Vous êtes sur la page 1sur 14

TROISIÈME PARTIE

Structurer et outiller sa recherche


Chapitre 8.
Et si les données nous étaient contées…

Nour Alrabie et Émilie Bonhoure

Résumé
En contant nos expériences de collecte de données quantitatives
et qualitatives, nous partageons dans ce chapitre comment nous
sommes arrivées à constituer un récit de chiffres et de mots, du
passé et du présent pour nos thèses en sciences de gestion. Émilie
a collecté des données financières historiques dans les archives
(Bonhoure, 2020) et Nour a collecté des données qualitatives via
une immersion jour et nuit auprès des professionnels de santé
(Alrabie, 2019). À travers les deux contes de collectes de données,
nous mettons en lumière qu’une expérience de thèse bien souvent
solitaire peut être un lieu de rencontres et d’interactions sociales.
Enfin, nous partageons quelques apprentissages de nos deux ex-
périences.
Et si les données nous étaient contées… n 151

« Ce que dit la philosophie est fort vrai. La vie se comprend en


regardant vers l’arrière, mais il ne faut pas oublier qu’elle doit être
vécue en regardant vers l’avant1. »
Søren Kierkegaard
Il est tard. Nour et Émilie cherchent désespérément le sommeil. Leurs
séjours de recherche respectifs approchent. Elles attrapent leurs télé-
phones et valident l’option sur les billets de train. Il ne reste plus qu’à
préparer la valise pour le grand départ. Toute leur attention était por-
tée sur l’aventure à venir : la collecte des données pour leurs thèses en
sciences de gestion.

Nour dormira chez ses répon- Émilie se plongera dans les ar-
dants. Elle portera son regard chives du siècle passé. Elle por-
« vers l’avant » d’un monde en créa- tera son regard « vers l’arrière »
tion et théorisera une construction pour comprendre les évolutions
sociale du « ici et maintenant ». du monde entrepreneurial actuel.

Toutes les deux se sont endormies.


Dans les lignes qui arrivent, Nour et Émilie content leurs expériences
de collecte de données quantitatives et qualitatives. Elles partagent com-
ment elles sont arrivées à constituer un récit de chiffres et de mots, du
passé et du présent pour leurs thèses respectives en sciences de ges-
tion. Émilie a collecté des données financières historiques dans les ar-
chives (Bonhoure, 2020) et Nour a collecté des données qualitatives via
une immersion jour et nuit auprès des professionnels de santé (Alrabie,
2019). Après les contes de collectes de données riches en rencontres
et en interactions sociales, elles partagent quelques apprentissages des
deux expériences.

1. Des données originales quantitatives et qualitatives

Les données collectées par Émilie au début de sa thèse sont des don-
nées quantitatives. Plus exactement, des données financières historiques.
Il s’agit de caractéristiques et d’informations relatives aux entreprises
cotées sur le marché financier de Paris au début du XXe siècle (entre
1905 et 1909). Les données collectées par Nour sont qualitatives. Elles
portent sur des pratiques et des dynamiques organisationnelles. Ces sont
notamment des entretiens ouverts, du shadowing des professionnels de
1 Søren Aabye Kierkegaard (1813-1855) était un théologien, philosophe, poète, critique social et
auteur religieux danois qui est largement considéré comme le premier philosophe existentialiste.
Par cette citation, il résume son petit livre autobiographique nommée La répétition (1843).
152 n STRUCTURER ET OUTILLER SA RECHERCHE

santé, des observations participantes et non-participantes et des photos


de quatre maisons de santé pluriprofessionnelles (MSP) en milieu rural.
Les entreprises intégrées à la base constituée par Émilie sont di-
verses : entreprises françaises comme étrangères, opérant dans des sec-
teurs aussi variés que les banques et assurances, les chemins de fer, les
mines, les charbonnages ou des secteurs plus nouveaux à cette époque
comme le cinéma ou les grands magasins. De même, les informations
saisies à propos de ces entreprises sont variées : activités de l’entreprise
et leur localisation, cycle de vie (date de création, par exemple), finance-
ments (montant et composition des fonds propres), prix des actions et di-
videndes, gouvernance (conseil d’administration, répartition des profits),
parfois même bilan et compte de résultats (profits).
Les disciplines des professionnels intégrés aux MSP étudiées par Nour
sont diverses : des professions médicales comme paramédicales, telles
que des médecins généralistes, des infirmiers, des sages-femmes, des
dentistes, des kinésithérapeutes, des orthophonistes, un podologue, des
psychologues. De même les échanges enregistrés avec ces profession-
nels sont variés : récits de vie professionnelles, contes sur les créations
d’organisations, et discussions sur les pratiques organisationnelles, et les
pratiques collaboratives au sein d’une profession et interprofessions, au
sein d’une MSP et entre les MSP.

2. Un voyage au sein des archives

2.1. Les données financières historiques


Émilie a constitué sa base de données quantitatives pendant son mas-
ter 2 et au début de sa thèse de doctorat, afin de lui permettre de réali-
ser des études originales dans le domaine de la finance et de l’histoire
des entreprises. Cette collecte de données est basée sur deux types de
sources complémentaires. D’abord, les annuaires, publiés tous les ans,
répertorient les entreprises cotées sur le marché parisien2 et leurs carac-
téristiques (activités, localisation, montant des fonds propres, gouver-
nance, allocation des profits…). Dans le cadre de sa collecte de données,
Émilie a principalement utilisé l’Annuaire Desfossés – Valeurs Cotées
En Banque à La Bourse de Paris, édité de 1907 à 1911 (pour des don-
nées de 1905 à 1909 respectivement). La Cote Desfossés a constitué la
deuxième source utilisée. Publiées quotidiennement, elles répertorient
2 C’est-à-dire les entreprises dont les titres (actions et/ou obligations) sont échangés sur ce marché
financier.
Et si les données nous étaient contées… n 153

notamment les prix auxquels les actions et obligations de chaque entre-


prise ont été échangées.
De manière générale, cette collecte de données quantitatives a permis
à Émilie de produire un travail original. En effet, dans son domaine
d’études, la finance, beaucoup de résultats ont été produits, le plus
souvent à l’aide de données anglo-saxonnes, qui ont été généralisés à
d’autres contextes (Europe continentale, pays émergents, etc.). Si leur
pertinence et leur impact sont indiscutables, les entreprises et le tissu
économique français, chinois ou nigérian diffèrent pourtant beaucoup
du contexte américain. Il est donc de plus en plus urgent de valider (ou
non) ces conclusions, mais aussi d’étudier les spécificités des entreprises
d’autres pays que le Royaume-Uni ou les États-Unis. La collecte de ces
données françaises a ainsi contribué à cette ambition.
La collecte de telles données quantitatives a aussi permis des études
plus systématiques de questions financières et historiques. Grâce à la
quantité et la variété des données saisies dans la base, nous pouvons,
d’une part, réaliser des études en coupes instantanées, en prenant en
compte plusieurs variables. Par exemple, dans l’un des articles issus de
sa thèse (Bonhoure & Le Bris, 2021), Émilie étudie le Q de Tobin3 et le
taux de dividende4 de ces entreprises en 1907, et contrôle pour des va-
riables comme leur âge, le montant de leurs actifs, leurs fonds propres,
leur gouvernance, etc. Ces données ayant été collectées sur plusieurs an-
nées, nous pouvons, d’autre part, réaliser des études longitudinales voire
des panels. Ainsi, dans un autre article issu de sa thèse (Bonhoure et al.,
2017), Émilie étudie la politique de dividendes des entreprises cotées à
Paris entre 1905 et 1909.
La collecte de données financières historiques permet également des
apports nouveaux aux débats de la finance et des sciences de gestion
modernes. Ainsi, l’étude d’entreprises historiques permet de mieux com-
prendre les théories modernes de sciences de gestion : étaient-elles va-
lides au début du XXe siècle et avant ? Peut-on les affiner grâce à des
données plus nombreuses et systématiques ? Les entreprises de 1900
fonctionnaient-elles de la même façon que les entreprises de 2000 ?
Peut-on documenter des différences selon les périodes ? sont autant de
questions auxquelles l’on peut tenter de répondre grâce à de nouvelles
bases de données financières historiques. L’étude d’entreprises histo-
riques permet aussi de mettre en lumière des mécanismes originaux (et
3 Le Q de Tobin est une mesure des opportunités d’investissements dont pourrait bénéficier une
entreprise, élaborée en 1969 par l’économiste James Tobin. Par exemple, aujourd’hui, les entre-
prises de secteurs innovants (comme le secteur des nouvelles technologies) sont plus susceptibles
d’avoir un Q de Tobin élevé (i.e. plus d’opportunités d’investissements) que celles de secteurs plus
matures.
4 Le taux de dividende est le ratio du dividende payé par action sur le prix de cette action au moment
du versement.
154 n STRUCTURER ET OUTILLER SA RECHERCHE

propres à une époque) qui pourraient être adaptés aux entreprises mo-
dernes comme solutions à des problématiques bien modernes elles aussi.
Il est important de noter que la base de données constituée par Émilie
s’inscrit dans une logique de complémentarité à un travail commencé
antérieurement et toujours en cours : la base de données DFIH (Data
for Financial History5). Cette base a pour ambition de collecter et saisir
les informations relatives aux entreprises cotées à Paris entre 1796 et
1976. Elle contient déjà une grande quantité d’informations sur toutes
les périodes et sur plusieurs types d’entreprises. Par exemple, Émilie a
collecté dans sa base les caractéristiques relatives aux entreprises cotées
sur le marché financier parisien non couvert par la base DFIH au début
du XXe siècle. Elle a aussi saisi des informations non encore incluses
dans la base DFIH (par exemple, une règle de répartition des profits).

2.2. Le processus de collecte


Émilie a collecté ces données de manière manuelle et a procédé, pour
ce faire, par étapes : identification des sources d’intérêt, numérisation
de celles qui ne l’étaient pas encore, compréhension des sources, pré-
paration de la saisie, et, enfin, saisie des données. La première étape a
donc été d’identifier les sources d’intérêt. Pour ce faire, Émilie a beau-
coup utilisé Gallica, la base des archives numérisées de la Bibliothèque
nationale de France (BnF), bien connue des historiens et de certains
chercheurs en sciences de gestion. En saisissant les mots clés les plus
pertinents, elle a eu accès à une liste de sources potentielles (annuaires,
livres, revues, etc.) qu’elle a passées en revue et qu’elle a, pour certaines,
sélectionner. Elle a aussi utilisé le catalogue en ligne de la BnF (qui
répertorie toutes les archives présentes, y compris celles n’ayant pas en-
core fait l’objet d’une numérisation et d’une mise en ligne) et le site du
Centre des Archives Économiques et Financières (CAEF) pour effectuer
des recherches complémentaires. Cette première étape a abouti à l’iden-
tification des deux sources principales, précitées : l’Annuaire Desfossés
– Valeurs Cotées En Banque à La Bourse de Paris, et la Cote Desfossés.
La deuxième étape a concerné les sources non encore numérisées ou
les sources numérisées mais non encore mises en ligne. En effet, si l’An-
nuaire Desfossés – Valeurs Cotées En Banque à La Bourse de Paris
était numérisé et mis en ligne sur Gallica, ce n’était pas le cas de la Cote
Desfossés. Il a donc fallu que la doctorante en sciences de gestion adopte
les outils et méthodes des historiens : visite des archives (en l’occurrence
la BnF), réservation et consultation de la source (Cote Desfossés), et
prise de photographies ou numérisations.
5 Pour plus d’informations, voir (i) (Hautcoeur & Riva, 2018), et (ii) le site Internet de la base
(https://dfih.fr/).
Et si les données nous étaient contées… n 155

Dans la troisième étape, il s’agissait surtout de comprendre les


sources. En effet, avant de procéder à la saisie, ou même de la prépa-
rer, il faut identifier les informations pertinentes pour le sujet d’étude,
comprendre si elles peuvent être mises en parallèle avec la terminologie
moderne (par exemple une action ordinaire aujourd’hui correspond-elle
à la même réalité qu’il y a un siècle ?), et comprendre les mécanismes
qui n’existent plus aujourd’hui et que le chercheur en sciences de gestion
ne connaît pas nécessairement. Ici, il s’agit en fait d’un travail de docu-
mentation et de revue bibliographique plus que d’un travail de collecte
et saisie de données.
La préparation de la saisie des données a constitué la quatrième étape.
Ici, il s’agissait de définir le cadre pratique de la collecte : sur quel sup-
port (sur un fichier Excel, ou dans une base plus formelle comme Access
ou Oracle) ? quelles informations saisir (toutes, de manière à ne plus
avoir à revenir à la source ou uniquement celles identifiées comme in-
dispensables au champ d’étude) ? comment les saisir ? constituent des
exemples de questions que le chercheur – collecteur de données doit se
poser et auxquelles il doit répondre. Émilie a opté pour une saisie sur
fichiers Excel, avec un onglet « notice » (détaillant la procédure de col-
lecte et les choix effectués pendant la saisie), de la plus grande partie des
informations présentes dans les sources.
Enfin, la cinquième étape consistait en la saisie elle-même. Ce pro-
cessus a abouti à une base de données en panel6, sur cinq années consé-
cutives (de 1905 à 1909), comportant de 500 à 600 observations (i.e. en-
treprises) par an. Au total, il y a donc environ 2 500 observations-années
pour lesquelles une centaine de variables a été collectée ou calculée.

2.3. Les difficultés rencontrées


Les principales difficultés dans ce processus sont liées à l’interdisci-
plinarité du projet, entre sciences de gestion et histoire, et à la quantité
de données à saisir. En effet, le doctorant en sciences de gestion, et par-
ticulièrement en finance, n’est familier ni des méthodes d’historiens, ni
des techniques et procédures de collecte de données. Il a en général à
sa disposition des bases de données quantitatives déjà constituées (par
exemple, CRSP – Center for Research in Security Prices) qu’il complète
ponctuellement par des données complémentaires ou qu’il croise avec
d’autres bases. Il n’éprouve donc en général pas le besoin de consulter
les archives, les numériser, saisir les informations qu’il peut y trouver.
Ainsi le fait de ne pas être historienne a parfois ralenti le processus
de collecte et saisie. Par exemple, lors de l’étape de l’identification des
sources, le simple fait de choisir les mots clés ou de connaître les sites ou
6 i.e. avec plusieurs observations (entreprises) sur plusieurs années.
156 n STRUCTURER ET OUTILLER SA RECHERCHE

moteurs de recherche sur lesquels chercher peut s’avérer difficile pour


une doctorante en sciences de gestion. Ici, Émilie a beaucoup bénéficié
des échanges au sein de la communauté académique, d’une part avec
son co-directeur de thèse, mais aussi avec d’autres chercheurs ayant déjà
effectué une telle collecte comme ceux ayant contribué à la base DFIH.
La persévérance et la lecture d’un nombre incalculable de références
sont aussi des atouts. Sur un plan très pratique, l’étape de consultation
des archives et numérisation des sources n’a rien d’une évidence pour un
chercheur de sciences de gestion. On ne connaît pas nécessairement le
système des archives, on ne sait pas comment chercher, ni où chercher,
ce qui ralentit considérablement le travail. Là encore, la persévérance et
les « coups de pouce » de quelques pairs sont primordiaux.
Une autre difficulté est liée à l’étape de compréhension des sources.
Ici, il n’est facile ni pour un historien, ni pour un gestionnaire de com-
prendre un document publié en 1907 par les contemporains pour les
contemporains, et non pas pour les chercheurs un siècle plus tard.
Certaines informations peuvent être abrégées, d’autres omises, simple-
ment parce que l’investisseur ou le financier de 1907 en est familier. Il
existe parfois des mécanismes de gouvernance, inconnus aujourd’hui,
sur lequel même un financier moderne ne pourra nous éclairer. Aucune
« notice d’utilisation » n’est évidemment jointe à la source pour le cher-
cheur du siècle suivant. Là encore, la lecture de références bibliogra-
phiques, en particulier des manuels ou « traités » de l’époque étudiée est
cruciale pour comprendre ces différents mécanismes ; les échanges et
discussions avec des collègues ou autres chercheurs ayant l’expérience
de ces sources est aussi primordiale.
Une autre difficulté est liée à la collecte des données, que l’on soit
chercheur en histoire ou en sciences de gestion. La collecte de données
constitue un métier à part entière : il n’est pas facile pour un novice de
choisir la structure optimale pour sa propre base de données, de telle
sorte que lui-même ou d’autres chercheurs puissent la « réutiliser » ou
la compléter.

3. Une aventure humaine faite de belles rencontres

3.1. Trouver son terrain


Suite à une recherche documentaire et des discussions récurrentes
avec une amie de master 2 qui travaille dans une fédération régionale
de MSP, Nour choisit les MSP comme terrain de recherche. Les MSP
sont un modèle organisationnel récent. Elles se sont développées dans
Et si les données nous étaient contées… n 157

un secteur historiquement établi, avec des pratiques ancrées : la méde-


cine de ville. Pour rencontrer ces professionnels de santé, son amie de
master 2 lui conseille d’aller aux journées nationales de la fédération
nationale de MSP : « là, il y aura tout le monde ». Alors que Nour est en
séjour de recherche à l’École supérieure Sant’Anna de Pise, elle s’inscrit
à ce congrès professionnel et se rend à Lyon. Son vol est annulé à moins
de 24 heures du départ, mais elle s’active pour trouver une solution. Elle
passe par Londres et Toulouse, avant d’enfin rejoindre Lyon. Un itiné-
raire chaotique et long, mais inévitable : c’est l’événement annuel à ne
pas rater !
Lors du congrès des MSP, la pratique de Nour est différente de celle
qu’elle avait en master 2. En effet, l’intégration du monde de la recherche
a fait évoluer son habitus vers plus de discrétion et elle doute de la per-
tinence de ses idées, n’ayant pas toutes les clés en mains. Elle n’inter-
vient pas dans les discussions publiques, mais elle attend les pauses pour
approcher les gens, se présenter et parler de son projet doctoral. Les
premières discussions se déroulent dans un cadre courtois et s’achèvent
par « Bravo et bon courage ! ». Frustrée, Nour répond « Merci » à voix
haute et « mais… », sans voix. Déterminée à décrocher des entretiens,
elle enchaîne les rencontres jusqu’à ce qu’enfin, une personne l’invite
à se poser loin du bruit. Cette médecin sort son agenda, en lui deman-
dant si elle a besoin de réaliser des entretiens avec d’autres personnes
de sa MSP. Nour répond favorablement et demande s’il lui est possible
de visiter la MSP. Cette MSP étant située en milieu rural, le souhait em-
pressé de Nour surprend son interlocutrice qui lui demande la semaine
qui aurait sa préférence : « le plus vite possible ! », s’empresse de dire
Nour. L’interlocutrice demande à Nour ses plans pour le logement et
Nour répond gentiment qu’elle est prête à trouver un hôtel ou un Airbnb
dans les environs. Ce plan irréaliste rencontre un sourire et une propo-
sition d’hébergement pour toute une semaine. Le rendez-vous est donc
pris pour dans trois semaines. La médecin demande à Nour si elle veut
rencontrer des professionnels d’autres MSP. Nour acquiesce et son inter-
locutrice enchaîne : « nous travaillons avec trois autres MSP, ils sont
aussi au congrès, je vais leur en parler, ça peut être une semaine avant
ou après ». Alors que Nour et la médecin se quittent, cette dernière la
rassure : « Ne t’en fais pas pour le logement, nous allons nous débrouil-
ler ».

3.2. J’irai dormir chez vous


Deux semaines plus tard, Nour arrive à une première MSP. Celle-ci
est équipée d’un studio d’interne en médecine. Il est prévu que Nour y
passe la première nuit. Aux alentours de vingt heures, alors que le méde-
cin de garde est sur le point de partir, il demande à Nour où elle souhaite
158 n STRUCTURER ET OUTILLER SA RECHERCHE

manger. Sans idée précise, il lui propose alors de dîner chez lui avec son
épouse et ses enfants. En s’apprêtant à prendre la route, il les prévient
par un SMS qui n’était même pas encore lu à leur arrivée ! Ces moments
de spontanéité et d’improvisation, ces invitations à partager le quotidien,
le dîner et le toit de ses informateurs, ainsi que le suivi de leurs rythmes
et horaires ont fait de la collecte de données une expérience mémorable
qui rend toute lecture des données sur la base retranscrit ou noté ima-
gé et qui rend les photos prises lors du séjour parlantes. Au-delà d’une
présence constante et quotidienne dans les MSP, l’informel a une puis-
sance particulière pour enrichir les données collectées, mais aussi pour
les digérer. Sur place, Nour partage sept dîners et huit petits-déjeuners
informels avec ses informateurs.
En perdant le contrôle et en s’ouvrant sur le monde réel de ses infor-
mateurs (Weick, 2003), Nour devient une partie de leur monde social
(Johannisson, 2018b), ce qui lui permet d’observer leurs actions et inte-
ractions quotidiennes, dans un état d’imprévisibilité pouvant générer des
résultats positifs et négatifs non intentionnels (Bourdieu, 1990 ; Chia &
Holt, 2009 ; de Certeau, 1984). Nour porte son attention sur ce qui existe
dans leur monde, mais aussi sur ce qui s’y passe, ce qui s’y passait et ce
qui en émerge. En faisant cela, son regard se porte moins sur les orga-
nisations, mais plutôt sur la pratique de l’organisation dans son registre
d’action et d’interactions (Weick, 1979, 1995). Ainsi, l’unité d’observa-
tion pour constituer sa base de données devient leurs paroles traduisant
leurs actes et leurs actes traduisant leurs paroles. Ces deux éléments
constituent les pratiques situées dans un contexte plus large, lui-même
façonné par les croyances, les désirs et les pratiques des professionnels
de santé.
Pendant les deux semaines de terrain, Nour comptabilise cent qua-
rante-deux heures d’observation. Elle y enregistre quarante-cinq entre-
tiens avec des coordinatrices administratives, des médecins généralistes,
des infirmiers, des sages-femmes, des dentistes, des kinésithérapeutes,
des orthophonistes, des psychologues et un podologue. Le matériau le
plus stimulant a été capturé via la prise de notes des échanges informels
et celle suite au shadowing7 d’un médecin et d’un infirmier qui faisaient
les visites à domicile. En outre, Nour assiste à sept réunions, dont deux
assemblés générales annuelles, une réunion mensuelle d’un groupe de
pairs de médecins8 de quatre MSP. Elle observe, de manière participa-
tive, douze heures du lancement d’un projet commun entre les quatre
7 Lors d’un shadowing (filature), on suit le répondant au plus près, et on peut le cas échéant, l’inter-
roger au cours de sa tâche.
8 Un groupe de pairs est constitué de médecins de la même spécialité qui se réunissent réguliè-
rement, sans hiérarchie entre eux, dans un climat de confiance favorisant la liberté de parole et
qui font une analyse argumentée de la pratique quotidienne centrée sur la présentation de cas
cliniques, tirés au sort, s’appuyant sur l’expertise collective.
Et si les données nous étaient contées… n 159

MSP. La participation à la majorité de ces événements n’est rien d’autre


que le fruit de l’improvisation et du hasard.

3.3. Les données appellent plus de données


Trois mois après son séjour, Nour est invitée à partager ses premières
découvertes lors de la journée annuelle de la fédération régionale. Elle
y retrouve certains de ses informateurs et échange avec eux autour d’un
verre. Un an plus tard, Nour réalise trois entretiens téléphoniques pour
connaître l’évolution des projets des MSP et du projet commun. À l’au-
tomne 2018, Nour participe à un atelier international sur la logistique
des soins primaires en Allemagne, avec pour sujet la collaboration.
L’intervention d’un professionnel invité porte sur un modèle novateur et
unique dans lequel il est impliqué avec d’autres médecins généralistes
indépendants. Ils créent une pratique collaborative tout en conservant
leur statut d’indépendant. Une situation qui rappelle fortement les MSP
étudiées par Nour, en France ! Au cours d’une séance d’échanges de
trois heures, les similitudes sont si impressionnantes pour Nour qu’elle
en parle à l’organisatrice du colloque, Melanie Reuter-Oppermann, qui
deviendra co-autrice d’un article de sa thèse. Nour lui suggère, en ef-
fet, de collaborer pour produire un travail de recherche commun, axé
sur les praticiens indépendants qui entreprennent collectivement dans
leur contexte réel. Avec sa nouvelle co-autrice, Nour mène d’abord trois
entretiens en allemand. Par la suite, elle étend son terrain de recherche
avec une visite, à l’été 2019, où elle conduit deux entretiens supplémen-
taires, en anglais et en allemand.

4. Quelques apprentissages

4.1. La richesse des données réside dans les rencontres


Les données que nous avons collectées, soient-elles des mots ou des
chiffres, n’auraient pas été possibles sans les échanges que nous avons
eus avec des chercheurs, des professionnels, des collègues et des amis.
Nous en retenons de ne pas hésiter de se nourrir des échanges au sein de
sa communauté académique mais aussi des rencontres des profession-
nels du terrain.
Bien avant vos lectures et vos publications, ce sont les autres cher-
cheurs (qu’ils soient encore doctorants, juniors, ou plus seniors) qui vous
aideront dans le cadre d’une collecte de données originales. Ce sont eux
qui vous indiqueront les sources importantes ; ce sont aussi eux qui vous
aideront à les comprendre. Même si l’on procède à une collecte originale,
160 n STRUCTURER ET OUTILLER SA RECHERCHE

il ne faut pas hésiter à s’inscrire dans un groupe et un cadre académique.


Le fait de s’inscrire dans un groupe académique renforce aussi l’intérêt
de la collecte originale que l’on veut effectuer. Même si certaines don-
nées n’ont pas encore été saisies, il est bon d’avoir l’assurance qu’elles
intéresseront des chercheurs autres que celui qui les collecte.
Les interactions et les différentes missions de recherche qu’Émilie a
effectuées au sein de l’Équipement d’Excellence (Equipex) DFIH (vi-
siting, chargé de mission, post-doctorant) l’ont ainsi considérablement
aidée dans la constitution et l’amélioration de sa base de données. Les
chercheurs de cet Equipex ont ainsi commenté son travail, lui ont in-
diqué de nouvelles sources, lui ont expliqué certains éléments diffici-
lement compréhensibles pour le chercheur du XXIe siècle. Grâce à ses
missions, Émilie s’est familiarisée avec toutes les étapes de la collecte
de données à grande échelle. Elle a travaillé sur une base de données
plus conventionnelle qu’Excel, Oracle ; elle a appris à automatiser cer-
taines parties de la saisie ; elle a découvert de nouvelles techniques de
saisies, y compris des techniques reposant sur l’intelligence artificielle.
En somme, elle a appris à rationaliser une collecte de données.
La richesse de la rencontre avec les professionnels du terrain n’a jamais
été un secret pour les chercheurs mais c’est l’accès qui représente un défi
assez souvent. Pour mener une « enactive research », Johannisson invite
les chercheurs à se balader dans les congrès professionnels (2018a). En
effet, c’est un congrès des professionnels qui a ouvert la porte à Nour
vers son terrain. Nour a suivi le conseil de son ami car c’est un congrès
professionnel qui lui assuré l’accès à son terrain dans une recherche anté-
rieure. Lors de son année de M2 recherche, Nour participe à un congrès
national professionnel pour célébrer les cinquante ans de l’association
dans laquelle elle est stagiaire. Elle suit avec intérêt les présentations qui
soulèvent des questionnements qu’elle partage en chuchotant à son di-
recteur assis à ses côtés. Il répond « je ne sais pas, mais c’est intéressant
ce que tu dis, tu n’as qu’à poser tes questions ». Elle demande le micro,
se présente et partage ses réflexions. Pour une petite étudiante, stagiaire
et étrangère, parler en public, en présence de plusieurs centaines de per-
sonnes n’a rien d’évident, mais c’est aussi amusant ! Sans s’en rendre
compte, elle se fait remarquer et plusieurs personnes l’approchent lors
de la pause. Parmi eux, le président de la caisse primaire de l’assurance
maladie du département Haute-Garonne lui tend sa carte avec son nu-
méro du téléphone portable manuscrit en lui disant : « rappelez-moi, je
peux vous ouvrir des portes ». Elle répond : « avec plaisir ! Au fait, je
rédige un mémoire sur l’écosystème de santé français et je serais ravie
de vous interviewer ». Un entretien en entraîne un autre. Cette fois-ci,
avec la députée présidente de la commission de la santé et des affaires
sociales qui lui a offert, à la fin de l’entretien, l’opportunité d’accéder
à l’Assemblée Nationale pour assister aux échanges de la commission,
Et si les données nous étaient contées… n 161

ainsi que la présentation de la loi du financement de la sécurité sociale.


Nour accepte l’invitation immédiatement et profite des échanges avec
des députés et des assistants parlementaires pendant plusieurs jours. Ces
données de master la distinguent d’autres candidats, ce qui lui ouvre les
portes de l’École Doctorale.

4.2. À la rencontre de la richesse des données


Les données rares représentent, certes, un pilier et un avantage com-
pétitif pour les revues les mieux classées, mais les données rares ne sont
pas forcément originales et les données originales ne sont pas forcément
rares. Les données rares sont parfois des données à caractère confiden-
tiel ou lié à un contexte spécifique qui pourrait être fermé, minoritaire
ou dangereux. Outre les difficultés d’accès inhérentes à ces données,
les données rares sont parfois des données originales faciles d’accès
mais peu de chercheurs vont s’y intéresser compte-tenu du temps et de
l’effort nécessaire à la constitution de ces bases de données, qu’elles
soient quantitatives ou qualitatives. Les données rares peuvent aussi être
des données originales que génèrent une expérience personnelle et qui
peuvent être contées en suivant les méthodes auto-ethnographiques. Les
données originales ont ainsi un potentiel pour séduire les éditeurs et les
relecteurs par leur originalité et rareté.
Un doctorant en sciences de gestion doit aussi élargir la collecte
de données mais aussi leur utilisation. La constitution d’une base de
données originales prend beaucoup de temps : il faut donc s’assurer de
pouvoir l’utiliser pour étudier plusieurs questions de recherche et donc
produire plusieurs articles. Elle n’en sera que plus riche. Lorsqu’elle est
constituée, il faut donc bien penser sa structure et surtout noter tout ce
qui est fait ou n’est pas fait, mais aussi toutes les décisions qui sont prises
de manière arbitraire dans le cadre de la collecte, de manière à pouvoir
les répliquer ou les modifier si nécessaire.

Quatre conseils
1. Prendre le temps pour sa collecte de données de thèse.
2. Se nourrir de ses échanges avec sa communauté académique.
3. Fréquenter les congrès de professionnels.
4. S’interroger sur la rareté/l’originalité et l’utilisation de ses don-
nées.
162 n STRUCTURER ET OUTILLER SA RECHERCHE

Références
Alrabie, N. (2019). Working Alone, Together: Towards Collective Entrepreneurship-
as-Practice. Université Toulouse Capitole.
Alrabie, N. (2020). Integrating professionals in French multi-professional health
homes: fostering collaboration beyond the walls. Health Services Management
Research, 33(2), 86-95.
Annuaire Desfossés – Valeurs Cotées en Banque à la Bourse de Paris. (n.d.). E.
Desfossés and Fabre Frères.
Bonhoure, E. (2020). Paris-Listed Firms at the Turn of the 20th Century: Did modern
Corporate Finance Theories Already Work? Université Toulouse Capitole.
Bonhoure, E., Germain, L. & Le Bris, D. (2017). Active versus speculative monitoring:
Evidence from pre-WWI Paris-listed firms. Working Paper.
Bonhoure, E. & Le Bris, D. (2021). Did French stock markets support firms of the
second industrial revolution? Business History, 63(6), 914-943. https://doi.org/10.10
80/00076791.2019.1657409
Bourdieu, P. (1990). The Logic of Practice. Stanford University Press.
Chia, R. & Holt, R. (2009). Strategy without Design: The Silent Efficacy of Indirect
Action. Cambridge University Press.
De Certeau, M. (1984). The Practice of Everyday Life. University of California Press.
Desfossés. (1907). Cours de la Banque et de la Bourse. Journal Quotidien de la
Bourse. Cote Desfossés.
Hautcoeur, P.-C. & Riva, A. (2018). Data For Financial History Database, Paris School
of Economics, version 04/21/2021. In The Data for Financial History (DFIH)
Database. Paris School of Economics.
Johannisson, B. (2018a). Disclosing Entrepreneurship as Practice. Edward Elgar
Publishing. https://doi.org/10.4337/9781785361371
Johannisson, B. (2018b). Disclosing Everyday Practices Constituting Social
Entrepreneuring – A Case of Necessity Effectuation. Entrepreneurship & Regional
Development, 30(3-4), 390-406. https://doi.org/10.1080/08985626.2017.1413770
Weick, K. (1979). The Social Psychology of Organizing. Addison-Wesley.
Weick, K. (1995). Sensemaking in Organizations. Sage.
Weick, K. (2003). Theory and Practice in the Real World. In Tsoukas, H. & Knudsen,
C. (eds.). The Handbook of Organization Theory: Meta-theoretical Perspectives
(453-475). Oxford University Press.

Vous aimerez peut-être aussi