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L'Art Poétique Ou Épître Aux Pisons
L'Art Poétique Ou Épître Aux Pisons
[1] Supposez qu’un peintre ait l’idée d’ajuster à une tête d’homme un cou
de cheval et de recouvrir ensuite de plumes multicolores le reste du corps,
composé d’éléments hétérogènes; si bien qu’un beau buste de femme se
terminerait en une laide queue de poisson. [5] À ce spectacle, pourriez-
vous, mes amis, ne pas éclater de rire ? Croyez-moi, chers Pisons, un tel
tableau donnera tout à fait l’image d’un livre dans lequel seraient
représentées, semblables à des rêves de malade, des figures sans réalité, où
les pieds ne s’accorderaient pas avec la tête, où il n’y aurait pas d’unité. —
Mais, direz-vous, peintres et poètes [10] ont toujours eu le droit de tout
oser. — Je le sais; c’est un droit que nous réclamons pour nous et accordons
aux autres. Il ne va pourtant pas jusqu’à permettre l’alliance de la douceur
et de la brutalité, l’association des serpents et des oiseaux, des tigres et des
moutons.
[38-41] D’autre part, il faut que la matière choisie soit en rapport avec les
forces du poète : alors les mots viendront facilement, le plan sera clair.
[37] Vous qui écrivez, prenez une matière proportionnée à vos forces;
soupesez longuement ce que vos épaules peuvent ou ne peuvent pas porter.
Si vous choisissez un sujet qui vous convienne, vous ne manquerez ni
d’abondance, ni de cette clarté qui vient de l’ordre.
[42-45] La grande règle de la disposition est de dire ce qu’il faut, au
moment où il faut.
[73] Quel vers peut chanter les exploits des rois et des chefs, la guerre et ses
tristesses, c’est Homère qui l’a montré. [75] Le distique a exprimé d’abord
la plainte funèbre, puis a été consacré à l’ex-voto. Qui a, le premier, fait
servir ce mètre modeste à l’élégie, les grammairiens en discutent encore, et
le procès est toujours pendant. La fureur arma Archiloque de l’iambe, qui
est sa création; [80] ce pied fut ensuite adopté par la comédie et la noble
tragédie, comme bien approprié au dialogue, fait pour dominer les bruits de
la foule et convenant naturellement à l’action. La Muse donna à la lyre la
mission de chanter les dieux et les enfants des dieux, l’athlète vainqueur, le
cheval arrivé le premier à la course, [85] les amours des jeunes gens, le vin
qui délie les langues.
[86-98] Chaque genre a un ton particulier qu’il faut observer, mais qui doit
varier, cependant, avec les sentiments que l’on veut traduire.
[119-127] Les personnages fournis par la tradition doivent garder les traits
qu’elle leur a donnés; quant aux personnages créés par le poète, ils doivent
être, d’un bout à l’autre, conformes à eux-mêmes.
[119] Poète, suis la tradition; ou, si tu crées des caractères, qu’ils soient
d’accord avec eux-mêmes. [120] Veux-tu représenter Achille couvert de
gloire ? Il sera actif, emporté, inexorable, violent; il affirmera sa volonté de
ne point se soumettre aux lois, il ne demandera rien qu’aux armes; Médée
sera farouche et inflexible; Ino, gémissante; Ixion, perfide; Io, errante;
Oreste, sombre. [125] Veux-tu mettre à la scène un sujet qui n’a pas encore
été traité, et te sens-tu assez fort pour créer un personnage nouveau ? que ce
personnage reste jusqu’au bout tel qu’il s’est montré au début, qu’il
demeure semblable à lui-même.
[153] Pour toi, veux-tu savoir ce que nous réclamons, le public et moi :
écoute-moi bien, et tu verras alors les spectateurs attendre, en applaudissant,
la fin de la pièce, [155] et rester assis jusqu’au moment où le joueur de flûte
leur demandera d’applaudir.
[179-188] En ce qui concerne l’action, il est des choses qu’on doit mettre
sous les yeux des spectateurs; d’autres, qui paraîtraient invraisemblables ou
trop odieuses, seront simplement racontées.
[179] Tantôt l’action se passe sur la scène, tantôt elle fait l’objet d’un récit.
[180] L’esprit est moins vivement frappé de ce que l’auteur confie à
l’oreille, que de ce qu’il met sous les yeux, ces témoins irrécusables : le
spectateur apprend tout sans intermédiaire. Cependant ne mets pas sur la
scène ce qui doit se passer dans la coulisse, et soustrais aux regards certains
faits, que viendra raconter un témoin oculaire. [185] Ce n’est pas devant le
public que Médée doit massacrer ses enfants, l’exécrable Atrée faire cuire
les membres de ses fils, Procné se changer en oiseau, Cadmus en dragon. Je
n’ajoute aucune foi à de tels spectacles et je ne les admets pas.
[189] Que la pièce ait cinq actes, ni plus ni moins : [190] c’est le seul
moyen de la voir redemandée et jouée de nouveau. Pas d’intervention
divine, à moins que le dénouement n’exige un dieu. En scène, trois
personnages au plus.
[220] Celui qui, pour un vil bouc, disputa le prix du poème tragique, montra
ensuite les Satyres dans leur rustique nudité, et fit l’essai, sans nuire à la
gravité de la tragédie, d’un jeu plus rude : il fallait, par le charme d’une
agréable nouveauté, retenir le spectateur après le sacrifice et les copieuses
libations où il laissait sa raison. [225] Mais on doit présenter ces satyres
rieurs et bavards et mêler le plaisant au sérieux, sans aller jusqu’à conduire
dans une sombre taverne, au milieu de gens au langage grossier, un dieu ou
un héros qu’on vient de voir couvert, comme un roi, d’or et de pourpre.
[230] Cependant, pour éviter de ramper, il ne faut pas se perdre dans les
nuages. Il ne convient pas à la tragédie de débiter des vers sans dignité,
comme une dame, qui, un jour de fête, danse pour remplir un devoir
religieux; elle ne fréquentera qu’avec une certaine réserve les Satyres
effrontés. [235] Pour moi, chers Pisons, si j’écrivais un drame satyrique, je
ne me bornerais pas à l’expression simple et au mot propre, et je ne
travaillerais pas simplement à proscrire le ton de la tragédie, en donnant à
Dave et à l’effrontée Pythias, quand elle fait cracher un talent au vieux
Simon son maître, le même langage qu’à Silène, nourricier, gardien et
serviteur de Bacchus. [240] Je prendrais dans la langue courante les
éléments dont je façonnerais celle de mes vers; si bien que tout le monde
croirait pouvoir en faire autant, mais verrait à l’expérience que les efforts
pour y réussir n’aboutissent pas toujours : tant a d’importance le choix et
l’arrangement des termes, tant peuvent prendre d’éclat des expressions
empruntées au vocabulaire ordinaire ! Les Faunes ne doivent pas, à mon
sens, au sortir de leurs forêts, [245] imiter les habitués des carrefours ou
ceux du forum; ils n’ont pas à tenir, comme de jeunes poseurs, des propos
délicats ou, inversement, se faire remarquer par un langage obscène et
dégoûtant. Ce serait le moyen de choquer les chevaliers, les hommes libres,
les riches; et les applaudissements des mangeurs de noix et de pois chiches
[250] ne leur vaudraient ni la faveur du public, ni la couronne.
[251] Une brève suivie d’une longue s’appelle iambe; c’est un pied rapide.
Cette rapidité a même fait donner au vers le nom de trimètre iambique,
alors que c’est un sénaire. Il n’y a pas très longtemps, [255] tous les pieds
étaient des iambes; puis, afin d’arriver aux auditeurs plus lent et plus grave,
il admit le lourd spondée, mais ne poussa pas la complaisance et la bonne
volonté jusqu’à lui céder aimablement la seconde ou la quatrième place.
L’iambe est rare dans les nobles trimètres d’Accius, [260] et la lourdeur des
vers qu’Ennius lance sur la scène prouve ou que l’ouvrage a été fait trop
vite et sans soin, ou que le poète ignorait fâcheusement son métier. Le
premier venu n’est pas capable d’apprécier le rythme d’un poème; aussi les
poètes latins ont-ils bénéficié d’une indulgence qu’ils ne méritaient pas.
[265] Est-ce une raison pour aller au hasard et écrire sans observer les
règles ? ou bien vais-je penser que, mes fautes sautant aux yeux de tous, je
serai tranquillement à l’abri dans l’espoir du pardon ? En somme, j’évite la
critique, mais je ne mérite aucun éloge. Pour vous, feuilletez jour et nuit les
livres grecs. — [270] Mais, direz-vous, vos pères goûtaient le rythme de
Plaute et ses plaisanteries. — Sans doute, mais leur admiration était
excessive et un peu sotte; vous et moi, nous savons faire la distinction entre
une locution grossière et une expression gracieuse, et reconnaître au doigt et
à l’oreille un son régulier.
[275-284] Les Grecs ont créé les genres dramatiques, la tragédie d’abord,
puis la comédie ancienne.
[275] C’est Thespis qui inventa, dit-on, la tragédie, inconnue avant lui : il
promena sur un chariot des acteurs qui, le visage barbouillé de lie,
chantaient et jouaient ses pièces. Après lui, Eschyle créa le masque et la
longue robe; il installa la scène sur de petits tréteaux, [280] donna aux
acteurs une voix imposante et les chaussa du cothurne. Vint ensuite la
comédie ancienne, qui n’est pas médiocrement estimable; mais la liberté
dégénéra en licence et les excès durent être réfrénés par une loi : cette loi
fut portée, en effet, et le chSur, privé du droit de nuire, dut se soumettre et
se taire.
[285-294] Les poètes latins ont imité les Grecs. Ils ont risqué aussi, avec les
praetextae et les togatae, des sujets nationaux; mais ils n’ont pas donné au
style assez de soin : la nouveauté du sujet est peu de chose; l’essentiel, c’est
de s’approprier la matière par les qualités de la forme.
[285] Nos poètes n’ont laissé aucun genre sans s’y essayer. Leur gloire n’a
rien perdu à l’abandon des sujets grecs et à la représentation de la vie
romaine, dans la tragédie comme dans la comédie; et le Latium n’aurait pas
été moins grand par sa littérature que par son courage et l’éclat de ses
armes, [290] si le lent travail de la lime ne rebutait tous nos poètes. Vous
donc, nobles descendants de Numa, reprenez vos vers tant que vous n’aurez
pas passé de longues journées à raturer, à élaguer, à repolir vingt fois votre
ouvrage.
[295] Pour Démocrite, l’homme de génie est plus favorisé du sort que le
malheureux qui peine à devenir habile, et l’Hélicon n’est pas fait pour les
poètes raisonnables. Sous ce prétexte, la plupart des écrivains ne se taillent
plus les ongles, laissent pousser leur barbe, cherchent la solitude, fuient les
bains. Ah ! le beau moyen d’obtenir le nom glorieux de poète [300] que de
ne pas confier au barbier Licinus une tête que ne guérirait pas l’ellébores de
toutes les Anticyres ! Je suis un beau maladroit, moi, de me purger au
printemps ! Si je ne le faisais pas, personne ne me surpasserait comme
poète ! Eh bien non ! je jouerai le rôle de la pierre; [305] impuissante elle-
même à couper, elle sert à aiguiser la lame. Sans rien écrire moi-même, je
dirai la tâche et le devoir du poète; comment il peut enrichir, nourrir,
façonner son talent; ce qui est bon, ce qui est mauvais, où mène le mérite,
où conduit la sottise.
[323] Les Grecs, ces Grecs qui ne prisaient que la gloire, ont reçu de la
Muse le génie et une élocution parfaite. [325] À Rome, au contraire, les
enfants apprennent, par de longs calculs, à diviser un as en cent parties.
“Voyons, fils d’Albinus, de cinq onces, j’en retranche une, que reste-t-il ?…
Tu hésites ?… — Un tiers d’as. — Allons, tu pourras administrer ton bien.
J’ajoute une once. Qu’est-ce que j’obtiens ? — [330] Un demi-as”. Quand
une fois cette rouille, cette obsession du gain auront empoisonné les esprits,
peut-on les croire capables d’écrire des vers dignes d’être parfumés à l’huile
de cèdre ou conservés dans de brillants coffres de cyprès ?
[333-346] Certes, il faut de l’utile, mais il faut aussi de l’agréable. Si vous
vous proposez d’instruire par des préceptes directement formulés, qu’ils
soient brefs, et si vous cherchez simplement à amuser l’imagination,
demeurez dans la vraisemblance. Au reste, l’oeuvre qui emporte tous les
suffrages est celle où l’utilité du fond s’enveloppe de l’agrément de la
forme.
[334] La poésie veut instruire ou plaire; [335] parfois son objet est de plaire
et d’instruire en même temps. Pour instruire, sois concis; l’esprit reçoit avec
docilité et retient fidèlement un court précepte; s’il est trop plein, il laisse
échapper tout ce qu’il a reçu de trop. La fiction, imaginée pour amuser, doit,
le plus possible, se rapprocher de la vérité; elle n’a pourtant pas le droit de
nous entraîner partout où il lui plaît, [340] par exemple devant une Lamie
qui retirerait de ses entrailles un enfant vivant qu’elle vient de dévorer. Les
vieillards ne veulent pas d’un poème sans enseignement moral; les
chevaliers dédaigneux ne vont pas voir un drame trop austère; mais il
obtient tous les suffrages celui qui unit l’utile à l’agréable, et plaît et instruit
en même temps; [345] son livre enrichit Sosie le libraire, va même au delà
des mers, et donne au poète une notoriété durable.
[361] Un poème est comme un tableau : tel plaira à être vu de près, tel autre
à être regardé de loin; l’un demande le demi-jour, l’autre la pleine lumière,
sans avoir à redouter la pénétration du critique; [365] l’un plaît une fois,
l’autre, cent fois exposé, plaira toujours.
Ô toi, Pison l’aîné, je sais que ton père a développé en toi un goût naturel;
pourtant, écoute ce précepte et retiens-le bien; tel art supporte la médiocrité
: un jurisconsulte, [370] un avocat peut ne pas avoir la puissance de
l’éloquent Messala, ni la science d’Aulus Cascellius, sans cesser d’être
estimable. Mais un poète n’a pas le droit d’être médiocre; ce droit lui est
refusé par le public, les dieux…, la publicité. Dans un repas, d’ailleurs bien
servi, on est choqué par de la mauvaise musique, [375] des parfums formant
pommade, des pavots au miel de Sardaigne, parce que le repas pouvait se
passer de ces accessoires. De même, dans un poème, dont le seul objet est
l’agrément de la vie, si l’on s’écarte un peu du premier rang, on tombe au
dernier. Quand on ne sait pas jouer, on ne va pas au stade, [380] quand on
ignore le maniement de la paume, du disque, du cerceau, on reste tranquille;
sinon, les spectateurs, pressés dans l’amphithéâtre, ont le droit de se
moquer. Et si l’on ne sait pas faire des vers, on a l’audace d’en écrire ! “Et
pourquoi pas ? Je suis un homme libre de naissance, je paie le cens des
chevaliers, je suis sans reproche.” [385] C’est possible, mais tu n’écriras, tu
ne feras rien malgré Minerve. C’est bien là ton sentiment et le fond même
de ta pensée.
[386] Je vais plus loin : si un jour tu écris, soumets ton poème à l’oreille
exercée d’un Mécius, à celle de ton père, à la mienne; puis renferme neuf
ans ton parchemin dans la cassette; tu pourras le détruire, [390] tant qu’il
n’aura pas vu le jour; mais le mot une fois parti ne revient plus.
[391-407] Mais, si nous avons des dons, ne rougissons pas d’écrire des vers
: quelle plus belle mission que celle du poète ? Avec les Orphée, les
Amphion, les Homère, les Tyrtée, la poésie a civilisé l’humanité.
[391] Les hommes vivaient dans les bois, lorsqu’un poète sacré, interprète
des dieux, les dégoûta du sang et d’une répugnante nourriture : c’était
Orphée; de là, cette légende, qu’il charmait les tigres et les lions pleins de
rage. Autre légende : Amphion, fondateur de Thèbes, [395] mettait, au son
de sa lyre, les rochers en mouvement, et, par la séduction de ses prières, les
menait où il voulait. Distinguer l’intérêt général des intérêts privés, le sacré
du profane, interdire les unions vagabondes, régler la condition des époux,
fonder les villes, graver les lois sur des tables de bois, tels furent les
premiers effets de la sagesse, [400] telle fut l’origine des honneurs et du
caractère divin attribué au poète. Ensuite, le grand Homère et Tyrtée
donnèrent par leurs vers du courage aux guerriers; c’est en vers que fut
dévoilé l’avenir; [405] c’est au langage des muses qu’eut recours la morale,
la cour faite aux rois; c’est la poésie qui inventa les représentations
dramatiques, ce délassement qui suit les longs travaux. Il n’y a donc pas à
rougir de servir les Muses expertes à la lyre et Apollon, le divin chanteur.
[408-418] Ne croyons pas cependant que les dons suffisent : si l’art ne fait
rien de grand sans le génie, le génie ne crée rien de parfait sans l’art. Or,
l’art s’apprend par un lent apprentissage dans lequel le poète doit se donner
comme modèle de patience l’athlète qui se forme et s’entraîne pour les
concours gymniques; il ne suffit pas de proclamer soi-même son génie,
comme le font aujourd’hui tant de gens.
[408] Est-ce à la nature, est-ce à l’art que la poésie doit son mérite ? On se
l’est demandé. Pour moi, je ne vois pas ce que pourrait l’effort sans “une
fertile veine”, [410] ni le génie sans culture; l’un a besoin de l’autre, tous
deux s’entendent et collaborent. Pour atteindre à la course le but désiré, on
s’astreint dès l’enfance aux fatigues et à la peine, on brave le chaud et le
froid, on s’abstient de l’amour et du vin; le joueur de flûte, qui chante aux
jeux Pythiques, [415] a commencé par apprendre et par obéir à un maître.
Et aujourd’hui, l’écrivain se borne à dire : “Moi, je fais des vers admirables
! Le dernier est un galeux ! Il n’y a pour moi qu’une honte, me laisser
dépasser et confesser que j’ignore vraiment ce que je n’ai point appris.”
[419] Semblable au crieur public qui ramasse la foule pour une vente, [420]
le poète, s’il est gros propriétaire ou riche rentier, appelle autour de lui les
flatteurs en faisant miroiter à leurs yeux un bénéfice. Qu’il soit, en outre,
habile à bien ordonner un plantureux repas, à cautionner un malheureux, à
l’arracher aux fâcheuses difficultés d’un procès, ce sera miracle [425] s’il
est assez heureux pour distinguer un menteur d’un ami véritable. Si tu as
fait un cadeau ou que tu te prépares à en faire un, ton homme sera tout
content : ce n’est pas le moment de lui lire tes vers, il ne manquerait pas de
s’exclamer : Bien ! Très bien ! Parfait ! Ton poème amènera [430] la pâleur
sur son visage, de douces larmes dans ses yeux, des trépignements dans ses
jambes. Ainsi, dans un convoi funèbre, les pleureuses à gages crient et
gesticulent plus que la famille, dont la douleur est vraie. Le flatteur, qui au
fond se moque, se montre plus ému que celui qui, sincèrement, approuve.
[434] Quand les grands veulent savoir si quelqu’un mérite leur amitié, ils le
soumettent, dit-on, [435] à la question du vin et lui font avaler maintes
rasades. Si tu fais des vers, ne te laisse jamais tromper par des gens qui se
dissimulent sous une peau de renard. Quand on venait lire des vers à
Quintilius Varus : “Je t’en prie, disait-il, fais cette correction, puis cette
autre.” Répondais-tu que tu ne pourrais mieux faire, [440] que tu avais trois
ou quatre fois essayé en vain, il te disait alors de tout effacer et de remettre
sur l’enclume les vers mal venus. Aimais-tu mieux défendre ta faute que de
la corriger, il n’ajoutait pas un mot, renonçait à toute insistance inutile, et te
laissait t’admirer tout seul et sans rivaux. [445] L’honnête homme, le sage,
critiquera les vers faits sans art, condamnera ceux qui sont durs, effacera
d’un trait de plume ceux qui manquent de grâce, supprimera les ornements
ambitieux, demandera qu’on éclaire les passages obscurs, dénoncera les
expressions ambiguës, notera les changements nécessaires; [450] il
deviendra un Aristarque; il ne dira pas : “Pourquoi blesser un ami à propos
de bagatelles ?” Ces bagatelles feront un jour le malheur du poète, quand le
public l’accueillera par des moqueries et des sifflets.