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LE MARXISME EN FRANCE

Vous m’avez demandé de vous parler des études marxistes en


France, ce qui m’a bien embarrassé, car elles sont loin d’être
florissantes. Aussi vais-je élargir un peu le sujet en vous disant aussi
quelques mots sur les rapports au marxisme des partis politiques de
gauche. J’aurais aimé évoquer aussi la place du marxisme dans
l’opinion publique, mais nous ne disposons pas d’études sérieuses sur
la question.
Par ailleurs je dois vous dire que je ne suis certainement pas le
mieux informé sur la question. Aussi ma petite présentation aura
malheureusement un caractère subjectif, reflétant davantage mes
lectures et mes relations que la réalité.
Je vais donc commencer par un bref tableau de l’état du
marxisme en France, puis je chercherai quelques raisons de cette
situation.

I. UN ÉTAT DES LIEUX

Le marxisme a connu une période faste dans le courant des


années 60 et 70 du siècle dernier. Au lendemain de la seconde guerre
mondiale, un très grand nombre d’intellectuels, d’écrivains et
d’artistes avaient rallié le parti communiste, qui était auréolé de son
rôle dans la Résistance à l’occupant nazi, et qui tirait son prestige des
succès de l’Union soviétique et surtout de sa forte implantation dans la
classe ouvrière. D’autres comme Sartre et Simone de Beauvoir étaient
des « compagnons de route », pendant que plusieurs intellectuels
gardaient leurs distances (par exemple Albert Camus et Maurice
Merleau-Ponty). Les libéraux ne dédaignaient pas de discuter ses
thèses. Ainsi Raymond Aron, qui a consacré plusieurs livres à la
critique du marxisme, qu’il connaissait bien (sa polémique avec
Sartre, son ancien condisciple, a été un temps fort de la vie
intellectuelle).
Mais les rapports des intellectuels avec le parti communiste se
sont rapidement détériorés, notamment à la suite de l’intervention
soviétique en Hongrie. Beaucoup l’ont quitté, et sont devenus par la
suite de virulents anti-communistes. Par ailleurs la direction du parti
communiste, dont la plupart des membres étaient issus du monde
ouvrier et syndical, se méfiait des intellectuels, qu’elle cherchait plutôt
à instrumentaliser. Enfin toute une série d’exclusions de dirigeants
communistes a indigné ou découragé beaucoup de bonnes volontés.
Malgré tout le parti communiste a été le pôle principal des recherches

1
marxistes, notamment au sein de son Institut de recherches marxistes.
Un autre courant a été constitué par des intellectuels qui avaient
épousé le trotskisme, en particulier dans le groupe Socialisme et
barbarie1, la plupart devant, par la suite, rompre avec le marxisme.
Vers la fin des années 60 le marxisme version PCF fut de plus en
plus contesté : il lui était reproché en particulier de reproduire la doxa
stalinienne (je dois rappeler que le parti communiste a très mal vécu la
« déstalinisation » qui a fait suite au rapport Khrouchtchev lors du
vingtième Congrès, avec la dénonciation des crimes de Staline et du
culte de la personnalité). La révolte étudiante de 1968, qui s’est très
largement réclamée du marxisme, a fait du parti communiste un
adversaire idéologique, de très nombreux écrits se réclamant de
Trotski, de Mao, de Che Guevara. Sur le plan proprement théorique,
une pléiade d’intellectuels, qui n’avaient pas quitté le PCF, mais
étaient dans une position critique par rapport à lui, très impressionnés
par ailleurs par la révolution culturelle chinoise, formèrent l’école du
structuralisme marxiste, sous l’impulsion de Louis Althusser, qui avait
été leur moniteur à l’Ecole normale supérieure2. Ce fut sans doute
l’école la plus brillante du marxisme français. Elle a exercé une forte
influence, y compris à l’étranger, et a donné lieu à d’innombrables
débats (c’est en particulier contre elle que s’est construit le marxisme
analytique anglo-saxon3). Toute cette énorme effervescence
intellectuelle, qui a donné lieu à une importante production,
aujourd’hui bien oubliée, était très liée au climat politique en Europe,
et particulièrement en France et en Italie (grande grève salariale en
France, suivie d’une multitude de luttes ouvrières, « Mai rampant »
italien, actions de guerrilla sociale menées par des groupes d’extrême
gauche). Il me faut signaler ici la naissance d’une école d’économistes
qui empruntait à la fois au marxisme et au keynésianisme, et qui a
largement diffusé à l’étranger : l’école de la « régulation »4.
1
Fondé en 1949 par le philosophe Cornélius Castoriadis, avec Daniel Mothé, Jean-François Lyotard, Claude
Lefort, ces deux derniers devant récuser ensuite le marxisme. Le groupe s’est auto-dissous en 1966.
2
Les plus connus sont Etienne Balibar, Roger Establet, Pierre Macherey. Mais, à l’anti-humanisme althussérien
s’opposèrent des défenseurs de l’humanisme marxiste, tels Lucien Sève et Henri Lefebvre, un philosophe-
sociologue qui marqua toute une génération par la diversité et l’originalité de ses écrits.
3
Ce courant fut constitué de philosophes, comme Jon Elster et Gerry Cohen, d’économistes, comme John
Roemer, de sociologues comme Eric Olin Wright.
4
Il y eut plusieurs écoles françaises de la Régulation. On retiendra, pour l’école principale, les
noms de Michel Aglietta, Robert Boyer, Alain Lipietz, et Bruno Théret. Ces « fils rebelles
d’Althusser », pour reprendre une expression de Alain Lipietz, entendaient dépasser le
structuralisme tout en conservant son acquis, mais en réintroduisant la subjectivité et les stratégies
individuelles. A l’opposé des théoriciens néo-classiques, ils mettaient l’accent sur les institutions et
leur rôle régulateur. Ils durent leur succès à ce qu’un certain nombre de leurs concepts – les
régimes d’accumulation, les modes de régulation, le rapport salarial, le « fordisme » -, avaient un
caractère opératoire en économie, et inspiraient aussi des études de sociologie concrète, comme
celles de Benjamin Coriat. Par la suite l’école éclata, un certain nombre de ses tenants optant pour
une approche opposée (l’individualisme méthodologique) et fondant l’école des Conventions

2
La décennie 80 est celle de l’effondrement du marxisme – ce qui
est assez paradoxal, car c’est la période où la gauche était au pouvoir.
Le débat intellectuel a laissé la place à l’ostracisme. Le marxisme était
accusé de tous les péchés, notamment par les « nouveaux
philosophes »5, qui se sont faits une spécialité de sa dénonciation. La
plupart des intellectuels ont viré de bord, traitant désormais leurs
anciennes convictions par le dénigrement ou le mépris. Le marxisme,
qui avait acquis droit de cité à l’Université à la fin des années 60,
lesquelles ont connu des recrutements massifs d’enseignants, suite à
l’explosion du nombre d’étudiants (multiplié par dix), s’en est trouvé
banni. Pour passer une thèse et pour devenir professeur dans
l’enseignement supérieur, la dernière chose à faire était de se référer
au marxisme, ou même de lui emprunter des objets d’étude – à moins
de prendre des chemins de traverse (quelques emprunts au marxisme,
mais noyés parmi d’autres). Pour les marxistes de ma génération, ce
fut vraiment la traversée du désert : on pouvait encore enseigner (ce
qui a maintenu une influence diffuse), mais devenait très difficile de
publier. Pendant ces années pourtant les recherches continuent,
s’orientant vers les réexamen des concepts fondamentaux, les
tentatives d’intégration d’apports théoriques influencés par le
marxisme ou étrangers à lui, la critique du libéralisme et vers la prise
en compte de questions plus ou moins négligées par la théorie
marxiste, telles le nationalisme ou le racisme. L’orthodoxie a volé en
éclats. Ces recherches presque clandestines produiront des fruits
quelques années plus tard6.
Il faut attendre le début des années 90 pour que les médias
consacrent, de loin en loin, quelques articles ou dossiers au marxisme
(le plus souvent à Marx lui-même), le plus souvent sur un mode
négatif. Cette situation n’a quelque peu changé que vers le milieu de
la décennie, sous l’effet des dégâts du néo-libéralisme et surtout de la
résurgence des luttes sociales (le grand mouvement de l’automne 95 a
été la première réaction d’envergure au cours néo-libéral, après 15 ans

(Olivier Favereau, André Orléan, Robert Salais, Luc Thévenot, Luc Boltanski), qui reposait sur de
touts autres concepts (règles de coordination, luttes mimétiques entre les acteurs, apprentissages
collectifs, efficacité et équité etc.), mais sans renoncer à certains aspects de l’héritage marxiste
(notamment la thématique de l’injuste dans les rapports économiques). Ce tournant correspond à la
montée en puissance du marché mondial, et notamment du marché des capitaux (on s’intéresse
beaucoup à la monnaie et au fonctionnement des marchés financiers).
Un autre courant, plus fidèle au marxisme, appliqua un certain nombre des concepts de la théorie
aux économies socialistes en crise (Jacques Sapir et Bernard Chavance).
Aujourd’hui de jeunes économistes continuent à utiliser des concepts régulationnistes, tout en opérant un certain
retour à Marx.
5
Bernard-Henri Lévy, André Gucksman furent les plus médiatisés.
6
Elles furent surtout le fait de chercheurs de formation philosophique, tels Georges Labica (qui dirige aussi un
Dictionnaire critique du marxisme, PUF 1983), André Tosel, Jacques Bidet, Maurice Godelier, Etienne Balibar,
Tony Andréani.

3
de défaites et de déceptions, et il aura d’importantes répercussions
politiques). Mais il faut attendre la fin de la décennie 90, quand s’est
levé un grand vent de contestation de la mondialisation, pour que ce
qui s’appelle aujourd’hui le mouvement altermondialiste redonne
quelque actualité au marxisme.
Après ce bref rappel historique, je tenterai un bref état des lieux.

1° Les études théoriques

On peut distinguer trois grands courants. Le premier renoue avec


le marxisme « classique ». Il s’agit soit d’études « marxologiques »,
concernant en premier lieu Marx, mais aussi quelques grands auteurs
de la tradition (surtout Lukacs et l’école de Francfort), soit de la
tentative d’appliquer les concepts de Marx à des objets contemporains,
notamment économiques. Le deuxième se propose de rectifier le
marxisme classique, en revenant sur ses concepts de base, mais aussi
de l’élargir en lui incorporant des fragments d’autres théories, pour
pallier ses lacunes et ses silences. Le troisième, que j’appellerai
syncrétique, ne fait plus qu’un usage limité du marxisme : il lui
emprunte quelques notions ou problématiques (par exemple la notion
de classe sociale ou celle d’aliénation), mais puise plus largement dans
d’autres théories (par exemple, en philosophie, chez des auteurs
comme Habermas, Foucault ou Rawls). Il est donc difficile de parler
du marxisme en France comme d’un corpus théorique relativement
unifié7.
Le domaine où les recherches marxistes sont les plus notables me
semble être celui de l’économie (en témoigne par exemple le nombre
d’ateliers consacrés à l’économie lors des Congrès Marx
international). Pour ne parler que de quelques auteurs que je connais
bien, je citerai les noms de Gérard Duménil et Dominique Lévy 8,
François Chesnais9, Michel Husson10, Isaac Johsua11, Jean-Marie
Harribey12, qui ont publié de nombreux livres et dont retrouve la
signature dans plusieurs revues. Ces recherches portent
essentiellement sur le capitalisme néo-libéral et sur la mondialisation.
Quant aux théoriciens de l’école de la régulation, ils se sont de plus en

7
On trouvera un aperçu, qui dépasse le cadre français, de l’état actuel du marxisme dans le récent Dictionnaire
Marx contemporain (dir. J. Bidet et E. Kouvelakis), PF, 2001.
8
Auteurs notamment de La dynamique du capital. Un siècle d’économie américaine, PUF 1996 ; Crise et sortie
de crise, Ordre et désordres néo-libéraux, PUF, 2000.
9
Auteur en particulier de La mondialisation du capital, Syros, 1997
10
On retiendra, parmi de nombreux écrits, Misère du capital, Syros, 1996.
11
Auteur de La crise de 1929, PUF ; Le grand tournant, Une interrogation sur l’avenir du capital, PUF
12
Le développement soutenable, Economica, 1998.

4
plus éloignés du marxisme, et ont renoncé à toute perspective
socialiste.
Ensuite vient sans doute la sociologie, qui fut toujours un terrain
de prédilection des études marxistes, et où cette tradition continue, de
manière plus ou moins discrète, dans un rapport de connivence, mais
aussi de conflictualité, avec une école de sociologie très active, et qui
a trouvé droit de cité dans l’Université, celle qui applique ou utilise les
concepts de Pierre Bourdieu (la théorie de ce dernier, qui emprunte
plus à Max Weber qu’à Marx, est une théorie des formes et des
mécanismes de la domination, dans tous ses « champs »). Autour
d’anciens comme Jean Lojkine, Pierre Cours-Salies, René Mouriaux,
Robert Castel (à un moindre degré), on trouve un certain nombre de
jeunes chercheurs, très proches des concepts de Marx (comme Michel
Vakaloulis) ou y faisant seulement référence (par exemple Stéphane
Beaud sur la classe ouvrière). Ils ont de la difficulté à se faire entendre
dans une discipline majoritairement dominée par des courants
d’inspiration libérale ou anglo-saxonne, appliquant les concepts de
l’économie néo-classique (individualisme méthodologique, calculs
d’intérêts) au champ social.
Le troisième terrain est celui de la philosophie. A côté de
quelques anciens qui ont poursuivi leur oeuvre (Georges Labica,
Jacques Bidet, André Tosel, Lucien Sève), de chercheurs de la
génération suivante comme Yvon Quiniou et Denis Collin, auxquels
on doit de remarquables travaux sur le marxisme et la morale, il y a
quelques jeunes qui ont repris le flambeau – une petite dizaine (dont
Eustache Kouvelakis, Emmanuel Renault, Isabelle Garo). On pourrait
les rattacher à l’un ou l’autre courant que je mentionnais
précédemment. Mais on peut situer aussi dans le champ philosophique
plusieurs essayistes, comme Daniel Bensaïd, et Henri Maler.
Le quatrième terrain est celui de la science politique. En dehors
de quelques travaux « marxologiques » (je pense à ceux de Jacques
Texier et de Antoine Artous), la plupart des écrits relèvent plutôt de
l’intervention politique ou de l’analyse de la conjoncture 13, mais ces
derniers sont très nombreux (on les retrouve dans les revues dont je
parlerai tout à l’heure).
Dans les autres champs la présence du marxisme est faible ou
épisodique. La grande tradition de l’histoire marxisante (Jean Vilar,
Georges Duby, Fernand Braudel) s’est épuisée, de même que celle de
l’anthropologie (Emmanuel Terray, Claude Meillassoux, Maurice
Godelier). Il faut le regretter, mais tout en notant que ce sont les
études historiques elles-mêmes qui ont abandonné les ambitions qui
furent par exemple celles de l’école des Annales pour faire dans
13
Ainsi de ceux de Jean-Marie Vincent (récemment décédé), de Gilbert Achcar et de Tony Andréani.

5
l’historiographie (étude d’une mode, d’une mentalité, des usages). Le
marxisme s’est absenté des études juridiques, à quelques exceptions
près (notamment des spécialistes du droit international comme Robert
Charvin ou Monique Chemillier-Gendreau). Il n’est guère présent
dans la culture, qui n’a jamais été son point fort (les quelques travaux
actuels continuent à se référer à l’Ecole de Francfort), mais un peu
plus dans le domaine de l’écologie (notamment grâce à Jean-Marie
Harribey), et surtout dans les études féministes (notamment Christine
Delphy), surtout quand elles ont une dimension sociologique.
Au total, en ce début de siècle, on peut dire sans doute que le
marxisme théorique refait surface, mais de manière très limitée, et
encore presque confidentielle. Car les médias lui sont encore
massivement hostiles.

2° Le rejet médiatique.

Si l’on fait le tour des médias français qui laissent s’exprimer


quelques auteurs marxistes ou marxisants, il est vite fait. Au niveau de
la grande presse il ne reste que le quotidien L’Humanité (en grandes
difficultés financières, à peu près 40.000 lecteurs) et le mensuel Le
Monde diplomatique (près de 300.000 lecteurs). Quelques isolés font
des reportages à la télévision. Aucun marxiste n’est jamais convié
dans les grandes émissions littéraires. Heureusement depuis quelques
années il y a l’Internet, où tous les hétérodoxes (ceux qui échappent au
moule de « la pensée unique ») ont trouvé un vaste espace pour
s’exprimer et pour communiquer. C’est grâce à l’Internet surtout que,
lors du référendum de Juin dernier sur la Constitution européenne, la
« gauche radicale », si minoritaire et si chassée des médias (qui étaient
à 90% au moins pour le Oui) a remporté une étonnante victoire – à
mon avis la première défaite politique du néo-libéralisme dans l’un
des pays de la Triade.

3° Le marxisme dans l’édition et dans les revues.

Pour toutes les grandes maisons d’édition (aujourd’hui passées


sous la coupe de grands groupes capitalistes), le marxisme ne présente
aucun intérêt, soit parce qu’il n’est pas dans l’air du temps, soit parce
qu’il ne se vend pas (assez rapidement). Le marxisme a donc trouvé
refuge dans quelques petites maisons d’édition artisanales, sauvées par
les coûts devenus infimes de la composition et de l’impression par les
techniques actuelles. Je citerai par exemple des maisons d’édition
issues des anciennes Editions sociales (les éditions du parti
communiste), comme La dispute ou Le temps des cerises, d’autres

6
plutôt issues des courants trotskystes, comme les éditions Syllepse (qui
éditent en particulier les notes de la Fondation Copernic), et d’autres
hors de tout patronage, mais à tonalité anti-capitaliste comme les
éditions Agone, les éditions du Félin, les éditions de L’atelier etc. On
trouve aussi un grand nombre d’ouvrages se référant au marxisme aux
Editions L’Harmattan, une entreprise originale qui sauve
d’innombrables recherches du silence en les éditant avec peu de
moyens (plusieurs milliers de titres par an). Le problème de ces
maisons d’édition est celui de la diffusion, accaparée par quelques
réseaux sous la coupe des grands éditeurs. Je signalerai quand même
une exception : les Presses Universitaires de France (qui sont en fait
un éditeur privé) ont conservé un petit département qui édite des
ouvrages marxistes dans la collection Actuel Marx Confrontation.
En ce qui concerne les revues la situation est bien meilleure.
Elles sont nombreuses à publier des articles d’inspiration marxiste. La
plus théorique est la revue Actuel Marx, bisannuelle, qui en est à son
37° numéro. Mais il y a beaucoup de revues politico-culturelles, en
général trimestrielles, dont certaines ont un rapport étroit avec le
marxisme (par exemple La pensée, Recherches Internationales, Issues,
L’homme et la société, Utopie critique, Critique communiste,
Contretemps) et d’autres un rapport plus distant (par exemple
Mouvements, Multitudes, Les Cahiers d’histoire). Il est rare qu’elles
dépassent le millier d’exemplaires vendus. La revue Regards,
mensuelle et plus axée sur l’actualité, s’adresse surtout aux militants
communistes.

4° Le marxisme dans les associations et les syndicats.

Il y a d’abord les associations liées au parti communiste français.


La plus active (aujourd’hui en grandes difficultés financières) est
l’association Espaces Marx, qui organise de très nombreuses
conférences et pilote quelques groupes de travail. Dans le sillage de la
« mutation » du parti, ce qui était autrefois l’Institut de recherches
marxistes, s’est ouvert à des intervenants de tendances les plus
diverses, au point qu’on peut l’accuser d’un certain éclectisme.
L’Omos (Observatoire du mouvement des sociétés), publie
régulièrement des cahiers, qui enregistrent les discussions de ses
groupes de travail. Tout récemment vient de se créer la Fondation
Gabriel Péri, qui, comme toute fondation, pourra bénéficier de
subsides gouvernementaux.
Il y ensuite l’association Attac, principale association du
mouvement altermondialiste, fortement implantée en France (environ
40.000 adhérents, ce qui est considérable à l’échelle de la France),

7
mais aussi à l’étranger. Elle est un peu l’auberge espagnole de tous les
courants contestataires de la mondialisation capitaliste, mais elle
comprend beaucoup de militants influencés par le marxisme, et leur
fait une place jusque dans son Conseil scientifique.
Il y a aussi l’association Copernic, qui, elle est beaucoup plus
nettement anticapitaliste, mais bien plus petite, car son objectif est
essentiellement de fabriquer des « notes de synthèse », sur tous les
sujets politiques et économiques, à destination des militants syndicaux
et associatifs.
Ces deux associations ont joué le rôle moteur dans la lutte contre
le projet de Constitution européenne (des centaines de « comités pour
le non » se sont constitués dans toute la France).
Dans le champ syndical, très affaibli (environ 9% des salariés
sont syndiqués, et ils sont surtout dans le secteur public), seuls deux
syndicats gardent des attaches avec le marxisme : la CGT, qui s’est
rendue indépendante du parti communiste, et Force ouvrière, où
l’influence trotskyste n’est pas négligeable (La CFDT, qui fut plus
proche du parti socialiste, s’est ralliée au social-libéralisme). C’est la
base de ces syndicats qui s’est le plus mobilisée contre le projet de
Constitution européenne, y trouvant enfin l’occasion de donner un
coup d’arrêt aux politiques néo-libérales à l’œuvre depuis deux
décennies.

Le marxisme et les partis politiques de gauche

Le parti communiste est le seul grand parti (faible au niveau de


son audience électorale, qui a constamment décliné jusqu’à une date
récente, mais disposant encore de plusieurs dizaines de milliers
d’adhérents, souvent âgés) qui reste marqué par le marxisme. En fait il
est difficile de lui donner une unité doctrinale, tant il est divisé entre
des courants divers, et discordants, depuis des groupes fidèlement
marxistes-léninistes, qui disposent de bulletins et de sites internet
propres, jusqu’à une tendance social-démocrate, en passant par des
courants modernistes, mais radicaux. Au niveau du discours politique,
les références marxistes ont été gommées, pour se faire mieux
entendre de l’opinion et pour montrer qu’on en a fini avec la « langue
de bois » (on ne parle plus, par exemple, du prolétariat, ni même des
travailleurs, mais des salariés ou des gens, on ne parle plus
d’exploitation, mais d’inégalités etc.). Le parti communiste a pris ses
distances par rapport au parti socialiste, tant sa participation à la
« gauche plurielle » du gouvernement Jospin (1997-2002) a été pour
lui ruineuse. S’il a quelque peu renoué avec l’extrême gauche,
notamment lors de la campagne sur le référendum européen, il reste

8
dépendant du parti socialiste, avec lequel il doit nouer des alliances
électorales, s’il veut conserver quelques élus.
L’extrême gauche s’avoue beaucoup plus clairement marxiste,
d’autant plus que, dans sa presque totalité, elle est restée d’obédience
trotskiste. Il faudrait ici distinguer entre ses trois principales
formations : Lutte ouvrière, qui n’a jamais appartenu à la IV°
Internationale, petit groupe très fermé, assez implanté en milieu
ouvrier, avec sa pasionaria (Arlette Laguiller, qui est restée populaire,
depuis trente ans qu’elle se présente à l’élection présidentielle), sa fête
annuelle, et son discours marxiste de facture classique ; le Parti des
travailleurs, autre groupe assez fermé, qui correspond à une tendance
trotskyste qui a quitté la IV° Internationale, et dont la stratégie est
celle de l’entrisme au Parti socialiste et dans le syndicat Force
ouvrière ; la Ligue communiste révolutionnaire, section française de la
IV° Internationale, dont les militants sont le plus souvent jeunes et
issus de la petite-bourgeoisie, qui a une incontestable présence
intellectuelle et qui est liée de près au mouvement altermondialiste.
Ces trois formations sont peu nombreuses (au mieux deux ou trois
milliers d’adhérents chacune), mais très actives. Elles sont en
concurrence, mais ont un point commun : leur aversion du parti
socialiste ou leur refus de coopérer avec lui.
L’évolution la plus notable concerne le parti socialiste. Depuis le
Congrès de Tours (1920), qui a vu la SFIO (section française de
l’Internationale ouvrière) éclater pour donner naissance au parti
communiste14, il est traditionnellement réformiste et anti-communiste.
Mais, jusqu’en 1981, il était fortement marqué par le marxisme, à la
différence des autres social-démocraties européennes, qui n’avaient
aucune affinité avec lui, ou avaient rompu (ainsi pour le SPD
allemand, lors de son Congrès de Bad-Godesberg en 1959), quoique
son programme politique fut essentiellement keynésien. Les années 80
voient son éloignement progressif par rapport aux analyses marxistes,
et même par rapport au keynésianisme. Il n’est plus question de
rompre avec le capitalisme ni de « changer la vie » (titre du
programme de 1972). Vu d’aujourd’hui le programme socialiste de
1980 sonne comme un programme gauchiste par rapport aux
orientations qui ont suivi. Dans la crise qui a affecté tous les partis
socio-démocrates, sous l’effet du nouveau capitalisme et de la
mondialisation, le parti socialiste s’est mis à pencher de plus en plus
vers le libéralisme, sous la forme d’une sorte de social-libéralisme. Il
faut souligner ici que ce parti est composé de membres de la classe
14
Lors de ce Congrès la majorité, qui a décidé de se conformer aux 21 conditions posées par Lénine pour
adhérer à la Troisième Internationale, fait scission et quitte la Deuxième Internationale, qui venait à peine de
renaître de ses cendres. La SFIO changera de nom en 1971, lors du Congrès d’Epinay, pour devenir le Parti
socialiste.

9
moyenne ou supérieure, et n’a pratiquement plus de militants
ouvriers15, ni beaucoup d’audience parmi les ouvriers et les employés
(dont les plus favorisés se sont mis à voter en partie pour la droite, et
dont les plus défavorisés ont cherché souvent refuge dans l’extrême
droite). Par ailleurs, bien qu’il ait encore un nombre important
d’adhérents (environ 130.000), il est devenu essentiellement une
machine électorale. Tout cela était vrai jusqu’à une date récente. La
désaffection de l’électorat lors de l’élection présidentielle de 2002, qui
a vu le candidat socialiste éliminé au premier tour, a été telle que cela
a suscité une grave crise interne, qui s’est encore aggravée avec la
campagne du référendum sur la Constitution européenne. A l’heure
actuelle le parti est divisé entre une majorité social-libérale, qui a
perdu lors du référendum national (après avoir gagné le référendum
interne au parti), et des courants plus à gauche. C’est le prochain
Congrès qui va décider du sort du Parti socialiste : il est possible que
les minorités deviennent majoritaires, mais aussi qu’une scission se
produise, comme celle qui vient d’affecter, pour des raisons voisines,
le SPD allemand. En tous cas la période récente a vu la résurgence
d’un conflit, jusque là larvé, entre « la première gauche », celle qui est
restée d’inspiration keynésienne et quelque peu marxiste, et la
« deuxième gauche », celle qui, dès la fin des années 70, entendait
s’accommoder du capitalisme.
Le rapport des Verts au marxisme est encore plus compliqué. Un
certain nombre de ses militants viennent de la mouvance marxiste,
mais l’ont abandonnée, à la fois dans l’idée que le marxisme n’avait
rien à dire sur l’écologie et que, dans les pays socialistes, il était
tombé à plein dans le productivisme le plus destructeur, et dans l’idée
que le capitalisme était incontournable : tout ce qu’on pouvait faire,
c’était de lui soustraire quelques espaces (un « tiers secteur ») et le
réguler. Les Verts, dans la conjoncture récente, ont connu une crise
comparable à celle du PS.
Pour être tant soit peu complet, il faut souligner l’existence d’un
grand nombre de groupes politiques, sans appareil digne de ce nom et
sans présence électorale (si l’on excepte le petit « Mouvement des
citoyens » de Jean-Pierre Chevènement, devenu le « Mouvement
républicain et citoyen ») qui se réclament du républicanisme,
généralement à gauche. On y trouve des marxistes.

II. QUELQUES ÉLÉMENTS D’ANALYSE.

15
En 1951 la SFIO comptait 35% d’ouvriers parmi ses adhérents. 25 ans plus tard ils n’étaient plus que 10%.
Aujourd’hui ce pourcentage a encore décliné.

10
Comment expliquer cet affaissement du marxisme dans un pays
comme la France, où, pour des raisons historiques, il avait toujours
joué un rôle éminent ? Il y des explications objectives, mais elles sont
loin d’être suffisantes.
1° Sa base sociale s’est restreinte. Le pourcentage d’ouvriers
dans la population active (aujourd’hui environ un quart) a diminué et
surtout le monde ouvrier s’est fragmenté et divisé. Mais le
pourcentage d’employés a augmenté, et ils se sont prolétarisés, si bien
que la classe dominée est restée numériquement stable (environ 60%
de la population active). Les partis de gauche – surtout le parti
communiste – auraient donc pu garder leur assise s’ils avaient su
adapter leur discours et leur programme. En revanche la classe
intermédiaire (la petite bourgeoisie) est devenue bien plus nombreuse
(presque 30% de la population active). Or, dans les 60-70, cette classe
restait sensible aux thèmes marxistes, parce qu’elle était largement
implantée dans le secteur public (c’est elle qui constitue la principale
clientèle électorale du parti socialiste). Avec les privatisations, les
« cadres » se sont massivement retrouvés dans le privé, à la fois
embrigadés dans la gestion capitaliste (avec le « management
participatif ») et disposant de peu de moyens revendicatifs. Ils étaient
donc le plus souvent marqués à droite. Mais cette situation est en train
de changer : la condition de cette « nouvelle petite-bourgeoisie » s’est
détériorée, et le clivage s’est accru en son sein entre une minorité
privilégiée et une majorité dont les salaires stagnent et qui supporte
une grande partie de la charge des impôts. La gauche devrait donc
pouvoir reconquérir de larges fractions de cette classe, sensible aux
thèmes écologistes et altermondialistes.
2° Le chômage, qui atteint aussi les « cadres », pèse lourdement
sur les comportements, incitant chacun à la prudence (on épargne
beaucoup en France) et aux stratégies individuelles (le « sauve qui
peut »). Il existe en France un fort climat de désenchantement et de
pessimisme, qui contraste avec le dynamisme des Trente glorieuses.
La précarité du travail joue dans le même sens. Mais, là encore, un
discours qui rouvrirait des perspectives serait bien accueilli.
3° Le système médiatique exerce une sorte de dictature sur les
esprits. Une sorte de nomenklatura s’en est emparée, à la faveur de la
multiplication des médias, de la concentration capitaliste et de
l’emprise de la publicité. Elle est constituée souvent d’anciens
gauchistes, et notamment d’ex-maoïstes des années 60-70. Ceux-ci
sont d’autant plus virulents que, pour faire carrière, ils ont du renier
leurs convictions. Il est intéressant de noter que les idéologues les plus
fanatiques de la révolution conservatrice sont souvent d’anciens

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marxistes, qui ont gardé des réflexes de leur ancien sectarisme et ont
perpétuellement à s’auto-justifier.
4° Le capitalisme contemporain a produit ce qu’on pourrait
appeler un individualisme de masse, en aiguisant la concurrence sur le
marché du travail, en sapant les éléments de solidarité, en
encourageant la marchandisation dans tous les domaines, en
promouvant, à l’aide de techniques sophistiquées de marketing, la
consommation individualisée. Les gens commencent à se lasser d’être
pris pour des cibles commerciales, mais les effets désagrégateurs de
cette société de consommation effrénée continuent à se produire.
Voici donc quelques éléments de type objectif pour expliquer
pourquoi le marxisme a cessé d’être dans l’air du temps. Mais, à mon
avis, ils sont insuffisants. Il faut avancer des éléments de nature plus
subjective ou idéologique.
1° Le marxisme ne s’est pas encore remis, en France, de son
identification, sinon parmi les militants, du moins dans l’opinion, au
socialisme à la soviétique. Il faut souligner que le parti communiste a
défendu jusqu’à la fin le système soviétique, et vu d’abord d’un
mauvais œil la perestroïka. Quand l’Union soviétique s’est effondrée,
ainsi que les régimes affidés en Europe de l’Est, quand ce socialisme
a laissé la place à une restauration sauvage du capitalisme, l’image du
marxisme a pris un coup terrible. Et les idéologues du parti socialiste
ont été confortés dans l’idée que le socialisme était une impasse, que
le capitalisme avait définitivement gagné la partie.
2° Le parti communiste a eu beaucoup de mal à se défaire d’une
image de sectarisme, qui l’avait fait entrer en crise en 1968, mais plus
encore au tournant des années 80 (quand il a défendu notamment
l’intervention soviétique en Afghanistan), où il perdu le plus grand
nombre de ses intellectuels, qui soit ont viré de bord, soit ont tenté en
vain de le « rénover », soit sont rentrés dans leur tour d’ivoire. Quand,
en 1995, il a voulu faire sa « mutation », il a perdu ses repères
idéologiques, et donné l’impression d’une grande confusion.
Regagnant de la sympathie dans l’opinion, il avait cessé en même
temps d’être crédible.
3° La « crise » du marxisme est ancienne (personnellement je l’ai
toujours connu en crise), mais elle a été aggravée par le fait qu’il était
resté étranger aux nouveaux « mouvements sociaux ». Les
thématiques écologiques ne sont pas venues de lui, et il a mis
beaucoup de temps à les intégrer (alors que l’on pouvait trouver chez
Marx bien des considérations de ce type). Traditionnellement partisan
de l’égalité homme/femme, le mouvement marxiste a ignoré la
spécificité du rapport de genre, ne le voyant qu’à travers la lunette des
groupes sociaux classistes.

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4° Le marxisme s’est trouvé désarmé devant les problèmes inter-
individuels, car Marx n’apportait pas grand-chose en la matière et
toute la tradition marxiste les avait négligés, considérant souvent qu’il
s’agissait de préoccupations petite-bourgeoises et de difficultés qui
seraient surmontées par la naissance d’un homme nouveau, délivré de
ses penchants égoïstes et voué à la collectivité. Elle avait ainsi
largement manqué la révolution psychanalytique et l’individualisme
vitaliste de la pensée nietzschéenne. Moyennant quoi le marxisme
n’était plus en phase avec une société où l’individualisme ne cessait
de faire des progrès. Le marxisme analytique avait bien essayé de
repenser la société à partir des intérêts individuels et de leur
composition, mais il le faisait à l’aide des outils de l’économie néo-
classique, dénaturant ainsi l’essentiel de son apport. Tout ceci explique
la séduction exercée par des penseurs comme Michel Foucault (avec
sa conception des micro-pouvoirs) ou Gilles Deleuze.
5° La problématique marxiste était traditionnellement celle de la
justice sociale. Elle n’avait pas grand-chose à dire sur les inégalités
entre individus. Les théories anglo-saxonnes de la justice ont au
contraire eu un certain succès, parce qu’elles mettaient l’accent sur
elles. Le marxisme a enfin été défaillant sur les problèmes de la
morale, partant de l’idée que la morale reflétait les rapports sociaux,
mais se privant ainsi d’un horizon d’universalisme, qui était pourtant
au cœur du vécu de l’indignation. Du coup il se trouvait démuni par ce
qu’il pouvait y avoir de moral, et pas seulement de politique, dans la
thématique des droits de l’homme, où Marx avait vu du formalisme
bourgeois cachant des intérêts de classe.
6° Enfin et peut-être surtout le marxisme s’est trouvé en mal
d’utopie, parce qu’il n’y avait plus de modèle existant auquel se
référer. Le modèle soviétique était mort. Le modèle cubain n’en était
plus un. Le modèle yougoslave avait sombré avec la désintégration de
la Yougoslavie et le déchaînement de la guerre entre ses Républiques
et ses composantes ethniques. Quant à la Chine, personne ne s’y
intéressait, parce qu’elle a été présentée par les médias comme un
mélange de dictature communiste et de capitalisme sauvage et que les
évènements de 1989 sont apparus comme l’enterrement d’un
mouvement démocratique par une répression féroce.
Ces quelques éléments nous donnent une idée des obstacles à
surmonter pour que le marxisme retrouve une audience et une force de
frappe intellectuelle dans un pays comme la France, où il certainement
plus de chances de le faire qu’aux Etats-Unis ou dans d’autres pays
européens. Les conditions objectives ont loin d’être défavorables, dans
la mesure où le capitalisme financiarisé reproduit une situation
d’exploitation qui rappelle, à certains égards, celle qui existait au 19°

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siècle. Au niveau théorique, le marxisme doit être à nouveau un grand
chantier : il doit retravailler ses concepts propres, et emprunter à
d’autres théories ce qui lui permettrait de combler ses faiblesses et les
lacunes originelles, mais aussi ce qui peut l’aider à s’actualiser – mais
ceci sans éclectisme, qui lui ferait perdre en rigueur et en acuité. Au
niveau politique il lui manque surtout un projet : il faut donc repenser
le socialisme, dans ses principes généraux, mais aussi en fonction des
conditions concrètes, qui ne peuvent être les mêmes ici et là. Il lui faut
également bâtir des programmes de transition et repenser la question
des alliances de classe.

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