mais où trouver une Cassandre ? Où trouver une
Didon ? » On voit où réside pour lui la vérité sublime, la grandeur de sa « sainte entreprise».
Plus tard dans les Soirées de l'orchestre il s'interroge en ces termes sur la vie précaire de la
musique en Europe : « C'est la Cassandre de Virgile, la vierge inspirée que se disputent Grecs et
Troyens, dont les paroles prophétiques ne sont point écoutées, et qui lève au ciel ses yeux car ses
mains sont retenues par des chaînes » (p. 383).
POÉSIE ET MUSIQUE 483
UN ART SILENCIEUX
16. Nerval, Sylvie, chap. XI: « Sylvie modula quelques sons d'un grand air d'opéra
moderne... elle phrasait ».
17. Vigny a traduit le texte de Shakespeare d'après un exemplaire in-folio de l'édition com-
plète des oeuvres, datant de. 1623. Voir aussi Vigny, OEuvres complètes.,Sibl. de la Pléiade, Paris,
1948, 1.1, p. 331, Lettre à Lord*** sot la soirée du 24 octobre 1829 et sur un système drama-
tique : « Écoutez ce soir le langage que je pense devoir, être celui de là .tragédie moderne ; dans
lequel chaque personnage parlera selon .son Caractère,Vet, dans l'art comme dans la vie, passera
delà simplicitéhabituelle à l'exaltation passionnée, durécitatifau chant».
.
484 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIREDE LA FRANCE
EMILIO SALA*
*Université
1,
d'Urbino.
Marié Dorval interprétera La Maréchale d'Ancre neuf ans plus tard, lors la reprise du
drame à la ComédieTFrançàise en 1840. Sur la misé en scène de cette reprise, voir Barry.Daniels,
« Lés décors de Chatterton (1835) et de Là Maréchale d'Ancré (1840) à la Comédie-Française :
Documentsinédits », Association des Amis d'Alfred de Vigny, n° 20, 1991, p. 60-67 ; sur la mise
en scène de La Maréchale d'Ancre, voir aussi, du même auteur, « Alfred de Vigny, poète et met-
teur en scène », Cahiers de l'Association internationale des Etudes françaises, n° 45, 1993,
p.229-240.
2. La Marescialla d'Ancre, « traduzione per cura di Gaetano Bârbieri » [mais le vrai traduc-
teur est Luigi Masieri]! Milan, presso A. F. Stella e Egli (collection « Scelti autori drammàtici »,
t. 1), 1837 ; Là Maresçialla d'Ancre, trad. Giacinto Battaglia, MOan, presso la ditta Angelo
Bonfanti tipografo-libraio (collection « Museo drammatico », t. 2), 1837 ; La Marescialla
d'Ancre, trad. anonyme [préface de Luigi Carrer], Venise, co'tipidel Gondpliere (collection
«Teatro çontemppranéo italiano e straniero », t. 4), 18.37. Sur ces traductions, voir Raffaele de
Cesàre, « Alfred de Vigny, e l'Italia : Côntributo. alla fortuna critica del Vigny in Italia », Studi
urbinati di sioria, filosùfià elëttératUra, 1951 (2),, p. 45-124 et, en particulier, p. 74-76. Voir
aussi, sur le même sujet, Fernande Bassan et André Jarry, «Essai dé catalogue'dès oeuvres de
95-96.
Vigny traduites eh langues étrangères », Association des Amis d'Alfred de Vigny, n° 23, 1994,
p. 92-106 et, en particulier, p.
RHLF, 1998, n° 3, p. 485-494
486 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE
3. Sur cette traduction, voir l'article de Liano Petroni, « Les interprétations italiennes
d'Alfred de Vigny », Revue dé littérature comparée, octobre-décembre 1952, p. 432-445 et, en:
particulier, p. 433.
4. Spectacle annoncé dans les « Notizie teatrali » du Carrière délie Dame. Giornale di mode,
letleratura, teatri e varietà [périodiquemilanais], 38° année n° 7, 8 février 1838, p. 55.
,
5. Pour des informations plus précises sur la diffusion de cet opéra, on consultera l'article de
/
Luca Ferretti, Marescialla d'Ancré Linda di Chamounix : Nini e Donizetti a confronto, à
paraître dans les actes du colloque Gaetano Donizetti ed il teatro musicale europeo. Percorsi e
proposte di ricerca (Venise, 22-24 mai 1997).
6. Ce nom paraît aussi dans le drame de Vigny : voir la première réplique adressée par la
Maréchale à Borgia au début de la scène troisième du troisième acte :.« Les familles de Scali et
d'Adimari habitent-elles toujours à Florence ? » (Alfred de Vigny, OEuvres complètes, 1.I, Poésie!
et Théâtre, éd. F. Germain et A. Jarry, Paris, Gallimard, Bibl. de la Pléiade, 1986, p. 670
— référence abrégée désormais en PL, 1.I, 1986)..
LE CAS DE LA MARECHALED'ANCRE
487
dans les Orazïe Curiazi de: Saverio Mercadantè (toujours sur un livret de
Cammarano). Parmi les transformations apportées par Salvatore Camma-
rano à la « fable philosophique » de Vigny7, il faut signaler qu'Isabella
cesse d'être l'épouse « naïve et passionnée »s de Borgia, pour devenir seu-
lement sa fiancée et surtout la nièce du traître Luynés (interprété par une
basse). Cette parenté rend encore plus acharnée la haine de l'oncle
d'Isabella contre la femme pour laquelle le promis aurait répudiée sa fian-
cée. Un autre changement à souligner est la suppression du personnage du
juif Samuel, dont le caractère comique sinistre paraît très proche du « gro-
tesque » hugolien ; à sa place on trouve Armando, perfide domestique de
Concini à la solde de l'ennemi. Son nom remonte au livret de Giovanni
Prati pour l'opéra d'Alessandro Nini, dans lequel le juif, calqué sur le
modèle de Vigny, s'appelait justement Armando9.
On voit bien que le passage du texte du drame au texte de l'opéra ne
se réalise pas directement, comme une transition immédiate de la source à
son dérivé. C'est ce qui explique que, si l'on adopte une perspective pure-
ment littéraire, « les imitations du théâtre de Vigny par Giovanni Prati ou
par Ruggero Leoncavallo n'ont qu'un intérêt très limité » 10. En ce qui
concerne d'abord la distribution des tessitures vocales, on s'aperçoit que
les deux livrets ou les deux opéras qui nous occupent réorganisent le
drame selon la médiation des conventions du code lyrique de l'époque
— conventions qui correspondent de très près aux attentes du public. Il ne
faut pas oublier que le rôle vocal des personnages lyriques suggère d'em-
blée un certain fonctionnement « actantiel » du drame11. Ainsi La
Marescialla d'Ancre de Nini s'inscrit dans le schéma donizettien « à
quatre voix » : deux « prime donne » (la Maréchale et Isabella), un ténor
(Concini) et un baryton-basse (Borgia). Le choix d'une voix de ténor pour
un personnage moralement coupable ne doit pas trop surprendre : le rôle
de Don Giovanni, par exemple, était chanté au début du xixc siècle par des
7. Voir I' « Avant-propos » de l'auteur à La Maréchale d'Ancre (PL, 1.1, 1986, p. 625).
8. Voir la liste des « Caractères » rédigée par Vigny (PI., t.I, 1986, p. 628).
9. Pour la collation des deux livrets, voir G. Prati, La Maresçialla d'Ancre. Tragedia lirica
(musique de A. Nini). Padoue, Tipografia Pcnada, 1839 et S. Cammarano, Eleonora Dori.
Melodramma tragico (musique de V. Battisla). Naples. Tipografia Flautina, 3847. Il faut ajouter
que ces transformations sont redevables aussi à l'influence de la censure qui apparaît beaucoup
plus rigoureuse dans Y Eleonora Dori que dans La Marescialla d'Ancre.
10. Li. Petroni, art. cit. (voir la note 3), p. 435. Le Chatterton de Ruggéro Leoncavallo
(paroles et musique) fut créé à Rome en 1896 et traduit en français par E. Crosti (Paris, A. Joanin
et Cie, 1905) ; pour une confrontation de cet opéra avec le drame de Vigny, voir Loïc Chotard.
«Du drame à 1 'opéra : une réécriture dé Chatterton », à paraître dans les actes du colloque
Alfred de Vigny : un souffle dramatique (Bordeaux, 25-26 avril 1997). La même dépréciationdes
réécritures lyriques de G. Prali et R. Leoncavallo paraît dans l'étude de R. de Cesare, art. cil.
(voir la note 2), p. 57-58.
11. Sur l'application du modèle aclantiel de Greimas au théâtre, voir Anne Ubersfeld, Lire le
théâtre, Éditions Sociales, 1978, p. 58 sq.
488 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE
ténors tels que Manuel Garcia, Andréa Nozzari, Adolphe Nourrit et Mario
De Candia12. Ajoutons à cela que c'est à un ténor que reviendront, entre
autres, le rôle du favori-séducteur dans Maria.Tudor de Giovanni Pacini
(1843) et celui du duc de Mantque dans Rigoletto de Verdi (1851) 13.
Tout à fait .différente se révèle la géométrie des voix dans Eleonora
.
Dori. Dans l'opéra de Vincenzo Battista, on trouve seulement trois pôles
d'attraction issus du drame originel 14 : un ténor (Borgia, c'est-à-dire
Giuliano degli Adimari), un baryton (Concini) et un soprano (la Maré-
chale). Isabella reste, comme Armando et Luynes, en dehors du triangle-
standard de l'opéra romantique. Cela veut dire qu'on cherchera en vain;
dans l'opéra de Battista-Cammaranola grande scène très donizettienne du
face-à-face des rivales, entre la femme de Concini et la fiancée de
Giuliano — scène centrale du second acte de La Marescialla d'Ancre de
Prati-Nini. Dans la pièce de'Vigny, cette scène se réduit à l'entrevue des
deux femmes, dans l'appartement de la Bastille où la Maréchale est
emprisonnée (voir le deuxième tableau, du quatrième acte).
Par conséquent, on ne trouve pas, dans le drame de Vigny, une véri-
table « scène du jugement ». Or, on sait qu'il s'agit là d'un élément dra-
matique très codé dans l'opéra italien de cette époque, au moins à partir
de la La Gazza ladra de Rossini (1817). C'est pourquoi Prati et Nini
introduisent dans l'opéra une pareille scène, avec la déposition d'Isabella
devant, les juges et devant l'accusée; cette interpolation-normalisation
témoigne clairement du pouvoir d'attraction et du travail de médiation de
l'imaginaire lyrique dans le passage du drame à l'opéra. Dans un compte
rendu très intéressant publié par Alberto Mazzuceato dans La Gazzetta
musicale di Milano, cette scène d'ailleurs est critiquée,parce qu'elle pré-
sente « troppa conformità con tutte le altre scène di simil génère » 15. En
particulier,: on signale l'influence de la «scène du jugement» du
deuxième acte de la Béatrice di Tenda de Bellini (1833) 16.
12. Voir Pierluigi Petrobelli, « Don Giovanni in Italia : la fortuna dell'opera e il suo influsso »,
Analecta musicologica [Actes du colloque « Mozart und Italien », éd. F. Lippmann ], t. XVIII,
1978, p. 30-51 et, en particulier, p. 39.
13. Deux opéras dont on connaît l'ascendant hugolien...
14. N'ayant pu consulter: la partition de cet opéra (conservée dans les Archives Ricordi à
Milan), je tire les informations sur sa musique du livret (voir la note 9) et d'un compte rendu
d'Andrea Martinez publié en deux livraisons dans La Gazzetta musicale di Milano (6e année,
n° 18, 2 mai 1847, p. 137-139.; 6" année, n°22, 2juin 1847, p. 170-172).
15. L'article d'Alberto Mazzuceato sur La Marescialla d'Ancre de Nini fut publié dans La
Gazzetta. musicale di Milano en trois livraisons (6e année, n.° 19, 12 mai 1847, p. 145-147 ;
6e année, n° 25, 25 juin 1847, p. 196-198 ; 6e année, n° 28, 14 juillet 1847, p. 220-222). La cita-
tion vient de la deuxième livraison (25 juin 1847), p. 197.
16. « A testimonio accusatore entra in scena Isabella Monti, la quale, al paro d'Orombello,
accusa la incolpata, poi dell'accusaha rimorso, e la dichiara innocente : ma, tutto è inutile ; le
trombe annunziano un araldo ; l'araldo porta la sentenza del re : la Maresçialla deve morire »
(A. Mazzuceato, art. cit., 12 mai 1847, p. 146).
LE CAS DE LA MARÉCHALED'ANCRE 489
Un autre lieu commun tout à fait inévitable de l'opéra italien post-
rossinien est le grand final qui conclut le premier ou le; deuxième acte. Ce
schéma dramatico-musical présuppose la présence en scène — en même
temps — de tous les personnages qui: ont participé jusque-là à l'action
dramatique et réclame aussi un coup;de théâtre qui déclenche le « largo
concertato » (voir, par exemple, dans Lucia di Lafnmeiyhoor, rentrée-
choc d'Ëdgardo suivie du sextuor « Chi mi frena in tal momento »). Or, le
drame de Vigny ne présente aucune séquence susceptible ; de fournir un
:
17. Pour la musique de La Marescialla d'Ancre de Nini, nous suivons la partition réduite pour
chant et piano publiée à Milan, chez Giovanni Ricordi (n° éd. 11587-11656) ; le final du premier
acte est divisé en deux parties : Scena e Quartetto ne! Finale Imo (n° éd. 11595), p. 96 sq. ;
Seguito e Stretta del Finale Imo (n° éd. 11596), p. 107 sq. Ajoutons qu'il existe aussi, de cette
partition, un reprint publié par Garland à New York en 1986 (collection «Italian Opéra, 1810-
1840 ». n. 28, éd. Philip Gossett). Dernière remarque : il existe à Paris une copie manuscrite de
la partition d'orchestre de la Maresçialla d'Ancre qui faisait partie du fonds ancien du Conser-
vatoire (partition conservée aujourd'hui à la Bibliothèque nationale de France, département de la
musique, D. 10776 [1-2]) ; cela, indique que l'opéra de Nini n'était pas complètement inconnu
dans la capitale française.
18. G. Prati, La Marescialla d'Ancre, op. cit. (voir la note 9), p. 28.
490 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE
19. S. Cammarano, Eleonora Dori, op. cit. (voir la note 9), p. 21-26.
20. G. Morelli, « La scena di follia nella Lucia di Lammermoor. Sintomi fra mitologia délia
paura e mitologia della libertà », La Drammaturgia musicale, éd. Lorenzo Bianconi, Bologne, Il
Mulino, 1986, p. 411-432 et, en particulier, p. 429.
LE CAS DE LA MARÉCHALED'ANCRE 491
tares latentes. C'est le cas, par exemple, du choeur des pénitents qui suit
les joyeux couplets de Maffïo Orsini dans la fameuse scène du souper
chez la princesse Negroni que Donizetti reprend de la Lucrèce Borgia de
Victor Hugo ; et la même remarque est valable, à plus forte raison, pour
le célèbre quatuor du dernier acte de Rigoletto, où Verdi peut réaliser une
scène à. deux actions simultanées qui était seulement suggérée dans le
drame de Victor Hugo, Le Roi s'amuse. En ce qui concerne La Maréchale
d'Ancre, la romanza d'Isabella, avec accompagnementde harpe et de cor
anglais, dans l'opéra de Nini, n'est que l'amplification de la scène où,
dans le drame de Vigny, Isabelle fredonne à la fenêtre avec sa guitare au
début du deuxième acte21.
La Maréchale d'Ancre, comme la plupart des drames et mélodrames
de l'époque, présente des affinités structurales avec l'opéra italien roman-
tique22. On y retrouve fréquemment, par exemple, dans l'organisation du
récit dramatique, l'esquisse du schéma morphologique de base ôrnnipré-
sent dans l'opéra italien : un schéma fondé sur l'opposition entre une sec-
tion lente ou adagio (moment passif-introspectif) et une cabaletta
(moment actif plus énergique)23.
Ce schéma est déjà implicite dans la dernière apparition de la
Maréchale dans la rue de la Ferronnerie qui fournira l'occasion de l'aria
finale de la victime avant son exécution, dans l'opéra de Nini. La-
Maréchale entré précédée de ses bourreaux ; elle voit ses deux enfants,
s'arrête et les embrasse en s'agenouillant (première section) ; ensuite oh
lui montre le cadavre de son mari (tempo di mezzo) ; elle conduit alors son
fils aîné sur lé devant de la scène et lui désigne Luynes afin qu'il puisse
se venger un jour (cabaletta) : « Venez ici. — Regardez bien cet.homme,
derrière nous, celui qui est seul ! [...] Cet homme s'appelle de Luynes;
— Vous me suivrez au bûcher tout à l'heure, et vous vous souviendrez
toujours de ce que vous aurez vu, pour nous venger tous sur lui seul.
— Allons ! dites : "Oui", fermement ! sur le corps de votre père24 ! »
Comment Alessandro Nini a-t-il mis en musique cette séquence qui
semble déjà prédisposée pour devenir un numéro d'opéra ? On ne peut
pas répondre correctement à cette question, si l'on ne tient pas compte dé
ce qui vient d'être dit sur le caractère indirect du passage du texte drama-
tique au texte lyrique. Entre la séquence de Vigny et celle de Nini, on voit
21. PL, t. I, 1986, p. 650. Pour l'opéra de Nini, voir le livret de G. Prati cité à la note 9, p. 22-
23 (I, 6) et la romanza d'Isabella (Andaniino romantico en sol mineur) dans la partition citée à la
note 17 (n° éd. 11593), p. 72-77.
22. Je me permets de renvoyer, sur ce sujet, à mon livre L'Opera senza canto. Il mélo roman-
tico e l'invenzionedella colonna sonora, Venise, Marsilio, 1995.
23. Pour la définition de ce schéma morphologique, voir Harpld Powers, « "La Solita forma"
and "The Uses of convention" », Analecta musicologica,t. LIX, 1987, p. 65-90.
24. Pl., 1.1, 1986rp. 715-716.
492 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE
bien en effet l'interférence de l'un des schémas d'action parmi les plus
stéréotypés de l'opéra de la première moitié du XIXe siècle : celui du cor-
tège sur scène et dès derniers mots d'une victime qu'on va exécuter. Ce
type de dénouement apparaît, entre autres, dans des opéras tels que Anna
Bolena et Maria Stuarda de Donizetti (1830 et 1835), Béatrice di Tenda
de Bellini (1833), Saffo de Giovanni Pacini (1840), etc. L' aria finale de la
victime (avec section lente et cabaletta) est toujours précédée par un
choeur plaintif sur un rythme de marche funèbre.
C'est ainsi que se déroule le final de La Maresciala d'Ancre de Nini.
Nous sommes donc dans la rue de la Ferronnerie, tout à fait comme dans
le drame de Vigny. Après le duo Borgia-Concini, avec le duel et la mort
de ce dernier, « da lontano si ascolta una marcia funèbre »25 : un choeur
plaintif entre en scène sur un rythme de marche funèbre (mi mineur)26. La
Maréchale tient par la main ses deux enfants, puis elle « s'inginocchia, e
fa inginocehiarsi vicino i due fanciulli » pour chanter une sorte de prière,
« Odi i supremi accenti / Del labbro mio, Signor ! » (section lente : lar-
ghetto contabile en sol majeur27). C'est ensuite le tour du tempo di mezzo
(section modulante) : Luynes montre à la Maréchale le cadavre de son
mari ; elle prend son fils par la main et lui demande vengeance : « Per non
scordarlo mai / Guarda, figlio, quell'uom ; guardalo in volto ! ». C'est la
cabaletta qui démarre : « Tu per esso più padre non hai » (allegro mode-
rato en mi mineur / mi majeur). Ainsi, se conclut l'opéra, alors que le cor-
tège quitte la scène28.
Faisons une dernière remarque à propos du caractère ambivalent de la
Maréchale. Selon Vigny, elle doit être, au même temps", une « femme d'un
caractère ferme et mâle » et une « mère tendre et amie dévouée »29. Il
s'agit presque d'une double identité, comme elle le dit elle-même au pre-
mier acte (au moment fatal où il faut décider s'il faut ou non faire arrêter
le prince de Condé) : «C'était Léonora Galigaï qui tremblait: la
Maréchale d'Ancre n'hésiterajamais » 30. Léonora est d'une, certaine façon
la négation de la Maréchale. Cette dramaturgie du personnage fracturé et
contradictoire est très répandue dans le mélodrame populaire des années
1820, avant de marquer fortement la naissance du drame romantique31.
Cela est vrai surtout du drame hugolien, où se rencontrent fréquemment
des personnages doubles tels que Triboulet (père et bouffon), Marion
Delorme (courtisane et amoureuse), Lucrèce Borgia (princesse criminelle
25. G. Prati, op. cit. (voir la note 9), p. 46.
26. A. Nini, partition citée à la note 17, Coro funèbre (n° éd. 16555), p. 250 sq.
27. Ibid., Aria finale (n° éd. 16556), p. 255,
28. Ibid., p.264-273.
29. PL, 1.1, 1986, p. 627.
30. Ibid., p. 642.
31. Je renvoie de nouveau à ce sujet à mon livre (voir la note 22), p. 208-209 et passim.
LE CAS DE LA MARÉCHALED'ANCRE 493
et mère tendre), etc. Or, au moment du passage dans le champ lyrique,
tout cela n'est pas sans conséquence sur la mise en musique et surtout sur
la caractérisationvocale du personnage. Il faut par ailleurs souligner l'im-
portance de l'élément musical dans la récitationmélodramatique d'acteurs
comme Frederick Lemaître et Marie Dorval, On se souviendra que cette
dernière, avant de devenir la maîtresse de-Vigny, avait été longtemps celle
d'Alexandre Piccinni, le chef d'orchestre de la Porte Saint-Martin qui
composa des centaines de partitions pour le mélodrame et pour le drame
romantique (y compris pour Mariow Delorine, Lucrèce Borgia et Marie
Tudor). Les fameux jeux de scène, les gestes hyperboliques et même l'in-
tonation récitative de Marie Dorval étaient ainsi très; souvent réglés par et
sur la musique : à titre d'exemple,on peut citer le célèbre évanouissement
de Marion Delormé, après lé « Pas de grâce !» prononcé par Richelieu,
archétype de l'influence de la musique mélodramatique sur le drame et
l'opéra romantiques32.
A propos du rôle de la protagoniste dans La Maresçialla d'Ancre, on
doit donc souligner combien Nini a recherché à produire une vocalité
excessive et conflictuelle,: souvent pantomimique (si l'on peut dire), très
pertinente dans la caractérisation d'un personnage double33. La première
interprète de la Maréchale fut Fanny Kemble, fille du grand acteur anglais
Charles Kemble et soeur d'un autre célèbre soprano dé l'époque : Adélaïde
Kemble. AU théâtre Carlo Felice dé Gênes, le même rôle fut interprété par
Eugenia Tadolini, une voix fondamentale dans la transition de Donizetti
à Verdi.
Il suffit de regarder de près les très nombreuses didascaliesqui accom-
pagnent dans la partition la mise en musique du personnage, pour com-
prendre"le type de vocalité recherché par Àlessandro Nini. La Maréchale
doit commencer sa cavatina, moment lyrique par excellence, avec un
« quasi declamato » et peu après doit passer immédiatement d'un « con
molta forza» à un « parlante ». Sa partie musicale est parsemée d'indica-
tion telles que « con mistero », « con voce soffocante », «con spavento »,
« angoscipsamente », « con passione », « con molta passione », « sotto-
voce », «declamato », « con feryore », « con orrore », « con somma pas-
sione », « piangente », « con disperaziohe », « con lacérante espres-
sitjne», « con viva e sentita passione », « Snolto declâmato », « colla
massima passione », « con grido di spavento »34. Cette dernière indication
32. Ibid., p. 220-223. Sur Marie Dorval, voir F. Ambrière, Mademoiselle Mars et Marie
Dorval au théâtre et dans la vie. Seuil, 1992.
33. Cette duplicité fut d'ailleurs critiquée par A. Mazzuceato, art. cit. (voir, la note 15),
3e livraison, p. 220-221 : il l'estime moins réussie parce que moins excessive que celle de
Lucrèce Borgia.,
34. Ces didascalies, peu communes dans les.partitions de l'époque, sont aussi présentes,
quoique moins nombreuses, dans les parties des autres rôles.
494 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE
35. P. Brooks, The MelodramaticImagination : Balzac, Henry James and the Mode of Excess,
New Haven, Yale University Press, 1976, p. 75.
ALFRED DE VIGNY AU JAPON
RYÛJI TANAKA*
* Université,municipaled'Hiroshima.
et nous n'avons plus aucun moyen d'en connaître le contenu dans son
texte original.
Il existe toutefois à ce sujet un témoignage de Toshio Sugi, l'un des
disciples de Tatsuno à l'Université impériale de Tôkyô et devenu lui-
même professeur dans cette même université (qui a pris le nom officiel
d'Université de Tôkyô depuis la fin de la guerre). En 1967 — donc beau-
coup plus tard —, Sugi a décrit l'influence des cours de son maître
Tatsuno. Celui-ci, dans un cours intitulé « Les mouvements littéraires en
France au XIXe siècle », traitait amplement des poèmes de Vigny, en parti-
culier Le Mont des Oliviers, La Bouteille à la mer, La Mort du loup et La
Maison du Berger. Sugi affirme avoir beaucoup appris grâce à l'enseigne-
ment sur Vigny dispensé par un maître qui a voué l'une de ses premières
passions à ce grand écrivain français.
Le cours de Tatsuno a sans nul doute exercé une influence décisive
non seulement sur Sugi, mais également sur ses condisciples, qui se sont
mis à lire des oeuvres de Vigny. Il est dommage que l'on ne dispose d'au-
cun détail sur cette question.
Le seul fait tangible est qu'il y eut parmi les élèves de Tatsuno un
autre spécialiste de Vigny, Noboru Hiraoka, qui allait à son tour consacrer
à Vigny son mémoire de fin d'études à l'Université impériale de Tôkyô.
Le texte de ce mémoire est intégré dans un recueil intitulé Propos I,
publié tardivement en 1982, dans lequel Hiraoka ajoute des commentaires
sur la genèse de son travail.
En outre, un autre professeur de littérature française a parlé de Vigny
dans ses cours. Il s'agit de Shôichi Naruse, titulaire de la chaire de littéra-
ture française à l'Université impériale de Kyûshû. Il a donné en 1925 un
cours sur le romantisme en France, où il évoquait Vigny et ses oeuvres. Il
est mort en 1936 et, après son décès, ses disciples ont publié ses cours
compilés en deux volumes. Bien qu'il n'existe pas de témoignage direct
sur l'influencé de ces cours, il reste certain qu'ils ont permis aux étudiants
de s'intéresser aux oeuvres de Vigny : ainsi Fumio Otsuka, qui devait plus
tard publier un ouvrage sur Vigny, était parmi ceux qui ont élaboré le
recueil des cours de leurs maîtres.
A part cela, il n'existe pas de traces certaines d'autres études sur
Vigny avant 1945, mais on peut présumer que d'autres universités japo-
naises, comme celle de Kyoto, Waseda- et Keio, ont dispensé des ensei-
gnements sur Vigny. Au Japon, il y avait avant 1945 neuf universités
impériales et six grandes universités privées, sans compter de nombreux
autres établissements publics et privés d'enseignement supérieur. Toutes
ces universités n'avaient pas de section française, mais on peut estimer
que, là où il y en avait une, les professeurs de littérature française par-
laient de Vigny et des écrivains romantiques français. Il faudrait entre-
VIGNY AU JAPON 497
prendre des recherches sur les programmés de cette époque, avant que ne
disparaissent les archivestouchant à ces détails.
L'influence de Vigny au Japon: ayant 1945 reste ainsi très mal pormue.
Cependant il est à souligner que l'on a commencé assez tôt à traduire en;
japonais certaines de ses oeuvres : par exemple, dès 1924, Chatterton a été
traduit par Tatsuo Kobayashi, professeur : de littérature française- à
l'Université de Waseda; la même année, a également paru le Journal
d'un poète, traduit par le même. Stella, traduit par Noboru Hiraoka, a été
publié en 1939.
j'ai souligné que notre devoir était dé transmettre à la postérité tout eè que
nos ancêtres ont mis entré nos mains.
Une autre conférence, en 1994, était intitulée « Une nouvelle lecture
de Servitude et Grandeur militaires— le problème des prisonniers de
guerre ». Partant des recherches historiques de Christiane Lefranc sur
Joseph-Pierre de Vigny, j'ai montré combien l'oeuvre de Vigny conservait
son actualité, en particulier à propos des prisonniers de la guerre du Golfe.
J'ai publié un article à ce sujet dans le bulletin n° 13 de la section
d'études françaises de l'Université de Hiroshima.
Toujours en ce qui concerne l'actualité de Vigny, j'ai proposé « Une
nouvelle lecture de Stello », en revenant sur les événements de la place
Tien-An-Men, en 1989, pour souligner l'incompatibilité de la liberté et du
pouvoir politique.
Enfin, je prépare une nouvelle conférence que je voudrais consacrer
à L'Esprit pur pour mettre ce poème en relation avec une notion déve-
loppée au Japon et peut-être aussi en Chiné, la notion appelée Go-on-
gaeshi, qui désigne «le devoir de rendre un bienfait dont on a bénéfi-
cié » ; cette vertu est très respectée, mais rarement pratiquée. C'est pour-
quoi il me semble important d'insister sur ce sujet, afin que les études sur
Vigny, sur la poésie romantique et sur la littérature française puissent se
renouveler au Japon.
Après avoir fondé en 1948 l'Institut collégial européen pour contribuer à l'uni-
fication de l'Europe en favorisant en son sein le dialogue des cultures, le regretté
Gilbert Gadoffre organisa à Loches plusieurs colloques sur la civilisation de la
Renaissance, qui n'avaient jusqu'ici fait l'objet d'aucune publication. On se
réjouit qu'il ait pris le temps, dans les derniers mois de sa vie, de réunir et de pré-
facer les textes prononcés dans ce cadre par certains des meilleurs spécialistes de
l'Humanisme. II en résulte un recueil à vrai dire fort composite, mais qui n'en
recèle pas moins plusieurs contributions remarquables. Si l'introduction de
C. Vasoli souligne l'inquiétude spirituelle qui agite tout le XVIe siècle, et l'in-
fluence très large exercée dans ce contexte par l'irénisme érasmien, une première
partie rappelle les origines du concept même de Renaissance (K. Stierle), et le
confronte avec les notions de Rinascimento (F. Caldari Bevilacqua) ou de
Rinascita (R. Cooper). En présentant quelques figures particulièrementreprésenta-
tives comme L. Valla (F. Caldari Bevilacqua) ou Beatus Rhenanus (J. P. Vanden
Branden), on y montre la diversité et la complexité du phénomène en France et en
Italie, mais aussi en Allemagne et en Hongrie (t T. Klaniczay), non sans recher-
cher, dans l'oeuvre des cosmographes du temps, comment l'Europe perçoit sa
propre unité à la fin de la Renaissance (J. Céard). La seconde partie envisage plus
spécifiquement le rapport de quelques écrivains humanistes avec la musique
(études de J.-Cl. Margolin, G, Gadoffre. et H. Weber sur Erasme, Ronsard et
d'Aubigné). Une troisième section, centrée sur la Renaissance française, présente
notamment l'esquisse de plusieurs grands livres publies entre-temps : l'étude de
T. Cave sur « le clair et l'obscur dans la littérature française de la Renaissance »
(1972) annonce son introduction à Ronsard the Poet (1073) ; celle de F. Higman
sur « Rabelais et la censure théologique » préparé son Censorship & the Sorbonne
(1979) ; enfin M. Screech ébauche son Montaigne's Melancholy (1983) dans « La
sagesse de Montaigne »1. Certaines de ces communications, tout comme celle de
nature du bien et du mal pour J. Nash, qui examine les rapports, littéraires et
éthiques, de l'écrivain avec le manichéisme. Le volume est complété par une
étude de J. Persels sur « le trope rabelaisien de la défécation », interprété à plus
haut-sens à la lumière des paraboles évangéliques et des épîtres pauliniennes, puis
par les errata et addenda apportés par J. E. G, Dixon à sa précieuse Concordance
des OEuvres de François'Rabelais(ER XXVI).
Interpréter Rabelais, reçu tardivement; propose « une lecture ouverte d'un
texte ouvert », à partir d'outils (la polylexie, la polychromie, la polymorphie, la
polyphonie, la polyvalence, la polytopie, la polychrome, là polygraphie) donnant
matière à chacune des huit sections de l'ouvrage. Le lecteur, souvent interpellé à
DENIS
la seconde personne, est invité à les faire siens ; s'il voit bien quelles interpréta-
tionstrop systématiques ou univoqûes sont ici contestées, il a plus de mal à trou-
ver sa route dans, ce « guide de voyage dont il est lui-même le touriste » (p. 3).
Ceux de la Pléiade. Genève, Droz, 1994. Un vol. 23,5 x 32,5 de 588 p.,
avec tableau chronol. des oeuvres de Du Bellay, bibliogr. et index.
Edizioni seicentesche di Pierre de Ronsard nelle bibiioteche italiane,
vol. Il, coord. ENEA BALMAS, préface de GIOVANNI DOTOLI. Florence,
Schena, Quademi Bibliografici [Gruppo di Studio sul Cinquecento
Francese], 1996. Un vol. 14,5 x 22 de 221 p. ISBN 88-7514-847-3.
Après les volumes I et II de sa Bibliothèque («De Guillaume de.Lorris à
Louise Labé», 1973; «Ronsard», 1990), avant les tomes IV et V annoncés
(« Contemporains et disciples de Ronsard », « Poètes italiens de Dante au Cinque-
cento »), Jean-Paul Barbier consacre celte nouvelle livraison aux autres étoiles de
La Pléiade. Compte tenu des fluctuations intervenues dans la composition du
groupe et rappelées en introduction (p. 15-17), les six poètes attendus sont finale-
ment au nombre de neuf : à Baïf, Du Bellay, Jodelle, Tyard, s'adjoignent tour à
tour Des Autels, La Péruse, Belleau, Peletier, et, introduit par Claude Binet, Dorât.
L'ouvrage est une mine d'informations biographiques et bibliographiques : il
donne le détail des recueils, l'incipit des diverses pièces, l'arbre généalogique des
grandes maisons, et reproduit en hors-texte les plus précieux exemplaires. Une
telle somme d'érudition fait oublier les rares coquilles (Henri II pour Henri IOE,
1. Le couple « tripes et boyaux », dont l'auteur relève la première occurrence dans Paul. XXI,
.
se rencontré déjà, dans le généthliaque composé en 1517 par Guillaume Crétin pour le dauphin
François (éd. K. Chesney, p. 196, v. 199).
504 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE
p. 64n, 326n, 337n) ou erreurs (par ex. n. 541, sur L'Amedéide d'Alphonse
Delbene, éditée dès le XVIe siècle à Chambéry), et les quelques redites (la n. 481,
sur Claude d'Espence, répète la n. 316). Se redévide en même temps sous nos
yeux l'histoire d'une extraordinaire collection, avec ses livres égarés (p. 365n) où
échangés (p. 311), avec ses contrariantes lacunes (p, 318 et 410). En fin de
volume, le tableau chronologique des oeuvres de Du Bellay, établi par Thierry
Dubois, enrichit le corpus poétique de l'Angevin de trois pièces absentes de l'éd.
Chamard-Demerson (le sonnet liminaire à l'Alexandre de Jacques de Là Taille est
toutefois reproduit dans le cahier additionnel d'H- Weber, t. II, p. 319). On circule
aisément dans ce gros ouvrage grâce aux tables des incipit français et latins, aux
index nominurn et rerum, à la liste des devises-signatures.
Succédant aux Edizioni cinquecentesche (que nous n'avons pu malheureuse-
ment consulter), ce second tome répertorie les éditions dix-septiémistes de
Ronsard (1604-1630) présentes dans les principales bibliothèques italiennes
DENIS
(Rome, Gênes, Milan, Naples, Venise, Padoue, Turin; Modène, Parme), complet
tant leur description matérielle par lés caractéristiques éventuelles de l'exemplaire
collationné. Établi sous la direction du regretté professeur Balmas, ce répertoire
rendra de grands services aux ronsardisants.
JEAN
tradition critiqué, et révèle certains indices méconnus de l'influence de
; -
Montaigne, notamment le développement d'un courant philosophique centré sur la
connaissance de soi, et la prolifération des recueils de mélanges,inspires dés
Essais (aux exemplesidéjâ connus,O. Millet ajoute trois titres jusqu'ici inaperçus
de la critique montaigniste). Index et bibliographie.
VIGNES.
JEAN VIGNES.
Ce livre réunit les versions remaniées de sept articles parus entre 1989 et 1996,
précédées d'une intreduction et d'un premier chapitre inédits qui éclairent les
orientations critiques de l'ensemble. A partir d'un examen des métaphores spa-
tiales qui balisent le mouvement de Montaigne vers la connaissance, et dans le
prolongement des travaux sur l'avènement du paysage dans là peinture de la
Renaissance, M. B. McKinley émet l'hypothèse d'une équivalence métaphorique
entré les lieux sauvages et méconnus (« marets, forests profondes, déserts et lieux
inhabitables ») et les domaines obscurs et aventureux de la quête épistémologique,
qui forment la « zone d'élection des Essais ».
Dans ces « terrains vagues » de l'esprit; Mpntaigne n'est pourtant pas seul.
C'est pourquoi les chapitres de ce livre forment autant d'études intertextuelles, qui
envisagent les rencontres de Montaigne avec différents « modernes » comme
Sebond, Erasme, l'Arioste ou La Boétie : les paysages du Nouveau Monde évo-
qués dans les Poemata de La Boétie peuvent non seulement éclairer ses ultima
verba mais aussi constituer l'intertexte de certaines métaphores spatiales des
Essais (chap. 2) ; celle du labyrinthe (II, 17), dont M. McKinley rappelle là for-
tune antique et médiévale, semble l'une des plus révélatrices des stratégies de
Montaigne, « dans le double rôle de Thésée et de Dédale » (chap. 3) ; lès relations
entre traduction et écriture que révèlent les travaux de Montaigne sûr Sebond
(chap. 4) suggèrent notamment l'augustinisme de Montaigne, qui semble emprun-
ter au De doctrina christiana (II, 7-8) son « esthétique de l'obscurité » (chap. 5).
Deux études consacrées au chapitre « De la vanité » y révèlent le dialogue de
Montaigne avec l' Ecclésiastt, puis avec l'adage Homo butta, l' Éloge de la folie et
le Ciceronianus d'Erasme (chap. 6-7). Montaigne se découvre finalement sous les
traits d'un « vagabond » dont les pérégrinations intellectuelles évoquent les
errances romanesques d'Ulysse, de Panurge ou des héros de l'Arioste : il est
remarquable en effet que le jugement dé Montaigne sur la composition du Roland
furieux recourt exactement aux mêmes images qu'il reprendra plus tard pour
décrire la démarche capricieuse de ses propres vagabondages (chap. 8).
Des notes nombreuses présentent d'utiles synthèses bibliographiques sur
chaque question évoquée: Abondante bibliographie et index. M. B, McKinley ren-
voie à plusieurs reprises à diverses illustrations (reproductions de Breughel notam-
ment), mais celles-ci ne figurent pas dans le volume.
JEAN VIGNES.
COMPTES RENDUS 507
JEAN VIGNES.
Vingt ans après son premier essai sur les Essais (The Matter of my Book,
1977), Richard L. Regosin revient à cette source intarissable pour interroger la
filiation problématique entre Montaigne et sa turbulente progéniture. « Ce que
nous engendrons par l'âme, écrit en effet Montaigne, les enfantemens de nostre
esprit, de nostre courage et suffisance sont produits par une plus noble partie que
la corporelle et sont plus nostres » (H, 8). Partant de cette fnétaphere traditionnelle
qui fait du livre l'enfant de sen auteur, R. L, Regosin entend montrer comment les
Essais semblent à la fois intégrer et remettre en question ce motif topique. Aussi
le critique compare-t-il plus volontiers les Essais à une série de frères à la physio-
nomie variée et aux voix parfois discordantes, image d'une « textualité multi-
forme » (p. 12), aussi encline à la vérité qu'à la dissimulation, à la fidélité qu'à
la trahison.
-
Après avoir rappelé le désir de Montaigne dé voir son « enfant textuel » (tex-
tital child) présenter de lui-même une image fidèle en transmettant son nom, sa
mémoire et sa pensée (chap. 1), Regosin souligne les inquiétudes qu'éprouve
néanmoins l'écrivain quant à la réception de sen livre et ses craintes d'être mal
cempris, vpire trahi. La place de Marie de Gournay dans ce « drame familial »
n'est pas moins délicate, d'autant que la fille d'alliance «défie le schéma tradi-
tionnel de la paternité littéraire » (chap. 2). En ce qui concerne le lecteur, la méta-
phore du livre-enfant impliquerait selon Regosin que l'écrivain cherche à le domi-
ner, à le persuader, et à lui imposer le sens ; mais à cet illusoire «désir de
maîtrise », le critique oppose la réalité d'une lecture conçue comme « relation
agonistique entre auteur et lecteur » peur le centrôle du sens, relation qui « par-
tage la loyauté du texte, à la fois fidèle à l'auteur et complice du lecteur»-
COMPTES RENDUS 509
MARIE DE GOURNAY, Le Pr
Texte de 1641, avec, les variantes des éditions de 1594, 1595; 1598,
:
1599, 1607, 1623, 1626, 162
22,5
J.-CL. ARNOULD. Paris, Honoré Champion, coll. « Études montaignis-
tes », n°26, 1996. Un vol.15,5 x
de
Bénéficiant conjointement de la vitalité des études montaignistes et de l'intérêt
219
chements avec les Essaisnotamment) ; il est suivi d'un glossaire très complet
(texte et variantes, avec renvoi aux pages)2, d'un index des noms et de plusieurs
annexes (texte des Privilèges; poèmes de Marie de Gournay susceptibles
d'intéresser les lecteurs de. Montaigne ; séminaire des Advis de 1641 et du
Bouquet de Pinde).
JEAN VIGNES.
RICHARD
essentielle dans la réception dé Montaigne et dont les choix éditoriaux orientent
encore, quatre siècles après, notre lecture des Essais.
CRESCENZO.
féministe de 1594, supprimée en 1599 : pour suivre le texte de 1641, on passera directement de la
page 141 à la page 150 ; mais pour suivre la version princeps, après avoir lu la variante de la
page 150, on reviendra au texte de la page 141.
2. Ce précieux glossaire appelle peut-être de légères rectifications. Faire de patience fortune
ne signifie pas « tenter par la patience d'améliorer son sort » (p. 178) mais bien « accepter son sort
avec constance» (p. 183) et même trouver son bonheur dans cette résignation. Fusée ne signifie
pas exactement « fil » (sinon par métonymie) mais pelote (pour « fil », Marie emploiefil, p. 76).
Se tenir en garde ne signifie pas «bien se conduire » (p. 179) mais se tenir sur ses gardes. Enfin
il.faudrait traduire infusion (p. 179) par effusion (de sang).
...
COMPTES RENDUS 511
Les Remarques de l'Académie Française sur le Quinte-Curce de
Vaugelas (1719-1720). Édition critique de WENDY AYRES-BENNETT et
PHILIPPE CARON. « Études et documents en histoire de la langue fran-
çaise ». Paris, Presses de l'École Normale Supérieure, 1996. Un vol.
21 x 27 de 427 p.
Les recherches sur le théâtre de la Révolutipn pnt toujours buté sur la masse
énorme des données qu'il était nécessaire de traiter : 3 700 pièces, plusieurs
dizaines de milliers de représentations, répertoire d'une cinquantaine de théâtres.
Elles ent donc eu tendance à explorer des phénomènes intéressants par la publicité
qui leur a été faite, comme les représentations du Charles IX de Marie-Joseph
Chénier. Les dix-huitiémistes, les chercheurs en histoire et en histoire du théâtre
attendaient depuis plus de dix ans la publication d'un travail dont ils avaient
entendu souvent parler par Emmet Kennedy et Marie-Laurence Netter. Travail qui,
pour la première fois soumettait un grand nombre de données sur le théâtre de la
décennie révolutionnaire, pièces, auteurs et représentations, au traitement inferma-
tique et dont les résultats devaient remettre en cause radicalement les idées reçues
sur ce sujet. Il est vrai que, grâce à la générosité de ces chercheurs plus encore qu'à
des publications partielles, nous connaissons, depuis plusieurs années, pour l'es-
sentiel, leurs conclusions et même certains bilans chiffrés. Nous saluons aujpur-
d'hui la parution de ce livre qui comprend une-analyse d'une centaine de .pages,,
suivie d'un répertoire (par ordre alphabétique dés auteurs) des pièces attribuées ou
anonymes avec l'indication précise dû nombre de représentations, d'index, de pré-
cieux tableaux statistiques qui proposent des classements des pièces selon leur
succès. Il manque pourtant à cet ouvrage une bibliographie dont la liste de «réfé-
rences », peu actualisées, ne saurait tenir lieu : le bicentenaire de la Révolution a
en effet permis la publication d'un certain nombre d'études en France et à l'étran-
ger. Nous tenons donc,.à côté du travail irremplaçable d'André Tissief, l'un des
deux ouvrages de base pour toute recherche sur l'histoire et le théâtre de la
Révolution. Il s'agit là d'un travail considérable et rigoureux dans sa méthode et
sa présentation: Les auteurs ont procédera un décompté des représentations annon-
cées dans la presse en croisant leurs informations. Certes il existé une marge d'er-
reur, certaines représentations étant annulées eu modifiées au dernier moment,
mais elle ne saurait remettre en cause la perspective d'ensemble.
Les résultats de ce; travail font apparaître divers phénomènes, parfois surpre-
nants, qui font l'objet d'interprétations fort intéressantesde Marie-Laurence
Netter et de Emmet Kennedy; Premier fait : le répertoire de divertissement, qu'il
soit contemporain de la Révolution pu qu'il date de l'Ancien Régime, domine de
façon écrasante par rapport au répertoire plus directement engagé politiquement
Les deux pièces les plus représentées de la décennie sont Le Sourd ou l'Auberge
pleine de Desforges (463 représentations dans divers théâtres) et Les Deux
Chasseurs et la laitière d'Ansemme. Les cinq: auteurs les plus joués sont, dans
l'ordre, Beauneir, Molière, Guillemain, Barré et Dorvigny. La comédie est le
genre qui l'emporte sur tous les autres.
Le commentaire proposé envisage successivement chacun des grands tableaux
statistiques, les auteurs, les pièces les plus jouées delà décennie, les grands suc-
cès de chaque année, les genres, les théâtres, la tragédie d'Ancien Régime et la
Terreur, les rapports entre culture populaire et culture des élites. Les auteurs met-
tent en valeur le goût du divertissement gui caractérise le public, plus nettement
que sa politisation. Leur thèse est nuancée : la politisation du public a sa tempora-
lité propre et se traduit par des réactions soulignées par la police mais la recherche
du plaisir et de la gaieté oriente les spectateurs vers un répertoire léger plutôt que
516 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE
De son temps déjà, Ballanche faisait problème ; une renommée des plus flat-
teuses, mais aussi des plus confidentielles.Bref, un auteur sans lecteurs, si ce n' est
quelques-uns de ses pairs. L'un dès charmes de cette impeccable édition de cor-
respondance issue d'une thèse dirigée par Madeleine Ambrière est précisément
qu'il lève le voile de l'énigme; Ballanche àcourtisé les Muses comme il a aimé
Madame Récâmier, platoniquement. Plus que le succès en ce monde, comptent
pour lui l'attente et, saison jamais, la récompensé de: la postérité. « Le genre de
mon talent, je lé sais, reconnaît l'éternel soupirant, ne présente aucune surface [...]
D'autres bâtissent un palais sûr le sol ; et ce palais est aperçu de loin : moi, je
creuse un puits à une assez grande profondeur, et l'on ne peut le voir que lors-
qu'on est tout auprès » (15 février 1819). Il s'en faut que; comme en ces quelques
lignés, la vérité soit toujours au fonds du puits épistolaire, et la beauté avec elle.
Mais ppur de tels aperçus, il vaut la peine de surmonter l'ennui communicatifque
dégage l'évocation familière d'une vie oisive, mal remplie par une activité litté-
raire intermittente, le souciconstant de Madame Récamier, des rencontres mpn-
daines,: quelques voyages, et..: l'investissement décapitaux dans un projet
d'invention d'une machine à vapeur,Pourlui et pour sa correspondante, Ballanche
désire par-dessus tout « un peu de calmé »^
le tard et sous les traits de la trop jeune Sophie Mazufé, une femme de lettres un
temps mêlée au groupe des saint-simoniennes, Pierre-Simon, à l'opposé de René,
fuit les orages.
Si, par l'immédiateté propre à l'épistolaire, lesLettrés à Madame Récâmier
ont quelque chance, en effet, d'être la « meilleure introduction à l'oeuvre de
Ballanche » (p. 291), la- très substantielle introductiondu volume par A. Kettler
(près de: trois cents pages) constitue à coup sûr l'initiation la plus recommandable
à cet auteur difficile. Sans doute les trois étapes proposées (1. Les exilés du bon-
heur. 2. Ballanche devant l'actualité politique et littéraire. 3. Destins de femmes)
ne: font-elles pas le tour complet du sujet-malgré de fort bonnes mises au point
sur Viço, Bonnet, Saint-Martin, le saint-simenisme Lamennais, entre autres, les
liens de l'oeuvre avec son contexte ne sont pas traités pour eux-mêmes, et son sens
n'est pas discuté ni interprété. Mais c'est là,justement, une prudence et des limites
commandées par le rôle bien entendu de Féditeur1 de correspondance. Car îffaut
beaucoup de tact et de respect des nuances pour restituer, comme le fait A. Kettler,
518 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE
d'Eugène Sue (p. 131-146) qui ancre le thème de l'errance dans la situation propre
Mort des artistes ») des artistes damnés qui n'adorent pas leur oeuvre comme une
idole orgueilleuse — ainsi que font la plupart et parfois le poète lui-même —,
mais exercent leur art précisément pour aller vers leur propre autodestruction,
pour accéder à leur mort, frais sommeil, « terrible aurore » d'une autre condition.
Aucun élément extratextuel eu presque ne soutient cette lecture qui ne tient
que par sa propre cohérence, construite pas à pas selon un procédé rigoureusement
successif: chaque vers, chaque texte ne s'enrichit des significations nouvelles
éventuellement apportées par le vers ou le texte suivant, que lorsque la lecture de
ces derniers est susceptible, le moment venu, de les activer. C'est dire combien ce
choix est sévère, patient, essentiel, dans sa distance même avec toute idéologie ou
méthodologie plus ou moins dominante (marxisme, structuralisme, freudisme...).
L'interprétation des Fleurs du Mal s'en trouve débarrassée de plusieurs incrusta-
tions qui cachaient le texte ; l'organisation extraordinairement réfléchie du recueil
(le « cadre singulier » dont parle Baudelaire dans une lettre à Vigny, 1861 : d'où
aussi l'importance des séquences que Richter met en lumière) est ainsi éclairée de
l'intérieur. Il faut souhaiter une prompte traduction en français de cet ouvrage
novateur.
FAUSTA GARAVINI.
duit (p.136).
excessivement le roman. Il n'est guère probable que Flaubert, qui s'est toujours
insurgé contre.l'idée que la littérature puisse prêcher une morale; ait voulu faire
avec Salammbô une oeuvre qui dérivé de cette sentence : « Le Salaire du péché
c'est la mort », dont Madame Bovary serait déjà, selon Anne Mullen Hohl, le-pro-
Que le mythe d'Adenis soitprésent ainsi que des mythes chrétiens est incon-
testante. Mais l'étude d'Anne Mullen Hphl à tendance à privilégier ces deux ori-
gines alors que les emprunts de Flaubert sent plus divers. D'autre part elle établit
une hiérarchie. Salammbô serait un roman-palimpseste laissant voir sous le mythe
d'Adenis les rites et la liturgie catholiques («In the fashion of a palimpsest [...] the
Adonis myth can be peeled away to reveal a représentation of Roman Gatholicrites
and liturgy »). Elle analyse par exemple le sacrifice des enfants à Mqloch comme
le prototype du « baptême par le sang » et comme une réécriture des martyres glo-
rifiés par lé catholicisme. Les prières à Tanit ressemblent aux litanies de la Vierge.
Salammbô m serait donc qu'un texte à doubléfond. Bien sûr la mort de Mathô suf-
firait à montrer l'importance des éléments christiques dans la représentation de ce
personnage et les manuscrits confirment bien que Flaubert en était tout à fait
conscient. Mais la dernière image de la mort de Mathô, et probablementla plus
forte, l'Offrandedu coeur au soleil, est tout autant mexicaine (on connaît la cruauté
des rites aztèques, leur culte du soleilsleurs sacrifices) et Flaubert F a bien précisé
dans ses notes documentaires : « arracher le coeur [...] a le présenter au seleil
(Mexique) il bat encore au pied de Fidèle » (f9 65, N.a.f. 23658). Si les prières à
Tanit ressemblent aux litanies de la Vierge, il ne faut pas oublier qu'elles ressem-
blent aussi aux prières à'-Isj's de L'Ane d'or d'Apulée. Flaubert utilise des mythes
d'origine variée pour faire surgir le «mirage» (à Sainte-Beuve,déO; 1862) d'une
réalité perdue — l'archéologie punique n'était guère avancée au xix° siècle. Quand
le réfèrent est perdu, les mythes permettent cependant de sauver une référéntialité,
mais elle est culturelle et syncrétiste. Pourrait-il en être autrement puisqu'il s'agit
dans cette entreprise paradoxale qu'est Salammbô de donner une idée de l'inconnu,
de représenter l'irreprésentable ?
GISÈLE-SÉGINGER.
.
JACQUES MIGOZZI.
DENIS PERNOT.
Commençons par une remarqué, certes inhabituelle, mais dont l'pbjectif est de
rétablir une injustice, elle aussi, inhabituelle : ce livré, parti il y a six ans, aurait
bien mérité qu'en ne tarde pas tant à. le répertorier, au risqué de le laisser passer
inaperçu. En fait, si son auteur ne vise guère à modifier les principes et thèses
consensuels, il en propose une démonstration formidablement méticuleuse et
Selon la thèse consensuelle, Valéry dans ses poèmes Criques a créé, fait, un
système rigoureux voire extrême de çorrespondances, et c'est précisément ce sys-
tème qui est son message principal. Même les fameux effets phoniques (qu'une
lecture symboliste a toujours mis en valeur, d'ailleurs, à l' encontre des commen-
taires et des auto-commentaires du poète) n'ont qu'une importance secondaire,
parce que la construction abstraite prévaut toujours sur la présence conjoncturelle,
par exemple des onomatopées.
524 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE
Le terme de « connaissance » lui aussi est lourd d'harmoniques et ne peut pas être
considéré sans plus comme équivalent à celui de co-naissance que Claudel pro-
pose dans son Art poétique.: La préposition « de » reliant les deux termes à son
tour est ambivalente, car elle peut introduire un génitif d'objet autant que de sujet
Le travail d'Esprester-Bauer consiste à explorer la richesse promise dans le titre
en interprétant onze textes représentatifs ; cette interprétation n'est pas thématique
mais herméneutique, ouvrant les poèmes en prose vers ce qui leur est implicite à
travers les topoi récurrents dans l'oeuvre claudélienne. L'entreprise se justifie du
fait que le poète lui-même n'a pas dédaigné les polysémies de toute sorte, surtout
les jeux de sens sur l'étymologie des mots, pratique servant à remotiver les mots
et à les sauver de l'arbitraire que les linguistes ont posé comme marque essentielle
des signes. Les textes choisis se répartissent en cinq groupes : ceux où apparaît
l'orient, ceux où le locuteur dans le poème réfléchit sur sa propre position, ceux
qui traitent de thèmes religieux, un poème où il est question du monde physique
(Proposition sur la lumière) et finalement ceux dans lesquels le « je » auctorial
réfléchit sur sa poétique. Les interprétations sont fouillées, ne négligeant aucune
constituante de la configuration des poèmes, suivant pas à pas la démarche du
poète, étant constamment à l'écoute des harmoniques du texte au sein de l'am-
biance où se situe la poésie claudélienne. Cette ambiance, comme l'affirme per-
tinemment la conclusion du livre, est syncrétique: le monde est un espace où
l'initiation a lieu, mais aussi le salut. Ce qui est, ce qui est atteint par la confron-
tation avec ce qui est autre ailleurs, c'est Dieu et sa création, dont les poèmes
nous livrent la connaissance. Travail exemplaire que les claudéliens ne peuvent
pas ignorer.
LEOPOLD PEETERS.
mais surtout de poète de l'histoire. Découvrantun système d'écriture qui n'a rien
à voir avec le système tonal occidental, l'enquêteur a cru"remettre ses pas dans
ceux de Platon ; il a pensé saisir ce qui avait filé entre les doigts de Rousseau ; ce
qu'il n'avait qu'envisagé comme une hypothèse : l' origine des; langues et du signe
linguistique : « Il lui semble qu'il marche sur les tracés de Mëlampe, de Musée,
d'Orphée, d'Homère, de Thaïes, de Pythagorè ». On comprend qu'il ait été ému et
qu'il soit tombé... dans une erreur : retranscrire en notes musicales ordinaires un
système modal,avec de micro-intervalles et un diatonisme qui à sa propre logique.
D'où, aussi, l'erreur qui va perdurer pendant un siècle et qui rapporte la musique
ancienne ou non européenne à des critères inadaptés.
C'est encore l'impropriété que traque le deuxième essai: « Visages de l'his-
toire musicale » évoque la difficile genèse de la musicologie; du moins en langue
française. Elle a été dominée par la figure de François-Joseph Fétis. Elle a hésité
longtemps entre la sociologie, la paléographie, l'esthétique. Mais il est exact que
son principal mérite a été;de sauver de l'oubli les musiques du passé, à commen-
cer par la musique médiévale ou renaissante. Ce qui aujourd'hui nous paraît
— autour des « baroqueux »— être le necplus ultra de la science et du goût n'a
longtemps été qu'une sorte de déviation de Fhistorisme romantique. Walter Scott
au royaume de la musique... Et pourtant il est bien vrai que l'on doit à Romain
Rolland la redécouverte de Monteverdi ou de Scarlatti, à Henry Expert celle de
Bach, à d'Ortigue, à Nisard, à Niedermeyer celle du plain-chant; Moments bien
intéressants puisqu'ils s'accompagnaientde « concerts historiques », même si l'on
ne jouait pas encore surdes instruments d'époque et dans le style originel.
Le troisième chapitre est capital puisqu'il traite des traités d'harmonie.
L'harmonieest, avec le contrepoint, la grammairede la musique, une des bases de
son enseignement théorique. Christian Corre, fidèle en cela à. l'esprit du départe-
ment de musicologie de Paris VIII y apporte sa plus vive curiosité et le résultat
est très bon. En France oh s'est souvent très vivement disputé pour des questions
d'harmonie, ainsi la querelle des Lulïystes contre les Ramistes, ainsi Berlioz face
à Cherubini, ou Debussy face à la Schola Cantorum. Opportunément Ch. Corre
s'est concentré sur les théories générales, pas sur les exercices pratiques : il a
cherché les curiosités ; il a dépouillé bon nombre de « manuels du bon usage ;
depuis le Traité d'Harmonie de Cale], adopté en commission révolutionnaire de
salut public musical (le 11 floréal an IX) jusqu'à la Carte routière des modulations
(sans doute de César Gardeton), en passant par l'ABC de l'Harmonie à l'usage des
personnes qui ne la savent pas de Aulagnier (1865). Et de conclure avec une per-
tinence que n'aurait pas reniée Foucault : « Le Traité d'Harmonie n'est pas seule-
ment, en tant que livre, une belle machine célibataire ; il est surtout une grande
invention du XIXe siècle. (...) Dans un vide glacial, la galaxie Reber et Dubois
tourne sur elle-même, en silence ».
Le quatrième volet (« Musicologie des origines, origines de la musicologie »)
reprend la liste commencée avec les chapitres 1 et 2. Il rappelle opportunément les
noms et les écrits des premières publications concernantla musique au tournant du
XVIIIe et du XIXe siècles. Il nous promène de Choron et Castil-Blaze à Weckerlin et
Coussémaker, en passant par Elwart, Jullien, et surtout Seudo, le redoutable cri-
tique de la Revue des deux mondes pendant plusieurs décennies. Même si la trame
de l'article est dictée, une fois encore, par lès prises, déposition de Fétis, il aurait
tout de même été opportun de rappeler la contribution de Stendhal, de Berlioz, de
Liszt, de G. Sand, de G. Planche, sans qui la musicographie et la musicologie
n'auraient tout de même été ce qu'elles sont devenues.
Le cinquième chapitré est consacré à E. Hanslick ; ce critique viennois a été
l'ami de Brahms, l'ennemi juré de Wagner, de Nietzsche, de Bruckner ; il a exercé
528 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE
une influence considérable dans l'espace culturel germanique ; il est très heureux
qu'une publication en langue française évoque ce personnage capital et surtout son
texte majeur (DM beau dans la musique — Vom musikalischen Schônen, 1854) ;
mais il y aurait sans doute encore à dire sur ce livre dont l'influence perdure.
Les deux dernières contributions portent sur la psycho-pédagogie de la
musique. La figure de Marie Jaëll (1845-1925), sur laquelle se clôt le volume est
bien oubliée ; pourtant son rôle a été capital dans la vie musicale et l'enseigne-
ment du piano en France. Marie Jaëll a été l'élève de Liszt, mais surtout elle a
imposé dans notre pays des façons très modernes de faire de la musique. Par
exemple elle est la première à avoir donné en concert les trente-deux sonates de
Beethoven ; elle a voulu faire prévaloir le toucher sur la vélocité purement méca-
nique ; ce qui est, maintenant encore, une caractéristique essentielle de l'école
française de piano. Et puis, tout simplement, à une époque où le rôle des femmes
n'était guère public, Marie Jaëll s'est imposée aux hommes, même à un person-
nage tel que Camille Saint-Saëns. Ch. Corre a tout à fait raison de la comparer à
Clara Wieck-Schumann.
Le livre de Christian Corre se recommande à tous ceux qu'intéresse la vie
musicale en France, le développement du professionnalisme au XIXe siècle.
FRANCIS CLAUDON.
CORRESPONDANCE
Membres d'honneur
Mmes B. Jasinski, A. Rouart-Valéry, MM. Y. Abé, D. Alden, W.H. Barber, G. Blin, E. Bonnefous,
T. Cave, L.G. Crocker, L. De Nardis, J. Favier, B. Gagnebin, R. Jouanny, Y. Kobayashi, J.L. Lecercle,
G. Lubin, J. Monfrin, R. Mortier, M. Nadeau, H. Nakagawa, R. Nicklaus, R. Pintard, A. Pizzorusso,
G. von Proschwitz, L.S. Senghor, P. Vemière, Ch. Wirz.
Bureau
Consei! d'administration
Correspondants à l'étranger