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Horace (Art poétique) : Introduction - Hypertexte louvaniste

MOTEUR DE RECHERCHE DANS LA BCS


Horace

L’Art poétique ou Épître aux Pisons

La présente traduction française est celle de Fr. Richard (Paris, Garnier,


1944). Le texte a été saisi optiquement par Jean Schumacher. Quant aux
sous-titres, ils sont pour l’essentiel repris à l’édition Fr. Villeneuve (Paris,
Budé, 1961).

Cette traduction s’intègre dans le vaste projet louvaniste des Itinera


Electronica, et en particulier dans la rubrique “Hypertextes”, où cette pièce
d’Horace a sa place propre. Les possibilités de cette réalisation
“Hypertextes” sont multiples; non seulement elle permet une lecture de
l’oeuvre avec le texte latin et la traduction français en regard, mais elle
donne également accès à un riche ensemble d’outils lexicographiques et
statistiques très performants.

Une autre traduction française de L’Art poétique d’Horace, due à Leconte


de Lisle, est accessible en ligne sur le site Mythorama de Vincent Callies.

Première partie : les principes généraux de la poésie

[1-37] L’oeuvre d’art, tableau ou poème, ne saurait être faite de membres


incohérents; elle est soumise à la grande loi de l’unité du sujet et de
l’harmonie des parties. C’est violer cette loi que de parer une épopée de
hors-d’oeuvre descriptifs; et rien, ni la crainte de la monotonie ni le soin
donné aux détails ne doit nous la faire perdre de vue.

[1] Supposez qu’un peintre ait l’idée d’ajuster à une tête d’homme un cou
de cheval et de recouvrir ensuite de plumes multicolores le reste du corps,
composé d’éléments hétérogènes; si bien qu’un beau buste de femme se
terminerait en une laide queue de poisson. [5] À ce spectacle, pourriez-
vous, mes amis, ne pas éclater de rire ? Croyez-moi, chers Pisons, un tel
tableau donnera tout à fait l’image d’un livre dans lequel seraient
représentées, semblables à des rêves de malade, des figures sans réalité, où
les pieds ne s’accorderaient pas avec la tête, où il n’y aurait pas d’unité. —
Mais, direz-vous, peintres et poètes [10] ont toujours eu le droit de tout
oser. — Je le sais; c’est un droit que nous réclamons pour nous et accordons
aux autres. Il ne va pourtant pas jusqu’à permettre l’alliance de la douceur
et de la brutalité, l’association des serpents et des oiseaux, des tigres et des
moutons.

Souvent, à un noble début, plein de grandes promesses, [15] on coud une ou


deux draperies éclatantes qui brillent de loin : c’est le bois sacré et l’autel
de Diane; ou bien un ruisseau qui court en serpentant dans les riantes
campagnes; ou encore une description du Rhin, ou le tableau de l’arc-en-
ciel. C’est bien : mais tout cela n’est pas à sa place. Peut-être es-tu habile
[20] à dessiner les cyprès : qu’importe à celui qui te paie pour le peindre au
moment où son navire est brisé par le flot et où il va perdre l’espoir
d’échapper au naufrage ? Tu as commencé à tourner une amphore : la roue
tourne; pourquoi ne vient-il qu’une cruche ? Bref, écris ce que tu voudras;
que du moins ton sujet ait simplicité et unité. Nous autres poètes, mon cher
Pison et vous, ses dignes fils, [25] nous sommes pour la plupart, abusés par
l’apparence du bien : je fais effort pour être concis, je deviens obscur; à
chercher l’élégance, je perds la force et le souffle; je veux atteindre le
sublime, je tombe dans l’enflure; il rampe à terre, celui qui est trop
préoccupé de sa sûreté et redoute la tempête; pour vouloir apporter, par des
détails hors nature, de la variété dans un sujet un, on en vient [30] à peindre
un dauphin dans les bois, un sanglier sur les flots; on veut éviter une faute,
on tombe dans un mal, si l’on n’est pas habile. Près de l’école émilienne de
gladiateurs, il y a un statuaire qui excelle à faire les ongles et à reproduire
en bronze la souplesse des cheveux, mais son sujet est manqué, parce qu’il
ne sait pas camper un ensemble. [35] Eh bien ! si je songeais à écrire, je ne
voudrais pas plus ressembler à cet artiste, que je n’aimerais un nez de
travers avec de beaux yeux et de beaux cheveux noirs.

[38-41] D’autre part, il faut que la matière choisie soit en rapport avec les
forces du poète : alors les mots viendront facilement, le plan sera clair.

[37] Vous qui écrivez, prenez une matière proportionnée à vos forces;
soupesez longuement ce que vos épaules peuvent ou ne peuvent pas porter.
Si vous choisissez un sujet qui vous convienne, vous ne manquerez ni
d’abondance, ni de cette clarté qui vient de l’ordre.
[42-45] La grande règle de la disposition est de dire ce qu’il faut, au
moment où il faut.

[42] L’ordre a cette vertu et ce charme, - ou je me trompe fort, - d’amener à


dire tout de suite ce qui doit être dit tout de suite, de faire renvoyer le reste
en le laissant de côté pour le moment; s’attacher à une idée, en abandonner
une autre, voilà ce qu’il faut faire quand on a entrepris un poème.

[46-72] L’élocution s’éloignera de la banalité si elle renouvelle les mots de


tout le monde en les rapprochant d’une manière qui ne soit pas courante.
Elle créera, au besoin, sur des types grecs, des termes nouveaux; elle
laissera tomber les mots vieillis, comme les feuilles emportées par le vent
d’automne : aucune oeuvre humaine n’est impérissable. Mais il peut y avoir
des renaissances amenées par les besoins du langage.

[46] Pour l’arrangement des mots dans la phrase, il convient d’être


minutieux et attentif : ce sera une belle réussite de donner de la nouveauté à
un terme par une habile alliance de mots. Il peut être nécessaire de
représenter par de nouveaux signes des idées jusqu’alors inconnues : [50]
on pourra créer des mots que ne connaissait pas le vieux Céthégus, on y
sera autorisé à condition de le faire avec réserve; ces mots nouveaux,
récemment créés, prendront crédit, si on les dérive discrètement du grec.
Pourquoi, en effet, avoir donné à Cécilius et à Plaute un droit qu’on
refuserait [55] à Virgile et à Varius ? Quelles raisons de me contester les
quelques acquisitions que je puis faire, quand Caton et Ennius ont enrichi la
langue nationale et créé des termes nouveaux ? On a toujours eu, on aura
toujours la liberté de mettre en circulation un mot marqué au coin de
l’année. [60] Les forêts changent de feuilles à mesure que l’année décline,
et les premières tombent : ainsi meurent les vieilles générations de mots, et
les nouvelles, comme des jeunes gens, s’épanouissent et prennent force.
Nous sommes condamnés à mourir, nous et nos oeuvres. Nous pouvons
creuser des ports pour abriter nos vaisseaux contre les vents : [65] c’est une
oeuvre digne d’un roi; des marais longtemps stériles et qui portaient bateau,
nourrissent aujourd’hui les villes voisines et sont sillonnés par la charrue; le
cours d’une rivière a été modifié parce qu’elle ravageait les cultures; on lui
a donné une meilleure direction : toutes ces oeuvres sont mortelles et
condamnées à disparaître; à plus forte raison, les mots ne conserveront-ils
pas un éclat et un crédit éternels. [70] Beaucoup renaîtront, qui ont
aujourd’hui disparu, beaucoup tomberont, qui sont actuellement en honneur,
si l’exige l’usage, ce maître absolu, légitime, régulier de la langue.

[73-85] La succession métrique des mots devra se conformer au type de


vers que la tradition assigne à chaque genre.

[73] Quel vers peut chanter les exploits des rois et des chefs, la guerre et ses
tristesses, c’est Homère qui l’a montré. [75] Le distique a exprimé d’abord
la plainte funèbre, puis a été consacré à l’ex-voto. Qui a, le premier, fait
servir ce mètre modeste à l’élégie, les grammairiens en discutent encore, et
le procès est toujours pendant. La fureur arma Archiloque de l’iambe, qui
est sa création; [80] ce pied fut ensuite adopté par la comédie et la noble
tragédie, comme bien approprié au dialogue, fait pour dominer les bruits de
la foule et convenant naturellement à l’action. La Muse donna à la lyre la
mission de chanter les dieux et les enfants des dieux, l’athlète vainqueur, le
cheval arrivé le premier à la course, [85] les amours des jeunes gens, le vin
qui délie les langues.

[86-98] Chaque genre a un ton particulier qu’il faut observer, mais qui doit
varier, cependant, avec les sentiments que l’on veut traduire.

[86] Si je ne puis ni ne sais observer le rôle de chaque mètre, tel que je


viens de le décrire, ni le ton propre à chaque oeuvre, pourquoi me laisser
appeler poète ? pourquoi, par mauvaise honte, préférer l’ignorance à l’étude
? Un sujet comique répugne à être traité en vers de tragédie, [90] comme il
serait choquant de raconter le festin de Thyeste dans des vers faits pour un
simple particulier, chaussé du brodequin. Que chaque sujet garde donc le
ton qui naturellement lui convient. Parfois cependant la comédie élève la
voix : Chrémès, dans sa colère, enfle le ton pour gourmander son fils. [95]
Souvent, d’autre part, un personnage tragique exprime sa douleur en un
langage familier : Télèphe et Pélée, misérables et exilés, renoncent aux
termes ampoulés, aux mots d’un pied et demi, afin de toucher par leurs
plaintes le coeur du spectateur.

[99-113] Il ne suffit pas de plaire à l’esprit par la beauté de la forme, il faut


encore toucher le coeur et, pour cela, éveiller la sympathie du lecteur ou du
spectateur.
[99] II ne suffit pas que l’oeuvre poétique soit belle; elle doit être
émouvante [100] et conduire où il lui plaît l’âme du spectateur. L’homme rit
en voyant rire, pleure en voyant pleurer. Si tu veux me tirer des larmes, tu
dois d’abord en verser toi-même; alors seulement je serai touché de tes
misères, Télèphe, et toi, Pélée; si, au contraire, tu tiens mal ton rôle, [105]
je dormirai ou rirai. Les paroles doivent s’accorder à l’air du visage; tristes
dans l’affliction, menaçantes dans la colère, badines dans l’enjouement,
sérieuses dans la gravité. La nature, en effet, commence par nous façonner
intérieurement à toute espèce de situation, elle nous pousse à la joie ou à la
colère, [110] nous abat et nous torture sous le poids du chagrin, puis elle fait
jaillir nos sentiments dans nos paroles. Si le langage de l’acteur détonne
avec son état, tous les spectateurs, chevaliers ou autres, éclateront de rire.

[114-118] En même temps qu’aux passions, le style répondra aux


caractères, tels que les déterminent le rang, l’âge, le métier, etc..

[114] Il y a une grande différence de langage entre un dieu et un héros;


[115] un vieillard rassis et un jeune homme tout bouillant d’ardeur; une
dame importante et une nourrice soigneuse; un marchand voyageur et un
paysan qui cultive son petit champ; un habitant de Colchide ou d’Assyrie;
un indigène de Thèbes ou d’Argos.

[119-127] Les personnages fournis par la tradition doivent garder les traits
qu’elle leur a donnés; quant aux personnages créés par le poète, ils doivent
être, d’un bout à l’autre, conformes à eux-mêmes.

[119] Poète, suis la tradition; ou, si tu crées des caractères, qu’ils soient
d’accord avec eux-mêmes. [120] Veux-tu représenter Achille couvert de
gloire ? Il sera actif, emporté, inexorable, violent; il affirmera sa volonté de
ne point se soumettre aux lois, il ne demandera rien qu’aux armes; Médée
sera farouche et inflexible; Ino, gémissante; Ixion, perfide; Io, errante;
Oreste, sombre. [125] Veux-tu mettre à la scène un sujet qui n’a pas encore
été traité, et te sens-tu assez fort pour créer un personnage nouveau ? que ce
personnage reste jusqu’au bout tel qu’il s’est montré au début, qu’il
demeure semblable à lui-même.

[128-135] Au lieu de chercher à individualiser des types généraux, il est


plus sûr de puiser à la source homérique; seulement l’imitation ne doit être
ni banale ni servile.

[128] Il est difficile de donner une vie individuelle à des sentiments


abstraits; et tu risqueras moins à mettre en actes des épisodes de l’Iliade
[130] qu’à traiter le premier un sujet inconnu, que nul avant toi n’a traité.
Des matériaux qui sont le bien de tous deviendront ta propriété, si tu ne
t’attardes pas dans un cercle banal, accessible à tous, si tu ne t’astreins pas
dans ta traduction à un servile mot à mot, si tu ne te jettes pas dans une
étroite imitation, [135] d’où tu ne pourras sortir par défiance de tes forces
ou par respect pour l’économie de l’ouvrage.

[136-152] L’imitation ne devra point tomber dans le ridicule des poètes


cycliques qui ouvrent par de magnifiques promesses leurs plates narrations;
quelle différence avec Homère !

[136] Bien entendu, tu ne commenceras pas, comme jadis le poète cyclique


: “Je chanterai la destinée de Priam et la guerre fameuse…” Comment tenir
une promesse faite d’une voix si éclatante ? La montagne va accoucher
d’une ridicule petite souris. [140] Comme il est plus habile, le poète qui
commence, sans exagération maladroite : “Dis-moi, Muse, le héros qui,
après la prise de Troie, vit tant d’hommes de caractères différents et visita
tant de cités !” Chez lui, la fumée n’étouffe pas la flamme, mais c’est de la
fumée que jaillit la lumière; alors apparaissent des beautés, des merveilles :
[145] Antiphate, Scylla, Charybde, le Cyclope; et puis, il ne remonte pas à
la mort de Méléagre pour raconter le retour de Diomède; son récit de la
guerre de Troie ne commence pas aux oeufs de Léda; toujours il vole au
dénouement, et entraîne son auditeur au coeur du sujet, qu’il suppose
connu, [150] laissant de côté tout ce qu’il n’espère pas pouvoir traiter avec
éclat. Et il imagine si bien ses fictions, il a un tel art de mêler invention et
réalité, que jamais le milieu ne jure avec le début, la fin avec le milieu.

Deuxième partie : les règles de la poésie dramatique

[153-155] Horace annonce qu’il va donner les règles de la poésie


dramatique.

[153] Pour toi, veux-tu savoir ce que nous réclamons, le public et moi :
écoute-moi bien, et tu verras alors les spectateurs attendre, en applaudissant,
la fin de la pièce, [155] et rester assis jusqu’au moment où le joueur de flûte
leur demandera d’applaudir.

[156-178] D’abord, les règles qui concernent les caractères. Un seul


exemple est longuement développé : les variations que l’âge apporte dans la
physionomie morale des hommes.

[156] Il faut marquer exactement les traits de chaque âge et peindre de


couleurs convenables les caractères qui changent avec les années. L’enfant,
quand il sait répéter ce qu’on lui a appris et marcher d’un pas assuré, brûle
de jouer avec ses camarades; [160] il se met en colère et se calme sans
motifs; il change à tout instant. L’adolescent imberbe, enfin libéré de son
précepteur, aime les chevaux, les chiens, la piste ensoleillée du Champ de
Mars; comme une cire molle, se laisse façonner au vice, regimbe aux
avertissements, met longtemps à songer à l’utile, dépense sans compter,
[165] a de l’orgueil, des désirs extrêmes; il abandonne vite ce qu’il a aimé.
Quand vient l’âge d’homme, les goûts et le caractère changent : on
recherche le crédit, les relations, on sacrifie tout aux honneurs; on se garde
d’une faute, pour n’avoir pas ensuite la peine de revenir en arrière. Le
vieillard est sujet à d’innombrables maux; [170] il amasse, puis, ô pitié !
met de côté son argent et n’ose pas s’en servir, il administre ses affaires
avec lenteur et timidité, remet au lendemain, a peu d’espoirs, peu d’activité,
voudrait être maître de l’avenir; il est difficile à vivre, grondeur, fait l’éloge
du temps où il était enfant, ne cesse de critiquer et de reprendre les jeunes.
[175] Les années apportent avec elles maints avantages, qu’elles nous
enlèvent quand nous sommes sur le retour. Ne confie donc pas à un jeune
homme un rôle de vieillard, à un enfant un rôle d’homme, et donne à
chaque âge la vie extérieure et le caractère qui lui conviennent.

[179-188] En ce qui concerne l’action, il est des choses qu’on doit mettre
sous les yeux des spectateurs; d’autres, qui paraîtraient invraisemblables ou
trop odieuses, seront simplement racontées.

[179] Tantôt l’action se passe sur la scène, tantôt elle fait l’objet d’un récit.
[180] L’esprit est moins vivement frappé de ce que l’auteur confie à
l’oreille, que de ce qu’il met sous les yeux, ces témoins irrécusables : le
spectateur apprend tout sans intermédiaire. Cependant ne mets pas sur la
scène ce qui doit se passer dans la coulisse, et soustrais aux regards certains
faits, que viendra raconter un témoin oculaire. [185] Ce n’est pas devant le
public que Médée doit massacrer ses enfants, l’exécrable Atrée faire cuire
les membres de ses fils, Procné se changer en oiseau, Cadmus en dragon. Je
n’ajoute aucune foi à de tels spectacles et je ne les admets pas.

[189-193] Quelques règles : le nombre d’actes; les interventions divines; le


nombre des personnages.

[189] Que la pièce ait cinq actes, ni plus ni moins : [190] c’est le seul
moyen de la voir redemandée et jouée de nouveau. Pas d’intervention
divine, à moins que le dénouement n’exige un dieu. En scène, trois
personnages au plus.

[193-201] Le choeur sera mêlé à l’action; ses chants ne seront pas de


simples intermèdes; son rôle est de faire entendre le langage de la morale et
de la piété.

[193] Le choeur tiendra son rôle et sera vraiment un personnage. Il ne dira


entre les actes rien [195] qui ne tienne au sujet et n’y soit étroitement lié.
Son rôle est d’appuyer et de conseiller en ami les honnêtes gens, de calmer
les colères, de réserver sa sympathie aux personnages scrupuleux, de
célébrer la sobriété, la justice tutélaire, la loi, la paix. [200] Il gardera les
secrets et demandera aux dieux, dans ses prières, de rendre le bonheur aux
misérables, de l’enlever aux superbes.

[202-219] La flûte, autrefois, ne faisait qu’accompagner les chants du


choeur; aujourd’hui, elle couvre le bruit qui monte de la foule des
spectateurs; de même s’est renforcé le son de la cithare. Et les paroles ont
pris une emphase en rapport avec la musique.

[202] Autrefois, la flûte n’était pas, comme aujourd’hui, faite de plusieurs


pièces unies les unes aux autres par du cuivre blanc, elle ne rivalisait pas
avec la trompette; elle avait un son grêle, était toute simple, et avec ses
quatre trous donnait le ton au choeur, le soutenait, [205] et pouvait
s’entendre de toutes les places du théâtre, où la foule ne s’entassait pas
encore; les spectateurs, peu nombreux, pouvaient aisément se compter;
c’étaient d’honnêtes gens, religieux, purs. Mais bientôt la victoire accrut les
territoires, agrandit les villes; chacun put, [210] sans risque, les jours de
fête, faire, même de jour, des libations à son Génie; alors le rythme et la
mesure usèrent de plus de liberté. Quel goût, en effet, attendre d’un public
où les paysans grossiers, leur travail terminé, se mêlaient aux citadins, où se
confondaient le rustre et l’homme cultivé ? Dès lors, à l’art ancien le joueur
de flûte ajouta la danse et le luxe du costume, [215] et traîna sa longue robe
d’un bout à l’autre de la scène. La lyre, elle aussi, jadis si sévère, vit croître
le nombre de ses cordes; on entendit sur le théâtre un langage inaccoutumé,
d’une audacieuse abondance. Le choeur donna d’utiles conseils, prophétisa
l’avenir, tout à fait comme la Pythie rendant ses oracles à Delphes.

[220-250] En ce qui concerne le drame satyrique, il ne faut pas trop y


abaisser le ton; on laissera une certaine dignité aux personnages tragiques
qui y figurent et on adoptera un style d’un genre moyen, aussi éloigné de la
pompe que de la platitude ou de la trivialité et dissimulant beaucoup d’art
sous l’emploi d’expressions en apparence peu recherchées.

[220] Celui qui, pour un vil bouc, disputa le prix du poème tragique, montra
ensuite les Satyres dans leur rustique nudité, et fit l’essai, sans nuire à la
gravité de la tragédie, d’un jeu plus rude : il fallait, par le charme d’une
agréable nouveauté, retenir le spectateur après le sacrifice et les copieuses
libations où il laissait sa raison. [225] Mais on doit présenter ces satyres
rieurs et bavards et mêler le plaisant au sérieux, sans aller jusqu’à conduire
dans une sombre taverne, au milieu de gens au langage grossier, un dieu ou
un héros qu’on vient de voir couvert, comme un roi, d’or et de pourpre.
[230] Cependant, pour éviter de ramper, il ne faut pas se perdre dans les
nuages. Il ne convient pas à la tragédie de débiter des vers sans dignité,
comme une dame, qui, un jour de fête, danse pour remplir un devoir
religieux; elle ne fréquentera qu’avec une certaine réserve les Satyres
effrontés. [235] Pour moi, chers Pisons, si j’écrivais un drame satyrique, je
ne me bornerais pas à l’expression simple et au mot propre, et je ne
travaillerais pas simplement à proscrire le ton de la tragédie, en donnant à
Dave et à l’effrontée Pythias, quand elle fait cracher un talent au vieux
Simon son maître, le même langage qu’à Silène, nourricier, gardien et
serviteur de Bacchus. [240] Je prendrais dans la langue courante les
éléments dont je façonnerais celle de mes vers; si bien que tout le monde
croirait pouvoir en faire autant, mais verrait à l’expérience que les efforts
pour y réussir n’aboutissent pas toujours : tant a d’importance le choix et
l’arrangement des termes, tant peuvent prendre d’éclat des expressions
empruntées au vocabulaire ordinaire ! Les Faunes ne doivent pas, à mon
sens, au sortir de leurs forêts, [245] imiter les habitués des carrefours ou
ceux du forum; ils n’ont pas à tenir, comme de jeunes poseurs, des propos
délicats ou, inversement, se faire remarquer par un langage obscène et
dégoûtant. Ce serait le moyen de choquer les chevaliers, les hommes libres,
les riches; et les applaudissements des mangeurs de noix et de pois chiches
[250] ne leur vaudraient ni la faveur du public, ni la couronne.

[251-274] Dans les trois genres dramatiques, le vers du dialogue est le


trimètre iambique. Les vieux poètes latins, les Ennius, les Accius, l’ont
alourdi, en admettant le spondée partout, même aux pieds pairs; il faut lui
rendre son agilité propre en revenant aux modèles grecs : les Romains ont
pu jadis louer Plaute comme un modèle de versification et de fine
plaisanterie; ils doivent aujourd’hui avoir l’oreille et le goût plus difficiles.

[251] Une brève suivie d’une longue s’appelle iambe; c’est un pied rapide.
Cette rapidité a même fait donner au vers le nom de trimètre iambique,
alors que c’est un sénaire. Il n’y a pas très longtemps, [255] tous les pieds
étaient des iambes; puis, afin d’arriver aux auditeurs plus lent et plus grave,
il admit le lourd spondée, mais ne poussa pas la complaisance et la bonne
volonté jusqu’à lui céder aimablement la seconde ou la quatrième place.
L’iambe est rare dans les nobles trimètres d’Accius, [260] et la lourdeur des
vers qu’Ennius lance sur la scène prouve ou que l’ouvrage a été fait trop
vite et sans soin, ou que le poète ignorait fâcheusement son métier. Le
premier venu n’est pas capable d’apprécier le rythme d’un poème; aussi les
poètes latins ont-ils bénéficié d’une indulgence qu’ils ne méritaient pas.
[265] Est-ce une raison pour aller au hasard et écrire sans observer les
règles ? ou bien vais-je penser que, mes fautes sautant aux yeux de tous, je
serai tranquillement à l’abri dans l’espoir du pardon ? En somme, j’évite la
critique, mais je ne mérite aucun éloge. Pour vous, feuilletez jour et nuit les
livres grecs. — [270] Mais, direz-vous, vos pères goûtaient le rythme de
Plaute et ses plaisanteries. — Sans doute, mais leur admiration était
excessive et un peu sotte; vous et moi, nous savons faire la distinction entre
une locution grossière et une expression gracieuse, et reconnaître au doigt et
à l’oreille un son régulier.
[275-284] Les Grecs ont créé les genres dramatiques, la tragédie d’abord,
puis la comédie ancienne.

[275] C’est Thespis qui inventa, dit-on, la tragédie, inconnue avant lui : il
promena sur un chariot des acteurs qui, le visage barbouillé de lie,
chantaient et jouaient ses pièces. Après lui, Eschyle créa le masque et la
longue robe; il installa la scène sur de petits tréteaux, [280] donna aux
acteurs une voix imposante et les chaussa du cothurne. Vint ensuite la
comédie ancienne, qui n’est pas médiocrement estimable; mais la liberté
dégénéra en licence et les excès durent être réfrénés par une loi : cette loi
fut portée, en effet, et le chSur, privé du droit de nuire, dut se soumettre et
se taire.

[285-294] Les poètes latins ont imité les Grecs. Ils ont risqué aussi, avec les
praetextae et les togatae, des sujets nationaux; mais ils n’ont pas donné au
style assez de soin : la nouveauté du sujet est peu de chose; l’essentiel, c’est
de s’approprier la matière par les qualités de la forme.

[285] Nos poètes n’ont laissé aucun genre sans s’y essayer. Leur gloire n’a
rien perdu à l’abandon des sujets grecs et à la représentation de la vie
romaine, dans la tragédie comme dans la comédie; et le Latium n’aurait pas
été moins grand par sa littérature que par son courage et l’éclat de ses
armes, [290] si le lent travail de la lime ne rebutait tous nos poètes. Vous
donc, nobles descendants de Numa, reprenez vos vers tant que vous n’aurez
pas passé de longues journées à raturer, à élaguer, à repolir vingt fois votre
ouvrage.

Troisième partie : les règles personnelles que le poète doit s’imposer.

[295-309] Si la poésie n’est qu’un délire, pas besoin de parler de règles.


Mais la poésie est, pour une part, fruit de l’étude, du travail, du bon sens.

[295] Pour Démocrite, l’homme de génie est plus favorisé du sort que le
malheureux qui peine à devenir habile, et l’Hélicon n’est pas fait pour les
poètes raisonnables. Sous ce prétexte, la plupart des écrivains ne se taillent
plus les ongles, laissent pousser leur barbe, cherchent la solitude, fuient les
bains. Ah ! le beau moyen d’obtenir le nom glorieux de poète [300] que de
ne pas confier au barbier Licinus une tête que ne guérirait pas l’ellébores de
toutes les Anticyres ! Je suis un beau maladroit, moi, de me purger au
printemps ! Si je ne le faisais pas, personne ne me surpasserait comme
poète ! Eh bien non ! je jouerai le rôle de la pierre; [305] impuissante elle-
même à couper, elle sert à aiguiser la lame. Sans rien écrire moi-même, je
dirai la tâche et le devoir du poète; comment il peut enrichir, nourrir,
façonner son talent; ce qui est bon, ce qui est mauvais, où mène le mérite,
où conduit la sottise.

[310-322] Il faut une préparation philosophique générale pour former


l’esprit et le nourrir de connaissances précises sur l’homme et la vie; pour
bien écrire, il faut avoir quelque chose à dire.

[309] La raison, voilà le principe et la source de l’art d’écrire : [310] tu


trouveras les idées dans la philosophie de Socrate. Quand tu la posséderas
bien, les mots n’auront pas de peine à suivre. Connais-tu tes devoirs envers
ta patrie et tes amis, l’amour dû à tes parents, à ton frère, à ton hôte, les
obligations d’un sénateur, d’un juge, [315] le rôle du général à la guerre ?
Alors, sûrement, tu sauras donner à chaque personnage son vrai caractère,
tu observeras la vie et les hommes comme en un miroir, tu reproduiras ce
que tu auras vu; ce sera le langage même de la vie. Parfois une pièce
renferme de beaux passages, avec des caractères bien dessinés, [320] mais
elle n’a ni grâce, ni vigueur dans la construction; pourtant, elle charmera
plus sûrement le public et réussira mieux à le retenir que des vers sans
pensée ou d’harmonieuses futilités.

[323-332] Suivons l’exemple des Grecs, avides de gloire, chez qui


l’éducation n’était pas utilitaire, comme chez les Romains.

[323] Les Grecs, ces Grecs qui ne prisaient que la gloire, ont reçu de la
Muse le génie et une élocution parfaite. [325] À Rome, au contraire, les
enfants apprennent, par de longs calculs, à diviser un as en cent parties.
“Voyons, fils d’Albinus, de cinq onces, j’en retranche une, que reste-t-il ?…
Tu hésites ?… — Un tiers d’as. — Allons, tu pourras administrer ton bien.
J’ajoute une once. Qu’est-ce que j’obtiens ? — [330] Un demi-as”. Quand
une fois cette rouille, cette obsession du gain auront empoisonné les esprits,
peut-on les croire capables d’écrire des vers dignes d’être parfumés à l’huile
de cèdre ou conservés dans de brillants coffres de cyprès ?
[333-346] Certes, il faut de l’utile, mais il faut aussi de l’agréable. Si vous
vous proposez d’instruire par des préceptes directement formulés, qu’ils
soient brefs, et si vous cherchez simplement à amuser l’imagination,
demeurez dans la vraisemblance. Au reste, l’oeuvre qui emporte tous les
suffrages est celle où l’utilité du fond s’enveloppe de l’agrément de la
forme.

[334] La poésie veut instruire ou plaire; [335] parfois son objet est de plaire
et d’instruire en même temps. Pour instruire, sois concis; l’esprit reçoit avec
docilité et retient fidèlement un court précepte; s’il est trop plein, il laisse
échapper tout ce qu’il a reçu de trop. La fiction, imaginée pour amuser, doit,
le plus possible, se rapprocher de la vérité; elle n’a pourtant pas le droit de
nous entraîner partout où il lui plaît, [340] par exemple devant une Lamie
qui retirerait de ses entrailles un enfant vivant qu’elle vient de dévorer. Les
vieillards ne veulent pas d’un poème sans enseignement moral; les
chevaliers dédaigneux ne vont pas voir un drame trop austère; mais il
obtient tous les suffrages celui qui unit l’utile à l’agréable, et plaît et instruit
en même temps; [345] son livre enrichit Sosie le libraire, va même au delà
des mers, et donne au poète une notoriété durable.

[347-360] On peut pardonner, surtout en un long poème, quelques menues


défaillances.

[347] Il y a pourtant des fautes pardonnables. La corde de la lyre ne donne


pas toujours le son que demandent la pensée et les doigts; on veut une note
grave, trop souvent celle qu’elle renvoie est aiguë. [350] La flèche n’atteint
pas toujours son but. Mais si, dans un poème, les beautés l’emportent,
quelques taches ne me choqueront pas : l’inattention ou la faiblesse
humaine les a laissé échapper. Qu’est-ce à dire ? Le copiste qui, [355]
malgré tous les avertissements, fait toujours la même faute, ne mérite pas
l’indulgence; on se moque du joueur de cithare qui bronche toujours sur la
même corde. De même, celui qui toujours se néglige est pour moi comme
ce Chérilus, chez qui je suis, en souriant, tout surpris de trouver deux ou
trois bons vers; et [360] par contre, je suis furieux quand il arrive au bon
Homère de sommeiller, sans songer que, dans un long poème, il est permis
de se laisser un peu aller au sommeil.
[361-365] Il y a, d’ailleurs, pour les poèmes comme pour les tableaux, une
question de perspective : les uns doivent être vus, en quelque sorte, à
distance; les autres ne redoutent pas un examen minutieux.

[361] Un poème est comme un tableau : tel plaira à être vu de près, tel autre
à être regardé de loin; l’un demande le demi-jour, l’autre la pleine lumière,
sans avoir à redouter la pénétration du critique; [365] l’un plaît une fois,
l’autre, cent fois exposé, plaira toujours.

[366-385] Mais ce qu’on ne saurait permettre au poète, c’est d’être


médiocre : la poésie est un objet de luxe, non un travail de manoeuvre ou un
amusement d’amateur.

Ô toi, Pison l’aîné, je sais que ton père a développé en toi un goût naturel;
pourtant, écoute ce précepte et retiens-le bien; tel art supporte la médiocrité
: un jurisconsulte, [370] un avocat peut ne pas avoir la puissance de
l’éloquent Messala, ni la science d’Aulus Cascellius, sans cesser d’être
estimable. Mais un poète n’a pas le droit d’être médiocre; ce droit lui est
refusé par le public, les dieux…, la publicité. Dans un repas, d’ailleurs bien
servi, on est choqué par de la mauvaise musique, [375] des parfums formant
pommade, des pavots au miel de Sardaigne, parce que le repas pouvait se
passer de ces accessoires. De même, dans un poème, dont le seul objet est
l’agrément de la vie, si l’on s’écarte un peu du premier rang, on tombe au
dernier. Quand on ne sait pas jouer, on ne va pas au stade, [380] quand on
ignore le maniement de la paume, du disque, du cerceau, on reste tranquille;
sinon, les spectateurs, pressés dans l’amphithéâtre, ont le droit de se
moquer. Et si l’on ne sait pas faire des vers, on a l’audace d’en écrire ! “Et
pourquoi pas ? Je suis un homme libre de naissance, je paie le cens des
chevaliers, je suis sans reproche.” [385] C’est possible, mais tu n’écriras, tu
ne feras rien malgré Minerve. C’est bien là ton sentiment et le fond même
de ta pensée.

[386-390] Si nous ne sommes pas sûrs de la qualité de notre oeuvre,


soumettons-la à quelque sage ou attendons longtemps avant de la publier.

[386] Je vais plus loin : si un jour tu écris, soumets ton poème à l’oreille
exercée d’un Mécius, à celle de ton père, à la mienne; puis renferme neuf
ans ton parchemin dans la cassette; tu pourras le détruire, [390] tant qu’il
n’aura pas vu le jour; mais le mot une fois parti ne revient plus.

[391-407] Mais, si nous avons des dons, ne rougissons pas d’écrire des vers
: quelle plus belle mission que celle du poète ? Avec les Orphée, les
Amphion, les Homère, les Tyrtée, la poésie a civilisé l’humanité.

[391] Les hommes vivaient dans les bois, lorsqu’un poète sacré, interprète
des dieux, les dégoûta du sang et d’une répugnante nourriture : c’était
Orphée; de là, cette légende, qu’il charmait les tigres et les lions pleins de
rage. Autre légende : Amphion, fondateur de Thèbes, [395] mettait, au son
de sa lyre, les rochers en mouvement, et, par la séduction de ses prières, les
menait où il voulait. Distinguer l’intérêt général des intérêts privés, le sacré
du profane, interdire les unions vagabondes, régler la condition des époux,
fonder les villes, graver les lois sur des tables de bois, tels furent les
premiers effets de la sagesse, [400] telle fut l’origine des honneurs et du
caractère divin attribué au poète. Ensuite, le grand Homère et Tyrtée
donnèrent par leurs vers du courage aux guerriers; c’est en vers que fut
dévoilé l’avenir; [405] c’est au langage des muses qu’eut recours la morale,
la cour faite aux rois; c’est la poésie qui inventa les représentations
dramatiques, ce délassement qui suit les longs travaux. Il n’y a donc pas à
rougir de servir les Muses expertes à la lyre et Apollon, le divin chanteur.

[408-418] Ne croyons pas cependant que les dons suffisent : si l’art ne fait
rien de grand sans le génie, le génie ne crée rien de parfait sans l’art. Or,
l’art s’apprend par un lent apprentissage dans lequel le poète doit se donner
comme modèle de patience l’athlète qui se forme et s’entraîne pour les
concours gymniques; il ne suffit pas de proclamer soi-même son génie,
comme le font aujourd’hui tant de gens.

[408] Est-ce à la nature, est-ce à l’art que la poésie doit son mérite ? On se
l’est demandé. Pour moi, je ne vois pas ce que pourrait l’effort sans “une
fertile veine”, [410] ni le génie sans culture; l’un a besoin de l’autre, tous
deux s’entendent et collaborent. Pour atteindre à la course le but désiré, on
s’astreint dès l’enfance aux fatigues et à la peine, on brave le chaud et le
froid, on s’abstient de l’amour et du vin; le joueur de flûte, qui chante aux
jeux Pythiques, [415] a commencé par apprendre et par obéir à un maître.
Et aujourd’hui, l’écrivain se borne à dire : “Moi, je fais des vers admirables
! Le dernier est un galeux ! Il n’y a pour moi qu’une honte, me laisser
dépasser et confesser que j’ignore vraiment ce que je n’ai point appris.”

[419-433] Les applaudissements qu’un client famélique donne à l’amateur


riche ne font illusion qu’à celui-ci.

[419] Semblable au crieur public qui ramasse la foule pour une vente, [420]
le poète, s’il est gros propriétaire ou riche rentier, appelle autour de lui les
flatteurs en faisant miroiter à leurs yeux un bénéfice. Qu’il soit, en outre,
habile à bien ordonner un plantureux repas, à cautionner un malheureux, à
l’arracher aux fâcheuses difficultés d’un procès, ce sera miracle [425] s’il
est assez heureux pour distinguer un menteur d’un ami véritable. Si tu as
fait un cadeau ou que tu te prépares à en faire un, ton homme sera tout
content : ce n’est pas le moment de lui lire tes vers, il ne manquerait pas de
s’exclamer : Bien ! Très bien ! Parfait ! Ton poème amènera [430] la pâleur
sur son visage, de douces larmes dans ses yeux, des trépignements dans ses
jambes. Ainsi, dans un convoi funèbre, les pleureuses à gages crient et
gesticulent plus que la famille, dont la douleur est vraie. Le flatteur, qui au
fond se moque, se montre plus ému que celui qui, sincèrement, approuve.

[434-452] Ne nous fions qu’aux suffrages d’amis sincères dont la critique


clairvoyante, comparable à celle de Quintilius Varus, nous signalera tous les
endroits faibles ou défectueux.

[434] Quand les grands veulent savoir si quelqu’un mérite leur amitié, ils le
soumettent, dit-on, [435] à la question du vin et lui font avaler maintes
rasades. Si tu fais des vers, ne te laisse jamais tromper par des gens qui se
dissimulent sous une peau de renard. Quand on venait lire des vers à
Quintilius Varus : “Je t’en prie, disait-il, fais cette correction, puis cette
autre.” Répondais-tu que tu ne pourrais mieux faire, [440] que tu avais trois
ou quatre fois essayé en vain, il te disait alors de tout effacer et de remettre
sur l’enclume les vers mal venus. Aimais-tu mieux défendre ta faute que de
la corriger, il n’ajoutait pas un mot, renonçait à toute insistance inutile, et te
laissait t’admirer tout seul et sans rivaux. [445] L’honnête homme, le sage,
critiquera les vers faits sans art, condamnera ceux qui sont durs, effacera
d’un trait de plume ceux qui manquent de grâce, supprimera les ornements
ambitieux, demandera qu’on éclaire les passages obscurs, dénoncera les
expressions ambiguës, notera les changements nécessaires; [450] il
deviendra un Aristarque; il ne dira pas : “Pourquoi blesser un ami à propos
de bagatelles ?” Ces bagatelles feront un jour le malheur du poète, quand le
public l’accueillera par des moqueries et des sifflets.

[453-476] Portrait comique du poète maniaque qui va récitant ses vers à


tout le monde et qui met tout le monde en fuite.

[453] On redoute et on évite le malheureux en proie à la rage, à la jaunisse,


aux fureurs fanatiques, à la colère de Diane; [455] le sage ne fait pas
autrement pour le poète insensé; les enfants le tourmentent et le poursuivent
sans se garer des coups. Lui, la tête en l’air, hurle ses vers et va à l’aventure.
Qu’il lui arrive, comme à l’oiseleur qui guette les merles, de tomber dans un
puits ou une fosse, laissez-le [460] s’égosiller à crier : “Au secours,
citoyens !” gardez-vous de le retirer. À ceux qui voudraient lui venir en aide
et lui lancer une corde, je dirai : “Savez-vous s’il ne s’est pas jeté à dessein
dans ce trou, et s’il veut vraiment qu’on le sauve ?” et je raconterai la
légende [465] du poète de Sicile, Empédocle, qui voulut se faire passer pour
un dieu, et, de sang-froid, se précipita dans les flammes de l’Etna. Le poète
a la liberté et le droit de se donner la mort; le sauver malgré lui, c’est le tuer.
Ce n’est pas la première fois qu’on en voit agir ainsi : sauvez-le, il ne
redeviendra pas un simple mortel, et ne renoncera pas à la gloire d’une mort
fameuse. [470] On ne voit d’ailleurs pas bien pourquoi il s’acharne à écrire
en vers : a-t-il donc sali le tombeau de ses pères ? souillé l’endroit
redoutable marqué par la foudre ? ce qui n’est pas douteux, c’est qu’il est
fou : comme un ours qui a réussi à briser les barreaux de sa cage, il met, par
ses odieuses déclamations, ignorants et savants en fuite; [475] qu’un
malheureux se laisse prendre, il s’agrippe à lui et ne le lâche que mort; la
sangsue ne se détache de la peau que gorgée de sang.

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Horace (Art poétique) : Introduction - Hypertexte louvaniste

[Dernière intervention : 18 septembre 2002]

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