Vous êtes sur la page 1sur 182

Revue d'histoire littéraire de

la France

Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France


Société d'histoire littéraire de la France. Auteur du texte. Revue
d'histoire littéraire de la France. 1998-05.

1/ Les contenus accessibles sur le site Gallica sont pour la plupart


des reproductions numériques d'oeuvres tombées dans le
domaine public provenant des collections de la BnF. Leur
réutilisation s'inscrit dans le cadre de la loi n°78-753 du 17 juillet
1978 :
- La réutilisation non commerciale de ces contenus ou dans le
cadre d’une publication académique ou scientifique est libre et
gratuite dans le respect de la législation en vigueur et notamment
du maintien de la mention de source des contenus telle que
précisée ci-après : « Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale
de France » ou « Source gallica.bnf.fr / BnF ».
- La réutilisation commerciale de ces contenus est payante et fait
l'objet d'une licence. Est entendue par réutilisation commerciale la
revente de contenus sous forme de produits élaborés ou de
fourniture de service ou toute autre réutilisation des contenus
générant directement des revenus : publication vendue (à
l’exception des ouvrages académiques ou scientifiques), une
exposition, une production audiovisuelle, un service ou un produit
payant, un support à vocation promotionnelle etc.

CLIQUER ICI POUR ACCÉDER AUX TARIFS ET À LA LICENCE

2/ Les contenus de Gallica sont la propriété de la BnF au sens de


l'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes
publiques.

3/ Quelques contenus sont soumis à un régime de réutilisation


particulier. Il s'agit :

- des reproductions de documents protégés par un droit d'auteur


appartenant à un tiers. Ces documents ne peuvent être réutilisés,
sauf dans le cadre de la copie privée, sans l'autorisation préalable
du titulaire des droits.
- des reproductions de documents conservés dans les
bibliothèques ou autres institutions partenaires. Ceux-ci sont
signalés par la mention Source gallica.BnF.fr / Bibliothèque
municipale de ... (ou autre partenaire). L'utilisateur est invité à
s'informer auprès de ces bibliothèques de leurs conditions de
réutilisation.

4/ Gallica constitue une base de données, dont la BnF est le


producteur, protégée au sens des articles L341-1 et suivants du
code de la propriété intellectuelle.

5/ Les présentes conditions d'utilisation des contenus de Gallica


sont régies par la loi française. En cas de réutilisation prévue dans
un autre pays, il appartient à chaque utilisateur de vérifier la
conformité de son projet avec le droit de ce pays.

6/ L'utilisateur s'engage à respecter les présentes conditions


d'utilisation ainsi que la législation en vigueur, notamment en
matière de propriété intellectuelle. En cas de non respect de ces
dispositions, il est notamment passible d'une amende prévue par
la loi du 17 juillet 1978.

7/ Pour obtenir un document de Gallica en haute définition,


contacter
utilisation.commerciale@bnf.fr.
MAI-JUIN 1998 98e ANNÉE - N° 3
Revue d'Histoire littéraire de la France
Publiée par la Société d'Histoire littéraire de la France avec le concours du CNRS
et du CNL

DIRECTION
Sylvain Menant.

COMITÉ DE DIRECTION
Mme Madeleine Ambrière-Fargeaud, MM. Michel Autrand, Claude Duchet, Marc Fumaroli,
Mme Mireille Huchon, MM. Sylvain Menant, Claude Pichois.

COMITÉ DE LECTURE
M. Robert Aulotte, Mme Marie-Claire Bancquart, MM. Jean Céard, Georges Forestier,
Robert Jouanny, Jean-Louis Lecercle, Mme Christiane Mervaud, MM. René Pomeau,
René Rancoeur, Jean Roussel, Roland Virolle, Roger Zuber.

COMITÉ DES RECENSIONS


Mme Madeleine Ambrière-Fargeaud, MM. Michel Autrand, Jean Céard, Claude Duchet,
Georges Forestier, Sylvain Menant, Mme Christiane Mervaud, M. Claude Pichois.

Secrétaires de rédaction : Mme Catherine Bonfils, M. Dominique Quéro.

RÉDACTION
Les manuscrits (en double exemplaire et accompagnéssi possible de la disquette informatique
correspondante) et toute correspondance concernant la rédaction sont à adresser à :
M. Sylvain Menant, R.H.L.F., 112, rue Monge, BP 173, 75005 Paris. Fax : 01 45 87 23 30.
Les manuscrits non insérés ne seront pas rendus.
Les volumes envoyés pour compte rendu doivent être adressés impersonnellement à la Revue
d'Histoire littéraire de la France, 112, rue Monge, BP 173, 75005 Paris.

Vente et abonnements :
Presses Universitaires de France
Département des Revues
14, avenue du Bois-de-l'Epine
BP 90, 91003 Évry Cedex
Tél. 01 60 77 82 05. Télécopie 01 60 79 20 45
CCP 39233 A Paris
98' ANNÉE -H°>3 ::

Sommaire

INFORMATIONS 354

ARTICLES
René POMEAU : Ouverture 355
Madeleine AMBRIÈRE : Alfred de Vigny connu, méconnu,
inconnu 357
André JARRY : La femme dans l'oeuvre de Vigny 367
: Vigny et la malédiction du poète
Aies POHORSKY 375
Sophie MARCHAL : Les salons et le clientélisme
littéraire : le
cas Vigny 385
Loïc CHOTARD : Vigny lecteur de Corneille ...... .
..... 403
Gabrielle CHAMARAT-
MALANDAIN : Le Christ aux Oliviers : Vigny et Nerval . . 417
Paul BÉNICHOU : Un Gethsémani romantique : « Le Mont
des Oliviers » de Vigny 429
Lise SABOURIN : Vigny et l'homme de lettres 437
Jacques-Philippe : Alfred de Vigny : dessein du langage et
SAINT-GËRAND amour de la langue ... .................. . 451
Joseph-Marc BAILBÉ : Vigny et « l'orchestre intérieur » : poésie
et musique 473
Emilio SALA : Vigny source de l'opéra romantique ita-
lien : le cas de La Maréchale d'Ancre .... 485
Ryûji TANAKA : Alfred de Vigny au Japon 495

REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE (98e année) XCVIII


354 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

COMPTES RENDUS
XVIe siècle (J. VIGNES, D. BJAÏ, R. CRESCENZO) ...... 501
XVIIIe siècle (V. HJÉRAUD, C. BONFILS, L. MAÇÉ, N. MASSON, Y. TOU-
GHEFEU, P. FRANTZ) 511
XIXe siècle. (É. DÉCULTOT, PH. RÉGNIER, M. REID, F. GARAVTNI,
517
G. SÉGINGER, J. MIGOZZI, D. PÈRNOT, P. POR)
.
XXe siècle (L. PEETERS, J.-N. SEGRESTAA, F. CLAUDON)
...... ... ......
.
524

CORRESPONDANCE 528

INFORMATIONS

A l'occasion du centenaire de la mort du poète est envisagée la constitution d'une asso-


ciation, « Les Amis de Stéphane Mallarmé », dotée d'un Bulletin et d'une revue publiés avec
le concours du Musée départemental Stéphane Mallarmé à Valvins. Les mallarmistes sont
invités, en vue de l'établissementd'un répertoire international, à se faire connaître auprès de
Gordon Millan, Department of Modem Languages, University of Strathclyde, Livingstone
Tower, 26 Richmond Street, Glasgow Gl 1XH, Ecosse GB. Fax : (44)-141 552 4979 ; e-mail :
c.g.millan@strath.ac.uk.

Pour célébrer l'anniversaire de la mort de Stéphane Mallarmé, la ville de Sens, outre des
manifestations musicales, chorégraphiques et théâtrales (4e trimestre 1998), et trois exposi-
tions (Palais synodal, Orangerie, Chapelle du Collège Mallarmé, juin-octobre 1998), organise
les 26-27 septembre 1998 un colloque sur le poète (La typographie, l'espace et le geste dans
l'écriture. La question du sens, le blanc, l'absence, la représentation de l'espace intérieur).
Pour tous renseignements, écrire à : « Centenaire Mallarmé », Hôtel de Ville, 100 rue de la
République, BP 809, 89108 Sens Cedex.

L'URLF de l'Université de Rouen organise, du 30 septembre au 2 octobre 1999, un col-


loque sur le thème « Première poésie française de la Renaissance : autour des puys poétiques
(1480-1550) ». Les propositions de communication.sont à adresser avant décembre 1998 à
T. Mantovani, 179 rue Joliot-Curie, 69005 Lyon. Programme disponible à partir de septem-
bre 1999 auprès de J.-C. Arnould, 10 rue du Vertbois, 75003 Paris.

Pour marquer la sortie du tome 10 du Patrimoine littéraire européen, anthologie


publiée sous la direction.de Jean-Claude Polet, un: colloque aura lieu, du 26 au 29 novem-
bre 1998, aux Facultés universitaires Notre-Dame de la Paix, à Namur. Les travaux de ce
colloque se distribueront selon quatre orientations : 1. Le français, langue culturelle de
l'Europe ; 2. Quelles sont les frontières littéraires de l'Europe ? 3. Qu'est-ce que le patri-
moine littéraire ? 4. Les traductions littéraires, lieu de la conscience culturelle européenne.
Pour tous renseignements, s'adresser à Jean-Claude Polet, Facultés universitaires Notre-
Dame de la Paix, rue de Bruxelles, 61, 5000 Namur, Belgique. Tél. 32 (0) 81.72.41.11 ;
fax: 32 (0)81.23.03.91.
Lés cornniunicalions rassemblées dans ce numéro de la RHLF,
publié avec l'aide de la Délégation aux commémorations nationales,
ont été présentées au colloque de la Société d'Histoire littéraire de la
France qu'avaient organisé et qu'ont présidé Mme MadeleineAmbrière
et M. Loïc Chotard le samedi 22 novembre 1997, dans la salle Louis
Liard de la Sorbonne, à l'occasion du bicentenaire de la naissance
d'Alfred de Vigny.

OUVERTURE

RENÉ POMEAU*

Au moment où s'ouvre ce colloque, voici que revient à ma mémoire


un vers de Vigny, resté célèbre à juste titre :
Ton règne est arrivé, PUR ESPRIT, Roi du monde !

C'est ce qu'affirmait le poète dans le dernier poème des Destinées, daté


du 10 mars 1863. Vigny» allait mourir au mois de septembre de la même
année. On a pu considérer comme testamentaire cette ultime déclaration.
Cependant, le règne de l'Esprit pur était-il réellement advenu, à cette date,
sous ce régime du Second Empire, lequel reste marqué dans l'histoire plus
par ses scandales et ses faiblesses que par son élévation spirituelle ? Et
l'on n'oserait affirmer qu'aujourd'hui l'alexandrin paraisse plus qu'au
siècle dernier conforme à la réalité.
En revanche, on accordera que le poème final des Destinées culmine
en une apostrophe qui nous touche, s'avérant, d'évidence, tout à fait
appropriée à la circonstance qui nous réunit en ce moment :
Jeune Postérité d'un vivant qui vous aime !
Nous osons nous flatter d'appartenir à cette Postérité, bien que certains,
dont je suis, ne puissent se targuer d'être «jeunes ». Tous, en tout cas,
nous revendiquons les vers suivants :
Mes traits dans vos regards ne sont pas effacés ;
Je peux, en ce miroir, me connaître moi-même.

* Institut de France, Académie des Sciences morales et politiques..

RHLF, 1.998, n° 3, p. 355-356


356 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

Si depuis l'Elysée des grands poètes Alfred de Vigny peut avoir quelque
notion de ce que nous allons dire ici, notre ambition est qu'effectivement
il s'y reconnaisse lui-même. Et nous nous sentons concernés par les der-
niers vers du poème :
Flots d'amis renaissants ! Puissent mes Destinées
Vous amener à moi, de dix en dix années,
Attentifs à mon oeuvre, et pour moi c'est assez !
Mais, avant de procéder plus avant, nous exprimons notre gratitude à
ceux qui ont permis la présente rencontre: à l'association pour les
Célébrations nationales, à son président Jean Leclant, et à Elisabeth Pauly,
déléguée générale. L'appui financier de l'association nous a été d'une aide
précieuse.
-
Comment dire, d'autre part, notre reconnaissance à notre amie
Madeleine Ambrière ? Directrice du Centre des correspondances de
l'Université de Paris-Sorbonne, elle nous a révélé une correspondance
particulièrement remarquable, celle d'Alfred de Vigny. On savait qu'un
grand nombre de lettres, d'un intérêt capital, étaient conservées dans les
archives familiales. Des scrupules légitimes en avaient longtemps empê-
ché la publication. Mme Ambrière a su persuader les responsables que le
moment était venu de mettre au jour ce monument, oeuvre majeure du
poète. Trois volumes ont paru. Le quatrième vient de sortir. Les très nom-
breux inédits qui nous sont ainsi révélés dissipent définitivement les
légendes qui furent répandues, non sans malveillance, sur le poète. Désor-
mais, selon les termes de L'Esprit pur, les « traits » de Vigny non seule-
ment «dans [nos] regards ne sont pas effacés », mais ils ressortent avec
plus de force et de finesse.
Sans nul douté, les communications que nous allons entendre mainte-
nant vont tirer profit de ce que nous apprend la Correspondance en cours
de publication. Je remercie, au nom de la Société d'Histoire littéraire de la
France, les chercheurs qui ont bien voulu répondre à l'appel de
Mme Ambrière et au nôtre. Ils savent que leurs textes seront réunis dans
un fascicule de la Revue d'Histoire littéraire de la France, à paraître en
1998. Le programme qui a été diffusé annonce un ensemble particulière-
ment riche, contribution importante aux études sur Vigny. Ainsi les ora-
teurs de ce colloque répondront au voeu du poète, et s'affirmeront vrai-
ment,/pour citerencore L'Esprit pur :
Juges toujours nouveaux de [ses] travaux passés.
ALFRED DE VIGNY
CONNU, MÉCONNU, INCONNU

MADELEINE AMBRIÈRE*

« Connu, méconnu, inconnu », le titre choisi pour le Colloque du


Bicentenaire de la naissance d'Alfred de Vigny nous a paru représenter le
bilan le plus juste, le plus fidèle, de la situation du poète, deux cents ans
après sa naissance, au sein de cette Postérité qui est la vraie destinataire
de son oeuvré et à laquelle il s'adresse, indirectement dans Là Bouteille à
la. mer, directement dans la célèbre strophe de L'Esprit pur qui clôt le
recueil des Destinées.
Connu,:Vigny l'est assurément de quelques-uns et non des moindres,
grâce à l'Association des Amis d'Alfred de Vigny (créée et animée, avec
autant de ferveur que de dynamisme par Mme Christiane Lefranc) et au
bulletin annuel qu'elle édite, grâce aussi aux travaux des chercheurs, aux
grandes thèses qui se sont succédé depuis celles de Pierre Flottes et
1

François Germain, notamment les importants ouvrages d'André Jarry ou


dé Jacques-Philippe Salnt-Gérand, auxquels s'est ajoutée récemment la
thèse sur « Vigny et l'Académie française » de Lise Sabourin, riche en
inédits. Les études sur Vigny ont d'ailleurs pris un essor décisif dans les
dernières décennies dé notre siècle avec la mise au jour de documents
inconnus et essentiels, fragments de manuscrits, carnets, agendas, lettres
autographes, qui modifient singulièrement l'éclairage de l'homme et de
l'oeuvre. Jean Sangnier a ouvert la voie avec, en 1951, les Mémoires
inédits, et il a permis en donnant accès à ses précieuses archives familiales
la publication, actuellement en cours (le tome IV vient de paraître), de la
Correspondance, en majeure partie inédite, l'une des plus belles et des
plus riches du XIXe siècle, au miroir de laquelle apparaît le visage d'un

Université de Paris IV - Sorbonne.

RHLF, 1998, n° 3, p. 357-365


358 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

Vigny inconnu, longtemps méconnu, homme de relation et de communi-


cation, toujours aux écoutes de son siècle et étonnamment « moderne »
dans ses inquiétudes et ses jugements.
Quand il entreprit le 20 mai 1832 la rédaction de ses Mémoires, le
poète nota dans un carnet les raisons d'une telle entreprise : « la crainte du
mensonge que je hais partout, celle surtout de la calomnie ». Il n'avait pas
tort et l'air de la calomnie, avant le célèbre opéra de Rossini, fut entonné
par Sainte-Beuve qui se plut à présenter le poète comme « un gentil-
homme hautain », « l'homme qui avait le moins conscience de la réalité
et des choses existantes », et l'enferma pour longtemps dans sa tour
d'ivoire. Le temps passa mais la légende vola de bouche en bouche,
comme dit un poète latin, et l'image se transmit de génération en généra-
tion, prenant une coloration plus déplaisante encore, voici presque un
demi-siècle, sous la plume d'Henri Guillernin qui certes eut le mérite de
publier des textes inédits mais s'acharna à faire de l'auteur des Destinées
un « mouchard » de la police impériale, faute d'avoir pu déchiffrer les
cryptogrammes de Vigny qui figuraient sur des fiches — ce qu'a fait
brillamment Loïc Chotard en 1987 — et interpréter dans leur juste
contexte des pages et des notes qui n'étaient que la transcription à son
usage personnel de propos entendus par un homme qui avait la manie de
tout noter et de tout conserver dans ses papiers, où l'on a retrouvé
d'ailleurs les fameuses fiches et autres textes.
Alfred de Vigny a eu des ennemis mais aussi des amis qui le mécon-
nurent. Tel fut le cas de Gaspard de Pons qui, lié avec lui dès les premiers
temps de sa vie militaire, fit longtemps partie du cercle de ses intimes.
Quand en 1833 le poète dut réunir un Conseil de tutelle pour l'Interdiction
de sa mère, il:fit appel à Gaspard de Pons (et à son père), et c'est lui qu'il
envoya chercher, dans son désarroi, la nuit du 20 novembre 1837, quand
mourut;sa mère. Fidèle et dévoué comme il le fut toujours en amitié,
Vigny soutint le rimeur impénitentauprès des libraires et des directeurs de
théâtre, après l'avoir présenté à Hugo et introduit parmi les membres du
Cénacle romantique. Malheureusement le pauvre Gaspard ne connut
guère que l'échec au cours de sa vie. Tout avait mal commencé pour lui,
a-t-il raconté, car il était né un vendredi 13 (juillet 1798) par la faute de sa
mère, qui, « avec une mauvaise volonté évidente » ne « put jamais
attendre vingt-quatre heures de plus pour se débarrasser d'un fardeau
qu'elle portait depuis neuf mois ». Après ce funeste début, le guignon,
dit-il, le « persécuta d'une manière tout à fait insolite », en amour et,en
amitié comme en littérature, en vers ou en prose, dans la tragédie et la
comédie (toujours en vers), ainsi qu'en poésie. Une déception sentimen-
tale l'avait voué à un triste célibat. Dédaigné par celle dont il était épris,
il la vit entrer chez les Soeurs de la Charité, puis sortir du couvent et deve-
VIGNY CONNU, MÉCONNU, INCONNU
359

nir épouse (non pas de l'homme qui avait excité sa jalousie et qu'elle
oublia promptement, précise-t-il, mais d'un autre) et mère. Le motif de
son abandon ? Elle trouvait le prénom Gaspard « assez laid », comme si,
commente amèrement l'amoureux éconduit (qui lui dédia le recueil
Amour à elle), celui de son père, Andoche, était plus beau ! Remarque qui
permet aisément d'identifier la cruelle : Joséphine d'Abruntès, fille aînée
de la duchesse, qui passa en effet quelques années au couvent, épousa en
1841 Frédéric Amet, et devint une femme-auteur.
En 1860, lassé de ses échecs et de l'injustice des directeurs de théâtre
qui avaient, à la Comédie Française aussi bien qu'au Théâtre Historique,
à la Porte Saint-Martin comme au Théâtre de la Renaissance, refusé ses
tragédies ou ses comédies, lesquelles cependant, disait-il, n'étaient pas
plus mauvaises que les pièces qu'il voyait jouer, Gaspard le malchanceux
entreprit à ses frais, à la Librairie nouvelle, l'édition de ses oeuvres com-
plètes, accompagnées d'interminables préfaces et de notes surabondantes
destinées à l'explication et à la défense de sa poésie et de son théâtre.
Trois volumes de poésie, les Adieux poétiques et Fatras rimé (litre qui
convient admirablement, il faut le reconnaître, à la production de Gaspard
de Pons), virent le jour en 1860, suivis de deux autres, intitulés Essais
dramatiques, qui parurent après sa mort, en 1861. Le premier est tout
entier constitué par une préface auprès de laquelle, dit d'ailleurs l'auteur,
celle de Cromwell n'était qu'un embryon, et par les notes qui la commen-
tent à chaque page. C'est de l'exemplaire personnel de Vigny, largement
annoté dans les marges, au crayon bleu ou rouge, que vont être tirées les
.confidences et les appréciations de Gaspard de Pons qui suivent ainsi que
les remarques d'un Vigny visiblement irrité par la lecture de « toutes ces
facéties » et dont le jugement se révèle dépourvu d'indulgence, c'est le
moins qu'on puisse dire.
Tout avait cependant merveilleusement commencé entre eux, au temps
de leur commune vie militaire. Vigny présenta à Hugo Gaspard le poète,
qui confesse n'avoir pu s'empêcher de retomber sans cesse dans le
« péché de poésie ». Introduit dans le Cénacle, il devint l'ami de Guiraud,
Soumet, Rességuier, des frères Deschamps, Emile, « le plus grand de tous
les joueurs de mots », et Antoni, coeur généreux et ardent à la révolte
contre l'injustice, qui avait « la singulière prétention d'être fou » mais est
« sage devant Dieu » affirme Gaspard. Tous le soutinrent, l'aidèrent à
publier des poèmes dans les revues et keepsakes, à éditer son premier
recueil de vers, Amour à elle (Pélicier, 1824), auquel Vigny consacra un
article aimable dans la neuvième livraison de La Muse française (1824),
ainsi que ses premiers romans Joséphine (Cassel, 1824) ou Clotilde
(Gosselin, 1830).
Claude Gély, dans le Bulletin de la Société Théophile Gautier
360 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

numéro 7 (1985), a publié des lettres inédites de Gaspard de Pons à Hugo


(qui l'appelle « notre bon Gaspard » dans une lettre à Vigny du 20 juil-
let 1821), ainsi qu'un billet de Vigny qui recommande à Félix Bonnaire
une pièce dudit Gaspard, son « ami intime et (son) compagnon d'armes »,
et lui demande d'intervenir auprès de Buloz pour éviter à l'auteur de
« faire passer son manuscrit par les mains des mystérieux examinateurs du
Saint-Office de la Comédie Française ». Mais, conclut Claude Gély, la
relation avec Hugo se distendit après 1830 et la lettre du 8 août 1848
adressée par Gaspard de Pons au directeur du Théâtre Français va « jus-
qu'à l'amertume et au reniement de ses amis de jeunesse, Hugo, de Vigny,
etc. ». Que s'était-il passé ?
Dans la préface qu'il présente comme « un essai sur (ses) pauvres essais
dramatiques », Gaspard évoque le paysage littéraire des années 1820 :
En ce temps-là, le très biblique et le très évangéliqueAlfred de Vigny faisait la
Femme adultère, sans parler de ses autres poèmes antiques et modernes, que nous
trouvions tous également romantiques, dans le sens que nous appliquions à cet
adjectif ; il ne donnait pas alors dans le moderne seul, dans le moderne auquel il a
dû, je le reconnais, de magnifiques inspirations, telles que la Prison, Dolorida, et
autres qui ne faisaient que gagner au voisinage de ses chefs-d'oeuvre tirés de l'his-
toire ou des moeurs d'une époque bien plus reculée, et Hugo lui-même, chrétien
livré aux bêtes de la vieille critique, entonnait fort classiquement (c'est le cas de le
dire) son admirable Chant de fête de Néron [...]. Les temps et les hommes sont bien
changés ; je puis cependant me rendre ce témoignage que je suis moins changé
qu'un autre.

Moins changé ? Voire. Accueilli, soutenu par ses amis du Cénacle


romantique, Gaspard brûla bientôt ce qu'il avait adoré. Il se déclara de la
« religion littéraire de Boileau », afficha sa prédilection pour les sujets
antiques, et, proclamant partout la supériorité de Racine, se sentit « raci-
nien », confidence qui inspire à Vigny ce commentaire méprisant : « il est
racinien, il croit être quelque chose ». Gaspard l'infidèle en vint à renier
ses ex-amis et à partir en guerre « contre l'Institut et la littérature de ce
temps », surtout contre « les extravagances romantiques », ce qui lui valut
encore cette remarque marginale au crayon bleu de Vigny indigné : « Il
renie l'école au voisinage de laquelle il essayait d'exister littérairement ».
Hugo, qui l'appelait, raconte encore Gaspard, « Gaspons », l'avait jadis
mis en garde :
Je m'entends dire par Victor
et par tous ses suppôts : « Gaspons, vous avez tort
de vouer aux anciens votre stérile hommage ;
Et c'est dommage ;.-
Pauvret vous n'aimez pas assez le moyen âge.
L'ambiguïté d'une situation dans laquelle s'entêta Gaspard de Pons
éclaire l'évolution de sa relation avec Vigny. Dans les notes innombrables
VIGNY CONNU, INCONNU 361

dé son édition de 1860-1861, il est souvent question du poète et l'éloge se


mêle à la critiqué.
Le récit de l'incident académique provoqué, le jour de la réception de
Vigny, par le discours de Mole, est celui d'un ami :
M. Villemain était déjà ex-professeur de rhétorique sans être encore pair de
France et sans être ni figue ni raisin dans la Chambré des Pairs, cbrnme on sait.
Quant à moi qui n'ai pas été l'auteur de sa nomination à la pairie, je m'en lave les
mains, ce qu'on assure qu'il ne faisait pas lui-même tous les jours,
Par la suite, il a peu modifié ses doctrines littéraires et j'ajouterai même, qu'
le premier à modifier les usagés académiques à la réception de M. Scribe,où il avait
remplace les fadeurs anciennes par des épigrammes. On ne l'en blâma point alors et
il fut imité eh pareil cas et par plusieurs des directeurs académiques ses collègues ;
mais on finit par s'apercevoir que son exemple et leurs imitations avaient eu
quelque chose de funeste, quand à la réception d'Alfred de Vigny, sa malice fut à
son tour remplacée par la grossièreté du discours et surtout des gestes de M. Mole.

« Que dire, s'écrie-t-il dans une autre note, d'un Mole recevant, ainsi
que j'aurai un jour lieu de l'imprimer [...] Alfred de Vigny avec la der-
nière impertinence ? Un Mole ! Qu'est-ce que cela en littérature ? »
De temps à autre fuse une formule admirative à l'égard du « très vrai
poète Alfred », de « sa belle langue », et trois des poèmes des Adieux poé-
tiques sont dédiés à l' « ami Alfred de Vigny ». Le premier, daté de 1820
et intitulé La Poésie, rapproche Vigny de Chénier :
Toi qui nous rends Chénier, jeune et brillant (...)

parenté longuement commentée à diverses reprises :

Le talent d'Alfred de Vigny avait une ressemblance naturelle et très remar-


quable avec le sien, surtout en ce temps où notre cher contemporain était loin
encore de dédaigner le sujet et la couleur antiques.
A propos de son poème Le Somnambule, qu'il qualifie dans un accès
d'apparente modestie de « bagatelle », Gaspard de Pons estime que ce
titre rappellera « un des plus beaux drames d'Alfred de Vigny, drame
d'une cinquantaine de vers seulement, composé et publié dans le temps où
l'ingrat ne dédaignait pas encore les trésors si purs de l'antique et l'héri-
tage d'André Chénier ». D'autres notes qualifient l'ingrat de « coupable »
et précisent qu'on prendrait volontiers son écriture pour « une de ces
grandes écritures usitées dans le siècle de Louis XIV, dont il a cessé
depuis longtemps, par exemple, de vouloir imiter les écrivains sous
d'autres rapports plus essentiels ».
En mai 1843, Gaspard de Pons dédia « au comte Alfred de Vigny, non
au chantre d'Éloa mais à l'auteur des Poèmes philosophiques », L'Impos-
sible, interminable poème de quelque 175 vers dont voici le début :
Poète calme et fort, tu sais, chantant l'idée,
des voiles de l'image à peine la couvrir :
362 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

un sentier périlleux, grâce à toi, vient s'offrir


à mes pas ; sur les tiens ma muse intimidée,
par les sons de ta Flûte au loin toujours guidée,
verra-t-elle à sa marche un sûr abri s'ouvrir ?
Neuf pages de commentaires bavards, inspirés par la relecture du
poème en vue de l'édition de 1860, concernent l'auteur bien sûr, pour qui
« l'impossible » consiste à ne pas retomber sans cesse « dans le péché de
poésie », et surtout Vigny dont Gaspard admire La Flûte « qui est et qui
restera la meilleure création de ce genre dont le ciel ait déposé le germe
dans son cerveau ». Il avoue aimer aussi Le Mont des Oliviers parce qu'il
a été « bien aise de retrouver sous la plume d'un homme supérieur » à qui
il n'en avait jamais rien communiqué ses propres plaintes sur la création
et contre le créateur.
C'est à l'occasion de l'annotation d'un poème antérieur, Le Succès
(daté de Paris, 31 mai 1831), dédié à son « ami Alfred de Vigny » que la
critique mêlée à l'éloge laisse deviner les véritables raisons de l'animosité
de Gaspard de Pons. A la louange de Paris, « chef-d'oeuvre bien digne du
titre d'élévation dont il est décoré, riche et vaste composition qui place
mon ami Alfred à la même hauteur dans la poésie philosophique que son
Éloa dans la poésie idéale », l'auteur fait succéder cette appréciation
d'ensemble que Vigny s'est abstenu de commenter dans la marge :
Je ne dirai ni en vers ni en prose qu'Alfred de Vigny soit le premier de nos écri-
vains dans un sens absolu ; mais qu'il en soit (ou plutôt qu'il en fût, car malheu-
reusement il est peut-être plus juste en ce cas de parler au passé), qu'il en fût donc
le premier par l'imagination, c'est ce que je dirai toujours eh prose comme en vers,
moi qui ai jadis assisté aux bouillonnements si riches de cette imagination dans
toute la force, dans toute la plénitude de son effervescence, et pour justifier la har-
diesse de ma phrase, je ne puis que l'exhorter à terminer et à publier au plus vite
les ouvrages qu'il a commencés [...], l'exhorter aussi à ne plus nous servir deux
fois la même idée ou le même sujet à deux sauces différentes. Pour quiconque aura
lu son roman de Stello, son drame de Chatterton ne pourra jamais être que du
réchauffé, ce qui n'empêche pas qu'il n'ait, en outre, le défaut d'être à mon avis un
peu froid.
Aucune pièce de Vigny ne trouve grâce à ses yeux, pas plus Quitte
pour la peur, « proverbe qui n'en est pas un du tout, qui n'en est. pas
même un quasi », que les traductions de Shakespeare, et surtout Chatter-
ton, « qui n'était guère qu'un quasi-drame », qu'il attaque, violemment.
Seul échappe à l'éreintement général le premier essai dramatique de ce
Vigny que « nous avons vu plus tard se rapetisser à plaisir pour faire ses
drames en prose », une tragédie de Roland dont Gaspard.de Pons n'a
gardé en mémoire qu'un vers inédit, qu'il se plaît à citer au moins quatre
Ou cinq fois :
Mourez, je vais mourir et nous verrons après.
VIGNY CONNU, MÉCONNU, INCONNU
363

citation qui inspire à Vigny ce commentaire agacé dans la marge : « Vers


qui ne fut même jamais écrit ». II apparaît clairement que son échec dra-
matique fut celui qui blessa le plus profondément l'infortuné Gaspard de
Pons. Il entreprit donc de défendre son oeuvre dans une préface où
s'exhalent à la fois son sentiment de l'injustice, sa plainte contre le gui-
gnon persistant et son « étoile mauvaise entre toutes les étoiles du ciel »,
sa révolte, et sa hargne contre les auteurs de son temps. Il exècre en par-
ticulier Musset qui lui a dérobé par avance le titre qu'il voulait donner à
ses premiers essais, Spectacle dans un fauteuil, Latouche et « sa très
absurde Reine d'Espagne », Ponsard et sa Lucrèce, Dumas le pillard et
Buloz « qui ne sait pas lire ». Dans un tel contexte, on comprend mieux sa
sévérité à l'égard de Vigny, poète « ingrat », « coupable » d'avoir renié
l'inspiration antique de ses débuts, et mauvais dramaturge.
Ce contexte explique aussi le manque d'indulgence d'un Vigny déçu,
blessé par la trahison d'un ami, lui pour qui.l'amitié fut toujours sacrée.
En marge il s'exclame au fil des pages : « mauvais goût ! », « mauvais
tour ! », « le pauvre homme ! », ou commente « les illusions comiques »
de l'auteur malheureux : « Le pauvre Gaspard prit toujours des conversa-
tions à la promenade pour des opinions générales sur lui et il croyait sin-
cèrement qu'on parlait de ses oeuvres et qu'elles existaient ». Quand, à la
fin de la préface de ses Essais dramatiques, l'auteur déclare : « Je ne res-
pecte rien dans cette préface », il s'attire ce commentaire cinglant et sans
appel de Vigny, véritable oraison funèbre :
Il ne respecte ni" l'amitié ni la reconnaissance qu'il doit à ceux qui l'ont
accueilli avec pitié tout en sachant-son incapacité profonde mais cherchant à l'en
consoler par excès de bonté.

Ce témoignage inédit d'un « ami » prouve combien de son vivant


Vigny fut incompris, méconnu. C'est à la Postérité, « qui remet tout en
place », dit-il dans une lettre, qu'il s'adressa avec une confiance sereine.
La voix, chère aux Romantiques, eut pour ce poète dont on a souvent dit
qu'il fut celui du silence, une importance obsédante, et il faut, avant
d'écouter ceux qui vont la faire revivre aujourd'hui, souligner rapidement
la place et le rôle de la voix dans la vie et dans l'oeuvre d'Alfred de Vigny.
Très sensible dès l'enfance à la voix humaine, et très conscient aussi
du pouvoir de cet agent de communication, Vigny, doté lui-même d' « une
oreille juste et une belle voix », dit-il, a évoqué avec émotion « le son
mélodieux » de la voix de sa tante, la chanoinesse Sophie de Baraudin, à
laquelle il rendit visite au Maine-Giraud en 1827 : il aimait la voix musi-
cale de sa mère et les accents inspirés de l'intarissable conteur que fut son
père, narrant l'épopée familiale. Ces souvenirs d'enfance et de jeunesse
qui lui avaient révélé la toute puissance de la voix se revivifièrent au
364 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

contact du théâtre, univers par excellence de la voix. Dans la liaison


tumultueuse qui dura sept années entre le poète et Marie Dorval, la voix
joua un rôle essentiel, voix de l'actrice et voix de la femme, présente ou
absente, car l'absence devenait présence par l'intermédiaire des lettres,
porteuses de sa voix.
Dans son Cours de déclamation (1804), le grand comédien Larive, qui
consacre tout un chapitre à la voix et à ses effets, dit de la voix ce que La
Fontaine a dit de la fable : «C'est proprement un charme». Comment
varier l'accent, moduler le ton, pour subjuguer un auditoire, comment
donner à la voix « plus d'expression, de grâce et de précision », voilà ce
à quoi l'on peut parvenir par le travail. Connaître tous les effets de la voix,
les maîtriser, tel est en somme le résultat d'un apprentissage, et le secret
d'un grand acteur, conclut Larive:
Vigny en était intimement persuadé et il s'exerça à travailler sa voix,
pour mieux dire la poésie, pour mieux lire une pièce de théâtre :
Je viens de relire votre Jules César et de le lire tout haut ce soir à Lydia, mon
ami. J'ai joué la pièce aussi en faisant entrer en moi successivement toutes les
grandes âmes des personnages de Shakespeare comme l'eût fait un acteur. De cette
manière n'avez-vous pas éprouvé que l'on jouit mieux des grandes choses [...]
(lettre à Auguste Barbier, 11 mars 1849).
En amitié comme en amour la voix fut pour lui primordiale. Nul
mieux que Vigny n'a vu dans la lettre une voix, agent de transmission et
de communication, le substitut d'une présence. La lire signifiait pour lui
être aux écoutes d'une voix. Ainsi écrit-il, par exemple, à Latouche qui
venait de lui envoyer son recueil poétique, le 18 mars 1844 :
En lisant vos Adieux, j'entends votre voix douce, affectueuse et voilée qui me
les murmure comme autrefois [...]
On sait que la mémoire auditive pour lui fut aussi importante, sinon
plus, que la mémoire visuelle, et l'on a découvert qu'il se plaisait à l'exer-
cer, pour retrouver une voix et les effets qu'elle produisait sur lui. A
Quinet, alors professeur au Collège de France, il confiait le 27 août 1844 :
Dans la solitude et dans la nuit, je tâche de retrouver et je retrouve en effet, par
le recueillement, les émotions que votre parole chaleureuse porte dans le coeur des
jeunes gens qui vous entendent.
Toute lettre est pour lui parole, tout échange de lettres conversation.
«Écrivez-moi quelques paroles », demande-t-il par exemple à son ami
Busoni.
Mieux encore, toute oeuvre est parole, ainsi que Vigny l'écrit au duc
Maximilien-Joseph de Bavière le 30 mars 1838 : « Tout écrivain parie à
une société entière ». Lé poète, en particulier, écoute une voix, la transcrit,
la transmet :
VIGNY CONNU, MÉCONNU, INCONNU 365

C'est une chose curieuse que la marche involontaire de l'âme. Ce qu'elle me


dicte il faut bien l'écrire quand je ne l'aurais pas voulu [...]
Ces lignes d'une lettre écrite à Adolphe Dumas le 11 novembre 1838
se retrouvent presque textuellement sur le feuillet manuscrit de la strophe
du silence (Le Mont des Oliviers) : « Une voix me dicte ces mots... ». Au
poète de faire porter ensuite sa poésie « sur les ailés de la voix humaine »,
ainsi que le note Vigny dans un Carnet, en novembre 1837 :
Dans les siècles fatigués comme est le nôtre il faut faire porter sa poésie par les
ailes de l'action et de la voix humaine, au milieu d'une assemblée.

Dans l'oeuvre du poète, sans cesse se font entendre des voix, celle de
Moïse, celle d'Éloa :
Elle parle, et sa voix dans un beau son rassemble
Ce que les plus doux braits auraient de grâce ensemble
Et la lyre accordée aux flûtes dans les bois,
Et l'oiseau qui se plaint pour la première fois,
Et la mer quand ses flots apportent sur la grève
Les chants du soir aux pieds du voyageur qui rêve,
Et le vent qui se joue aux cloches des hameaux
Ou fait gémir les joncs de la fuite des eaux.

et bien d'autres. Comment ne pas se laisser émouvoir par la voix du


Prisonnier, le masque de fer, dont on sait « qu'il avait dans la voix une
douceur étrange » ? Partout, dans les Destinées, une voix gémit, pleure,
prie, questionne, raconte, espère, « parle en soupirant », et, plus forte que
celles du. mendiant ou de la Sauvage, ou celle du « divin fils parlant à son
divin père », s'élève la voix de Vigny que vont vous faire entendre les
éminents représentants de cette « jeune Postérité » qu'il appelait de ses
voeux, à la fin des Destinées.
LA FEMME
DANS L'OEUVRE DE VIGNY

ANDRÉ JARRY*

Gageure que de vouloir traiter en si peu de temps — en si peu de


pages — un sujet qui démanderait logiquement des heures — ou un tra-
vail de thèse...
Pour sortir de l'impasse, je pourrais citer tacah : « La femme n'existe
pas ». Je n'aurais plus qu'à déclarer forfait. — A Lacan, je répondrai :
« L'homme non plus n'existe pas ». Il n'existe que des femmes (et des
hommes). Cela fait beaucoup. Ma difficulté resurgit. D'à
aussi des mères ; et ce n'est pas lamême chose d'être mère (c'est Vigny,
cette fois,que je cite) et d'être « seulement » femme. En outre, il faudrait
distinguer les femmes et les mères comme personnages et les instances
féminines ou maternelles susceptibles de prendre les traits de la Nature,
de la société, de Dieu — car Dieu n'a pas nécessairement une barbe... Je
disds bien qu'il y faudrait des heures !
Donc, les femmes,; chez Vigny ? Je veux dire : dans son oeuvré ; car,
dans sa vie; cela né m'intéresse guère. Par laquelle commencer ? Par Éloa,
qui est une ange ? (qui, chez Klopstock, était un ange, et dont Vigny, au
cours de la genèse de son poème; a fait un ange-femme). Cela ne simpli-
fié rien. Par Éva, à laquelle, dans ses notes personnelles, Vigny s'adresse
ainsi2 : « Femme qui n'es pas née et ne mourras jamais » ? C'est une autre
sorte de complication: Et encore Dalila, Héléna, Symétha, Séphora,

Chercheur au CNRS.
1. « Les sept douleurs ou les mâles douleurs», texte incomplet (d'après Pierre Flottés):dans
PI., 1.1, 1986, p. 290, texte B 8 ; texte complet flans A. Jarry, « Autour de la genèse de La Maison
du Berger », Hommage à Pierre Flottes, à paraître aux Presses Universitaires de Clermqont-
Ferrand.
2. PI., 1.1, 1986, p. 280, texte B. 14.

RHLF, 1998, n° 3, p. 367-374


368 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

Néra, Ida, Sara, Emma, Dolorida, Léonora, Isabella, Wanda ? et, pour
faire bonne mesure, Desdemona, Portia, ou Nérissa ? Bertrand de la Salle
se demande3 si cette fascination des noms en « -a » ne s'est pas étendue à
la vie : Lydia, Julia (j'élimine Tryphina), Alexandra, ou Augusta... Égarés
sur la liste : Borgia, mais également Mora, qui, chez Byron, est un nom de
femme ; dont Vigny a fait un nom d'homme — trajet inverse de la méta-
morphose subie par Eloa. De quoi s'interroger sur la place qu'occupe,
dans les premiers temps de l'oeuvre, une certaine indistinction sexuelle...
Tant de questions !... S'y ajoutent les conflits intérieurs de la pensée
de l'écrivain ; voire l'évolution de cette pensée au fil de l'oeuvre...
Nulle autre issue que de me laisser aller à mes associations...

Il est, sous la plume de Vigny, des mères terribles. Figures métapho-


riques de la mère plus souvent que personnages à taille humaine. La
Nature du troisième mouvement de La Maison du Berger : mère persécu-
trice. La chaudière, ou « fournaise », de la fin du premier mouvement :
mère « dévorante ». Mais, déjà, dans Stello, la Multitude, marâtre, symé-
trique du Pouvoir, père abusif ; d'où la condition du poète pris en étau,
dans la position du « paria ».
Plus anciennement encore, l'épouse du «Somnambule», frappée à
mort par celui qui la prend pour une autre, dit son remords d'avoir trans-
gressé la défense de sa mère, promue, en cet instant fatal, au rang de
« Dieu vengeur » (v. 43). Par là, s'affirme qu'en cette première période de
la carrière poétique, Dieu est une mère, plutôt qu'un père. Confirmation en
est donnée par l'épigraphe (transitoire) de Moïse : verset que le poète a
recopié de la Bible de Lemaistre de Sacy moyennant ce lapsus étonnant :
«Le souffle de Dieu en l'homme est une lampe dévorante» (au lieu de
« divine »). Car, chez Vigny, ce sont les mères qui dévorent, non les pères.
Mais les mères peuvent aussi être victimes.
Dans une liste de projets intitulés « Mystères » qui, dans l'état où
Ratisbonne nous l'a laissé, constitue la première page du « Journal », on
lit ceci4 : « L'Anté-Christ — né dans le corps violé d'une femme mourante
qui le conçoit et meurt. Il dévore sa mère ». Non seulement matricide,
mais négation de la mère dans sa fonction de gestation, puisque concep-
tion et naissance viennent à coïncider.
Trente ans plus tard, dans un projet de « seconde consultation »5, mi-

3. Alfred de Vigny, Fayard, 1963, p. 310, n. 22.


4. PI., 1.1, 1986, p. 314, texte A 5.
5. PI., t. II, 1993, p. 1050, texte 162 a.
LA FEMME DANS L'OEUVRE DE VIGNY 369

victime, mi-coupable, une religieuse, violée devant son amant, va au bout


de sa grossesse, mais poignarde l'enfant. Les fantasmes ont la vie dure...
Sur le mode métaphorique, on ferait état, dans Le Déluge:, de la
« Terre maternelle » (v. 106) aux « membres arrachés ». Mais l'horreur ne
s'arrête pas là. Pénétré par l'océan vainqueur, «Le Volcan s'éteignit, et le
feu périssant [...]. sortit en fumant des veines de la terre » (v. 287-290).
Au viol, cette fois, s'adjoint une scène d'avortement ; a la mort de la
mère, la mort du fils.
On évoquerait, de même, à la fin de « La Veillée de Vincennes » 6, la
poudrière « éventrée », « ses flancs ouverts », « fendue de tous les côtés »,
qui, s'écroulant,
découvrit une sorte de four noir et fumant où rien n'avait forme reconnaissable, où
toute arme, tout projectile était réduit en poussière rougeâtré et grise, délayée dans
une eau bouillante, sorte de lave où le sang, le fer et le feu s'étaient confondus en
mortier vivant, et qui s'écoula dans les cours en brûlant l'herbe sur son passage.
Au viol s'est substitué l'éventfement. Mais on retrouve, associée à là mort
de la mère, une scène d'avortement ; à ceci près que l'enfant avorté a
encore assez de vie pour répandre la mort sur son passage.
Décidément, ce monde imaginaire autour de la figure de la mèfé n'est
pas de tout repos...

Il est, sous la plume de Vigny, des femmes terribles.


Sur le terrain du mythe, ce n'est pas un hasard si les Destinées, qui ont
failli s'appeler les «Inflexibles », sont des figures féminines. A la
décharge de Vigny, on marquera que, dans l'Antiquité, les Moires (ou les
Parques), les Kères, les Harpies, les Gorgones, sont déjà telles. Mais la
« Grâce », bienfaisante dans la théologie chrétienne, est devenue, chez
Vigny, complice des « filles du Destin ».
Dans Stello, autre mythe celui des origines de la Terreur. Chez
:;

Milton, dont Vigny manifestement s'est souvenu, on a affaire-au fils


incestueux de Satan et de sa fille, le Péché, Trop heureux de pouvoir se
réclamer du genre grammatical du mot français, Vigny a transformé le
personnage en femme; et en a fait la fille de Robespierre et de Saint-Just7.
Gommant l'inceste ; lui substituant la fantaisie d'une génération à partir
d'un couple masculin.
Quittons le mythe.
Il est des femmes qui trahissent, et dont les hommes se vengent. Leur

6. PI., t. II, 1993, p. 758 {Servitude et Grandeurmilitaires, livre II, chap. XII).
7. Ibid., p: 559 (Stello, chap.XX).
370 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

modèle : Dalila. Amante, mais héritière de la mère : le discours de


Samson passe insensiblement de l'une à l'autre ; on ne sait plus très bien
de laquelle il s'agit quand l'Homme rêve « à la chaleur du sein » (v. 44),
puis, aussitôt, « A la lèvre de feu que sa lèvre dévore » (v. 46). Le thème
de la « dévoration » est là, au rendez-vous — dévorâtion mutuelle,
puisque la lèvre « dévorée » est elle-même « de feu ». Encore faut-il mar-
quer —c'est peut-être la leçon ultime de cette histoire — qu'en renver-
sant les colonnes du temple, Samson écrase, non seulement, les Philistins,
mais Dalila. Le trait est étranger au texte biblique. Comme si Vigny, par
le geste meurtrier (en même temps que suicidaire) de son héros, se débar-
rassait d'une certaine image de la mère (en même temps que d'une cer-
taine image de lui-même).
Inversement, il est des femmes que les hommes trahissent, et qui se
vengent. Telle Dolorida. Mais le narrateur a tenu à préciser qu'au cas où
son époux lui eût été fidèle, l'héroïne, « peut-être » (v. 49), eût été la pre-
mière à lui être infidèle : « Car l'amour d'une femme est semblable, à l'en-
fant / Qui, las de ses jouets, les brise en triomphant » (v. 51-52). Le couple
fonctionne comme un jacquemart au mouvement alterné — avant de se
casser par la seule faute de la femme.
Il est, enfin, des femmes qu'on trahit, et qui sont incapables — quel
que soit leur passé — de se venger.
Innocente, Laurette : victime, de façon indirecte, du pouvoir poli-
tique ; elle en devient folle. Moins innocente, Jeanne de Belfiel, qui a sa
part de responsabilité dans le drame de Loudun ; qui, elle aussi, sombre
dans la folie, échoue à se venger de Richelieu, et meurt de sa rencontre
avec « le juge », son oncle.
Sans reproche, la fille de Jephté : victime de son père et, indirecte-
ment, de Dieu ; tout au plus dirige-t-elle contre son père, à mots couverts,
quelques propos cinglants, à l'exemple de l'lphigénie de Racine. Pas tout
à fait sans reproche, l'ange Éloa : victime de la méchanceté de Satan ; vic-
time de l'inconséquence de Dieu, qui, tantôt, lui défend d'approcher le
prince des ténèbres, et, tantôt, l'encourage à « s'immole[r] [...] pour le
salut d'autrui » (v. 758) ; victime aussi d'elle-même, qui a enfreint les
interdits et présumé de ses forces.
Complice de son destin, Léonora, qui a trahi (à son insu) Borgia, et
qui finit « trahie de tous côtés » 8. Mais sa faute majeure est d'avoir voulu
jouer un rôle politique. Borgia le lui fait bien savoir9 : « De quoi se mêlait
une faible femme ? Aller se charger des destinées d'un grand royaume ! »

8. PI., 1.1, 1986, p. 698 (La Maréchale d'Ancre, acte IV, se. 10).
9. Ibid., p. 673 (La Maréchale d'Ancre, acte III, se. 3). On comparera, p. 699 (acte IV,
se. 10) : «Et pourquoi ? Pour arracher à une femme l'aveu qu'elle ne l'a pas oublié, l'aveu
qu'elle est faible, qu'elle est femme ! »
LA FEMME DANS L'OEUVRE DE VIGNY ,371
.

Une femme, par définition, est «faible». Le péché contre l'esprit, pour
une femme, est de se «faire homme» 10.
Sur un terrain plus intimiste, coupable et pardonnée, l'héroïne, de. La
Femme adultère ; mais Jésus, chez Vigny, publie de lui dire, comme dans
les Évangiles : « ne pèche plus » — porte ouverte à la récidive. Coupable
et pardonnée, la Duchesse de Quitte pour la peur ; mais « écrasée » par la
« générosité » du Duc ; « anéantie » par la «vengeance de bonne compa-
gnie » qu'à cru bon de tirer de sa femme celui .qui, le premier; porte la res-
ponsabilité de la situation 11.
Pure victime, la Kitty de Stello, et, plus nettement encore, celle de la
pièce ; son seul défaut, si l'on; en croit une parole d'amertume de
Chatterton, est d'être mèfe:plutôt.qu'amante1?. Victime, simultanément, de
la tyrannie de John Bell et du cynisme des jeunes Lords qui ont fait d'elle
l'objet d'un pari. Attaquée de deux côtés à la fois ; occupant, de ce;fait, la
même position que le poète qu'elle voudrait protéger : celle du paria.
Le Quaker ne dit pas,autee chose quand; s'adressant à Rachel (qui
n'est pas en âge de comprendre, mais qui peut-être s'en souviendra plus
tard), il prononce13 :
De frayeur en frayeur, tu passeras ta vie d'esclave. Peur de ton père, peur de ton
mari un jour, jusqu'à là délivrance. Joue, belle enfant, jusqu'à ce que tu sois
femme ; publie jusque là, et après, oublie encore, si tu peux. Joue toujours et ne
réfléchisjamais.
Palinodie de la part de celui qui accordé tant d'importance à la pensée ?

»
— Pas tout à fait, si on se remémore ce vers du « Choeur dès Réprouvés »
(projet de suite pour ÉlodjH : « Car le malheur, c'est la pensée ».
Pas plus que pour la politique, les femmes, c'est à craindre, ne sont
faites, aux yeux de Vigny, pour cet exercice sublimé, mais douloureux,
qu'est la pensée...

Au lendemain de la publication de Servitude et Grandeur militaires,

».
Lassailly, prenant acte du combat de Vigny en faveur des poètes et des

10.P1., t,Ln,-19?3,'p. 1268, texte 7 (19 juin1838) : « O femme qui t'es faite homme;! tu es
perdue ». On comparera les .développements sur « la femme trop libre » ; par exemple, ibid.,
p. 1267, texte 4 (1836), avec cette remarque : « Mahomet seul les a comprises en les parquant
comme des.animaux». Ou encore, cette boutade de 1832 (PI., t.II, 1948, p. 865) : «On devrait
fouetter les femmes qui parlent de politique
11. PL, 1.1, 1986, p. 745,746, 734 (Quitte pour la peur, se. 12, se. 13, se. 8).
12. Ibid, p. 806 (Chatterton, acte III, se. 7) : « Pour être si aimante, son âme est bien
maternelle
13. Ibid.,p. 770 (Ctorerton,.acte I, sc-4).
14. Ibid., p. 254, texte D 3.
372 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

soldats (il oubliait les nobles), déclarait 15 : « Il ne reste plus à M. de Vigny


que la cause des femmes à plaider ». Il ne s'est pas avisé que c'était chose
faite. Non seulement à travers l'humour noir du Quaker, avatar dégradé
du Docteur noir ; mais par le biais de cette figure de revendication qu'est
la Duchesse dé Quitte pour la peur.
Alors, Vigny le misogyne, comme on se plaît à le répéter ? — Non
sans preuves à l'appui. A commencer par le vers de La Colère de Samson
(v. 100) : « La femme enfant malade et douze fois impur » (où l'adjectif
« impur » n'a même pas la marque du féminin)... A continuer par une
flèche de ce genre, qui n'est même pas de l'ordre de la provocation, puis-
qu'elle ne dépasse pas le cadre des écrits intimes 16 : « La femme n'est rien
par elle-même, elle reçoit tout de l'homme et son âme aussi est fécondée
par lui ». — Ou bien Vigny, à l'avance, « féministe » ? comme le suggè-
rent Pierre Flottes à propos du proverbe de 1833, Barry Daniels à propos
de la pièce de 18351?.
La clé de la contradiction se trouve peut-être dans Daphné, quand
Stello et le Docteur noir, traversant le « pays latin », débattent d'Héloïse
et d'Abailard 18. Stello soutient la supériorité du héros douloureux de la
scolastique : « Il fut maître de son malheur, et maître de sa maîtresse ». Le
Docteur. noir, dépréciant celui dont la vraie maîtresse fut la « dialec-
tique », loue, au contraire, la « veuve religieuse » dont le coeur « brûle et
fume sans cesse sur l'autel comme une sainte hostie ». C'est Stello, le
sentimental, qui fait preuve de misogynie ; c'est le Docteur noir, lé rai-
sonneur, qui se montre féministe. Le paradoxe n'est qu'apparent : si
Vigny se laisse emporter par l'affectivité, il est injuste envers les femmes ;
s'il se prend à raisonner, il assume leur défense.
Pour l'émotif Stello, les relations entre les hommes et les femmes
relèvent de ce que l'auteur d'Éloa appelle l' « enfer terrestre » 19. Sous le
regard aigu du Docteur noir, s'élabore cet aveu20 :

15. L'Indépendant, Furet de Paris ; cité par Baldensperger, PI., t. II, 1948, p. 9.
16. PI., t. II, 1948, p. 1043 (texte incomplet, d'après P. Flottes ; classé par Baldensperger en
1836) ; Mémoires inédits, éd. J. Sangnier, Gallimard, 1958, p. 364 (texte complet). Le fragment
est difficile à dater.
17. Pierre Flottes, La Pensée politique et sociale d'Alfred de Vigny, Les Belles Lettres, 1927,
p. 132. Barry V. Daniels, Alfred de Vigny and the French romande théâtre, thèse Ph. D., 1973
(Xerox University Microfilms, Anri Arbor, Michigan, 1974), p. 411.
18. PI., t. II, 1993, p. 912 (Daphné, chap. ffl).
19. « Le second chant d'Éloa est l'Enfer : cet enfer, c'est la terre » (Copie Dorison, f. 128 v°,
phrase conclusive du développement : « Les deux christianismes de l'art », PL, t. II, 1948,
p. 1290-1291, omise par Baldensperger). On comparera, sous le titre : «L'enfer terrestre», ce
projet de poème (qu'on peut dater de 1851 ; PI., 1.1, 1986, p. 355, texte D 30) : « Qu'est-il besoin
d'Enfer, n'avons-nous pas la vie ? » L'expression apparaît, de même (ibid., p. 353, texte D 20 ;
sans doute 1850), en tête d'une série de projets ayant, à chaque fois, pour surtitre : « Satire ».
20. PI., t. XI, 1948, p. 1226 (Ratisbonne, Journal d'un poète, 1867, p. 182).
LA FEMME DANS L'OEUVRE DE! VIGNY 373

Après avoir bien réfléchi sur la destinée des femmes dans tous les temps et chez
toutes les nations, j'ai fini par penser que tout homme devrait dire à chaque femme,
au lieu de Bonjour ; —Pardon ! car les plus forts ont fait la loi.
Cette rémarque est classée en 1844. La daté n'est pas indifférente. C'est
l'année même où est achevé et publié ce; poème majeur : La Maison
du Berger.
Le poème est complexe — surtout en sa version finale, qui a amal-
gamé des éléments de provenances diverses: En dehors des figurés mater-
nelles auxquelles j'ai déjà fait allusion, il est, dans le poème, un autre per-
sonnage féminin qu'Éva : c'est la muse. Indigne, se prostituant aux
« carrefours impurs dé la cité » (v. 158) ; peut-être prostituée par le poète,
complice des « satyres » séducteurs. Dans sa dignité rétablie, la Poésie se
présente sous là figure de la perle ou du diamant ; elle cesse d'être per-
sonnifiée. Gommé si la femme était inapte, à servir de métaphore à la
Poésie triomphante.
Éva elle-même n'est pas une figure simple. Au début du poème,
amante transgressive : celui qui dit «je » s'empresse de rejeter sur elle lé
paradoxe de la « divine faute » (v. 47). Dans le troisième mouvement, se
voyant attribuer une « auréole », un « temple », une « coupole » (v. 267,
269) ; eh sommé, divinisée — et l'on comprend que la Nature, jalouse;
contre-attaque... ; puis, de nouveau, fràgile, rêveuse, mais associée à la
mission contemplative du poète (v. 308-315, 323-329). Dans l'intervalle
(mais, à suivre la genèse du poème, il s'agit d'une dernière étape), s'est
déroulé un drame bref, mais décisif. Appelée à sauver son compagnon de
l'égoïsme (v. 234), mais, confrâdictoirement, dotée d'un regard « redou-
table à l'égal de la mort » (v. 342), Éva, devenue figure de Pitié, pousse
l'homme à « s'armer » (v. 259) pour la défense des opprimés ; puis, avec
modestie, s'efface quand les foules prennent leur destin eh mains.
C'est à l'intérieur même du poème qu'Éva a évolué.

Il n'empêché : lé texte (si on révient à le prendre dans sa continuité)
se terminé sur un mode mineur « Ton amour taciturne et toujours
menacé ». Menaces de l'extérieur : elles sont nombreuses. Menace de
l'intérieur : celle du « silence ». te progrès accompli par l'ensemble de
l'oeuvre laisse subsister Un reste, qui jamais hé sera entièrement résolu : ce
reste, c'est, précisément, le statut de la femme.

On me reprochera peut-être de n'avoir pas prêté attention aux traits


physiques dés héroïnes de Vigny : brunes ou blondes, selon le cas21.

21. On se reportera, à ce sujet, aux deux articles de Yolande Legrand : « Alfred de Vigny et
les blondes anglaises », Revue de Pau et du Béarn, n° 6, .1978, p. 25-42 ; Vigny, les Pyrénées et
l'Angleterre, Tpuzot, 1978, même pagin; ; « Alfred de Vigny et les "Inflexibles", ou de la brune
italienne à la ligure de Dalila », AAAV, n° 9, l979-1980, p. 4-55.
374 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

J'aurais pu souligner telle attitude : la tête « penchée », qui revient comme


une constante, depuis S3'métha (v. 52) jusqu'à Évâ (v. 11, 313), en passant
par Desdemona (au prix d'un contresens sur le texte de Shakespeare)22 ;
quitte à se retrouver chez Saint-Just, à point nommé pour confirmer le
côté féminin du « massacreur »23. J'aurais pu insister, chez l'Ida de La
Dryade, chez Dalila, sur la sensualité, réelle ou feinte ; la « froideur
savante » dont S.amson taxe toute femme (v. 61) pourrait être une tactique
pour prendre barre sur l'homme.
Cette dernière remarque concerne déjà les personnages en relation.
C'est sur ce versant que j'ai voulu mettre l'accent.
Pour mesurer, dans cette optique, le chemin parcouru au fil de la car-
rière de l' écrivain, il suffit de comparer trois poèmes : Le Bal, première
oeuvre publiée par Vigny ; La Sauvage, achevéejuste avant que s'ouvre le
chantier de La Maison du Berger ; L'Esprit pur, le poème testamentaire.
Qu'on superpose les deux premiers tableaux du Bal — les filles tour-
mentées par des mères « exigeantes » (v. 21), la jeune mère « asservie »
au berceau de l'enfant (v. 57) —, et l'on a la surprise de rencontrer, à
l'avance,,le schéma du paria. Non sur un axe horizontal, comme dans le
cas de Kitty (prise entre son mari et les jeunes cyniques) ; non sur l'axe
diagonal où se place le Quaker,(prédisant à Raçhel qu'elle n'échappera à
la domination de son père que pour tomber sous celle de son mari) ; mais
sur un axe vertical. De trois générations, celle qui occupe la position
médiane prise en étau entre les deux extrêmes.
La Sauvage s'achève par une prosopopée où le Coeur et le Sein mater-
nels se présentent, en revanche, comme des lieux de transmission ; de la
grand-mère à la mère ; de la mère à l'enfant. Ici encore, un enchaînement
de trois générations ; mais, cessant d'être un monde verrouillé, lagénéar
logie féminine est devenue l'instrument d'une ouverture.
L'Esprit pur, pour la troisième fois, met en place un schéma à trois
générations. Le poète y occupe la position médiane. Faute de descendance
charnelle, la génération à venir est représentée par la Postérité. Celle du
passé conjugue les deux lignées : paternelle; maternelle. L'axe vertical a
fait place à un lien positif entre le père et la mère.
Les relations entre l'homme et la femme restent à la traîne.
L'idéologie de l'époque, sans doute, pesait, trop lourd. Du moins suggére-
rai-je que Vigny est allé aussi loin qu'il le pouvait — luttant contre ses
propres démons.

22. PI., 1.1, 1986, p. 432 (Le More de Venise, acte I, se. .9, v. 282, 285).
23. PI., t. II, 1993, p. 622, 612 ( Stello, chap. XXXIV, XXXI).
VIGNY
ET LA MALÉDICTION DU POÈTE

ALES POHORSKY

On pourrait imaginer Vigny au pied d'un arbre généalogique. Fonda-


teur d'une nouvelle lignée, l'auteur des Destinées crée la dynastie: des
poètes maudits. Tout en.célébrant la bénédiction, la mission du poète,
Vigny a lui-même défini Jes critères de la malédiction, développés un
demi-siècle plus tard par Paul Verlaine. D'où vient la malédiction ? C'est
Stello qui le premier va nous fournir les arguments.

STELLO

Ce texte contient trois histoires relatées par le Docteur Noir au poète


malade. L'état de souffrance de ce dernier, inquiétant, alarmant, prend une
valeur générale. Les symptômes de son mal sont diagnostiqués au début,
la thérapie, spus forme d'ordonnance, sera proposée à la fin.
Le premier récit (Histoire d'une puce enragée), le deuxième (Histoire
de Kitty Bell),; parus dans La Revue des deux mondes en 1831; ainsi que le
troisième (Une histoire de la Terreur), publié l'année suivante, servent de
moyens de guérison. Les soins personnels, du «médecin des âmes»,
accordés au poète déprimé, nous livrent le secret de sa malédiction.
Sa nature est décrite dans le premier chapitré, « Caractère du malade ».
Le poète est atteint de « souffrance chagriné », de « crise de tristesse et
d'affliction »vUne de ses attaques qui cependant ne menacent pas Je vul-
gaire (« douleurs nerveuses auxquelles ne croient jamais ies hommes
RHLF, 1998, n° 3, 375-384
p.
376 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

robustes et rubiconds dont les rues sont pleines »1), vient d'envahir le
poète au moment où le Docteur Noir entre dans sa chambre. Le médecin,
constatant le piteux état du poète souffrant, décide d'appliquer la méthode
homéopathique pour guérir « les poisons par les poisons mêmes ».
Voilà donc la situation du départ : le poète, souffrant (« quelque chose
comme le sentiment », dira le narrateur), alité, et à son côté le Docteur
Noir (« quelque chose comme le raisonnement »). Autrement dit, une allé-
gorie de l'Ame malade souffrant du spleen (« les diables bleus se prome-
nant sur son crâne »), confrontée avec le bon sens personnifié.
Ces histoires sont bien connues. La première, située sous l'Ancien
Régime, nous montre Mlle de Coulanges, enveloppée de soie et de
velours, qui se repose dans son boudoir de Trianon, s'ennuyant. « A quoi
bon, je vous prie, une âme à Trianon », remarquera l'auteur ? Lorsque le
Docteur Noir, convoqué pour examiner la puce qui importune la courti-
sane, se permet de demander les faveurs royales pour Gilbert, un autre
poète mourant, Louis XV donne son avis sur ces faiseurs de rimes qui ne
pensent qu'à se faire « un nom à tout prix ». Et le poète mourra.
La deuxième histoire se situe sous la monarchie constitutionnelle en
Angleterre. Chatterton, un deuxième poète maudit, reçoit la visite du
Lord-Maire, bête vorace et brutale, affichant l'opulence. Le narrateur nous
dit qu'il avait un « ventre paresseux, dédaigneux et gourmand, longue-
ment emmailloté dans une veste de brocart d'or » 2. Le notable se lance
dans une leçon de morale et de bon sens pour poser la question mémo-
rable : « A quoi bon ? »3 Le poète, humilié, va se suicider.
La troisième histoire est aussi terrible. Il n'y a plus de monarque blasé
ni d'homme riche arrogant, mais une foule vulgaire, anonyme, une « multi-
tude sans nom », qui se distingue par son « instinct absurde de la cruauté »
et de la « médiocrité »4. Pendant la discussion entre Robespierre, Saint-
Just et le frère de Chénier (le troisième poète maudit), la version révolu-
tionnaire de la malédiction du poète apparaît. Le poète sera guillotiné.
Les trois épisodes sont commentés par le Docteur Noir. Le poète sera
toujours « mal vu » et « mal dit », c'est-à-dire « maudit ». « L'ostracisme
perpétuel »5 doit finalement peser sur lui: Cette destinée est analysée dans
les chapitres « Un credo », « Demi-folie », « De l'ostracisme perpétuel»,
« Le ciel d'Homère », « Un mensonge social » et « Ordonnance du
Docteur Noir ».
1. Vigny, OEuvres complètes, Paris, Gallimard, « Pléiade », t. II, Prose, éd. A. Bouvet, 1993,
Stello, p. 498. Sur la malédiction et la bénédiction du poète, voir la Notice, p. 1465, ainsi que les
ouvrages de Paul Bénichou, notamment Les Mages romantiques, Paris, Gallimard, 1988, p. 148 sq.
2. Ibid., p. 543.
3. Ibid., p. 546.
4. Ibid., p. 564.
5. Ibid., p. 647.
VIGNY ET LE POÈTE MAUDIT 377

« Un credo » représente une confession du poète maudit par excel-


lence, déclaration curieuse que Stello étouffe dans son oreiller, comme
pour y ensevelir sa tête malade. On y apprend en particulier :
Je crois en moi, parce que je sens au fond de mon; coeur une puissance secrète,
invisible et indéfinissable, toute pareille à un pressentiment de l'avenir et à une
révélation des causes mystérieuses du temps présent6.

Trois rôles poétiques apparaissent ainsi, sous forme d'autostylisation.


On pourrait les résumer comme suit :
1) le poète orgueilleux, un mdividu qui ne croit qu'en lui ;
2) le poète visionnaire, élu, qui vibre du « frisson prophétique » ;
3) le poète porteur d'un message divin, secret etinvisible.

LA CHARRUE

Dans sa « dem-folie », le poète mourant avoue ses origines. Le motif


du travail de la terre, associé à celui de la charrue, apparaît, inspiré pro-
bablement par le texte de la Genèse :
Mon père est à sa charrue, et je ne voudrais pas lui prendre la main, parce
qu'elle est enflée et dure comme du bois. D'ailleurs, il ne .sait pas parler français,
ce gros paysan en blouse !7
Il développe le récit de sa triple malédiction :
Trois fois le malheur à l'insensé qui veut dire ce qu'il pensé avant d'avoir
assuré le pain de sa vie !8
Nous retrouvons le motif de la « pauvre plume », attribut de l'écrivain,
et celui de la solitude, imposée par les « méchants » ::
Les méchants ont eu peur; ils ont crié, ils se sont tous levés contre moi.
Comment voulez-vous que je résiste à tous, moi-seul, moi qui ne suis rien, moi qui
n'ai au monde qu'une pauvre plume, et qui manque d'encre quelquefois ?9
Annonçant le Baudelaire de «Bénédiction», Gilbert maudit les
parents qui ont enfanté le poète :
D'ailleurs, Gilbert avait maudit avec justice son père et sa mère, d'abord pour
lui avoir donné naissance, ensuite pour lui avoir appris à lire 10.

6. Ibid., p. 509.
7. Ibid., p. 513.
8. Ibid, p. 514.
9. Ibid
10. Ibid., p. 523.
378 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

DANGER POUR LA CITE

La malédiction selon Vigny consiste dans l'exclusion, dans l'aliéna-


tion, dans l'originalité, dans le nom qui opposé tout poète à l'anonymat
de la ville.
Interdisant d'être dérangé par les ambitions personnelles des « beaux-
esprits », le monarque absolu lui demande de la distraction :
Ce sont vos ennemis naturels que vos beaux-esprits ; il n'y a de bon que les
musiciens et les danseurs ; ceux-là n'offensent personne11.

Le magistrat londonien, protégé par son pouvoir, professe sa leçon de


morale civique, associant l'utilité, l'honnêteté et le profit :
Un bon Anglais qui veut être utile à son pays, doit prendre une carrière qui le
mette dans une ligne honnête et profitable12.
Enfin le Jacobin exige du poète qu'il soit révolutionnaire à son tour et
exprime les idées grandioses de la Révolution au nom d'une unité non
spécifiée. Désignant Saint-Just, Robespierre proclame :

:
Voilà l'homme que j'appellerais poète (...) il voit en grand, il ne s'amuse pas à
des formes de style plus ou moins habiles ; il jette des mots comme des éclairs dans
les ténèbres de l'avenir, et il sent que la destinée des hommes secondaires qui s'oc-
cupent du détail des idées est de mettre en oeuvre les nôtres 13.
Il condamne les aristocrates de l'intelligence, car ces individualistes
représentent un danger pour l'unité et l'égalité
Nulle race n'est plus dangereuse pour la liberté, plus ennemie de l'égalité, que
celle des aristocrates de l'intelligence, dont les réputations isolées exercent une
influence partielle, dangereuse, et contraire à l' unité qui doit les régir14.
Dans le chapitre « De l'ostracisme perpétuel », Vigny considère la
malédiction du poète comme éternellement présente :
Donc, des trois formes de Pouvoirs possibles, la première nous craint, la
seconde nous dédaigne comme inutiles, la troisième nous hait et nous nivelle
comme supériorités aristocratiques 15.
Plusieurs interprétations romantiques de l'infortune du poète sont pos-
sibles. La malédiction des poètes, appelés les « infortunés de la poésie » ou
bien encore les « fantômes mélancoliques », comporte les traits suivants :
1) Son exclusion tient à son individualité (originalité, génie, etc.) qui

11. Ibid., p. 519:


12. Ibid., p. 546.
13. Ibid., p. 625.
14. Ibid.
15. Ibid., p. 648.
VIGNY ET LE POÈTE MAUDIT 379

traduit son inutilité. Le poète est un malade mental, contagieux et dange-


reux ; sa maladie mène au suicide.
2) Le poète, doué de talents divins et porteur de don du ciel, c'est-à--
dire de l'imagination, se croyant élu, est damné en réalité.
3) Cette condition; est perpétuelle, annoncée par Platon, illustrée par
Homère.
Élu et damné, loué parce qu'inspiré, maudit parce .que dépourvu de
raisonnement, le poète représente, un cas pathologique, un élément étran-
ger et nocif dans l'organisme de la société, un véritable cancer qui doit
être éradiqué.
Reste à déterminerla priorité de l'iniagination créatrice ou du sens
pratique. Vigny dorme la réponse suivante :

Je peux dire qu'il avait raison de se plaindre de savoir lire, parce que le jour où
il sut lire il fut poète, et dès lors il appartint à la race toujours maudite par les puis-
sants de la terre...16
Il y aura toujours une antipathie viscérale entre « les hommes du pou-
voir » et « les hommes de l'ârt ». Le Docteur Noir cherche, dans son scep-
ticisme méphistophélique, la raison plus profonde de cette double animo-
sité. Il la trouve dans la peur de la vérité, car le pouvoir provient du-
« mensonge social », allusion possible à Jean-Jacques Rousseau. Il se lance
à la recherche dé l'explication de ce conflit de l' « hérédité » (principe

.
monarchique) et de la «capacité » (principe républicain), pour conclure
que tout ordre social est mauvais, les différences étant dues au «hasard ».
Et le Docteur Noir, l'«alter-ego » du poète maudit, en vient a la gué-
rison, indiquée dans son «ordonnance»;
C'est ici que se trouve la clef de l'oeuvre. Le procédé thérapeutique
correspond à la nature de la souffrance. Voilà une convention signée par
les. créateurs et leurs protecteurs de tous les temps.
Tout d'abord, il faut « séparer; la vie.poétique de la vie politique ».
L'article premier prescrit qu'il n'est pas opportun pour un poète de
s'occuper de la vie publique. Les puissants de ce monde, corrompus par le
pouvoir, sont à plaindre, et ne pas suivre ce conseil pourrait « avilir »
l'oeuvre du poète.
Le deuxième article établit que le poète doit remplir sa vocation « seul
et libre », car .«la solitude est sainte ». Par conséquent, le poète devrait
rester indépendant sans s'associer à personne.
Le troisième article demande de ne pas s'occuper des entreprises
vaines de la vie active, car agir signifie « se mêler aux intérêts communs ».
Le quatrième point recorrmiandé de réfléchir sur l'exemple donné par
Gilbert, Chatterton et Chénier. Leur expérience nous apprend que le poète

16. Ibid, p. 524.


380 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

est maudit par sa vie et béni par son oeuvre. Son paradoxe consiste dans le
fait qu'il est « l'apôtre de la vérité toujours jeune » et en même temps que
« l'espérance est la plus grande de nos folies ».
Nous sommes conduits à dégager trois principes :
1) l'indifférence (neutralité) pour les affaires publiques, avilissantes par
définition ;
2) la revendication d'une concentration absolue, voire de l'isolement, car
c'est seulement l'éloignement de la multitude qui peut produire un
génie ;
3) la seule chose qui reste, c'est le nom.
Le poète, séparé du pouvoir dégradant, refusant le mensonge social et
plongé dans la solitude sainte, crée son oeuvre comme une prière.

CHATTERTON

Les idées formulées dans Stello sont développées dans sa version dra-
matique de 1835.
L'impossibilité de l'arrangement entre le principe du travail positif et
celui de la création poétique s'aggrave. Dans la préface de 1834, intitulée
de façon significative «Dernière nuit de travail », Vigny élargit ses
conclusions. Il reprend la division de la société en trois catégories : les
« habiles aux choses de la vie », les «grands écrivains » et les «poètes » 17.
Ces derniers sont victimes d' «extases involontaires » et de «rêveries
interminables ». Ils se distinguent par leur imagination, leur sensibilité et
sincérité : leurs « sympathies sont toutes vraies ». Le poète s'isole (il se
«retourne sur lui-même et s'y enferme comme en un cachot »), il est
explosif (« dans l'intérieur de sa tête brûlée, se forme et s'accroît quelque
chose de pareil à un volcan »), c'est le contraire des hommes « habiles
aux choses de la vie », car il « ne sait pas où il va ».
Et surtout — nous revenons au thème du travail — il lui est interdit
de s'occuper du « travail positif et régulier » : il ne lui faut faire « rien
d'utile ». La poésie a horreur de la routine, du travail « journalier ». Ainsi,
l'art s'oppose à l'utilité :
Il a besoin de ne rien faire pour faire quelque chose en son art. Il faut qu'il ne
fasse rien d'utile et de journalier pour avoir le temps d'écouter les accords qui se
forment lentement dans son âme, et que le bruit grossier d'un travail positif et
régulier interrompt et fait infailliblement évanouir. — C'EST LE POÈTE 18.

17. Vigny, OEuvres complètes, Paris, Gallimard, « Bibl. de la Pléiade », t. I, Poésie-Théâtre,


éd. F. Germain et A. Jarry, 1986, Chatterton, p. 52. Voir l'intéressante Notice sur Chatterton,
p. 1479.
18. Ibid, p. 753.
VIGNY ET LE POÈTE MAUDIT 381

Vigny récuse explicitement ici la complémentarité de l'action et de la


création et dénonce leur conflit. Le créateur ne doit faire « rien d'utile »,
car il n'aurait pas le temps et la tranquillité, assourdi par « le bruit gros-
sier» qui l'empêche d?écouter les voix secrètes de l'inspiration. Si au
XIXe siècle le travail est sacré et l'absence d'activité déshonorante, alors
le poète est doublement maudit : par son élan d'élévation et par son inuti-
lité réelle.
De là vient aussi son impossibilité de s'entendre avec la multitude ?
Pour la communauté, opposée à l'individualité, «le rêveur sacré» (le
terme vient de Victor Hugo) c'est un «rêveur inutile » (le terme vient de
Baudelaire). Cette obsession suicidaire est avouée dans Chatterton et
ailleurs (« Le Malheur » dans Poèmes antiques et modernes).
Pour illustrer cette situation-désespérée, Vigny évoque dans « Dernière
nuit de travail » ce jeu d'enfants, cruel, avec le scorpion emprisonné dans
un cercle dé charbons ardents; Après ses tentatives vaines pour se sauver,
le scorpion s'empoisonne tout seul. Le sens de cette parabole paraît évi-
dent : c'est la destinée du poète condamné et qui se condamne lui-même
à l'autodestruction. Pour revenir au mythe du premier homme condamné
au «travail à la sueur de son visage», la malédiction de l'homme de la
méditation, c'est d'être condamné à l'immobilité mortelle, insoutenable, à
l'empoisonnement par son propre venin. Mais peut-on encore parler de
suicide ? Car selon Vigny, « c'est la société qui le jette dans le brasier » 19.
Dans le premier Chapitre de Daphné, intitulé « La foulé », ainsi que
dans les Documents sur Daphné, datés de 1837, on trouve une vision
digne de Lamennais, celle de « la montagne des oisifs et d'une grande
multitude qui travaillait» en bas, dans la vallée. C'est une vision des
« hommes du présent », fascinés par l'or :
Un jour un homme aperçut sur la montagne des oisifs qui dansaient et jouaient
sur de riches tapis, couronnés de fleurs et d'or et ne se donnant aucune peine,
tandis qu'en bas, il y avait une grande multitude qui travaillait et mourait de
maie mort20.
Et Vigny de conclure par les paroles du Fils de F Homme :
Hommes du présent ! Hommes impies, soyez maudits mille fois pour n'avoir
pas vu que j'avait pitié de vous21.
Ici, la réminiscence de la Genèse s'enrichit du mythe de Sisyphe, la
charité fait face à l'orgueil du noble, le message biblique s'ajoute aux
idées de Saint-Simon, le respect du travail s'oppose à sa condamnation au
nom des thèses antiques sur la poésie porteuse du feu sacré, « l'enthou-

19. Ibid., p. 756.


20.1bid,p. 1014.
21. Ibid., p. 1015.
382 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

siasme » en tant qu'investissement divin, idée selon laquelle la divinité


parle à travers l'humanité de moins en moins, car le feu sacré s'est éteint.
« L'enthousiasme» disparu, la poésie se tait :
Le monde se refroidit. Le feu sacré de tous les enthousiasmes s'est réfugié dans
les poètes. — Qu'ils restent maîtres d'eux-mêmes et ils s'en pourront nourrir,
et faire fumer dans leur coeur leur encens à la divinité.
La poésie, c'est l'enthousiasme cristallisé.
(Documents sur Daphné, le 13 octobre 1837)22
De même que pour tant d'autres poètes, nous sommes obligés, dans le
cas de Vigny, de conclure par l'idée de l'ambiguïté. Vigny aboutit à la
constatation du doute fondamental. A l'image de Pascal, le.poète assume
l'idée du penseur déchiré par ses hésitations :
Les hommes n'ont aucune connaissanceincontestable et incontestéede leur ori-
gine et de leur situation passée (...) Ils savent donc qu'ils sont maudits et condam-
nés, que jamais ils ne sauront clairement pourquoi, que le doute est donc leur
état obligé.
(Documents sur Daphné, Certitudes)
Le conflit intérieur entre le travail, l'utilité ; l'accusation de paresse et
l'inscription fière de cet anathème sur leur propre blason, par défi, sera
ressenti par Baudelaire, Verlaine, Rimbaud. Ces poètes se réclameront de
la Bible, de Platon, de Sisyphe, de Prométhée et de Rousseau.
Dans, les notes de Vigny, on trouve un grand nombre de contradictions
et aussi une évolution. A la date du 28 juin 1833, il fait l'éloge du travail.
Il est vrai qu'il s'agit ici du rapport du travail à l'esprit et non à l'imagi-
nation poétique ou à la « rêverie mélancolique ». Peut-être faut-il voir là
un concept destiné à être énoncé par le Docteur Noir :
Le travail fortifie l'esprit. Je ne sais si la prière trop extatique ne l'affaiblit pas,
comme la rêverie mélancolique.
La rêverie qui ne produit pas affaiblit.
Tout ce qui fortifie l'homme est bon. Tout ce qui l'affaiblit est mauvais.
La faiblesse produit le mal, la force tout bien.
Les crimes viennent de la faiblesse.
Les vertus de la force.
(Documents sur Daphné, le 19 juin 1833)24
C'est la question du rapport de la rêverie stérile et du travail qui « for-
tifie l'esprit ». Y a-t-il donc chez Vigny un refus de l'action ? Il argumente
pour dire que l'action rend l'homme vulgaire et le « rabaisse ». C'est ainsi
que nous pouvons interpréter la phrase déjà citée sur « oisifs sur la mon-

22. Ibid., p. 1025.


23. Ibid, p. 995.
24. Ibid., p. 988. Il faut rappeler ici, à propos de la charrue et du poète, les notes de Vigny sur
Burns et le projet auquel il renonça, le sujet étant trop proche de celui de Chatterton. Voir ibid.,
p. 112 sq et les notes.
VIGNYET LE POÈTE MAUDIT. 383

tagne » et sur « la grande multitude qui travaillait » en bas. Vigny parle


avec mépris des masses qui veulent « jouir sans travailler ». Tout donne à
penser qu'il s'agit là de plusieurs conceptions des mots « action » et « tra-
vail » : travail créateur, mais sans « rêverie mélancolique », par exemple.
Mais de quel genre d'action parle Vigny lorsqu'il dit qu'elle nous vulga-
rise et nous rabaisse ? Car la pensée s'élève vers les cieux, tandis que l'ac-
tion est enfoncée dans la boue :
Quand on s'est élevé trop haut par la pensée et que l'on a vu trop loin, il ne faut
pas se mêler à l'action qui vous vulgarise et rabaisse.
(Documents sur Daphné, 1837)25
Enfin, séparons la vie poétique de la vie politique26.

LA CITE

La malédiction sera désormais liée au travail industriel: Le champ sera


pavé. Une nouvelle loi va être promulguée, celle de la « lettre sociale
écrite avec le fer »de La Maison du Berger.
De nouveaux mythes sont inventes pour désignerles temps nouveaux.
C'est surtout le thème de la ville associée à l'idée de l'assujettissement.
Dans La Maison du Berger, Vignyparle des« cités servîtes » et de « l'es-
clavage humain ». Lé motif du fer est développé, associé à celui du che-
min de fer, un des emblèmes du XIXe siècle. Avant Zola, « le taureau de
fer », soufflant à travers le paysage, apparaît chez Vigny, inspirant l'hor-
reur. L'industrie reçoit son tribut, le «ventre brûlant » qui crache et vomit
les cendres aux pieds du « Dieu de l'or ». Une véritable mythologie au
service des idoles nouvelles.
Après cette évocation apocalyptique île l'industrie, du commerce, de
la science et de l'or, Vigny va se tourner vers la poésie. Il n'y a pas de sur-
prise, elle est opposée à la malédiction du travail.

La malédiction, associée au travail, prend chez Vigny de nouvelles


formes, liées aux obsessions de l'époque industrielle, de la foule des
villes, de la science et des découvertes. Les idées de Saint-Simon, de

25. Ibid., p. 1026.


26. La Correspondance apporte d'utiles précisions sur l'évolution de Vigny en ce domaine.
Dans le tome IV (1839-1843), publié aux PUF en 1997, figure une lettre du 3 octobre 1840, dans
laquelle Vigny déclare à la marquise dé Ii Grange, à propos de Lamartine : « Vous voyez que la
Poésie est un canon chargé à poudre qui sait frapperquand on veut y mettre le boulet ». La même
année d'ailleurs il fait part à Edouard de: La Grange de son intention de « prendre part aux
affaires publiques » et de publier ce qu'il écrit «dans le silence; et l'étude ». Il envisage alors de
devenir député et d'entrer à l'Académie française pour défendre les écrivains et la littérature.
384 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

Fourier et de Lamennais, les inspirations bibliques et antiques se rejoi-


gnent chez Vigny sous la forme de la malédiction du poète.
L'oeuvre de Vigny, et notamment Stello, la préface de Chatteiton,
Daphné, Les Destinées, La Maison du Berger et bien d'autres sont autant
de variations sur le thème du poète maudit.
Dans le poème sur la Providence et la Responsabilité, intitulé Les
Destinées, on évoque « le sillon » et « la journée », la parcelle du champ
que l'on pouvait retourner en une seule journée, et la démarche lourde
d'un boeuf qui pousse par son front la charrue, penchant vers le sol sa tête
lourde. C'est l'image de la Destinée qui pèse sur « chaque tête et chaque
action » :
Chaque front se courbait et traçait sa journée,
Comme le front d'un boeuf creuse un sillon profond
Sans dépasser la pierre où sa ligne est bornée27.

27. Les Destinées, OEuvres complètes, t. I, p. 115.


LES SALONS
ET LE CLIENTÉLISME LITTÉRAIRE
:
LE CAS VIGNY
SOPHIE MARCHAL*

« Comme il est bon de parler quelquefois, d'observer et de comparer


souvent, mon esprit aime la ville ». Voici affirmée par Vigny lui-même,
dans une note du 10 octobre 1854, l'interdépendance de l'oeuvre et de la
vie, de la poésie et de l'action : il ne peut donc pas être ce poète tapi dans
une « tour d'ivoire » que Sainte-Beuve a décrit. Préservant certes avec
soin une indépendance nécessaire à la pureté comme à l'intégrité de la
création poétique, mais sans se replier dans un isolément inaccessible, il
apparaît bien plutôt comme un poète dans là ville, fréquentant le monde et
ses salons. Alors quelle place y occupe-t-il ? dans quelle mesure participé-
t-il aux jeux d'influence qui s'y développent à travers de véritables
réseaux de clientélisme ?
La Restauration et là monarchie de Juillet, qui correspondent à l'apo-
gée de sa gloire, condition première de ce clientélisme, sont les deux
périodes les plus représentatives de son rôle. En effet si tant est que
Vigny s'inscrive dans ces échanges qui caractérisent la forme de sociabi-
lité mondaine qu'est le salon au XIXe siècle, c'est surtout jusqu'en 1844
qu'il semble pouvoir s'y impliquer entièrement, fréquentant de nom-
breuses maisons et ouvrant la sienne : à partir de cette date, non seulement
les séances de l'Académie française prennent le relais de la vie mondaine,
mais la Charente et le Maine-Giraud, puis la maladie l'éloignent de plus
en plus souvent de Paris.

* Agrégée de l'Université. Chargée de cours à l'Université de Paris-Sorbonne.

RHLF,1998, n° 3, p. 385-401
386 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

LES SALONS, UNE FORME DE SOCIABILITE ARISTOCRATIQUE

Aller dans le monde au XIXe siècle, c'est fréquenter les salons. Ceux-ci
définissent le principe même de la sociabilité du siècle, qui prend ses
racines dans l'Ancien Régime.
Les salons rassortissent en effet d'une sociabilité aristocratique héritée
de l'ancienne cour, dont le mythe se crée très tôt. Dès 1825, avec les
Mémoires pour servir à l'histoire de la société polie en France du comte .
Roederer célébrant le salon de la marquise de Rambouillet, paraissent de
nombreux ouvrages qui font l'apologie des muses de l'Ancien Régime et
de leur art de la conversation : on peut penser entre autres à Sainte-Beuve
dans ses Portraits de femmes. En 1842, Virginie Ancelot, amie intime de
Vigny qui tient elle-même un salon à la longévité particulièrement remar-
quable puisqu'il ouvre ses portes des premières années de la Restauration
jusqu'au Second Empire, fait jouer sur la scène du théâtre du Vaudeville,
dont son mari vient de prendre la direction, une pièce qui s'inscrit dans ce
mouvement : petite comédie en trois actes mêlée de chant, L'Hôtel de
Rambouillet décrit la naissance de la célèbre Chambre bleue. Loin de la
vérité historique, Virginie Ancelot s'attache à définir la forme de sociabi-
lité idéale qu'est le salon. Le personnage de Tallemant des Réaux qu'elle
imagine, contre toute exactitude, être à l'origine du projet de la marquise
de Rambouillet le décrit ainsi :
Un salon d'élite, où l'esprit serait apprécié, les talents reconnus, et le bon goût
mis en honneur, servirait les intérêts de tous les gens distingués, et ferait de la
société française le modèle de toutes les autres. Mais il faut une reine à cet empire
de l'intelligence. Et il faut que cette reine soit spirituelle, car nulle part on ne règne
longtemps saris esprit ; il faut qu'elle soit élégante et gracieuse, car en France, on
ne plaît qu'un moment avec du mauvais goût. Il faut de plus qu'elle soit aussi sage
que belle, car l'amour nous l'enlèverait. Il tient tant de place dans la vie d'une
femme, qu'il n'en laisse plus pour rien ! Jeune, vertueuse et spirituelle, la marquise
de Rambouillet est peut-être notre seul espoir... 1
Tous les ingrédients y sont : autour d'une femme exceptionnelle, qui tient
autant de la marquise de Rambouillet que de madame de Sévigné et même
de la princesse de Clèves (grâce à son salon, la jeune héroïne sauve sa
pureté conjugale menacée par un redoutable courtisan), se concentrent
« talents », « bon goût » et « esprit », dans le souci élitiste de réunir une
aristocratie intellectuelle. Esthétique et éthique définissent ainsi une com-
munauté, un véritable corps social ayec ses règles et sa fonction.
Pour Virginie Ancelot, comme pour beaucoup, seule la Restauration,
au XIXe siècle, s'approche de cette forme idéale.

1. V. Ancelot, L'Hôtel de Rambouillet, 1,9.


SALONS ET CLIENTÉLISME LITTÉRAIRE 387

Ce fut encore une chose remarquable de la Restauration que cette urbanité de


gens distingués. Ils se cherchaient pour échanger de bonnes idées, de bons senti-
ments et de bons procédés. [L]a société était une, malgré les nombreux salons où
elle pouvait se réunir. [C]ela formait un tout, un esprit général, dont les idées
étaient sans cesse en communication2.
En revanche,
[on] peut dire que la monarchie de Juillet fut mortelle à l'agrément des rares salons
qui restaient ouverts et qui ne ressemblaient plus aux salons de la Restauration3.

Une autre femme de salon, elle aussi amie de longue date de Vigny,
Delphine de Girardin, politiquement moins partiale, refuse cependant cette
conception nostalgique de la sociabilité : si la société de la monarchie de
Juillet n'est plus la même, elle n'en a pas pour autant perdu sa vivacité,
explique-t-elle dans le feuilletonhebdomadaire qu'elle publie sous le pseu-
donyme de Vicomte de Launay, dans le journal de son mari, La Presse :
Il n'y a plus de salons, dit-on. [...] Voulez-vous savoir pourquoi il n'y en a plus
un seul ? C'est qu'il y en a vingt ; l'influence s'est éparpillée, mais elle n'en est pas
moins réelle, et c'est parce que l'on cause un peu partout que vous prétendez que
l'on ne cause plus nulle part4.
Effectivement si l'avènement de Louis-Philippe a modifié la composition
de la cour et donc du monde en même temps que l'organisation sociale
permettant à la bourgeoisie d'accéder aux plus hauts rangs et ainsi à la vie
mondaine proprement dite, le salon n'en demeure pas moins, tout au long
du XIXe siècle, l'espace de référence de toute vie sociale : de l'aristocra-
tique faubourg Saint-Germain au faubourg Saint-Honoré et à la Chaussée
d'Antin, celle-ci va se développer et évoluer, en empruntant les formes de
cette tradition.

DES REGLES BIEN DEFINIES

Le salon est d'abord un espace féminin : il est pour la femme du


XIXe siècle l'un des seuls moyens de reconnaissance qui ne heurte pas
l'idéologie masculine dominante. En effet, la femme qui tient salon ne
sort pas de l'espace familial qui lui est dévolu. Virginie Ancelot, décrivant

l844.
le salon du peintre Gérard dont elle fut une familière, souligne qu'elle
entre chaque mercredi dans « une heureuse famille »5.

2. Ancelot, Salons de Paris Foyers-éteint, Tardieu, 1857,p, 19-20.


V.
3. V. Ancelot, Un salon de Paris de 1824 à 1864, Dentu, 1866, p. 147.
4. D. de Girardin, Lettres parisiennes du vicomte de Launay, Mercure de France, 1986,
23 juin
t II,
5. V. Ancelot,Salons de Paris Foyers éteints, p. 23.
388 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

A chaque femme correspond un jour ; à. chaque jour correspond une


heure et un type d'invité. D'une part les « petits jours », réservés à un
cercle d'intimes, conviés par l'habitude d'un commerce régulier ; d'autre
part, les « grands jours », véritables événements où les appartements s'ou-
vrent à la foule du monde parisien. C'est le « petit jour » qui correspond
plus particulièrement au salon au sens le plus strict. La femme reçoit alors
dans l'intimité d'un foyer qui favorise un échange suivi et régulier, intel-
lectuel autant que fraternel, essence même d'un salon.
Se réunir pour « causer », telle est la fonction du salon, tout entier
consacré à la parole, sous toutes ses formes : commentaires légers, parfois,
caustiques, de l'actualité, lectures d'oeuvres littéraires par leurs auteurs ou
par des acteurs ou encore chant. Qu'elle soit définie par Virginie Ancelot
en termes nostalgiques par rapport aux pratiques sociales du Grand Siècle,
ou prônée par Delphine de Girardin comme une véritable esthétique
contemporaine, la conversation de salon devient au long du siècle un véri-
table mythe qui se définit par le terme d' « esprit ». Décrivant le salon de
mademoiselle des Touches, qu'il situe sous Louis-Philippe, Balzac offre
un exemple de ce type de conversation où « abonde l'esprit particulier qui
donne à toutes (l)es qualités sociales un agréable et capricieux ensemble,
je ne sais quelle allure fluviale qui fait facilement serpenter cette profu-
sion de pensées de formules, de contes, de documents historiques. [...]
Enfin, là fout est, en un mot, esprit et pensée ».
Les hommes qui brillèrent le plus n'étaient pas les plus célèbres. Ingénieuses
réparties, observations fines, railleries excellentes,peintures dessinées avec une net'
tété brillante, pétillèrent et se pressèrent sans apprêt, se prodiguèrent sans dédain
comme sans recherche, mais furent délicieusement senties et savourées. Les gens du
monde se firent surtout remarquer par une grâce, par une verve tout artistiques. [...]
La conversation, devenue conteuse, entraîna dans son cours précipité de curieuses
confidences, plusieurs portraits, mille folies qui rendent cette improvisation tout à
fait intraduisible ; mais, en laissant à ces choses leur verdeur, leur abrupt naturel,
leurs fallacieuses sinuosités, peut-être comprendrez-vousbien le charme d'une véri-
table soirée française, prise au moment où la familiarité la plus douce fait oublier à
chacun ses intérêts, son amour-propre spécial, ou, si vous voulez, ses prétentions6.

UN LIEU PRIVILEGIE DE RELATIONS ET D'ECHANGES

Mais surtout, par leur qualité même de réunions choisies rassemblant


des personnalités, les salons sont un espace privilégié de relations : les
influences y circulent, recherchées et courtisées.
Le clientélisme en est donc une des composantes majeures. D'après la
pratique cicéronienne, il suppose une relation asymétrique d'échange

6. Balzac, Autre étude de femme, Folio, Gallimard, 1980, p. 43-44.


SALONS ET CLIENTÉLISME LITTÉRAIRE 389

entre une personne, le « patron », qui offre protection et assistance en


jouant de son crédit, et le « client » qui en retour lui doit loyauté et sou-
tien : tout se joue dans l'espace intime de la maison et de la famille qui
rapproche ainsi symboliquement les liens du sang des liens de protection.
De la protection aux relations filiales, il y a le même devoir de fidélité
(fides) dans la relation de clientèle ainsi envisagée. Virgile décrivant le
Tartare, dans l'Énéide7, place d'ailleurs à côté des parricides ceux qui
n'ont pas tenu les engagements mutuels de client à patron...
Ce qui se joue dans le salon est bien de même nature : dans un espace
privilégié et protégé chacun apporte son crédit et grâce au lien commu-
nautaire ainsi noué le met à la disposition des autres invités. La salonnière
y joue un rôle central : elle favorise ces jeux d'influences par le choix de
ses invités et par son ascendant sur ceux-ci. Comme le montrent les
Lettres parisiennes de Delphine de Girardin, il s'exerce grâce à elle dans
un salon une véritable entreprise de promotion, qui, suivant les mouve-
ments de la mode, fait évoluer aussi bien les toilettes, que les idées, les
poètes, les artistes et les hommes politiques : le futile y côtoie l'utile.
Aussi les salons se spécialisent-ils en fonction du type d'intérêt de leur
hôtesse : si le salon idéal est le «.salon de fusion » capable de rassembler
des invités venus de tous les horizons, qu'ils soient politiques, scienti-
fiques ou artistiques, tout dépend en fait du domaine d'influence auquel
appartiennent les habitués, voire le favori, du salon. Ainsi l'orientation
d'un salon peut-elle être religieuse : c'est le cas de celui de la Russe,
Mme Swetchine, qui chaque jour réunit un groupe catholique dont les
fidèles sont Montalembert, Falloux ou Lacordaire. Sur le plan politique, il
se dessine une véritable carte des salons8 : sous la Restauration par
exemple, le salon quotidien de la fille de Mme de Staël, Mme de Broglie,
apparaît comme le point de ralliement des doctrinaires et certains le présen-
teront comme une véritable chambre des Pairs, tandis que Mme Baraguey
d'Hilliers, grande admiratrice de Vigny, réunit les nostalgiques de
l'Empire. Ce jeu d'influences change bien entendu au fil des régimes et
des bouleversements politiques. Lorsque les salons légitimistes du fau-
bourg Saint-Germain ouvrent à nouveau leurs portes après 1830, le déclin
de l'influence de leurs habitués et le mépris qu'ils affichent à l'égard des
nouvelles pratiques politiques rendent ces salons plus littéraires. '
S'il est cependant difficile de mesurer exactement l'influence de tel ou
tel salon, les pratiques de clientélisme apparaissent assez souvent dans les

7. Virgile, Enéide, 6, 609: » fraus innexa clientis ».


8. Balzac, dans Le Père Goriot, met d'ailleurs dans là bouche de Rastignac cette réflexion
révélatrice;: « la femme d'un homme politique est une machine à gouvernement, une mécanique
à beaux compliments, à révérences ; elle est le premier, le plus fidèle des instruments dont se sert
un ambitieux[...] ».
390 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIREDE LA FRANCE

mémoires et correspondances contemporains sous forme d'anecdotes qui;


en font Une réalité, inhérente à la vie politique comme à la vie littéraire du
XIXe siècle. Le salon de Juliette Récamier est ainsi le lieu d'un véritable
clientélisme politique qui profite à plusieurs reprises à Chateaubriand lui
facilitant l'obtention de plusieurs ambassades, tant à Berlin, qu'à Londres
ou à Rome. Delphine de Girardin elle-même n'est pas sans utiliser son
salon pour faire obtenir à des protégés comme le peintre Théodore
Chassériau ou le romancier Jules Sandeau des décorations.
L'un des phénomènes les plus intéressants de ce clientélisme est peut-
être, dans la vie -littéraire de la première moitié du siècle, celui qui
concerne les jeunes Romantiques. Soucieux, dès la Restauration, de faire
parler d'eux et surtout d'imposer leurs nouvelles conceptions face à l'hé-
gémonie classique continuée par la littérature impériale, ils comprennent
rapidement l'importance d'une stratégie commune, élaborée dans les
« cénacles » et relayée autant par la presse — Le Conservateur littéraire
puis La Muse française dans les premiers temps — que par les salons :
tout en se réunissant en petits comités qui rassemblent débutants et écri-
vains confirmés, dans des salons qui leur sont entièrement acquis comme
celui des frères Deschamps ou chez Hugo par; exemple, ils n'hésitent pas
à fréquenter les salons du faubourg Saint-Germain que leurs convictions
légitimistes leur ouvrent naturellement. Avec Lamartine et Chateaubriand,
dont la carrière est alors déjà lancée, Vigny ou Hugo viennent très tôt lire
leur poésie, répandre leurs idées et asseoir leur position. Ainsi parallèle-
ment aux cénacles, points stratégiques du mouvement romantique, les
salons jouent un rôle important aux premières heures du romantisme.
Lorsque la cohésion de ces cénacles est, dès 1824, entamée par les cir-
constances autant que par les luttes de personnalités, la dispersion des
lieux de rendez-vous romantiques ne signifie pas pour autant la fin de
cette stratégie d'influences, que certains comme Latouche ont stigmatisé
du nom de « camaraderie », mais renforce le rôle des salons et du clien-
télisme littéraire : rue Notre-Dame-des-Champs, puis place Royale, se
concentrent les Romantiques les plus purs, autour d'un Hugo qui prend de
plus en plus des allures de chef, tandis que le salon de l'Arsenal, dont
Marie, la fille de Nodier, fait les honneurs, rassemble chaque dimanche un
groupe plus neutre, plus ouvert, la « grande boutique romantique » selon
l'expression de Musset.

PLACE DE VIGNY?

Acteur de premier plan aux premières heures du romantisme et culti-


vant les relations mondaines tout au long de la monarchie de Juillet, com-
SALONS ET CLIENTÉLISME LITTÉRAIRE 391
ment Vigny conçoit-il les salons et s'inscrit-il dans ce réseau complexe
d'influences qui s'y tissent ? Et surtout quelle fonction donne-t-il à son
propre salon ?
Il faut tout d'abord souligner la caractéristique principale de l'homme
qu'est Vigny : un homme de relations avant tout. Son milieu d'origine en
fait en effet très tôt un homme de salon, comme en témoignent les souve-
nirs de Marie d'Agoult qui le représente dansant maladroitementet précise
qu'il « appartenait de naissance au faubourg Saint-Germain »9. Les pre-
mières années de sa correspondancele montrent accueilli avec empresse-
ment dans le faubourg le plus fermé, chez la princesse de Béthune par
exemple; qui en 1821 lui ouvre même les portes de la société aristocratique
rouennaise où il doit passerquelque temps en garnison avec son régiment.
Si vous voulez voir du monde à Rouen, lui écrit-elle à là fin du mois de mars,
Mme d'Auberville vous adressera à sa mère, à sa soeur, etc. etc.
ajoutant quelques recommandations dans une seconde lettre :
Adolphe d'Auberville doit être à Rouen, cherchez-le. Mmes de Caumont et de.
Clercy sont spirituelles, elles connaissent la meilleure compagnie de Rouen : elles
sont fort régulières, ainsi ne faites pas le joli coeur en ce genre10.
Très tôt donc Vigny cultive des relations mondaines : un physique avanta-
geux et une élégance innée le servent ainsi que les grâces dé sa voix, qu'il
à fort-belle. Même s'il écrit à sa cousine ne se sentir « point habile à sol-
liciter »11, il apparaît tout à fait initié au jeu d'échangés et de recomman-
dations qui favorisent une carrière.
Je poursuis mes affaires dans des bals [raconte-t-il à Sophie Gay en 1824, alors
qu'il cherche à obtenir un avancement] comme faisaient nos pères à l'oeil de Boeuf12,

VIGNY « CLIENT » DES SALONS


La carrière littéraire qu'il embrasse dès les années 1820 fait de lui un
véritable « client » des salons : comme tous les jeunes Romantiques, il
sent l'importance de ces cercles où circulent l'influence et les clefs du
succès. Lié dès 1820 au premier cénacle romantique, par un ami de son
père, Jacques Dèsçhamps, dans le salon duquel il a rencontré Soumet,
Saint-Valry, Pichald, Pons, puis Guiraud et surtout Hugo, il noue des rela-

1821.
1824.
9. M. d'Agoult, Mes souvenirs, 1806-1833, Calmann-Lévy, 1877, p. 305.
10. A. de Vigny, Correspondance, sous la direction de M. Ambrière, PUF, t. I, p. 57-58 : la

1824.
princesse de Béthune à Vigny, fin mars et 4 avril
11. Ibid., p. 176-177, à la comtesse de Clérembault,27 août
12. Ibid.,
p. 149, à Sophie Gay, début
392 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

lions étroites avec la nouvelle génération d'écrivains : il est de toutes les


réunions exaltantes qui rassemblent les jeunes Romantiques à l'aube de
leur gloire. Charles Brifaut, futur académicien qui devait suivre une
brillante carrière littéraire et mondaine, se souviendra en effet :
Avec quel plaisir je me rappelle nos réunions du matin, ces déjeuners sans
apprêts, mais non sans agrément, où MM. Victor Hugo, Alfred de Vigny, Emile
Deschamps, Soumet, Guiraud et tant d'autres apportaient si obligeammentchez moi
leur riche contingent de vers et de prose ! Mon petit appartement si joli et si frais de
la vilaine rue du bac semblait une ruche d'abeilles, dont toutes donnaient leur rayon
de miel en échange des fleurs qu'elles trouvaient dans leur alvéole. C'était le bon
temps alors. Nous croyions tous aux riantes choses de la vie. Nous avions foi au
bonheur, nous rêvions les succès, et nos rêves valaient mieux que la réalité13.

La correspondance dés premières années de militantisme romantique


laisse ainsi apparaître à de multiples reprises ces réunions intimes entre
les jeunes poètes. Même si certaines notes dans ses carnets montrent qu'il
prend très vite une position de recul face à la stratégie de « camaraderie »
qui se met en place, il semble en mesurer la portée et user des avantages
qu'elle, offre. En effet s'il note, en 1835, d'un ton plein de reproches :
Voici mes amis qui succombent à une faiblesse d'un moment, et consentent à
lire leurs poèmes dans les salons. [...] Ils vont s'user dans ce frottement, perdre leur
caractère et s'arrondir comme des cailloux,
il n'en participe pas moins à toute l'entreprise de promotion des
Romantiques à travers les salons, comme à travers la presse : il est un de
ceux à déplorer le sabordage de La Muse française, pourtant entrepris afin
de permettre à l'un des leurs, Guiraud, d'entrer à l'Académie. Bien plus
son attitude face à Gustave Planche, chargé d'écrire dans la Revue des
deux mondes la critique de Chatterton au lendemain de la première, le
12 février 1835, souligne toute l'ambiguïté de sa position face aux jeux de
la « camaraderie » romantique. Au directeur de la revue, François Buloz,
inquiet d'un article peu favorable, il déclare dans un premier temps :
La critique a ses droits, je ne prétends pas les abolir14.
Mais après avoir ainsi paru refuser toute intervention en sa faveur, il se
montre particulièrement amer de l'article sévère de Planche, reprochant à
ce dernier et à Buloz lui-même leur manque de loyauté :
Je n'ai nulle colère, monsieur, et je vous réponds dans un calme parfait.
Je prévoyais tout ce qui est arrivé, seulement j'ai voulu laisser aller tout le
monde jusqu'au bout, afin de juger les amitiés15 par les faits, dans une occasion
décisive pour moi.

13. C. Brifaut, OEuvres, Diard, 1858,1.1, p. 489, Récits d'un vieux'parrain à son jeune filleul.
14. A. de Vigny, Correspondance, sous la direction de M. Ambrière, PUF, 1.1, François Buloz
à Vigny, 18 février 1835.
15. Nous soulignons.
SALONS ET CLIENTÉLISME LITTÉRAIRE 393

Il est très vrai que je vous ai dit de laisser faire celui qui voudrait me juger.
Mais je n'ai jamais désiré que ce fût l'un plus que l'autre. C'était à vous de choi-
sir, vous l'aviez fait depuis longtemps16

« Juger les amitiés », n'est-ce pas compter sur un appui qui se devait
d'être tacite, implicite, que sa fierté n'aurait jamais pu réclamer ouverte-
ment : voilà sans doute la « camaraderie » selon Vigny.
Au coeur du clientélisme littéraire qui fait les beaux jours des salons de
la Restaurationpuis de là monarchie de Juillet, il accepte ce système de pro-
motion et de publicité qu'ils constituent et l'utilise de façon tout à fait inté-
ressante. L'exemple de son long poème en vers, Éloa, est révélateur.
Désireux d'en mesurer l'effet, il commencé en octobre-novembre 1823 par :

en lire les passages qu'il a déjà rédigés dans les salons bordelais ; puis, à
Paris, c'est dans le salon de la comtesse Baraguey d'Hilliers, l'une de ses
plus ferventes admiratrices sous la Restauration, qu'il lit l'oeuvre achevée
mais pas encore publiée. Comme il l'explique à l'un de ses camarades d'in-
fanterie, Aymon de Montépin, en mars 1824, les salons sont le premier test
dé ses oeuvres, avant les épreuves plus difficiles qui les livrent à des lecteurs
ou à des auditeurs plus exigeants, comme dans les conférences de la Société
Royale des Bonnes Lettres, alors l'une des tribunes romantiques ;
Ma jeune Éloa est encore trop timide, mon cher ami, pour paraître devant une
assemblée et je crois qu'elle prendra son vol vers quelques salons auparavant17.
La publication du-poème est annoncée dans le Journal de la Librairie
le 24 avril 1824 et consacre définitivement le poète: la lecture chez la
comtesse Baraguey d'Hilliers. avait soulevé un enthousiasme rassurant.
Enfin, c'est chez lui, dans son propre salon, qu'il lit ses oeuvres dra-
matiques, conscient de l'importance stratégique de ces lectures qui
confrontent les directeurs de théâtre et autres personnages influents dont il
s'agit d'attirer la faveur aux approbations zélées des amis littéraires
conviés pour la circonstance. L'invitation qu'il envoie à Hugo le 28 mars
1828 pour le convier à venir entendre la traduction de Roméo et Juliette,
qu'il a préparée avec Émile Deschamps, illustre bien cet aspect polémique
1

des lectures :
Cette fois, mon ami, vous entendrez tout et vous nous aiderez à persuader à
quelques personnes, savantes et vénérables du reste, que Shakespeare est passable
dans l'ensemble comme dans les détails18.
Le contexte n'est en effet pas favorable à Shakespeare : Vigny ras-
semble les siens dans l'espoir de convaincre la Comédie Française

16. A. de Vigny, Correspondance, sous la direction de M. Ambrière, PUF, t. I

: Vigny à
François Buloz, 18 février. 1835.
17. Ibid, Vigny à Aymon de Montépin, mars 1824.
18. Ibid., Vigny à Victor Hugo, 28 mars 1828.
394 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

d' « adopter cette réforme dans l'art dramatique qu['il va] tenter [avec ce]
premier essai » 19. La soirée rassemble ainsi entre autres Hugo, Sainte-
Beuve, les frères Devéria, Aimé-Martin, Casimir Le Breton, un camarade
de régiment et surtout le tout-puissant commissaire royal de la Comédie
Française, le baron Taylor, déjà rallié aux romantiques et que cette soirée
achève de convaincre puisqu'il fait adopter la pièce par les acteurs du
comité de lecture. La stratégie est la même pour. Othello l'année sui-
vante, en 1829 : une lecture chez Vigny mise en valeur par une soirée
habilement orchestrée assure l'avenir de la pièce, comme en témoigne
Edouard Turquety :
Je passai la soirée de vendredi dernier chez le comte de Vigny : il m'avait fait
écrire par Emile Deschamps pour m'inviter à la lecture d'une tragédie d'Othello.
La soirée fut très brillante : on n'annonçait que comtes et barons : les appartements
sont pleins de luxe et d'ornements. La lecture dura fort tard [...]. Je vis là beaucoup
d'hommes de lettres dont je connaissais les ouvrages : il ne manquait que Charles
Nodier, mais il était trop souffrant pour sortir ainsi le soir20.
Reçue à l'unanimité par le comité de lecture de la Comédie Française
cinq jours plus tard, la pièce est jouée avec succès à partir du 24 octobre
suivant.
De la même façon, Vigny se montre très présent dans le monde des
salons aux moments importants, y parrainant en quelque sorte la publica-
tion de ses recueils : lorsqu'en 1829, il fait paraître à la fois la quatrième
édition de Cinq-Mars, suivie des deuxième et troisième éditions de ses
Poèmes21, tandis que Le More de Venise est en répétition à la Comédie
Française, il se montre volontiers dans le faubourg Saint Germain chez la
marquise de La Grange ou la duchesse de Maillé, ou encore rue de
Grenelle chez la duchesse de la Force, la comtesse de Rochefort...
Enfin, lorsqu'en 1842 et 1844, il se présente à l'Académie, il sait
accompagner les traditionnelles visites académiques d'une fréquentation
de salons bien choisis parmi ceux qui ont une influence certaine sur ces
élections : les salons les plus influents de la comtesse de Boigne, de la
duchesse de Castellane et bien entendu de Juliette Récamier retiennent
toute son attention22. Fidèle amie, Virginie Ancelot, qui a fait évoluer son
salon pour en faire un véritable rendez-vous académique, met à sa dispo-
sition l'influence qu'elle a déjà employée pour faire élire son mari lors-
qu'il a pris la place de Bonald en 1841.

19. Ibid., Vigny à Casimir Le Breton, 28 mars1828.


20. F. Saulnier, Edouard Turquety. La vie d'un Poète (1807-1867), Gervais, 1885, p. 76.
21. La Bibliographie de la France annonce les volumes respectivementles 28 février, 16 mai
et 8 août 1829.
22. Comme l'a montré Lise Sabourin dans sa thèse Alfredde Vigny et l'Académiefrançaise,
t.1, p. 99.
SALONS ET CLIENTÉLISME LITTÉRAIRE. 395
VIGNY « PATRON » ATTENTIF ET RESPONSABLE
DANS SON SALON DE LA RUE DES ÉCURIES D'ARTOIS

Habile « client » des salons sous la Restauration et la monarchie de


Juillet, Vigny tient, au plus haut de sa gloire, un salon auquel au fil des
années il imprime une évolution tout à fait originale.
A partir de 1828 en effet,Vigny«prend un jour
» : Lydia et Alfred de
Vigny reçoivent tous les mercredis, dans leur appartement de la rue de
Miromesnil puis dans celui de la rue des Écuries d'Artois. On y vient
prendre le « thé anglais », selon l'expression de Vigny lui-même, agré-
menté de quelques biscuits secs : malgré son embonpoint et ses difficultés
à assimiler là langue française — Lydia est anglaise —, c'est bien la com-
tesse de Vigny qui fait les honneurs du salon ; sa bonté est d'ailleurs
saluée par les habitués. Si l'on vient pour « causer », la musique, repré-
sentée par Berlioz ou parfois Liszt, et la danse sont aussi l'occasion de
divertissements.
Certes ce salon ne prend pas l'ampleur de celui de l'Arsenal, mais
l'affluence; qu'il suscite sous là monarchie de Juillet montre la place
qu'occupe Vigny dans le panthéon des poètes romantiques. Le « poète
d'Éloa », dont la renommée s'accroît considérablement quand il devient
en 1835 l' auteur de Chatterton, est alors au faîte de sa gloire : on se
presse chez lui le mercredi après-midi. Outre le monde littéraire parisien,
il attire les étrangers : le poète polonais, chantre de l'indépendance de son
pays, Adam Mickiewicz demande à David d'Angers de le présenter à
Vigny en 1837 et sollicite son influence de dramaturge reconnu ; l'écri-
vain danois, Hans Christian Andersen, cinq ans plus tard, ne manque pas
de venir lui témoigner son estime, tandis qu'en 1848 c'est au tour du pros-
crit italien Giuseppe Mazzini de souhaiter le rencontrer.
Mais si la renommée de Vigny attire grand monde, l'une des particu-
larités du salon de la rue d'Artois est de mêler à ces relations mondaines
un cercle familial et amical : outre la présence de ses cousins ou de sa
belle-famille lorsqu'elle vient d'Angleterre, Vigny invite aussi ses cama-
rades de régiment à se joindre à ses réunions du mercredi, comme
Adolphe Dittmer, Edouard Delprat ou Casimir Le Breton entre autres.
Pour Vigny, le salon est un véritable cercle intimé où il réunit les siens :
un cercle chaleureux où l'intimité favorise les relations de clientèle.
Ouvert et indépendant, il accueille lés amis que ses proches lui présen-
tent : Émile Deschamps particulièrement, mais aussi Brizeux, Barbier ou
même Berlioz, avec lequel Vigny entretient une relation privilégiée nour-
rie d'estime et d'admiration réciproques, ouvrent les mercredis à un cercle
varié d'hommes de lettres, de musiciens mais aussi de peintres pour
396 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

lesquels de Delacroix à Ingres, en passant par les frères Devéria, Vigny


montre un intérêt passionné.
-
Même s'il éprouve parfois quelque lassitude à « faire bouillir sa soirée
comme une théière »23 :
On passe la matinée, quand on reçoit, à fouetter des idées comme des toupies
pour les faire tourner, et mettre en train celles qui se recouchent et ne roulent plus.
Ce métier ferait plaindre les maîtresses de maison et dorme de la considération
pour celles, qui passent ainsi tous les jours de leur vie24,
il se montre toujours Un hôte avisé et accueillant, acceptant son rôle de
chef de file, de maître, de « père in litteris » comme le lui écrit le jeune
Musset25. En effet, si comme dans tous les salons s'exerce ce jeu d'in-
fluences qu'est le clientélisme littéraire, Vigny s'y montre un « patron »
plein de sollicitude et conscient de sa responsabilité à l'égard de ceux qui
le sollicitent. La gloire rend puissant et attire de nombreux émules : pour
Vigny, comme en témoigne sa correspondance, elle impose un double
devoir de solidarité et de fidélité, qui ne doit pas pour autant être dénué
d'un certain réalisme.
Sa réussite au théâtre lui vaut très tôt un grand nombre de sollicita-
tions : c'est Léon de Wailly dont il faut soutenir la traduction d'Hamlet à
la Comédie Française et pour lequel il sollicite des journalistes influents
en 1829 ; c'est un jeune dramaturge écossais qu'il recommande en 1830
au directeur de l'Ambigu Comique ; c'est encore Adolphe Dumas qu'il
faut aider en 1837. Ce sont aussi les amis des premières heures : Xavier
Marmier, auquel il trouve une place de secrétaire chez le marquis de La
Grange, ou encore Auguste Brizeux qu'il débarrasse de travaux de librai-
rie mal payés en l'introduisant auprès dé Buloz à la Revue des deux
mondés en 1829, qu'il conseille dans le choix d'un éditeur, avant de lui
procurer un poste plus gratifiant d'inspecteur des monuments dans sa pro-
vince bretonne natale en 183626. La liste s'allonge à partir de 1835 : le
succès de Chatterton fait de lui plus que jamais le défenseur des poètes
malheureux et miséreux tombés dans des situations plus déchirantes, les

1829.
unes que les autres : les lettres affluent qui demandent une aide pécu-
niaire, dernier recours avant le suicide27. Le ton en est pathétique, comme

23. A. de Vigny, Journal d'un Poète, 1842 ; OEuvres complètes, Pléiade, 1948, p. 1183.

juin 1836.
24. Ibid., mercredi 11 octobre 1843, p. 1208.
25. Correspondance, sous la direction de M. Ambrière, PUF, t. II : lettré de Musset du
17 décembre
26. Ibid., lettre, à Brizeux du 9 mai 1829 ; t. II, lettre du 11 août 1831 ; t. III, lettres de

27. Entre 1835 et 1836, la correspondance fait apparaître Amédée de Luynes (19 février 1835),
monsieur Drague (fin mars-début avril), Ernest Lemarin et Mathieu (printemps 1835), Hégésippe
Moreau (mai), Adrien Roques (3 septembre), Charles Michel (8 décembre), Gustave Naquet ,
(juillet 1836).
SALONS ET CLIENTÉLISME LITTÉRAIRE 397

par exemple dans la lettre que lui envoient deux:poètes, qui se présentent
comme « deux nouveaux Chatterton, pour le malheur et la persévérance,
après cinq ans d'amertume, de misère, de persécution, de souffrance » et
sollicitent un secours financier :
Sans ce secours, vous auriez à mettre en scène une histoire lamentable et déchi-
rante de deux infortunes... Car, vous le savez, le désespoir n'est pas une idée ; c'est
une chose, une chose qui torture, qui serré et qui broie le coeur d'un homme comme

!
une tenaille jusqu'à ce qu'il soit fou et se jette dans la mort. [...] C'est à vous que
nous parlons, faites que nous vivions! Et comme ces enivrés dé leurs propres
oeuvres, dédaigneux, impuissants à faire le bien, ne répondez point : je ne peux rien.
Oh !: Écoutez-nous et faites que nous ne mourions pas
Or le clientélisme littéraire tel que Vigny le pratique fait de lui un ami
de ses « clients », dans la meilleure tradition du clientélisme cicéronien ;
il revendiqué d'ailleurs le titre dans les réponses qu'il s'applique à
envoyer à ces jeunes poètes débutants. Non seulement il se montre ému et
accessible, prêt à secourir ces infortunes terribles, désespéré lorsqu'il
arrive trop tard, comme c'est le cas pour Hégésippe Moreau en mai 1835
ou Charles Michel en décembre de la même année28, mais encore il traite
ces poètes avec fraternité, attentif à leur oeuvre et désireux de les rencon-
trer. Plus tard, évoquant la prodigieuse influence des poètes romantiques
sur une génération de jeunes poètes inconnus montant à Paris chercher
une hypothétique reconnaissance, il critiquera « les fades compliments par
lesquels [les poètes reconnus] encourageaient et égaraient des jeunes gens
dont ils n'avaient jamais lu les oeuvres », et dénoncera le suicide du jeune
Escousse « perdu par le compliment » 29. Ainsi invite-t-il le jeune poète
Drague qui lui a envoyé le drame qu'il a composé pour tenter de sortir de
la misère :
J'ai lu avec attention votre Drame et je désire beaucoup vous en parler et
connaître votre personne, votre position, vos projets. Croyez que vous trouverez en
moi un ami30.
C'est d'ailleurs la même attitude attentive et fraternelle que décrit avec
émotion Théodore de Banville dans Mes Souvenirs : ayant déposé chez
Vigny son premier recueil des Cariatides, il a la surprise de découvrir que
ce dernier a non seulement pris la peine de se déplacer après l'avoir lu,
mais l'invite à l'un de ses mercredis :
Oui, le poète d'Éloa, de Dolorida, de La Neige, de Madame de Soubise, de La
Frégate, de La Sérieuse était venu frapper à la porte de ma chambrette ! Après
avoir lu les premières pages du livre, il était venu à la hâte ; il avait traversé tout

28. Correspondance, sous la direction de M. Ambrière, PUF, t. II.


29. L. Séché, Alfred de Vigny. Mercure de France, « Études d'Histoire romantique », 1913,
t.1, p. 242.
30. Correspondance, sous la direction de M. Ambrière, PUF, t. III : 11 avril 1836.
398 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

Paris pour aller à la rencontre du jeune homme inconnu, et ne me trouvant pas, il


avait écrit sur sa carte autant de lignes qu'elle en pouvait tenir, pour me compli-
menter, pour m'assurer de sa sympathie et pour me dire qu'il attendait ma visite.
[...] Dans le salon se pressaient de nombreux visiteurs, dont l'attitude était pleine
d'admiration et de respect; après s'être excusé auprès d'eux, le poète me prit à
part, et m'ayant fait asseoir à côte de lui près d'une petite table, me montra, mit
dans mes mains mon livre, d'un bout à l'autre annoté et commenté par lui ! 31

Défenseur et ami des jeunes poètes, il demeure cependant — et c'est


sans doute une de ses caractéristiques les plus intéressantes dans cette
fonction — tout à fait réaliste. S'il reconnaît les mérites de chacun, il n'en
distribue pas moins des conseils avisés en homme conscient des réalités.
Il n'est pas question pour lui de conseiller à ses jeunes émules de tout
abandonner à la poésie : il faut leur assurer des conditions de vie décentes.
Ainsi après avoir assuré un jeune poète du mérite de ses vers le décou-
rage-t-il à l'avance de tenter sa chance à Paris :
Si vous avez seulement une charrue qui vous donne du pain, ne la quittez pas
et dans vos moments de repos écrivez32.
Lorsqu'il parvient à obtenir de Villemain une place de professeur de
rhétorique au collège de Vienne à Emile Péhant, en 1834, il prodigue à ce
dernier une série d'encouragements qui participent du même réalisme:
C'est une sorte de bonheur négatif qui vous attend, une manière d'être sans :
Souffrir, c'est beaucoup, et puis du temps pour de beaux poèmes que vous ferez et
qui seront de dignes frères de vos sonnets33:
Et lorsque quelque temps plus tard, le jeune, poète se montre agacé par les
obligations de sa nouvelle charge, il se montre plus sévère :
Pourquoi ces mouvements de découragement ? Ne vous laissez point abattre à
présent qu'il vous faut, au contraire, réunir toutes vos forces pour le travail. [...] Si
vous saviez que d'infortunes je vois de près en ce moment, et combien je jouis
intérieurement de vous voir affranchi de celles qui vous menaçaient. [...] Ne vous
y exposez plus, je vous en prie, par un coup de tête, ou de coeur plutôt34.
Al'égard de ses clients
« », Vigny fait donc preuve d'une réelle solli-
citude qui n'a d'égale que la ténacité avec laquelle il cherché à les aider.
Madeleine Ambrière a bien montré la façon dont il s'occupe de Charles
Lassailly, ne l'abandonnant pas même lorsque je jeune poète, l'assaillant
de lettres absurdes35, sombre dans la folie en 1840, et l'assistant jusqu'à sa

9février 1832.
31. Th. de Banville, Mes Souvenirs, Charpentier, 1883, p. 41-42.
32. Correspondance, sous la direction de M. Ambrière, PUF, t. II : Vigny à un jeune poète,

33. Correspondance,sous la direction de M. Ambrière, PUF, t. II : Vigny à Péhant, 26 mai 1835.


34. Ibid, Vigny à Péhant, 16 septembre 1835.
35. Le tome IV de la Correspondance est à cet égard tristement révélateur.
SALONS ETCLIENTÉLISMELITTÉRAIRE 399

quand il s'agit de soutenir ses « clients ».


mort, trois ans plus tard.. Nombreux sont ces exemples de sa disponibilité

On peut interpréter cette attitude comme le trait de caractère d'un


homme sensible. Mais elle s'inscrit aussi dans l'une des positions
majeures de Vigny : son combat pour la reconnaissance de l'homme de
lettres et de ses droits; comme la propriété littéraire. Enfin et surtout
Vigny est avant tout un poète pour qui là poésie recèle une pureté idéale
qu'il compare à de multiples réprisés aune perle, à un diamant qu'il faut
protéger pour le polir en toute sérénité.
Le groupe d'intimes qui compose le fond de son salon en est une illus-
tration très convaincante. La correspondancemontre qu'au fil des aimées
Vigny cherche de plus en plus souvent à éviter les salons encombrés et les
réunions trop nombreuses :
Nous ne pourrions jamais nous entendre dans ces conversations rompues des
salons, où les idées sont amoindries, déguisées, altérées par mille accidents misé-
rables et ces petites considérations, ces ménagements qui sont comme les mille
liens de Gulliver36,
écrit-il à Lamartine. Ainsi à l'opposé de ce qu'il appelle « cette fausse
intimité parisienne qui n'est trop souvent qu'une suite de visites interrom-
pues »37; il préfère très tôt concevoir son salon comme un véritable cercle

:
poétique, réunissant un nombre limité d'hôtes choisis, « élus entre mille
»38. Le témoignage de Fontânéy est révélateur, lorsqu'il écrit à Vigny de
Madrid; le 20 février 1831
Quand vient le mercredi, je ne puis oublier que Ce jour-là nous étions sûrs de
vous voir: Nous étions quelques élus, qui restions bien tard avec vous près de votre
cheminée, nous laissant emmener par nos longues causeries sur l'art et la poésie.
Nous en causions en effet beaucoup et c'était un bonheur, le seul peut-être que
nous leur dussions ; car, hors de deux ou trois petits salons, derniers sanctuaires où
s'étaient réfugiesces dieux tombés, il n'y avait plus moyen de prononcer leur nom.
[...] Mais entre nous, [...] il y avait encore de pures soirées. Je vous entends encore,
mon ami ; votre belle voix était si douce quand vous ouvriez à vos amis votre belle
âme. C'était bien là le poète suave, triste et tendre qui nous avait d'abord parlé
dans la solitude. Nous retrouvions ses vers, dans son accent, son regard39.

Cet aspect du salon de Vigny n' échappe d'ailleurs pas à Sainte-Beuve qui
le souligne à plusiéurs reprises : « cénacle »40 dédié aux poètes, il décrit le
cercle d'intimés comme « un petit monde idéaliste et de dilettantismepoé-

1840.
36. Correspondance, sous la direction de M. Ambrière, PUF, t. IV

l828.
: Vigny, à Lamartine,
4 mars
37. Ibid., Vigny à la marquise de La Grange, 22 octobre 1840.
38. Correspondance, sous la direction de M. Ambrière, PUF, t.I. Vigny à Soulié,
30 mai
II.
39. Correspondance,sous la direction de M. Ambrière, PUF, t.
40. Correspondance de Sainte-Beuve, éd. Bonnerot, t.1, p. 536 : 12 août 1835.
400 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

tique qui se meut autour de Vigny »41. Le mercredi, que Vigny nomme lui-
même « mercredi poétique », semble en effet avoir sa préférence lorsqu'il
peut rassembler ces « frères en poésie »42, véritables élus qu'Adolphe
Dumas appelle la « cour céleste des mercredis »43. C'est bien entendu
l'auteur du manifeste de poésie romantique, Études françaises et étran-
gères en 1828 et de traductions de Shakespeare, ami d'enfance, Emile
Deschamps ; c'est aussi le poète breton Auguste Brizeux, fidèle et beso-
gneux ami avec lequel Vigny traduit Othello et qu'il se fait un devoir d'ai-
der à trouver des ressources ; c'est le satirique Auguste Barbier, mais
aussi le poète historien de la Bretagne, futur acquéreur du Musée des
familles, Pitre-Chevalier ; enfin c'est surtout celui que Léon Séché pré-
sente comme le meilleur élève de Vigny en poésie, Philippe Busoni, cor-
respondant fidèle des années que Vigny passe en Charente après la monar-
chie de Juillet et ami très cher. Tous se retrouvent autour de Vigny pour
parler poésie et surtout lire des vers, s'attachant à faire vivre cette « perle
de la pensée ».
Et Vigny conservera longtemps cet idéal d'un salon en l'honneur de la
Muse qu'il révère :
[J]e garde pour un futur Cénacle, écrit-il en 1835 à Sainte-Beuve, afin de me
faire pardonner mes gros livres, des Elévations que je vous prierai d'y venir
entendre, dans l'espoir de renouveler nos échanges de vers et au milieu des anciens
Poètes qui nous sont restés et des meilleurs parmi les nouveaux que la Muse nous
a donnés44.

Alors, bien loin de quelque « tour d'ivoire », Vigny, dans son salon,
est un hôte chaleureux, qui, à l'écart de la foule parisienne, y cultive
l'amitié, valeur essentielle d'un clientélisme des origines qu'il conçoit en
termes de respect, de disponibilité et de fidélité. Certes, il prend parfois la
pose mais c'est toujours au nom de la Poésie dont il semble vouloir ins-
taurer un véritable culte.
Et dans les salons, homme de relations, s'il est un client attentif au
destin de ses oeuvres et conscient de l'importance d'une promotion mon-
daine, il ne se départit pas d'une grande circonspection, témoin amusé de
la comédie des honneurs qui s'y joue, comme le montre par exemple le
regard qu'il porte sur Lamartine, saisi sur le vif d'une « scène de stratégie
parlementaire » chez madame de La Grange, liée à la famille d'Orléans :
Lamartine entonna une nouvelle psalmodie politique, parlant en mesure comme
il faisait toujours et de façon à ce qu'on pouvait scander ses paroles et battre sous

41. Cité par Léon Séché, op. cit., p. 244.


42. Correspondance, sous la direction de M. Ambrière, PUF, t.1: 30 mars 1829.

date.
43. Correspondance, sous la direction de M. Ambrière, PUF, t. II : 19 octobre 1835.
44. Ibid., Vigny à Sainte-Beuve, même
SALONS ET CLIENTÉLISME LITTÉRAIRE 401

son récitatif la mesure à quatre temps. Son andante était toujours le même et il
s'agissait uniquement de la clémence dont il avait usé avec le roi Philippe et de la
reconnaissance particulière qu'en devait avoir les amis des d'Orléans. Mais vox
clamavit in deserto. [...] Madame de Lamartine fut peu édifiée de cette noncha-
lance à s'inquiéter des menaces de son mari dont elle avait attendu plus d'effet [...]
Elle se hâta de mettre la conversation sur les oeuvres de charité qui servent à tout
dans les conversations de salon ; elle leva bientôt la séance assez sèchement et la
douceur de sa voix, ses serrements de main à Madame de La Grange, ses reproches
mondains et à demi attendris de s'être vues trop peu depuis quelque temps, ne
purent nous cacher une certaine rougeur subite passant des joues au:front et pro-
duite par un dépit mal contenu.
Pour son mari, la suivant, avec cet air solennel et imperturbable qu'il promène
partout, il ne laissa voir sur son visage que le regret indulgent et protecteur qu'il
parut avoir de ce que ces pauvres princes et leurs familiers étaient assez aveugles
pour ignorer que leurs destinées se trouvaient dans sa main, à côté de sa plume, et
pour ne pas profiter de sa miséricorde en acceptant sa trêve45.

45. H.Guillemin, M. de Vigny, homme d'ordre et poète, Gallimard, N RF, 1955, p. 135-136.
VIGNY LECTEUR DE CORNEILLE

Loïc CHOTARD*

La présente étude s'annonce sous un intitulé on ne peut plus classique


— académique même. Mais ce classicisme, cet académisme, ne se suffit
évidemment pas à lui-même et n'empêche pas de s'interroger sur le fond :
y a-t-il vraiment là un «sujet» ?
Pour peu que l'on soit familier de l'oeuvre de Vigny, l'on sait la vali-
dité etla richesse de thèmes d'étude tels que « Vigny lecteur de Pascal »
— ou de Milton, ou de. Chénier, ou de Byron... Mais Corneille ?
Trouvera-t-on là autre chose que de sempiternels souvenirs scolaires ou
que la froide dialectique de querelles littéraires ressassées ?
A dire vrai, l'intention de traiter ce sujet a trouvé son origine dans
l'un de ces petits faits contingents qui jalonnent heureusement la vie
d'un chercheur : après le décès de Jacques Suffel (à qui l'occasion est
bonne de rendre hommage), furent livrés aux enchères quelques-uns
des documents littéraires que ce remarquable érudit avait rassemblés et,
parmi ceux-ci, figurait notamment un feuillet autographe de Vigny sur la
Médée de Corneille. Cette page n'était pas inédite, elle faisait même par-
tie de ces textes épars que Ratisbonne à tant bien que mal publiés sous le
titre fallacieux de Journal d'an poète1. Aujourd'hui, à l'heure où les édi-
tions de; textes, requièrent des méthodes scientifiques rigoureuses, c'est
une véritable aubaine que de retrouver la trace matérielle d'un de ces

* Université de Paris-Sorbonne (Paris IV), Centre de recherche « Correspondances, Mémoires


et Journaux intimes - XIXe-XXe siècles ».
1. Alfred de Vigny, Journal d'un poète, recueilli et publié sur les notes intimes d'Alfred de
Vigny par. Louis Ratisbonne, Michel Lévy, 1,867. Une édition préoriginale de ces textes a paru
dans quatre livraisons de la Revue moderne en 1866 (1er avril, 1er juin, 1er septembre et
1er octobre) ; les variantes entre, ces deux publications n'affectant pas les textes cités dans cette
étude, je me contente de renvoyer à l'édition en volume.

RHLF, 1998, n°!3, p. 403-415


404 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

agments2 que Vigny a laissés à sa mort : ainsi se profile plus précisé-


ment une édition satisfaisante, et qu'on espère prochaine, de l'ensemble
de ces écrits journaliers qui constituent une archive littéraire de tout pre-
mier ordre.
La présente enquête a donc été déclenchée par la réapparition de
quelques lignes de la main de Vigny. Qu'il y ait de la sorte un souci codico-
logique ou génétique à l'origine de cette étude, «Vigny lecteur de
Corneille», cela implique qu'il ne s'agira pas simplement d'examiner
quelle fut l'appréciation de l'auteur de Chatterton sur l'auteur de Polyeucte,
mais aussi comment cette appréciation a pu se produire, puis se transmettre.
Plutôt que de s'interroger encore une fois sur le romantisme des classiques
ou le classicisme des romantiques, on voudrait parvenir à se représenter les
modalités d'un regard, le regard d'un écrivain sur un autre écrivain, en
espérant que suivre ce regard conduira à reconnaître les contours d'un
usage et peut-être aussi d'un questionnement de la littérature.

La logique commande de débuter cette enquête en examinant la pré-


sence de Corneille dans l'oeuvre littéraire de Vigny et il faut donc
commencer par rappeler que l'auteur du Cid est un personnage de Cinq-
Mars. Certes il ne joue aucun rôle dans l'intrigue, mais il est présent dans
plusieurs chapitres (notamment le dernier) et ses interventions, outre
qu'elles constituent un de ces ancrages dans le réel nécessaires au roman
historique, peuvent s'apparenter à celles du choeur de la tragédie antique :
dans Cinq-Mars, Corneille est en marge de l'action, il la commente, il
lui apporte un surcroît de sens. Présenté au chapitre VII comme un cour-
tisan de Richelieu, le «petit Corneille» n'est encore qu'un «pauvre
jeune homme » qui «meurt de faim »3 — c'est là une évidente entorse
à la vérité, puisque le succès et la querelle du Cid ont fait de Corneille
un auteur très en vue au moment où se déroule le roman, mais c'est sur-
tout une manifestation précoce chez Vigny du thème du poète en proie à
l'ingratitude ou à la condescendance des puissants. Plus loin, lorsque
Milton lit un fragment de son Paradis perdu chez Marion de Lorme,
Corneille est.de nouveau présent; c'est le chapitre XX, précisémentinti-
tulé « La lecture » — et cette lecture ressemble beaucoup plus à la séance
de quelque cénacle romantique qu'à une reconstitution d'un salon du
temps des Précieuses. Ce que Corneille déclare à Milton se révèle

2. Sur le sens donné ici au mot « Fragments », je me permets de renvoyer à mon article : « Le
journal d'un poète sans journal », Cahiers de l'Association internationale des Étudesfrançaises,
n° 45, mai 1993, p. 313-326.
3. Alfred de Vigny, OEuvres complètes, t. II (Prose), éd. A. Bouvet, Paris, Gallimard, Bibl. de
la Pléiade, 1993, p. 91 (référence abrégée désormais en : Pl., t. II, 1993).
VIGNY LECTEUR DE CORNEILLE 405

d'ailleurs être l'expression des préoccupations personnelles de Vigny aux


alentours de 1826 :
Si vous voulez la gloire présente, ne l'espérez pas d'un aussi bel ouvrage. La
poésie pure est sentie par bien peu d'âmes ; il faut, pour le vulgaire des hommes,
qu'elle s'allie à l'intérêt presque physique du drame. J'avais tenté de faire un
poème de Polyeucte ; mais je couperai ce sujet : j'en retrancherai les cieux, et ce ne
sera qu'une tragédie4.

Ces derniers mots sont à souligner : la tournure dépréciative indique


une échelle de valeur qui place la tragédie au-dessous du poème ; mais
cette évaluation n'est évidemment qu'un aparté dans le roman. Corneille
et Milton se retrouvent enfin à la dernière page de Cinq-Mars, lorsque
tout est consommé, pour s'entretenir des « secrets de l'avenir »5, au pied
de la statue d'Henri IV, sur le Pont-Neuf: deux poètes, chacun repré-
sentant sa nation et s'interrogeant sur son devenir, deviennent prophètes
et « cherche[nt] aux étoiles quelle route nous montre le doigt du Sei-
gneur »6 — ils anticipent ainsi la définition du poète que Vigny mettra
dans la bouche de Chatterton. Il faut donc se rendre à une évidence
assez inattendue : Vigny a fait de Corneille, dans Cinq-Mars, son porte-
parole poétique.
Il n'en va pas de même, certes, dans la Lettre à Lord*** qui sert de
préface au More de Venise. On le sait, il s'agit là d'un des plus violents
manifestes anti-classiques de la bataille romantique et Vigny y traite
« l'ex-système de tragédie »7 avec la féroce ironie et le parti pris bouillon-
nant d'un véritable hussard. Dans ces conditions, Corneille ne pouvait être
tout à fait épargné, même si Vigny est loin de s'être acharné contre lui : il
mentionne explicitement « l'immortel Corneille » 8, pour regretter aussitôt
que les audaces du Cid soient restées sans lendemain. Cependant,
quelques pages plus haut, Vigny a attaqué Corneille sans le nommer, mais
en le citant : « On sourit de pitié quand on lit dans un de nos grands écri-
vains : Le spectateur n 'est que trois heures à la comédie ; il ne faut donc
pas que l'action dure plus de trois heures'»9. Cette équation entre le temps
de la représentation et celui de l'action, c'est peut-être ce qui fera écrire à

547.
Vigny, un an plus tard, que « combiner passablement les cinq actes d'une

402.
4. Pl., t. II, 1993, p. 236. Sur les hésitations de Vigny, entré poème et tragédie, voir notam-
ment la genèse d'Éloa, dont le sous-titre est « Mystère », et aussi celle de Cinq-Mars, qui faillit
5.
être un drame et non un roman.
Pl., t. II, 1993, p. 336.
6. Pl., t. II, 1993, p.
7.
Alfred de Vigny, OEuvres complètes, t. I (Poésie et Théâtre), éd. F. Germain et A. Jarry, Paris,
Gallimard, Bibl. de la Pléiade, 1986, p. 403 (référence abrégée désormais en : Pl., t. I, 1986).

9. Pl.,
I,
8. Pl., t. I, 1986, p. 410.
t. 1986, p.
406 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

tragédie » équivaut à résoudre « un problème d'algèbre », avec cette


ultime pique : « or combien d'algébristes sont des sots fieffés 10 ! »
La question n'est évidemment pas de savoir si Corneille est un sot, mais
de souligner que, dans la Lettre à Lord***, Vigny ne le nomme (et ne
s'identifie à lui) qu'en tant qu'il le désigne comme l'auteur du Cid, c'est-à-
dire comme l'auteur d'une ébauche de réforme du « système dramatique ».
Autrement dit, que Corneille ne soit pas allé assez loin ne l'empêche pas de
faire partie du cortège des poètes auxquels Vigny se réfère pour étayer l'ar-
gumentation qui va occuper une large partie de son oeuvre après 1830 : la
dénonciation des injustices sociales dont les artistes sont victimes.
Ainsi, dans le chapitre « Le Ciel d'Homère », à la fin de Stello, Vigny
attribue à Corneille « manquant de tout, même de bouillon »11 une place
entre Camoëns et Rousseau ; de même, dans « De Mademoiselle Sedaine
et de la propriété littéraire », il répète que, si une loi était votée à ce sujet,
« les Chatterton et les Gilbert ne se tueraient plus, et les enfants de
Corneille et de Sedaine vivraient dans l'aisance » 12 ; à l'Académie fran-
çaise, en 1856, il regrette que l'on mette sur le même plan lès découvertes
qui servent la nation et les ouvrages qui l'honorent, ce qui aboutira à faire
préférer l'utilité de la vapeur à la beauté de Polyeucten... Force est de
reconnaître que toutes ces apparitions de Corneille dans l'oeuvré de Vigny
relèvent de la mythologie littéraire et du lieu commun.
Pourtant c'est aussi en cela qu'elles sont intéressantes : dans Stello,
lorsque le Docteur Noir raconte l'entrevue de Chatterton et du Ldfd-
Maire, quand le jeune poète définit sa mission devant Beckford qui lui
rétorque brutalement : « Imagination ! », à cet instant, Stello interrompt
son interlocuteur : « — Imaginations ! Célestes vérités ! pouviez-vous
répondre, dit Stello. / — Je sais mon Polyeucte comme vous, reprit le
Docteur, mais je n'y songeais guère en ce moment » 14. C'est donc une
citation de Corneille qui vient sous la plume de Vigny au moment crucial
de son récit, mais une citation déformée ; en effet, dans la tragédie de
Corneille15, « Imaginations ! » dans la bouché de Pauline et « Célestes

10. Pour les emprunts aux notes journalières de Vigny, nous indiquons (si possible) leur pro-
venance, ainsi que les références de leur publication, en renvoyant systématiquementà l'édition
la plus complète réalisée à ce jour, celle qu'a procurée F. Baldenspergerdans Alfred de Vigny,
OEuvres complètes, Paris, Gallimard, Bibl. de la Pléiade, t. H, 1948 — référence désormais abré-
gée en: Journal (éd. F. Baldensperger, 1948), Ici, en l'occurrence: autographe non localisé
— texte publié pour la première fois par F. Gregh, Revue des deux mondes, 15 décembre 1920,
p. 706, sous la date du 27 décembre 1830 — Journal (éd. F. Baldensperger, 1948), p. 929.
11. Pl., t. II, 1993, p. 653.
12. Pl., t. II, 1993, p. 1194.
13. Voir Lise Sabourin, Alfred de Vigny et l'Académie française. Papiers académiques
inédits, thèse de doctorat d'État, Universitéde Paris-Sorbonne, 1995, p. 1081.
14. PI. t. II, 1993, p. 547.
15. Acte IV, scène III.
VIGNY LECTEUR DE CORNEILLE 407

vérités ! » dans celle de Polyeucte s'opposent, tandis que, chez Vigny, ces
deux termes se complètent, faisant affleurer dans Stello le débat sur le
symbolisme qui verra s'affronter Julien et Libanius dans Daphné.
Un tel procédé montre que, dans son oeuvre, au-delà des souvenirs
scolaires et des réflexes conditionnés du militantisme romantique, Vigny
n'hésite pas à s'approprier l'oeuvre, de Corneille — plus précisément : à
rebondir sur elle pour relancer sa propre méditation.
Grâce aux notes journalières de Vigny, il est possible d'appréhender
cette méditation avant son éventuelaboutissement dans l'oeuvre, dans son
mouvement même, parfois contradictoire, parfois décevant. De réflexions
eh projets et d'esquisses en confidences, Vigny se révèle Un éternel ques-
tionneur, un « étudiant perpétuel » 16, selon la désormais célèbre définition
qu'il a laissée de lui-même. Quel regard porte-t-il donc sur Corneille dans
ce qui subsiste de ces notes intimes où s'élabore et se fixe sa pensée ?
Curieusement, si l'on recense les quelques rares occurrences du nom
de Corneille dans les Fragments » de Vigny, ce n'est plus l'auteur de
«
Polyeucte ou du Cid que l'on rencontre, mais plutôt celui de deux tragé-
dies délaissées : Théodore- et Médée.
Un long et passablement confus développement sur Théodore occupe
en effet plusieurs pages d'un carnet de poche utilisé vers 1839-1840 :
Réflexions
La Théodore de Corneille
Ce qui manque à la critique, c'est l'imagination.
Procéder acte par acte et après chaque acte digressions vastes.
On a longuement disserté sur les journaux. Les journaux sont la conversation
écrite et voilà tout. Un homme d'esprit intéresse et instruit, Un autre ennuie et
aplatit l'intelligence du lecteur trop confiant.
La Bruyère n'aurait pas été journaliste parce qu'il méditait sérieusement la
moindre phrase. On n'improvise pas : « Vous êtes placé quelque part, ô Lucile,
sur cet atome, etc. ». Ce qui tuerait et épuiserait l'esprit le plus fécond d'un
journal, c'est la nécessité de parler à l'heure.
Tout le monde peut se dire : je vais faire du Goethe, du Corneille — avec
quelques participes présents et quelques gérondifs.
Je raconterai cette pièce que tout le monde à et que personne ne lit plus [pas
plus] que D[on] Garde de Navarre.:
Je ne serais pas surpris que quelques personnes vinssent à s'imaginer que je
n'admire pas sincèrement la Théodore de Corneille. On aurait bien tort. Ni la
niaiserie du Roi ni la puérilité, etc., etc., ne m'ôtent mon affection pour ce tra-
gique français.
Il faut pour jouer Corneille une femme insociable et du caractère le plus haïs-
sable, une femme qui fasse souhaiter en la voyant un déluge qui renouvelle la
race ou un voyage des anges qui la rende plus céleste, un de ces caractères
révoltés qui luttent corps à corps avec l'homme et le surpassent de beaucoup en

16. Carnet de 1840-1842 — Correspondance d'Alfred de Vigny, éd. sous la dir. de


M. Ambrière, Paris, PUF, t. 4, 1997, p. 801—Journal(éd. F. Baldensperger, 1948), p. 1132.
408 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

insolence, comme assurément le fait [blanc] avec son frère, comme devait le
faire Mad[am]e de Longueville avec le p[rin]ce de Condé, Mad[am]e de
Chevreuse et toutes les femmes mâles de la Fronde17.

Quant à Médée, il ne s'agit que d'un prétexte pour revenir sur l'un des
aspects essentiels de la Lettre à Lord***, le caractère non dramatique du
vers classique :
Nuit du 5 j[uin] Dimfanche] au 6 juin [1842] Lundi.
La Médée de Corneille
Le public français a fait jusqu'ici des prodiges de respect. Écouter la tragédie
classique avec ses froides abstractions, telle qu'elle lui a été servie jusqu'ici, se
résigner à entendre des vers dont le second est toujours faux à cause de la che-
ville, ce qui force l'esprit à en retrancher dix sur vingt, c'est prodigieux. Il n'est
pas surprenant qu'il se lasse.
La tragédie française a été presque toujours 1: une suite de discours sur une
situation donnée.
Cette définition pourrait subsister et est exacte18.
Pour mieux situer ces deux « fragments » (qui n'appellent pas en eux-
mêmes un commentaire développé), on dispose d'un document fort inté-
ressant, le relevé des annotations portées par Vigny sur un exemplaire des
oeuvres de Pierre et Thomas Corneille publiées en deux volumes par Didot
en 183719. Ces brèves réflexions, qui concernent en majorité Théodore et
Médée, soulignent la « naïveté charmante » du système dramatique de
Corneille, ironisent sur ses préoccupations de courtisan, dénoncent « le
sentiment de la fausse déclamation », suggèrent comment un costume
pourrait rendre une tirade « sublime »20. La note la plus intéressante est
cependant inscrite en marge d'une réplique d'Emilie dans Cinna (à

17. Carnet de 1839-1840 — Correspondance d'Alfred de Vigny, éd. sous la dir. de


M. Ambrière, Paris, PUF, t. 3, 1994, p. 561 —Journal (éd. F. Baldensperger, 1948), p. 1137-1138
(texte abrégé et fautif, placé en 1840).
18. Feuillet provenant de la collection de J. Suffel — texte publié pour la première fois par
L. Ratisbonne, éd. cit., p. 160 (texte incomplet et fautif, placé en 1842 sans autre précision) —
Journal (éd. F. Baldensperger, 1948), p. 1182. C'est la première fois ici que ce texte paraît avec
la date inscrite par Vigny en tête du feuillet. Le millésime, qui ne figure pas sur l'autographe, a
été indiqué par L. Ratisbonnedès la premièrepublication ; il est confirmé par le calendrier et par
le fait que ce feuillet (numéroté par Vigny « 53 » au verso et « 54 » au recto) appartient au cahier
dans lequel on relève des notes sur la mort de Ferdinand d'Orléans, survenue le 13 juillet 1842
[sur ce cahier, voir mon article : « Dix carnets fragmentaires d'Alfred de Vigny (1829-1844) ou
le chant du cygne du Journal d'un poète », Association des Amis d'Alfred de Vigny, n° 23, 1994,
p. 77-79.
19. Cet exemplairen'est malheureusementpas localisé aujourd'hui. On le connaît à travers la
publication de Jacques Langlais : Alfred de Vigny critique de Corneille. Fragments inédits
d'A. de Vigny sur P. et Th. Corneille, Clenhont-Ferrand,Imprimerie Moderne, 1905. Cet opus-
cule réunit deux articles antérieurs publiés l'un dans la Revue d'Histoire littéraire de la France,
l'autre dans les Annales romantiques. Signalons incidemmentque c'est une mauvaise interpréta-
tion d'un nom figurant sur les pages de garde de ces volumes qui est à l'origine du patronyme
« Battligang » (ou « Battlegang ») longtemps attribué par erreur à Julia Dupré.
20. J. Langlais, op. cit., p. 27-30.
VIGNY LECTEUR DE CORNEILLE 409

Maxime : « Je ne l'écoute plus qu'en présence d'Octave; / Allons, Fulvie,


allons »21)
Rachel dit ce mot avec une expression de dédain excellente et qu'on peut tra-
duire ainsi : laissons-le, c'est un misérable, on ne peut pas lui parler plus long-
temps. J'en ai parlé un soir à Rachel. Elle m'a dit : je veux exprimer ceci à Fulvie :
c'est un paltoquet22.
Cette notation est elle-même confirmée par une autre réflexion de
1840: « Vu Cinna. — Rachel a du dédain, de l'ironie, mais son talent
manque d'amour. [...] » 23. Ainsi se trouve souligné le rôle de Rachel dans
l'intérêt que Vigny porte à Corneille vers 1840-1842, ce qui laisse penser
que ses jugements sont inséparables de la manière dont les tragédies clas-
siques sont représentées.
En 1829s dans la Lettre à Lord***, Vigny paraissait traiter avec dédain
« cette puérile question des représentations»24; mais il s'agissait là, en
l'occurrence, d'une-stratégie défensive contre l'hostilité des acteurs et de la
claque25. Car Vigny, onde sait, s'est au contraire toujours montré particuliè-
rementattentif au jeu des acteurs, n'hésitant pas à mettre lui-même en scène
ses propres oeuvres, ne serait-ce qu'afin de pouvoir exercer son contrôle26.
Pour ce qui concerne les représentations tragiques, il à sans cesse
combattu la «Routine »27 du Théâtre-Français et-le défaut d'héroïsme
qu'il percevait jusque chez les plus grands, comme l'atteste cette note à
propos de l'interprétation de Racine par Talma :

V.
De Racine
Racine a fait un théâtre tout épique. Il faudrait des demi-dieux pour jouer
Homère ; de même pour jouer des personnages tirés, de ses flancs. — J'ai vu
Talma dans Achille, et il y était trop lourd, sans l'élégance divine. Il devait
avoir la taille souple et la nudité céleste des fils des dieux, de l'Achille de
Flaxman et du Romulus cambré de David qui lance son javelot avec un sourire

28.
dédaigneux. — Les anciens, qui sentaient cela, grandissaient l'acteur par le
cothurne, grossissaient sa voix par le masque, et Sophocle, Eschyle, Euripide
n'étaientjouéiqu'unefois. Toujours chantés par des rapsodes comme Homère28.

1840).
21. Acte IV, scène
22. J. Langlais, op. cit., p.
23. Autographe non localisé — texte publié pour la première fois par L. Ratisbonne, éd. cit.,
p. 150 (sous la date de 1840) — Journal (éd. F. Baldensperger, 1948), p. 1137 (sous la date du
8 mai
400.
24. PI. t. I, 1986, p.

Gallimard, 1958, p. 355-356).


25. C'est ce que révèle une page écrite.ultérieurementà propos des représentations du More
de Venise (voir Alfred de Vigny, Mémoires inédits. Fragments et projets éd. J. Sangnier, Paris,

26. Voir à ce sujet une notation datée de 1830 et provenant de la « Copie Dorison », Journal
931.
(éd. F. Baldensperger, 1948), p.
27. Sûr ce mot, voir, la Lettre à Lord***, Pl., t. I, 1986, p. 400.
28. Autographe non localisé — texte publié pour la première fois par L. Ratisbonne, éd. cit.;
p. 155 (sous la date de 1840) — Journal (éd. F. Baldensperger, 1948), p. 1130.
410 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

Au tournant des années 1830 et 1840, Vigny, comme d'ailleurs Musset


au même moment, a sans doute espéré que Rachel serait capable de res-
taurer la dimension originelle de la tragédie. A l'instar de Marie Dorval, la
tragédienne avait pu se révéler d'autant plus admirable qu'elle savait jus-
tement être « une femme insociable et du caractère le plus haïssable, [...]
un de ces caractères révoltés qui luttent corps à corps avec l'homme et le
surpassent de beaucoup en insolence ». Pourtant, Vigny a tôt jugé Rachel
et, avec elle, la tragédie : « Rachel est une lectrice. / La tragédie — Statue
nue — Lecture et rhétorique »29.
Voilà enfin exprimé le grief fondamental de Vigny envers Corneille et
la tragédie classique en général : c'est un théâtre qui appelle la lecture et
non la représentation.

Pour mesurer ce qui est en jeu ici, il faut revenir à la Lettre à Lord***.
On se rappelle que, dans Cinq-Mars, Vigny faisait dire à Corneille que la
tragédie était au-dessous du poème. Or cette même opinion reparaît dans
la préface de 1829 :
L'art de la scène appartient trop à l'action pour ne pas troubler le recueillement
du poète ; outre cela, c'est l'art le plus étroit qui existe ; déjà trop borné pour les
développements philosophiques à cause de l'impatience d'une assemblée et du
temps qu'elle ne veut pas dépasser, il est encore plus resserré par des entraves de
tout genre.
Et, parmi ces entraves, Vigny évoque la censure, mais surtout il s'at-
tarde sur la difficulté du langage dramatique, en particulier dans le cas du
théâtre en vers. On sait qu'il s'est essayé, en traduisant Shakespeare en
alexandrins, à produire un « langage [qu'il] pense devoir être celui de la
tragédie moderne ; dans lequel chaque personnage parlera selon son
caractère, et, dans l'art comme dans la vie, passera de la simplicité habi-
tuelle à l'exaltation passionnée: du récitatif au chant »3). Cette célèbre
déclaration, qui emprunte son vocabulaire au domaine de l'opéra, a été
largement commentée et on a pu y voir l' « élément central d'une concep-
tion esthétique » 32. Mais il importe avant tout de souligner que cette
alliance du « récitatif» et du « chant » est mise en place par Vigny pour

29. Carnet de 1839-1840 — Correspondanced'Alfred de Vigny, éd. cit., t. 3, p. 556.


30. Pl., t. I, 1986, p. 399.
31. Pl., t. I, 1986, p. 398-399.
32. Voir Jacques-PhilippeSaint-Gérand, Les Destinées d'un style. Essai sur les poèmesphilo-
sophiques d'Alfred de Vigny, Paris, Minard, 1979, p. 213-221 (p. 218 pour les mots cités) et, du
même auteur, L'Intelligence et l'émotion. Fragments d'une esthétique vignyenne (théâtre et
roman), Paris, Société pour l'information grammaticale, 1988, p. 73 et 78-81 ; Alfred de Vigny.
Vivre, écrire, Presses universitairesde Nancy, 1994, p. 87-89.
VIGNY LECTEUR DE CORNEILLE 411

parvenir à un langage dramatique qui soit fait pour l'oreille, et non pour
l'oeil — c'est-à-dire fait pour être entendu, etnonpour être lu :
Les vers sont enfants de la lyre
Il faut les chanter, non les lire33.
Ce distique est introduit comme un postulat à la fin de la Lettre à
Lord***. Apparemment, ce sont là deux vers que Vigny affectionnait par-
ticulièrement. H en donne en effet une variation dans une dédicace, eh vers à
Pauline Duchambge inscrite sur un exemplaire de ses Poèmes de 1829 :
— Celle qui sait chanter doit dédaigner de lire !
— Amour desdepurs accords ! Harmonieux penchants !
Des hymnes sa voix rendez-nous le délire ;
Emportez, effacez la trace de mes chants
Que n'accompagnepas la Lyre ! 34

France
Il les développe dans une longue analyse qu'il convient de citer dans
son intégralité :

lui.
De la Poésie en
La France n'est ni poétique ni musicienne. Le Poète et le Musicien parlent ici à
des exceptions, le Prosateur parle à tous. Il y a des gens fort estimables d'ail-
leurs qui ne distinguent point l'air de Marlboroughde l' Othello de Rossini, ni
une note fausse d'une juste, et quand le peuple de Paris chante à l'unisson ses
airs grossiers dans les rues, on peut, se croire chez les Hurons plutôt qu'en
France ; c'est encore pis en Angleterre, ce qui pourrait nous servir de consola-
tion quant à la Musique seulement, car la Poésie y est beaucoup plus universel-
lement sentie qu'en France, où on la lit avec répugnance parce que l'esprit cri-
tique a étouffé l'enthousiasme; et qu'on ne m'allègue pas l'exemple de Racine,
c'est le Drame qu'on aime en lui et non là Poésie qu'il y a laissée quelquefois
malgré
Les vers sont enfants de la Lyre
Il faut les chanter, non les lire,
a dit Le Brun le Pindarique; tout est dans ce mot. Oui, il faut les chanter.
Homère avait ses rapsodes. A la suite d'un festin on chantait les adieux
d'Andromaque et d'Hector ; un morceau court surtout, car la poésie comme la
musique fatigue par sa durée ; comme l'émotion s'émousse par la durée. La
Musique et la Poésie sont deux émotions semblables qui nous saisissent le coeur
par l'oreille. La peinturé, émotion qui vient des yeux, est plus calme et plus
durable par conséquent ; l'autre est plus vive et plus courte. Le tort dé rimpri-
merie envers la poésie a été de transporter son émotion de l'oreille aux yeux ;
elle l'a perdue. Il n'y a personne (même un poète) qui ne soit glacé par l'aspect
de quarante mille vers rangés deux à deux sans intervalles. La glace des longs
poèmes est la transition d'un tableau à l'autre. Les grands Poètes l'ont toujours

33. PL, t. I, 1986, p. 405. Cette édition donne ici un texte fautif (« dire » au lieu de « lire ») ;
cette erreur se trouve aussi dans l'édition procurée par F. Baldenspergerdans-la « Bibliothèque de
la Pléiade» (1948) et dans l'édition procurée par P. Viallaneix dans « L'Intégrale » (1965), mais
toutes les éditions publiées du vivant de Vigny, ainsi que celles du premier tiers dû XXe siècle,
donnent la leçon correcte : «lire ».
34. Voir Pl., t. I, 1986, p. 208 et Correspondanced'Alfred de Vigny, éd. cit., t. 1, 1989, p. 473.
412 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

évitée, sentant que le charme c'est le mouvement et le tableau, le récit froid et


détaillé n'appartient qu'à la prose : la poésie ne doit vivre que d'Ellipses.
Mon avis est que tout morceau véritablement et purement poétique comme Les
Préludes de La Martine [sic] ou La Jeune Captive d'André Chénier devrait être
copié en manuscrit par des poètes auxquels seuls il serait permis de les lire à
haute voix. On n'entendrait alors la poésie qu'avec l'harmonie dont elle est
inséparable35.
Vigny cite encore ces deux vers, le 28 août 1841, dans une lettre à la mar-
quise de La Grange :
Voulez-vous que je vous envoie les derniers poèmes d'Aug[us]te Barbier [...].
Ce sont de très beaux ouvrages et vous savez que je ne dis pas cela légèrement.
Edouard vous les lira et vous en sentirez les beautés en les écoutant car : Les vers
sont enfants de la Lyre — Il faut les chanter, non les lire. — Et ce sont deux vers
que j'écris comme de la vile prose36.
Ce dédain de la lecture silencieuse, qui n'est bonne que pour la « vile
prose», conduit à développer une opposition entre ce qui doit être
entendu et ce qui doit être lu. Par là, on peut enfin saisir avec davantage
de précision ce que Vigny reproche à Rachel quand il affirme qu'elle est
une « lectrice » et ce qu'il condamne en Corneille lorsqu'il ne voit dans
ses tragédies qu'une « suite de discours » et de « froides abstractions ».
Certes il ne s'agit pas de prétendre que les oeuvres dramatiques et les
oeuvres poétiques doivent être pareillement chantées, mais il reste que
l'opposition entre la littérature de l'oreille, qui tend vers le spectaculaire,
et celle de l'oeil, qui aboutit à l'étude, se révèle fondamentale pour Vigny :
Il est possible qu'il n'y ait que deux littératures, celles des yeux ou de la lec-
ture, et celle des oreilles et du chant. On lit avec les yeux, seul, dans le cabinet, un
roman, une longue histoire, un livre de sciences, de métaphysique, etc., qui seraient
insupportables à entendre ; on écoute la poésie, la tragédie, le discours des rhéteurs
ou de la chaire37.
En tirant Corneille du côté de la lecture, Vigny insinue donc que ses

35. Autographe non localisé — texte publié pour la première fois par F. Gregh, Les Lettres,
6 avril 1906, p. 165-166 (sans date). F. Baldensperger a publié de ce texte une version légèrement
tronquée et datée de 1823-1825, dans la première édition qu'il a procurée du Journal de Vigny
(Journald'un poète, Londres, The Scholartis Press, 1928, p. 5-6) ; il n'a repris ce fragment dans
aucune de ses éditions ultérieures du Journal. La datation de ce développement est probléma-
tique ; puisque Vigny fait manifestementallusion à son expérience du public en Angleterre (où il
n'est allé pour la première fois qu'en 1836), la période 1823-1825, avancée par F. Baldensperger,
est à exclure ; on songera plutôt à 1837, si l'on rapproche ce texte d'un autre fragmentd'inspira-
tion voisine, provenant de la « Copie Dorison » et daté de cette année — voir Journal (éd.
F. Baldensperger, 1948), p. 1083. Par ailleurs, on notera que Vigny attribue ici le distique à
Le Brun Pindare ; or nous n'avons pas retrouvé ces deux vers dans les quatre volumes des
OEuvres de celui-ci (éd. P.-L. Ginguené, Paris, G. Warée, 1811).
36. Correspondanced'Alfred de Vigny, éd. cit., t. 4, p. 456.
37. Autographe non localisé — texte publié pour la première fois par F. Gregh, Les Lettres,
6 juin 1906, p. 282 (sans date) — Journal (éd. F. Baldensperger, 1948), p. 1122 (sous la date
de 1839).
VIGNY LECTEURDE CORNEILLE .413

tirades sont « insupportables à entendre» ;.il n'en conteste pas la valeur


intrinsèque, mais il affirme qu'elles n'ont pas leur place.sur une scène et
qu'elles ne sont bonnes que pour la lecture individuelle — cette lecture
solitaire, dans le cabinet, à laquelle il s'est lui-même livré en annotant
son exemplaire.
:
Cette dépréciation de, la lecture studieuse a de quoi surprendre, en
particulier chez Vigny. Mais, précisément parce qu'il y a là un élément
inattendu, problématique, on est amené à suggérer qu'il est possible de
voir à nouveau en Corneille une figure prétextuelle, comme un écran der-
rière lequel Vigny peut à loisir réfléchir sur une question délicate, qui le
préoccupe personnellement.
La distinction entre la littérature de l'oeil et celle de l'oreille est en
effet l'objet d'un continuel débat dans les notes journalières de Vigny,
notamment autour de 1840. D'une part, il est inquiet de voir le public aller
vers la facilité :
; Français, vous avez besoin d'exercice et vous appelez cela besoin d'émotion,
pour parler à l'allemande. On aime la forme dramatique comme la guerre parce
qu'il y a mouvement. La pensée pure ne réussit pas parce que c'est une étude; Il la
faut donner en pilule de Drame. Vous n'avez pas, besoin d'émotion, là moindre
vous tue et vous décourage38.
D'autre part, il ne peut s'empêcher de préférer l'inspiration à l'argu-
mentation :
La faiblesse des oeuvres de discussion, sur quelque sujet que ce soit, vient de ce
qu'elles s'adressent à la logique, et que, la raison humaine étant sans base et tou-
jours flottante, tous les grands écrivains sont tombés dans d'effroyables contradic-
tions. Mais les oeuvres d'imagination, qui ne parlent qu'au coeur par le sentiment,
ont une éternelle vie et n'ont: pas besoin d'une synthèse immuable pour vivre39.
En fait, lorsque Vigny apostrophe ainsi ses contemporains ou médite sur
lé patrimoine littéraire et, en particulier, lorsqu'il évalue Corneille et son
oeuvre, il ne fait que poursuivre une interrogation sur lui-même, engagée
depuis longtemps — et sensible en particulier dans une tentative
d'introspection vraisemblablementplus ancienne :
Je dois donc dire que j'ai cru démêler en moi deux êtres bien distincts l'un de
l'autre, le moi dramatique, qui vit avec activité et violence, éprouve avec douleur
ou enivrement, agit avec énergie ou persévérance, et le moi philosophique, qui se
sépare journellement de l'autre moi, le dédaigne, le juge, le critique, l'analyse, le
regarde passer et rit ou pleure de ses faux pas comme ferait un ange gardien40.

38. Carnet de 1839-1840 — Correspondance d'Alfred de Vigny, éd. cit., t. 3, p. 558 —


Journal (éd. F. Baldensperger, 1948), p. 1132 (texte incomplet).
39. Autographe non localisé — texte publié pour la première fois par L. Ratisbonne, éd. cit.,
p. 156 (sous la date de 1840) — Journal (éd. F. Baldensperger, 1948), p. 1135.
40. Autographe non localisé — texte publié pour la première fois par F. Gregh, Les Lettres,
6mars 1906, p. 86 (sans date, mais avec un commentairerenvoyant soit à 1832, soit à 1847) —
Journal (éd. F. Baldensperger, 1948), p. 1032 (sous la date de 1835).
414 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

Ce débat intérieur (faut-il parler d'un « dilemme cornélien » ?) est évi-


demment lié chez Vigny à l'orientation qu'il souhaite donner à son oeuvre
et à la réception de celle-ci. Autrement dit, l'équilibre entre le «moi dra-
matique » et le « moi philosophique », la balance entre ce qui doit être
entendu et ce qui doit être lu, ne sont pas les mêmes en 1835, au lende-
main du succès de Chatterton à la Comédie-Française; aux alentours de
1840, quand s'élabore le projet d'un recueil de « poèmes philosophiques »
(pour lequel Vigny songe un temps à réutiliser l'alternance du chant et du
récitatif41) ; après 1846, lorsque le fiasco de la lecture publique de son dis-
cours de réception à l'Académie française confirme cruellement à Vigny
qu'il y a des textes en effet « insupportables à entendre »...

Dans ses dernières années, peut-être à la suite des longs mois de


retraite passés au Maine-Giraud (1848-185342), Vigny s'est trouvé conduit
à renoncer à faire le procès de la lecture studieuse et à. réévaluer les
oeuvres qui la commandent : c'est l'heure où le Docteur Noir l'emporte
sur Stello dans la défense de la « sainte solitude »43, l'heure aussi où l'ef-,
ficacité de la lecture est enfin reconnue a contrario, dans la dénonciation
de l'interdit édicté par le Czar dans Wanda :
« Un esclave a besoin d'un marteau, non d'un livre ;
La lecture est fatale à ceux-là qui, pour vivre,
Doivent avoir bon bras pour gagner un bon pain ».44
Comme on pouvait le prévoir, cette tardive acceptation de la lecture
s'accompagne d'un retour à Corneille et, en particulier, à celle de ses tra-
gédies que Vigny préfère : il projette en effet (très vaguement) d'écrire
lui-même une tragédie, Les Hospitaliers, qui serait l'occasion de présen-
ter « un christianisme plus pur que celui de Polyeucte »45. En outre, dans
ces mêmes ultimes années, Vigny finit par accorder chant et lecture, en
reconnaissant les vertus de la déclamation :
Il devrait y avoir une classe de lecture et de déclamation dans chaque lycée,
chaque collège et chaque école, secondaire ou primaire. Un acteur du premier ou
du second théâtre français viendrait une fois par mois entendre les meilleurs élèves

41. Voir Pl., t. L 1986, p. 1031, 1086, 1093, 1098 et 1106.


42. Avec une parenthèse parisienne d'octobre 1849 à juin 1850, pendant laquelle Vigny voit
représenter Quitte pour la peur au Gymnase et est élu directeur de l'Académie française
— parenthèse qui corresponddonc à un bref retour du côté de la littérature de l'oreille.
43. Voir PI., t. II, 1993, p. 662 et également Journal (éd. F. Baldensperger, 1948), p. 1392
(texte publié d'après la « Copie Dorison » sous la date évidemmentfausse du 23 septembre 1863).
44. Pl, t. 1, 1986, p. 162.
45. PI., t. I., 1986, p. 892-893. Un projet de poème, Les Martyrs de l'Enfer, datable du premier
semestre de 1858, fait également allusion à Polyeucte, reprenant l'opposition « imaginations /
célestes vérités » familière à Vigny (voir PL, 1.1, 198.6, p. 368).
VIGNY LECTEUR DE CORNEILLE: 415

dans Une scène de Corneille, Racine, Molière... Alors se formerait par degrés un
public d'esprits poétiques capables délire et chanter des vers et de les goûter, digne
de les juger, apte à les propager46.
Ce Vigny qui accepte désormais que « public » et « esprits poétiques »
se complètent, au lieu de s'opposer!, c'est celui qui se révèle capable de
résumer son existence en quelques mots, dont là brièveté et la simplicité
ne doivent pas masquer l'extrême importance, car ils attestent une der-
nière victoire sur soi : « Si ma vie avait un titre, comme Un livre, elle
devrait se nommer : Études et lectures » 47.
Ce Vigny réconcilié avec Corneille et, par conséquent, avec lui-même,
ce sera bientôt l'auteur de L'Esprit pur.

1378.
46. Autographe non localisé — Journal (éd. F. Baldensperger, 1948), p. 1355 (texte publié
d'après la « Copie Dorison » sous la date de décembre 1860). Une autre notation sur le même
thème apparaît sous la date du 25 septembre 1862, voir Journal (éd. F. Baldensperger, 1948),
p.
47. Autographe non localisé —Journal (éd. F. Baldensperger, 1948), p. 1319 (texte publié
d'après la «Copie Dorison », sous la date de 1856),
LE CHRIST AUX OLIVIERS :
VIGNY ET NERVAL

GABRIELLE CHAMARAT-MALANDAIN*

La proximité de la publication des deux poèmes : Le Mont des


Oliviersde Vigny et Le: Christ aux Oliviers de.Nerval surprend. Le pre-;
mier paraît dans L'Artiste le 1er juin 1843, le second dans la Revue des
deux mondes, le 31 mars 1844, Le début de leur rédaction n'est pas non
plus très éloigné. Le poème de Vigny était achevé depuis décembre 1839.
Dans là lettre de Nerval à Victor Loubens qui date de la fin de 1841, sont
insérés deux sonnets-du Christ, le premier et lé quatrième ; cela permet 1

de dater le début de la rédaction du poème.


La situation des deux pièces dans l'oeuvre de chacun est quant à elle
assez éclairante. Entre 1838 et 1839, Vigny écrit trois grands poèmes qui
seront repris dans Les Destinées : La Mort du loup, La Colère de Samson
et:Le Mont; leur parenté esthétique et philosophique est évidente.
Daphné, première partie de la: seconde Consultation du Docteur Noir, est
terminée depuis 1837 ; elle mettait en scène le personnage de Julien
l'Apostat auquel Vigny s'intéressait depuis longtemps. En 1839, il semble
saisi par les contradictions du personnage moderne qu'il souhaitait mettre
en parallèle avec l'empereur philosophe : Lamennais. L'ensemble de la
seconde Consultation, restée inachevée, s'oriente de plus en plus précisé-
ment vers l'idée d'un naufrage généralisé des croyances2.
* Université de Caen.
1. Le premier et le quatrième sonnet constituent le cadre narratif du poème, la partie là plus
proche de l' Évangile. Notons que les deux sonnets sont notés I et II. La partie centrale du poème
et le sonnet V étaient-ils déjà écrits en 1841 ou-bien sont-ils insérés postérieurement?
2. Dans Quintus Àucler, publié en 1850, Nerval fait plusieurs allusions à Julien l'Apostat

417-428
qu'il rapproche de son héros éponyme. Voici les dernières lignes du texte : «Ainsi se termina là
vie du dernier païen. (...) Le nazaréen triompha encore de ses ennemis ressuscites après treize
siècies. La Thréicie n'en est pas moins un appendice curieux au Misopogon de l' empereurJulien ».

RHLF, 1998, n°3, p.


418 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

Les sonnets du manuscrit Dumesnil de Grammont écrits en 1841, les


deux pièces du Christ, Antéros et La Tête armée, probablement de la
même époque, ont les religions antiques et modernes comme objet. Les
publications nervaliennes des années 1844-1845 ont aussi la plupart pour
fondement la réflexion philosophique et religieuse de l'écrivain. Après Le
Christ en 1844, Nerval publie successivement en 1845 Pensée Antique,
qui deviendra Vers dorés, Delfïca, Le Temple d'Isis, Paradoxe et Vérité et
Jacques Cazotte. A partir de 1844, commence la rédaction du Voyage en
Orient où se mène une longue réflexion sur l'origine des croyances.
Notons que Le Temple d'Isis, à la suite des poèmes de 1841, effectue un
parallèle entre l'époque de la décadence romaine et les désenchantements
des temps modernes ; le texte, même s'il s'oriente vers des solutions dif-
férentes, pose comme Daphné le problème de la foi considérée dans son
rapport à l'histoire des religions.
Il faut insister sur le caractère déterminant de ces périodes chez cha-
cun des deux poètes. Vigny ne reviendra pas sur les « accusations » du
Mont, il les radicalisera en ajoutant au poème, à la fin de sa vie, la strophe
du SILENCE, alors qu'il parvient à un plan définitif pour Les Destinées.
Quant à Nerval, cette concentration de l'oeuvre autour du problème reli-
gieux ne sera jamais aussi forte. En revanche, les éléments alors posés se
diffuseront dans la production des années 1850; soit tels quels : Le
Christ, en particulier, sera repris deux fois : en 1852, dans Petits Châteaux
de Bohême, et en 1854, dans Les Chimères. Il n'est pas besoin de rappe-
ler le conflit des pensées religieuses dans Aurélia. Remarquons aussi qu'à
l'intérieur des deux derniers recueils poétiques, chacun des poèmes
occupe une place particulière. En 1861, Vigny situait Le Mont en
deuxième position, après La Maison du Berger, l'idée étant comme en
1856 de faire se succéder à l'ouverture la première « Rêverie » et le pre-
mier « Poème ». Il choisit finalement de le placer à la fin du recueil avant
La Bouteille à la mer et L'Esprit pur. Dans Les Chimères, Le Christ
occupe toute la seconde partie de l'ensemble composé par les poèmes qui
se clôt sur Vers dorés.
Historiquement, le surgissement poétique de la scène de Gethsémani
s'explique par de multiples raisons. Il faut en citer au moins deux. La
coïncidence entre l'écriture du Mont et la connaissance qu'a eue Vigny de
La Vie de Jésus de David Friedrich Strauss3 a été souvent relevée. Cet
examen critique de l'histoire du Christ qui fait suite à la longue réflexion

3. La traduction faite par Littré de La Vie de Jésus fut publiée en 1839 mais, le 1er décem-
bre 1838, Edgar Quinet en avait donné un compte rendu dans la Revue des deux mondes que
Vigny avait lu. Voir Claude Pichois, L'Image de Jean-Paul Richter dans les Lettres françaises,
José Corti, 1963.
VIGNY ET NERVAL. 419

christologique du siècle4 met a mal, on le sait, l'idée d'Une révélation


divine ; la question est au centre du poème. Elle est aussi posée, sous une
autre forme, par Nerval dans Lé Christ; il y fera directement allusion dans
Le Temple d'Isis, et, en 1850, dans Quintus Aucler, où il renvoie à Volriey
et à Dupuis. La rédaction du poème de Vigny semble d'autre part ouvrir
en 1839, le deuxième moment de ce que Claude Pichois appelle la fortune
du Songe de Jean-Paul Richter au XIXe siècle5. Son influence sera plus
forte encore sur Le Christ qui se présente, en 1844, comme, une
« Imitation de Jean-Paul ». Dans Un Songe, le discours du Christ est l'épi-
sode d'un rêve ; il est adressé, à l'intérieur d'une église, à des morts qui
s'y trouvent rassemblés, la nuit. Les deux poètes vont transporter la scène
onirique au heu historique du Jardin des Oliviers. Ils suivent donc la
trame, et parfois le détail du texte évangélique, sur lequel ils « greffent »
le discours du Christ mettant en cause l'existence de Dieu ou, chez Vigny,
accusant son silence. Rappelons que Pascal, dont Vigny est grand lecteur,
et qui semble, fond et forme, ne pas être étranger aux fragments qui com-
posent Paradoxe et Vérité, avait fait de Gethsémani une scène essentielle
du Mystère de Jésus6.
Je n'ai pu ici que retracer à larges traits l'histoire d'une intertextualité
complexe. Elle a l'intérêt de montrer l'intrication entre révolution du
mythepersonnel de chacun des écrivains et l'histoire du siècle. De Rolla
à Mélancholia, très présent au texte de Nerval, aux Dieux antiques, en
passant par la dernière strophe d'A Celle qui est testée en France, la poé-
sie française du XIXe siècle fonde la mélancolie contemporaine sur l'expé-
rience de la croyance déchue. La plainte de Nerval fait suite à celle de
Musset ou dé Gautier et en repose les termes, Vigny annonce d'une cer-
taine façon Mallarmé. Chacun tente à sa manière de sortir de Fimpàsse,
de vaincre le vide, ils cherchent un modèle nouveau selon lequel « passer
l'homme».

Les deux poèmès proposent un traitement philosophique du texte pbé-


tico-narratif. La forme du texte de: Vigny est celle du «poème philo-
sophique », telle qu'il l'avait pratiquée déjà et définie en 1837 dans la pré-
face de la réédition des Poèmes antiques et modernes ; une composition
où « une pensée philosophique est mise en scène sous une forme Épique

Les Éditions du Cerf, 1987.


4. Voir Claude Pichois, op. cit., et Frank-Paul Bowman, Le Christ des barricades, 1789-1848,

5. Voir les deux ouvrages précédemment cités et Jacques Géninasca, Analyse structurale des
Chimères de Nerval, La Baconnière, Neuchâtel, 1971.

Jésus.
6. J. Géninasca,op. cit. et Pascal, Pensées,.Édition BrunschWicg, Hachette, 1966. Pensée 553,
Le Mystère de
420 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

ou Dramatique ». Le principe est de conférer à un drame, condensé en ses


éléments essentiels, une pensée symbolique qui actualise un aspect de la
relation, historiquement située, du poète au monde. La forme surprend
davantage chez Nerval. Elle a cependant des antécédents. Jusqu'en 1831
inclus, Nerval écrit et publie un nombre important d'odes politiques à la
gloire de Napoléon, puis dans la suite de la révolution de Juillet. C'est une
veine qui s'éteint ensuite ; elle réapparaît sous une forme radicalement
différente en 1841, dans dés sonnets dont certains, remaniés, rejoindront
Les Chimères. On y retrouve le motif napoléonien curieusement associé
au mythe d'Isis, confondant l'idée d'un progrès historique et d'un renou-
veau religieux. Le poème La Tête armée, non publié, qui ne fait pas par-
tie de cet ensemble et qui date peut-être de 1840, introduit la figure du
Christ en des termes qui coïncident avec ceux du Christ aux Oliviers1.
Entre 1841 et 1844, Nerval met ensemble cinq sonnets, composant une
suite narrative originale. En raison de cette forme indissociable d'une pra-
tique poétique très différente, l'effet recherché et produit n'est pas le
même. Le poème-récit tel que le conçoit Vigny a une dimension argu-
mentative ; elle est très sensible dans le discours du Christ qui occupe la
deuxième, c'est-à-dire la majeure partie du poème. On ne retrouve pas
cette facture « à la romaine »8 chez Nerval. La suite de sonnets autorise un
développement narratif mais les pièces se succèdent comme autant de
temps forts, rythmiquement isolés. L'enchaînement argumentatif en res-
sort .affaibli au profit d'un effet de surprise ; la rupture est particulière-
ment perceptible entre le quatrième et le cinquième sonnet, j'aurai l'occa-
sion d'y revenir.
Ces précautions prises, afin de rendre à chacun ce qui lui appartient,
certains rapprochements apparaissent possibles et féconds.
La construction des deux poèmes est sous-tendue par l'armature du
récit évangélique. La scène se passe à Gethsémani ; à l'écart des disciples
endormis, le Christ solitaire succombe à l'angoisse et en appelle au Père :
c'est la première partie du poème de Vigny et les sept premiers vers du
sonnet I de Nerval. La clôturé narrative de l'épisode, l'arrivée de Judas, se
fait dans Le Mont à la troisième partie et au quatrième sonnet du Christ.
Dans les deux cas, et selon des modalités très différentes, un morceau
final apparaît qui se présente comme détaché : suite inattendue du récif
chez Nerval, strophe explicitement détachée chez Vigny. Chaque fois la
reprise est l'occasion d'une prise de parole du poète.
Au centre des deux textes (Vigny, Lïï ; Nerval, I, H, III), se situe le dis-
cours du Christ, Un Songe en proposait, on l'a dit, dans un contexte très dif-
7. Sonnets du manuscrit Dumesnil de Grammont, Nerval, OEuvres complètes, Paris,
Gallimard, « Bibl. de la Pléiade », 1.1, p. 732-735. La Tête Année, p. 735.
8. L'Image de Jean-Paul..., p. 278.
VIGNY ET NERVAL 421

férent, un modèle9. Chez Jean-Paul, le discours s'effectuaiten deux temps.


Le Christ après avoir parcouru le cosmos, annonçait d'abord aux morts que
Dieu absent des sphères célestes, n'existait pas. Puis il tirait la philosophie
de ce vide: un monde livré au chaos, soumis au Hasard ou à une Nécessité
tout aussi inaccessible à la raison ; des êtres humains informes « images
brumeuses et chancelantes » ; une religion qui trompe l'homme en lui fai-
sant croire à un salut illusoire. Rappelons que le réveil effaçait le cauchemar
et rappelait l'énonciateur à la réalité d'un monde régi par Dieu.
Nerval est fidèle à la succession des deux parties du discours qu'il
condense et adapte. Vigny laisse de côté la première partie : le vol cos-
mique et la succession d'images fulgurantes qu'il propose sont absents du
Mont. Le problème posé n'est en effet pas. celui de l'existence de Dieu
« en soi », mais de son absence effective au monde des hommes et à leur
intelligence. En revanche, ce qui, dans la deuxième partie du discours du
Songé, en appelle à l'absurdité"de la condition humaine^ aux incohérences
et aux contradictions Usîhles dans la nature, est repris. Le Christ nervalien
découvre un univers abyssal, et chaotique qu'aucune volonté divine
1

n'oriente. Celui de Vigny dénonce un Dieu qui refuse de livrer aux


hommes la clé de leur destinée et les abandonne volontairement au
« Doute » et au « Mal ». Selon des voies dissemblables, c'est toujours le
problème du sens de l'univers etde l'homme qui est posé.
L'interlocuteur ou les interlocuteurs du discours varient d'un texte à
l'autre. Dans Le Mont,comme dans l'Évangile, le Christ s'adresse à Dieu
mais le silence qui lui est opposé entraîne en quelque sorte la résorption
du « Fils de l'Homme » en sa nature humaine ; Vigny gauchit l'idée qui
était dans l'Évangile :
Jésus se rappelantce qu'il avait souffert
Dépuis trente troisans, devint homme...
De même, il transforme l'objet de l'appel. L'angoissé oppressante n'a pas
pour cause sa propre agonie mais le caractère lacunaire du message qu'il
va en mourant laisser aux hommes, Le discours précise d'abord en quoi sa
parole est incomplète et fragile ; à partir du vers 95 l'interpellation de
Dieu s'identifie aux interrogationsdes humains. A défaut de Dieu, Lazare,
l'homme qui a fait l'expérience de la mort, est appelé à livrer le secret des
mondés et de l'homme. Chez Nerval, les. interlocuteurs du Christ sont les
apôtres endormis et l'objet de l'appel est complètement subverti puisque
la « nouvelle » renverse la « Bonne Nouvelle » et que la mort de Dieu
réduit à néant la totalité du message évangélique :

9. Le texte de Jean-Paul a dû son succès à la traduction de Madame de Staël dans De


l'Allemagne. Claude Pichois compare cette traduction incomplète et fautive à celle d'Albert
Béguin dans son Choix de Rêves de Jean-Paul, Gorti, 1964 : L'Image de Jean-Paul..,, p. 255 sq.
422 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

Frères, je vous trompais : Abîme ! abîme ! abîme !


Le dieu manque à l'autel où je suis la victime...
Dieu n'est pas! Dieu n'est plus! Mais ils dormaient toujours !
L'appel au Père n'apparaît qu'au troisième sonnet dans la suite du discours
aux disciples avec lequel il se confond ; et c'est l'ensemble des paroles
prononcées qui sont au quatrième sonnet présentées comme « livrées en
vain », cette fois non seulement aux apôtres mais au « monde ».
Le contenu du discours est différent mais il s'agit dans les deux cas de
fonder une vérité non orthodoxe. Dans Le Mont, les lacunes du message
amènent à mettre en doute la validité de la révélation. Dans Le Christ,
l'expérience du vol cosmique consigne apparemment une tromperie sur
l'ensemble de l'énoncé évangélique.

resserré les liens :


Dans les deux poèmes la question centrale est celle du rapport du
Christ à la communauté humaine. Deux visions de l'homme sont enjeu.
L'appel que le Christ adresse à Dieu dans Le Mont se confond avec
celui de la communauté des hommes dont il a précisément par sa parole

C'est que la Terre a peur de rester seule et veuve,


Quand meurt celui qui dit une parole neuve.
Et que tu n'as laissé dans son sein desséché
Tomber qu'un mot du ciel par ma bouche épanché.
Mais ce mot est si pur et sa douceur est telle,
Qu'il a comme enivré la famille mortelle
D'une goutte de vie et de divinité,
Lorsqu'en ouvrant les bras j'ai dit : FRATERNITÉ !
Le poète dans la strophe du SILENCE s'inscrit dans la suite de cette
situation d'énonciation. Il est présent dans le « nous » du vers 146 qui unit
tous les hommes, rassemblés dans l'appel angoissé du Christ au « Jardin
sacré des Écritures ». La pétrification de la communauté humaine devant
le mutisme, là cécité, la surdité de la Divinité est semblable à celle du Fils
de l'Homme, lorsqu'à la fin du récit, plongé dans la nuit de la Terre sans
âme, il perçoit l'arrivée de Judas. Cette communion entre le Christ, le
poète et les hommes existe parce que le « livre » a consigné l'appel sans
réponse dont le Poète a ici précisé le contenu.
Le monologue du Christ nervalien s'adresse à un monde endormi.
L'annonce de la trahison des « amis ingrats » précède dans le premier son-
net celle de la mort de Dieu. Le personnage de Judas s'en trouve trans-
formé : alors qu'il était chez Vigny la « réponse » de Dieu au discours
interrogatif de Jésus, il n'agit ici que dans la continuité de l'abandon géné-
ral ; sa délation est d'ailleurs au quatrième sonnet retournée positivement :
Viens ! 6 toi qui, du moins, a la force du crime !
VIGNY ET NERVAL 423

Face à la surdité des interpellés, la solitude; du Christ est absolue. Il est


isolé d'une communauté qui s'affranchit de sa condition par le biais banal
de la « distraction » sociale, voie qui mène irrémédiablement à la réduc-
tion de l'homme à l'animal :
Il se tourna vers ceux qui l'attendaient en bas
Rêvant d'être des rois, des sages, des prophètes...
Mais engourdis, perdus dans le sommeil des bêtes.
À cet engourdissement généralisé, le Christ oppose le courage métaphy-
sique solitaire de celui qui à affronté l'abîme, éprouvé le vidé de la nature
et le néant de la destinée humaine.
Cette relation, ou non-relation, du Christ à la communauté implique
deux visions de la nature humaine! La réflexion de Vigny suppose trois
temps : avant le christianisme, la violence règne parmi les hommes
soumis à la matière. Le message fraternel de l'Evangile fait alors triorn-
pher l'esprit sur la matière et permet à la communauté des hommes de
se composer. Mais ce message est menacé:: l'annonce prophétique faite
par le Christ d'un détournement de la parole évangélique à des fins de
domination temporelle est chose acquise à l'époque de Vigny10. La
recomposition possible de la communauté humaine, la victoire sur la
solitude et la violence passent donc désormais par le rassemblement
des «justes» silencieux, dans le dédain de cette parole qui laisse « un
monde avorté ».
Nerval oppose dans un premier temps à la fraternité évangélique la
solitude essentielle du Christ non écouté, Le modèle qu'il propose est
celui de l'homme tragique, ayant accepté le risque métaphysique d'une
prise de conscience du vide, du sens absent. Ce progrès, au sens étymolo-
gique ou non, est historique. « Dieu n' est pas! » est un constat qui peut
être intemporel. « Dieu n'est plus! » est un constat historique. Dans le ;
poème; il se référé à un passé du christianisme évoqué plus loin, au son-
net V. Passé peuplé des dieux évoqués par César, Jupiter Ammon régnant
lui-même sur des dieux et des démons, présents à la nature, répondant
quand ils sont interrogés par l'augure :
L'augure interrogeait le flanc de sa victime;
La mort du Christ impose le silence à ces dieux de l'Antiquité. Mais le
« dieu nouveau » est lui-même un dieu soumis au silence et celui qu'il a
éprouvé dans sa chair est imposé définitivement aux hommes des temps
modernes. L'homme nouveau est condamné à vivre l'épreuve du « Dieu
n'est plus ! ».

10. Les vers 59-74 sont vraisemblablement diriges contre Joseph de Maistre. Voir Vigny,
OEuvres complètes, Paris, Gallimard, « Bibl. delà Pléiade », t. I, p. 151 et p. 1108, n. 1.
424 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

La clôture des deux poèmes dont on a dit l'importance dans l'écono-


mie des deux textes permet de bien cerner les positions différentes. La
strophe du SILENCE est ajoutée en 1862 mais Vigny a depuis 1851, après
l'achèvement des Destinées, l'idée d'adjoindre au Mont une réponse où le
refus l'emporterait sur le questionnementlaissé plus ou moins en suspens
dans la version publiée. S'identifiant au Christ très humain du discours,
Vigny, le juste exemplaire, compose le dernier « mot » de l'Évangile. Ce
n'est pas celui qu'aux vers 35-36, Jésus implorait d'ajouter à sa parole.
C'est celui qu'implique Gethsémani dans sa « version définitive », pour le
poète : le message a avorté, l'esprit de la lettre est l'absence de lettre,
l'absence de vérité révélée, la non-révélationchrétienne. Dieu, s'il existe,
ne s'est pas manifesté historiquement aux hommes.
A la différence de la strophe de 1862, le cinquième sonnet du Christ
relance la narration. Le récit ne s'arrête pas, comme chez Vigny à l'arri-
vée de Judas. La mort du « seigneur » en fait « un nouveau dieu qu'on
impose à la terre ». Le dernier sonnet oblige alors à reconsidérer le sens
de ceux qui précèdent. Si la nature divine du Christ se révèle finalement,
l'épreuve du vol cosmique ne peut avoir de sens qu'en rapport étroit avec
la nouveauté du message livré : le christianisme suppose une adhésion qui
fasse abstraction de l'expérience sensible et raisonnable. Le vol cosmique
est l'expression métaphorique, figuration simple et grandiose, de l'an-
goisse vécue par l'homme-dieu et ceux qui veulent le suivre, de l'angoisse
du gouffre, du vide des « espaces infinis ». Au premier vers du poème,
c'est à travers une figure pitoyable de l'élévation qu'apparaît le Christ :
Quand le seigneur, levant au ciel ses maigres bras,
Sous les arbres sacrés comme font les poètes.
Le geste d'imploration s'effectue en apparence contre l'évidence puisque
le vol cosmique est alors accompli. C'est que la chute dans « le puits
sombre », le vide du monde chaotique, le constat du « Dieu n'est pas ! »,
imposent la « folie » de l'appel. C'est évidemment à ce non-sens
« sublime » que les hommes préfèrent rester sourds. Figure d'un essor tra-
gique que l'échec ne peut vaincre, le Christ s'inscrit, au sonnet V, dans la
lignée des héros ascensionnels de l'Antiquité. Fils de dieux ou fils des
hommes, ils ont sacrifié leur raison et leur corps à la force de l'esprit : ce
sont Phaétôn, Icare, Atys ; l'esprit a triomphé en eux, ranimés par l'éner-
gie vitale des mythes ou des rites. Est dieu l'homme-dieu, l'' « insensé
sublime »11 qui, comme les poètes, est capable de prendre en charge, seul

11. L'expression vient probablement de Mélancholia :


« C'est qu'on était au temps de saint François d'Assise,
Et que sur chaque roche une cellule assise
Cachait un fou sublime, insensé de la Croix ».
VIGNY ET NERVAL 425

».
et jusqu'à la mort, l'intériorisation angoissée du silence de « celui qui
donna l'âme aux enfants du limon

Les deux poèmes rassemblent de façon condensée l'essentiel des


questions qui se posent à ce siècle « sans crainte », dont la foi s'est per-
due et qui s'interrogent sur ce qui lui «reste » 12. Partout, la perte de la
croyance est associée à celle des valeurs morales dont l'Évangile propo-
sait un modèle et dont l'absence risque de desserrer définitivement les
liens sociaux. C'est pour celte raison que ce même siècle est à l'écouté

:
dès historiens qui examinent avec l'attention que l'on sait le mystère de là
double nature de Jésus. Le succès de La Vie de Jésus de Renan suit d'une
quinzaine d'années le retentissement du livre de Strauss. Car si le Christ
n'est qu'un homme mais « un homme incomparable » 13, il reste un modèle,
le problème théologique est évacué et la morale évangélique est sauve.
Les deux poètes ont bien compris que Gethsémani était la scène de
l'alternative essentielle, celle où la question de la double nature se posait
de la façon la plus aiguë. Pascal avait d'une certaine façon ouvert la voie
à cette symbolique. Il avait montré cette fragilité toute humaine, mais
exceptionnelle, qui apparaît dans l'agonie qui précède la Passion ;
Je crois que Jésus ne s'est jamais plaint que cette fois ; mais alors il se plaint
comme s'il n'eût pu contenir sa douleur excessive « Mon âme est triste jusqu'à
la mort».
Plus loin :
Jésus a prié les hommes et n'en a pas été exaucé.
Puis
Il ne prie .qu'une fois que le calice passe et encore avec soumission, et deux fois
qu'il vienne s'il faut14.
Vigny sur ce point de la double nature reste ambigu. Les brouillons du
Mont font état d'un projet qui niait la divinité du Christ :
Car je suis Fils de l'Homme et non le Fils de Dieu 15.
Le problème est dépassé : c'est moins le caractère sacré des Écritures
qui est attaqué que leurs limites qui, dans tous les cas réduisent à peu de
chose, à son insuffisance, là Révélation. Nerval, lui, fonde dans la dichô-

12. «Et que nous resté-t-il, à nous les déicides!.. », Musset, Nouvelles Poésies, « Rolla »,
strophes 43 et 44.
13. Leçon inaugurale au Collège de France,en 1862! A la suite de cette Leçon Renan dut
abandonner sa chaire.
14. Le Mystère de Jésus.
15. Esquisse du Mont des Oliviers, Vigny, Pl. I, p.296.
426 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIREDE LA FRANCE

tomie d'une nature divine qui se découvre au sonnet V, après que toute la
première partie du poème a manifesté l'absence de paternité divine, la
nécessité de penser les deux natures selon une complémentarité dialec-
tique. Proche de Pascal, mais s'en démarquant par le jeu libre du discours
et del'imaginaire, il fait du Christ un modèle pour l'homme, un mage,
comme le poète, auquel il l'identifie dès le second vers.
Sur le mutisme de Dieu, les deux poètes sont en accord. Aucune Église
« pascalienne » n'est là pour pallier la faille essentielle. En admettant que
Dieu existe, il n'existe pas dans le monde sous une forme accessible à l'in-
telligence humaine. Vigny prépare la conclusion du Mont bien avant de
l'écrire. Le discours du Christ, dès 1843, fait le procès de Dieu : la création
est incomplète et la Révélation ne pallie pas les manques originels :
Et si j'ai mis le pied sur ce globe incomplet,
Dont le gémissement sans repos m'appelait,
C'était pour y laisser deux Anges à ma place,
De qui la race humaine aurait baisé la trace,
La Certitude heureuse et l'Esprit confiant.

Les deux anges ici appelés n'apparaissent pas plus que celui cherché vai-
nement par Jésus « au fond de quelque étoile » quelques vers plus haut.
Dans la strophe de 1862, le raccourci est saisissant : pris dans l'espace
des vers qui font rimer « ce qu'on voit rapporté », la teneur négative des
Écritures, et « un monde avorté », après le passage du Christ comme
avant la Révélation. Entre 1839 et 1862, le poème des Destinées a nié jus-
qu'à la « grâce » chrétienne que Le Mont saluait dans la première partie
du discours.
La vision du monde sans Dieu est, chez Nerval, terrifiante. Le son-
net II serait tout entier à citer :
Un souffle vague émeut les sphères vagabondes
Mais nul esprit n'habite en ces immensités.

Les images du chaos, agité d'un mouvement insensé, habité par la nuit,
creusé en un abîme infini, développent l'angoisse du corps et de l'esprit ;
celle-ci va se résoudre en interrogations affolées au troisième sonnet. Le
tragique philosophique émane d'un bouleversementextérieur et intérieur ;
l'émotion poétique, présente au Mont, est d'une nature différente, proche,
quoique plus condensée, de celle dégagée par Un Songe, omniprésent
dans ces premières strophes.
A l'intérieur du monde sans Dieu, au coeur de l'énigme non révélée, le
drame se resserre sur l'homme et le vide métaphysique auquel il est aban-
donné. Vigny consigne l'avènement d'un homme moderne refusant de
s'interroger vainement sur le non-sens de la création. Daphné avait déjà
condamné le christianisme par la voix redoublée de Julien et de Libanais,
VIGNY NERVAL ET 427

et, au-delà, déclaré toute foi impossible. Un tableau du peintre Jean-Louis


Jamot représente Jésus, au Jardin dès Oliviers, entouré à sa droite des
grands renégats de l'histoire parmi lesquels justement Julien, et, à sa
gauche, d'ange; et de saints. Daphné, non publiée et Le Mont, mais seu-
lementen 1862, ont tranché. Vigny a rejoint l'idée renanienne que la
Révélation; n'est divine que dans ^'imaginaire humain. Son idéal est un
idéal de l'homme sans Dieu. L'esprit purvainc la mort dans Tordre d'une
avancée de la connaissance ; c'est aussi la leçon philosophique de La
Bouteille à la mer qui doit être lue comme le complément du Mont. Le
héros-penseur, après avoir gravi le mont du christianisme et considéré sa
fin, contribue glorieusement au progrès de l'humanité.
Dans Le Christ aux Oliviers, Gethsémani figure aussi, mais différem-
ment, l'avènementhistorique de l'homme moderne. La vision est tragique
parce qu'on l'a dit, le récit en est fait devant des hommes endormis.
L'expérience du monde sans Dieu est terrifiante et solitaire : les hommes
préfèrent s'en distraire et se perdre dans des rêves de gloire, leur théâtre
ici-bas. Le message de Nerval, et de « son » Christ, est, on ne s'en éton-
nera pas, celui d'un Fils du Feu, là pour réveiller les sourds, ranimer tous
les.endormissements. Ici comme ailleurs, c'est d'abord à ses contefnpô-
rains qu'il s'adresse. Dans Le Temple d'Isis, publié l'année suivante, il
reprend l'idée des héros et des divinités antiques qui ont annoncé le chris-
tianisme, mais il réfute l'interprétation qu'en font Volney et Dupuis,
grands pourfendeurs de la croyance en une révélation :
Au contraire, aux yeux du philosophe, sinon du théologien, — ne peut-il pas
sembler qu'il y ait eu dans tous les cultes intelligents, une certaine part de révéla-
tion divine ? 16
La précaution qu'il prend d'isoler le philosophe du théologien en dit long
sur les distances qu'il prend avec l'orthodoxie catholique. En revanche, le
parti ;pris d'affirmer qu'un souffle spirituel se transmet de siècle en siècle
corrobore la victoire sur la mort annoncée au cinquième sonnet du Christ.
Mort emblématique, comme dans Isis et comme dans Quintus Aucler en
1850, d'une indifférence apathique qui a frappé la France révolutionnée et
qui va s'aggravant La déesse Isis et les divinités qui lui sont attachées
sont élues, à l'instar de Phàéton^ Icare, Àtys, en raison de leur sacrifice à
un idéal de renaissance et de progrès, à la confiance qu'elles ont mise en
I' « Esprit nouveau ». Cet idéal était déjà dans le sonnet de 1841, Â Louise
d'Or-Reine, qui deviendra Horus. Dans Les Chimères, le sonnet égyptien
fait signe, par-dessus Le Christ à Vers dorés, le sonnet pythagoricien. Le
panthéisme du dernier sonnet du recueil poétique s'inscrit dans la ligne de
l'ensemble beaucoup plus qu'il ne la rompt. Cette fois, en effet, « la vie
16. Nerval, Pl. III, p. 621,
428 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

éclate en toute chose », l'esprit de Dieu se diffuse dans la nature tout


entière. L'homme moderne « libre penseur » doit encore sacrifier son
orgueil, son anthropomorphisme naïf, et comprendre qu'être au monde,
c'est accepter d'être, comme le monde, agi par l' « esprit ». Il est indé-
niable qu'il existe chez Nerval un spiritualime syncrétique, ou protéi-
forme, qui, on le verra dans Aurélia, intègre le principe de la Révélation.
Mais l'essentiel du message est historique, et en ce point, les deux
poètes, par des voies différentes se rejoignent, passe par l'idée d'un réveil
de la pensée agissante, triomphant du sommeil où plonge le doute, le
scepticisme indifférent du siècle dont ils sont tous deux les Fils, les
Christ-mages.
UN GËTHSÉMAN! ROMANTIQUE
(«LE MONT DES OLIVIERS »
DE
VIGNY)

PAUL BÉNICHOU*

Pourquoi n'ai-je pas intitulé simplement : Le Mont des Oliviers de


Vigny ? Parce que je voulais souligner que ma perspective, dans ces
remarques sur ce fameux poème, était particulière, que je me proposais de
le considérer en tant que représentant d'un genre de poème romantique
bien déterminé, à savoir ta transposition poétique et moderne d'une nar-
ration sacrée. Vigny, dans le tout/premier romantisme, autour de 1820, a
été un des promoteurs de ce genre particulier avec son Moïse ; bien plus il
était considéré à l'époque où naissait le romantisme français, aux temps
de La Muse française, comme le maître moderne du Poème en général
(c'est-à-dire dû poème narratif court) au même titre que Lamartine celui
de l'Élégie et Hugo celui dé l'Ode 1. D'autre part/ je voudrais considérer
ce genre de la transposition dans ses deux pôles, le sacré aussi bien que le
moderne C'est pourquoi j'ai mis le mot hébreu dans le titrer La plupart
des commentateursdu poème de Vigny considèrent les versions évangé-
liques de l'épisode-comme établies hors de tout problème et n'appelant
aucun commentaire par elles-mêmes ; ils ne les évoquent qu'à propos de
ce que Vigny leur doit Cependant le sujet de ce récit est beaucoup trop
extraordinaire pour n'avoir pas posé des problèmes à: tous ses narrateurs,
et aux premiers d'abord. Je crois qu'il faut s'éclaircir à leur niveau avant
de passer à leurs successeurs.

p.22-23.
* Université de Harvard (emeritus).
1. Voir Emile Deschamps, Préface

RHLF, 1998, n° 3, p. 429-436


des Études françaises et étrangères (1828), Paris, 1923,
430 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIREDE LA FRANCE

L'épisode de Jésus au Mont des Oliviers est raconté principalement,


en trois, versions fortement apparentées, dans les trois premiers évangiles
canoniques, selon saint Marc, saint Mathieu et saint Luc, pour les citer
dans l'ordre chronologique de leur apparition — accessoirement et diffé-
remment dans le quatrième, selon saint Jean. D'après les premiers, dits
« synoptiques », Jésus et ses disciples, au sortir de la Cène, sont à un
moment grave, et Jésus sait que sa fin approche. Cette courte halte noc-
turne au Gethsémani va être le dernier temps libre avant l'arrestation et la
Passion. Ce temps est occupé par les faits, gestes et propos de Jésus,
entremêlés à la constatation répétée du sommeil des disciples. Cet arrière-
plan amer et quelque peu ironique de la narration a pour effet de souli-
gner, je pense, la distance non remédiable qui sépare la grandeur divine de
toute humanité II ne nous appartient pas de le commenter ici.
Les évangélistes avaient la charge d'un récit qui pouvait mettre à
l'épreuve les capacités d'un narrateur humain. A la date où ils ont écrit, et
que les savants situent entre quarante et soixante-dix ans après l'événe-
ment, la foi chrétienne et la" théologie de la croix étaient déjà fortement
constituées, comme-le montrent non seulement cet épisode, mais tout
l'ensemble du texte des évangiles. Ce n'était pas Jésus, juif galiléen
d'humble origine, juste, saint, prophète, dont ils avaient à raconter le
supplice ; c'était un personnage spécialement envoyé de Dieu, le Messie,
bien plus encore, le Seigneur Jésus, le fils de Dieu, en passe de devenir
son égal et son identique dans le développement de la foi. Leur premier
devoir était donc d'informer leurs lecteurs que leur héros était un Dieu
en un homme, destiné à un supplice de signification surnaturelle. Ils se
sont, bien sûr, acquittés de ce devoir, et ont montré à l'occasion Jésus
dans sa dimension de majesté prophétique et de surhumanité. Ainsi Marc
lui fait dire, en gourmandant les disciples endormis : « C'est assez, le Fils
de l'Homme va être livré aux mains des pécheurs » (14, 41-42) ; et après
des reproches cinglants à ceux qui sont venus l'arrêter, cette réserve :
« Mais il faut que les écritures s'accomplissent » (14, 49). Ainsi il sait ce
qui l'attend, et pourquoi. Mathieu est encore plus explicite ; il raconte
que, dans une bagarre au moment de l'arrestation, un des disciples
ayant coupé d'un coup d'épée une oreille à un des survenants, Jésus le
blâme : « Crois-tu que je ne puisse pas prier mon Père, qui me fournirait
à l'instant douze légions d'anges ? Mais comment s'accompliraient les
écritures?» {Mathieu, 26, 53). La nécessité d'accomplir la parole
biblique est invoquée semblablement dans Luc (22, 37). L'emploi de
cet argument situe ici Jésus au niveau des secrets divins. La découverte,
dans l'Ancien Testament, de textes interprétés comme prophétisant le
ministère et le supplice de Jésus, devait devenir un des recours principaux
de l'apologétique chrétienne.
UN GETHSÉMANI ROMANTIQUE
431

Cependant un autre devoir n'est pas moins impérieux pour les narra-
teurs sacrés : c'est de montrer Jésus humilié et souffrant ; car c'est aussi
un des articles fondamentaux de la foi et de l'enseignement chrétiens, de
professer que Jésus a souffert cruellement pour nous. Il ne convenait
cependant pas d'aller loin dans ce sens, de représenter un auguste
condamné trop défait par l'épouvante du supplice prochain. Marc a dit
simplement (14, 33) : « Il commença à être saisi de terreur et d'angoisse ;
il leur dit : Mon âme est triste jusqu'à la mort ». Puis plus rien. Mathieu
l'a répété mot pour mot (26, 37-38). Luc seul a osé pousser plus loin, il
a déclaré, hyperboliquement, Jésus entré en agonie (22, 44), avec des
sueurs sanguines.
Les trois synoptiques ont donc obéi à une nécessité contradictoire avec
une relative discrétion. Ils font état en outre, comme conduite principale
de Jésus, d'une prière qu'il fait à son père. On pourrait demander :
« Pourquoi prier quand on sait que ce qu'on demande contredit un décret
des Écritures qui relève de l'éternité, non du temps ? » Mais la religion ne
recommande la prière qu'à condition qu'aussitôt émise elle se rétracte en
tant que manifestation d'une volonté indépendante de Dieu. Marc écrit
(14, 35-36) : « Il pria donc pour que passât cette heure loin de lui si c'était
possible [...] Il disait : Éloigne de moi cette coupe. Cependant ne fais pas
ce que je veux, mais ce que tu veux ». Mathieu dit substantiellement la
même chose, en le répétant et en faisant mention d'une troisième fois
(26, 39 ; 26, 42). Luc (22, 39) le dit une bonne fois, aussi clairement
que possible.

Cet examen des problèmes qui ont pu se poser aux narrateurs évangé-
liques de la Nuit du Gethsémani nous met peut-être en bonne place pour
juger de ceux que Vigny a rencontrés dans sa transposition. Que se pro-
pose-t-il de faire ? Un récit qui par le cadre, l'époque, les personnages et
les événements principaux, reproduise assez le récit évangélique pour
porter son nom comme titre, mais qui, par le sens et la leçon qu'il
contient, en diffère assez pour convenir aux voeux et aux pensées de notre
époque : en somme un reflet de la tradition, à distance. Le Poète mesurera
cette distance libre, qui fonde sa mission dans la société moderne. Voyons
ce qu'il fait.
Il commence par un préambule de 34 vers, là où, dans les Évangiles,
il y avait deux lignes pour dire la marche de la petite troupe vers le
Gethsémani. Vigny fond ensemble une description du cadre naturel et de
l'état des éléments, dont les évangélistes n'avaient cure, et tout ce qu'il
accepte de leur scénario ou veut, y ajouter. Ces vers sont un véritable
tableau vivant, comme il sait les faire, avec un Jésus en marche, « triste
jusqu'à la mort » (il répète l'expression évangélique). Il accepte la sueur
432 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

sanglante de Luc, le sommeil des disciples ; il garde même quelque chose


de l'ange qui, dans Luc seul, vient du ciel pour le fortifier, ou plutôt il
cherche seulement s'il « ne luit pas au fond de quelque étoile » ! Autre-
ment,, tout ce qui tient du discours du Christ est réservé pour le corps du
poème, où Jésus va supplier Dieu.
Deux remarques sont déjà possibles. La première concerne la position
de Vigny touchant la divinité de Jésus, telle au moins qu'elle apparaît
dans son poème ; car si on considère son attitude à ce sujet dans l'en-
semble dé son oeuvre, on le trouve des plus changeants selon l'occasion,
sur l'échelle qui va du rejet total jusqu'à parfois la complaisance. Dans Le
Mont des Oliviers en tous cas, Vigny utilise en héritage, nous venons de
le voir, tout ce qui dans l'Évangile évoque la tristesse et l'effroi, c'est-à-
dire l'humanité de son héros. Mais des allusions qui le situent au-dessus
de l'humanité et rappellent le caractère prédéterminé de son sacrifice, rien
n'a été admis dans le poème. Nous ne trouvons, au hasard du texte, que
quelques tournures vagues de la fabrique de Vigny, comme aux vers 27-
28 : « Jésus devint homme, et la crainte
— Serra son coeur mortel ».
L'Incarnation doit-elle consister à aller et venir sans cesse entre le Dieu et
l'homme ? Je ne sais. On peut relever plus loin, dans le discours même de
Jésus, une ou deux expressions qui semblent attester en lui la conscience
de sa divinité ; mais on aperçoit vite, à travers leur ambiguïté, qu'elles
peuvent aussi vouloir dire autre chose. Ainsi quand Jésus dit (vers 48) :
« Si j'ai caché le Dieu sous la face du Sage». Caché le Dieu?
L'expression déroute. Il s'agit d'un passage où Jésus se plaint d'avoir reçu
une mission trop modeste : souhaitait-il être Messie plénier ? Et quand il
dit (vers 77) avoir « mis le pied sur ce globe incomplet », il semble bien
se proclamer originellement étranger au monde terrestre et venu d'ail-
leurs ; mais ce pied mis sur le globe peut bien n'être qu'une métaphore de
.
son investiture comme instrument humain de la Providence, notion que le
spiritualisme laïque ne repousse pas nécessairement pour des hommes
d'exception, et que Vigny a admise ou affecté d'admettre pour son Moïse.
Des expressions comme celles-là, fugaces et ambiguës, doivent être consi-
dérées comme des signes de révérence à l'égard de la tradition religieuse ;
elles sont de règle dans la littérature même des Lumières et dans sa
descendance, sauf chez les militants de l'athéisme, dont Vigny n'est cer-
tainement pas.
En même temps que l'absence de toute adhésion formelle à la théolo-
gie chrétienne de la Passion, il faut remarquer dans cette même introduc-
tion du poème, la présence d'un motif propre à Vigny. C'est un pur appel
à Dieu, en deux mots : « Mon père ! » qui, dans la détresse où il est, ne sur-
prend certainement pas ; appel au secours, c'est sûr, mais appel nu et non
explicite. Il a ceci de particulier qu'aux deux endroits où il apparaît (au
et:
Mon UN

Mon Père
GETHSÉMANI ROMANTIQUE

!—Le vent seul répondit à sa voix (vers 30).


433

vers 12, et au Vers 30, où il est dit qu'il fut répété trois fois), il semble fait

...
pour aboutir au même constat qui suit immédiatement dans la narration :
Père!
mais le ciel reste noir, et Dieu ne répond pas (vers 13),

C'est tout le sujet: du Silence de Dieu qui est ici posé, et sur lequel s'arti-
cule, d'emblée, l'ouverture du poème; Ce reproche à1 Dieu était au coeur
de la pensée de Vigny depuis plus de dix ans au moins, et il n'est pas dou-
teux que le choix même du Mont des Oliviers comme sujet de poème a été
fait sous cette inspiration.
Lé Journal de Vigny et ses notes, dans les années 1832-1834, contien-
nent de nombreuses Variantes dé sa « parabole » dite de « la vie-prison »,
dont le Geôlier gouverne ses prisonniers, lés hommes, sans vouloir leur
donner aucune information sur leur sort. Vigny a trouvé dans lé sujet évan-
gélique dé la vaine prière de Jésus au Gethsémani un sujet équivalent à ses
yeux à celui dé la vie humaine commeprison, mais incomparablementplus
Offensif, le sens des évangiles étant proprement détourné, voire violenté, dès
lors que Jésus n'est pas, selon lui, véritablement le dieu sauveur, mais le
plaignant Contre Dieu, et le porte-paroledé l'humanité. Entre 1842 et 1844,
alors qu'il avait déjà produit un premier manuscrit du Mont des Oliviers, il
chercha à démontrer par divers moyens (transitions en prose, ou Simple-
ment ordre significatif des poèmes) la Haison organique de ses récits en
tant que somme philosophique;moderne : or il situait toujours Le Mont des
Oliviers en tête de cette mise eh ordre, car il fondait sur lé silence de Dieu
la nécessité pourl'espèce humaine de pourvoir elle-même à ses tâches et à
ses devoirs, développés dans les poèmes suivants. On voit que ce sujet-ci a
des raisons sérieuses d'avoir intéressé Vigny. Il est vrai que supposer un
Dieu obligé de répondre à foute question, c'est'rejeter d'avance toute reli-
gion. Vigny, étant donné le sujet, a pris quelques formes eh transposant le
scénario ; quant au fond, il n'a pu que s'opposer sur l'essentiel.

Lé héros de Vigny, navré du silence de Dieu, va donc dire ce qu'il a


sur le coeur. Vigny l'annonce en disant qu'il
Eut sur le monde et l'homme une pensée humaine.
Cette pensée humaine, c'est la centaine de vers qu'il va prononcer, et ce
vers-ci nous fait savoir que le poète né va désormais le faire parler que
commehomme, et en ignorant,pratiquement le reste. Son discours est en
principe une prière, comme dans les évangiles, mais toute différente. H
demande lui aussi à survivre, comme fait Jésus :
Jésus disait : O Père, encor laisse-moi Vivre!
434 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LAFRANCE

mais en faisant ici une telle demande, il parle pour toute l'humanité en
même temps que pour lui. C'est tout le credo romantico-humanitaire en
même temps que le sien que Vigny développe ici. L'examen détaillé en a
été fait plusieurs fois, et je n'ai pas à le refaire. Voici seulement quelques
points saillants.
Tout d'abord, Jésus se pose en homme qui a reçu une mission, et qui,
la trouvant incomplète, demande un supplément de vie pour la parfaire.
Mission n'est pas divinité, et dès lors on peut dire que son poète l'a mis
dans une sorte de position d'Ancien Testament, celle de son Moïse par
exemple, quoique dans un contexte doublement différent : d'une part,
Moïse ni Jésus ne sont en dernier ressort autres que Vigny ; d'autre part,
Moïse demande à mourir pour être déchargé d'une mission trop lourde,
Jésus à vivre pour achever la sienne ; il fait (aux vers 50-56) une apologie
du christianisme « de fraternité » déjà acquis, et il accepte même de mou-
rir tout de suite si la moitié de son sang ayant lavé le péché de la vieille
humanité, l'autre moitié sert à acheter le christianisme de l'avenir (vers 57-
58). Cette vue est tracée en neuf vers d'un laconisme et d'une propriété
poétique admirables. Nous avons affaire ici à un Vigny créateur de mythes
et remanieur théologique, comme l'atteste mieux encore l'audace des vers
suivants,-qui concernent, sans le nommer, Joseph de Maistre, champion
du catholicisme contre-révolutionnaire. Vigny l'avait fortement maltraité
dix ans avant dans Stello, pour avoir préconisé, en invoquant le modèle de
la Croix, la vertu du sang innocent dans l'expiation du mal. Ici c'est par
la bouche de Jésus lui-même qu'il ose le fustiger, lui et toute son école,
comme falsifiant le sens de la Rédemption. Jésus en personne, portant la
parole de Vigny, prophétise avec horreur le développement à travers les
siècles de cette sorte de christianisme, et dirige contre cette aberration,
pour l'anéantir, des mots voisins de la supplication que lui prêtent les
évangiles : « Éloigne ce calice impur... », ainsi hardiment interprétés (vers
69), en déclarant que tout l'appareil de la crucifixion ne l'épouvante pas
autant d'avance que le règne de cette Église-là (vers 59-74).
Le détail des clartés qui doivent chasser les ténèbres et des victoires
qui doivent foudroyer le mal, selon le Jésus de Vigny, occupe presque
entièrement le reste du poème (vers 75-130). Je veux me borner à ceci :
Vigny a, dès sa conception du poème, tourné le dos en quelque sorte aux
évangiles ; et dans le discours qu'il a attribué à Jésus, sur le ton autant de
la revendication et de l'inculpation que de la prière, il a encore élargi la
distance que creuse entre lui et le christianisme traditionnel son anathème
à Joseph de Maistre et à sa théologie. Cependant son personnage est
Jésus, et il présente son projet de réforme comme la seconde moitié ou
l'accomplissement du christianisme. Mais ce qu'il dit n'est pas du même
ordre que ce que disaient les néo-catholiques libéraux ou sociaux vers
UN GETHSÉMANIROMANTIQUE 435

1840, La fin du mal et du doute ne sont d'aucun programme, sinon de


celui du Messie, que les Juifs attendent toujours au jour que voudra Dieu
ou de celui du Christ quand son Père l'enverra présider le jugement der-
nier, ou encore de quelques sectes ou personnes qu'on peut grouper sous
l'appellation d' « hérésie romantique » dans le XIXe siècle français, et qui
Ont imaginé à leur gré diverses variantes du Jugement dernier et de ses
problèmes ? Vigny était-il de ces hérétiques ? On ne le croirait pas. Il a
pourtant écrit une Éloa, histoire d'une Ange féminine, dès 1823, qui a
failli être hérétique en rachetant Satan, mais qui heureusement n'a pu que
lui succomber par une timidité in extremis de son auteur ; cependant vers
la même date, Vigny écrivit aussi Satan sauvé par Éloa : donc, hérétiques
l'un et l'autre. Mais je ne crois pas qu'on trouve dans sa carrière adulte
des traces de ces personnages. Je pense qu'il était plutôt difficile à
convaincre en matière de religion dogmatique ; il pensait seulement
comme beaucoup d'autres, gentilshommes ou non, que la religion était
responsable de la morale du peuple ; quant à lui, il avait une religion, hors
dé laquelle la vie ne valait pas pour lui d'être vécue, mais c'était une reli-
gion de pensée, de morale et de poésie. A cet égard, les rêveries mêmes
pouvaient lui paraître saintes. 1

Il faut dire quelques mots de la façon dont il a clos le discours de


Jésus. Cette conclusion de douze vers (vers 131-142), il l'a voulue exempte
de toute virulence. Elle commence par le vers le plus catholique de tout

Ainsi
le poème :
le divin Fils parlait au divin Père
et contient, reprise des Évangiles, la clause finale de la prière, celle qui
annule tout esprit de requête :
Que votre volonté
...
Soit faite et non la mienne et pour l'éternité !1

C'est du moins ce qu'il fait dire à Jésus, pour se concilier tout esprit
religieux, quand il écrit son poème, un peu avant 1840. Le dénouement
reste malgré tout digne dû drame, car Jésus continue à attendre une
réponse, espère encore avant de renoncer, et sa formule de renonciation
peut passer pour une résignation au pire, un adieu a tout puisqu'il n'a rien
obtenu; et les vers 133 et suivants sont une sorte de fin de Jésus. Les
concessions de forme qu'il avait faites à la religion traditionnelle lui. coû-
taient-elles trop ? Le fait est que Vingt ans après, au seuil de la mort, en

1. Pourquoi cette clausule additionnelle:: « et pour l'éternité ! » ?Peut-être pour signifier son
amertume : il n'entend plus qu'on fasse appel à lui ; il traite Dieu comme Vigny les rois (sug-
gestion de Mme.Lise Sabourin à la fin du colloque).
436 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIREDE LA FRANCE

1862, ou 1863, il ajouta comme post-scriptum à son poème écrit en


alexandrins une strophe lyrique d'un ton autrement agressif. H ne regret-
tait pas, je crois, les précautions qu'il avait prises, par convenance ; elles
lui semblaient naturelles dans la solennité d'un poème ; mais la strophe
qu'il a ajoutée, devenue célèbre comme « strophe du silence », oppose à
Dieu de la part du Juste « silence à silence ». Il tenait certainement beau-
coup à cette strophe puisqu'il prescrivit de la faire figurer à la fin de son
poème dans l'édition des Destinées. Nous y sommes aux antipodes de la
volonté résignée qui concluait précédemment le discours de Jésus : car le
silence répondant au silence proclame l'égalité et la révolte au lieu de
l'humilité et la soumission. Cependant cette formule tranchante a plus de
sens comme sursaut affectif que comme pensée. Rompre toute relation
avec Dieu, s'il existe, est plus grave peut-être que de le nier ; et s'il
n'existe pas, c'est une détermination sans objet et absurde. Il n'est pas du
tout sûr que cette strophe soit à l'égard de Dieu, dans l'esprit de Vigny, un
verdict final de non-existence. Son oeuvre et ses journaux manifestent des
opinions largement diverses sur la religion. Il a rencontré la formule du
double silence, dans Bouddha croit-on, sur la fin de sa vie. Elle l'a Séduit,.
et il a voulu sans doute que cette variante farouche de sa non-religion fût
portée au moins une fois, dans son oeuvre publiée, à la connaissance des
générations futures.
VIGNY
ET L'HOMME DE LETTRES

LISE SABOURIN*

On se souvient de la préfacé'de Chatterton dans laquelle Vigny établit


une tripartition apparemment fort claire entre « l'homme de lettres », le
«grand écrivain » et le «poète »1 au seindelà république dés acteurs de
la littérature, qui influent « sur la société par les travaux de la pensée » :
le premier, « aimable roi du moment », « habile aux choses de là Vie »,
« écrit les affairés comme la littérature et rédige la littérature comme les
affaires », Une telle définition jette une connotation évidemment péjora-
tive pour qui connaît l'idéaliste poète qui « a besoin de ne rien faire pour
faire quelque chose en son art » 'tandis que le grand écrivain, en position
médiane dans le crescendo, est un « entraîneur d'âmes », « respecté »
parce qu'il « se respecte », un « homme sérieux », «de conviction », pré-
senté plutôt comme un érudit moraliste dévoué à la cause nationale qu'en
éveilleur d'émotions par le charme de l'imaginaire. :
Une autre classification est cependant proposée par lé discours de
réception académique de Vigny : cette fois « deux racés » sont désignées
dans la famille intellectuelle. Si « le Penseur » paraît continuer le portrait
des aspirations personnelles de l'auteur, puisque, « étudiant perpétuel » et
«rêveur », il vit pour l'amour de l'idéal et dans le désir de perfection, ne
songeant qu'à peindre pour l'avenir, nous croyons pouvoir en déduire
facilement que « l'Improvisateur », fait pour régner sur son temps par le
sens des affaires et de l'action, recoupe notre première approche de

*Université de
1.
Picardie.
Dernière nuit de travail, préface de Chatterton, Gallimard, Bibl. de la Pléiade, éd.
F. Germain et A. Jarry, 1986, t. I, p. 751-752 (édition de référence dorénavant seulement désignée
par sa tomaison).
RHLF, 1998, n°. 3, p. 437-450
438 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

l'homme de lettres. Et ce d'autant plus que Vigny, qui par ailleurs affirme
prudemment que seules la postérité ou la divinité peuvent trancher de
leurs valeurs comparées, propose une élucidation : « l'orateur, l'homme
d'État ou le publiciste » qui agissent par la « presse » ou la « tribune »
sont présentés en opposition au « poète » ou au « grand écrivain » 2. Nous
pourrions penser que Vigny récuse la dénomination d'homme de lettres
pour tout écrivain digne de son idéal, a fortiori pour le poète que nous
savons être son aspiration suprême. D'ailleurs l'éloge de son prédécesseur
sous la Coupole, le vaudevilliste impérial Etienne, en « aimable auteur »,
comique de surcroît, fonctionne, quoique composé avec scrupule intellec-
tuel vis-à-vis de la mémoire du défunt, par contraste ironique avec l'apolo-
gie de la génération nouvelle, vouée à la grande poésie lyrique et épique.
Mais nous trouvons d'autres occurrences, bien plus positives, du
vocable « homme de lettres » dans les oeuvres de Vigny, notamment
durant les dix dernières années de sa vie. Ne projette-t-il pas d'écrire des
« considérations sur les hommes de lettres » 3, toujours traités en débu-
tants, comme « l'homme de l'art», précise-t-il, jugés sévèrement à
chaque parution d'oeuvre alors que « l'homme de loi, l'homme de
guerre » poursuivent une carrière plus régulière, au bénéfice de l'ancien-
neté ? Vigny veut présenter au public un «plaidoyer pour l'homme de
lettres », considéré comme un «joueur d'orgue de barbarie »4 dans une
société de plus en plus matérialiste qui lui reproche, comme Beckford
dans le drame du paria Chatterton, d'être atteint d'une « maladie du cer-
veau », dont tous ont été affectés dans leur jeunesse par « fantaisie », mais
ont su se guérir pour ne pas devenir d'incurables parasites5. Le poète
emploie encore cette dénomination d' « homme de lettres », quand il
reproche à Sainte-Beuve, par sa critique biographique, qualifiée d'anec-
dotique, dans une analyse prémonitoire des arguments proustiens6,
d'abaisser les écrivains devant les « amateurs ignorants »7 que sont les
Français, hélas plus curieux de spectacles que de lectures attentives8. Il
suffit que les auteurs soient livrés par leur misère aux « négriers » que
sont les éditeurs9, sans que la critique, qui devrait avoir pour tâche

2. Discours de réception à l'Académiefrançaise, 29 janvier 1846, Paris, Gallimard, Bibl. de


la Pléiade, éd. A. Bouvet, 1993, t. II, p. 1121-1122 (édition de référence dorénavant seulement
désignée par sa tomaison).
3. Journal d'un poète, 20 février 1861, Paris, Gallimard, Bibl. de la Pléiade, éd. F. Balden-
sperger, 1948, t. II, p. 1361-1362 (la seule que nous continuerons à référencer pour éviter toute
confusion).
4. Journal, 15 avril 1861, Pléiade, 1948, t. n, p. 1362-1363.
5. Chatterton, t. II, p. 804.
6. Voir fragments sur L'Histoire des oeuvres littéraires du demi-siècle, 1853, t. II, p. 1158-1160.
7. Journal, 13 décembre 1850, Pléiade, 1948, t. n, p. 1274.
8. Voir Journal, 1856, Pléiade, 1948, t. II, p. 1323.
9. Journal, 18 avril 1837, Pléiade, 1948, t. II, p. 1060.
VIGNY ET L'HOMME DE LETTRES 439

d' « examiner, comparer, conclure » en cherchant toujours le beau, les


accable davantage10 !
Il n'est donc pas si facile qu'il y paraît de définir ce que Vigny entend
par « homme de lettres ». Mais, concurremment aux emplois plus positifs
de ce vocable précédemment rejeté, en apparaît un autre : « l'homme de
plumé », « nom flétrissant »11 dont Vigny ne veut «plus être appelé».
Serait-ce là le substitut définitivement dévalorisé ? Non pas, car Vigny
l'utilise aussi pour désigner l'ensemble des écrivains : qui, « unis »,
seraient les « maîtres du monde et du siècle », mais, divisés, creusent la
fossé, de leur propre malheur, tels les Encyclopédistes auxquels il pense
dans son intention de rédiger un «Essai sur la République des lettres »12.
Nous pouvons finalement déduire que Vigny, dans son besoin réitéré d'y
voir clair, éprouve quelque difficulté à cerner par un .mot unique «ne
notion cependant intimement nette dans sa pensée. L'atteste encore cette
réflexion sur la « littérature industrielle », expression qui lui vient sponta-
nément pour désigner tout ce qu'il exècre, « ces mauvaises pages dont elle
inonde les feuilles publiques », mais qu'il remet aussitôt en causé :
« après tout rien ne fut si industriel que la littérature des plus grands
hommes : seulement elle était bonne etmal payée; tandis que celle de nos
jours; est bien payée et n'est pas toujours aussi bonne»13. Nous sommes
done; au: coeur de la définition véritable de l'homme de lettres, effective-
ment négative, par rapport au but des grands écrivains, a fortiori du
poète : « Il n'y a pas de carrière des/lettres (...) ceux qui ont cru la suivre
ont été forcés de faire des ouvrages indignes d'eux » 14.
Tel est donc le critère profond que recherche la formulation catégp-
rielle : est «homme de lettres » au mauvais sens du terme celui qui baisse
la garde devant les tentations ou les pressions de la société sur sa liberté,
sa grandeur et son indépendance. Il nous apparaît donc, qu'en passant en
reyueles types d'hommes de lettres que visiblement Vigny conspue,: en
ressortira, a contrario, le portrait du grand écrivain qu'il veut être, n'osant
tout à fait avouer publiquement son aptitude à incarner l'idéal du poète.

Hors concours en quelque sorte, par leur situation aux marges de la lit-
térature proprement dite, voici d'abord les historiens et les philosophes.
Eh effet Vigny adhère encore, contrairement à la nette distinction opérée

10. Fragments sur L'Histoire des oeuvres littéraires du demi-siècle, 1853 [?], t. II, p. 1159.
11. t.
Journal, 1858, Pléiade, 1948, II, p. 1337.
12, Journal, 1er et 2 juin 1862, Pléiade,1948, t. H, p. 1371 ; fragments sur le Discours de
réception à l'Académiefrançaise, 1841, t. II, p. 1153-1154.
13. Fragments sur L'Histoire des oeuvres littéraires du demi-siècle, s.d., t. II, p. 1160.
14. Ibid., s.d., t. II, p. 1162.
440 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

au XXe siècle, à l'intégration de ces deux approches du savoir au domaine


purement littéraire. Il affirme partager l'opinion des anciens qui mettaient
notamment l'histoire dans l'orbite artistique15 et justifie cette parenté par
les finalités morales qui, selon lui, doivent guider l'historien : il lui
conseille de « déserter le positif pour apporter l'idéal », ce qui recoupe
bien entendu sa conception de la supériorité du roman historique qu'il
veut pratiquer, où la vérité des faits est sans importance majeure par rap-
port à l'idée que doit induire la fiction. Les historiens demeurent donc
pour lui des hommes de lettres, et non de véritables écrivains, car, enlisés
dans l'événementiel, ils ne parviennent pas à suivre un personnage et à
déduire des conclusions éthiques 16. Il est permis de se demander ce que
penserait aujourd'hui Vigny du développement des biographies histo-
riques ou de la quête d'histoire globale de Braudel ! En tout cas, il n'ac-
corde parfois quelque compassion qu'aux mémorialistes qui, s'ils tombent
eux aussi dans la chronique, coupable de manquer de pensée générale 17,
ont du moins le mérite d'être « des acteurs et des confidents des faits » 18.
Nous retrouvons « la passion de curiosité historique » du jeune Vigny de
quatorze ans 19 qui l'incite plus tard à entreprendre ses Mémoires. Mais
leur inachèvement résulte sans doute du deuxième danger qui, selon
Vigny, guette l'historien, quand il conçoit la plus haute leçon de tirer une
philosophie de l'histoire : il lui faut alors se soucier de « vivre dans le
passé sans se souvenir du présent »20. Vigny, d'autant plus sourcilleux si
« la contenance superbe de l'historien nous fait croire à sa suprême auto-
rité »21, se méfie de l'histoire philosophique qui risque de tendre à devenir
« un récit falsifié de faits pour soutenir une thèse »22. A l'Académie, il a
l'occasion d'examiner l'Histoire de France d'Henri Martin et de partici-
per aux débats de ses confrères sur la relecture opérée à propos des
druides ou de Jeanne d'Arc par l'historien de l'esprit celtique ; il a aussi
le souci de corriger les erreurs d'interprétation commises par des candi-
dats au concours d'éloquence sur les liens entre le Contr'un de La Boétie
et les maximes de Saint-Just ou sur le sens des projets politiques du duc
de Saint-Simon pour réformer la monarchie d'Ancien Régime23. Malgré

15. Réflexions sur la vérité dans l'ait, préface de Cinq-Mars, 1827, t, II, p. 10.
16. Ibid., t. II, p. 6.
17. Voir documents sur l'édition de 1838 de Cinq-Mars, t. II, p. 415-416.
18. Discours de réception à l'Académiefrançaise, t. H, p. 1138.
19. Documents sur l'édition de 1838 de Cinq-Mars, t. II, p. 410.
20. Mélanges sur La vérité dans l'art, [1826 ?], t. II, p. 1067.
21. Les Jeux de l'histoire et des historiens, 16 mai 1856, t. II, p. 1077.
22. « Essai sur l'histoire et les historiens, Plan d'un travail à faire », 6 mai 1849, t. II, p. 1074.
23. Voir nos ouvrages, Alfred de Vigny et l'Académiefrançaise. Vie de l'Institution (1830-
1870), Honoré Champion, 1998 ; Alfred de Vigny, Papiers académiques inédits, édition com-
mentée, Honoré Champion, 1998.
VIGNY ET L'HOMME DE LETTRES 441;

ces critiques, Vigny n'en projette pas moins en 1849 d'écrire un essai sur
l'histoire, dont il esquisse les subdivisions entre historiens « volontaires »,
« involontaires », « momentané[s] », « philosophique[s] », les considérant
comme valides dans la mesure où ils cherchent le vrai sans manifester
de passion24.

Le même péril, pense-t-il, attend les philosophes. « Le .désintéresse-


ment philosophique a manqué à beaucoup des hommes qui nous restent
des deux générations qui précèdent la nôtre »25, ose-t-il proclamer dans sa
Lettre à Lord***. On est surpris dé la violence du poète philosophe contre
ceux qui participent de sa quête suprême, mais qui justement n' ont pas
choisi la: voie poétique pour décanter leur chemin vers l'idée. La philoso-
phie est menacée de dévenir une « poésie sophistique », écrit-il en repre-
nant une expression de Montaigne26, alors qu'en vérité « le siècle fait
naître trois poètes, pour une foule de logiciens et de sophistes très sensés
et très habiles »27. Le reproche est majeur : pour Vigny, les philosophes
savent user de tous les moyens de la rhétorique pour démontrer n'importe
quelle thèse, ils ne sont pas véritablement hommes de sincérité, de convic-
tion, si ce n'est eventuellement au bénéfice de leurs intérêts d'écoles.
« Sophistes sermonnaires »2S, ils sont prêts à écrire « le pour et le contre
sur une question importante », ce qui devrait leur faire perdre tout « crédit
suri'esprit public de [leur] nation»29. Il dénoncé ainsi les sophismes de
Joseph de Maistre, qualifié d' « esprit falsificateur »?°, quipense réussir à
prouver que l'Inquisition ne versa pas de sang31 ! Et la critique s'étend en
fait à tous les professeurs de philosophie pourtant si écoutés de la jeu-
nesse : Julien l'Apostat se chargé d'expliciter ce que pense Vigny du quar-
tier latin, «pays des Ûièses, des synthèses et des hypothèses, ce royaume
de la dispute inutile »32. Soit l'ouvrage de science est seulement « une
accumulation de faits ou de mots dans la mémoire »33, soit, oeuvre de dis-
cussion, elle; s'adresse à la logique ; or la raison humaine est flottante,
l'image qui parle au sentiment34 lui est donc bien supérieure. Et Vigny

24 «Essai sur l'histoire et les historiens, Plan d'un travail à faire», 6 mai 1849, t. II,
p. 1074-1075.
25. Lettre à.Lord***, 1.1, p, 409.
26. Journal, mars 1840, Pléiade, 1948, t. n, p. 1130:
27. Stello, t.JLp:654.
28: Les Oracles, 1.1, p. 130,
29. Journal, juillet 1836, Pléiade, 1948, t. H,p. 1045.
30. Documents préparatoires pour Servitude et grandeur militaires, [février?] .1834, t.H,
p.836.
31..Notes de préparation pour Stéllo, t.II, p. 673.
32. Daphné, 1.1, p. 912,
33. Jounal,4mars 1832, Pléiade, 1948, t. II,-p. 944.
.
34. Voir Mélanges sur roman, roman historique, histoire, 1840, t. H, p. 1073.
442 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

d'adopter la dureté de celui qu'il admire le plus dans ce domaine,


Montaigne, qui dit que toutes les philosophies pourraient se résumer en
« douze pages »35, « chacune élevant son frêle édifice sur la ruine des
autres et le voyant crouler à son tour36, d'où le recours préférable à la
fable. Mais la colère de Vigny se déchaîne tout particulièrement contre la
morgue des philosophes qui, selon lui, achèvent de rendre « l'homme
faible et larmoyant »37, parce qu'ils « se croient les plus forts en construi-
sant le plus de systèmes » tandis qu'ils sont « les plus faibles et les plus
effrayés de l'analyse », en laquelle seule pourtant « les esprits justes, les
seuls dignes d'estime, ont puisé et puiseront [toujours] les idées
durables »38. On ne peut s'étonner des difficultés qu'a éprouvées Vigny à
siéger à l'Académie quand on lit ce jugement sur « les plus nombreux »
savants : ils « n'en conservent que la peau, la surface de la peau, la plus
mince pellicule imaginable », mais sont « les plus fiers » ; les plus vrais
sont si modestes qu'ils sont introuvables parmi «les sommités intellec-
tuelles de tous les pays » 39. Un projet théâtral de Vigny envisage, s'inspi-
rant de Guizot ou de Mole, de brosser le portrait du « pédant abstrait (...)
sur un arbre sans fruits qu'il nomme sa doctrine », « triste parleur froid,
pesant et disert / qui prend un ton d'oracle en prêchant au désert »40.

Mais aux côtés de ces savants rejetés du domaine véritable des idées
qu'est seule pour Vigny la littérature idéale, siège une troisième catégorie
d'hommes de lettres encore plus haïssables, celle des « dominateurs durs
escortés de faux Sages »41 : il vise les hommes d'action, « d'affaires »
aime-t-il dire, les orateurs politiques, les ministres déchus qui se recon-
vertissent dans les lettres. Or, pour lui, l'homme « caparaçonné d'un
Pouvoir» vit «dans le mensonge social »42 ; il «s'enferme en sa
Doctrine » ; trop préoccupé des « problèmes sournois du jeu de sa bas-
cule », habitué au « faisceau des intrigues », au « noeud gordien des tor-
tueuses lignes », au « tournoi d'intrigue et de manoeuvres lentes », il ne
peut qu'appartenir à la catégorie des « coeurs faux et serviles », des
« esprits d'audace et d'artifice », ce qui évidemment, dans la concep-
tion qu'a Vigny de la poésie comme une quête de vérité, l'écarté pror
fondement de l'authentique littérature. D'ailleurs la « tribune », à force
de « sav[oir] par de feintes colères / terrasser la Raison sous le Raisonne-

35. Documents sur Daphné, septembre 1834, t. II, p. 997.


36. Réflexions sur la vérité dans l'art, préface de Cinq-Mars, t. II, p. 7.
37. Documents sur Daphné, 19 juin 1833, t. n, p. 988.
38. Stello, 1.1, p. 618.
39. Ibid., t. II, p. 537.
40. Projet de comédie en vers, 1842 [?, d'après P. Flottes], t. I, p. 890.
41. Le Mont des Oliviers, 1.1, p. 150.
42. Stello, t. II, p. 657
VIGNY ET L'HOMME DE LETTRES 443

ment »43, ne sait rien de la façon de faire un livre44. Thiers traite ainsi
d'« admirables ébauches» les « tableaux parfaits » de Chénier!45 Et
Vigny s'irrite de voir parfois les poètes s'abaissera « célébrer les hommes
d'action qui les dédaignent »46 : il note avec amertume que « deux races,
autrefois si distinctes, se sont alliées et confondues dans le Parlement (...)
sous la toge du législateur » : « les historiens sont ministres », « l'inspira-
tion des poètes et des grands écrivains sait se ployer aux affaires publi-
ques, combattre à la tribune », « plusieurs portent ainsi un glaive dans
chaque main mais il sera donné à bien peu d'en porter deux d'une trempe
égale »47. Sous cette désapprobationde la poésie engagée politiquement48,
nous sentons percer quelque rancune envers Lamartine et Hugo, plus heu-
reux que lui-même dans la reconnaissance apportée par la vie publique.
Le Journal d'un poète ne soupçonne-t-il pas le poète exilé de « chercher
dans les scandales publics les moyens de se maintenir en scène »49 ? D'ail-
leurs une phrase révélatrice du Docteur Noir à Stello, qu'il a détourné de la
« tentation bizarre (...) de dévouer [ses] écrits aux fantaisies d'un parti »50,
suggère que l'y avait mené «à [son]insu, établi profondément en [lui] »,
un « attachement secret» à «l'orgueil et l'ambition de l'universalité de
l'esprit»51 : Vigny est lucide.sur ses propres déceptions! H n'en vitupère
pas moins contre la popularité qui paie cette trahison selon lui :. La Maison
du berger, en condamnant les compromissions d'Horace dans les banquets
ou de Voltaire à la cour, rappelle que «les hommes les plus graves ne
posent qu'à demi [la] couronne [au] front » des poètes qui les rejoignent,
que « leurs discours passagers flattent avec étude / la foule qui les presse
et puisleur bat des mains », mais que « ce parterre ne: jette aux acteurs
politiques / que des fleurs sans parfums, souvent sans lendemains »52.

Le même motif est invoqué pour condamner les journalistes et les cri-
tiques. En effet, le journal, théâtre du quotidien53, est forcé de parler tou-
jours, ce qui le fait extravaguer souvent54. Obligés de travailler dans là

43. Les oracles, 1.1, p. 129-131.


44. Voir fragments sur L'Histoire des oeuvres littéraires dû demi-siècle [?], s.d., t. H, p. 1161.
45. Documents sur Stello, 1852, t. II, p. 670.
46. Esquisse pour Chatterton, 1.1, p. 865.
47. Discours de réception à l'Académiefrançaise, t. .II, p. 1123.
48. Voir documents sur Daphné, 1837, t. II, p. 1026 : « Quand on s'est élevé trop haut par la
pensée et que l'on a vu trop loin, il ne faut pas se mêler à l'action qui vous vulgarise et vous
rabaisse. Lamartine ne sait pas combien il me sera précieux par son exemple ».
49. Journal, 23 avril 1853, Pléiade, 1948, t. II,.p. 1274.
50. Stello, t. n, p. 502.
51. lbid., t. II, p. 557.
52. La Maison du berger, 1.1, p. 124.
53. Voir Journal, 3 décembre 1832, Pléiade, 1948, t, II, p. 974..
-
54. Voir Journal, septembre 1834, Pléiade, 1948, t. II, p. 1008.
444 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

précipitation, les « petits journalistes accoutumés à rendre compte d'un


livre par la couverture et la préface ont divagué et radoté complètement
lorsqu'il a fallu rendre compte d'un livre fait, non pour être lu, mais étu-
dié », que ces « envieux et [ces] écoliers ont amèrement et bassement cri-
tiqué»55. Ils s'exposent donc à commettre des erreurs comme celle que
dénonce Vigny lors de leur appréciation du prétendu classicisme de la
Lucrèce de Ponsard56. Or la multitude amoureuse des journaux est victime
de cette devise que l'exigeant poète affecte à toute la presse : « médio-
crité, mensonge, méchanceté»57 Cette « Chienne littéraire.» n'a qu'un
seul mérite : « apprendre au moins à tous, à la consommation et à la pro-
duction industrielle qu'il existe une chose belle et immortelle qui se
nomme; la littérature»5*. Mais elle n'agit pas avec scrupule intellectuel
et une « insulte multipliée par la presse »59 devientrapidement si forte que
« l'injure des feuilles publiques voile momentanémentla sagesse durable
des livres »60. Notamment « leur divertissementfavori est de tuer le vivant
et de ressusciter le mort»61. S'érigeant en véritables «petits Cadis de
l'Orient» toisant «l'homme de lettres» — nous retrouvons un usage
pour une fois positif de cette dernière expression —62, les critiques
« écoute[nt] aux portes », jouent les prophètes, méprisent au fond les
oeuvres qu'ils seraient chargés de faire apprécier à la foule63. Vigny exerce
tout particulièrement sa virulence contre Gustave Planche, qu'iljuge plus
dandy que littérateur, amateur de biographie littéraire et incapable de la
haute critique qui formerait le goût de la nation64. C'est peut-être, entre
autres, à lui qu'il songe déjà lorsqu'il imagine une comédie à faire, qu'il
intitulerait L'Illusion, et dont l'intrigue est ainsi envisagée : « un journa-
liste se figure qu'il est arrivé à une position. Il se gonfle, se grossit, imite
tous les boeufs. Il pense à une jeune héritière et dresse toutes ses batteries
sur le château ; et plus rien ! »65. C'est que, juge Vigny, tous les journa-
listes sont taraudés par l'espérance d'obtenir des places, comme il le note
dès 1830 en constatant que les « intrigants » ont « donné ou vendu leur
opinion »66. Les véritables écrivains sont ainsi traînés dans la « boue » des

55. Documents sur Stello, 1832, t. II, p. 678.


56. Voir Journal, 23 avril 1843, Pléiade, 1948, t. H, p. 1196.
57. Journal, 14 mai 1832, Pléiade, 1948, t. II, p. 958.
58. Journal, novembre 1857, Pléiade, 1948, t. II, p. 1333.
59. Projet de drame sur « L'Imprimerie », novembre 1840,1.1, p. 879.
60. Stello, t. II, p.561.
61. Ébauche d'un acte II pour Chatterton, parole du Quaker, t. I, p. 848, devenue dans
Chatterton : « Ils aiment assez à faire vivre les morts et mourir les vivants », t. I, p. 773.
62. Journal, septembre 1853, Pléiade, 1948,t. II, p. 1312.
63. Journal,janvier 1835, Pléiade, 1948, t. II, p. 1020.
64. Voir « Note sur M. Planche », mars 1856, t. II, p. 1162-1163.
65. Projet de comédie, 1846,1.1, p. 889.
66. Journal, 21 août 1830, Pléiade, 1948, t. II, p. 917.
VIGNY ET L'HOMME DE LETTRES 445.

« feuilles périodiques » par des « avocats insolents de causes auxquelles


ils ne croient pas » !67 Vigny leur reproche en outre de nuire à un genre lit-
téraire qui a par ailleurs ses lettres de noblesse': «La Presse dévorera
l'éloquence, elle l'a déjà mangée à demi»68. Il en arrive donc à penser
que les critiques: sont des écrivains manques, qui compensent leur
désillusion par l'analyse agressive! et faussée des ceuvres d'autrui.
«Pourquoi me poursuis-tu, toi qui ne peux m'étre
tiste69. La brève notation vengeresse, jetée sur une feuille destinée, à n' être
lue que par le diariste, à propos du Volupté de Sainté-Beuve: en; 1826
— « notre littérature ne jette souvent que des cris de malade »70 — pré-
cède toutes les Métaphores d'abhorration déployées par Vigny sur la
méthode du célèbre critiqué, né d' « une race d'hommes au coeur sec et à
l'oeil microscopique, armée de pinces et de griffes. Cette fourimilière se
presse, se roule, se rue sur le moindre de tous les livres, le rongé, le perce,
le lacéré, le traverse plus profondément que le ver ennemi des biblio-
thèques. (...) Cette race Indestructible et destructive, dont le sang est froid
comme celui de la vipère et du crapaud (...), pullule sans fin dans les
blessures même qu'elle a faites »71. N'oublions pas que c'est dans l'inten-
tion de répondre aux mensonges des critiques biographes que Vigny
décide de rédiger ses Mémoires72?.Au-delà de la personne même de Cet
ennemi intime, Vigny s'inquiète de la « fâcheuse coutume » qui s'est
introduite dans les lettres : de mêler la préoccupation critique sur les
oeuvres au récit anecdotique : « Les petits esprits sont trop souvent atta-
chés à fouillerdans la vie de chaque auteur »73. Il va même plus loin en
contestant la « vanité » des « théories littéraires »74, qu'elles soient issues
des écrivains eux-mêmes ou des critiques : « A quoi bon qu'une théorie
flous apprenne pourquoi nous sommes charmés » ? Ne point faire
connaître « les secrets du travail de la pensée », « les ressorts de fer» sous
«les sons de la harpe»75, seulement proclamer la liberté de l'imagination
pour la vérité de l'art, tel est l'essentiel à ses yeux. Faut-il voir là condam-
nation de nos propres travaux d'études littéraires ? Peut-être, tant le désir
d'écrire l'oeuvre surpasse toute autre préoccupation chez Vigny, mais lui-
même est souvent pris en flagrant délit d'analyse des écrits d'autrui, il est
vrai par souci d'entraide envers ses frères souffrants ou d'enrichissement

67. Journal, octobre: 1834, Pléiade, 1948, t. II, p. 1016.


68. Journal, octobre 1832, Pléiade, 1948, t. Il, p.
69. La Flûte, 1.1, p. 147.
968.
70. Journal, février 1835, Pléiade, 1948, t. II, p. 1022.
71. Stello, t. II,p. 533.
72: Noir Journal, 20 mai 1832. Pléiade, 1948, t. II, p. 959.
73. Fragments: sur L'Histoire des oeuvres littéraires du demi-siècle,t. II, p. 1158-1159.
74. Dernière nuit de travail, préface de Chatterton, t. I, p. 758.
75. Réflexions sur la vérité dans l'art, préface de Cinq-Mars, t. II, p.6.
446 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

de ses connaissances personnelles. En fait il s'agit plus d'une plainte que


d'un interdit : car sur ce « radeau désespéré que trop souvent déploie /
l'équipage affamé qui se perd et se noie » « dans les plis d'un journal »
« surnag[ent] »76 bien souvent « quelques hommes d'esprits (...) condam-
nés à y semer leurs idées pour recueillir le droit de déjeuner et de dîner »,
au risque de détruire les « rêves purs » de leur pensée77. Évoquant même
avec regret ses amis Léon de Wailly et les frères Deschamps qui « disper-
sent leur esprit dans la journalière conversation », Vigny note avec désar-
roi que les « hommes méditatifs sont rares »78 au pays des lettres.

Aussi pouvons-nous ajouter une dernière catégorie à cette revue des


hommes de lettres qu'il ne faut pas être, mais cette fois moins cruellement
décrite, car composée plutôt des écrivains qui suivent des voies dange-
reuses, contre lesquelles Vigny veut se mettre lui-même en garde, sans
pour autant les récuser comme non véritablement littéraires. Il s'agit d'évi-
ter ce que Vigny considère comme les pièges de la facilité. « La littérature
a toujours eu ses comédiens », il ne faut pas risquer de devenir « le plus
mauvais de la troupe »79. Soucieux de fuir la « Routine, chose contraire à
l'Art parce qu'il vit de mouvement », il pense qu'il est parfois nécessaire
de « faire bien du mal » au public « au point de [le] faire crier » pour lut-
ter contre son immobilisme80. L'histrion serait celui qui céderait à l'appétit
du succès : « Un homme devient commun dès qu'il est populaire et ne plaît
à la multitude que par le côté vulgaire de son esprit »81^ C'est le sens de
l'exclamation de Chatterton quand il rêve de pouvoir « vivre sans écrire les
choses: communes qui font vivre »82 et se reproche d'avoir osé vouloir
« dater l'arrivée d'une muse et son départ comme on calcule la course d'un
cheval » 83 ; l'inspiration ne se présente pas à l'heure dite : « Ce poème-là
n'est pas assez beau !... Ecrit trop vite ! — Ecrit pour vivre ! — »84, dit-il
encore de son oeuvre pourtant la plus louée, celle prêtée à Harold.
Et lorsque Vigny donne la parole au Docteur Noir pour son ordon-
nance au cerveau torturé de Stello, nous retrouvons une autre crainte du
poète : « Dieu nous garde des pâles imitateurs, troupe nuisible et innom-
brable de singes salissants et maladroits »85 ! Les écrivains manques sont

76. La Flûte, 1.1, p. 147.


77. Notes de préparation pour Stello, t. H, p. 675.
78. Journal, 19 janvier ] 831, Pléiade, 1948, t. II, p. 936.
79. Sur Astrolabe (2' Consultation), 1832, t. II, p. 984.
80. Lettre à Lord***, 1.1, p. 400.
81. Projet de drame Michel Servet, 1834,1.1, p. 874.
82. Chatterton, 1.1, p. 809.
83. Ibid., 1.1, p. 803.
84. Ibid., 1.1, p. 794.
85. Stello, t. n, p. 665.
VIGNY ET L'HOMME DE LETTRES 447
donc ainsi définis conme ceux qui, simples « amateurs de belles lettres1 »,
deviennent une « race fatale dès qu'elle veut écrire »86, confondant par
exemple l'apport essentiel de la traduction87 avec le butinage dans les
oeuvres antérieures. La facilité les guette : c'est ce que se reproche Vigny
à lui-même quandil adresse à un ami de pension ce qu'il né considère que
comme « des vers à la douzaine » mal ressentis des doctes qui préfèrent le
«vers le plus obscur d'un auteur sérieux»88,: « Que n'as-tu conservé ta
belle giravité » au lieu de « chanter aux carrefours impurs delà cité », dé
tomber dans le « Coquet madrigal » 89 ?, s'exhorte-t-il encore en son for
intérieur dans une de ses plus belles poésies. Le poète de La Maison du
berger est exigeant envers lui-même, mais guère tendre non plus avec ses
amis de jeunesse : Sainte-Beuve n'est qu'un « homme de goût qui à force
de goût pour la Poésie s'est fait Poète »90 ; Hugo: a le tort dans les Voix
intérieures de « reni[er] le monarque abattu », Charles X primitivement
encensé. Vigny lui trouve aussi du mauvais goût-dans ses drames91. On
voit que sa:critique n'épargné pas celui qu'il considère pourtant sûrement
comme un grand écrivaini ce qui explique peut-être l'incertitude de voca-
bulaire sur l'homme de lettres, qui nous étonne chez un Vigny si épris
d'atticisme, donc de justesse d'expression.
Quant au théâtre, excellente « souricière » pour « s'adresser à trois
mille hommes assemblés, sans qu'ils puissent en aucune façon éviter
d'entendre ce qu'on a à leurdire », c'est une « invention merveilleuse »92
aux yeux de Vigny, qui participe de la révolution dramatique mettant fin
au règne de la tragédie, certes; «nourrie d'histoire mais impuissante à
représenter la civilisation entière d'un siècle»93. Cependant il garde une
réticence vis-à-Vis des dramaturges, trop dépendants du jeu de l'acteur
pour l'appréciation de leurs idées94,
L'obsession de Vigny est en effet de proscrire drames et romans
médiocres qui ont toujours du succès, car « la majorité » dé la nation,est
médiocre95. C'est pourquoi il considère le roman-feuilleton comme oeuvre
plaisante de conteur, mais promise à la banalité par sa composition forcé-
ment morcelée96; H va même jusqu'à juger la manière de Scott trop facile

86, Journal, 20 avril 1863, Pléiade,.1948, t. II, p. 1387.

88. A Hippolyte de Moncorps, t. I, p.


89, La Maison du berger, t. I, p. 123.
197-198.
87. Voir l'article sur « Les OEuvres posthumes de M. le Baron de Sorsum », La Muse fran-
çaise, janvier 1824, t. II,p. 1284,mais aussi Lettre à Lord ***, 1.1, p..411,

90. Journal, septembre 1839, Pléiade, 1948, t, II, p.1124.


91. Quelquesmots à un grand homme, 14 août 1839, t. I, p. 231.
92. Lettre à Lord***, t. I, p. 397.
93. Projet d'Essai sur l'histoire et les hi
94. Voir Journal, décembre 1830, Pléiade, 1948, t. II, p. 931.
95. Voir Mélanges sur roman, roman historique, histoire, 1832,.t. Il, p. 1071.
96. Fragments sur L'Histoire des oeuvres littéraires du demi-siècle, s.d., t. II, p. 1161.
448 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

car ses personnages principaux, totalement fictifs, lui laissent toute


liberté97 ; lui au contraire, se sentant un génie plus épique98, veut ne faire
dire aux personnages historiques auxquels il a recours que ce qu'ils ont
écrit, ce qui suppose un énorme travail d'érudition pour parvenir au
roman philosophique dont il rêve99. En fait, on l'aura compris, Vigny, qui
produit pourtant dans tous les genres littéraires, n'est véritablement épris
que de poésie, pour lui seule route royale vers la vérité : « Il est temps de
ne chercher les paroles que dans sa conscience », affirme-t-il ; « excepté
la poésie, tout est plus ou moins de la conversation écrite » 100.

Cette revue des « ouvriers en livres » nous révèle un Vigny étonnam-


ment polémique, dont la violence de jugement peut surprendre de la part
d'un homme par ailleurs si réfléchi et maîtrisé. N'oublions pas que nous
avons utilisé maintes fois des esquisses, des projets ou des notes écrites
pour lui-même, donc libérées de toute contrainte de réception, et que la
quête de perfection peut donc s'y exprimer librement par l'exigence, à
l'égard des autres, mais aussi envers soi-même. On a pu observer que tous
les reproches que Vigny adresse aux hommes de lettres, en prenant
l'expression dans son acception péjorative, correspondent en fait à ses
préoccupations personnelles : s'il critique les historiens et les philosophes,
c'est que ces deux domaines l'intéressent vivement, mais qu'il veut tenter
d'en faire émerger une oeuvre de nature nouvelle, le roman philoso-
phique à base historique ou l'ouvrage de philosophie de l'histoire qu'il
tente d'assumer par ses Mémoires. S'il s'en prend aux tribuns qui se
mêlent de littérature, c'est que la tentation de l'engagement l'a effleuré,
sans suite pragmatique possible, mais que la question sociale et politique
reste présente dans sa pensée. S'il redoute les effets d'une critique qu'il
juge irresponsable, c'est que la formation du goût de la foule est au coeur
de ses désirs. S'il s'inquiète des dérives possibles de créateurs, c'est que
son exigence de perfection lui fait brûler les oeuvres qui lui paraissent
indignes et retenir par devers lui ce qu'il n'estime pas encore prêt à
affronter la publication.
Contrairement à ce que pourrait faire croire le rassemblement ici opéré
de citations glanées — ne le négligeons pas — dans une oeuvre répartie
sur une quarantaine d'années, ce qui intensifie leur violence, en fait rela-
tivement rare en nombre de pages, Vigny n'est pas un censeur féroce. Il
n'exerce sa critique que sur des hommes de lettres ou des écrivains déjà

97. Voir documents sur Cinq-Mars, mai [1837], t. II, p. 411.


98. Voir documents sur Stello, [1832], t. H, p. 676.
99. Voir documents sur Cinq-Mars, 8 janvier 1859, t. II, p. 430.
100. Documents sur Daphné, 1834, t. H, p.. 998.
VIGNY ET L'HOMME DE LETTRES ' 449.

reconnus : son sens de la fraternité littéraire est en revanche plein d'amé-


nité, de douceur envers les jeunes talents qui lui demandent conseil pu
appui La quantité de missives adressées à de jeunes poètes, les récom-
penses: qu'il fait attribuer à des hommes delettres nécessiteux l'attes-
tent101. Loin d'expédier de Venimeuses lettres pour nuire à ceux qui
embrassentla carrière après lui, mais sont encore en situation précaire, il
les assure de sa protection, les aide par des démarches qu'il n'entrepren-
drait pas à son propre bénéfice. Manque de discernement dans le choix de
ses protégés, a susurré Sainte-Beuve ? Que non pas, car toutes les cri-
tiques que nous avons recueillies ne font que sculpter, en creux, comme le
moulé qu'il faut ensuite casser, la statue du grand écrivain, pu mieux
encore du poète idéal.
Si Vigny exerce sa verve sur les hommes de lettres qui se laissent
tenter par le sophisme, l'ambition, la popularité ou l'argent, cela signifie
qu'il souhaite que le grand écrivain sache rester indépendant de toutes ces
considérations immédiates pour accéder à une création littéraire durable,
que la postérité Continuera à admirer. D'ailleurs dans sa fonction d'acadé-
micien comme lors de sa proposition de réforme législative par sa défense
de Mademoiselle Sédaine, Vigny défend les droits de la propriété litté-
raire: D'une part, en souhaitant que la Chambre la reconnaisse dé même
nature queles autres biens donnés en héritage, afin que jamais descendant
d'un grand nom de là littérature ne puisse infliger à son ancêtre le démenti
d'une condition sociale indigne, ce qui corroborerait du même coup l'ou-
bli ou le mépris de la nation envers l'un de ses titres de gloire. D'autre
part, en préservant contre d'éventuels héritiers indélicats, les droits du
peuple à lire et Voir sur scène les oeuvres illustres de son patrimoine. Pas
plus que Balzac, Vigny, on le sait, ne verra éclore la loi qu'il appelle de
ses voeux 1"2, mais il assigne, en attendant, à l'Académie, réunion dès
« patriciens dé la littérature », bien qu'elle ne soit pas exclusivement
constituée, comme il le voudrait, de créateurs, la mission de préserver lès
oeuvres des grands écrivains et de former lé goût delà nation, en « maî-
tresse d'école » qu'elle devrait être, soucieuse de ne conseiller au peuple
que dés ouvrages primés parce que conformes à la morale et doués de
véritables qualités littéraires.

101. Voir nos:ouvrages précités sur son action d'académicien.


102. L'article De MademoiselleSédaine, paru à la Revue des deux mondes le 15 janvier 1841,.
provoqua un nouveau débat à la Chambre, après ceux inaboutis, lors;.du discours sur la pro-
priété, littéraire du vicomte de La Rochefoucauld, le 22 juin 1828, et du projet de Portalis, le
23 mai 1839, d'étendre à cinquante ans la propriété littéraire : ori en était alors resté à la loi du
13 janvier 1791 donnant un délai de.cinq ans à la propriété littéraire des héritiers, poussé à dix
ans le 19 juillet 1793 par la Convention, élargi aux ouvrages dramatiques posthumes sous,
l'Empire, porté à vingt ans pour les droits de reproduction en 1810. On en viendra en 1844 à une
urée de trente ans pour les droits de représentation, et enfin en 1866 à. cinquante ans.
450 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

En effet, à travers son action comme dans les notes sur le papier,
qu'elles aboutissent ou non à des oeuvres publiées, se profile le buste du
poète, tel que le rêve Vigny: Éloigné de tout dogmatisme, de toute la froi-
deur d'une théorie littéraire, il doit se préoccuper également de la profon-
deur de sa pensée philosophique et de la suprématie de son style, afin de
susciter, si ce n'est sur l'instant, du moins pour la postérité, l'émotion qui
naît de la seule imagination.
ALFRED DE VIGNY :
DESSEIN DU LANGAGE
ET AMOUR DE LA LANGUE..

JACQUES-PHILIPPE SAINT-GÉRAND*

Il est faux de considérer;le langage comme une entité


idéale évoluant indépendammentdes hommes et poursuivant
ses fins propres. Le langage n'existe pas en dehors de ceux
qui pensent et qui parlent. Il plonge par ses racines dans lés
profondeurs dé la conscience individuelle ; c'est de là qu'il
tire sa force pour s'épanouir sur les lèvres des hommes. Mais
la conscience individuelle.n'est qu'un des éléments dé la
conscience collective, qui impose ses lois à chacun.
J, Vendryès, Le Langage, 1921, p. 420.

Cette commémoration du bicentenaire de la naissance d'Alfred de


Vigny est l'occasion pour moi d'un bilan : il y a désormais trente ans
exactement que — sous l'austère péristyle du lycée Henri IV — je ren-
contrai à la faveur d'un programme de classe préparatoire la noble figure
et les aspirations rigoureuses d'un « romantique » entièrement différent
dans ses allures et ses exigences esthétiques de tous ses contemporains :
celui que Barbey d'Aurevilly n'hésitait pas à gratifier du titre de « pre-
mier de ces novateurs, ou plutôt de ces rénovateurs littéraires dont nous
sommes plus ou moins les fils »'. Or cette année 1967 fut également celle
au cours de laquelle je décidai de donner un tour différent à mes études,
et d'orienter celles-ci vers la langue, le langage, le style et l'histoire des
doctrines grammaticales et esthétiques en rapport avec l'écriture littéraire
dans un siècle protéiforme et paradoxal s'il en fut. Quinze ans après, une
thèse sur l'évolution du style d'Alfred de Vigny était soutenue en cette
enceinte. Deux fois quinze ans après notre première rencontre, je gagerais

* Université Biaise Pascal, Clermont-Ferrand II, CERTES.


I. J. Barbey d'Aurevilly, Les OEuvres el les hommes, Paris, Amyol, 1862, 3e partie, p. 51-52.
RHLF, 1998, n° 3, p. 451-472
452 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

volontiers — rétrospectivement — que cette approche d'un auteur si sin-


gulier et exigeant ne fut pas sans lien jusqu'à aujourd'hui avec la trans-
formation de mes intérêts.
En effet, lisant Les Destinées, puis — de manière régressive — les
textes de théâtre et de prose narrative, ceux du pseudo Journal d'un
Poète, pour arriver aux Poëmes antiques et modernes ; ainsi que les com-
mentaires entourant cette production, il devenait de plus en plus évident
que le statut conquis par Vigny dans l'histoire littéraire était en quelque
sorte le résultat d'un paradoxe auquel ne pourrait adhérer un lecteur dési-
reux d'éprouver dans les textes l'infrangible alliance formelle sur laquelle
le signe s'érige en symbole catalyseur de signifiance. Comment admettre
effectivement que le contenu idéologique de l'oeuvre soit généralement
compris et valorisé par la critique quand son expression se voit si souvent
affectée d'un coefficient non négligeable d'observations insidieuses ?... Il
y a là une incohérence mille et mille fois répétée depuis le XIXe siècle qui
interdit d'emblée d'entrer dans ce qui me paraît faire la spécificité de
Vigny, non seulement de son style, qui pourrait être simple vêture super-
ficielle, mais aussi et plus encore de son écriture et — plus générale-
ment — de son vivre en littérature parmi ses contemporains, et de son sur-
vivre ensuite dans la mémoire parla Postérité qu'il ambitionnait. Ce fut là
le point de départ de mon interrogation.
La réflexion développée depuis lors m'amène à poser que l'irréduc-
tible spécificité de Vigny et de son oeuvre tiennent principalement à son
rapport au langage, en une époque où celui-ci — après avoir été objet de
spéculations métaphysiques et de postulats idéologiques — devient un
mode émancipé d'affirmation de ces subjectivités énonçantes que sont
— pour reprendre la hiérarchie de-Vigny lui-même — lès poètes. Cette
relation al'instrument s'est développée pour lui dans le temps sous deux
formes : celle tout d'abord d'une évolution consciente de la pratique
scripturale, dont témoignent abondamment les brouillons, projets, repen-
tirs, lettres et carnets laissés par l' écrivain, que plusieurs des acteurs de la
présente journée ont puissamment contribué à faire connaître ; puis, celle
d'une attention prolongée portée aux conditions générales d'étude de la
langue comme objet, et du langage, comme énergie, telles que celles-ci
apparaissent dans les ouvrages et articles des grammairiens, lexico-
graphes, et autres linguistes contemporains. De cette conscience et de
cette attention portées par Vigny à un degré reste généralement inacces-
sible à ses pairs du mouvement « romantique », il me paraît aujourd'hui
possible de déduire non seulement les marques particulières de son style,
mais plus largement les attributs caractéristiques de son écriture, au sens
où cette dernière assure en littérature la conversion de l'individu biohisto-
rique en sujet historicisé en langage par la langue.
VIGNY, LE LANGAGE ET LA LANGUE 453
Il est courant de certaine
dire que les premières productions littéraires de Vigny
se ressentent d'une raideur. Si l'on
perçoit toujours dans ses, vers
des formulations pleines de sensualité, de couleurs, de parfums,.de musi-
ques, il est de bon ton de souligner que ces efflorescences de la « manière »
trahissent presque toujours une postulation philosophique qui fait courir à
l'expression littéraire le risque d'un dessèchement abstrait. Ce qui est vrai
de la poésie [Poëmes Antiques et Modernes) l'est aussi dû roman [Cinq-
Mars],du théâtre [les adaptations de Shakespeare] et des récits [L'Alméh,
Stello, Servitude et grandeur militaires]. En exhaussant l'exotisme facile
et les, trivialités de la description jusqu'au niveau d'une prise en compte
générale de la question de la place de l'homme au sein de l'univers, Vigny
s'expose ainsi au reproche courant de.n'être plus un écrivain et de n'être
pas encore un philosophe. Il est facile d'opposer des aspects et de cliver
une personnalité lorsque les seuls témoignages documentaires restant se
limitent aujourd'hui à des traces écrites officielles, et à l'empreinte labile
d'une existence reconstituée à partir de scénarios incertains. Vigny — en
proie à de domestiques dérangements — donne lui-même des arguments à
une telle critique lorsqu'il avoue être « la plus paresseuse plume de
l'Europe et le moins fécond des romanciers. [...] je n'en dis pas davantage
parce que les marteaux continuent et ce qui est bien pis, la térébenthine » 2.
Or, j'observe qu'à partir de la composition des premiers textes qui for-
meront le recueil des Destinées, cette manière d'inscrire dans le texte une
philosophie de l'existence et du monde s'affirme avec d'autant plus de
force qu'elle procède d'une réelle mise en perspective du langage en tant
que forme sémiologique de médiation des représentations. Et qu'elle défi-
nit ainsi une poétique singulière en son époque même. D'une extrémité à
l'autre de la carrière littéraire de Vigny, l'écrivain né cesse de témoigner,
par ses observations [Carnets, correspondance) et par sa pratique, d'un
amour du verbe en tant que matériau sémiologique, certes, mais aussi en
tant que forme syncrétique idéale de l'expérience du sujet individué, qui
nous donne aujourd'hui la clé de la: cohésion 'd'une oeuvre longtemps
considérée comme inégale et disparate. C'est dans et par le. langage — en
conformité avec l'évolution des idées linguistiques du temps — que la
création littéraire de Vigny réussit à conjoindre harmonieusement en un
grand orbe réflexif les pratiques séduisantes et les charmes désuets de sa
sensuelle jeunesse aux exigences crispées de concentration et. de pureté
que manifeste sa maturité spirituelle;
Pour justifier cette position, j'examinerai successivement la plus ou
moins bonne ou mauvaise

2. Lettre autographe signée du 24 juillet 1842, à Félix Bônnaire, catalogue dés ventes d'auto-
graphes, de Thierry. Bodin, 24 novembre 1997.
454 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

«style» et de ce que nous apprend aujourd'hui l'historiographie des


sciences du langage, au XIXe siècle tout d'abord, puis dans la première
moitié du XXe siècle, et enfin de nos jours. Ces trois grossières périodes
recouvrant plus ou moins trois modes d'appréhension critique des oeuvres
d'Alfred de Vigny.

ET VIGNY, PLUS SECRET,


COMME EN SA TOUR D'IVOIRE, AVANT MIDI, RENTRAIT...3

Des remarques célèbres ont — du vivant de Vigny, et dans la portion


du siècle qui va de sa mort aux années quatre-vingt-dix — proclamé l'in-
suffisance de l'art pratiqué par le poëte. Ainsi, celles de Sainte-Beuve au
sujet du recueil des Destinées : « Elles sont un déclin, mais un déclin très
bien soutenu... »4, ou de Gustave Planche5, voire celles plus ambiguës de
Georges Vattier :
De Vigny possède assurément une forme exquise. C'est du moins l'impression
générale, celle qui reste dans l'esprit alors que les imperfections de détail sont
oubliées. Le ruisseau aux ondes transparentes, au cours facile, n'est pas arrêté par
le caillou plus grossier égaré sur son lit de sable fin;; une ride ou deux apparaissent
à la surface ; elle se trouble légèrement, mais l'oeil à peine a entrevu cette altéra-
tion passagère que le flot a retrouvé sa limpidité première et repris sa libre coursé6.
Qui ne sentirait point dans les fausses suavités de la métaphore le
grain rugueux d'une critique récurrente ? Celle-là même que Brunetière
reprend :
Vigny est le seul qui ait eu ce que nous appelons des idées générales, et surtout
une conception de la vie raisonnée, personnelle, philosophique;!...] Mais c'est par
l'exécution qu'il pêche ; et son inspiration, souvent très haute,.ou presque toujours,
manque presque toujours aussi d'haleine, de largeur, de continuité surtout: nul
n'est plus vite essoufflé que Vigny7.
Et notre critique de renchérir; deux ans: plus tard, dans son essai sur
l' Évolution de la poésie lyrique en France au;XIXe siècle, où se trouvent

3. Sainte-Beuve,Pensées d'Août, A. M. Villemain, 1837.


4. Sainte-Beuve, Revue des deux mondes, 15 avril 1864.
5. Au sujet de Dolorida, et mu par une acerbe acribie, ce dernier écrivait : « J'ai regretté l'em-
ploi trop fréquent de la périphrase poétique. Je voudrais plus de naïveté, plus de franchise dans
l'expression. Je pardonne l'élégance laborieuse dans le développement d'un sentimentpersonnel,
dans une action étendue où le poëte peut intervenir pour son compte ; mais quand on resserre
toute une tragédie en deux cents vers, on ne saurait aller trop vite au but, et alors il convient
d'employer le mot propre et d'appeler les choses par leur nom », in Portraits littéraires, Paris,
Charpentier; 1853 [mais le jugement est initialement daté de 1834], t. 1, p. 191.
6. G. Vattier, Galerie des Académiciens, Portraits littéraires et artistiques, Paris, Amyot,
1864,2e série, p. 11.
7. F. Brunetière, Essai sur la littérature contemporaine, Faris, Calmann-Lévy, 1892, p. 37.
VIGNY, LE LANGAGE ET LA LANGUE 455

aimablement rassemblées les épithètes suivantes : pénible, laborieux,


heurté, guindé, invention Courte, expression incorrecte, trop elliptique,
trop dense, trop inégale... Or cet ouvrage est la mise au net d'un cours
libre dispensé en Sorbonne depuis 1893. Au même instant, ou presque,
Leconte de Lisle ne notait-il pas à propos des Destinées « un affaiblisse-
ment notable, une décoloration marquée de ce beau talent »8 ? On pourrait
croire ainsi la cause tristement entendue.
Mais, en ces moments où se prolongeaient encore les effets des per-
fides discours de Sainte-Beuve louant « l'élégance si tranchée»9 du suc-
cesseur d'Etienne à l'Académie, c'est à l'intelligence de Paul Bourget
qu'il revient de prendre en considération l'inaliénable fondement éthique

:
de l'esthétique de Vigny, ce pointfocal du style en lequel se nouent senti-
ment épilinguistique du sujet de l'écriture et conscience des devoirs de
l'individu
Le scrupule moral protégea Vigny contre l'excès de ses qualités. Il dit quelque
part dans son Journal : « Le malheur des écrivains est qu'ils s'embarrassentpeu de
dire vrai, pourvu qu'ils disent. Il est temps de né chercher les paroles que dans sa
conscience »... La phrase que j'ai soulignée pourrait servir d'épigraphe à toutes les
parties de son oeuvre. Il y a gagné de doubler son aristocratie native d'une étoffe
vivante d'humanité. Cette poésie d'une forme de choix se trouve ne pas être un tra-
vail d'exception et de byzantinisme.
On voit bien là se profiler une attitude de critique positive qui — dans
le détail des faits d'expression et l'ensemble des raisons poussant un indi-
vidu à écrire — cherche à retrouver une unité spécifique et discrète.
Nous sommes entrés dans une période où les qualités de l'écriture
vont être considérées au même titre et avec le même rang que les seules
qualités de contenu idéologique. Presque simultanément, Emmanuel des
Essarts entérinait cette surérogation prévisible du style d'auteur, en cette
portion du XIXe siècle où public et Aristarques tendaient à faire de la
notion de « style » un synonyme de caractère et à voir en elle une forme
esthétique d'expression des idiosyncrasies psychologiques de l'individu :
A part quelques périphrases qui tiennent de l'École impériale, le style offre
dans la plus heureuse proportion l'élégance soutenue, la force ménagée, la correc-
tion et la hardiesse, l'éclat dans la netteté. De Vigny déploie des qualités qu'aucun
poète moderne n'a possédées au même degré : ce sont des qualités raciniennes.
Vigny, qui n'aimait pas Racine, est pourtant celui de nos contemporains qui le;rap-
pelle le plus par le tour du style. Ce sont les mêmes audaces calculées et voilées,
c'est le même art qui se fait sentir en se dérobant et se révèle sans jamais s'étaler11.

8.9. Leconte de Lisle, Poètes contemporains, Paris, Lemerre, 1895, p. 264.

10.
978.
Antoine, Paris, Robert Laffont, coll. Bouquins, 1993, p.
t 78.
Sainte-Beuve, Portraits littéraires, « Alfred de Vigny » (1er février 1846], éd. Gérald

P. Bourget, Études et portraits, Paris, Lemerre, 1889, 1, p.


11. E. des Essarts, Portraits de maîtres, Paris, Didier, Pétrin et Cie, 1888, p, 100.
456 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DELA FRANCE

On l'aura compris, l'arrière-plan de Racine comme caution esthétique


sert à rédimer l'homme Vigny — le trop tendre Vigny, dissimulé derrière
les hiératismes de la pose, comme il y eut un tendre Racine, victime de
ses passions —- par l'irréfutable proclamation de la pureté toute classique
de son style. Plus particulièrement d'un style qui ne peut être que l'ex-
pression de la conformation de l'individu aux canons de la société
contemporaine. Alors que, depuis Les Fleurs du mai, les nouvelles rhéto-
riques littéraires apprennent à humer de délétères parfums, et à jouir de
leurs miasmes, que des illuminations douteuses ponctuent l'errance
d'êtres asociaux, et que le naturalisme a très officiellement fait sou lit des
couches populaires, c'est là une autre manière de concevoir dans l'écriture
le rapport de l'éthique et de l'esthétique... cette dernière justifiant pour
une fois celle-là, alors que d'ordinaire le contraire est la règle reçue. Et
que — de l'être social et moral — on infère d'ordinaire les qualités sty-
listiques de l'oeuvre.
A la fin du XIXe siècle, c'est donc une image sinon contradictoire du
moins fort controversée de Vigny que donnait à voir la critique, entre les
affirmations des défauts de son écriture et celles des qualités de son style.
D'un auteur qui avait achevé son oeuvre par les strophes de L'Esprit pur,
n'étaient retenus que le souci d'une sélection rigoureuse des meilleures
créations et la nécessité d'une épuration drastique du langage, ainsi qu'en
témoigne l'ultime jugement d'Eugène Asse :
Depuis 1863 sa gloire n'a fait que grandir et aujourd'hui il apparaît comme un
véritable initiateur de beaucoup de choses [notamment le poëme philosophique]. .
Des oeuvres de nos grands morts, c'est la sienne qui a subi la moindre atteinte du
temps, qui a même grandi avec lui. Il le doit sans doute à son beau et hardi génie,
mais aussi au soin qu'il a eu de ne léguer au public que ce qu'il estimait le plus
accompli dans son oeuvre. Courage rare parmi les romantiques ! H a lui-même, de
son vivant, supprimé des pièces déjà publiées et;que tout autre que lui aurait.éter-
nisées dans une édition définitive ne varietur. Lorsque tant d'écrivains n'ont
cherché qu'à accroître-leur bagage littéraire, il n'a cherché qu'à alléger Je sien 12.
On aurait ainsi l'image d'un créateur fidèle aux symboles mêmes de
pureté inscrits dans son oeuvre, et qui — se défendant des mauvaises inter-
prétations susceptibles d'être faites de ses écrits — aurait personnellement
procédé à la constitution de son legs. L'hypothèse est plausible. Mais
l'exécuteur testamentaire, Ratisbonnë, et ses successeurs, comme on le
sait, ont voulu être plus rigoureux que l'écrivain lui-même, et ont dénaturé
la sélection et l'organisation des éléments laissés par Vigny. De sorte que
cette hypothèse ne résiste pas à l'épreuve de l'histoire, à l' épreuve du
temps comme l'écrivain la désignait lui-même. l'ajouterai que l'idée d'un

12. E. Asse, Alfred de Vigny et les éditions originales de ses poésies, Paris, Téchener,
1895, p. 6.
VIGNY, LE LANGAGEET:LA LANGUE 457

auteur achevant in extremis son oeuvre pour la transmettre à la postérité


qui lui donnera un sens fidèle aux intentions qui ont présidé sa réalisation,
cette représentation d'une idéale maîtrise est particulièrement sujette à
caution. Même s'il veut se prémunir contre les déformations que le public
fait et fera nécessairement subir à ses textes, Vigny sait aussi mieux que
quiconque que cette transmission — quels qu'en soient les risques — est
nécessaire, inéluctable et donc en un sens souhaitable pour parachever la
dynamique du mouvement qui — par l'infinitif penser, comme activité
productrice d"énergie — fait passer du pensable au pense : « le sens en
moi le besoin de dire à la société les idées que j'ai en moi et qui veulent
sortir » [Carnet, 1835]. Il y a donc beaucoup d'artifice à soutenir en cette
période que Vigny fût le seul détenteur de la vérité de ses oeuvres y com-
pris dans les maladresses supposées de son écriture. Une telle conception
ne s'explique du point de vue de la réception que par l'extraordinairepré-
gnance dont jouissent alors — sous l'emprise des modèles scolaires — les
grammaires et esthétiques normatives : de Brachet-Dussouchet aux consi-
dérations d'Albalat, qui, analysant le style des écrivains pour en mettre les
meilleurs fruits à la disposition du public désireux de savoir écrire, édic-
tent les règles esthétiques et confortent les lois morales hors desquelles il
n'est point de salut social.

PAR BONHEUR, LE SENSVERIDIQUE DE SA VIE ET DE SON OEUVRE


CONTINUE A ANIMER SECRÈTEMENTDES LECTEURS ÉPARS... 13 .

Le passage à la première moitié du XXe siècle donne l'occasion de


remettre un peu d'ordre dans ce fatras idéologique où se mêlent confor-
misme social, normativité grammaticale et prescriptivisme esthétique, Et
l'oeuvre de Vigny est alors tout entière reversée du seul côté de son
contenu, dans une assez large indifférence aux formes d'écriture qui l'ont
véhiculée. Cette période est celle dès biographies plus ou moins apaisées
et objectives : Lauvrière- [1909], Baldensperger-[1912, 1933], Estève
(1923) ; des travaux docume
thèses classiques qui mettent en avant la pensée de l'écrivain : Marc
Citoleux [1924] sous l'angle de ses sources classiques et étrangères ;
Pierre Flottes [1927] pour les dimensions politique et sociale ; Georges
Bbnnèfoy [1944], enfin dans les domaines de la religion et de la morale.
Les jugements portés en cette période'se contentent de généralités

176.
tfansversales grâce auxquelles les spécificités du style se dissolvent dans

13. F. Baldensperger,Alfred de Vigiiy, Paris, Nouvelle Revue critique, collection Essais, cri-
tiques, 1929, p.
458 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

l'oubli des aspérités et des crispations constitutives de l'écriture de Vigny.


Estève note par exemple le caractère précurseur de l'esthétique mise en
oeuvre par l'auteur d'Éloa, mais ne commente guère les formes par les-
quelles transitent ces catégories :
Art impersonnel, art symbolique, tels sont les deux grands caractères avec les-
quels nous apparaît, dans le recul du passé, la poésie d'Alfred de Vigny. Si le pre-
mier fait de lui le précurseur de toute notre épopée moderne (Victor Hugo, Leconte
de Lisle et leurs imitateurs), le second apparente son oeuvre à une littérature plus
voisine encore de nous (le mouvement symboliste). [...] Si la fonction essentielle
d'un poète qui mérite la qualification de symboliste est de créer des mythes, de

14.
donner aux vérités les plus profondément vraies une enveloppe fabuleuse, de nous
conter de merveilleuses histoires qui ne ressemblent à rien de ce que nous voyons
dans la réalité, mais par le moyen desquelles il nous découvre son âme et parfois
aussi nous révèle la nôtre, ce qu'il y a dans la poésie française avant 1890 qui
réponde le mieux à cette définition, c'est le Satyre et lé Titan de Victor Hugo, mais
bien avant le Satyre et le Titan, Éloa, Moïse, Le Déluge, tout ce livre mystique des
Poèmes antiques et modernes, qui est peut-être la plus pure et la plus parfaite
expression du génie d'Alfred de Vigny
Tout se passe ici comme si l'impression générale laissée par la lecture
globale de l'oeuvre prédominait sur l'infinité' des détails d'écriture enfouis
dans les textes par impuissance à lés organiser en un tout cohérent qui
s'affranchisse des catégories d'une histoire littéraire trop facile à reconsti-
tuer rétrospectivement. Et le penser précédemment allégué risque ici
d'être occulté au profit d'une pensée, donnée en quelque sorte immédiate
de la conscience du lecteur.
Baldensperger, en 1929, renoue précisément avec le mythe de l'idée
pure dans la seule exposition des qualités morales inscrites au frontispice
de l'oeuvre de Vigny, sans véritablement se soucier du médium qui permet
l'affirmation de tels faits et du paradoxe que constitue l'expression ver-
bale du silence :
On s'empresse de conclure du Silence de Vigny à une hautaine stérilité, de cer-
taines désapprobations à un pessimisme total, et principalement de sa réserve et de
sa dignité à une raideur impersonnelle et glacée, [...] L'oeuvre et la personne de
Vigny deviennent comme le mot de ralliement d'une communauté indiscernable,
souvent méprisée des triomphateurs du jour, ignorée des turbulentes consécrations
de la publicité : celle qui maintient les réincarnations de « l'esprit pur », l'intelli-
gence, le dévouement, l'abnégation, la dignité, la foi jurée, à l'abri des atteintes et
des abandons15.
Rien ici, comme on le voit, qui touche de près pu de loin à la mise en
mots des représentations proposées par l'écrivain. Mais plutôt — une nou-
velle fois
— l'impression générale d'un contenu global réductible à un
sens, à quelques mots perçus comme étiquette classificatrice d'une oeuvre

14. E. Estève, Alfred de Vigny, sa pensée et son art, Paris, Gantier Frères, .1923, p.: 4.
15. E Baldensperger, op. cit., p. 175.
VIGNY, LE LANGAGE ET LA LANGUE 459

formellement édifiante et d'un .auteur digne à ce titre de figurer au


Panthéon de l'histoire littéraire.
Citoleux affirme de Vigny avec une certaine justesse : « Sa pensée est
abstraite et son art est plastique », mais ne peut rendre compte de la pro-
duction poétique qu'en un vague et élusif : « Il a probablement rédigé les
vers les plus concrets de notre langue »16...
Lors même que Thibaudet, quelques années plus tard, s'aventure sur
les terres de l'esthétique, il récuse arbitrairement la validité de l'argument
linguistique ou stylistique au profit — une nouvelle fois — de l'impres-
sion d'ensemble :
Depuis la publication des Destinées, qui rappelèrent l'attention sur lui après sa
mort, la gloire de Vigny n'a pas connu les hauts et les bas de celle de Lamartine et
de Victor Hugo. Elle est restée égalé et pure. De ses grands poèmes les grammai-
riens ont pu discuter la langue, mais de leur poésie rien n'a vieilli. Ce poëte stoï-
cien, ce constructeur de mythes autour des idées, en même temps qu'il a été le
romantique le mieux délégué à la poésie pure, a tenu la place, rendu les services,
conservé le bienfait d'un moraliste. Sa sensibilité orgueilleuse, douloureuse n'a nui
en rien à une raison active qui fait de lui le père La Pensée de la poésie romantique.
Elle a donné au contraire à cette pensée plus de vibration humaine, à cette paternité
plus d'efficace1'.
Et l'on voit bien ici se mettre définitivement en place le dispositif pri-
vant les amateurs de langue — grammairiens, stylisticiens, linguistes —
de toute légitimité à traiter de littérature. Comme si une réflexion appro-
fondie sur les formes de la langue, et en quelque sorte déjà concernée par
le processus de sémiose des textes, devait conduire à des remises en ques-
tion conceptuelles auxquelles se prêtent mal les catégories de l'histoire
littéraire.
Le danger n'est pas immédiat, il est vrai, car indépendamment même
de toute spécialisation disciplinaire, on peut observer à l'époque des pro-
fesseurs en Sorbonne, et non des moindres, qui ponctuent leurs commen-
taires de remarques qu'on dirait frivoles si elles n'étaient l'expression
d'un acharnement à vouloir traquer partout la perfection de l'expression,
aussi bien en termes de soumission à la norme grammaticale, qu'en
termes de conformation aux modèles rhétoriques les plus convenus de
l'esthétique. Ainsi, à propos des Destinées, Georges Ascoli — indifférent
au trait archaïque d'orthographe — notait-il : « Tous errants : errant, qui
a ici sa valeur de participe, ne devrait pas avoir d's ; d'ailleurs dans les
deux propositions qui suivent, et qui sont construites de même, nous
avons bien les formes de participe : levant, suivant [...] ». Puis, un peu

16. M. Citoleux, Alfred de Vigny; persistances classiques, affinités étrangères, Paris, Cham-
pion, 1924, p. x.
17. A. Thibaudet, Histoire de la littératurefrançaise de 1789 à nos jours, Paris, Stock, 1936,
p. 234.
460 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

plus loin, à propos des vers 192-193 de La Maison du Berger: «L'idée


est belle, mais l'expression médiocre, qui allie sans grand bonheur le mot
"chose", l'objet matériel, au mot "immortelle" qui évoque au contraire
tout ce qui est spirituel ; de plus le dédain, aversion hautaine et distante,
est un sentiment dont il semble difficile de dire qu'il pénètre jusqu'au
fond du coeur ». Au sujet de « L'or pleut sous les charbons... », le critique
condamné de même ces « expressions, fréquentes chez Vigny, qui témoi-
gnent d'une imagination vive et grande, mais qui ne sont pas à la hauteur
elles-mêmes de cette conception ». Plus loin encore, c'est la ponctuation
qui est soumise à critique dans Les Oracles : il S'agit de la virgule articu-
lant les vers 29 et 30, «qui semble bien fautive, quoique conforme au
manuscrit de 1863 ». En d'autres pages, c'est « une image contournée et
lourde » qui est dénoncée. Bref, Vigny passerait assez aisément pour un
auteur embarrassant et par le contenu de son oeuvre et par la forme même
qu'il lui a concédée, souvent maladroite et pesante18. Et l'on se rappellera
peut-être — surgeon tardif de ce courant critique — le jugement cruel que
Bertrand de la Salle émet encore en 1963 : « Vigny, s'il atteint à des som-
mets insurpassables, restera toujours un poète inégal. Beaucoup de ses
vers sont d'une facture déplorable, ce qui déconcerte sous une plume
comme là sienne. Fadeur, prosaïsme, lourdeur, obscurité, dit un de ses cri-
tiques [...] » 19. Sans appel... en dépit des qualités de sympathie — parfois
même excessives -— exposées par le reste de l'ouvrage !

CE FIN MIROIR, SOLIDE, ETINCELANT ET DUR... 20

C'est la seconde moitié du XXe siècle, avec les multiples transforma-


tions de ses approches théoriques et méthodologiques de la littérature, qui
a permis à la critique dé retrouver une attitude plus clairvoyante à l'en-
droit dés spécificités de l'écriture et du style de Vigny. Depuis la très juste
remise en perspective effectuée par Pierre-Georges Castex en 1952,l'ini-
tiateur, et prolongée par'son commentaire des Destinées21, il est devenu
plus courant de s'attacher aux vertus d'un langage que l'on sait désormais
.— à la suite, notamment, de Briêe Parain et de Merleau-Ponty22 — créa-
teur de sens au-delà de ses évidentes marques formelles. Le commentaire

18. Les extraits allégués proviennent du Cours de Licence ès-Lettres, Certificat d'Études
Supérieures de Littérature,française et d'Études Littéraires Classiques rédigé par Georges
Ascoli : Vigny, Les Destinées, Paris, CDU, 1932, respectivement p. 17, 58, 103, 112...
19. B. de la Salle, Alfred de Vigny, Paris, Fayard, 1963, p. 62.
20. La Maison du Berger, v. 200.
21. Paris, SEDES, 1964.
22. Respectivement : Recherches sur la nature et les fonctions du langage, Paris, NRF,
Bibliothèque des Idées, 1942 ; et Signes, Paris, Gallimard, 1960.
VIGNY, LE LANGAGE ET LA LANGUE 461

de La Maison du Berger fait ainsi apparaître des «procédés de langage


[...] qui émeuvent par la vibration secrète dé l'accent, mais qui se sou-
tiennent par l'éloquence [,,.] et les vertus de la poésie pure qui, sans effort
apparent, transfigure, en les baignant de mystère, les mots les plus usés du
langage ordinaire »23. Et, dans la même période, on aura garde de ne pas
oublier les travaux de Liano Petroni, ainsi que ceux de F. P. Bowman et
S. Haig, qui — pour n'être pas directement inspirés par les questions de la
sémiologie des textes — marquentcependantfortementla nouvelle consi-
dération dont la langue dans laquelle s'exprime Vigny est désormais l' ob-
jet, écriture et style en quelque sorte confondus24.
Cependant, l'impulsion décisive donnée à cette appréhension inno-
vante de l'oeuvre de Vigny est sans aucun doute conférée en-1961 par la
publication de la thèse de François Germain. La discussion peut; alors
s'élever au-dessus des débats triviaux portant sur Tofjsërvancè plus ou
moins stricte ou déviante des normes extrinsèques de la langue: Elle
touche désormais la capacité des unités linguistiques, a quelque niveau
qu'elles soient perçues, à faire sens et à éveiller la conscience sémiolo-
gique du lecteur, indépendamment de tout jugement absolu de valeur :
Vigny n'est pas et ne veut pas être un virtuose de l'image ; le pittoresque ici
n'est pas un but, maïs un moyen d'incarnerdès réalités intérieures auxquelles il se,
subordonne. Symbolique par principe, il n'est jamais une distraction, mais toujours
l'apparence sensible d'une Idée et des drames qu'elle résume, [...] Les expressions
courantes, les imagés usées, tout ce poids mort qui tombe rapidement dans l'oubli,
traduisent pourtant un aspect de l'auteur, qui, pour être banal, n'est pas forcément
moins significatif ou moins sincère. Comme tout autre, Vigny a ses habitudes de
langage, et les mots qu'il aime sont monnaie courante chez les héritiers de Delille ;
ce n'est pas:une raison pour les négliger. Si un:mot perd sa rigueur intellectuelle
quand la mode S'empare de lui, il gagne, en revanche, des valeurs affectives qui
sont éphémères, sans doute, mais quelque temps prestigieuses, et ce mot n'est une
platitude à nos yeux que parce que nous en jugeons de l'extérieur, et quand là
faveur l'a déserté. Un mot favori est un appel pour l'imagination, et lés facilités dé
vocabulaire sont souvent des facilités de rêve. Peu importe, donc qu'un; mot soit;
banal, si un poète aime à l'écrire ; ce qui compte, c'est d'en retrouver les charmes
évanouis. Pour qui abandonne les perspectives cavalières, chacun devient la
mesure dé son propre langage. [...]* Pour connaîtreune imagination, il faut dresser
le lexique des rêveries qui sont, liées aux complaisances de vocabulaire 25.

159.
Certes, le commentaire n'est pas ici de la rigueur que l'on souhaiterait
peut-être aujourd'hui, mais son orientation va dans le sens; de ce que
Vigny réclamait pour lui-même lorsqu'il découvrait chez d'autres ce qui

23. Op. cit.,p;


24. L. Petroni, Poetica e Poesia d'Alfredde Vigny, Annau' délia Facoltà di Letteredi Cagliari,
1956 ; F. P. Bowman, « The Poetic Praçticés of Vigny's Poèmes philosophiques », in Modem
Language Review, 1965, p, 359-368 ; Stephen Haig, « Notes on Vigny's Composition ; La Colère
de Sàmson », in Modem Language Review, 1965, p. 369-373.
25. E Germain, L'Imagination d'Alfred dé Vigny, Paris, José Corti, 1961, p. 13.
462 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

constituait essentiellement à ses yeux le fondement irréductible de leur


écriture, l'inaliénable spécificité de leur style, un langage : « Il ne suffit
pas d'entendre l'anglais pour comprendre ce grand homme, il faut enten-
dre le Shakespeare, qui est une langue aussi. Le coeur de Shakespeare est
une langue à part »26.
Et c'est ainsi que — sous des angles certainement divers — la critique
s'est progressivement attachée en priorité à la matière du verbe qui faisait
autrefois l'objet des remarques les plus acerbes des commentateurs de
l'écrivain. Jean-Pierre Richard, Paul Viallaneix, Pierre-Georges Castex et
M. Bénichou ont montré le chemin. A leur suite, André Jarry, Michel
Cambien, Yolande Legrand, Lise Sabourin et nous-même27, nous avons
tous pu insister incidemment ou plus généralement, en fonction de. nos
préoccupations plus particulières, sur tel ou tel aspect des textes de
l'oeuvre que mettent en évidence des dispositifs d'écriture particuliers, et
des stratégies énonciatives singulières, dont l'alliance définit la constitu-
tion d'un style d'auteur propre à Vigny.
Au seuil du XXIe siècle reste alors à s'interroger sur le sens de ces
déplacements de la critique et sur les caractéristiques intrinsèques de
l'écriture de Vigny ayant pu motiver une telle transformation du regard
porté sur son oeuvre. Pour ce faire, il est nécessaire de prendre un peu de
recul et de retourner à des considérations qui touchent à l'évolution des
disciplines traitant de la matière de langage.

CE MOT EST UN TERME HONNETE


QUI VOULAIT DIRE ET SIGNIFIE ENCORE EN DÉROUTE,
DANS LE LANGAGE MILITAIRE...28

Deux facteurs vont désormais intervenir comme hypothèses explica-


tives : d'une part l'état de la réflexion sur la langue et le langage en
France, à l'époque même d'Alfred de Vigny, et, d'autre part, les forces
sémiologiques à l'oeuvre dans les écrits de Vigny. Du croisement de ces
facteurs dépend — me semble-t-il — la réévaluation dont l'écrivain est
aujourd'hui l'objet.

26. Carnet de 1838, in journal d'un poète, p. p. F. Baldensperger, Pléiade II, 1948, p. 1099.
27. Notamment,J.-P. Richard, « Vertical et horizontal dans l'oeuvre poétique d'A. de Vigny »,
in Études sur le romantisme, Paris, Le Seuil, 1973, p. 161-176 ; P. Viallaneix, Vigny par lui-même,
Paris, Le Seuil, coll. Écrivains de toujours, 1964 ; A. Jarry, Étapes et signification de la création
littéraire d'Alfred de Vigny, Droz, 1997 ; M. Cambien, Les systèmes conflictuels dans l'oeuvre
d'Alfred de Vigny, thèse, Paris III, 1980, et « Le Poète d'un journal : d'une bio-graphiebien sou-
tenue », in Bulletin de l'Association des Amis d'Alfred de Vigny, 1985-1986, n° 15, p. 50-62 ;
j.-Ph. Saint-Gérand, Vigny, Vivre, Écrire, Presses Universitaires de Nancy, coll. Phares, 1993.
28. A. de Vigny, Cinq-Mars, éd. A. Bouvet, Pléiade 11,1993, p. 110.
VIGNY, LE LANGAGEET LA LANGUE 463

Il n'est pas question que je retrace longuement ici la transformation du


paysage « linguistique » français à l'époque de Vigny. J'ai eu l'occasion
de le faire en d'autres temps et lieux29. Il me suffira de rappeler que cette
transformation est étroitement liée à l'un des aspects les plus obscurs du
romantisme français ; plus exactement à l'une des dimensions du mouve-
ment romantique que la récente publication du somptueux Dictionnaire
du XIX' siècle européen 0 a su mettre en évidence mais que l'histoire lit-
1,

téraire avait jusqu'ici voilée par insouciance à l'égard du langage ; et ce,


malgré le signal des prises de participation de Nodier — Dictionnaire des
Onomatopées, Paris, 1808, rééd. 1828, Notions élémentaires de Linguis-
tique, en 1833 — ou de V. Hugo, membre en 1834 des Comités Guizot
chargés de veiller à la constitution d'une philologie française...
Je parle ici d'une science romantique — même si aujourd'hui le
contenu de ces savoirs peut prêter à sourire — de mêmes ambition et hau-
teur d'exigences explicatives que ce que les savants d'outre-Rhin élabo-
raient alors comme philosophie de la nature autour du groupe de
l'Athenoeum : Goethe dans le domaine de l'optique, Ritter dans celui de
l'électricité avec son hypothèse d'un galvanisme universel, Burdach dans
celui de la biologie, Carus dans le secteur-d'une cosmologie romantique,
Alexandre de Humboldt dans le domaine de l'anthropologie, voire Bopp
et Grimm dans celui du seul secteur que le susdit dictionnaire a curieuse-
ment ignoré en tant que tel : la linguistique...
Certes, l'adaptation en France des formes de pensée issues de la
réflexion des « linguistes » et philologues allemands a été rendue plus dif-
ficile par la tradition cartésienne d'une logique analytique renforcée dans
sa raideur par les postulats et les axiomes impératifs de l'Idéologie. Vigny
parle d'ailleurs fort péjorativement en général du patois philosophique
tudesque... Mais il ne faudrait pas conclure de cette difficulté conjonctu-
relle à l'inexistence structurelle de l'objet. Les conditions de constitution
d'une première philologie française — entre les débuts de la Société des
Antiquaires de France [1807] et la publication posthume en 1839 des
recherches de Gustave Fallot31 — mettent d'ailleurs en pleine lumière les
complexités de l'objet langage, qu'il est désormais difficile aux écrivains
de négliger en tant que tel ; ou, plus exactement, dont l'impact sur la pen-
sée créatrice ne peut plus être occulté.

29. Voir J.-Ph. Saint-Gérand, « Le râteau, la pierre ponce et le Poète : de quelques intérêts
marginaux d'Alfred de Vigny », in Romantisme. 1988/59, p. 91-107.
30. Rédigé sous la direction de Madeleine Ambrière, Paris, Presses Universitaires de France,
1997, notamment dans les sections dirigées par Françoise Balibar, Jean Bernard et Bernard
Bourgeois.
31. Gustave Fallot, Recherches sur les formes grammaticales de la languefrançaise et de ses
dialectes au XIII' siècle, texte rédigé en 1836, publié après la mort de l'auteur 11839] par
P. Ackermann,le collaborateur de Nodier, et avec une préface de B. Guessard.
464 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

Relater les aléas de cette adaptation serait une autre histoire.


Je me contenterai donc — pour revenir à Vigny — de résumer les
deux tendances concomitantes qui orientent ce long travail d'objectivation
de la langue et de la matière de langage. Car ces deux tendances générales
reflètent bien les postulations particulières de Vigny, lorsque ce dernier
envisage son art et l'instrument grâce auquel l'esthétique idéale se fixe en
textes matérialisés.
La première postulation est un appel à la cohérence de la réflexion.
Bien après Vigny, les linguistes la formuleront sous forme d'enthymème :
« [...] si le langage sert à exprimer la pensée, les mots ne sauraient passer
du sens primitif aux sens dérivés et figurés sans suivre un certain ordre,
qui a son explication rationnelle ; et l'on doit chercher dans les lois de la
pensée la cause historique des transformations auxquelles les mots ont été
soumis »32. De cette cohérence résulte que la langue ne saurait exister sans
cette régulation intellectuelle qui a pour fondement dans l'histoire la
consubstantialité des mots et de la pensée. On se rappellera les déve-
loppements similaires que Vigny consacre à la traduction dans la Lettre
à Lord***:
En vain, on répète le même chant dans sa langue, c'est un autre instrument ; il
a donc un autre son et un autre toucher, d'autres modulations, d'autres accords,
dont il faut se servir pour rendre l'harmonie étrangère et la naturaliser ; mais une
chose y manque toujours : l'union intime de la pensée d'un homme avec sa langue
maternelle...
On se remémorera toujours pour la même raison la dénonciation des
traductions de Kant par Barni : «L'argot philosophique, le patois des
écoles allemandes ne peut aller plus loin. C'est par trop en dehors du fran-
çais. Il faudrait traduire cette traduction »33. Ce qui est ici en jeu relève
— pour anticiper sur l'occurrence du terme dans la langue — de la systé-
maticité du langage dans ses manifestations littéraires, dont Vigny entend
faire un principe fondamental de son art, et que l'on retrouve perpétuelle-
ment de fait dans son oeuvre, à travers les crispations ou les bonheurs
d'expression qui rendent alternativement sa pensée impérieuse et rigide :
C'est assez de souffrir sans se juger coupable
Pour avoir entrepris et pour être incapable
La Flûte, 89-90.

ou malléable, ductile et suggestive :


Dès ce jour je commençai à m'estimer intérieurement, à avoir confiance en
moi, à sentir mon caractère s'épurer, se former, se compléter, s'affermir. Dès ce

32. A. Hatzfeld, A. Darmesteter, et A. Thomas, Dictionnaire général de la Langue Française


[1890-1900], Introduction, éd. Delagrave, 1964, p. n.
33. Carnet, 1847 ?, BN ms. N. a. fr. 14686, f° 76 r°.
VIGNY, LE LANGAGE ET LA LANGUE 465

jour, je vis clairement que les événements ne sont rien, que l'homme intérieur
est tout, je me plaçai bien au-dessus de mes juges. Enfin je sentis ma conscience,
je résolus de m'appuyer uniquement sur elle, de considérer les jugements publics,
les récompenses éclatantes, les fortunes rapides, les réputations de bulletin, comme
de ridicules forfanteries et un jeu de hasard qui ne valait pas la peine qu'on
s'en occupât.
La Canne de Jonc, vin.

La seconde postulation est corollairement — de la part des mêmes lin-


guistes — reconnaissance de la prégnance du temps, confirmationde l'ir-
rémissible dimension de l'histoire : « La langue que nous parlons et que
nous écrivons est pleine d'expressions. de tournures dont elle ne peut
rendre compte par elle-même, et qui s'expliquent par des faits anciens,
depuis longtemps oubliés, qui survivent dans l'idiome moderne comme
les derniers témoins d'un autre âge » 34. Vigny, pour sa paît, revenu au
Maine-Giraud, fait déjà écho à de telles préoccupations lorsqu'il relève
les couches diachroniques rémanentes qui constituent la base du lan-
gage charentais :
Le fond du langage charentais est la langue de Rabelais et de Montaigne. Un
bon écrivain peut y apprendre et y prendre, car il serait bon de ressaisir des mots
mal à propos écartés par le râteau du XVII' siècle. Par exemple, nous entendons
tous les jours les paysans dire : « J'ai-é(s)té en Justice et je l'ai acertainé ». C'est
un mot anglais, utilisé à la .Chancellerie' dans les actes et dans'Je discours:
Ascertained (to ascertain), affirmer, assurer, confirmer. — Français du temps de
Rabelais, ce mot ne l'est plus à Paris. La femme d'un métayer nous disait :
« J'avons une ouaille aignelée d'aneu... » Soit : Nous avons une brebis qui a mis

v.
bas un agneau. Il nous faut cinq mots pour traduire aignelée*5.
De telles considérations ne sont évidemment pas sans conséquences
sur l'économie et la politique générales du langage pratiquées par l'écri-
vain. Madeleine Ambrière rappelait en introduction à cette journée la
sensibilité de l'écrivain aux faits d'oralisation du discours ; amateur de
diction, de prosodie, et lecteur de Du Broca ; dans le précédent témoi-
gnage Vigny se montre sensible à l'intérêt documentaire du témoignage
oral, susceptible d'éveiller là conscience métalinguistique de l'écrivain ;
il se révèle également attentif aux migrations du vocabulaire au-dessus
de frontières toujours arbitraires dans l'ordre de l'histoire, dans une pers-
pective qui n'est pas sans rappeler les travaux contemporains d'un philo-
logue tel que Francisque Michel et ses ruminations sur les rapports du
français et de l'anglais au Moyen Age par l'intermédiaire de l'anglo-

34. Ibid., p.
35. Lettre à Adolphe Breulier, 7 décembre 1852, En attendant que la nouvelle édition de la
correspondancede Vigny, sous la direction de Madeleine Ambrière, atteigne cette couche chro-
.
nologique, on se reportera à la publication de la Correspondance 1822-1863, t. H, éd. L. Séché,
Paris, La Renaissance du Livre, 1913, p. 315.
466 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANGE

normand36. Vigny, enfin, s'affirme soucieux d'apprécier des principes


d'économie de la communication, qui, prenant appui sur le matériau pro-
prement linguistique de celle-ci, trouvent leur légitimité au plan supérieur
d'une sémiologie dont le célèbre texte de La Veillée de Vincennes — der-
rière une ironie trop rapidement caractérisée comme telle — laissait entre-
voir lé dessein général et toute l'ambition :
Si j'avais le bonheur de savoir comme quoi un bémol de plus à la clef peut
rendre un quatuor de flûtes et de bassons plus partisan du Directoire que du
Consulat et de l'Empire, je ne parlerais plus, je chanterais éternellement ; je foule-
rais aux pieds des mots et des phrases, qui ne sont bons tout au plus que pour une
centaine de départements, tandis que j'aurais; leibonheur de dire mes idées fort clai-
rement à tout l'univers avec mes sept notes. Mais, dépourvu de cette science
comme je suis, ma conversation musicale serait ;si bornée que mon seul parti à
prendre est de vous dire, en langue vulgaire, la satisfaction que me cause surtout
votre vue et le spectacle de l'accord plein de simplicité et de bonhomie qui règne
dans votre famille37.
Sourire, voire rire, peut-être ! mais — simultanément, pour nous,
aujourd'hui, comme en aquatinte pour lui, en ce premier tiers du xixc siè-
cle — la conscience d'être là au coeur des réflexions que développent et
cultivent les chercheurs, les savants et les érudits qui seront progressive-
ment intégrés à F institutionnalisationpolitique du savoir de la langue par
la voie de l'Université française, et de la diversification de ses Écoles [des
Chartes, Pratique des Hautes Études] et des chaires créées au Collège de
France ! Et il y a alors dusens à chercher — en histoire ou en poésie <—
la « vraie signification » 38 des mots, au moins comme une des formes pos-
sibles d'expression du doute qui se manifeste désormais quant à la trans-
parence des signes dû langage.
Lorsque Vigny en vient à relativiser les mérites somme toute assez
neufs de l'étymologie — depuis la mise au point programmatique de
Turgot39, dans l' Encyclopédie il met donc aussi le doigt sur l'aporie des

justifications du langage par l'histoire :

36. Voir J.-Ph. Salnt-Gérand, « La Criiical Jnquiry into the Scottish Language (1872-1882) de
Francisque Michel: Histoire, philologie et fantaisie », in Florilegium Historiographiae
Linguisticae ; Études d'historiographie de la linguistique et de grammaire comparée à la
mémoire de Maurice Leroy, 1994, Jan De Clercq et Piet Desmet (éd.), Bibliothèquedes Cahiers
de l'Institut de Linguistique de Louvain, n° 75, Louvain-la-Neùve, Peeters, 1994.
37. Servitude et Grandeur Militaires, éd. F. Germain, Paris, Gantier, 1965, « La Veillée de
Vincennes », rv, p. 85.
38. Correspondance 1822-1863, t. H, éd. L. Séché, Paris, La Renaissance du Livre, 1913,
p.300.
;
39. Celui-ci propose notamment de recenser les sources de conjectures étymologiques, puis
de soumettre ces .dernières à des principes de critique afin d'en évaluer les degrés de certitude. Et
il rappelle le rapport infrangible de la forme et du sens : « l'un sans l'autren'est rien, et l'un et
l'autre rapport doivent être perpétuellement combinés dans toutes nos recherches »...
VIGNY, LE LANGAGEET LA LANGUE 467

La puérilité des Élymologistes a cherché dans la racine du mot poïesis le sens


de l'idée. Action, ont-ils dit, production. C'est aussi faux qu'il le serait de dire que
Tragédie veut dire Peau de bouc, et qu'il en faut mettre une pour jouer Athalie, ou
que Académie rend nécessaire l'habitation des jardins110.
Par cette remarque Vigny attire l'attention sur l'opacité des signes, le
caractère souvent fallacieux des reconstitutions historiques, la confusion
de la réalité des choses et des signes qui les représentent, bref, sur les
simulacres de justification que peuvent légitimer des reconstructions
mécanistes mécaniquement appliquées, comme il s'en développe alors
dans les secteurs de la phonétique, de la morphologie, de l'étymologie,
voire de la syntaxe. La même intention diacritique apparaît dans les
remarques sur le mot Système qui sont déroulées dans la célèbre Lettre
à Lord***.
Vigny se montre là conscient du fait que remonter aux premières
sources des emplois en langue de tel ou tel terme, ou « structurer » une
ascendance et élaborer les parentèles, a plus pour objectif de fonder en
raison le système et les usages du langage, d'élaborer ainsi une épistémo-
logie particulière de la vérité, que de justifier les principes fondamentaux
de la connaissance. Car — dans le domaine de l'expression — la raison
n'est aucunement appelée par la nature intrinsèque des choses, elle pro-
cède du seul constat qu'en ce constituant logique du jugement réside
l'unique force contraignante grâce à laquelle le langage se charge d'une
puissance légale d'administration des idéologies. La multiplication des
variantes susceptibles d'être rassemblées dans telle ou telle oeuvre de
Vigny plaide au reste en faveur de la prééminence du sens sur la raison.
Reçue ou non, la bouteille à la mer est donc lancée. Et le « fragile verre »
a pour fonction de porter la « pensée » et le « nom » jusqu'aux éventuels
récepteurs. Ces derniers recueilleront le message ou n'auront pas même
conscience de son existence ; peu importe ; les mots délavés portés sur le
feuillet sont la trace d'une intention, l'illusion d'un sens achevé dans et
par les mots. Dans Daphné, c'est bien cet aspect d'illusion créée par le
signe que souligne la narration du Docteur Noir :
Le mot grec Daphné était encore écrit sur le fût de la belle colonne. Il le répéta
plusieurs fois à haute voix. Voilà, dit-il, le mot qui agite si profondément le malade.
Il est épris de Daphné. Oui, il est amoureux fou de l'être que représente ce nom
charmant, ce nom grec, ce nom de l'amante d'Apollon. C'est ce nom, surtout avec
l'idée qu'il y attache, qui a ravi dans une perpétuelle extase ce beau Trivulce, ce
jeune homme d'âme ardente [...] Pour cette Daphné dont il n'a que le nom devant
lui, il a tout repoussé, jusqu'à l'étude qu'il aimait, Voyez, il n'a pas un livre chez
lui, ce sage !
[Daphné, iv, Le Christ et l'Antéchrist].

40. Carnet, 1852, in Journal, p. p. F. Baldensperger,Pléiade,--II, 1948, p. .1287,


468 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

Mais les mots eux-mêmes sont sujets à translations, à déplacements for-


mels et sémantiques. C'est donc l'utilité et l'efficience mêmes de la com-
munication en et par la littérature qui deviennent ici l'objet final de la
problématique sous-jacente à la réflexion de Vigny.
En travaillant le langage dans la dimension de son étymologie,confor-
mément aux tendances de son temps, Vigny ne prétend pas remonter à une
origine qui restituerait à l'objet une transparence idéale, et concéderait
aux produits qui eh sont dérivés une harmonieuse justesse de résonance.
Comme le rappelle une nouvelle fois La Bouteille à la mer, les signes du
langage ne sont jamais que « point invisible en un mouvant désert ». Là
où la forme semble ponctuellement fixer un sens, la fluence du temps fait
fluctuer une signifiance par définitionvariable. Pour paraphraser la;
géniale intuition ultérieurement développée par Ferdinand de Saussure41,
Vigny ne souhaite autre chose que prendre dans cette réflexion la mesure
des métamorphoses dont peuvent être l'objet les formes de la langue. De
la langue dans laquelle se coulent les intentions de l'écrivain. De la langue-
dont les lecteurs — aux époques les plus diverses — extraient précisé-
ment la signifiance variée de son oeuvre.
J'en arriverai par cette remarque à ma conclusion.

NÔTRE MOT ETERNEL EST-IL :


C'ÉTAIT ÉCRIT?

Vigny ne proposé pas en soi un canon spécifique de l'écriture litté-


raire ; il n'offre pas des modèles esthétiques susceptibles d'être repris
ici pu la par un tel ou par tel autre ; il n'expose pas plus une réflexion
achevée sur des faits de langue observés qui conduirait à dégager sa phi-
losophie du langage. Voire les prolégomènes d'un manuel d'esthétique
scripturale.
De son enfance — soumise aux postulats de l'Idéologie — à son âge
mûr — informé des avancées du génétisme comparatif, Vigny s'est donc
imprégné des idées sur le langage développées en son époque, :et a récur-
sivement été affecté par leur évolution même — fût-ce simplement dans
le plan de la conscience épilinguistique —: qui tend à faire de la langue un
objet de savoir indépendant a priori de la subjectivité des observateurs.
Conscient de cette objectivation, Vigny déclare à chaque instant dans son
oeuvre un amour passionné de la langue en réintroduisant dans celle-ci

41. Celui-ci «écrit » : « Le problème de l'origine du langage n'est pas un autre problème que
celui de sa transformation », in Cours de Linguistique générale, p.p. Ch. Bally, A. Riedlinger,
A. Séchehaye, Paris, Payot, 1921, p. 24.
VIGNY, LE LANGAGE ET LA LANGUE 469

toute la singularité de son expérience morale42 du rapport des mots aux


choses, et des discours au monde. En faisant en quelque sorte de la langue
une force d'organisation des faits généraux de la sémiose, mais sous
l'hypothèse d'un doute fondamental concernant le langage :
La perpétuelle lutte du poète est celle qu'il livre avec son idée. Si l'idée
triomphe du poète et le passionne trop, il est sa dupe et tombe dans la mise en
action de cette idée et s'y perd. Si le poète est plus fort que l'idée, il la pétrit, la
forme, et la met en oeuvre. Elle devient ce qu'il a voulu, un monument43.

La puissance cardinale reconnue au langage, en tant que complexe de


formes symboliques, est ainsi à proportion des craintes qu'il suscite
comme instrument de médiation. C'est que Vigny est tout particulière-
ment conscient non seulement du caractère transitoire des choses du sens,
mais aussi du caractère essentiellement transactionnel du pouvoir de la
signifiance de ses oeuvres. Ainsi se justifie pour Vigny le fait que la pen-
sée — comme objet mis en jeu par le vecteur littéraire et traqué par le lec-
teur — demeure toujours en dernière analyse un produit subséquent de la
faculté dépenser. A la limite un résultat secondaire. Dès l'époque d'Éloa,
Vigny revendiquait d'ailleurs d'échapper au « langage d'une nation », de
ne pas puiser les matériaux de son art dans les dictionnaires poétiques
habituels, et dans les chroniques du temps passé, mais « dans des termes
nouveaux, caractères neufs [que j'ai] fondus exprès pour cette imprime-
rie »44. Et je crois que l'écrivain souscrirait assez volontiers à l'idée que la
pensée dite de Vigny n'est jamais que la fugitive actualisation dans la
conscience de ses lecteurs d'un penser de la langue — antérieur en tant
qu'acte — mis en oeuvre par Vigny.
Entre le procès de conception des oeuvres, que soutient la maîtrise des
formes analytiques de la langue, et le résultat de cette dynamique psycho-
sémiologique, qu'incarne la matérialité des textes, l'amour de la langue et
le dessein du langage exprimés par Vigny installent donc moins des certi-
tudes positives quant à l'effectivité de l'écriture qu'ils ne proclament un
doute, et sous-lendent une constante interrogation sur l'efficacité de cette
dernière à trouver en autrui un écho en sympathie ; sur l'aptitude des
signes à modifier les états d'une conscience essentielle, qui demeurent lar-
gement abstraits de toutes les contingences historiques de la création et de
la réception. On a pu, reprocher à cette conception quelque irrépressible
tendance au solipsisme

42: Une note du Carnet de 1835 affirmé «Que chacundonc peigne comme il voit, et aussi
::

parle comme il pense, crie comme il sent ; c'est la permission que je prends sans la demander,
convaincu que l'humanité ne peut perdre à savoir ce qu'un homme a éprouvé et dit dans la sin-
cérité de son coeur », in Journal, p.p. F.'Baldensperger, Pléiade, H, 1948, p. 1031.
43. Carnet, 23 août 1837 [?], in Journal,-p.p. E Baldensperger, Pléiade, n, 1948, p. 1071.
:
44. Carnet, 20 mai 1829, in 891.
Journal, p.p. F. Baldensperger, Pléiade, II, 1948, p.
470 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

Eh quoi ! ma,pensée n'est-elle pas assez belle pour se passer du secours des
mots et de l'harmonie des sons ? Le silence est la Poésie même pour moi45,
rie voyant là que l'expression d'une ire momentanée exacerbée par le
souci du paradoxe. Il me semble aujourd'hui que — si paradoxe il y a —
celui-ci est largement en deçà du point d'affleurement de l'expression. Il
gît dans la nature essentielle d'un langage qui en raison même de son ori-
gine — mythique ou religieuse — ne peut se priver de son contraire muet,
sur le fond duquel il prend dès lors toute valeur relative :
S'il est vrai qu'au Jardin sacré des Ecritures,
Le Fils de l'homme ait dit ce qu'on voit rapporté ;
Muet, aveugle et sourd au cri des créatures,
Si le ciel nous laissa comme un monde avorté,
Le juste opposera le dédain à l'absence
Et ne répondra plus que par un froid silence
Au silence éternel de la Divinité

De cette même conception critique au plein sens du terme procèdent


les principes de composition et de rédaction exposés par Vigny, sur les-
quels U semble que l'on se soit longtemps mépris :
' De ma manière de composer. L'idée une fois reçue m'émeut jusqu'au coeur et
je la prends en adoration. Cent fois, par jour, elle revient à ma pensée dans le cercle
toujours mouvant des pensées. Je la salue et la perfectionne à chacune de ses évo-
lutions. Puis je travaille pour elle, je lui choisis une époque pour sa demeure, pour
son vêtement une nation. Là, je fouille les temps et les débris de la société de ces
âges qui conviennent le mieux à sa manifestation. Ces précieux restes une fois
assemblés, je trouve le point par lequel l'idée s'unit à eux dans la vérité de l'art et
par lequel la réalité des moeurs s'élève jusqu'à l'idéal de la pensée-mère ; sur ce
point flotte une fable, qu'il faut inventer assez passionnée, assez émouvante, pour
servir de démonstration à l'idée, et de démonstration incontestable, s'il se peut.
Travail difficile s'il en est, et qui ne peut produire que des oeuvres rares. On ne
comprend pas la cause de mon silence ; si je l'expliquais aux faibles têtes des par-
leurs de salon qui me demandent toujours cette cause, ils ne comprendraient pas et
leur faible vue ne pourrait soutenir et regarder cette clarté du foyer intérieur de l'art
et du travail philosophique dans l'imagination46.
En dépit de la référence à l'idée, il n'y a point là un idéalisme niais ou
prétentieux qui ferait fi de la langue et du langage. Au centre même de
cette réflexion, c'est d'ailleurs le terme de « fable » qui intervient, en son
sens le plus étymologique, celui qui l'associe à la parabole du langage, et
à la parole en langue. Une organicité sémiologique vive et féconde résulte
de cette interactiondu penser et de la pensée médiatisée par les signes qui
fixent le pensable de la signifiance dans le texte de l'oeuvre. Rien ici ne se
situe et ne s'effectue en dehors du verbe. Et l'on comprend alors que

45. Carnet, février 1832, in Journal, p.p. F. Baldensperger, Pléiade, II, 1948, p. 941.
46. Carnet, 1860, in Journal, p.p. F. Baldensperger, Pléiade, JI, 1948, p. 1355-1356.
VIGNY, LE LANGAGEET LA LANGUE 471

Vigny — à la toute fin de sa carrière — ait pu écrire du langage en une


diérèse audacieuse :
Le Diamant ? c'est l'art des choses idéales,
Et ses rayons d'argent, d'or, de pourpre et d'azur
Ne cessent de lancer les deux lueurs égales
Des pensers les plus beaux, de l'amour le plus pur,
Il porte du génie et transmet les empreintes.
Oui, de ce qui survit aux nations éteintes
C'est lui le plus brillant trésor et le plus dur.
Nous retrouvons bien dans cette ultime strophe des Oracles tous les
ingrédients de la pensée du langage et de la langue qui caractérise Alfred
de Vigny : l' idéal, érigé en terme à atteindre ; le penser en tant qu'énergie
et dynamique conceptuelle permettant parfois de saisir l'idéal en langage ;
les traces, laissées par l'empreinte de l'écriture, que le style convertit en
oeuvre ; et la langue — vivante ou morte — grâce à laquelle se réalisent
la transaction de la communication et les translations de la signifiance des
textes. C'est-à-dire non pas un langage poétique, car il y aurait là un effet
d'extériorité prédicative justifiant que — de point en point, de lieu en
lieu — de la poésie soit artificieusement infusée en lui et le rende tel ;
mais un langage en poésie, voire une poésie du langage en-soi grâce à
laquelle se résout en un dessein unique — soutenu par l'amour — l'al-
liance de la philosophie et du poëme, de la pensée et de Y écriture présen-
tées comme solidarité infrangible.
Après trente ans, et pour dire ici ce qui sera le dernier mot de mon iti-
néraire personnel dans l'oeuvre de Vigny, je voudrais revenir in extremis
au texte de la Lettre à Lord***, qui résume parfaitement de mon point de
vue le mystère de cette création :
En poésie, en philosophie, en action, qu'est-ce que système, que manière, que
genre, que ton, que style ? Ces questions ne sont jamais résolues que par un mot, et
toujours ce mot est un nom d'homme. La tête de chacun est un moule où se modèle
toute une masse d'idées. Cette tête une fois cassée par la mort, ne cherchez plus à
recomposer un ensemble pareil. Il est détruit pour toujours47.
Que le propre du langage soit de sublimer le commun de la langue
dans l'élixir des mots, et que ce dernier puisse être préservé en dernière
analyse dans le cristal conservateur du nom propre du Poète, voilà qui
— dans l'amour du langage — définit pour Vigny le dessein le plus pro-
fond de la langue dans l'histoire. Et l'on comprend mieux alors que — der-
rière les crispations et peut-être même les indurations de l'écriture — la
célébration des prestiges du verbe permette de passer d'une obscure
ascendance à la postérité glorieuse et irradiante :

47. Lettre à Ijord*"*, éd. F. Baldensperger, Pléiade, I, 1948, p. 294.


472 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

Dans le canevas des miens plongeant mes pas nocturnes,


J'ai compté mes aïeux, suivant leur vieille loi.
J'ouvris leurs parchemins, je fouillai dans leurs urnes
Empreintes, sur le flanc, des sceaux de chaque Roi.
— A peine une étincelle a relui dans leur cendre.
C'est en vain que d'eux tous le sang m'a fait descendre ;
Si j'écris leur histoire, ils descendront de moi.

C'est là — me semble-t-il — la meilleure illustration de la conjonc-


tion indissoluble du vivre et de l'écrire, d'une éthique et d'une esthétique,
qui caractérise l'oeuvre de Vigny, et qu'elle exppse de la manière la plus
densément cristalline. Spéculaire au crépuscule rie la vie.
Au croisement des impératifs sémiologiqués du langage et des régula-
tions internes du système linguistique, l'oeuvre de Vigny ne cesse ainsi de
rappeler ce fait essentiel que le pointfocal du style, SON STYLE — diffracté
en Une multitude de textes par le cristal de l'écriture — n'en finit pas
d'être projeté par amour de la langue dans le grand arc réflexif d'un lan-
gage au dessein particulièrement ambitieux. Au-delà des tensions et des
crispations précédemment relevées, entre le penser virtuel en amont et la
pensée actualisée en aval, ce langage n'a en effet d'autre but que de pro-
poser à l'anonyme Postérité, et à la subjectivité des individus qui la
constituent, les possibles multiples et variés de leur prise de conscience en
tant qu'individualités responsables de l'interprétation des formes de la
langue. En quoi la signifiance de l'oeuvre de Vigny accède désormais au
pensable grâce auquel — « de dix en dix années » — ont pu être tramés
jusqu'à nohs les fils de l'intrigue au sens le plus propre du terme BIO-
GRAPHIQUE exposée par L'Esprit pur.
VIGNY
ET « L'ORCHESTRE INTÉRIEUR »
POÉSIE ET MUSIQUE

JOSEPH-MARC BAILBÉ*

La poésie est une peinture qui se meut, et une musique


qui pense.
Emile Deschamps.

Vigny qui souhaite s'opposer à là «pente du siècle » éprouve un pro-


fond désir de réhabiliter l'aristocratie passionnée des poètes. Pour cela il
se fonde d'abord sur un « besoin éternel d'organisation », qu'il ressent
intensément dans sa création littéraire. D'autre part, on le sait, sa curiosité
musicale n'est jamais en défaut, qu'il s'agisse de Beethoven, ou de
Berlioz. Il aime lés « médailles de la musique » qu'illustre Fétis, en 1833,
dans ses Concerts historiques, où celui-ci rassemble les monuments musi-
caux de la France1. Il se plaît à entendre au violon la Romanesca, cette
danse noble du temps de François Ier, qui semble être une musique que les
anges ont inventée pour adorer3. Il s'attarde sur les compositions de
Berlioz, son frère dans le Romantisme. H écrit au comte d'Orsay: : « Ce
beau et réel talent de compositeur semble surtout, en musique, ce qu'est
celui d'un sombre paysagiste en peinturé. En l'écoutant, je songe toujours
involontairement au Déluge de Poussin »3. Plus tard Vigny écrira, le
* Université de Rouen.
1. Lors d'un concert de Fétis, Vigny croyait voir passer dans son imagination de belles
princesses aux yeux baissés, aux longues robes traînantes. Voir Vigny, Journal d'un poète,
27 mars 1833 : « Jamais l'art ne m'a enlevé dans une plus pure extase... La terre parle avec ces
instruments ; avec l'orgue, le ciel répond ».
2. Vigny, Lettre à la Vicomtessedu Plessis, 16 novembre 1849 : « Jouez-la ce soir ; si vous ne
l'avez pas je vous l'enverrai ».
3. Lettres de Vigny au comte d'Orsay, 30 janvieret 1er février 1848. «La Muse de Berlioz est
une blonde fille du Nord comme Ophélia». Après Roméo et Juliette (1839), Vigny découvre un
nouvel aspect du talent de Berlioz : la peinture musicale.

RHLF, 1998, n° 3, p. 473-484


474 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

1erseptembre 1853, à Brizeux, dont il apprécie la fine sensibilité :


«J'aimerais par exemple savoir où est Berlioz, s'il est heureux d'abord,
puis ce qu'il a composé de nouveau depuis ses grands Dies irae et ses
Messes funèbres, qui me font encore tressaillir la plante des pieds en y
songeant, et qui me firent un jour fondre en larmes à ma grande confu-
sion. Vous ne le nommez pas, il est donc absent »4.
De son côté Berlioz ne cachait pas son respect et son admiration pour
Vigny, lorsqu'il écrivait le 2 octobre 1835 à H. Ferrand : « C'est une rare
intelligence et un esprit supérieur, que j'admire et que j'aime de toute
mon âme ». Et durant la période 1835-1843 on trouve dans la correspon-
dance de Berlioz des lettres où celui-ci.s'interroge sur l'esthétique théâ-
trale de Vigny, notamment à propos de Chatterton. Sans doute les deux
artistes occupent à peu près la même partie du xix0 siècle, mais Vigny fait
figure d'aîné et de maître à penser. Son autorité, son élégance, sa réserve
n'ont cessé de séduire le musicien qui fut un lecteur assidu de son oeuvre.
En revanche on peut dire que le musicien a sans doute influencé le poète
dans le domaine de la création poétique.

L'ORCHESTRE INTERIEUR

La poésie est fondée, selon Vigny, sur une sorte de rythme intérieur
qui s'impose à lui au niveau de la versification : « Souvent, lorsque je
marche par les rues, je suis importuné par un air qui me poursuit ; mes
pieds prennent, malgré moi, la mesure de cet air, et je ne puis le secouer.
Il n'entrave pas mes idées, mais il les accompagne comme une basse
continue, et leur sert de basse continue bourdonnant telle une mouche
importune. Si les idées s'interrompent arrive le désir de trouver la fin de
l'air » (3 août 1830). Ces observations retrouvent celles de Montaigne, en
son temps, et de Lamennais, dans sa résidence de La Chênaie, sur les ver-
tus de la marche pour animer une solide réflexion. On peut penser aussi à
certaines remarques de Paul Valéry, en relation avec cette sorte de
«métronome intérieur» qui s'impose parfois avec force au poète en
recherche d'inspiration.
Mais il y a aussi la coexistence, comme en musique, d'une mélodie
dominante s'appuyant sur une orchestration fort diversifiée. Il s'agit par-

4. En mars 1833 Vigny ne ménage pas son admiration pour le poète breton Brizeux, auteur de
Marie, recueil de poésies intitulé roman : « C'est un esprit fin et analytique, qui ne fait pas de
vers par inspiration, et par instinct, mais parce qu'il a résolu d'exprimer en vers les idées qu'il
choisit partout avec soin ». De son côté Berlioz écrit à Liszt en mai 1834 : « De Vigny viendra-
t-il ? II a quelque chose de doux et d'affectueux dans l'esprit qui me charme toujours, mais qui
me serait presque nécessaire aujourd'hui ».
POESIE TiT MUSIQUE -
475

fois de simples réminiscences— qui peuvent prendre la forme de


séquences musicales que la mémoire réajuste — ou bien d'éléments pro-
fonds dé la personnalité que la musique aide à se manifester. Il nous
donne ainsi le secret de son alchimie personnelle, à propos de ce qu'il
appelle dansle Journal d'un poète son « orchestre intérieur » : « Pendant
que ma voix chante le motif principal, un orchestré de quatre cents instru-
ments murmuré en moi dés basses inconnues, et des idées secondaires que
je ne puis exprimer avec les premières. De là le mécontentement où je
suis de mes paroles » (25 mai 1841): Tout cela témoigne dé l'exigence de
sa pensée, et de l'importance accordée aux idées qui sont la vraie conso-
lation du poète, en même temps qu'à une recherche des effets grandioses
dans là ligne de Berlioz. Il convient de se rappeler que celui-ci publie
dans la Gazette musicale de 1841 une série d'articles sur l'Instrumenta-

Grand Traité de 18445.


tion qui sont «la superficie, la fleur», selon ses propres termes, de son

C'est sans doute pour cela que les élans poétiques de Vigny passent
d'abord par des textes en prose souvent rythmée, sorte d'esquisses qui lui
donnent confiance, comme il l'écrit à Brizeux en 1831 : «J'ai fait tou-
jours des esquisses qui font mes délices, et du milieu desquelles je tire de
rares tableaux ». Et à la marquise 4e La Grange le 29 décembre 1840 :
«A peine ai-je le temps de crayonner les esquisses dés tableaux sans
nombre que je rêve ». Ce fut le cas-pour La Flûte (RDM, 15 mars 1843)
et La Maison du Berger (15 juillet-1844) notamment,
De là même manière, on se souvient que Berlioz, après avoir composé
une sorte d'ébauche dans lés Huit scènes de Fàusti entreprend, durant son
voyage en Allemagne, en chaise de poste ou en bateau, la rédaction défi-
nitivede la Damnation de Faust (1846).: Le resté sera terminé à Paris, à
l'improviste: Berlioz tenait à être lui-même responsable de ce qu'il
appelle son poème. Il écrit dans ses Mémoirei (chap. LIV) : «Je ne cher-
chais pas les idées, je lès laissais venir, et elles se présentaient dans
l'ordre le plus imprévu. Quand enfinl'esquisse entière de la partition fut
tracée, je me mis à travailler le tout, à en polir les diverses parties, à les

5. Pour la description romanesque, G. Sand, dans La Daniella, en 1856, mettra l'accent sur la
nécessaire complémentarité entre la mélodie et l'orchestration?Elle exprime l'effet d'orchestre
réalisé par les jeux sonores et visuels de la campagne romaine, véritable concert aux mille ins-
truments, qui monte de la nature entière, tandis que la musique populaire, mélodique dans son
essence, s'accroche facilement à eux, et se complète par les.harmonies diffusées dans l'environ-
nement.. Voir G. Sand, LdDaniëllq, Edition de l'Aurore, 1992,1, p. 95 : « Ce qui est unique dans
l'univers c'est le coup d'oeil que, par un ciel sombre et rpugeâtre, présente la Via.Appia, cette
route des tombeaux dont on parle moins dans lés livres que de tout le reste. C'est une route bor-
dée sans interruption de monuments antiques de toutes dimensions et dé toutes formes, avec un
caractère harmonieux, et une profusion de débris d'une grande beauté ». Voir le beau dessin de
G. Sand représentantla Via Appia, le 18 mars 1855.
476 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

unir, à les fondre ensemble, avec tout l'acharnement et toute la patience


dont je suis capable ».
On remarque ainsi, dans le texte de Vigny, la prise de conscience de
divers phénomènes, le premier certes banal, qui consiste à dire que tout
énoncé d'idées s'accompagne la plupart du temps d'idées secondaires, qui
viennent spontanément à l'esprit, et qu'il est difficile de raccorder ; le
second, plus original, comporte un rapprochementavec la musique, ce qui
n'est pas un simple effet de style, quand on sait que Vigny avait en ce
domaine une sensibilité fort exercée ; le troisième se fonde sur la difficile
synthèse du travail poétique, dans son expression musicale et rythmique,
et les articulations de la pensée. C'est donc un élément essentiel, dans la
création poétique de Vigny, que cet art de la composition, des proportions,
des articulations, du tempo d'ensemble. D'après les témoignages du
Journal d'un poète, et divers autres écrits de circonstance de Vigny, on
peut envisager quelques orientations, que nous suivrons essentiellement
autour de La Maison du Berger.

« LA MAISON DU BERGER », SYMPHONIE ET TABLEAUX

Vigny a porté sur la musique de Berlioz des jugements fort pertinents


qui correspondent à deux périodes distinctes de la vie du compositeur. Le
5 décembre 1837, à propos de la Messe funèbre de Berlioz en l'honneur
du général Danrémont, il écrit : « Sa musique était belle et bizarre, sau-
vage, convulsive et douloureuse. Il commence une harmonie et la coupe
en deux, par des dissonances imprévues, qu'il a calculées exprès ». Plus
tard, après Roméo et Juliette, symphonie dramatique (1839), il aimera une
musique qui suggère l'image, le mouvement et l'immensité : « Il peint par
les notes, il fait voir ce qu'il décrit. On suit des yeux, cela est certain, la
folle Mab galopant dans le cerveau d'un page et celui d'un magistrat »6.
La poésie, comme la musique symphonique, a, tout d'abord, une réelle
fonction dramatique. Vigny voudrait pouvoir réaliser lui aussi ces vers
martelés, haletants, durs comme des coups de sabre, sans pour autant s'in-
terdire une musique poétique estompée, gracieuse, plus raffinée, qui pré-
pare et anime divers retours.
On ne sépare pas en effet La Maison du Berger (1844), mise en place
complexe des données de l'expérience affective de Vigny, de L'Esprit pur
(1863) qui constitue en quelque sorte le testament du poète. La maison

6. Voir Lettre de Vigny à la vicomtesse du Plessis, 8 août 1848 : « Ces vers d'une certaine tra-
duction de Roméo et Juliette par moi, que Mlle Mars savait par coeur et disait admirablement. Je
ne sais où ils sont, il est vrai ». Avec Emile Deschamps Vigny entreprit une adaptation du Roméo
et Juliette de Shakespeare, qui fut reçue à la Comédie-Françaiseen avril 1828.
POÉSIE.ET MUSIQUE. 477

roulante va d'abord vers la nature, mais ce n'est qu'un des aspects d'une
orientation générale de la pensée vers la femme et la poésie. De même on
ne peut isoler l'ensemble, des symphonies de Berlioz, depuis 1830,
Fantastique, Roméo et Juliette, la Damnation de Faust, quelle que soit la
nature originale de chacune d'elles, de la réalisation des Troyens en 1862,
authentique message du compositeur. Dans les deux cas il s'agit d'un
artiste qui dispose dans des oeuvres successives, à des moments divers de
son existence, l'essentiel de son idéologie, et le témoignage le plus exact
de sa sensibilité7. Berlioz croyait-que la symphonie pouvait être autre
chose que le développement orchestral de. motifs musicaux : une expé-
rience de vie pour le musicien. Il voulait la transformer en drame, en
tableaux, et reprendre à sa manière l'oeuvre de Beethoven jusqu'à la
IXe Symphonie.
Ainsi la Symphonie fantastique est un drame instrumental qui
s'oriente vers le tableau et le poème, avec son complément Lélio ou le
retour à la vie. Les sonorités d'Harold en Italie sont une invitation au
voyage dans des lieux familiers au compositeur. Roméo et Juliette, sym-
phonie dramatique, accentue le caractère vocal et symphonique à la fois
d'une oeuvre, qui est une sorte de peinture musicale des sentiments. La
Damnation est une « légende dramatique »,où la vocation poétique du
compositeur s'affirme. Tout cela progresse vers les Troyens, opéra, mais
aussi poème lyrique réalisé pour.les.paroles et la musique par Berlioz, qui
définit ainsi sa vraie vocation dans le cadre de la musique française; Il
écrit à la princesse de Sayn-Wittgenstein : «C'est beau:parce que c'est
Virgile, c'est saisissant, parce que, c'est Shakespeare »8. D'Ophélie de la
Fantastique à Didon des Troyens, l'analyse de l'âme féminine parcourt un
cycle complet.
Pour préparer cette gloire immortelle, le jugement éclairé de la posté-
rité, la maison roulante du Berger propose paysages et tentations diverses,
qu'il s'agit de conjurer pour en venir à l'essentiel, la sagesse et l'idéal, de
même que les symphonies de Berlioz apportent des éclairages divers sur
l'aventure de l'artiste en France et à l'étranger. À partir d'une vision réa-
liste — «Elle va doucement avec ses quatre roues » — elle énonce sa
véritable fonction — « Tous les tableaux humains qu'un esprit pur m'ap-

7. Cet opéra constitue pour Berlioz le moment de l'unité retrouvée, et la vision d'un nouvel
avenir. Libération de l'artiste, appel à toutes les possibilités de l'art lyrique, plénitude de la poé-
sie. On peut noter que les sous-titres des. Symphonies de Berlioz révèlent le besoin d'une
approchelittéraire et musicale aussi originale que possible dû thème choisi.
8. Berlioz, Mémoires, Paris, Garnier-Flammarion,1969, II, p. 336, où il évoque la remarque
de la princesse de Wittgenstein : « De votre passion pour Shakespeare unie à cet amour de l'an-
tique, il doit résulter quelque chose de grandiose et de nouveau». Voir aussi A. Barbier,
Souvenirspersonnels et silhouettes contemporaines, Paris, Dentu, 1883 : « Shakespeareétait son
poète favori, il le lisait sans cesse. A ce culte il ajouta depuis une autre.idole, Virgile».
478 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

porte » — prélude à la strophe de L'Esprit pur : « Je vois la France /


Contempler mes tableaux et leur jeter des fleurs ». On ne saurait penser à
un bonheur égoïste, vulgaire, et l'artiste, au plus profond de sa vie per-
sonnelle, n'oublie pas sa mission qui est faite d'ouverture sur le monde, et
de communication avec ses semblables. On se souvient que la fin de
Consuelo de G. S and apporte un terme exemplaire au destin dé l'artiste.
La structure de La Maison du Berger qui a suscité bien des commen-
taires9 appelle les accélérations, les silences, les ornements variés d'une
partition musicale, en bref les mouvements d'une symphonie, dont il faut
avec soin mesurer le tempo. On pense à ce qu'écrivait Valéry dans
Eupalinos : « La symphonie elle-même nous faisait oublier le sens de
l'ouïe. Elle se changeait si promptement, si exactement en vérités animées
et universelles aventures, ou encore en abstraites combinaisons que je
n'avais plus connaissance de l'intermédiaire sensible, le son »i0.
On trouve ainsi exprimés les motifs principaux : la nature changeante
que l'on découvre en vagabondant, dont les lignes et les couleurs doivent
inciter à la vigilance ; il ne s'agit pas d'une nature toujours consolatrice
comme chez Lamartine, mais souvent indifférente à la détresse humaine.
Le progrès, qui par « la vapeur foudroyante » des chemins de fer ne doit
pas manquer de se confier à la prévoyance de « l'ange aux yeux bleus ».
En effet il convient de se méfier du « chemin triste et droit » que trace la
science, et de préférer « la rêverie amoureuse et paisible ». Le pur enthou-
siasmé, si peu à la portée des « faibles âmes », dont Vigny dessine les
lignes par des mots qui parlent au coeur : « miroir solide », « diamant sans
rival», «premier rayon blanc». Enfin la femme, dont on voudrait
connaître la vraie nature : compagne fidèle ou amante exigeante. Doit-elle
céder au piège redoutable de la pitié, être dure comme Dalila, ou digne et
simple comme une créature de Shakespeare ? On conçoit qu'elle puisse
plonger le penseur dans le désarroi, car elle est souvent inconsciente de sa
vraie mission-.
Ces motifs principaux animent des éléments secondaires, de caractère
symbolique, qui passent, s'incrustent momentanément et fuient, se fixent
comme en surimpression pour être lisibles, sensibles. Car on ne peut tout
dire dans le cadre du vers : la sereine solitude du poète, le tourbillon de la
réalité, le sens de la souffrance, le bonheur des sages. A côté des impres-
sions personnelles ressenties, on trouve un appel au dialogue, à la contem-
plation commune qui suscitent l'harmonie entre les êtres, tout cela
exprimé en formules fortes qui restent dans la mémoire, comme de belles
cadences musicales :

9. Voir P. G. Castex, « Le Mythe d'Éva dans les Destinées », Information littéraire, n° 1 et


n°2,1980.
10. Valéry, Eupalinos, Paris, Poésie Gallimard, 1945, p. 47.
POÉSIE ET MUSIQUE 479

— Sur la pierre des morts croît l'arbre de grandeur (La Bouteille à la mer)
— L'Océan du travail si chargé de tempêtes (La Flûte)
— Il sourit en songeant que ce fragile verre
Portera sa pensée et son nom jusqu'au port (La Bouteille à la mer).
Tout le sens de l'oeuvre apparaîtra en 1863 dans L'Esprit pur, point
culminant de sa réflexion, avec un vibrant appel à la Postérité :
Flots d'amis renaissants ! Puissent mes destinées
Vous amener à moi, de dix en dix années,
Attentifs à mon oeuvre, et pour moi c'est assez.

La poésie doit être également épique. En effet, en partant des sensa-


tions diverses, des images multiples et en les approfondissant, Vigny
arrive progressivementà des idées qui concernent l'Humanité tout entière.
Il écrit dans son Journal en 1832 : « Je me suis toujours trouvé le génie
épique. Moïse, Éloa ont le caractère épique, ainsi que la plupart de mes
poèmes», et il ajoute en 1835, pour caractériser son oeuvre en prose:
« Cinq-Mars, Stello, Servitude sont les chants d'une sorte de poème
épique sur la désillusion ». Tout cela dans sa structure, ses thèmes, dans le
besoin d'assurer la promotion de l'Humanité. Il ajoute le 10 juin 1844 :
« L'esprit d'humanité, l'amour entier de l'Humanité et l'amélioration de
ses destinées ». En fait la souffrancehumaine se rattache à toutes les inter-
rogations des poèmes philosophiques de Vigny : « J'aime la majesté des
souffrances humaines ».
Ainsi se dessine un rêve de libération humaine par la poésie véritable.
Seule la création artistique (poétique ou musicale) peut donner à voir et à
sentir, par le coeur, toute la complexité de la vie humaine, qui échappe aux
normes trop étroites de la raison. Toute poésie de Vigny est une élévation,
un passage de la terre aux régions supérieures, en allant par les grandes
plaintes « que l'Humanité triste exhale sourdement ». Si le progrès tech-
nique ne cesse d'invoquer l'expansion, la personnalité de Vigny se tourne
vers la méditation authentique.

A LA RECHERCHE D'UNE VOIX,


...

Èh vérité,.l'étendue/nécessaire à la création épique n'est pas toujours


supportable dans les vers français. Vigny écrit en 1843 : « La poésie en
vers, la seule vraie, dans la forme du
idées, mais le choix de ces idées est difficile». D'où la tendance àrecou-
rir à la prose, s'il lé faut, qui a tellement bien servi les historiens du
XIXe siècle comme Michëlet où Quihet. Mais comme l'Ëpopée: est éom-
munication au moins autant que définition, le passage au rythme poétique
480 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

doit reprendre sa place, comme en musique le récitatif précède l'aria, avec


ses changements de rythme et les vibrations de la voix. Que l'on pense au
long récitatif de La Sauvage et de La Flûte :
Il me fît un tableau de sa pénible vie.
Poussé par ce démon qui toujours nous convie,
Ayant tout essayé, rien ne lui réussit,
Et le chaos entier roulait dans son récit.
C'est ce que constate Vigny en 1841 à propos de La Maison du Berger.
Selon lui « l'esprit n'est pas préparé à entrer en matière sur-le-champ »11.
L'épopée en vers doit être soigneusement équilibrée et ne pas verser dans
la monotonie. La longueur du poème, sa démarche incertaine révèlent un
développement progressif, dû à la nature même de la pensée, qui a du mal
à passer de la prose à la poésie rayonnante, de L'Esprit pur :
Je reste et je soutiens encor dans les hauteurs
L'idéal du poète et des graves penseurs.

D'autre part il convient de prêter attention au décor naturel de la pensée


qu'introduit la musique, au même titre que la peinture que nous n'évo-
querons pas ici. Il y a des timbres, des accents, une harmonie qui s'impo-
sent. Le septain demeure le rythme favori de ces strophes. Vigny aime la
terza rima de Dante qu'il découvre en lisant la Divine Comédie dans les
traductions d'Antoni Deschamps (1829) et Brizeux (1841). Il sait diversi-
fier les tonalités de ses vers. Que l'on pense aux accents de malédiction
dans La Colère de Samson, à ses vers haletants, martelés, « Terre et ciel »,
à la douce mélancolie de La Maison du Berger, aux éclats sonores des
invocations de La Bouteille à la mer, « Enfin, oubliez l'homme en vous-
même. Écoutez », et à toutes les modulations rêveuses et ondoyantes que
l'on rencontre ça et là. On peut également prêter attention à la fin des
poèmes, dont l'effet a été soigneusement calculé, notamment dans La

11. Vigny, Journal d'un poète, 1841 : « Les poèmes commeje les ai faits ont un inconvénient,
c'est que l'esprit n'est pas préparé à entrer en matière sur-le-champ ». Entre 1831 et 1863 Vigny
a beaucoup détruit et beaucoup rassemblé. En 1842 c'est une première ébauche en prose de La
Maison du Berger qui ne paraîtra dans la Revue des deux mondes que le 15 juillet 1844. Le
9 juillet 1842 Vigny exprime ainsi en prose le sujet du poème avec comme sous-titre « Idées à
mettre en stances » et il écrit : « Le coeur est en nous comme une lampe pleine de parfums divins.
Elle s'allume tard et s'éteint bientôt... C'est celui-là qui est le grand poète en qui l'amour ne^
cesse de brûler ».
On peut se reporter également à sa lettre à Auguste Vacquerie, le 27 juillet 1844, à propos du
même poème : « Son voyage sur notre monde sera long et lent. Je suis heureux de savoir que
vous le suivez des yeux ». En 1845 on connaît une première ébauche en prose de Wanda.; et en
1846 un canevas en prose de La Bouteille à la mer. Quant à La Flûte, elle sera lue chez Marie
d'Agoult le 2 mars 1843 avant de paraître le 15 mars dans la Revue des deux mondes. Banville,
dans Mes Souvenirs, Paris, Charpentier, s.d., p. 42 évoque l'appréciation portée par Vigny sur Les
Cariatides (1842) et ses nombreuses annotations : « Cet immense travail de critique ».
POÉSIE ET MUSIQUE 481

Sauvage, Wanda et Le Mont des Oliviers. Tout cela est de l'art musical, et
ce n'est pas une simple métaphore.
En effet la poésie doit être avant tout une voix humaine, que Ton
entende distinctement, qui soit toujours présente. Dans Le Château des
Carpathes de J. Verne, l'un des héros, Franz, ne vit que pour voir la Stilla,
la cantatrice. Il s'attache essentiellement à son image. La voix n'est qu'un
signe parmi d'autres de sa personnalité. L'autre héros, Gorz, n'a jamais
cherché à connaître la femme en Stilla. Pour lui vivre c'est entendre la
voix pénétrante de la cantatrice. Il aime le spectacle lyrique dans la
mesure où il n'est qu'une audition : « Il respire cette voix comme un par-
fum » 12. De même, selon Vigny, il y a deux littératures : celle des yeux et
de la lecture, et celle des oreilles et du chant. C'est à la dernière que vont
ses préférences, et il juge qu'il ne faut jamais la sacrifier. Il rejoint
Stendhal, qui écrivait dans la Vie de Rossini : « Rossini parvint, par l'uti-
lisation de la langue musicale, à retrouver les intonations du langage
parlé » 13. L'émotion individuelle, l'effort d'adaptation sont importants.
Cela passe par la lecture à haute voix du texte poétique, celle-ci étant une
volupté qui rend la pensée plus lumineuse.
On apprend ainsi le pouvoir du mot mis à sa place, comme des notes
de musique, agrémentées de dièses et de bémols. On pourrait presque par-
ler d'un art du doigté qui préfigure certaines pages verlainiennes bien
connues. Berlioz écrivait dans A travers citants :
La composition musicale dramatique est un art double. II résulte de l'associa-
tion, de l'union intime de la poésie et de la musique. Les accents mélodiques peu-
vent avoir, sans doute, un intérêt spécial, un charme qui leur soit propre, et résul-
tant de la musique seulement. Mais leur force est doublée, si on les voit concourir
à l'expression d'une belle passion, d'un beau sentiment, indiqués par un poème
digne de ce nom. Les deux arts unis se renforcent alors l'un par l'autre14.
On peut considérer que la musique, pour Vigny, tend à dissimuler ses
effets propres pour exalter la beauté de la voix humaine. Le vers est pour
lui une musique, et l'émotion du poète doit être transmise par une voix
humaine, qui vibre de cette émotion. Dans La Maison du Berger, on
trouve successivement évoquées la voix étouffée de la Muse vénale, la
voix suave de l'enthousiasme, et la voix triste et superbe de la nature

12. Dans une-autre perspective on peut considérer que LeChâteau des,Carpathes (1892) de
J. Verne semble le pendant de L'Eve future (lB86).de Villiers de l'Isle-Adam. Voir les -Actes du.
Colloque d'Amiens, Paris, Minard, 1978-1980. Et aussi l'Avertissement du roman : « Cette his-

arrivé».
jours».
toire n'est pas fantastique ; elle n'est que romanesque... Nous sommes d'un temps où tout arrivé,,
on a presque le droit de dire où tout est
13. Stendhal, Vie de Rossini, I, p. 144. Voir aussi E. Legouvé, L'Artde: la lecture,-Paris,
Hetzel, 1897, p. 257 : « La poésie fait de l'art dé la lecture un vêtement du dimanche, la prose
seule en fera un habit de tous les
14. Berlioz, A travers chants, Paris, Grund, 1971, p. 120.
482 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIREDE LA FRANCE

indifférente. Ces trois orientations définissent le sens profond du poème,


un hymne à trois voix débouchant sur le rêve et le dialogue dans la
strophe finale. D'autre part il est sûr que la voix humaine est plus pre-
nante et comporte des ressources dont les divers instruments peuvent à
peine donner l'idée. Dans le « Concert de famille », chapitre de La Veillée
de Vincennes, la musique provoque des rêveries visuelles et change « en
mobiles images les mobiles modulations de la voix ». Mais ce qui importe
c'est le rapprochement des âmes et la recherche, par la voix, d'une har-
monie générale : « Les trois voix s'élevèrent en choeur avec une indicible
harmonie » et Vigny ajoute : « Vos âmes me semblent plus belles encore
que la plus belle musique ».
La voix féminine, expression de l'âme de l'artiste, en quête d'unité !
Un dernier rapprochement s'impose avec Berlioz. On sait que, dans les
Troyens, s'inscrivent comme en surimpression sur le destin d'Énée, deux
voix essentielles : celle de Cassandre « la vierge guerrière », qui traduit le
message ultime du musicien : « C'est le temps de mourir et non pas d'être
heureux», mais aussi celle de Didon, qui est la souveraine attentive au
bonheur de son peuple. Vigilance constante donc, mais aussi bon espoir.
Sans doute Vigny a-t-il pensé lui aussi à cette figure féminine exemplaire,
puisqu'il avait le projet d'écrire une tragédie intitulée Cassandre ou un
Dieu 15. Le canevas évoque l'amour d'Apollon pour Cassandre, et la supé-
riorité de l'humain sur le divin. D'autre part le nom mystérieux d'Eva
« Qui donc es-tu ? Sais-tu bien ta nature ? » s'inscrit en épigraphe dans
L'Esprit pur, avec une solennité, qui ne dissimule pas une réelle ten-
dresse. Elle est à sa manière une messagère de bonheur pour l'Humanité,
qui aspire à se libérer d'une nature ingrate.
Ne nous y trompons pas. Alors que chez Hugo l'image naît spontané-
ment et se charge des lignes et de l'architecture musicale, chez Vigny

15. On peut se reporter aux OEuvres complètes de Vigny, Paris, Gallimard, Bibl. de la Pléiade,
1986,1.1, p. 887, « Esquisses sans lendemain ». Je remercie vivement Loïc Chotard de m'avoir
procuré ce renseignement. On voit, dans ces quelques lignes, Apollon s'humiliant devant
Cassandre qui déteste sa paisible immortalité, voyant l'univers et les planètes qui vieillissent, et
de ses yeux divins contemplantle coeur de la jeune fille endormie, immense dans sa beauté, et sa
souffrance. Vigny écrit : « Quel magnifique monologue à faire !»
Hélas ! les images de Cassandre et Didon, réunies dans l'âme de Berlioz, seront malheureuse-
ment séparées par les caprices de la représentationlyrique : « Je ne te verrai jamais ! » Dans ses
dernières années le compositeurse préoccupe avant tout de trouver des interprètes idéalesjoignant
l'inspiration et l'éducation. Il écrit à E. Deschamps, le 3 mars 1858 : « Toutes ces créatures des
poèmes antiques sont si belles ! Tout ce monde animé de passions épiques parle un si harmonieux
langage ! La musique est là dans son élément. Mais où trouver une Cassandre ? Où trouver une
Didon ? » On voit où réside pour lui la vérité sublime, la grandeur de sa « sainte entreprise».
Plus tard dans les Soirées de l'orchestre il s'interroge en ces termes sur la vie précaire de la
musique en Europe : « C'est la Cassandre de Virgile, la vierge inspirée que se disputent Grecs et
Troyens, dont les paroles prophétiques ne sont point écoutées, et qui lève au ciel ses yeux car ses
mains sont retenues par des chaînes » (p. 383).
POÉSIE ET MUSIQUE 483

l'émotion globale produite par la musique doit aboutir à la meilleure


expression de l'idée. Il dira le 16 novembre 1849 à la vicomtesse du
Plessis : «Ne négligez pas, chère: Alexândrine, cet art délicieux de la
musique qui élève l'âme par de si douces émotions; Je les trouve d'autant
plus ravissantes qu'elles sont indéterminées, et que la limite dés senti-
ments et des idées n'est pas fixée sur une image comme pour les autres
arts, et laisse la rêverie plus libre ».; Il est intéressant de constater que les
cantatrices professionnelles, qui connaissent les ressources techniques de
la voix, ne sont pas plus célébrées par Vigny que par Nerval, qui préfèrent
l'expression simple et spontanée du chant populaire16.

UN ART SILENCIEUX

Comme les besoins de l'âme sont « connaître, aimer et chanter » F or-


chestre.intérieur de Vigny n'est pas un simple appel à des connotations, à
des idées accessoires qui surgissent toujours dans l'exercice de la pensée,
et auxquelles on voudrait bien donner une place. C'est vraiment l'expres-
sion de l'inquiétude du poète, qui est celle dé son siècle, sur les possibili-
tés poétiques dont il dispose. Il convient de lui; donner tous ses moyens,
tous ses reflets, pour que la musique du vers contribue à mieux faire pas-
ser les idées. Vigny écrit dans une. note autographe destinée à ses
Mémoires non réalisés : « Mon imagination, toujours inconstante et agi-
tée, demanda sans cesse aux idées la consolation de l'ennui ». Certes, en
vrai romantique il soutient les droits de l' imagination, mais il en mesure
les limites, et reconnaît son impuissance:
L'idée à l'horizon,est.à peine entrevue
Que sa lumière écrase; et fait ployer ma vue (La Mute),
Incontestablement il avoue les rapportscomplexes de la musique et de
la poésie. Il s'en est bien rendu: compte dans sa traduction en vers français
dé VOtello de Shakespeare, où les: exigences du poète se sont trouvées
confrontées à la nature; même d'un texte multiforme17. Il s'agissait finale-
ment d'adapter l'alexandrin à l' expression successive d'une langue fami-
lière et distinguée, de renoncer à l'unité de ton. Tout cela suppose un sen-

16. Nerval, Sylvie, chap. XI: « Sylvie modula quelques sons d'un grand air d'opéra
moderne... elle phrasait ».
17. Vigny a traduit le texte de Shakespeare d'après un exemplaire in-folio de l'édition com-
plète des oeuvres, datant de. 1623. Voir aussi Vigny, OEuvres complètes.,Sibl. de la Pléiade, Paris,
1948, 1.1, p. 331, Lettre à Lord*** sot la soirée du 24 octobre 1829 et sur un système drama-
tique : « Écoutez ce soir le langage que je pense devoir, être celui de là .tragédie moderne ; dans
lequel chaque personnage parlera selon .son Caractère,Vet, dans l'art comme dans la vie, passera
delà simplicitéhabituelle à l'exaltation passionnée, durécitatifau chant».
.
484 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIREDE LA FRANCE

tinrent exquis de l'art, une approche prudente d'un système dramatique si


éloigné du nôtre, une connaissance parfaite des ressources de notre langue
dans l'exercice périlleux de la traduction. Il y a des accents exceptionnels
une sorte de crescendo poétique pour animer le monologue de Yago (I, 7).
Parfois, à côté du récitatif simple et franc, voici que s'élève, à certains
moments favorables, grâce à sa flexibilité, Un vers qui touche aux élans
sublimes de la passion, et devient un véritable chant :
O souffle pur, qui viens encor de m'attirer !
Ta lèvre de parfums et de baumes trempée,
Forcerait la justice à briser son épée! 18
Le poète se doit, quand il le faut, d'élever le style. Ce sont ces vers qui
« marchent à grand pas » selon Vigny, sans atteindre ceux de Shakespeare
qui « volent ».
De même, après avoir constaté que « les Français n'aiment ni la lecture,
ni la musique, ni la poésie » (1830) Vigny va s'employer à raviver l'émo-
tion poétique de ses compatriotes, par « les beaux chants sans musique de
notre langue ». En effet La Maison du Berger est bien un témoignage sur la
société réelle, ses exigences et ses problèmes (« Tout un monde fatal, écra-
sant et glacé »), et parallèlement une invitation pour l'avenir, une marche
vers le pays des idées. Il leur suggère de savoir lire, au-delà des images, et
surtout d'écouter la poésie, en observant la musicalité essentielle de ses
vers : ruptures, reprises, césures. Dans la Lettre à Éva, en particulier, on
trouve des ressources mélodiques et rythmiques exceptionnelles :
L'oiseau n'est sur la fleur balancé par le vent
Et la fleur ne parfume, et l'oiseau ne soupire
Que pour mieux enchanter l'air que ton sein respire ;
La terre est le tapis de tes beaux pieds d'enfant.
Réussites étonnantes où les mots semblent se dissoudre dans une harJ
monie proche d'un intérieur mystère. C'est bien «l'art silencieux» de
Vigny dont parle Sainte-Beuve. Un regard intime qui s'évade vite vers la
communauté humaine. De la cantate de Narcisse aux élans d'Orphée !
Destinée de l'artiste, destinée du poète ! Le langage de l'émotion devient
ainsi un chant tout proche de la musique elle-même, cette langue magique
qui commence où s'arrête celle des poètes19 !

18. Vigny, Le More de Venise, acte V, scène 2.


19. Barbey d'Aurevilly, Le Nain jaune, 15 novembre 1865 : «Quand le rythme est manié
avec ce génie, il donne l'inexprimable et rêveuse sensation que donne, en peinture, l'arabesque
exécutée par un génie égal. V. Hugo est le génie de l'arabesque poétique. Il fait de son vers ce
qu'il lui plaît... Il est arrivé au point juste où l'instrumentiste et l'instrument se confondent ». Et
aussi André Suarès, Musique et poésie, Paris, Aveline, 1928 : « Toute forme d'art est musicale, si
elle est vraiment artistique. L'architecture est une musique de l'espace. La poésie est une
musique de la pensée en passion avec la vie ».
SOURCE DE L'OPÉRA ROMANTIQUE ITALIEN
LE CAS DE LA MARÉCHALE D'ANCRE

EMILIO SALA*

Commençons par la mise en place des données fondamentales aux-


quelles cette étudefera référence.
La Maréchale d'Ancre, drame conçu,on le sait, pour Marie Dorval
(attachée à cette époque a la Porte Saint-Martin), fut représenté en 1831 à
l'Odéon1. Pour son succès en Italie, il faut attendre 1837, année qui voit
— chose étonnante — la publication de trois différentes traductions au-
delà des Alpes : deux à Milan et une à Venise2. Il s'agit d'un succès, qui
suit celui de Chatterton, dont Giuseppe Mazzini publia la traduction ita-
lienne (en collaboration avec les frères Agostino et Giovanni Ruffini)

*Université
1,
d'Urbino.
Marié Dorval interprétera La Maréchale d'Ancre neuf ans plus tard, lors la reprise du
drame à la ComédieTFrançàise en 1840. Sur la misé en scène de cette reprise, voir Barry.Daniels,
« Lés décors de Chatterton (1835) et de Là Maréchale d'Ancré (1840) à la Comédie-Française :
Documentsinédits », Association des Amis d'Alfred de Vigny, n° 20, 1991, p. 60-67 ; sur la mise
en scène de La Maréchale d'Ancre, voir aussi, du même auteur, « Alfred de Vigny, poète et met-
teur en scène », Cahiers de l'Association internationale des Etudes françaises, n° 45, 1993,
p.229-240.
2. La Marescialla d'Ancre, « traduzione per cura di Gaetano Bârbieri » [mais le vrai traduc-
teur est Luigi Masieri]! Milan, presso A. F. Stella e Egli (collection « Scelti autori drammàtici »,
t. 1), 1837 ; Là Maresçialla d'Ancre, trad. Giacinto Battaglia, MOan, presso la ditta Angelo
Bonfanti tipografo-libraio (collection « Museo drammatico », t. 2), 1837 ; La Marescialla
d'Ancre, trad. anonyme [préface de Luigi Carrer], Venise, co'tipidel Gondpliere (collection
«Teatro çontemppranéo italiano e straniero », t. 4), 18.37. Sur ces traductions, voir Raffaele de
Cesàre, « Alfred de Vigny, e l'Italia : Côntributo. alla fortuna critica del Vigny in Italia », Studi
urbinati di sioria, filosùfià elëttératUra, 1951 (2),, p. 45-124 et, en particulier, p. 74-76. Voir
aussi, sur le même sujet, Fernande Bassan et André Jarry, «Essai dé catalogue'dès oeuvres de

95-96.
Vigny traduites eh langues étrangères », Association des Amis d'Alfred de Vigny, n° 23, 1994,
p. 92-106 et, en particulier, p.
RHLF, 1998, n° 3, p. 485-494
486 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

l'année même où la pièce fut jouée au Théâtre-Français (1835)3. Ce qui


est très intéressant et remarquable, c'est que ces trois traductions ita-
liennes ne furent pas seulement destinées à la lecture. On sait, par
exemple, que celle de Giacinto Battaglia fut représentée au Teatro
Carcano de Milan le 9 février 18384. Mais le vrai succès dramatique de La
Maresçialla d'Ancre date de l'année suivante, lorsque le drame de Vigny
fut adapté à la scène lyrique par le poète Giovanni Prati et le compositeur
Alessandro Nini. Cet opéra fut représenté au Teatro Nuovo de Padoue en
1839 (première : 23 juillet). Son emprise sur le public italien de l'époque
fut très importante comme le démontrent de nombreuses reprises dans la
décennie suivante. Entre autres : Gênes, Teatro Carlo Felice, 26 décem-
bre 1839 ; Florence, Teatro degl'Intrepidi, 16 avril 1840 ; Rome, Teatro
Argentina, 22 novembre 1840 ; Trieste, Teatro Comunale, 26 décem-
bre 1841 ; Venise, Teatro La Fenice, 30 mai 1842 ; Vérone, Teatro Filar-
monico, 8 février 1843 ; Cagliari, Teatro Civico, 10 février 1844 ; Milan,
Teatro alla Canobbiana, 1er juin 18475. La même année fut en outre repré-
sentée au Teatro San Carlo de Naples une autre adaptation lyrique de La
Maréchale d'Ancre, sous le titre de Eleonora Dori (paroles de Salvatore
Cammarano, musique de Vincenzo Battista — première : 4 février).
Même si ce dernier opéra fut beaucoup moins applaudi que celui de
Nini, il faut toutefois le considérer comme un précieux témoignage de
l'emprise du sujet de La Maréchale d'Ancre sur l'opéra italien des années
1830-1840. Il fut d'ailleurs créé par Erminia Frezzolini et Gaetano
Fraschini, deux voix fondamentales du panorama lyrique entre Donizetti
et Verdi. La première interprétait le rôle d'Eleonora Dori Galigaï, c'est-à-
dire celui de la Maréchale d'Ancre ; le deuxième celui de Giuliano degli
Adimari, comme fut rebaptisé par Cammarano le personnage de Borgia,
ennemi de Concini et amoureux de la Maréchale6. Le rôle du parvenu
Concino Concini était chanté par le baryton Piëtro Balzar, qui avait
incarné dans la même saison du même théâtre le personnage d'Orazio

3. Sur cette traduction, voir l'article de Liano Petroni, « Les interprétations italiennes
d'Alfred de Vigny », Revue dé littérature comparée, octobre-décembre 1952, p. 432-445 et, en:
particulier, p. 433.
4. Spectacle annoncé dans les « Notizie teatrali » du Carrière délie Dame. Giornale di mode,
letleratura, teatri e varietà [périodiquemilanais], 38° année n° 7, 8 février 1838, p. 55.
,
5. Pour des informations plus précises sur la diffusion de cet opéra, on consultera l'article de
/
Luca Ferretti, Marescialla d'Ancré Linda di Chamounix : Nini e Donizetti a confronto, à
paraître dans les actes du colloque Gaetano Donizetti ed il teatro musicale europeo. Percorsi e
proposte di ricerca (Venise, 22-24 mai 1997).
6. Ce nom paraît aussi dans le drame de Vigny : voir la première réplique adressée par la
Maréchale à Borgia au début de la scène troisième du troisième acte :.« Les familles de Scali et
d'Adimari habitent-elles toujours à Florence ? » (Alfred de Vigny, OEuvres complètes, 1.I, Poésie!
et Théâtre, éd. F. Germain et A. Jarry, Paris, Gallimard, Bibl. de la Pléiade, 1986, p. 670
— référence abrégée désormais en PL, 1.I, 1986)..
LE CAS DE LA MARECHALED'ANCRE
487

dans les Orazïe Curiazi de: Saverio Mercadantè (toujours sur un livret de
Cammarano). Parmi les transformations apportées par Salvatore Camma-
rano à la « fable philosophique » de Vigny7, il faut signaler qu'Isabella
cesse d'être l'épouse « naïve et passionnée »s de Borgia, pour devenir seu-
lement sa fiancée et surtout la nièce du traître Luynés (interprété par une
basse). Cette parenté rend encore plus acharnée la haine de l'oncle
d'Isabella contre la femme pour laquelle le promis aurait répudiée sa fian-
cée. Un autre changement à souligner est la suppression du personnage du
juif Samuel, dont le caractère comique sinistre paraît très proche du « gro-
tesque » hugolien ; à sa place on trouve Armando, perfide domestique de
Concini à la solde de l'ennemi. Son nom remonte au livret de Giovanni
Prati pour l'opéra d'Alessandro Nini, dans lequel le juif, calqué sur le
modèle de Vigny, s'appelait justement Armando9.
On voit bien que le passage du texte du drame au texte de l'opéra ne
se réalise pas directement, comme une transition immédiate de la source à
son dérivé. C'est ce qui explique que, si l'on adopte une perspective pure-
ment littéraire, « les imitations du théâtre de Vigny par Giovanni Prati ou
par Ruggero Leoncavallo n'ont qu'un intérêt très limité » 10. En ce qui
concerne d'abord la distribution des tessitures vocales, on s'aperçoit que
les deux livrets ou les deux opéras qui nous occupent réorganisent le
drame selon la médiation des conventions du code lyrique de l'époque
— conventions qui correspondent de très près aux attentes du public. Il ne
faut pas oublier que le rôle vocal des personnages lyriques suggère d'em-
blée un certain fonctionnement « actantiel » du drame11. Ainsi La
Marescialla d'Ancre de Nini s'inscrit dans le schéma donizettien « à
quatre voix » : deux « prime donne » (la Maréchale et Isabella), un ténor
(Concini) et un baryton-basse (Borgia). Le choix d'une voix de ténor pour
un personnage moralement coupable ne doit pas trop surprendre : le rôle
de Don Giovanni, par exemple, était chanté au début du xixc siècle par des

7. Voir I' « Avant-propos » de l'auteur à La Maréchale d'Ancre (PL, 1.1, 1986, p. 625).
8. Voir la liste des « Caractères » rédigée par Vigny (PI., t.I, 1986, p. 628).
9. Pour la collation des deux livrets, voir G. Prati, La Maresçialla d'Ancre. Tragedia lirica
(musique de A. Nini). Padoue, Tipografia Pcnada, 1839 et S. Cammarano, Eleonora Dori.
Melodramma tragico (musique de V. Battisla). Naples. Tipografia Flautina, 3847. Il faut ajouter
que ces transformations sont redevables aussi à l'influence de la censure qui apparaît beaucoup
plus rigoureuse dans Y Eleonora Dori que dans La Marescialla d'Ancre.
10. Li. Petroni, art. cit. (voir la note 3), p. 435. Le Chatterton de Ruggéro Leoncavallo
(paroles et musique) fut créé à Rome en 1896 et traduit en français par E. Crosti (Paris, A. Joanin
et Cie, 1905) ; pour une confrontation de cet opéra avec le drame de Vigny, voir Loïc Chotard.
«Du drame à 1 'opéra : une réécriture dé Chatterton », à paraître dans les actes du colloque
Alfred de Vigny : un souffle dramatique (Bordeaux, 25-26 avril 1997). La même dépréciationdes
réécritures lyriques de G. Prali et R. Leoncavallo paraît dans l'étude de R. de Cesare, art. cil.
(voir la note 2), p. 57-58.
11. Sur l'application du modèle aclantiel de Greimas au théâtre, voir Anne Ubersfeld, Lire le
théâtre, Éditions Sociales, 1978, p. 58 sq.
488 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

ténors tels que Manuel Garcia, Andréa Nozzari, Adolphe Nourrit et Mario
De Candia12. Ajoutons à cela que c'est à un ténor que reviendront, entre
autres, le rôle du favori-séducteur dans Maria.Tudor de Giovanni Pacini
(1843) et celui du duc de Mantque dans Rigoletto de Verdi (1851) 13.
Tout à fait .différente se révèle la géométrie des voix dans Eleonora
.
Dori. Dans l'opéra de Vincenzo Battista, on trouve seulement trois pôles
d'attraction issus du drame originel 14 : un ténor (Borgia, c'est-à-dire
Giuliano degli Adimari), un baryton (Concini) et un soprano (la Maré-
chale). Isabella reste, comme Armando et Luynes, en dehors du triangle-
standard de l'opéra romantique. Cela veut dire qu'on cherchera en vain;
dans l'opéra de Battista-Cammaranola grande scène très donizettienne du
face-à-face des rivales, entre la femme de Concini et la fiancée de
Giuliano — scène centrale du second acte de La Marescialla d'Ancre de
Prati-Nini. Dans la pièce de'Vigny, cette scène se réduit à l'entrevue des
deux femmes, dans l'appartement de la Bastille où la Maréchale est
emprisonnée (voir le deuxième tableau, du quatrième acte).
Par conséquent, on ne trouve pas, dans le drame de Vigny, une véri-
table « scène du jugement ». Or, on sait qu'il s'agit là d'un élément dra-
matique très codé dans l'opéra italien de cette époque, au moins à partir
de la La Gazza ladra de Rossini (1817). C'est pourquoi Prati et Nini
introduisent dans l'opéra une pareille scène, avec la déposition d'Isabella
devant, les juges et devant l'accusée; cette interpolation-normalisation
témoigne clairement du pouvoir d'attraction et du travail de médiation de
l'imaginaire lyrique dans le passage du drame à l'opéra. Dans un compte
rendu très intéressant publié par Alberto Mazzuceato dans La Gazzetta
musicale di Milano, cette scène d'ailleurs est critiquée,parce qu'elle pré-
sente « troppa conformità con tutte le altre scène di simil génère » 15. En
particulier,: on signale l'influence de la «scène du jugement» du
deuxième acte de la Béatrice di Tenda de Bellini (1833) 16.

12. Voir Pierluigi Petrobelli, « Don Giovanni in Italia : la fortuna dell'opera e il suo influsso »,
Analecta musicologica [Actes du colloque « Mozart und Italien », éd. F. Lippmann ], t. XVIII,
1978, p. 30-51 et, en particulier, p. 39.
13. Deux opéras dont on connaît l'ascendant hugolien...
14. N'ayant pu consulter: la partition de cet opéra (conservée dans les Archives Ricordi à
Milan), je tire les informations sur sa musique du livret (voir la note 9) et d'un compte rendu
d'Andrea Martinez publié en deux livraisons dans La Gazzetta musicale di Milano (6e année,
n° 18, 2 mai 1847, p. 137-139.; 6" année, n°22, 2juin 1847, p. 170-172).
15. L'article d'Alberto Mazzuceato sur La Marescialla d'Ancre de Nini fut publié dans La
Gazzetta. musicale di Milano en trois livraisons (6e année, n.° 19, 12 mai 1847, p. 145-147 ;
6e année, n° 25, 25 juin 1847, p. 196-198 ; 6e année, n° 28, 14 juillet 1847, p. 220-222). La cita-
tion vient de la deuxième livraison (25 juin 1847), p. 197.
16. « A testimonio accusatore entra in scena Isabella Monti, la quale, al paro d'Orombello,
accusa la incolpata, poi dell'accusaha rimorso, e la dichiara innocente : ma, tutto è inutile ; le
trombe annunziano un araldo ; l'araldo porta la sentenza del re : la Maresçialla deve morire »
(A. Mazzuceato, art. cit., 12 mai 1847, p. 146).
LE CAS DE LA MARÉCHALED'ANCRE 489
Un autre lieu commun tout à fait inévitable de l'opéra italien post-
rossinien est le grand final qui conclut le premier ou le; deuxième acte. Ce
schéma dramatico-musical présuppose la présence en scène — en même
temps — de tous les personnages qui: ont participé jusque-là à l'action
dramatique et réclame aussi un coup;de théâtre qui déclenche le « largo
concertato » (voir, par exemple, dans Lucia di Lafnmeiyhoor, rentrée-
choc d'Ëdgardo suivie du sextuor « Chi mi frena in tal momento »). Or, le
drame de Vigny ne présente aucune séquence susceptible ; de fournir un
:

grand final de ce type : les quatre personnages principaux (la Maréchale,


Concini, Borgia et Isabelle) ne se rencontrent jamais simultanément. C'est
pourquoi, dans l'opéra de Prati-Nini, on imagine qu'après le duo .Isabella-
Concini, qui suit de très près la première scène du quatrième acte de
Vigny, Borgia fait irruption dans le cabinet du juif-alchimiste Armando
(Samuel chez Vigny), traînant derrière lui la Maréchale échevelée (L 7) :
le Corse a sauvé la femme de son mortel ennemi (tandis que, chez Vigny,
le troisième acte se termine avec l'arrestationde la Maréchale et le pillage
de son palais). Concini et Borgia, le poignard à la main, s'élancent l'un
contre l'autre, mais les deux femmes s'interposent, les mains jointes, en
demandant la mort. Ainsi le concertato peut commencer : d'abord les
deux voix masculines, ensuite les deux voix féminines, comme dans le
final de Lucia di Lammermoor déjà cité (on est en outre ici aussi dans la
même tonalité : sol bémol majeur17). Après le concertato, c'est le tour du
tempo di mezzo ; on entend le choeur dans les coulisses : « Morte a
Concini ! ». Deuxième coup de théâtre (I, 8) : « Tutte le porte vengono
spalancate. Irrompono de Luynes, l'Alchimista, partigiani, alabardieri,
guardie, popolo con fiaccole e armi » 18. On arrête Concini et la
Maréchale. La stretla conclusive (en ré majeur, toujours comme dans
Lucia di Lammermoor au même endroit) se déclenche avec fureur. Et
c'est le tableau général, qui conclut l'acte.
Une très semblable transformation-normalisation du récit dramatique
pour faire place à un grand final lyrique se trouve aussi dans Eleonora
Dori de Cammarano-Battisla. Nous sommes dans une « magnifica sala
negli appartamenti del Maresciallo », au milieu d'une fête brillante. Après

17. Pour la musique de La Marescialla d'Ancre de Nini, nous suivons la partition réduite pour
chant et piano publiée à Milan, chez Giovanni Ricordi (n° éd. 11587-11656) ; le final du premier
acte est divisé en deux parties : Scena e Quartetto ne! Finale Imo (n° éd. 11595), p. 96 sq. ;
Seguito e Stretta del Finale Imo (n° éd. 11596), p. 107 sq. Ajoutons qu'il existe aussi, de cette
partition, un reprint publié par Garland à New York en 1986 (collection «Italian Opéra, 1810-
1840 ». n. 28, éd. Philip Gossett). Dernière remarque : il existe à Paris une copie manuscrite de
la partition d'orchestre de la Maresçialla d'Ancre qui faisait partie du fonds ancien du Conser-
vatoire (partition conservée aujourd'hui à la Bibliothèque nationale de France, département de la
musique, D. 10776 [1-2]) ; cela, indique que l'opéra de Nini n'était pas complètement inconnu
dans la capitale française.
18. G. Prati, La Marescialla d'Ancre, op. cit. (voir la note 9), p. 28.
490 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

un choeur introductif (II, 4), entrent Eleonora (la Maréchale) et Giuliano


(Borgia). Ce dernier veut convaincre Eleonora de se sauver : tout est prêt
en effet pour son arrestation (II, 5). Au moment même où la Maréchale se
détermine à s'enfuir, entre Concini (II, 6) ; les deux ennemis se jettent
l'un contre l'autre ; Eleonora les retient ; Concini appelle ses gardes,
mais, avec eux, entrent aussi les soldats du roi conduits par Luynes et
Isabella (II, 7). On montre le décret d'arrestation signé parle roi. Surprise
générale et concertato. Le Maréchal demande pour quel motif on veut
l'emprisonner. Luynes accuse les deux favoris de la reine-mère de haute
trahison : tempo di mezzo. Le choeur, « accerchiando i prigionieri, e con
accento di tutta indignazione », exprime toute sa colère contre les deux
Italiens : stretta 19.

Pour résumer ce qui précède, on peut dire que la réception du drame


romantique français en Italie ne peut pas être comprise si l'on ne tient pas
compte des innombrables adaptations lyriques qui, sur la terre du bel-
canto, popularisèrent des sujets tels que ceux d'Hernaiii, de La Maréchale
_
d'Ancre, de Lucrèce Borgia, etc. Après une longue période de déprécia-
tion, les libretti de ces opéras commencent à être réévalués, se révélant
comme un passionnant terrain d'entente pour littéraires, théâtrologues et
musicologues. Le succès de certains thèmes (Ou thèmes-mythes) tirés du
drame romantique et du mélodrame populaire ouvre un processus de
« folklorisation », pour reprendre un terme de Giovanni Morelli20, qui en
Italie aboutit presque toujours à un opéra.
Ainsi, La Maréchale d'Ancre (1831), traduite plusieurs fois en italien
(1837) et représentée comme drame parlé à Milan (1838), aboutit à deux
opéras en 1839 (Padoue) et en 1847 (Naples). Les transformations-conta-
minations qui ont lieu dans le champ des réécritures lyriques, loin de
correspondre à des avatars sans intérêt, témoignent de la vitalité d'un sujet
et doivent être considérées presque comme les variantes d'un mythe.
Autrement dit, l'accueil du drame de Vigny dans l'opéra italien fut favo-
risé par le fait qu'il a pu se greffer sur toute une série de personnages
fixes, de schémas d'actions, de situations, de scènes stéréotypées, etc.,
inscrits à l'avance dans l' « horizon d'attente » de ses destinataires.
D'ailleurs, les adaptations lyriques ne sont pas forcément des trahisons
de la version originale. Souvent, l'opéra développe des éléments qui sont
déjà présents innuce dans sa source littéraire, rendant visibles des struc-

19. S. Cammarano, Eleonora Dori, op. cit. (voir la note 9), p. 21-26.
20. G. Morelli, « La scena di follia nella Lucia di Lammermoor. Sintomi fra mitologia délia
paura e mitologia della libertà », La Drammaturgia musicale, éd. Lorenzo Bianconi, Bologne, Il
Mulino, 1986, p. 411-432 et, en particulier, p. 429.
LE CAS DE LA MARÉCHALED'ANCRE 491

tares latentes. C'est le cas, par exemple, du choeur des pénitents qui suit
les joyeux couplets de Maffïo Orsini dans la fameuse scène du souper
chez la princesse Negroni que Donizetti reprend de la Lucrèce Borgia de
Victor Hugo ; et la même remarque est valable, à plus forte raison, pour
le célèbre quatuor du dernier acte de Rigoletto, où Verdi peut réaliser une
scène à. deux actions simultanées qui était seulement suggérée dans le
drame de Victor Hugo, Le Roi s'amuse. En ce qui concerne La Maréchale
d'Ancre, la romanza d'Isabella, avec accompagnementde harpe et de cor
anglais, dans l'opéra de Nini, n'est que l'amplification de la scène où,
dans le drame de Vigny, Isabelle fredonne à la fenêtre avec sa guitare au
début du deuxième acte21.
La Maréchale d'Ancre, comme la plupart des drames et mélodrames
de l'époque, présente des affinités structurales avec l'opéra italien roman-
tique22. On y retrouve fréquemment, par exemple, dans l'organisation du
récit dramatique, l'esquisse du schéma morphologique de base ôrnnipré-
sent dans l'opéra italien : un schéma fondé sur l'opposition entre une sec-
tion lente ou adagio (moment passif-introspectif) et une cabaletta
(moment actif plus énergique)23.
Ce schéma est déjà implicite dans la dernière apparition de la
Maréchale dans la rue de la Ferronnerie qui fournira l'occasion de l'aria
finale de la victime avant son exécution, dans l'opéra de Nini. La-
Maréchale entré précédée de ses bourreaux ; elle voit ses deux enfants,
s'arrête et les embrasse en s'agenouillant (première section) ; ensuite oh
lui montre le cadavre de son mari (tempo di mezzo) ; elle conduit alors son
fils aîné sur lé devant de la scène et lui désigne Luynes afin qu'il puisse
se venger un jour (cabaletta) : « Venez ici. — Regardez bien cet.homme,
derrière nous, celui qui est seul ! [...] Cet homme s'appelle de Luynes;
— Vous me suivrez au bûcher tout à l'heure, et vous vous souviendrez
toujours de ce que vous aurez vu, pour nous venger tous sur lui seul.
— Allons ! dites : "Oui", fermement ! sur le corps de votre père24 ! »
Comment Alessandro Nini a-t-il mis en musique cette séquence qui
semble déjà prédisposée pour devenir un numéro d'opéra ? On ne peut
pas répondre correctement à cette question, si l'on ne tient pas compte dé
ce qui vient d'être dit sur le caractère indirect du passage du texte drama-
tique au texte lyrique. Entre la séquence de Vigny et celle de Nini, on voit

21. PL, t. I, 1986, p. 650. Pour l'opéra de Nini, voir le livret de G. Prati cité à la note 9, p. 22-
23 (I, 6) et la romanza d'Isabella (Andaniino romantico en sol mineur) dans la partition citée à la
note 17 (n° éd. 11593), p. 72-77.
22. Je me permets de renvoyer, sur ce sujet, à mon livre L'Opera senza canto. Il mélo roman-
tico e l'invenzionedella colonna sonora, Venise, Marsilio, 1995.
23. Pour la définition de ce schéma morphologique, voir Harpld Powers, « "La Solita forma"
and "The Uses of convention" », Analecta musicologica,t. LIX, 1987, p. 65-90.
24. Pl., 1.1, 1986rp. 715-716.
492 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

bien en effet l'interférence de l'un des schémas d'action parmi les plus
stéréotypés de l'opéra de la première moitié du XIXe siècle : celui du cor-
tège sur scène et dès derniers mots d'une victime qu'on va exécuter. Ce
type de dénouement apparaît, entre autres, dans des opéras tels que Anna
Bolena et Maria Stuarda de Donizetti (1830 et 1835), Béatrice di Tenda
de Bellini (1833), Saffo de Giovanni Pacini (1840), etc. L' aria finale de la
victime (avec section lente et cabaletta) est toujours précédée par un
choeur plaintif sur un rythme de marche funèbre.
C'est ainsi que se déroule le final de La Maresciala d'Ancre de Nini.
Nous sommes donc dans la rue de la Ferronnerie, tout à fait comme dans
le drame de Vigny. Après le duo Borgia-Concini, avec le duel et la mort
de ce dernier, « da lontano si ascolta una marcia funèbre »25 : un choeur
plaintif entre en scène sur un rythme de marche funèbre (mi mineur)26. La
Maréchale tient par la main ses deux enfants, puis elle « s'inginocchia, e
fa inginocehiarsi vicino i due fanciulli » pour chanter une sorte de prière,
« Odi i supremi accenti / Del labbro mio, Signor ! » (section lente : lar-
ghetto contabile en sol majeur27). C'est ensuite le tour du tempo di mezzo
(section modulante) : Luynes montre à la Maréchale le cadavre de son
mari ; elle prend son fils par la main et lui demande vengeance : « Per non
scordarlo mai / Guarda, figlio, quell'uom ; guardalo in volto ! ». C'est la
cabaletta qui démarre : « Tu per esso più padre non hai » (allegro mode-
rato en mi mineur / mi majeur). Ainsi, se conclut l'opéra, alors que le cor-
tège quitte la scène28.
Faisons une dernière remarque à propos du caractère ambivalent de la
Maréchale. Selon Vigny, elle doit être, au même temps", une « femme d'un
caractère ferme et mâle » et une « mère tendre et amie dévouée »29. Il
s'agit presque d'une double identité, comme elle le dit elle-même au pre-
mier acte (au moment fatal où il faut décider s'il faut ou non faire arrêter
le prince de Condé) : «C'était Léonora Galigaï qui tremblait: la
Maréchale d'Ancre n'hésiterajamais » 30. Léonora est d'une, certaine façon
la négation de la Maréchale. Cette dramaturgie du personnage fracturé et
contradictoire est très répandue dans le mélodrame populaire des années
1820, avant de marquer fortement la naissance du drame romantique31.
Cela est vrai surtout du drame hugolien, où se rencontrent fréquemment
des personnages doubles tels que Triboulet (père et bouffon), Marion
Delorme (courtisane et amoureuse), Lucrèce Borgia (princesse criminelle
25. G. Prati, op. cit. (voir la note 9), p. 46.
26. A. Nini, partition citée à la note 17, Coro funèbre (n° éd. 16555), p. 250 sq.
27. Ibid., Aria finale (n° éd. 16556), p. 255,
28. Ibid., p.264-273.
29. PL, 1.1, 1986, p. 627.
30. Ibid., p. 642.
31. Je renvoie de nouveau à ce sujet à mon livre (voir la note 22), p. 208-209 et passim.
LE CAS DE LA MARÉCHALED'ANCRE 493
et mère tendre), etc. Or, au moment du passage dans le champ lyrique,
tout cela n'est pas sans conséquence sur la mise en musique et surtout sur
la caractérisationvocale du personnage. Il faut par ailleurs souligner l'im-
portance de l'élément musical dans la récitationmélodramatique d'acteurs
comme Frederick Lemaître et Marie Dorval, On se souviendra que cette
dernière, avant de devenir la maîtresse de-Vigny, avait été longtemps celle
d'Alexandre Piccinni, le chef d'orchestre de la Porte Saint-Martin qui
composa des centaines de partitions pour le mélodrame et pour le drame
romantique (y compris pour Mariow Delorine, Lucrèce Borgia et Marie
Tudor). Les fameux jeux de scène, les gestes hyperboliques et même l'in-
tonation récitative de Marie Dorval étaient ainsi très; souvent réglés par et
sur la musique : à titre d'exemple,on peut citer le célèbre évanouissement
de Marion Delormé, après lé « Pas de grâce !» prononcé par Richelieu,
archétype de l'influence de la musique mélodramatique sur le drame et
l'opéra romantiques32.
A propos du rôle de la protagoniste dans La Maresçialla d'Ancre, on
doit donc souligner combien Nini a recherché à produire une vocalité
excessive et conflictuelle,: souvent pantomimique (si l'on peut dire), très
pertinente dans la caractérisation d'un personnage double33. La première
interprète de la Maréchale fut Fanny Kemble, fille du grand acteur anglais
Charles Kemble et soeur d'un autre célèbre soprano dé l'époque : Adélaïde
Kemble. AU théâtre Carlo Felice dé Gênes, le même rôle fut interprété par
Eugenia Tadolini, une voix fondamentale dans la transition de Donizetti
à Verdi.
Il suffit de regarder de près les très nombreuses didascaliesqui accom-
pagnent dans la partition la mise en musique du personnage, pour com-
prendre"le type de vocalité recherché par Àlessandro Nini. La Maréchale
doit commencer sa cavatina, moment lyrique par excellence, avec un
« quasi declamato » et peu après doit passer immédiatement d'un « con
molta forza» à un « parlante ». Sa partie musicale est parsemée d'indica-
tion telles que « con mistero », « con voce soffocante », «con spavento »,
« angoscipsamente », « con passione », « con molta passione », « sotto-
voce », «declamato », « con feryore », « con orrore », « con somma pas-
sione », « piangente », « con disperaziohe », « con lacérante espres-
sitjne», « con viva e sentita passione », « Snolto declâmato », « colla
massima passione », « con grido di spavento »34. Cette dernière indication

32. Ibid., p. 220-223. Sur Marie Dorval, voir F. Ambrière, Mademoiselle Mars et Marie
Dorval au théâtre et dans la vie. Seuil, 1992.
33. Cette duplicité fut d'ailleurs critiquée par A. Mazzuceato, art. cit. (voir, la note 15),
3e livraison, p. 220-221 : il l'estime moins réussie parce que moins excessive que celle de
Lucrèce Borgia.,
34. Ces didascalies, peu communes dans les.partitions de l'époque, sont aussi présentes,
quoique moins nombreuses, dans les parties des autres rôles.
494 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

accompagne, cela va de soi, le moment où la Maréchale découvre le


cadavre de Concini, dans le tempo di mezzo de son aria finale.

Ces sommaires observations font apparaître jusqu'au quel point la


musique peut contribuer à la caractérisation et à la dramatisation du per-
sonnage romantique. La Marescialla d'Ancre de Nini, tout comme la
Maria Tudor de Pacini ou, à un plus haut niveau, la Lucrezia Borgia de
Donizetti et le Rigoletto de Verdi, peut être considérée comme un exemple
éloquent de la vocation lyrique du drame romantique.
En étudiant ces opéras du point de vue de la dramaturgie musicale, on
comprend plus clairement ce que veut dire Peter Brooks lorsqu'il parle de
l'opéra comme d'une sorte d'aboutissement aussi bien du mélodrame
populaire que du drame romantique.
Laissons donc le mot de conclusion à Peter Brooks, en citant quelques
lignes du livre très important qu'il a consacré à l' « imagination mélodra-
matique » : « The habituai recourse of Romantic drama and melodrama to
the gestural trope of the inarticulate suggests [...] why these genres tend
toward a full realization in opéra, where music is chargea with the burden
of ineffable expression »3S.

35. P. Brooks, The MelodramaticImagination : Balzac, Henry James and the Mode of Excess,
New Haven, Yale University Press, 1976, p. 75.
ALFRED DE VIGNY AU JAPON

RYÛJI TANAKA*

Il existe au Japon, depuis 1978, une collection bibliographique intitu-


lée Répertoire des documents sur les études dé langue et littérature fran-
çaise au Japon.Èlle recense toutes les publications japonaises depuis
1945. Grâce à ces volumes, nous disposons d'informations quasi com-
plètes sur l'état des études françaises depuis la fin de la Seconde Guerre
mondiale. Il est toutefois regrettable que ce type de bibliographie n'existe
pas pour la période précédente. En ce qui concerne l'étude d'Alfred de
Vigny, cette lacune est d'autant plus grave que l'on n'a aucune connais-
sance précise sur l'époque héroïque où son oeuvre a commencé à faire
l'objet d'études ou de cours universitaires.
C'est un francisant éminènt du nom de Yutaka Tatsuno, qui fut égale-
ment un grand essayiste, qui à inauguré dans sa jeunesse l'étude d'Alfred
de Vigny au japon. Tatsuno a été le premier éradit qui a su vulgariser et
faire partager à un large public des connaissances approfondies sur la lit-
térature française. En tant que professeur à l'Université impériale de
Tôkyô, il a formé d'innombrables disciples qui sont devenus des pionniers
comme lui des études spécialisées sur cette littérature.
Tatsuno a rédigé un mémoire sur Alfred de Vigny en 1916, à la fin
de ses études universitaires de trois ans dans cet illustre établissement
qui a formé l'essentiel de l'élite japonaise de l'époque moderne. Il parle
de la genèse de son mémoire dans un essai intitulé Tanizaki Junichirp,
l'un des plus grands écrivains japonais de ce siècle, dont les oeuvres
viennent d'être éditées en France dans la Bibliothèque de la Pléiade.
Cet essai de Tatsuno mentionne le titre du mémoire en question: La
Pensée d'Alfred de Vigny, Malheureusement, le manuscrit en a été perdu

* Université,municipaled'Hiroshima.

RHLF, 1998, n° 3, p. 495-500


496 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

et nous n'avons plus aucun moyen d'en connaître le contenu dans son
texte original.
Il existe toutefois à ce sujet un témoignage de Toshio Sugi, l'un des
disciples de Tatsuno à l'Université impériale de Tôkyô et devenu lui-
même professeur dans cette même université (qui a pris le nom officiel
d'Université de Tôkyô depuis la fin de la guerre). En 1967 — donc beau-
coup plus tard —, Sugi a décrit l'influence des cours de son maître
Tatsuno. Celui-ci, dans un cours intitulé « Les mouvements littéraires en
France au XIXe siècle », traitait amplement des poèmes de Vigny, en parti-
culier Le Mont des Oliviers, La Bouteille à la mer, La Mort du loup et La
Maison du Berger. Sugi affirme avoir beaucoup appris grâce à l'enseigne-
ment sur Vigny dispensé par un maître qui a voué l'une de ses premières
passions à ce grand écrivain français.
Le cours de Tatsuno a sans nul doute exercé une influence décisive
non seulement sur Sugi, mais également sur ses condisciples, qui se sont
mis à lire des oeuvres de Vigny. Il est dommage que l'on ne dispose d'au-
cun détail sur cette question.
Le seul fait tangible est qu'il y eut parmi les élèves de Tatsuno un
autre spécialiste de Vigny, Noboru Hiraoka, qui allait à son tour consacrer
à Vigny son mémoire de fin d'études à l'Université impériale de Tôkyô.
Le texte de ce mémoire est intégré dans un recueil intitulé Propos I,
publié tardivement en 1982, dans lequel Hiraoka ajoute des commentaires
sur la genèse de son travail.
En outre, un autre professeur de littérature française a parlé de Vigny
dans ses cours. Il s'agit de Shôichi Naruse, titulaire de la chaire de littéra-
ture française à l'Université impériale de Kyûshû. Il a donné en 1925 un
cours sur le romantisme en France, où il évoquait Vigny et ses oeuvres. Il
est mort en 1936 et, après son décès, ses disciples ont publié ses cours
compilés en deux volumes. Bien qu'il n'existe pas de témoignage direct
sur l'influencé de ces cours, il reste certain qu'ils ont permis aux étudiants
de s'intéresser aux oeuvres de Vigny : ainsi Fumio Otsuka, qui devait plus
tard publier un ouvrage sur Vigny, était parmi ceux qui ont élaboré le
recueil des cours de leurs maîtres.
A part cela, il n'existe pas de traces certaines d'autres études sur
Vigny avant 1945, mais on peut présumer que d'autres universités japo-
naises, comme celle de Kyoto, Waseda- et Keio, ont dispensé des ensei-
gnements sur Vigny. Au Japon, il y avait avant 1945 neuf universités
impériales et six grandes universités privées, sans compter de nombreux
autres établissements publics et privés d'enseignement supérieur. Toutes
ces universités n'avaient pas de section française, mais on peut estimer
que, là où il y en avait une, les professeurs de littérature française par-
laient de Vigny et des écrivains romantiques français. Il faudrait entre-
VIGNY AU JAPON 497

prendre des recherches sur les programmés de cette époque, avant que ne
disparaissent les archivestouchant à ces détails.
L'influence de Vigny au Japon: ayant 1945 reste ainsi très mal pormue.
Cependant il est à souligner que l'on a commencé assez tôt à traduire en;
japonais certaines de ses oeuvres : par exemple, dès 1924, Chatterton a été
traduit par Tatsuo Kobayashi, professeur : de littérature française- à
l'Université de Waseda; la même année, a également paru le Journal
d'un poète, traduit par le même. Stella, traduit par Noboru Hiraoka, a été
publié en 1939.

En ce qui concerne la période d'après-guerre, on en sait beaucoup


plus, grâce au Répertoire que j'ai mentionné plus haut.
Les points suivants sont à souligner.
Premièrement, le nombre total des documents sur Vigny publiés au
Japon s'élève à quatre-vingt-dix environ. Ce-chiffre englobe, outre les
études académiques, les traductions elles comptes rendus de publications
sur le poète publiées en France et à l'étranger — donc là quasi-totalité des
écrits japonais sur Alfred de Vigny. Il n'est pas si simple d'interpréter ce
chiffre. D'après la même bibliographie, les documents; sur Baudelaireet
Hugo sont respectivement vingt et dix fois plus nombreux. En revanche,
concernant Lamartine où Musset, on observe des chiffres à peu près iden-
tiques à celui deVigny.
Deuxièmement, c'est dans les années 1970 qu'a été publié le plus
grand nombre dé documents sur Vigny. Avant cette date, la traduction en
japonais de Servitude et Grandeur militaires, pas Kazunori Matsushita, a.
paru en 1949 et a été rééditée en 1961. Cinq-Mars a été traduit également
par Masushita en 1967. La traduction des Destinées par Noboru Hiraoka a
été publiée en 1960. Auparavant, en 19544955, Shintârô Suzuki et
Yuzura Satô ont publié des articles sur le dernier amour de Vigny, En
1962, Toshio Gotô a abordé la question de l'attitude de Vigny vis-à-vis du
Second: Empire. Mais le fait le plus marquant des années 1970 reste la
publication de deux monographies de Vigny. La première, Alfred de
Vigny, sa vie et ses oeuvres,par Yukio Otsuka, a paru en 1971 ; il s'agit de
ce que: Ton peut appeler un ouvrage de vulgarisation, mais qui' reste
important parce qu'il n'existait auparavant aucun livre au Japon dormant
des informations complètes sur Vigny. De mon côté, en 1979, j'ai livré les
résultats de,mes travaux sous le titre de Le Sentiment de l'honneur chez
Alfred de Vigny. De la valeur sociale à la valeur individuelle. C'était un
travail d'adaptation en japonais de la thèse'que j'avais soutenue à
l'Université de Dijon en 1975. Je ne prétends? pas que ce soit une étude
très originale,; mais j'ai essayé de me libérer de l'influence des études
498 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

majeures sur Vigny, comme celles de Pierre Flottes, dé Georges Bonnefoy


et d'autres, en suivant les conseils qui m'avaient été.prodigués par mon
maître, le professeur François Germain. Il y a, pour ces mêmes années, un
autre fait qui mérite d'être souligné : on a vu alors paraître au Japon la
première étude adoptant une attitude négative vis-à-vis de Vigny, alors
que tous les travaux antérieurs étaient dus à des fervents du poète. Il s'agit
du livre intitulé Après la grande Révolution, l'esprit du Romantisme,
publié en 1971 par Tamio Katô, professeur de littérature française à
l'Université de Waseda. Un chapitre de cet ouvrage est consacré à Vigny,
où l'auteur développe des critiques systématiques, de différents points de
vue. C'est surtout l'attitude aristocratique et élitiste qu'il a perçue chez
Vigny qui semble avoir déplu à Katô : il existe des lecteurs qui mani-
festent une sorte d'incompatibilité avec Vigny et qui n'hésitent pas à
exprimer leur antipathie. Cependant il est intéressant de signaler que ce
type dé critique négative est rare au Japon, où les gens sont trop indiffé-
rents pour développer leur sentiment subjectif sous forme d'un réquisi-
toire contre un écrivain qu'ils n'aiment pas. De tels travaux polémiques
sont pourtant relativement précieux, parce qu'une opinion négative contri-
bue parfois à mettre en lumière certains traits caractéristiques d'une per-
sonnalité, que l'on ne voit pas nécessairement quand on en est un admira-
teur inconditionnel.
Troisièmement, pour les années qui suivent 1985, il faut reconnaître
qu'on observe un certain déclin des études sur Vigny, tout au moins
d'après le nombre des études publiées. Les pionniers semblent avoir perdu
de leur ardeur : pour la plupart d'entre eux, ils sont à la retraite, sinon
décédés. Hiraoka est mort en 1985, Otsuka en 1992.

A l'heure actuelle, on ne compte plus que deux survivants parmi les


spécialistes de Vigny au Japon. Le premier est Kunio Mukai, professeur
de français à l'Université de pédagogie d'Osaka, qui a commencé à
publier des études sur Vigny il y a une vingtaine d'années. Malheu-
reusement, je n'ai pu avoir connaissance de ses travaux récents, car le
dernier volume du Répertoire né recense que les publications antérieures
à 1992.
Le second survivant est le signataire de ces lignes, qui n'a guère
publié sur Vigny dans les dernières années. En 1979, néanmoins, j'ai
consacré une conférence intitulée «La Bouteille à la mer — selon le
poème des Destinées d'Alfred de Vigny » à interpréter la pensée de Vigny
Sur les devoirs des êtres humains, en particulier en ce qui concerne la
transmission du savoir. En présentant au public l'oeuvré et la vie de Vigny,
VIGNY AU JAPON 499

j'ai souligné que notre devoir était dé transmettre à la postérité tout eè que
nos ancêtres ont mis entré nos mains.
Une autre conférence, en 1994, était intitulée « Une nouvelle lecture
de Servitude et Grandeur militaires— le problème des prisonniers de
guerre ». Partant des recherches historiques de Christiane Lefranc sur
Joseph-Pierre de Vigny, j'ai montré combien l'oeuvre de Vigny conservait
son actualité, en particulier à propos des prisonniers de la guerre du Golfe.
J'ai publié un article à ce sujet dans le bulletin n° 13 de la section
d'études françaises de l'Université de Hiroshima.
Toujours en ce qui concerne l'actualité de Vigny, j'ai proposé « Une
nouvelle lecture de Stello », en revenant sur les événements de la place
Tien-An-Men, en 1989, pour souligner l'incompatibilité de la liberté et du
pouvoir politique.
Enfin, je prépare une nouvelle conférence que je voudrais consacrer
à L'Esprit pur pour mettre ce poème en relation avec une notion déve-
loppée au Japon et peut-être aussi en Chiné, la notion appelée Go-on-
gaeshi, qui désigne «le devoir de rendre un bienfait dont on a bénéfi-
cié » ; cette vertu est très respectée, mais rarement pratiquée. C'est pour-
quoi il me semble important d'insister sur ce sujet, afin que les études sur
Vigny, sur la poésie romantique et sur la littérature française puissent se
renouveler au Japon.

On ne saurait cependant se montrer très optimiste sur la postérité de


Vigny au Japon. Nous nous trouvons dans une époque où les jeunes
Japonais passent le plus clair de leur temps à lire des bandes dessinées et
il est difficile de les intéresser a des oeuvres littéraires et, en particulier, à
celles de Vigny.
Il va sans dire que la condition fondamentale pour faire progresser les
études littéraires et la connaissance de Vigny au Japon passe par l'ensei-
gnement de la langue française ; le niveau de cet enseignement au Japon
laisse encore beaucoup à désirer et on constate que le nombre des étu-
diants se consacrant aux langues européennes telles que le français du
l'allemand tend à diminuer, au profit du chinois, qui connaît un essor
considérable à l'heure actuelle. Dans un tel contexte, la première de nos
missions doit être déformer des étudiants qui soient simplement capables
de lire les oeuvres de Vigny dans le texte.
On devrait également favoriser la publication de nouvelles traduc-
tions en japonais, ou la réédition des traductions anciennes, mais avec
prudence, car il y a peu de demande dans ce domaine. C'est pourquoi
il ne faudrait pas reculer devant des moyens plus immédiats pour sus-
citer l'intérêt de la jeunesse japonaise : en Ce qui concerne les oeuvres
500 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

romanesques, des adaptations en bandes, dessinées-pu-des versions ciné-


matographiques pourraient pousser certains étudiants à aller vers le texte
originel après s'être familiarisés avec les personnages et l'intrigue : c'est
ce qui s'est passé pour Le Rouge et le Noir ou Les Misérables.
C'est en faisant ces efforts que nous pourrons nous montrer dignes du
legs que Vigny a fait à la postérité ; c'est ainsi que nous pourrons payer
notre dette envers L'Esprit pur.
COMPTES RENDUS

Renaissances européennes et Renaissance française. Un ouvrage


publié sous la direction de GILBERT GADOFFRE. Montpellier, Éditions
Espaces 34, coll. « Espace international », 1995. Un vol. 15 x 23 de
292 p.

Après avoir fondé en 1948 l'Institut collégial européen pour contribuer à l'uni-
fication de l'Europe en favorisant en son sein le dialogue des cultures, le regretté
Gilbert Gadoffre organisa à Loches plusieurs colloques sur la civilisation de la
Renaissance, qui n'avaient jusqu'ici fait l'objet d'aucune publication. On se
réjouit qu'il ait pris le temps, dans les derniers mois de sa vie, de réunir et de pré-
facer les textes prononcés dans ce cadre par certains des meilleurs spécialistes de
l'Humanisme. II en résulte un recueil à vrai dire fort composite, mais qui n'en
recèle pas moins plusieurs contributions remarquables. Si l'introduction de
C. Vasoli souligne l'inquiétude spirituelle qui agite tout le XVIe siècle, et l'in-
fluence très large exercée dans ce contexte par l'irénisme érasmien, une première
partie rappelle les origines du concept même de Renaissance (K. Stierle), et le
confronte avec les notions de Rinascimento (F. Caldari Bevilacqua) ou de
Rinascita (R. Cooper). En présentant quelques figures particulièrementreprésenta-
tives comme L. Valla (F. Caldari Bevilacqua) ou Beatus Rhenanus (J. P. Vanden
Branden), on y montre la diversité et la complexité du phénomène en France et en
Italie, mais aussi en Allemagne et en Hongrie (t T. Klaniczay), non sans recher-
cher, dans l'oeuvre des cosmographes du temps, comment l'Europe perçoit sa
propre unité à la fin de la Renaissance (J. Céard). La seconde partie envisage plus
spécifiquement le rapport de quelques écrivains humanistes avec la musique
(études de J.-Cl. Margolin, G, Gadoffre. et H. Weber sur Erasme, Ronsard et
d'Aubigné). Une troisième section, centrée sur la Renaissance française, présente
notamment l'esquisse de plusieurs grands livres publies entre-temps : l'étude de
T. Cave sur « le clair et l'obscur dans la littérature française de la Renaissance »
(1972) annonce son introduction à Ronsard the Poet (1073) ; celle de F. Higman
sur « Rabelais et la censure théologique » préparé son Censorship & the Sorbonne
(1979) ; enfin M. Screech ébauche son Montaigne's Melancholy (1983) dans « La
sagesse de Montaigne »1. Certaines de ces communications, tout comme celle de

1. Deux citations à corriger dans cet


accoustumé» citation
article : p. 246, citation de Essais, I, 56, lire « on a
; p. 248, de Essais, II, 12, lireI,: « les imaginer inimaginables». L'auteur du
Chant natal (1539). évoqué p. 184 est naturellement Barthélémy Aneau.

RHLF, 1998, n° 3, p. 501-528.


502 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

L. Schrader sur « l'actualité de Rabelais », sont suivies de discussions auxquelles


prennent part M. Screech, M. de Dieguez, G. Gadoffre, H. Weber, R. Cooper... et
Shôtarô Araki, tant il est vrai que pour G. Gadoffre, le débat européen n'excluait
pas l'ouverture à d'autres cultures plus lointaines.
JEAN VIGNES.

MICHÈLE A. LORGNET, Jan Martin translateur d'emprise. Réflexions


sur les constructeurs de textes à la Renaissance. Bologne, Coopera-
tiva Libraria Universitaria Editrice, 1994. Un vol. 13 x 21 de 165 p.
Tandis que vient de se tenir un colloque à son sujet (Paris, 1998), l'oeuvre de
Jean Martin (7-1553) suscite enfin l'intérêt qu'elle mérite, à la mesure du rôle joué
par ce traducteur dans la transmission de l'héritage italien de la Renaissance. L'essor
de la « traductologie » incite également à examiner une oeuvre si diverse, ne
serait-ce que pour approfondir les questions théoriques que pose aux poètes comme
aux linguistes « Ja transmutationd'un texte d'une langue dans une autre » (R Valéry).
C'est dans cette perspective que s'inscrit le présent livre, qui tente de renouveler la
lecture des traductions de Martin, et d'en expliquer les choix (notamment syn-
taxiques et rythmiques) à la lumière de la réflexion rhétorique de son temps.
Après l'introduction soulignant notamment l'importance de la notion de
nombre oratoire dansles traités de rhétorique contemporains de Martin, Michèle
Lorgnet envisage successivement (dans un ordre 'qu'on s'explique mal) les traduc-
tions de YOrus Apollo (1543), du Songe de Poliphile (1546), de l'Arcadie (1544),
des Azolains (1545), du Pérégrin (1528), les traités d'architecture traduits par
Martin (Serlio, 1545 ; Vitruve, 1547 ; Alberti, 1553), puis sa version au Roland
furieux (1544), et celle de la Théologiè naturelle de Raymon Sebon (1551), dont
Montaigne aurait tiré profit. La comparaison des modèles et des traductions vise à
souligner « l'attention constante de Martin à des phénomènes de sonorisation [sic]
et de métrique », son « adhérence aux grandes figures rythmiques », son « respect
remarquable de la scansion rhétorique et sonore de l'original ». L'étude est mal-
heureusement desservie par l'emploi d'une langue approximative et souvent
confuse. L'ouvrage aurait mérité une relecture pour en éliminer barbarismes,
impropriétés et fautes d'accord. La bibliographie né mentionne ni les travaux déci-
sifs de K. Meerhoff sur la notion de nombre oratoire, ni la thèse de L. Guillérm
sur la traduction à la Renaissance.
JEAN VIGNES.

Études rabelaisiennes, tome XXXI. Actes des conférences du cycle


«Rabelais et la nature» organisé en 1994 par Francis Métivier.
Genève, Droz, «Travaux d'Humanisme et Renaissance », GCCLT,
1996. Un vol. 17,5 x 25,5 de 131 p., avec table et index des tomes
précédents, ISBN 2-600-00149-2.
JOHN PARKIN, Interpreting Rabelais. An Open Reading of an
Open Text. Lewiston-Queenston-Lampeter,The Edwin Mellen Press,
1993. Un vol. 15,5 x 23,5 dé 223 p., avec bibliogr. et index, ISBN
0-7734-9388-3.
Une série de tables rondes sur l'idée de nature chez Rabelais a salué, en
Touraine même, son « pseudo-cinquième centenaire ». La présente livraison des
COMPTES RENDUS 503

S? reproduit le texte des cinq conférences prononcées dans ce cadre:: nature de


l'eau pour G. Demerson qui précise lé cadré intellectuel des perceptions rabelai-
siennes et montre comment l'action inventive de l'esprit humain peut influer sur
l'ordre, toujours instable, des éléments ; nature de la femme pour D. Desrosiers-
Bonin, qui discute la misogynie d'un auteur trop rapidement confondu avec son
Rondibilis et révèle dans l'oeuvreune vision contrastée, en rapport avec les muta-
tions contemporaines de la condition féminine: nature du langage pour A. Gendre,
à partir du mot fameux dé Pantagruel à l'écolierlimousin « A ceste heure parle-tu
naturellement» ; nature des géants pour B. Bowen, prétexte à une « petite prome-
nade gastronomo-médico-bellico-comique à travers les tripes de Rabelais» ; 1

nature du bien et du mal pour J. Nash, qui examine les rapports, littéraires et
éthiques, de l'écrivain avec le manichéisme. Le volume est complété par une
étude de J. Persels sur « le trope rabelaisien de la défécation », interprété à plus
haut-sens à la lumière des paraboles évangéliques et des épîtres pauliniennes, puis
par les errata et addenda apportés par J. E. G, Dixon à sa précieuse Concordance
des OEuvres de François'Rabelais(ER XXVI).
Interpréter Rabelais, reçu tardivement; propose « une lecture ouverte d'un
texte ouvert », à partir d'outils (la polylexie, la polychromie, la polymorphie, la
polyphonie, la polyvalence, la polytopie, la polychrome, là polygraphie) donnant
matière à chacune des huit sections de l'ouvrage. Le lecteur, souvent interpellé à

DENIS
la seconde personne, est invité à les faire siens ; s'il voit bien quelles interpréta-
tionstrop systématiques ou univoqûes sont ici contestées, il a plus de mal à trou-
ver sa route dans, ce « guide de voyage dont il est lui-même le touriste » (p. 3).

JEAN-PAUL BARBIER, Ma Bibliothèque poétique. Troisième partie,


BJAI.
1

Ceux de la Pléiade. Genève, Droz, 1994. Un vol. 23,5 x 32,5 de 588 p.,
avec tableau chronol. des oeuvres de Du Bellay, bibliogr. et index.
Edizioni seicentesche di Pierre de Ronsard nelle bibiioteche italiane,
vol. Il, coord. ENEA BALMAS, préface de GIOVANNI DOTOLI. Florence,
Schena, Quademi Bibliografici [Gruppo di Studio sul Cinquecento
Francese], 1996. Un vol. 14,5 x 22 de 221 p. ISBN 88-7514-847-3.
Après les volumes I et II de sa Bibliothèque («De Guillaume de.Lorris à
Louise Labé», 1973; «Ronsard», 1990), avant les tomes IV et V annoncés
(« Contemporains et disciples de Ronsard », « Poètes italiens de Dante au Cinque-
cento »), Jean-Paul Barbier consacre celte nouvelle livraison aux autres étoiles de
La Pléiade. Compte tenu des fluctuations intervenues dans la composition du
groupe et rappelées en introduction (p. 15-17), les six poètes attendus sont finale-
ment au nombre de neuf : à Baïf, Du Bellay, Jodelle, Tyard, s'adjoignent tour à
tour Des Autels, La Péruse, Belleau, Peletier, et, introduit par Claude Binet, Dorât.
L'ouvrage est une mine d'informations biographiques et bibliographiques : il
donne le détail des recueils, l'incipit des diverses pièces, l'arbre généalogique des
grandes maisons, et reproduit en hors-texte les plus précieux exemplaires. Une
telle somme d'érudition fait oublier les rares coquilles (Henri II pour Henri IOE,

1. Le couple « tripes et boyaux », dont l'auteur relève la première occurrence dans Paul. XXI,
.
se rencontré déjà, dans le généthliaque composé en 1517 par Guillaume Crétin pour le dauphin
François (éd. K. Chesney, p. 196, v. 199).
504 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

p. 64n, 326n, 337n) ou erreurs (par ex. n. 541, sur L'Amedéide d'Alphonse
Delbene, éditée dès le XVIe siècle à Chambéry), et les quelques redites (la n. 481,
sur Claude d'Espence, répète la n. 316). Se redévide en même temps sous nos
yeux l'histoire d'une extraordinaire collection, avec ses livres égarés (p. 365n) où
échangés (p. 311), avec ses contrariantes lacunes (p, 318 et 410). En fin de
volume, le tableau chronologique des oeuvres de Du Bellay, établi par Thierry
Dubois, enrichit le corpus poétique de l'Angevin de trois pièces absentes de l'éd.
Chamard-Demerson (le sonnet liminaire à l'Alexandre de Jacques de Là Taille est
toutefois reproduit dans le cahier additionnel d'H- Weber, t. II, p. 319). On circule
aisément dans ce gros ouvrage grâce aux tables des incipit français et latins, aux
index nominurn et rerum, à la liste des devises-signatures.
Succédant aux Edizioni cinquecentesche (que nous n'avons pu malheureuse-
ment consulter), ce second tome répertorie les éditions dix-septiémistes de
Ronsard (1604-1630) présentes dans les principales bibliothèques italiennes

DENIS
(Rome, Gênes, Milan, Naples, Venise, Padoue, Turin; Modène, Parme), complet
tant leur description matérielle par lés caractéristiques éventuelles de l'exemplaire
collationné. Établi sous la direction du regretté professeur Balmas, ce répertoire
rendra de grands services aux ronsardisants.

ROBERT D. COTTRELL, La grammaire du silenee. Une lecture de la


BJAI.

poésie de Marguerite de Navarre. Traduit de l'anglais par JEAN-


PIERRE COURSODON. Paris, Honoré Champion, coll. « Études et Essais
sur la Renaissance », n° 10, 1995. Un vol. 15,5 x 22,5 de 312 p.
La poésie de Marguerite de Navarre, dont la prolixité peut rebuter, souffre aussi
d'une réputation d'Obscurité parfois justifiée. Voici qu'une main secourable nous
accompagne à travers ce dédale et nous en révèle pas à pas les profondeurs et les
beautés. Publié il y a dix ans aux États-Unis (The Grammar of Silence : A Reading
of M. de N's Poetry, Washington, The Catholic University of America Press, 1986),
ce remarquable guide de lecture —ici admirablementtraduit— constitue la tentative
la plus aboutie pour rendre compte de la cohérence poétique et spirituelle de cette
oeuvre, aussi ambitieuse que mal connue. D'un examen approfondi de la fameuse
correspondance de Marguerite avec Briçonnet, Cottrell dégage d'abord les lignes de
force d'une spiritualitémystique inspirée de la théologie négative du Pseudo-Denys
l'Aréopagite, dont procède le projet poétique spécifique de la princesse, à la
recherche d'un langage apte à « signifier le Silence divin ». C'est la « grammaire »
de cette langue de l'ineffable, ses diverses « stratégies », que révèle ensuite l'analyse
méthodique de tous les grands poèmes de Marguerite, passés en revue dans l'ordre
chronologique, du « Dialogue en forme de vision nocturne » aux Prisons, sans
oublier les comédies sacrées incluses dans les Marguerites de la Marguerite des
Princesses. L'ouvrage propose ainsi une série de « lectures » approfondies,nourries
le cas échéant des apports de la linguistique moderne, de la rhétorique, voire de la
psychanalyse lacanienne ; lectures qui soulignent à la fois la diversité de cette poé-
sie, la lucidité de la reine sur sa propre poétique, et la profonde unité de son oeuvre.
A la traduction proprement dite de cette belle étude, l'édition française ajoute
deux récents articles de R. D. Cottrell sur La Coche et le Miroir de Jhesus Christ
crucifié. Une ample bibliographie et un index achèvent de faire de ce livre un ins-
trument de travail indispensable aux spécialistes. Pour les autres, quelle meilleure
initiation à cette poésie si attachante ?
JEAN VIGNES.
COMPTES RENDUS 505

: OLIVIER MILLET, La première réception des Essais de Montaigne


(1580-1640), Paris, Honoré Champion, coll. « Études montaignistes »,
n° 23, 1995. Un vol. 15,5 x 22,5 de 250 p.
Tous ceux qu'intéressent la fortune des Essais et l' essai de la prose d'art au
XVIIe siècle se réjouirontde voir ici réunies avec autant dé rigueur que de clarté les
documents qui permettent de reconstituer l'histoire de la réception critique de
l'oeuvre de Montaigne depuis la parution des premiers Essais jusqu'au seuil de
l'âge classique. Complétant utilement les travaux de Boase, Busson, Bàdy ou
Villey sur l'influence de Montaigne, O. Millet proposé en effet le recueil chronp-
logique de quelque quatre-vingt textes publiés entre 1576 et 1639 (sans oublier
quelques annotations manuscrites), dans lesquels se formule une appréciation cri-
tique sur les Essais. Les Hittites de l'enquête garantissent au recueil sen homogé-
néité et sa cohérence : en excluant les nombreux écrivains qui discutent seulement
les idées de Mpntaigne, pu ceux qui, tels Charron, lui empruntent des formules ou
des développements, O. Millet concentre son attention sur une cinquantaine d'au-
teurs qui jugent le projet même des Essais, leur appartenance générique et leur
style. Quatre grands textes dominent l'ensemble, tant par leur ampleur et par leur
approfondissement que par l'évelution du goût dont ils témoignent : la préface de
Marie de Gpurnay à son, édition des Essais (1595), assortie ici dé ses variantes
successives (1599, 1617, 1625, 1635), la dissertation latine de D. Baudier publiée
à la suite de ses Poemata (1613), le « Jugement » de P. Camus paru au livre XXIX
de ses Diversitez (1613), enfin deux lettres de Pasquier à M- de Pelgé, éditées en
1619. Ces textes publiés in extenso s'inscrivent à leur place chronologique parmi
une série de jugements plus brefs, reproduits sous forme d'extraits, dont O. Millet
indique, avec toute la précision nécessaire, les références et le contexte. Les textes
néo-latins sont suivis de leur traduction. L'ensemble est précédé d'un avant-
propos, qui souligne à quel peint Montaigne a orienté lui-même la réception de
son oeuvre ; une introduction substantielle retrace les grandes lignés de force de la

JEAN
tradition critiqué, et révèle certains indices méconnus de l'influence de
; -
Montaigne, notamment le développement d'un courant philosophique centré sur la
connaissance de soi, et la prolifération des recueils de mélanges,inspires dés
Essais (aux exemplesidéjâ connus,O. Millet ajoute trois titres jusqu'ici inaperçus
de la critique montaigniste). Index et bibliographie.
VIGNES.

AGNES MARCETTEAU-PAUL,Montaigne, propriétaire foncier. Inven-


taire raisonné du Terrier de Montaigne conservé à la Bibliothèque
municipale de Bordeaux, Paris, Honoré Champion, coll. « Études
montaignistes», n° 24, 1995. Un vol. 15,5 x 22,5 dé 150 p.;
La Bibliothèque municipale de Bordeaux a acquis en 1982 un important
recueil d'actes notariés passés par maître Pierre Perreau peur « noble homme
Pierre Èyquem, esçuyér,seigneur de Montaigne et de Belvëyou», père de l'auteur
dés Essais. Signées entré 1527 et 1558 (mais surtout en 1529 et 1530), ces «ves-
tizons », engagements: réciproques entre les fermiers et leur maître, nous offrent
un sorte de « photographie» du grand domaine foncier dont héritera Montaigne
(localisation des terres et identité des familles qui y travaillent) ; ils témpignent
par ailleurs delà gestion efficace de Pierre Eyquem, soucieux de faire valoir ses
droits seigneuriaux, mais aussi d'accroître et d'unifier le domaine par une poli-
506 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

tique d'acquisitiens et d'échanges. Après une brève introduction rétraçant l'ascen-


sion sociale des Eyquem, et soulignant l'intérêt historique et philologique du
document, les quatre-vingt-dix-sept actes sont répertoriés sous forme de notices
classées géographiquement, présentant le nom des fermiers, le nom et la localisa-
tion du fief, le montant de la rente annuelle due au propriétaire, la date de l'acte et
le nom des témoins. Suivent plusieurs index (noms de pérsennes et noms de
lieux), Un glossaire, une carte commentée et la photographie d'un des actes.

JEAN VIGNES.

MARY B. MACKTNLEY, Les terrains vagues des Essais : itinéraires et


intertextes. Paris, Honoré Champion, coll. «Études montaignistes »,
n° 25, 1996. Un vol. 15,5 x 22,5 de 191 p;

Ce livre réunit les versions remaniées de sept articles parus entre 1989 et 1996,
précédées d'une intreduction et d'un premier chapitre inédits qui éclairent les
orientations critiques de l'ensemble. A partir d'un examen des métaphores spa-
tiales qui balisent le mouvement de Montaigne vers la connaissance, et dans le
prolongement des travaux sur l'avènement du paysage dans là peinture de la
Renaissance, M. B. McKinley émet l'hypothèse d'une équivalence métaphorique
entré les lieux sauvages et méconnus (« marets, forests profondes, déserts et lieux
inhabitables ») et les domaines obscurs et aventureux de la quête épistémologique,
qui forment la « zone d'élection des Essais ».
Dans ces « terrains vagues » de l'esprit; Mpntaigne n'est pourtant pas seul.
C'est pourquoi les chapitres de ce livre forment autant d'études intertextuelles, qui
envisagent les rencontres de Montaigne avec différents « modernes » comme
Sebond, Erasme, l'Arioste ou La Boétie : les paysages du Nouveau Monde évo-
qués dans les Poemata de La Boétie peuvent non seulement éclairer ses ultima
verba mais aussi constituer l'intertexte de certaines métaphores spatiales des
Essais (chap. 2) ; celle du labyrinthe (II, 17), dont M. McKinley rappelle là for-
tune antique et médiévale, semble l'une des plus révélatrices des stratégies de
Montaigne, « dans le double rôle de Thésée et de Dédale » (chap. 3) ; lès relations
entre traduction et écriture que révèlent les travaux de Montaigne sûr Sebond
(chap. 4) suggèrent notamment l'augustinisme de Montaigne, qui semble emprun-
ter au De doctrina christiana (II, 7-8) son « esthétique de l'obscurité » (chap. 5).
Deux études consacrées au chapitre « De la vanité » y révèlent le dialogue de
Montaigne avec l' Ecclésiastt, puis avec l'adage Homo butta, l' Éloge de la folie et
le Ciceronianus d'Erasme (chap. 6-7). Montaigne se découvre finalement sous les
traits d'un « vagabond » dont les pérégrinations intellectuelles évoquent les
errances romanesques d'Ulysse, de Panurge ou des héros de l'Arioste : il est
remarquable en effet que le jugement dé Montaigne sur la composition du Roland
furieux recourt exactement aux mêmes images qu'il reprendra plus tard pour
décrire la démarche capricieuse de ses propres vagabondages (chap. 8).
Des notes nombreuses présentent d'utiles synthèses bibliographiques sur
chaque question évoquée: Abondante bibliographie et index. M. B, McKinley ren-
voie à plusieurs reprises à diverses illustrations (reproductions de Breughel notam-
ment), mais celles-ci ne figurent pas dans le volume.
JEAN VIGNES.
COMPTES RENDUS 507

SANDRO MANCINI, Oh, un Amico ! In diaîogo côn Montaigne e i suoi


interpreti. Milan, Frano Angeli, « Filosofia », 1996. Un vol. 14 x 22
de 325 p.

Destiné à familiariser avec Montaigne un lecteur italien peu familier de neU-e


langue, le livre de Sandre Mancini se veut nen une analyse systématique des
Essais mais une sorte de guide raisonné de la philosophie de Montaigne, suscep-
tible d'encourager « un dialogue vivant avec l'auteur » comme avec quelques-uns
de ses principaux exégètes (notamment M. Baraz. M. Cenche. A. Cemte-
Sponville, H. Friedrich, G. Nakam, G. Mathieu-Castellani. M. Merleau-Ponty,
J. Starobinski, abondamment cités).
La première partie (« Le moi et son double : la recherche de l'identité », p. 33-
158) propose une relecture des passages les plus remarquables de l'autoportrait de
Montaigne : il s'agit de montrer que les Essais tirent leur origine d'un mouvement
d'affirmation identitaire et de dédoublement du moi, qui ouvre l'accès à des
aspects jusqu'alors inexplorés de la subjectivité (comme le « corps vécu »
— corpo vissuto — et l'inconscient —: inconscio) mais aussi de l'intersubjectivité.
S. Mancini montre notamment comment Je rapport de Montaigne à son livre
constitue une forme d' « intersubjectivité médiate » qui vient combler le manque
créé par la disparition de La Boétie.
Dans une seconde partie (« La fluidité de la pensée ». p. 159-318). S. Mancini
s'interroge plus particulièrement sur la philosophie morale de Mentaigne, envisa-
gée comme prolpngement intellectuel d'une expérience vécue. Après avoir montré
que « l'éthique ouverte de Montaigne » emprunte à divers systèmes philo-
sophiques sans jamais s'enfermer dans aucun, S. Mancini souligne opportunément
la « tension irrésolue » qui semble opposer dans les Essais la tentation « descrip-
tive » du relativisme et la tendance « prescriptive » d'un discours éthique qui fait
de la solidarité entre les vivants une sorte d'impératif universel.
Les Essais sont cités dans la traduction italienne de F. Garavini, assertie des
références de pages dans l'éditien Villcy-Saulnier. Index des noms.

JEAN VIGNES.

EDWARD BENSON, Money & Magic in Montaigne : The Historicity


of, the Essais. Genève, Droz, « Travaux. d'Humanisme et Renais-
sance », CCXCV, 1995. Un vol. 18 X 25 de 200 p.
Révéler le caractère subversif des Essais à la lumière de leur historicité, les
éclairer par l'examen de leur contexte idéologique, économique et social en met-
tant à profit les travaux des historiens, récents, tel est lé projet de ce livre aussi
audacieux que stimulant. Sans ignorer le reste des Essais; E.Behson concentre
son attention sur cinq;chapitres particulièrement marqués Mstoriquemeht, et dont
les sujets restent sensibles voire tabous : magie, argent et sexe. En cinq chapitres
complémentaires et convergents sont donc envisagés tour à tour « Des prognosti-
cations » (t, 11), « De la force de l'imagination » (I, 21), « Des boyteux » (JU, H),
« Sur des vers de .Virgile» (III, 5), et «Des Coches » (ni, 6). La lecture, le plus
souvent linéaire, s'arrête plus particulièrementsur quelques passages choisis pour
leur difficulté et/ou pourles manipulations diverses que leur ont fait subir la relec-v
tore critique et parfois l'autocensure de Montaigne: L'examen minutieux des édi-
tions originales et de l'exemplaire de Bordeaux permet à cet égard de rectifier
508 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

quelques erreurs de la vulgate Villey-Saulnier (voir nptamment p. 11 -13,48) et de


prendre en cempte certains mots biffés. Cette patiente analyse suscite une lecture
assez nouvelle du censervatisme de Montaigne : selon Benson, Montaigne prend
la plume au moment où les Églises et l'État imposent non seulement une mise en
ordre linguistique, morale, culturelle et économique, mais une sorte d'impéria-
lisme monologique de nature à inquiéter Montaigne. Son conservatisme si souvent
souligné incarnerait donc une ferme de résistance obstinée à cet ordre nouveau, à
cette « cohérence moderniste » (196) ; Montaigne, auteur « pré-moderne » (180),
écrirait « contre l'insistance moderne sur l'unicité du sens » (151) ; ses provoca-
tions délibérées (quoique souvent masquées) viseraient à « déstabiliser » (unsettle)
son lecteur (notamment son lecteur masculin, hétérosexuel et blanc) peur préser-
ver un « discours ouvert » menacé conjointement par « la Réforme, le Concile de
Trente, et la chasse aux sorcières » (187). Cette interprétation délibérément « post-
moderne » mérite sans doute de retenir l'attention, ne serait-ce que par la lecture
très attentive qui l'inspire, et par l'érudition historique qu'elle met en oeuvre ; on
peut toutefois se demander jusqu'à quel point il est légitime de prêter à un gentil-
hemme périgourdin du xvr* siècle des inquiétudes si proches dé celles que suscite
sur les campus des États-Unis l'intolérance de la nouvelle droite américaine.
JEAN VIGNES.

RICHARD L. REGOSIN, Montaigne's Unruiy Brood. Textual Engendering


and the Challenge of Paternal Âuthority. Berkeley, Los Angeles,
Londres, Universiry of California Press, 1996. Un vol. 15 x 23 de
254 p. ISBN 0-520-20194-9.

Vingt ans après son premier essai sur les Essais (The Matter of my Book,
1977), Richard L. Regosin revient à cette source intarissable pour interroger la
filiation problématique entre Montaigne et sa turbulente progéniture. « Ce que
nous engendrons par l'âme, écrit en effet Montaigne, les enfantemens de nostre
esprit, de nostre courage et suffisance sont produits par une plus noble partie que
la corporelle et sont plus nostres » (H, 8). Partant de cette fnétaphere traditionnelle
qui fait du livre l'enfant de sen auteur, R. L, Regosin entend montrer comment les
Essais semblent à la fois intégrer et remettre en question ce motif topique. Aussi
le critique compare-t-il plus volontiers les Essais à une série de frères à la physio-
nomie variée et aux voix parfois discordantes, image d'une « textualité multi-
forme » (p. 12), aussi encline à la vérité qu'à la dissimulation, à la fidélité qu'à
la trahison.
-
Après avoir rappelé le désir de Montaigne dé voir son « enfant textuel » (tex-
tital child) présenter de lui-même une image fidèle en transmettant son nom, sa
mémoire et sa pensée (chap. 1), Regosin souligne les inquiétudes qu'éprouve
néanmoins l'écrivain quant à la réception de sen livre et ses craintes d'être mal
cempris, vpire trahi. La place de Marie de Gournay dans ce « drame familial »
n'est pas moins délicate, d'autant que la fille d'alliance «défie le schéma tradi-
tionnel de la paternité littéraire » (chap. 2). En ce qui concerne le lecteur, la méta-
phore du livre-enfant impliquerait selon Regosin que l'écrivain cherche à le domi-
ner, à le persuader, et à lui imposer le sens ; mais à cet illusoire «désir de
maîtrise », le critique oppose la réalité d'une lecture conçue comme « relation
agonistique entre auteur et lecteur » peur le centrôle du sens, relation qui « par-
tage la loyauté du texte, à la fois fidèle à l'auteur et complice du lecteur»-
COMPTES RENDUS 509

(chap. 3). Le chapitre 4 nuance pareillement la modestie affichée par Montaigne


en rappelant — à travers une relecture d'Ovide — la dimension éminemment nar-
cissique de son projet littéraire. Regosin souligne ainsi lés ambiguïtés d'un texte
foncièrement discordant, révélatrices d'une « monstruosité que Montaigne célèbre
comme sa propre norme éthique et esthétique» (chap. 5). Un dernier chapitre*
inspiré de la critique féministe, revient sur la problématique Sexuelle de l'engen-
drement : l'analyse de la « rhétorique de la sexualité » mise en oeuvre dans les
Essais suggère que le féminin y est moins conçu comme relevant de l'altérité que
comme partie intégrante de-l'écrivain et du texte, «condition incongrue de leur
être ». Notes, bibliographie et plusieurs index complètent le volume, dont M. Tetel
assuré qu'il constitue «une très importante contribution » à l'étude des Essais.
JEAN VIGNES.

MARIE DE GOURNAY, Le Pr
Texte de 1641, avec, les variantes des éditions de 1594, 1595; 1598,

:
1599, 1607, 1623, 1626, 162

22,5
J.-CL. ARNOULD. Paris, Honoré Champion, coll. « Études montaignis-
tes », n°26, 1996. Un vol.15,5 x
de
Bénéficiant conjointement de la vitalité des études montaignistes et de l'intérêt
219

suscité par la littérature féminine et/ou féministe, l'oeuvre de Marie de Goufnay


connaît depuis quelques années une fortune éditoriale sans précédent. C'est ainsi
que sa première oeuvre, Le Proumenoir de Monsieur de Montaigne, dont lé texte
original (1594) avait été réimprimée en 1985* a fait l'objet d'une première édition
critique par G. Venespen en1993 (Drez ; texte de 1626) avant le présent travail,
qui prend pour base la version définitive dé 1641. La multiplicité des états du
texte et leurs différences suffiraient à justifier pareille concurrence. Marie en effet
ne réédite jamais cette oeuvre de jeunesse sans la reprendre, la réécrire, tant pour
en polir le style que pour l'adapteraux circonstances où;à d'évolution de sa pen-
sée, qu'elle n'a de cesse de préciser ou dlillustrer. Selon J.-Cl. Arnould, c'est
même dans,cette constante réécriture « que réside l'intérêtessentiel de ce récit»::
Le nombre et la complexité de ces corrections successives avaient, toutefois
découragé le précédent.éditeur, qui jugeait « franchementimpossible^...) d'appli-
quer à ce texte l'apparat critique d'usagé » et « insoluble (...) le problème des
variantes». On saura donc gré à J.-Cl. Arnould d'avoir su relever ce défi en
habillant le Promenoir de la panoplie critique la plus complète.
Une solide introduction retrace d'abordlà genèse de Y oeuvre et justifie l'inté-
rêt de Marie pour son modèle (les Discours: des champs fàëz de Claude de
Taillemont, que J.-Cl. Arnpuld connaît mieux que personne pour les avoir édités
chez Droz en 1991), avant d'envisager méthodiquement son travail de réécriture
au triplé plan idéologique, linguistique et esthétique. Enfin, l'étude de la fortune
du texte évoque les reproches qui lui Ont été adressés dès sa publication, ainsi que
la tragédie Alinde (1643) qu'inspiré à Jules Pilet de la Mesnardière le récit dé
Marie de Gournay.Après une description très précise des dixpremières éditions et
une bibliographie critique, le texte de 1641, très soigneusement établi, est assorti
de-toutes ses variantes' et denombreuses notés (indications de sources et rapprp-

1. H convient de féliciter J.-Cl: Amould pour la présentation parfaitement claire de ces


variantes multiples et complexes. Seule exception peut-être, la: longue et très fameuse digression
510 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

chements avec les Essaisnotamment) ; il est suivi d'un glossaire très complet
(texte et variantes, avec renvoi aux pages)2, d'un index des noms et de plusieurs
annexes (texte des Privilèges; poèmes de Marie de Gournay susceptibles
d'intéresser les lecteurs de. Montaigne ; séminaire des Advis de 1641 et du
Bouquet de Pinde).
JEAN VIGNES.

Marie de Gournay et l'édition de 1595 des Essais de Montaigne,


Actes du colloque organisé par la SIAM lés 9 et 10 juin 1995 en
Sorbonne, réunis par JEAN-CLAUDE ARNQÙLD. Paris, Honoré Cham-
pion, 1996. Un vol. 16 x 23,5 de 246 p. ISBN 2-85203-603-7.
Le colloque de la SIAM consacré à Marie de Gournay et préfacé par Jean
Lafond s'était fixé pour objectif de «prendrela mesure exacte du personnage et
de son oeuvre », en dépassant le point de vue traditionnel qui la réduit à n'être que
l'ombre portée de l'auteur des Essais. Après une introduction de G. Nakam en
forme de Vigoureux plaidoyer pour la « fille d'alliance» de Montaigne, les diffé-
rents intervenants se sont efforcés d'appréhender toute la complexité de la person-
nalité de Marie de Gournay, éditrice et auteur. La première section (« L'élabora-
tion des Essais ») examine surtout les multiples problèmes ppsés par l'édition de
1595 : stratégie de l'éditrice, ponctuation, leçons, préface... (communications de
Cl. Blum, A. Tournon, I. Konstantinovic, J. Casais, O; Millet). Dans la seconde
(«L'éditeur et le texte») est explorée l'attitude de Marie de Gournay devant
l'oeuvre de l'auteur qu'elle a choisi de servir : se pose bien entendu, entre autres
questions, celle de la féminité (N. Dauvois-Lavialle, M. Ishigami-lagolnitzer,
K. Csurôs, N. Keffer, D. N. Losse, E. Berriot-Salvadore). Enfin, la troisième sec-
tion («De l'édition à la création, des Essais aux Advis») explore plus particuliè-
rement l'oeuvre de Marie de Gournay et sa place dans le milieu littéraire du
XVIIe siècle : hostile à Malherbe, archaïsante dans ses goûts poétiques et stylis-
tiques, Marie de Gournay y apparaît comme une survivante d'une époque révolue,
en constant déséquilibre avec son temps (M. Clément, M.-C. Bichard, V. Worth-
Stylianou, J.-C. Arnould, A. Franchetti). Le volume, complété par un index;des
noms et un index des oeuvres, offre donc un excellent éclairage sur une figure

RICHARD
essentielle dans la réception dé Montaigne et dont les choix éditoriaux orientent
encore, quatre siècles après, notre lecture des Essais.
CRESCENZO.

féministe de 1594, supprimée en 1599 : pour suivre le texte de 1641, on passera directement de la
page 141 à la page 150 ; mais pour suivre la version princeps, après avoir lu la variante de la
page 150, on reviendra au texte de la page 141.
2. Ce précieux glossaire appelle peut-être de légères rectifications. Faire de patience fortune
ne signifie pas « tenter par la patience d'améliorer son sort » (p. 178) mais bien « accepter son sort
avec constance» (p. 183) et même trouver son bonheur dans cette résignation. Fusée ne signifie
pas exactement « fil » (sinon par métonymie) mais pelote (pour « fil », Marie emploiefil, p. 76).
Se tenir en garde ne signifie pas «bien se conduire » (p. 179) mais se tenir sur ses gardes. Enfin
il.faudrait traduire infusion (p. 179) par effusion (de sang).
...
COMPTES RENDUS 511
Les Remarques de l'Académie Française sur le Quinte-Curce de
Vaugelas (1719-1720). Édition critique de WENDY AYRES-BENNETT et
PHILIPPE CARON. « Études et documents en histoire de la langue fran-
çaise ». Paris, Presses de l'École Normale Supérieure, 1996. Un vol.
21 x 27 de 427 p.

Cet ouvrage apporte une contribution essentielle à l'histoire de la norme lin-


guistique et rhétorique française. II constitue en effet un document aussi précis que
précieux pour mieux comprendre comment s'est mise en place, au début du
XVIIIe siècle, la quête obstinée d'un discours qui soif le plus clair possible, et
traque, dans sa sémantique comme dans sa syntaxe, les approximations et les
ambiguïtés. Il est à noter que ces Remarques ne furent jamais à ce jour publiées,
pas même au XVIIIe siècle où le projet de leur parution a été ajourné, puis aban-
donné avec la Révolution. Cette édition offre une présentation synoptique com-
plète, chaque page contenant en regard le texte bilingue du Quinte-Curce qu'ont
relu les Académiciens, et les annotations de ces derniers, -parfaitement mises en
valeur par la présentation adoptée. Ce sont précisément ces notes qui permettent
d'observer de près la réforme de la langue qui se met en place avec vigueur, et qui
s'accomplira tout au long du XVIIIe siècle : celle d'une exigence de perspicuitas.
Les Académiciens, qui s'expriment d'une seule voix par l'indéfini « on », sem-
blent s'être fédérés autour d'un fort projet commun : délimiter le plus exactement
possible les fonctions des constituants et supprimer les zones de flottement
qu'avait conservées Vaugelas. En sémantique, cette obsession de la clarté et de la
pureté fait rechercher le mot le plus juste, et va jusqu'à enfermer les métaphores
dans une éthique de la plus stricte congruence. En syntaxe, les principaux points
sur lesquels les remarques se cristallisent concernent la coordination, qu'il s'agit
de renforcer en la marquant constamment par l'accord ; l'anaphore, qui doit tou-
jours se faire sans ambiguïté ; la transitivité du verbe, et les pronoms clitiques, qui
prennent leur position actuelle (ainsi « s'en vinrent plaindre », est corrigé en
« vinrent s'en plaindre ») ; la place des syntagmes, qui doit marquer par la conti-
guïté des relations de dépendance.
Cette réflexion métalinguistique aide à mieux comprendre comment et pour-
quoi se mettent en place les modèles stylistiques et rhétoriques du siècle des
Lumières. Ceux-ci sont indissociables d'une instrumentalisatipn du langage qui
contraint l'imagination et la créativité en assujettissant la forme au sens.
VIOLAINE GÉRAUD.

Masques italiens et comédie moderne. Textes publiés par ANNIE


RIVARA. Orléans, Paradigme, 1996. Un vol. 14,5 x 20,5 de 264 p.

Un programme d'agrégation réunissant La Double Inconstance et Le Jeu de


l'amour et du hasard est pour A. Rivara l'occasion de recueillir treize articles
parus, pour la plupart, dans des périodiques ou des ouvrages collectifs. L'initiative
est heureuse, car ces éludes éclairantes, voire pour certaines indispensablesà toute
recherche sur Marivaux, étaient devenues, parfois, difficiles d'accès pour les étu-
diants. On retrouvera ici avec plaisir de X. de Courviile, « Jeu italien contre jeu
français » ; de J. Dagen, « De la rusticité selon Marivaux » ; de J. Sgard, « Style
rococo et style Régence », de P. Pavis une analyse de la mise en scène qui fit date
du Jeu de l'amour et du hasard par Alfredo Arias ; tous articles dont l'intérêt va
bien au-delà des deux pièces « du programme». Mais le recueil fait place égale-
512 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

ment à la nouveauté et contient plusieurs études qui répondent à la circonstance :


M. Delon, « De La Double Inconstance à Cosifan tutte » ; C. Dornier, « La coopé-
ration conversationnelle dans La Double Inconstance » ; A.-M. Paillet-Guth, « Le
discours d'exposition dans Le Jeu de l'amour et du hasard ». Lorsque l'on relève
aussi les noms de M. Gilot, J. Starôbinski, R. Tomlinson, P. Koch et D. J. Culpin,
on constate que les meilleurs spécialistes se trouvent ici rassemblés. Mais ces
treize articles ne constituent que la partie centrale de l'ouvrage. Us sont précédés
d'une substantielle introduction par A. Rivara-elle-même (p. 3-41, comprenant une
bibliographie adaptée au programme d'agrégation), et d'une première partie inti-
tulée « Sur la comédie italienne. Textes du XVIIIe siècle », qui permet d'entendre
Luigi et François Riccoboni, Boindin et l'abbé Dubos. En tout, A. Rivara nous
propose ici un recueil de précieux documents.
CATHERINE BONFILS.

VOLTAIRE, Storia di Jëmni. Con testo a fronte. Traduzione di


RICCARDO BACCHELLI. Introduzione di ARNALDO PIZZORUSSO. Firenze,
Casa Editrice Le Lettere, 1996. Un vol. 11,5 x 18,5 de 181 p. (Il
Nuovo Melograno, XXIX).
Destinée à un large public et présentant face-à-face le texte de Voltaire et sa tra-
duction (reprise de l'édition Mohdadori des Contes et Romans), cette édition se
veut aussi, par la bibliographie et par les notés originales et abondantes qu'elle pro-
pose, un outil de travail commode pour l'étudiant italien. L'introduction d'Arnaldo
Pizzorusso rend compte, malgré sa brièveté, des enjeux philosophiques et littéraires
du dernier conte philosophique que publia Voltaire.
LAURENCE MACÉ.

Hommage à Jean Sgard. Recherches et travaux de l'Université


Stendhal. Bulletins n° 48 et 49, Grenoble, 1995. Tome 1 : Journaux
et Journalistes. Tome 2 : Le Roman dans l'histoire, l'Histoire dams
,
le roman. Textes recueillis par FRANÇOISE LETOUBLON, CATHERINE
VOLPILHAC-AUGER, PIERRE GLAUDES et JEAN-FRANÇOIS LOUETTE.
Deux vol. 15 x 21 de 224 et 188 p.
Jean Sgard, éminent chercheur, professeur depuis 1969 à l'Université de Greno-
ble, a consacré ses travaux à deux domaines de prédilection : Prévost et le roman du
XVIIIe siècle d'une part, le journalisme d'Ancien Régime d'autre part Qu'il s'agisse
de sa thèse Prévost romancier, parue en 1968 chez Corti, du Dictionnaire des jour-
naux et de celui des journalistes (1600-1789), ouvrages qu'il a dirigés pour la
Voltaire Foundation, ses travaux font date. Tout naturellement, ses disciples et ses
amis lui: ont rendu hommage en deux petits volumes complémentaires intitulés
«Journaux et Journalistes » et «Le Roman dans l'histoire, l'Histoire dans le
roman ». Chaque volume commence par une bibliographie thématique de Jean
Sgard fort utile et l'ensemble est constitué de trente-six communications très
variées : de Casanova à Claude Simon, des Nouvelles Littéraires au quotidien Le
Monde, des Troglodytes de Montesquieu à Stendhal, du Grand Cyrus à Crébillon.
C'est dire que le propos dépasse le cadre strict des études dix-huitiémistes et rend
hommage ainsi à l'ouverture d'esprit du chercheur célébré.
NICOLE MASSON.
COMPTÉS RENDUS, 513

CHANTAL GRELL, Le dix-huitième siècle et l'antiquité en France,


1680-1789. Studies on Voltaire and the eighteenth century, vol. 330-
331. Oxford, Voltaire Foundation, 1995. Deux vol. 16 x 24 de XXIII
+ 1335p.
Cette thèse d'histoire invite à un parcours méthodique dans l'ensemble de
l'univers culturel qui fut celui du XVIIIe siècle en France. A ce titre elle constitué
d'abord une somme remarquable, impressionnante dans sa richesse. Dans une pre-
mièrepartie («La Connaissance »), l'auteur examine comment se construisaient et
se.transmettaient les savoirs, lés représentations:concernant l'antiquité grecque et.
romaine. Sent pris en compte le système éducatif, l'institution académique, les tra-
vaux des « antiquaires » pu: archéologues, ainsi quejéditipri des textes et des tra-
ductions; La seconde partie, consacrée à l'examen des « Modèles »; montre com-
ment, s'est déployée la grande querelle des Anciens, et des Modernes et comment
les paradigmes antiques servaientles débâts, politiques, niais aussi esthétiques sur
le bonheur et là vertu, sur la nature et la culture. La troisième partie, « Les
Enjeux »,s'emploieà reconnaître les controversés et les fractures qui ébranlèrent
la représentation chrétienne du monde et du temps et qui conduisirent à laïciserla
pensée, à recomposer l'ordre du Savoir, à donner à l'Histoire:Une.identitéet une
fonction nouvelles. Cette enquête systématique: est complétée par de riches
annexes, par un index des noms et par une précieuse bibliographie (on appréciera
en particulier « la bibliographie chronologique des traductions et dès sources
ayant trait à l'antiquité gréco-romaine »).
Cette vaste étude a pour grand'mérité de rapprocher, dans le dynamisme d'un
parcours unifié, des champs qui pouvaientparaître étrangers, démettre en jeu une
réflexion d'ensemble. L'auteur sait bien que l'exhaustivité est impossible et qu'on
pourra toujours noter quelque absence. Mais le lecteur M sera d'abord reconnais-
sant de tracer tant de chemins, de réunir tarit de sources diverses, d'ouvrir tant
de dossiers dans un cheminement toujours réfléchi et méthodique, d'une clarté
sans, défaillance.
On pourra discuter peut-être la façon dont sont définies et disjointes les par-
ties II («Les Modèles») et III («Les Enjeux »). Les débats politiques ou esthé-
tiques évoqués dans la seconde partie ont une résonance considérable. Les ques-
tions prises en compte dans ces pages concernent là définition de l'ordre social et
politique, le statut de l'économie, l'idéal de l' authencité et de la « simple
nature » dans l'art : tout laisse à penser que nous sommes déjà devant des enjeux
de première importance, philosophiques,politiques et esthétiques, et nous Voyons
là comment la référence antique est constamment questionnée.
Cette remarque sur l'économie des parties né mériterait pas d'être faite si elle
ne cencernait ce qui, pouf l'auteur, constitué précisément « l'enjeu » de la
recherche. Et l'enjeu de cette exploration est de montrer le retrait:et le progressif
obscurcissement de la référence antique entre les deux dates retenues, 1680 et
Ï789. On souhaiterait donc interroger comme elle le mérite la thèse soutenue au
fil dé ce livre imposant, La première partie conduit l'auteur à souligner la régres-
sion de l'érudition et dû contact direct avec les textes anciens, régression contre-
balancée par l'éclat qui auréole l'antiquité dans le domaine des arts, sous l'effet en
particulier des découvertes archéologiques. Appauvrissement d'un côté, enrichis-
sementde l'autre, la forcé dé l'Image se substituant à la précision de l'Ecrit. Pouf
l'auteur cependant, la ligne dominante est dans le déclin de la culture humaniste,
qui cédait devant la modernité, même si la culture de collège masquait pour un
temps encore cet effondrement progressif.
5 14 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

Du côté des « Modèles », le constat est pareillement orienté. L'absence de tout


savoir sérieux conduit le siècle à des célébrations hétérogènes, à des exaltations
d'autant plus intenses qu'elles se dispensent de tout fondement historique solide.
Le modèle antique donne lieu à des interprétations politiques contradictoires.
Cette question avait déjà été étudiée, plus succinctement, par Luciano Guerci dans
un livre publié en 1979, Libéria degli antichi e libertà dei moderni. Chantai Grell
repère à son tour ce qu'elle appelle une « résurrection de Sparte » vers le milieu
du siècle et estime que cette référence antique avait plus une valeur anti-féodale
qu'une valeur anti-monarchiste ou anti-absolutiste. L'auteur note surtout que cette
référence antique semble totalement céder la place dans les années 1780 : en par-
tie discréditée par l'usage qu'en firent les opposants à la « révolution » Maupéou,
elle serait comme éteinte à la veille de la Révolution française et n'aurait donc pas
eu ce rôle de ferment qu'on lui reconnaît généralement : « Ni Sparte, ni Athènes,
ni Reme n'inspirèrent les hommes qui, en 1789, renversèrent l'Ancien Régime »
(p. 1179). Certes, l'auteur nuance sen propos et souligne que la référence antique,
dans ses emplois contrastés, contribua à bousculer l'édifice de l'Ancien Régime,
mais la démonstration tend bien à souligner « le déclin » de l'antiquité.
Cette ligne interprétative mériterait évidemment une discussion précise.
L'auteur a certainementraison de noter que change, au cours du siècle,, la nature du
rapport avec l'antiquité. L'antiquité perd indéniablement une part de son immédia-
teté, elle se découvre dans une distance inaccoutumée, et l'on peut estimer avec
l'auteur que cet éloignement favorisa l'émergence d'une nouvelle conscience his-
torique. Dans cette distance cependant, l'antiquité ne garde-t-elle pas une présence
majeure, qui résisterait dans la longue durée aux fluctuations conjoncturellesrepé-
rables d'une décennie à l'autre ? Que l'antiquité s'éloigne n'implique pas qu'elle
perde son efficience, et qu'elle soit destinée à sombrer dans l'ignorance et dans
l'oubli. On ne peut reprocher à l'auteur de traiter trop rapidement les grands noms
de Marivaux, Montesquieu, Voltaire, Rousseau, Diderot. Ces grands noms invite-
raient pourtant à penser que la présence antique est demeurée tout au long du siècle
très prégnante, et que sa vertu première fut sans doute d'aider à reconnaître et à
interroger la modernité. La recherche contemporaine a ainsi souligné l'intensité, la
profondeur et la richesse du dialogue de Montesquieu avec et « contre » l'antiquité.
Diderot aussi, comme Rousseau, n'a cessé d'animer sa pensée dans la confronta-
tion avec l'antiquité. Le numéro 27 de la revue Dix-huitième siècle (1995) s'est
employé à montrer comment l'antiquité restait pour les Lumières « un miroir » plus
encore qu'une « source ». Les fermes du dialogue avec l'antiquité ent été reneuve-
lées au cours du XVIIIe siècle, mais les historiens et les peintres, les penseurs et les
créateurs ne cessèrent de questionner l'antiquité grecque et romaine peur com-
prendre leur temps et pour agir sur lui. On pourrait trouver ici des raisons de pen-
ser que la modernité ne s'est pas construite dans l'oubli de l'antiquité.
L'auteur conduit une enquête d'une remarquable ampleur et apporte une
contribution de premier plan à une série de travaux majeurs sur des sujets
connexes (par exemple ceux d'Arnaldo Momigliano ou de J. G. A. Pocock, de
Pierre Vidal-Naquet, ceux de Blandine Barret-Kriegel et de Mouza Raskoinikoff
sur l'histoire, ceux de Jean Seznec, de RaymondTrousson sur Diderot, de Georges
Benrekassa sur Montesquieu ou de Catherine Volpilhac-Auger sur la réception de
Tacite). Chacun sera reconnaissant à l'auteur de mettre autant d'informations et
d'analyses à la disposition de tous. Ce grand livre, parfaitement édité par la
Voltaire Foundation, aide à mieux cerner ce que fut la présence de la référence
antique dans le mouvement de notre histoire culturelle. Il invite à relancer la
réflexion sur une question capitale.
YVES TOUCHEFEU.
ACOMPTES:RENDUS 515

EMMET KENNEDY, MARIE-LAURENCE NETTER, JAMES P. MCGREGOR,


MARK V. OLSEN. Théâtre, Opéra, and Audiences in Revolutionary
Paris, Analysis and Repertory. Westport, Connecticut-London,
Greenwood Press, 1996.

Les recherches sur le théâtre de la Révolutipn pnt toujours buté sur la masse
énorme des données qu'il était nécessaire de traiter : 3 700 pièces, plusieurs
dizaines de milliers de représentations, répertoire d'une cinquantaine de théâtres.
Elles ent donc eu tendance à explorer des phénomènes intéressants par la publicité
qui leur a été faite, comme les représentations du Charles IX de Marie-Joseph
Chénier. Les dix-huitiémistes, les chercheurs en histoire et en histoire du théâtre
attendaient depuis plus de dix ans la publication d'un travail dont ils avaient
entendu souvent parler par Emmet Kennedy et Marie-Laurence Netter. Travail qui,
pour la première fois soumettait un grand nombre de données sur le théâtre de la
décennie révolutionnaire, pièces, auteurs et représentations, au traitement inferma-
tique et dont les résultats devaient remettre en cause radicalement les idées reçues
sur ce sujet. Il est vrai que, grâce à la générosité de ces chercheurs plus encore qu'à
des publications partielles, nous connaissons, depuis plusieurs années, pour l'es-
sentiel, leurs conclusions et même certains bilans chiffrés. Nous saluons aujpur-
d'hui la parution de ce livre qui comprend une-analyse d'une centaine de .pages,,
suivie d'un répertoire (par ordre alphabétique dés auteurs) des pièces attribuées ou
anonymes avec l'indication précise dû nombre de représentations, d'index, de pré-
cieux tableaux statistiques qui proposent des classements des pièces selon leur
succès. Il manque pourtant à cet ouvrage une bibliographie dont la liste de «réfé-
rences », peu actualisées, ne saurait tenir lieu : le bicentenaire de la Révolution a
en effet permis la publication d'un certain nombre d'études en France et à l'étran-
ger. Nous tenons donc,.à côté du travail irremplaçable d'André Tissief, l'un des
deux ouvrages de base pour toute recherche sur l'histoire et le théâtre de la
Révolution. Il s'agit là d'un travail considérable et rigoureux dans sa méthode et
sa présentation: Les auteurs ont procédera un décompté des représentations annon-
cées dans la presse en croisant leurs informations. Certes il existé une marge d'er-
reur, certaines représentations étant annulées eu modifiées au dernier moment,
mais elle ne saurait remettre en cause la perspective d'ensemble.
Les résultats de ce; travail font apparaître divers phénomènes, parfois surpre-
nants, qui font l'objet d'interprétations fort intéressantesde Marie-Laurence
Netter et de Emmet Kennedy; Premier fait : le répertoire de divertissement, qu'il
soit contemporain de la Révolution pu qu'il date de l'Ancien Régime, domine de
façon écrasante par rapport au répertoire plus directement engagé politiquement
Les deux pièces les plus représentées de la décennie sont Le Sourd ou l'Auberge
pleine de Desforges (463 représentations dans divers théâtres) et Les Deux
Chasseurs et la laitière d'Ansemme. Les cinq: auteurs les plus joués sont, dans
l'ordre, Beauneir, Molière, Guillemain, Barré et Dorvigny. La comédie est le
genre qui l'emporte sur tous les autres.
Le commentaire proposé envisage successivement chacun des grands tableaux
statistiques, les auteurs, les pièces les plus jouées delà décennie, les grands suc-
cès de chaque année, les genres, les théâtres, la tragédie d'Ancien Régime et la
Terreur, les rapports entre culture populaire et culture des élites. Les auteurs met-
tent en valeur le goût du divertissement gui caractérise le public, plus nettement
que sa politisation. Leur thèse est nuancée : la politisation du public a sa tempora-
lité propre et se traduit par des réactions soulignées par la police mais la recherche
du plaisir et de la gaieté oriente les spectateurs vers un répertoire léger plutôt que
516 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

vers le répertoire « engagé » qui a la faveur des autorités. De façon massive, le


théâtre réel présente donc plutôt un pôle de résistance à la pédagogie idéologique
des responsables politiques révolutionnaires qu'il n'a été le vecteur instrumenta-
lisé de la pénétration des idéologies révolutionnaires évoqué par les historiens et
les critiques depuis le xix° siècle.
Il reste que cette approche, les auteurs en conviennent, ne doit pas non plus
masquer les facteurs de renouvellement du répertoire et des genres, l'investisse-
ment de la scène par le discours politique notamment. Cela reviendrait, à notre
époque par exemple, à faire porter sur le roman policier ou le roman sentimental
à la Barbara Cartland tout le poids de la signification littéraire et historique. La
seumission du théâtre au régime dé l'entreprise privée, l'explosion du nombre des
théâtres parisiens, et donc de la concurrence qu'ils se livraient, l'émigration d'une
partie du public traditionnel, le bouleversement dés fortunes et des hiérarchies
sont des facteurs qui expliquent l'évolution sociologique de ce public auquel il
fallait plaire à tout prix et qui pouvait, par ses comportements, infléchir la signi-
fication des -pièces. Ce même public qui préférait les divertissements apparem-
ment les plus nettement apolitiques était aussi capable de politiser dans le sens
qui lui convenait telle pièce dont le sujet paraissait le plus étranger à la situation
politique du moment, comme le montre l'exemple de la représentation houleuse
de La Chaste Suzanne. On est donc tenté d'être encore plus prudent que les
auteurs de ce livre en ce qui concerne le classement des textes selon le critère de
la nature politique du sujet traité : La Mort d'Abel'ou l'évocation des Atrides
dans Agamemnon n'ont-elles pas un sens politique par rapport au thème d'actua-
lité de la fraternité ?
PIERRE FRANTZ.

RAINER-MICHAEL LÜDDECKE, Literatur als Ausdruck der Gesell-


schaft. Literaturtheorie des Vicomte de Bonald. Frankfurt am
:
Main, Peter Lang, 1995 (Bonner romanistische Arbeiten, vol. 54); Un
vol, de; 234 p.
Dans un essai para en 1802 dans le Mercure de France, le vicomte Louis
Gabriel Ambroise de Bonald (1754-1.840) proposait une formule appelée à exercer
une influence considérable sur les discussions littéraires du siècle : « la littérature
est l'expression de la société ». La sentence devint bientôt plus célèbre que son
auteur et fut investie de significations très différentes du sens qu'il entendait lui
donner initialement. C'est ce sens premier, saisi directement à travers le prisme de
Bonald, que Rainer-Michael Lüddecke entend rétablir et analyser. Dans la pre-
mière partie de cet ouvrage, résultat d'une thèse, l'auteur examine les fondements
théologiques et philosophiques de la pensée bonaldienne : la notion chrétienne
d'ordre du monde, nourrie de tradition augustinienne et d'emprunts à Bossuet,
chez qui Bonald puise tous ses arguments contre les Lumières. Cet ordre trouve,
selon Bonald, son aboutissement dans le siècle de Louis XTV, connaît un brusque
déclin au XVIIIe siècle avec le développement des mouvements sensualistes, maté-
rialistes, athées et démocratiques, avant de retrouver un nouvel essor sous
Napoléon. Après avoir esquissé les principes de cette lecture théologico-histo-
rique, R. M. Lûddecke aborde la question centrale de son propos : comment s'ar-
ticulent, chez Bonald, l'ordre de la société et Fordre de la littérature ? Dans quelle :

mesure la production littéraire d'une époque est-elle le reflet d'un état de la


société, en même temps que la préfiguration de son développement futur ?
COMPTES RENDUS 517

Comment, en retour, la littérature transforme-t-èlle là société? Au coeur de ces


interrogations figure l'expérience de la Révolution. Quel lien éxiste-t-il entre la
littérature du XVIIe siècle et 1789? R. M. Lûddecke montre comment Bonald
cherche à juger la littérature des Lumières en fonction de critères éthiques
empruntés au XVII siècle : seul le siècle classique sort indemne de cette convoca-
tion devant le tribunal de l'utilité mprale,Très soucieux de reconstituer.« de l'in-
térieur » la généalogie de la pensée bonaldienne, l' auteur reste discret sur le
contexte historique et littéraire qui entoure son émergence (séjour en Allemagne et
en Suisse, relation avec la vision staëlienne de là littérature). Cet ouvrage bien
documenté présente l'avantagé défaire lepoint sur une figure quelque peu négli-
ÉLISABETH
gée, jusqu'alors, par lès chercheurs,
DÉCULTOT.

vol. 14x22 de 875 p.


Lettres de Ballanche à Madartié Récamier, ,1812-1845. Edition et
introduction d' AGNÈSKETTLER. Paris, Honoré Champion, 1996. Un

De son temps déjà, Ballanche faisait problème ; une renommée des plus flat-
teuses, mais aussi des plus confidentielles.Bref, un auteur sans lecteurs, si ce n' est
quelques-uns de ses pairs. L'un dès charmes de cette impeccable édition de cor-
respondance issue d'une thèse dirigée par Madeleine Ambrière est précisément
qu'il lève le voile de l'énigme; Ballanche àcourtisé les Muses comme il a aimé
Madame Récâmier, platoniquement. Plus que le succès en ce monde, comptent
pour lui l'attente et, saison jamais, la récompensé de: la postérité. « Le genre de
mon talent, je lé sais, reconnaît l'éternel soupirant, ne présente aucune surface [...]
D'autres bâtissent un palais sûr le sol ; et ce palais est aperçu de loin : moi, je
creuse un puits à une assez grande profondeur, et l'on ne peut le voir que lors-
qu'on est tout auprès » (15 février 1819). Il s'en faut que; comme en ces quelques
lignés, la vérité soit toujours au fonds du puits épistolaire, et la beauté avec elle.
Mais ppur de tels aperçus, il vaut la peine de surmonter l'ennui communicatifque
dégage l'évocation familière d'une vie oisive, mal remplie par une activité litté-
raire intermittente, le souciconstant de Madame Récamier, des rencontres mpn-
daines,: quelques voyages, et..: l'investissement décapitaux dans un projet
d'invention d'une machine à vapeur,Pourlui et pour sa correspondante, Ballanche
désire par-dessus tout « un peu de calmé »^
le tard et sous les traits de la trop jeune Sophie Mazufé, une femme de lettres un
temps mêlée au groupe des saint-simoniennes, Pierre-Simon, à l'opposé de René,
fuit les orages.
Si, par l'immédiateté propre à l'épistolaire, lesLettrés à Madame Récâmier
ont quelque chance, en effet, d'être la « meilleure introduction à l'oeuvre de
Ballanche » (p. 291), la- très substantielle introductiondu volume par A. Kettler
(près de: trois cents pages) constitue à coup sûr l'initiation la plus recommandable
à cet auteur difficile. Sans doute les trois étapes proposées (1. Les exilés du bon-
heur. 2. Ballanche devant l'actualité politique et littéraire. 3. Destins de femmes)
ne: font-elles pas le tour complet du sujet-malgré de fort bonnes mises au point
sur Viço, Bonnet, Saint-Martin, le saint-simenisme Lamennais, entre autres, les
liens de l'oeuvre avec son contexte ne sont pas traités pour eux-mêmes, et son sens
n'est pas discuté ni interprété. Mais c'est là,justement, une prudence et des limites
commandées par le rôle bien entendu de Féditeur1 de correspondance. Car îffaut
beaucoup de tact et de respect des nuances pour restituer, comme le fait A. Kettler,
518 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

la complexité de posture et d'écriture qui se cache sous un style tout en litotes, en


dénégations, où la métaphore même sert de voile pudique aux émotions les plus
violentes.
On sait depuis longtemps la part du sentiment de l' exil dans la sensibilité
romantique. Transformé en système de vie par le choix d'une « amie » qui ne sera
jamais une amante, donné à lire à travers un vécu de trois décennies, ce qui bien
souvent nous paraît un lieu commun affecté prend toutefois un caractère de réalité
susceptible de nous rendre le xrx" siècle moins étranger. L'état habituellement
dolent de Ballanchë n'exclut d'ailleurs pas un discret et savoureux humour dans sa
manière d'observer et de juger les poses d'un rival qu'il ne déteste pas, ayant
choisi de se situer sur des terrains autres, tant en amour qu'en littérature : il n'est
pas de grand homme, fût-il Chateaubriand, pour le familier de l'Abbaye-aux-Bois.
De même la spécialité intellectuelle de Ballanchë, « théoricien du plébéianisme »
(p. 77), reçoit-elle ici un contenu concret par la mention de ses relations suivies,
via Nodier, avec un groupe d'ouvriers-philosophes réunis par ce dernier à
l'Arsenal en 1832 (lettre 99).
C'est en attirant l'attention sur les diverses relations féminines du timide et tar-
dif académicien ainsi que sur les représentations et les fonctions du féminin dans
le texte ballanchéen, cette fois directement analysé, qu'A. Kettler ouvre les pistes
les plus neuves, malgré les lacunes de son information quant aux travaux sur la
différence des sexes ou, comme on disait encore il y a peu, sur l'histoire des
femmes. Que personne ne s'attende à des révélations sur Madame Récâmier. Son
comportement, qui en a dérouté plus d'un et dont les motivations probables sont
ici excellemment sondées, ne saurait être réduit à de Fanecdotique. Aussi bien, à
voir Ballanche installer sa correspondante dans le statut d' « ange » (p. 462), la
requérir dans le rôle de medium pour interprétersybillinement ses propres pensées
(p. 342), la dispenser d'oeuvres au motif qu'elle serait la poésie même (p. 455), se
dit-on que cet écrivain raté et bien conscient de l'être est décidément un lieu cen-
tral de l'invention de son siècle.
PHILIPPE RÉGNIER.

L'OEuvre d'identité. Essais sur le romantisme de Nodier à


Baudelaire. Textes réunis par DIDIER MALEUVRE et CATHERINE NESCI.
Presses de l'Université de Montréal, coll. «Paragraphes», Départe-
ment d'études françaises, 1996. Un vol. 15 x 22 de 186 p.
L'ouvrage réunit un ensemble de communications présentées lors du vingtième
colloque des études sur le XIXe siècle tenu à l'Université de Santa Barbara, en
Californie, en octobre 1994. Les interventions (au nombre de quatorze au total)
sont courtes mais elles ont en commun d'interroger chacune à leur manière « le
dilemme qui hante la critique dans son dialogue avec l'identité de l'oeuvre » (p. 6).
On retiendra notamment le « petit essai de clinique, littéraire » (p. 9-17) où
Anne E. Berger rappelle que la littérature du XIXe siècle est une « littérature han-
tée, une littérature de la hantise » (p. 12), que la folie rôde et les « maladies » de
toutes sortes ; les propos de Nicole Mozet sur le Curé de Tours comme espace
oedipien (p. 21-27), ceux de Scott Carpenter sur Pauvre Belgique ! de Baudelaire
où sont habilement exploités les principes de façon et contrefaçon (p. 75-86), ceux
de Didier Maleuvre sur Baudelaire critique affirmant que « la meilleure critique
(...) est en vérité celle qui n'en est pas une, celle qui ne quitte pas le giron de l'art
dont elle est née » (p. 101-116), ceux enfin de Claudie Bernard sur Le Juif errant
COMPTES RENDUS 519

d'Eugène Sue (p. 131-146) qui ancre le thème de l'errance dans la situation propre

pourra consulter avec profit au gré de ses intérêts.


à la France de 1840..Dans l'ensemble, un choix de textes inventifs que chacun
MARTINE REID.

MARIO RICHTER, La moralité di Baudelaire. Lettura délie Fleurs du


Mal. Padova, CLEUP. Huit vol. 16 x 23 de 1990 199 p., m, 1991]
182 p., [III, 1992] 180 p., [IV, 1993] 287 p., [V 1994] 253 p., [VI,
1995] 275 p., [VIL 1996] 275 p., [Vin, 1997] 219 p..

Il est extrêmement difficile de rendre compte en bref de cette très importante


lecture des Fleurs du Mal, étalée à travers les années sur huit volumes, dont le
dernier vient de paraître. Il faut comprendre.lecture au sens d'exposition et com-
mentaire, deM même façon qu'on dit lectura Dqntis. Mario Richter lit donc l'un
après l'autre les textes qui composent Les Fleurs du Mal en analysant la structuré
spécifique de chacun ; analyse microscopique, qui passe souvent par chaque mot
(et qui résout au passage un certain nombre de difficultés ponctuelles). Mais cette
démarche analytique tire essentiellement sen intérêt de l'interprétation gtobale qui
la sous-tend et lui confère son unité et sa forcé.
Impossible d'emboîter le pas au critique pour reparcourir avec lui l'itinéraire
passionné et impitoyable du poète dans le «monde ennuyé », où il traverse une
longue série de déceptions, Résumons, très vite : rien, ni l'amour, ni:le vin, ni
même la poésie — que Baudelaire, contrairement à ce que l'on croit d'habitude,
méprise et refuse tout en lui sacrifiant — ne peut l'arracher à la solitude et au
spleen. Tout est illusion trompeuse : en fait le mal véritable d'où les autres décou-
lent réside dans lé caractère abstrait et irréaliste de notre culture, régie par le dua-
lisme, empêtrée dans les antinomies qu'elle a fabriquées (éternité/temps, mort/Vie,
être/néant, âme/corps, etc.) afin de garantir la conservation de Findividu. .
Il faut sortir de cette tradition gréco-judéo-chrétienne, de ses représentations
faussement universelles et généralisantes, il faut sortir en somme de notre monde
mental qui apparaît comme une sorte d'immense, oppressant monastère : voir « Le
Mauvais moine », analyse fondatrice (elle remonte, sauf erreur, à 1988 et consti-
tue pour l'auteur une sorte d'illumination qui vaut un point de départ) et sûrement
l'une des plus bouleversantes de cet ouvrage qui en compte beaucoup (dans l'im-
possibilité de signaler ne fût-ce que les plus impprtantes, seulignpns surtout l'irn-
portance des séquences : « Le Mauvais moine » ne va pas sans «L'Ennemi », « Là
Beauté » ne se comprend pas en dehors de la sérié « L'Idéal »- « La Géante » -
« Le Masque » - « Hymne à la beauté », ni « Une charogne » sans De profundis
clamavi, et ainsi de suite). Il faut sortir de nous-mêmes, de notre espace de pen-
sée, courageusement aller vers l'inconnu, vers le risque absolu de cet inconnu que
notre culture —--'notre langue même — nous masque. Sortir de cette condition
humaine qui, loin d'être universelle et immodifiable, n'est que la condition de la
culture dualiste qui nous gouverne et nous aveugle.
L'aventure de Mario Richter atteint ici son but et son sommet, en développant
toutes ses potentialités, « Plonger au fond du gouffre » signifie plonger au-delà de
notre âme, autrement dit du trois-mâts («Notre âme est un trois-mâts cherchant
son Icarie » : le dictionnaire de Bescherelle [1852] nous informe que le trois-mâts
— néologisme à F époque — est. un navire commercial) guidé par le vieux capi-
taine qu'est la Mort. Là Mort est le lieu où se concentrent la force vitale, la curio-
sité, l'espoir : c'est le « soleil nouveau », «l'étrange et sombre Capitole» («La
520 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIREDE LA FRANCE

Mort des artistes ») des artistes damnés qui n'adorent pas leur oeuvre comme une
idole orgueilleuse — ainsi que font la plupart et parfois le poète lui-même —,
mais exercent leur art précisément pour aller vers leur propre autodestruction,
pour accéder à leur mort, frais sommeil, « terrible aurore » d'une autre condition.
Aucun élément extratextuel eu presque ne soutient cette lecture qui ne tient
que par sa propre cohérence, construite pas à pas selon un procédé rigoureusement
successif: chaque vers, chaque texte ne s'enrichit des significations nouvelles
éventuellement apportées par le vers ou le texte suivant, que lorsque la lecture de
ces derniers est susceptible, le moment venu, de les activer. C'est dire combien ce
choix est sévère, patient, essentiel, dans sa distance même avec toute idéologie ou
méthodologie plus ou moins dominante (marxisme, structuralisme, freudisme...).
L'interprétation des Fleurs du Mal s'en trouve débarrassée de plusieurs incrusta-
tions qui cachaient le texte ; l'organisation extraordinairement réfléchie du recueil
(le « cadre singulier » dont parle Baudelaire dans une lettre à Vigny, 1861 : d'où
aussi l'importance des séquences que Richter met en lumière) est ainsi éclairée de
l'intérieur. Il faut souhaiter une prompte traduction en français de cet ouvrage
novateur.
FAUSTA GARAVINI.

ANNE MULLEN HOHL, Exoticism in Salammbô. Birmingham, Alaba-


ma, Summa Publications, 1995. Un vol. de 177 p.
Cette étude veut montrer que l'importance de Fintertextualité dans Salammbô
se manifeste dans le choix des mots, des métaphores, des métonymies, des péri-
phrases que Flaubert emprunte à des langages différents. Anne Mullen Hohl
affirme que la modernité de la langue de Flaubert tient au télescopage «babé-
lique » de divers langages. Ces relations intertextuelles sont déterminées par des
lois propres au roman, par ce que Flaubert aurait volontiers appelé la « poétique
insciente » de l'oeuvre. L'opposition entre multiplicité et mutilation est une struc-
ture générative qui produit cette langue propre a. Salammbô faite d'images, de
mots et d'expressions étranges voire inconnus que le lecteur peut néanmoins com-
prendre parce qu'ils dépendent de la structure signifiante globale et qu'ils ont
donc une pertinence interne. Les remarques d'Anne Mullen Hohl ont incontesta-
blement le mérite de répondre à l'une des critiques faites à ce roman au XIXe siècle
et encore au xx° siècle, en montrant que l'érudition préparatoire est transmutée
dans l'invention d'une langue littéraire particulière, propre à Salammbô, et que le
processus générateur qui la produit se fonde sur une structure signifiante majeure
dans le roman (multiplicité/mutilation)et contribue en même temps à la constituer.
On ne peut que se réjouir à la lecture d'une telle analyse qui montré dans les
détails et avec autant de précision comment la forme naît de l'idée et vice versa,
selon les principes esthétiques volontiers réaffirmés par Flaubert dans sa
Correspondance.
Cette étude appuyée à la fois sur une méthode critique bien définie, sur une
documentation et une connaissance de l'auteur, est aussi servie par une analyse
précise du texte à la fois sémantique et phonologique, attentive aux figures de
style, aux mots, aux phonèmes, aux transmigrations aussi bien sémantiques que
phoniques. Elle suit par exemple la dissémination dans le texte du sème
« pourpre », couleur du Zaïmph, et du phonème « ph », caractéristique du phéni-
cien pour montrer que l'exotisme de Salammbô provient d'un travail sur la langue.
L'explication qu'Anne Mullen Hohl fait de « Moloch-à-tête-de-taureau» est
caractéristique de ses analyses microsémantiques.Elle remarque que la multipli-
COMPTES,RENDUS 521

cité et la mutilation;thèmes de Salammbô, s'


à l'accumulation de mots d'une part, grâce, d'autre part, à l'intervalle créé par les
traits d'union. Ce mot composé associe d'ailleurs le nom d'un Dieu polymorphe
et le mot « tête » lié à la castration dans cette oeuvre.
Aussi est-on un peu déçu, après la lecture d'analyses aussi pertinentes qui s'ef-
forcent de prendre en compte là complexité de l'oeuvre, la dynamique d'un pro-
cessus générateur, lorsqu'on lit d'aûtres assertions qui, à Finverse, simplifient

duit (p.136).
excessivement le roman. Il n'est guère probable que Flaubert, qui s'est toujours
insurgé contre.l'idée que la littérature puisse prêcher une morale; ait voulu faire
avec Salammbô une oeuvre qui dérivé de cette sentence : « Le Salaire du péché
c'est la mort », dont Madame Bovary serait déjà, selon Anne Mullen Hohl, le-pro-

Que le mythe d'Adenis soitprésent ainsi que des mythes chrétiens est incon-
testante. Mais l'étude d'Anne Mullen Hphl à tendance à privilégier ces deux ori-
gines alors que les emprunts de Flaubert sent plus divers. D'autre part elle établit
une hiérarchie. Salammbô serait un roman-palimpseste laissant voir sous le mythe
d'Adenis les rites et la liturgie catholiques («In the fashion of a palimpsest [...] the
Adonis myth can be peeled away to reveal a représentation of Roman Gatholicrites
and liturgy »). Elle analyse par exemple le sacrifice des enfants à Mqloch comme
le prototype du « baptême par le sang » et comme une réécriture des martyres glo-
rifiés par lé catholicisme. Les prières à Tanit ressemblent aux litanies de la Vierge.
Salammbô m serait donc qu'un texte à doubléfond. Bien sûr la mort de Mathô suf-
firait à montrer l'importance des éléments christiques dans la représentation de ce
personnage et les manuscrits confirment bien que Flaubert en était tout à fait
conscient. Mais la dernière image de la mort de Mathô, et probablementla plus
forte, l'Offrandedu coeur au soleil, est tout autant mexicaine (on connaît la cruauté
des rites aztèques, leur culte du soleilsleurs sacrifices) et Flaubert F a bien précisé
dans ses notes documentaires : « arracher le coeur [...] a le présenter au seleil
(Mexique) il bat encore au pied de Fidèle » (f9 65, N.a.f. 23658). Si les prières à
Tanit ressemblent aux litanies de la Vierge, il ne faut pas oublier qu'elles ressem-
blent aussi aux prières à'-Isj's de L'Ane d'or d'Apulée. Flaubert utilise des mythes
d'origine variée pour faire surgir le «mirage» (à Sainte-Beuve,déO; 1862) d'une
réalité perdue — l'archéologie punique n'était guère avancée au xix° siècle. Quand
le réfèrent est perdu, les mythes permettent cependant de sauver une référéntialité,
mais elle est culturelle et syncrétiste. Pourrait-il en être autrement puisqu'il s'agit
dans cette entreprise paradoxale qu'est Salammbô de donner une idée de l'inconnu,
de représenter l'irreprésentable ?
GISÈLE-SÉGINGER.
.

SILVIA DISEGNI,Jules Vallès : du. journalisme au roman autobio-


graphique. Paris, L'Harmattan, coll, «Espaces littéraires», 1996. Un
vol. 13,5 x 21,5 de 255 p.

Vallès resté à découvrir ou à rédécouvrir : après la superbe biographie de


Roger Bellet chez Fayard en 1995 et presque simultanément à la sortie de l'ou-
vrage de François Marptin sur Les Années de Formation de Jules Vallès (L'Har-
mattan, 1997), Silvia Disegni a rassemblé eh: Volume dix articles, peur la plupart
parus en revue* ou en cours de publication, qu'elle lui a consacrés pendant une
dizaine d'années. Ces études convergentes et complémentaires s'attachent avec
finesse à révéler que «Vallès écrit son autobiographie de biais [...],derrière la
522 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

blague, en coupant court, derrière la fiction, en empruntant une série de masques,


en se cachant [...] ». Questionnant, dans leur jeu d'échos thématiques et formels,
le texte de la Trilogie et les articles du journaliste, « elle montre et démontre
— comme le souligne Roger Bellet dans sa préface — qu'on ne saurait séparer en
Vallès l'écrivain de journal et l'écrivain littéraire : le lien entre les deux est inté-
rieur, dynamique et profond ».
L'école du journalisme fut en effet matricielle pour la plume vallèsienne. Elle
lui permit tout d'abord, dès les premiers articles de critique littéraire du Progrès de
Lyon en 1864-1865, d'affirmer une esthétique du souvenir et d'esquisser quelques
fragments autobipgraphiques, promis à expansion et à recyclage dans l'oeuvre
romanesque de la maturité. Elle contribua ensuite à forger une poétique étonnam-
ment moderne de la discontinuité, dont « Rires et rythmes dans la trilogie : de
quelques représentations » marque par exemple la savoureuse efficacité dans le jeu
avec la typographie et l'invention de scènes comiques. L'insertion au coeur de
L'Insurgé, d'une dizaine d'articles journalistiques immédiatement contemporains
de la Commune ou postérieurs au retour d'exil retient de même l'attention pour les
tensions et ruptures narratives que génère ce collage, dont les incidences textuelles
sont évaluées par Silvia Disegni à partir de deux cas emblématiques. La presse
fournit enfin à Vallès l'une des innovations majeures de son dispositif énonciatif
pour capter son lecteur : s'emparant du code d'interlocution très prisé par la tech-
nique journalistique de son époque, il tisse un rapport narrateur-narrataire neuf et
nous implique par sympathie dans l'aventure scripturale de l'autobiographie.
Trois articles du volume soulignent de plus la relation, complexe et méconnue,
de l'écriture vallèsienne avec le roman populaire de son époque, que l'écrivain
tout à la fois apprécie, peur le plaisir jubilatoire qu'il procure, et récuse, pour sa
stéréotypie aliénante. Vallès s'appropriera dès lors ironiquement les codes de la
fiction de masse en les pervertissant parla parodie : débusqués et ainsi désacrali-
sés, les modèles livresques resémantisés du roman noir ou du mélodrame permet-
tront paradoxalement par leur expressionnisme de dire l'intime. Attentif aux
enjeux du symbolique dans l'écriture de soi, comme dans la pénétrante étude
consacrée au « Nom propre dans L'Enfant », le travail de Silvia Disegni apporte
en bref dés éclairages précieux sur la figure du Réfractaire et, au-delà, sur l'hybri-
dation générique comme levier d'innovation et d'inventivité littéraires.

JACQUES MIGOZZI.

Les Décadents à l'école des Alexandrins. Études rassemblées et pré-


sentées par PERRINE GALAND-HALLYN. Colloque international des
30 novembre et 1er décembre 1995 à l'Université de Valenciennes.
Presses Universitaires de Valenciennes, «Lez Valenciennes-19 »,
1996. Un vol. 15,5 x 23 de 318 p.

Rassemblant une vingtaine de spécialistes travaillant dans des champs discipli-


naires et chronologiques différents, le colloque organisé par P. Galand-Hallyn a
permis d'envisager les écritures de la décadencé dans des perspectives élargies et
sous un éclairage enrichissant. Si plusieurs interventions reviennent sur
Huysmans, et notamment sur la bibliothèque latine de des Esseintes, nombre de
communications s'arrêtent en effet à des oeuvres peu étudiées et mal connues.
C'est notamment le cas des pages qu'Evanghélia Stead consacre aux Mimes de
Marcel Schwob, de celles où Jean Céard s'intéresse au Latin mystique de Remy de
COMPTES RENDUS 523

Gourmont, de celles où Marie-France David lit les Latineries de Jean Richepin et


Jean-Pierre Giusto Thrasylle d'Henri de Montherlant. À côté de ces études ponc-
tuelles sont par ailleurs réunies des analyses qui s'attachent à retrouver la trace des
Alexandrins dans les écritures de la fin du siècle : Alain Deremetz et Stéphane
Hirschi s'intéressent à la présence des Métamorphoses d'Apulée sous la plume de
Huysmans ; Raymond Mahieu s'arrête à la traduction que Laurent Tailhade donne
du Satyricon de Pétrone ; Christian:Berg proposé une lecture de « Langueur » de
Verlaine qui situe ce célèbre sonnet dans la descendance des Épodes d'Horace.
Ces travaux de" grande érudition viennent enrichir notre connaissance des textes,
niais surtout éclairer les fonctionnements de l'esthétique décadente que les inter-
venants s'accordent à percevoir comme une esthétique de « l'amalgame », de la
« paraphrasé», de la « réécriture » et de « l'excès linguistique ». Cette perception
est étayée au seuil du volume par les interventions d'Alain Michel et d'Ariette
Michel qui s'intéressent aux précurseurs de la décadence et reviennent sur quel-
ques oeuvres de la période romantique (Chateaubriand, Vigny...). Elle est par
ailleurs mise en perspective par les communications d'Isabelle Krzykowski, de
Pierre Laurèns ou d'Alain Buisiné qui, dans des optiques différentes, font précisé-
ment voir comment l'écrivain décadent travaillé après qu'il s'est emparé des
motifs; souvent complexés (les jardins de Messaline, la danse de Salomé, les
ruines de Pompéi...) que lui lègue une abondante tradition littéraire. Avec l'érudi-
tion et la précision qu'on lui connaît, Jean de Palacio suit ce travail autour du
motif de l'orgie et montre que dans les écritures de la décadence « l'orgie est dans
les termes plus que dans les nourritures, dans les formes plus que dans les plats,
dans les mètres plus que dans les ventres » : « ce qui compte, c'est la célébration
elle-même », une célébration qui « (mêle) le raffinement le plus extrême à la vul-
garité la plus plate» (p. 238). De manière générale, les spécialistes quePerrine
Galand-Hallyn a réunis à Valenciennes semblent souscrire à ces remarques qui,
pour n'être pas nouvelles, n'en invitent pas moins à poursuivre la recherche dans
des perspectives îndissociablement historiques;.thématiques et formelles.

DENIS PERNOT.

JEAN-PIERRE CHAUSSERIE-LÀPREE;La Jeune Parque ou la tentation


de construire. L'architecture secrète du poème. Paris, Minard,
1992, Un vol. de 504 p.

Commençons par une remarqué, certes inhabituelle, mais dont l'pbjectif est de
rétablir une injustice, elle aussi, inhabituelle : ce livré, parti il y a six ans, aurait
bien mérité qu'en ne tarde pas tant à. le répertorier, au risqué de le laisser passer
inaperçu. En fait, si son auteur ne vise guère à modifier les principes et thèses
consensuels, il en propose une démonstration formidablement méticuleuse et

Valéry, y compris les


:
théoriciens.
cohérente qui devrait finir par surprendre et aussi par inspirer les adeptes de

Selon la thèse consensuelle, Valéry dans ses poèmes Criques a créé, fait, un
système rigoureux voire extrême de çorrespondances, et c'est précisément ce sys-
tème qui est son message principal. Même les fameux effets phoniques (qu'une
lecture symboliste a toujours mis en valeur, d'ailleurs, à l' encontre des commen-
taires et des auto-commentaires du poète) n'ont qu'une importance secondaire,
parce que la construction abstraite prévaut toujours sur la présence conjoncturelle,
par exemple des onomatopées.
524 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

L'auteur adopte cette conception générale jusqu'à l'appliquer au corpus pour-


tant considérable de La Jeune Parque. Les concepts-clés de son analyse sont:
«architecture», «arithmétique» et «temple», et il affirme que pratiquement
chaque mot de ce texte de 512 vers est déterminé en vertu de ces trois concepts.
Sa principale découverte consiste en la mise en évidence d'une loi mathématico-
textuelle qui régit la composition. Le poème est constitué d'une série de seize
fragments. Or, il découvre que chacun de ceux-ci est constitué d'un ou de plu-
sieurs « modules » de douze vers, qui déterminent l'aspect sémantique (par
exemple la récurrence des motifs du regard, du serpent, de la mort, etc.) de même
que les aspects syntaxiques et stylistiques des dits fragments, il réussit même à
expliquer les quelques dérogations (numériques) à cette loi. Sur la base de sa
découverte principale, il distingue d'autres unités plus restreintes, des
« séquences », des « couples », des « triades » (ces dernières peuvent être « conti-
nues » et « discontinues »), etc., par lesquelles Valéry a réalisé « l'agencement »
des « constituants » de son poème.
La présentation même de ce système fait apparaître une multitude de rapports,
ce qui oblige maintes fois l'auteur à recourir à des procédés d'impression pour les
exposer tous, parfois dans la durée brève de deux vers ; et pour montrer toute
l'étendue de sa découverte, il est amené à proposer un second volume, où il éta-
blit un nombre inimaginable de « grilles » et de « correspondances ».
La finalité de la démonstration est en premier lieu en elle-même, dans la
mesure où elle prouve d'une façon définitive la prédominance d'une composition
abstraite dans l'inspiration de ce poème ; et, évidemment, tous ceux qui s'engage-
ront à esquisser une nouvelle interprétation de La jeune Parque pourront puiser
dans l'immense matière, regroupée et arrangée selon des critères différents. Mais
la même démonstration pourrait aussi susciter une question plus générale — qui,
en fin de compte, serait censée définir la véritable valeur de ce travail infiniment
méticuleux. Il faudrait notamment vérifier, ne serait-ce que par une analyse forcé-
ment plus rudimentaire, si la composition abstraite ne caractérise pas tous les
longs poèmes créés avant la période de l'avant-garde (Zone d'Apollinaire pourrait
figurer comme dernier exemple) et à quel point une telle composition est propre à
la conception de Valéry. En tous cas, même s'il s'agit d'un caractère général (et je
penche pour cette supposition), cette étude aura toujours pour mérite d'avoir
démontré son application extrême dans la poésie de Valéry.
PETER POR.

RAPHAELA ESPRESTER-BAUER,Der Osten und « das was ist » in Paul


Claudels Connaissance de l'Est. Tiibingen, Stauffenberg Verlag,
1995. Un vol. 15 x 22,5 de 476 p.

La raison de ce travail universitaire admirable en indique l'apport évident:


jusqu'à maintenant personne n'a tenté de comprendre le recueil Connaissance de
l'Est comme unité organique, les textes que Claudel y a rassemblés paraissant trop
hétérogènes. Mais pourquoi les a-t-il réunis sous un titre qui frappe par sa densité
sémantique, par sa possible polysémie ? Tout d'abord le substantif « Est », qui
n'est d'ailleurs pas le terme courant en français pour désigner la région de
l'Extrême-Orient où Claudel a rédigé les textes du recueil, est homonyme de la
forme de la troisième personne du singulier du verbe « être » au présent, forme
servant de définition de Dieu, étant Celui, selon la théologie catholique et selon la
Bible, qui est, de par lui-même, cause et origine de Soi, commencement (orient).
COMPTES RENDUS 525

Le terme de « connaissance » lui aussi est lourd d'harmoniques et ne peut pas être
considéré sans plus comme équivalent à celui de co-naissance que Claudel pro-
pose dans son Art poétique.: La préposition « de » reliant les deux termes à son
tour est ambivalente, car elle peut introduire un génitif d'objet autant que de sujet
Le travail d'Esprester-Bauer consiste à explorer la richesse promise dans le titre
en interprétant onze textes représentatifs ; cette interprétation n'est pas thématique
mais herméneutique, ouvrant les poèmes en prose vers ce qui leur est implicite à
travers les topoi récurrents dans l'oeuvre claudélienne. L'entreprise se justifie du
fait que le poète lui-même n'a pas dédaigné les polysémies de toute sorte, surtout
les jeux de sens sur l'étymologie des mots, pratique servant à remotiver les mots
et à les sauver de l'arbitraire que les linguistes ont posé comme marque essentielle
des signes. Les textes choisis se répartissent en cinq groupes : ceux où apparaît
l'orient, ceux où le locuteur dans le poème réfléchit sur sa propre position, ceux
qui traitent de thèmes religieux, un poème où il est question du monde physique
(Proposition sur la lumière) et finalement ceux dans lesquels le « je » auctorial
réfléchit sur sa poétique. Les interprétations sont fouillées, ne négligeant aucune
constituante de la configuration des poèmes, suivant pas à pas la démarche du
poète, étant constamment à l'écoute des harmoniques du texte au sein de l'am-
biance où se situe la poésie claudélienne. Cette ambiance, comme l'affirme per-
tinemment la conclusion du livre, est syncrétique: le monde est un espace où
l'initiation a lieu, mais aussi le salut. Ce qui est, ce qui est atteint par la confron-
tation avec ce qui est autre ailleurs, c'est Dieu et sa création, dont les poèmes
nous livrent la connaissance. Travail exemplaire que les claudéliens ne peuvent
pas ignorer.
LEOPOLD PEETERS.

PASCALE ALEXANDRE, Traduction et création chez Paul Claudel:


l'Orestie. Paris, Honoré Champion, 1997. Un vol. de 264 p.
Peu après que Sergé Tranvouez l'eut choisie pour les représentations
d'Eschyle qu'il a dirigées au Théâtre des Amandiers, voici une étude magistrale et
qu'on peut dire exhaustive de cette traduction-création historique.
Grâce à une parfaite connaissance du théâtre et de la langue grecs et une non
moins remarquable familiarité avec l'oeuvre de; Claudel, Pascale Alexandre
confronte finement et précisément l'original eschyléen et la traduction-création du
poète français, qu'on découvre tiraillé entre un souci d'extrême littéralité, qui du
collège à Mallarmé est alors prônée, et l'ambition littéraire de « rendre » la poésie
de l'original, mais parvenant en somme très bien —- au prix de quel travail ! — à
concilier ces inconciliables.Entre YAgamèmndn de 1892-1895 et Les Choéphores
et Les Eumênides de 1913-1916, là seconde préoccupation — ainsi que l'intérêt
dràmaturgiquè éclairé par la correspondance avec son associé Darius Milhaùd —
tend d'ailleurs à prendre le pas sur la première.
P. Alexandre présente aussi les idées de Claudel sur la traduction, éparses et
difficiles à recueillir, constituant ainsi, à côté de Mes Idées sur le théâtre et L'OEil
écoute, un petit corpus d'idées claudéliennes sur la traduction. Enfin, elle montre
à quel point ce travail dé traducteur a nourri la création dramatique personnelle de
Claudel (ainsi la parenté de Cassandrë avec sa Lechy Elbernon) et s'en est nourri
réciproquement au prix de quelques petits « coups de pouce » récupérateurs que
certains hellénistes bon teint lui ont vivement reprochés.
Mais le mérite et l'intérêt de cette excellente thèse ne se limitent pas à cela,
526 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

que tous les claudéliens apprécieront. La première partie de l'ouvrage, Aux


Sources de l'Orestie, constitue une enquête très intéressante et bien informée sur
le « retour à Eschyle » qui s'accentue tout au long du XDC° siècle, sur les traduc-
tions ou adaptations libres de son oeuvre (ainsi Les Erynnies de Leconte de Lisle),
sur les conceptions contemporaines de la traduction, des manuels scolaires aux
poètes consacrés, sur l'importance littéraire d'hommes comme Marcel Schwob, de
livres comme Les Deux Masques de Paul de Saint-Victor ou de spectacles comme
les Chorégies d'Orange, très actives et très goûtées depuis 1881 jusqu'aux années
1930, et présentées souvent, avec un orgueil nationaliste bien daté, comme « le
Bayreuth méditerranéen ».
A propos de Wagner, regrettons que Parsifal (créé en 1881 au second festival
de Bayreuth, le premier ayant eu lieu dès 1876: pour révéler au monde la
Tétralogie) soit ici présenté comme une création posthume. A part cette petite
erreur et quelques répétitions maladroites, il n'y a que du bien à dire de ce livre,
qui a su condenser habilement pour le lecteur une thèse plus vaste, dans un style
vivant et agréable, érudit mais sans pesanteur, et que l'éditeur a doté d'une pré-
sentation matérielle particulièrement soignée et avenante.
Un souhait, pour finir, et un cri d'indignation : quand donc nos mécènes ou nos
institutions culturelles donneront-elles au public le bonheur de découvrir cette
Orestie telle qu'elle a été conçue, complète, avec la superbe musique de Milhaud ?
Qu'on ait laissé passer le centenaire du compositeur sans aucune exécution
publique de ce chef-d'oeuvre et sans aucun enregistrement est un véritable scan-
dale, qu'il est indispensable de réparer.
JEAN-NOËL SEGRESTAA.

CHRISTIAN CORRE, Écritures de la musique. Paris, PUF, coll. « Écri-


ture », 1996, Un vol. de 207 p.
Ce volume concerne fort peu la littérature et son histoire ; en revanche il a
beaucoup à voir avec l'histoire des idées. Il s'y consacre même essentiellement,
sous l'angle exclusif de la théorie musicale. Comment la musique est-elle devenue
objet de connaissance, quel savoir se sont partagé critiques et interprètes, amateurs
et spécialistes, musicologues et musicographes, voilà ce que retrace le travail de
Christian Corre, au fil d'un parcours de presque deux siècles environ, puisqu'il
commence avec Villoteau (1759-1839) et s'achève avec Marie Jaëll (1845-1925).
« Archéologie d'un savoir », dit l'auteur (p. 5), reprenant une expression deve-
nue classique : elle est parfaitement convenable. Le livre s'articule en sept mono-
graphies. Les quatre premières se regroupent autour de questions d'histoire musi-
cale, les trois dernières traitent de l'esthétique rapportée à la pensée scientifique
qui en a été contemporaine. Mais un maître-mot pourrait résumer le tout : « posi-
tivisme ». Christian Corre explique comment la pensée de la musique a été fasci-
née par cet idéal, mais sans l'embrasser vraiment, à la différence de ce que la
philologie ou l'histoire ont réellement connu. Ch. Corre le dit plus joliment : « de
telles écritures aideront à comprendre comment on parle de la musique, puisque la
musique, comme chacun sait, fait parler — sur fond de silence » (p. 6).
Le premier essai est consacré à un savant, à un ethnologue : Guillaume-André
Villoteau est cet Idéologue •— au sens historique du mot — qui avait accompagné
Bonaparte dans l'expédition d'Egypte. A lui on doit tout ce qui se rapporte à la
musique dans la Description de l'Egypte (1™ éd. 1812) : c'est-à-dire l'état de cet
art dans cette région, la description des instruments orientaux, l'interprétation des
fresques ou documents qui s'y rapportent. Villoteau a fait oeuvre d'archéologue
COMPTES RENDUS 527

mais surtout de poète de l'histoire. Découvrantun système d'écriture qui n'a rien
à voir avec le système tonal occidental, l'enquêteur a cru"remettre ses pas dans
ceux de Platon ; il a pensé saisir ce qui avait filé entre les doigts de Rousseau ; ce
qu'il n'avait qu'envisagé comme une hypothèse : l' origine des; langues et du signe
linguistique : « Il lui semble qu'il marche sur les tracés de Mëlampe, de Musée,
d'Orphée, d'Homère, de Thaïes, de Pythagorè ». On comprend qu'il ait été ému et
qu'il soit tombé... dans une erreur : retranscrire en notes musicales ordinaires un
système modal,avec de micro-intervalles et un diatonisme qui à sa propre logique.
D'où, aussi, l'erreur qui va perdurer pendant un siècle et qui rapporte la musique
ancienne ou non européenne à des critères inadaptés.
C'est encore l'impropriété que traque le deuxième essai: « Visages de l'his-
toire musicale » évoque la difficile genèse de la musicologie; du moins en langue
française. Elle a été dominée par la figure de François-Joseph Fétis. Elle a hésité
longtemps entre la sociologie, la paléographie, l'esthétique. Mais il est exact que
son principal mérite a été;de sauver de l'oubli les musiques du passé, à commen-
cer par la musique médiévale ou renaissante. Ce qui aujourd'hui nous paraît
— autour des « baroqueux »— être le necplus ultra de la science et du goût n'a
longtemps été qu'une sorte de déviation de Fhistorisme romantique. Walter Scott
au royaume de la musique... Et pourtant il est bien vrai que l'on doit à Romain
Rolland la redécouverte de Monteverdi ou de Scarlatti, à Henry Expert celle de
Bach, à d'Ortigue, à Nisard, à Niedermeyer celle du plain-chant; Moments bien
intéressants puisqu'ils s'accompagnaientde « concerts historiques », même si l'on
ne jouait pas encore surdes instruments d'époque et dans le style originel.
Le troisième chapitre est capital puisqu'il traite des traités d'harmonie.
L'harmonieest, avec le contrepoint, la grammairede la musique, une des bases de
son enseignement théorique. Christian Corre, fidèle en cela à. l'esprit du départe-
ment de musicologie de Paris VIII y apporte sa plus vive curiosité et le résultat
est très bon. En France oh s'est souvent très vivement disputé pour des questions
d'harmonie, ainsi la querelle des Lulïystes contre les Ramistes, ainsi Berlioz face
à Cherubini, ou Debussy face à la Schola Cantorum. Opportunément Ch. Corre
s'est concentré sur les théories générales, pas sur les exercices pratiques : il a
cherché les curiosités ; il a dépouillé bon nombre de « manuels du bon usage ;
depuis le Traité d'Harmonie de Cale], adopté en commission révolutionnaire de
salut public musical (le 11 floréal an IX) jusqu'à la Carte routière des modulations
(sans doute de César Gardeton), en passant par l'ABC de l'Harmonie à l'usage des
personnes qui ne la savent pas de Aulagnier (1865). Et de conclure avec une per-
tinence que n'aurait pas reniée Foucault : « Le Traité d'Harmonie n'est pas seule-
ment, en tant que livre, une belle machine célibataire ; il est surtout une grande
invention du XIXe siècle. (...) Dans un vide glacial, la galaxie Reber et Dubois
tourne sur elle-même, en silence ».
Le quatrième volet (« Musicologie des origines, origines de la musicologie »)
reprend la liste commencée avec les chapitres 1 et 2. Il rappelle opportunément les
noms et les écrits des premières publications concernantla musique au tournant du
XVIIIe et du XIXe siècles. Il nous promène de Choron et Castil-Blaze à Weckerlin et
Coussémaker, en passant par Elwart, Jullien, et surtout Seudo, le redoutable cri-
tique de la Revue des deux mondes pendant plusieurs décennies. Même si la trame
de l'article est dictée, une fois encore, par lès prises, déposition de Fétis, il aurait
tout de même été opportun de rappeler la contribution de Stendhal, de Berlioz, de
Liszt, de G. Sand, de G. Planche, sans qui la musicographie et la musicologie
n'auraient tout de même été ce qu'elles sont devenues.
Le cinquième chapitré est consacré à E. Hanslick ; ce critique viennois a été
l'ami de Brahms, l'ennemi juré de Wagner, de Nietzsche, de Bruckner ; il a exercé
528 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

une influence considérable dans l'espace culturel germanique ; il est très heureux
qu'une publication en langue française évoque ce personnage capital et surtout son
texte majeur (DM beau dans la musique — Vom musikalischen Schônen, 1854) ;
mais il y aurait sans doute encore à dire sur ce livre dont l'influence perdure.
Les deux dernières contributions portent sur la psycho-pédagogie de la
musique. La figure de Marie Jaëll (1845-1925), sur laquelle se clôt le volume est
bien oubliée ; pourtant son rôle a été capital dans la vie musicale et l'enseigne-
ment du piano en France. Marie Jaëll a été l'élève de Liszt, mais surtout elle a
imposé dans notre pays des façons très modernes de faire de la musique. Par
exemple elle est la première à avoir donné en concert les trente-deux sonates de
Beethoven ; elle a voulu faire prévaloir le toucher sur la vélocité purement méca-
nique ; ce qui est, maintenant encore, une caractéristique essentielle de l'école
française de piano. Et puis, tout simplement, à une époque où le rôle des femmes
n'était guère public, Marie Jaëll s'est imposée aux hommes, même à un person-
nage tel que Camille Saint-Saëns. Ch. Corre a tout à fait raison de la comparer à
Clara Wieck-Schumann.
Le livre de Christian Corre se recommande à tous ceux qu'intéresse la vie
musicale en France, le développement du professionnalisme au XIXe siècle.

FRANCIS CLAUDON.

CORRESPONDANCE

Nous recevons la lettre suivante de Madame Marie-Madeleine Fontaine, que


nous prions d'excuser notre inadvertance :
« Dans son dernier numéro de 1997 (p. 1105), la Revue d'Histoire littéraire de
la France a bien voulu rendre compte de mon édition du roman de Barthélémy
Aneau, Alector, et je l'en remercie. Malheureusement, les quinze lignes qu'elle lui
a consacrées comportent une erreur de fait si manifeste à propos de l'appendice
bio-bibliographique, d'ailleurs confondu par le recenseur avec la bibliographie,
que j'en suis étonnée : "Une bibliographie de référence, écrit-il, répertorie les
oeuvres d'Aneau par ordre d'imprimeur et de libraire, même si, faute d'index, il
n'est pas toujours aisé de retrouver, parmi ses soixante-quinze pages, le titre pré-
cis qu'on y cherche".
On trouvera évidemment dans les cinquante-huit pages d'index, s. v. Aneau
(p. 968-969), l'index des oeuvres de Barthélémy Aneau que le recenseur ne semble
pas avoir remarqué. »

Imprimé en France, à Vendôme


Imprimerie des Presses Universitaires de France
73, avenue Ronsard, 41100 Vendôme
ISBN 2 13 049235 5
Juin 1998 — N° 45 223
Presses Universitaires de France, 1998
108, boulevard Saint-Germain, 75006 Paris
Société d'Histoire littéraire de la France
reconnue d'utilité publique
112, rue Monge, BP 173, 75005 Paris

Membres d'honneur

Mmes B. Jasinski, A. Rouart-Valéry, MM. Y. Abé, D. Alden, W.H. Barber, G. Blin, E. Bonnefous,
T. Cave, L.G. Crocker, L. De Nardis, J. Favier, B. Gagnebin, R. Jouanny, Y. Kobayashi, J.L. Lecercle,
G. Lubin, J. Monfrin, R. Mortier, M. Nadeau, H. Nakagawa, R. Nicklaus, R. Pintard, A. Pizzorusso,
G. von Proschwitz, L.S. Senghor, P. Vemière, Ch. Wirz.

Bureau

Président : René POMEAU, de l'Académie des Sciences morales et politiques.


Vice-Présidents : Claude PICHOIS, professeur à la Sorbonne et à l'Université Vanderbilt ;
René RANCOEUR, conservateur en chef honoraire à la Bibliothèque Nationale.
Secrétairesgénéraux : Madeleine AMBRTÈRE-FARGEAUD, professeur à la Sorbonne ;
Sylvain MENANT,professeur à la Sorbonne.
Secrétaires : Claude DUCHET, professeur à l'Universitéde Paris Vffl ;
Roland VIROLLE, maître de conférences à l'Universitéde Rouen.
Secrétaireadjoint : Michel AUTRAND, professeur à la Sorbonne.
Trésorier : Olivier MILLET, professeur à l'Université de Bâle.
Trésorier adjoint : Emmanuel BURY, professeur à l'Université de Versailles-Saint-Quentin.

Consei! d'administration

M. P. Bénichou, Mme F. Callu, MM. J. Céard, P. Citron, H. Coulet, M. Delon, M. Fumaroli,


Mmes M. Huchon, Chr. Mervaud, A. Michel, MM. M. Milner, R. Pierrot, J. Roussel, R. Zuber.

Correspondants à l'étranger

Afrique du Sud (R.S.A.) : M. M. Shackleton. Allemagne : MM. W. Bahner, H. Hofer, H. Krauss,


M. Naumann, Fr. Nies, U. Ricken, Mme R. Schober, M.W. Wehle. Argentine : Mme L. Moreau.
Australie : Mme J. Fornasiero. Autriche : M. S. Himmelsbach. Belgique : MM. J.-Cl. Polet,
A. Vandegans, J. Vercruysse. Brésil : Mme C Berrettini. Canada : M. B. Beugnot. Chine (République
populaire de) : MM. Cheng Zenghou, MmeMeng Hua, M. Zengh Kelu. Corée du Sud : Mme Ki-Jeong
Song. Danemark : M. H.P. Lund. Espagne : Mme A. Yllera. États-Unis : MM. A. Aciman, M. Olds,
J. Patty, W. Thompson. Grande-Bretagne : MM. P. Sharratt, M. Tilby. Hongrie : M. T. Gorilovics,
Mlle Németh. Mande : M. R. Little. Israël : Mmes Rosen et Shillony. Italie : M. A. Beretta Anguissola,
Mmes L. Caminiti Pennarola, E. Del Panta. Japon : M. Y. Abé, Mlle E. Nakamura, MM. T. Shiokawa,
J. Yoshida. Luxembourg ; M. Fr. Wilhem. Norvège : Mme K. Gundersen. Pays-Bas : MM. M. van
Buuren, A. Kibédi Varga. Pologne : M. Z. Naliwajek. Portugal : Mme M.-A. Seixo. Roumanie :
Mme Muresanu Ionescu. Russie : Mme E. Gretchanaia. Suède : Mme S. Swahn. Suisse : MM. Y. Giraud,
P.O. Walzer. République tchèque : MM. J. Frycer, A. Zatloukal.

Vous aimerez peut-être aussi