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Vittorio Morfino http://netx.u-paris10.fr/actuelmarx/morfino.

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Vittorio Morfino
La syntaxe de la violence entre Hegel et Marx.

Il y a une expression très célèbre de Marx à propos de la violence que peut constituer un
point de départ pour essayer d’en décrire la syntaxe: au sommet du chapitre 24 du Capital, dédié,
comme on le sait, à l’accumulation initiale, Marx exclame: «La violence [Gewalt] est l'accoucheuse
[Geburtshelfer] de toute vieille société grosse d'une société nouvelle. Elle est elle-même une
potentialité [Potenz] économique»[1]. Précisément parce qu’elle est au sommet du chapitre sur
l’accumulation initiale, elle semble pouvoir nous donner la clé de lecture, le sens et le résumé
conceptuel de la pluralité des histoires qui il y sont décrites. Est-ce vraiment ainsi? Nous y
reviendrons plus avant. Contentons nous, pour le moment, d’analyser de plus près la proposition de
Marx. À quoi se réfère la métaphore utilisée? 1) la violence est bien une puissance économique, mais
marginale par rapport au processus historique; 2) la nouvelle société existe déjà dans la vieille et
attend seulement de surgir. Si, au-delà de la signification commune de la métaphore, nous
interrogeons son usage par la tradition philosophique, nous trouvons que la métaphore de
l'accouchement est au centre de la monadologie leibnizienne et de la conception du temps qu’elle
désigne: «Le présent est […] gros de l'avenir»[2], exclame Leibniz dans le paragraphe 22 de la
Monadologie; «Le présent est gros de l'avenir, le futur se pouvoit lire dans le passé»[3], il ajoute
dans le paragraphe 13 des Principes de la nature e de la grâce. La métaphore désigne le cours
inévitable selon lequel les états de chaque monade se succèdent, commandés par une lex seriei qui
est, en vertu de l’harmonie préétablie, la loi même de l’Histoire et de son Progrès. La proposition de
Marx semble donc indiquer un développement linéaire du temps historique, dans lequel une lex
seriei gouverne la transition d’une société à une autre en battant les temps de l’apparition de la
violence.
Comme chacun sait, Engels a consacré certains chapitres de l’Anti-Düring à la définition du rôle de
la violence dans l’histoire, rôle qu’il retrouve parfaitement synthétisé par la proposition de Marx.
Afin d’élucider les enjeux théoriques de cette question, nous chercherons de montrer que cette
conception de la violence est commandée par une syntaxe conceptuelle hégélienne dont la structure
logique est trouvable dans deux chapitres fondamentaux de la Grand Logique et la dialectique
historique dans certains passages décisifs de la philosophie du droit et de l’histoire.

1. La violence dans la Réalité (Wirklichkeit)

La troisième section de la Logique de l’essence, la Wirklichkeit est le premier de deux lieux


théoriques dans lesquels Hegel affronte la question de la violence, de la Gewalt, là ou la logique
binaire produite par la dialectisation des catégories de la tradition métaphysique vise, enfin, à
atteindre l’unité du concept. Ici, exactement sur le seuil du concept, dans le zwischen entre le
royaume de la nécessité et le royaume de la liberté, la première répétition significative du terme
Gewalt apparaît dans la dialectique de la causalité, un wirken qui suppose une altérité, un
extrinsèque. La cause agit sur elle-même comme si c’était un autre, qui apparaît ainsi comme une
substance passive: en premier lieu, elle lui enlève l’être-autre et (en elle) revient en soi, et, en second
lieu, pose son retour en soi comme une détermination, c’est à dire la détermine. Donc la substance
passive a une double nature, puisque, d’un côté, elle est une présupposé indépendante, une altérité, et
de l’autre, elle est identique à la causalité agent.
C’est à ce niveau de la déduction qu’Hegel introduit le concept de Gewalt. La violence naît de
l’action de la substance efficiente sur la substance passive (laquelle souffre, « leidet », la violence).
Citons le long passage que Hegel dédie à la formulation de ce concept:

«La violence est une manifestation de la puissance [Erscheinung der Macht], ou la puissance
extériorisée [die Macht als Äusserliches]. Mais la puissance n'est extérieure que pour autant que la
substance causale, en agissant, c'est-à-dire en se posant, est en même temps présupposante,

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c'est-à-dire pour autant qu'elle se pose elle-même comme supprimée [als Aufgehobenes]. C'est
pourquoi l'action de la violence c'est aussi une action de la puissance. La cause violente [gewaltige
Ursache] n'agit que sur un autre qu'elle présuppose elle-même, et en agissant sur cet autre elle se
comporte négativement à l'égard d'elle-même ou ne fait que se manifester elle-même [Manifestation
ihrer selbst]. Le passif est indépendant [das Selbstständige], qui n'est qu'un posé; il souffre d'une
rupture en soi même, il est une réalité qui est condition, la condition dans toute sa vérité, autrement
dit une réalité qui n'est que possibilité ou, inversement, un etre-en-soi qui n'a que la détermination de
l'etre-en-soi, qui n'est que passif. Mais à ce qui subit la violence il n'est pas seulement possible
d'infliger une violence; il est obligé de la subir; ce qui exerce une violence sur un autre, le fait, parce
qu'il est la puissance de celui-ci, puissance dans laquelle il se manifeste [manifestiert] lui-même et
manifeste l'autre. La violence ne pose la substance que comme étant ce qu'elle est en vérité,
c'est-à-dire comme une substance positive et simple qui, pour cette raison, n'est destinée qu'a être
posée; le préalable [das Voraus] qu'elle est, en tant que condition, représente l'apparence [Schein] de
l'immédiateté dont la causalité efficiente [wirkende Causalität], effective, la dépouille»[4].

L’action de la puissance, c.-à-d. de la substance agent sur la substance passive, est une action
violente, action qui toutefois a pour objet soi-même, c.-à-d. la substance qui est la présupposition de
son action et qui en soi est identique à son agir: cette substance est ce qui rend possible la
manifestation de l’action elle-même. Ce qui apparaît comme action d'une violence exercée par un
agent sur un patient, est, en réalité, une illusion d’optique; l’agent ne fait rien d’autre qu’enlever
l’immédiateté du patient (ou mieux: le patient posé comme condition préalable de son action) et
révéler les supposées extériorité et immédiateté comme un lieu de la puissance: en conclusion, la
violence est la Erscheinung, le phénomène de la puissance, à travers lequel la substance passive
devient ce qu’elle est toujours déjà, ce auquel elle est destinée à jamais.
Ainsi Hegel conclut le cours de ces pensées:

«En subissant la violence d'une autre, la substance passive n'a donc que ce qu'elle mérite [Der
passiven Substanz wird daher durch di Einwirkung einer andern Gewalt nur ihr Recht angethan].
Ce qu'elle perd, c'est son immédiateté, la substantialité qui lui est étrangère. Ce qu'elle reçoit comme
lui étant étranger, c'est-à-dire la détermination d'être posée constitue, en fait, sa détermination propre.
Mais du fait qu'elle se trouve ainsi posée dans la détermination qui lui est propre [ihre eigene
Bestimmung], on aurait tort de conclure à sa suppression, car en recevant cette détermination elle se
retrouve plutôt elle-même et revient à sa nature originelle. D'une part, donc, la substance active
conserve et pose la passive, dans la mesure notamment où elle se supprime elle-même; mais, d'autre
part, la substance passive elle-même cherche à se rejoindre, à devenir le primitif, la cause. Pour elle,
être posée par un autre et devenir soi-même se fondent en un seul et même processus [ein und
dasselbe]»[5].

La substance passive reçoit de la violence ce qui lui revient de droit: elle perd l’immédiateté et reçoit
sa détermination en tant qu’être posé. Donc, en premier lieu, la substance passive est posée par la
substance active comme être posé en soi, et ««reçoit en soi une action de l'autre substance»; et, en
second lieu, elle produit une «réaction contre la cause agent». Tandis que dans la causalité déterminée
la cause qu’un individu est et la cause qu’un individu a étaient distinctes, dans l’action et la réaction,
chaque individu est aussi bien la cause que l’effet. Donc, l’action et la réaction ne produisent pas le
mauvais infini de la régression et du progrès indéterminé de la causalité transitive, mais, au contraire,
produisent un «agir infini réciproque» qui n’est rien d’autre que la causalité repliée sur elle-même,
laquelle finalement abandonne la métaphore géométrique imparfaite de la ligne droite pour prendre
celle parfaite du cercle. Ainsi, la voie pour l’action réciproque (« Wechselwirkung ») est ouverte
dans les termes d’une causalité mutuelle entre substances qui se présupposent et se conditionnent
l’une l’autre. Enfin, chaque résidu d’immédiateté est enlevé (en tant que posé), et, donc, nous
sommes en face de substances et non plus de substrats. L’action réciproque est la causalité même, le
concept de causalité et la causalité parvenue au concept, est la causa sui.
Prenons maintenant nos distances du discours hégélien pour en observer de loin la stratégie. Pour
que le saut du règne de la nécessité au règne de la liberté, de la substance au sujet, de l’obscurité à la
transparence, à la lumière devienne possible, il est nécessaire qu’intervienne l’instance de la violence,
qui sert précisément pour ôter cette obscurité. Cependant, cette violence apparaît telle seulement à un
regard superficiel, puisqu’en réalité elle s’exerce seulement en apparence sur une prémisse
immédiate, sur une accidentalité obscure (« Zufälligkeit »); en réalité cette contingence, cette

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obscurité a été posée exactement par la lumière du concept pour être transformée en liberté par la
puissance de la nécessité. La lumière utilise l’obscurité, lui donne dignité, la libère de la sombre nuit
de l’insensé pour l’introduire dans le dessin en clair-obscur d’un monde qui laisse paraître
graduellement une échelle de déterminations: violence est le trait noir sur le papier blanc, violence
seulement apparente, puisque par son moyen le papier s’ennoblit, devient ce à quoi il était destiné :
dessin, sens. Maintenant, si nous prenons en considération les effets implicites du discours hégélien
sur la causalité, pris dans sa stratégie globale, il émerge clairement le fait que le sens s’éclaire
uniquement avec la violence, qui néanmoins est seulement apparente. En bref (résumons) : 1) la
violence est nécessaire ; 2) la violence n’est pas réelle, elle n’est pas wirklich, non seulement parce
que ce n’est pas elle qui agit, wirken, et qui produit un effet, Wirkung, c.-à-d. elle n’est pas le moteur
du procès, mais aussi parce que son arrivée est l’effet d’une illusion d’optique produite par le dernier
niveau de la logique binaire des catégories métaphysiques (Wirkung und Gegenwirkung), illusion
d’une dualité qui se résoudra dans l’unité de l’idée.

2. La violence dans la téléologie

Nous arrivons maintenant au second lieu théorique. De même que dans la logique objective, aussi
dans la logique subjective le mot Gewalt paraît dans la diachronie du système, dans un lieu crucial du
point de vue stratégique: il est un signal directionnel sur la route qui mène de la téléologie à l’Idée.
Dans la logique objective comme dans la Wirklichkeit, la violence paraît sur le seuil, dans le
Zwischen entre objectivité et subjectivité, mieux encore: sur la limite de cette dualité, avant qu’elle ne
soit dépassée et inclue dans une unité supérieure, le concept adéquat. C’est encore au point de
passage entre objet et sujet, au point où l’objectivité s’élève à son niveau le plus haut, la téléologie, et
juste avant de devenir subjectivité, idée, que la violence apparaît dans le scénario prédisposé par la
syntaxe conceptuelle hégélienne.
La téléologie affleure dans Hegel à partir de la dialectique entre mécanisme et finalisme: la positivité
du finalisme se trouve dans l’unité essentielle, tandis que la négativité se trouve dans l’imposition de
cette unité essentielle, d’une façon aussi extrinsèque et accidentelle qu’il lui est préférable
l'accidentalité de la tautologie mécaniste. Kant a ouvert la voie pour surmonter le coté négatif du
finalisme, à travers la distinction entre finalité extérieure et finalité interne. Pour Hegel, le problème
est alors de reprendre et pousser jusqu’à ses extrêmes conséquences l’intuition kantienne; c.-à-d., il
s’agit de trahir et en même temps de rendre vraie l’entreprise kantienne en pensant encore une fois la
métaphysique comme une science, sans la naïveté dogmatique d’un Wolff ou d’un Mendelssohn
mais plutôt par le dur exercice du transcendantal.
Une fois établi la primauté de la finalité intérieure, Hegel commence à analyser chaque moment à
travers lequel il arrive à déduire le concept spéculatif de la téléologie:
a) La fin sunjective. La fin est le concept subjectif dans le sens d’«effort» ou d’«élan» à devenir
extérieur, à se poser comme extériorité. Il est analogue, d’un coté, au concept de force bien qu’il soit
une force qui se sollicite toute seule vers sa propre extériorisation, et de l’autre, au concept de cause
bien qu’il soit une cause qui est cause d’elle-même ou dont l’effet est immédiatement la cause. La fin
est un subjectif et son activité s’adresse contre une objectivité extérieure: en effet il a devant lui un
monde objectif mécanique et chimique auquel se refait son activité comme à quelque chose déjà
existant. Ainsi Hegel détermine la dialectique de la fin: «On peut donc définir le mouvement de la
fin, en disant qu'elle tend à supprimer sa présupposition c'est-à-dire l'immédiateté de l'objet, et à le
poser comme étant déterminé par le concept»[6].
b) Le moyen. Un intérieur est posé dans la fin et, en même temps, un monde extérieur, tout à fait
indifférent par rapport aux déterminations de la fin, est présupposé. Ce tableau conceptuel donné,
Hegel démontre que, pour être mené à terme, le but a besoin d’un moyen, qui est une existence
externe fonctionnant comme moyen terme. Or, Hegel souligne comme, dans cette relation, concept et
objectivité se trouvent liés dans le moyen seulement de façon extrinsèque, car ce moyen est un objet
mécanique. Cependant, le moyen est absolument pénétrable au but et est susceptible de cette
communication de sens seulement parce qu’il est identique au but.
c) La fin réalisée. La fin, qui opère dans son moyen, ne doit donc pas déterminer l’objet immédiat
comme un objet extrinsèque, et celui-ci doit se fondre par lui-même à l’unité du concept. En d’autre
termes, l’activité extérieure du but, à travers le moyen, doit se dépasser.
Dans ce cadre théorique, Hegel détermine la violence comme l’effet de l’action du but sur l’objet à
travers le moyen :

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«Le fait que la fin se rapporte directement à un objet et le transforme en moyen, de même qu'elle se
sert de celui-ci pour déterminer un autre objet, ce fait, disons-nous, peut être considéré comme une
violence [kann als Gewalt betrachtet werden] infligé à l'objet, puisque la fin apparaît comme ayant
une nature différente de celle de l'objet, et que les deux, fin et objet, semblent s'opposer comme des
totalités différentes. Mais que la fin contracte des rapports médiats avec l'objet et intercale entre
elle-même et celui-ci un autre objet, c'est ce qui doit être considéré comme une ruse de la raison [List
der Vernunft]. Le caractère fini de la rationalité consiste, comme nous l'avons dit, en ce que la fin se
rapporte à l'extériorité de l'objet»[7].

L’activité est donc le fait de soustraire elle-même de l’apparence de l’extériorité, dépassement de soi
qui peut apparaître comme violence seulement si la fin, le moyen et l’objet extérieur, sur lequel
s’exerce la fin, sont considérés comme des altérités non médiables. En réalité, la fin réalisée se révèle
être le point qui détermine la dialectique de ces trois moments, lesquels appartiennent au déroulement
du concept: «Le processus téléologique est la traduction [Übersetzung] dans l'objectivité du concept
ayant une existence distincte en tant que concept. Et l'on constate que cette traduction équivaut à la
jonction du concept avec lui même»[8].
Hegel conclut que «on peut donc dire que dans l'activité téléologique la fin constitue le
commencement, que la conséquence est la prémisse, que l'effet est la cause; qu'elle est un devenir de
ce qui est devenu, qu'elle n'appelle à l'existence que ce qui existe déjà»[9], et que, comme dans la
dialectique de la Wechselwirkung, la violence donc n’est plus que l’illusion d’une opacité qui a été
posée comme telle pour être conduite à la transparence. Le but réalisé ordonne les mouvements du
but subjectif, du moyen et de l’objet à partir du point final du processus, en les utilisant comme pions
sur un échiquier pour mener à bien sa stratégie: la violence n’est que l’effet d’optique de qui observe
avec un point de vue limité (en ce sens l’expression hégélienne est symptomatique: kann als Gewalt
betrachtet werden»), de qui regarde au fini sans cueillir l’unité du processus, qui est entièrement
imprégné par le concept. Si on désire nommer le sujet de ce regard extérieur, qui voit la violence
dans le fini sans pénétrer la rationalité globale dans laquelle elle est insérée, on peut l’identifier à une
faculté, l’intellect, qui fixe les finitudes sans en pénétrer la relation vitale avec l’infini.
Cependant, nous avons encore un point à souligner dans l’argumentation hégélienne: l’apparition sur
la scène théorique, au beau milieu de la redéfinition du concept de finalité, d’une expression, List der
Vernunft, qui appartient à tout autre domaine du système, à savoir à l’esprit objectif, à la philosophie
de l’histoire. «Ruse de la raison» est le nom qu’Hegel, dans ses leçons sur la philosophie de
l'histoire, donne à la stratégie de la raison dans l’histoire, à sa façon d’utiliser les instincts, les
passions, les désirs et les actions des individus pour réaliser son plan universel, en laissant ensuite
tomber ces mêmes individus comme des «coquilles vides». Or, ce qu’Hegel construit dans la
téléologie c’est la structure logique-ontologique de l’historicité, où la violence est toujours exercée,
comme nous verrons plus en détail, sur ce qui n’a plus de réalité, de vie, et donc qui est supprimé
comme quelque chose d’inessentiel au processus.

3. La violence dans la Philosophie du droit

La structure intemporelle conceptuelle de la Grande Logique détermine la dialectique historique de la


violence. Dans le Principes de philosophie du droit la violence occupe l’espace théorique d’un seuil,
celui entre les États et l’histoire[10]: elle apparaît comme une Krieg où Hegel parle du droit extérieur
de l’État en définissant théoriquement le genre de rapports entre les États indépendants. Les États se
trouvent les uns envers les autres dans la même situation représentée par Hobbes au regard des
hommes dans l’état de nature, avec la seule différence qu’il n’existe aucune lex naturalis qui puisse
être rendue effective par un pouvoir coercitif super partes. En d’autre termes, le projet kantien d’une
paix perpétuelle, obtenue par une confédération des États capables de régler tout conflit, reste pour
Hegel sur le niveau du devoir être : «Il n'y a pas de préteur – conclut Hegel – entre les Etats, tout au
plus un arbitre et un médiateur, et encore de manière seulement contingente, c'est-à-dire selon des
volontés particulières»[11].
Dans la mesure où les volontés particulières des États ne trouvent pas d’entente, leur controverse
peut donc «être décidée seulement par la guerre [Krieg]». Cependant, la violence qui se dégage dans
cette forme spécifique de Wechselwirkung n’est pas, encore une fois, accidentelle, mais laisse briller

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les lueurs du concept à travers le chemin de l’histoire du monde :

«Dans le rapport des Etats les uns avec les autre, [et] parce qu'ils y sont en tant que particuliers,
intervient le jeu extrêmement mobile de la particularité interne des passions, des intérêts, des fins, des
talents et des vertus, de la violence, du déni du droit et des vices, ainsi que celui de la contingence
extérieure, et ce dans les plus grandes dimension du phénomène[;] – c'est un jeu ou le tout éthique
lui-même, la subsistance par soi de l'Etat, est exposé à la contingence. Les principes des esprits des
peuples, en raison de leur particularité – en laquelle ils ont leur effectivité objective et leur conscience
de soi en tant qu'individus existants – sont de manière générale des principes bornés, et leur destins
et leurs actes dans leur rapport mutuel sont la dialectique phénoménale de la finité de ces esprits, à
partir de laquelle l'esprit universel, l'esprit du monde, se produit comme ce qui est dépourvu de
bornes, tout comme c'est lui qui, à même ces esprits, exerce son droit – et son droit est le plus élevé
de tous – dans l'histoire du monde, en tant que tribunal du monde»[12].

Des profondeurs obscures de la mer du Wechselwirkung des passions, des intérêts, des
vices, des vertus et des violences subjectives transparaît la lumière du concept : l’histoire du monde
n’est pas en effet le «simple tribunal de la puissance de l'esprit, c'est-à-dire la nécessité abstraite et
dépourvue de raison d'un destin aveugle [blinde Schicksal]»[13], mais plutôt le développement de
l’autoconscience et de la liberté de l’esprit : «L'histoire de l'esprit est son ouvrage [seine Tat], car il
n'est que ce qu'il met en ouvre, et son ouvrage est de se faire objet de sa conscience, de s'appréhender
en se commentant pour lui-même»[14].
Les États, les peuples et les individus sont conscients du degré de l’évolution de l’esprit qu’ils
portent et, en même temps, ils sont les instruments et les membres inconscients du travail de l’esprit
qui élabore la transition au degré supérieur à travers eux :

«Justice et vertu, déni du droit, violence et vice, les talent set leurs faits, les petite set les grandes
passions, responsabilité et irresponsabilité morale, magnificence de la vie individuelle et celle du
peuple, subsistance par soi, bonheur et malheur des Etats et des individus-singuliers, ont leur
signification et leur valeur déterminées dans la sphère de l'effectivité consciente, et y trouvent leur
jugement et leur justice, toutefois imparfaite. L'histoire du monde intervient en dehors de ces points
de vue; en elle, ce moment nécessaire de l'idée de l'esprit du monde qui est le degré présent de
celui-ci reçoit son droit absolu, et le peuple qui y vit, ainsi que ses oeuvres, reçoivent leur
accomplissement, leur bonheur et leur gloire»[15].

L’histoire est la configuration de l’esprit sous la forme de l’événement, de la réalité naturelle


immédiate et le développement est présent en tant que succession de principe naturel immédiat
chacun d'entre eux revient a un seul peuple. Or, au peuple à qui revient tel moment en tant que
principe naturel immédiat «est confiée l'exécution de ce principe dans la progression de la conscience
de soi, qui se développe, de l'esprit du monde [Weltgeist]»[16]. Ce peuple est, dans l’histoire du
monde, pour cette époque, le peuple dominant, mais seulement pour une fois, même si de façon
totale :

«Face à ce droit absolu qui est le sien d'être le vecteur du degré présent de développement de l'esprit
du monde, les esprits des autres peuples sont dépourvus de droit et, comme ceux dont l'époque est
révolue, ils ne comptent plus dans l'histoire du monde»[17].

La Gewalt de la logique se manifeste dans la forme historique de la Krieg. Elle se dégage contre les
peuples qui obscurent la transparence de l’esprit d’une époque. Ce qui subit la violence reçoit ce
qu’elle se mérite dans le déroulement du processus («Der passiven Substanz wird daher durch die
Einwirkung einer andern Gewalt nur ihr Recht angethan»), elle voit inscrit dans son corps, comme
dans le célèbre récit de Kafka, le jugement du Weltgericht. Mais au fond, le point de vue qui saisit la
violence est encore limité, illusoire, comme Hegel écrit dans la logique subjective, « …kann als
Gewalt betrachtet werden », mais par une faculté comme celle de l’intellect, qui veut donner
subsistance au moment particulier tout en évitant de l’introduire dans le cadre de la totalité: les
peuples, qui subissent la violence sont, en effet, dépourvus d’esprit, ne sont pas contemporains, sont
dotés d’une forme d’existence fantomatique, sans vie, survivances d’un Zeitgeist désormais passé
dans l’histoire du monde. Donc, en subissant violence, ils ne font rien d’autre que rendre exécutoire

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le jugement du tribunal de l’histoire (Welthgericht) dans une manière tout à fait différent de celle
utilisée par le châtiment pour réaffirmer sur le délinquant le droit nié. Hegel écrit dans les Principe de
philosophie du droit :

«La lesion que subit le criminel n'est pas seulement juste en soi, - en tant que juste, elle est en même
temps sa volonté qui est en soi, en être-là de sa liberté, elle est son droit; mais elle est aussi un droit à
même le criminel lui-même, c'est-à-dire un droit posé dans sa volonté étant-là, dans son action. En
effet, dans son action, en tant qu'elle est celle d'un être rationnelle, réside le fait quelle est quelque
chose d'universel, que par elle est établie une loi qu'il a reconnue pour elle-même en elle, donc sous
laquelle il peut être subsumé comme sous le droit qui est le sien»[18].

4. La violence dans l’Anti-Dühring

Parcourir ces textes a mis en évidence comment, dans la syntaxe conceptuelle hégélienne, la violence
constitue un moment nécessaire du devenir-sujet de la substance. La reprise par Engels de la
dialectique hégélienne, bien que renversée, c.-à-d. fondée sur l’économique et non plus sur l’idée,
conserve pratiquement inchangé la syntaxe conceptuelle qui règle le passage de la nécessité à la
liberté, de la Wechselwirkung de la nature et de l’histoire jusqu’à la transparence, enfin réalisée dans
le communisme[19]. Ceci ressort de façon exemplaire, si nous considérons un texte très important
pour la tradition marxiste, l’Anti-Dühring de Friedrich Engels. Dans cette œuvre, à l’intérieur de la
seconde section («Economie politique»), trouve place une «Théorie de la violence», qui sera ensuite
réélaborée dans un texte autonome et publiée posthume sous le titre de Le rôle de la violence dans
l’histoire.
Les thèses engelsiennes sur la violence sont construites en controverse avec l’assertion d’Eugen
Dühring selon lequel «la forme des rapports politiques est l'élément historique fondamental et les
dépendances économiques ne sont qu'un effet ou cas particulier, elles sont toujours de faits de
second ordre»[20]. L'élément primordial, selon Dühring, est «la violence politique immédiate et non
pas seulement […] une puissance économique indirecte»[21], et en conséquence, «tous les
phénomènes économiques s'expliquent par des causes politiques»[22].
Dühring donne, comme symbole de la primauté de la violence politique sur le facteur économique, le
rapport entre Robinson Crusoé et Vendredi. En opposition à cet exemple, Engels montre comme
aucune violence ne peut être considérée en tant que cause première, mais, en réalité, elle présuppose
des conditions pour être exercée. Dans le cas de Crusoé et de Vendredi il ne suffit pas que le premier
possède une épée pour que le second soit asservi; pour utiliser un esclave il est nécessaire de
posséder les instruments et les objets pour son travail et avoir les moyens nécessaires pour sa
subsistance: la violence est donc uniquement le moyen, tandis que la fin est l’avantage économique.
La violence politique ne peut pas être considérée comme un fait primitif, elle doit être plutôt
historicisée: Engels montre comme la violence n’est pas «un simple acte de la volonté», mais comme
elle présuppose des conditions d’existence déterminées, (pour toutes) : la production d’armes, dont
le niveau technique est décisif pour la résolution des conflits :

«la victoire de la violence repose sur la production d'armes, et celle-ci à son tour sur la production en
général, donc… sur la 'puissance [Macht] économique', sur l''état économique', sur les moyens
matériels qui sont à la disposition de la violence»[23].

Le premier mouvement du discours engelsien est donc une relativisation historiciste de la violence
qui passe de cause première métaphysique à instrument déterminé par des facteurs
socio-économiques. A ce propos Engels donne l’exemple de la révolution de l’art de la guerre au
XIV siècle, provoquée par l’introduction de la poudre à canon, introduction qui ne fut pas un «acte
de violence [Gewalttat], mais un progrès industriel et, donc, économique»[24]. Et il conclut en disant
que «il n'est pas un sous-officier zélé qui ne fût capables dès aujourd'hui d'éclairer M. Dühring sur la
façon dont la conduite de la guerre dépend de la productivité et des moyens économiques qui aident
la 'violence' à remporter la victoire»[25].
Le second mouvement du discours, est la définition précise de le « rôle que joue la violence dans

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l’histoire vis-à-vis de l'évolution économique»[26]:

«D'abord, toute violence politique repose primitivement sur une fonction économique de caractère
social et s'accroît dans la mesure où la dissolution des communautés primitives métamorphose les
membres de la société en producteurs privé, les rend donc plus étrangers encore aux administrateurs
des fonctions sociales communes. Deuxièment, après s'être rendue indépendante vis-à-vis de la
société, après être devenue, de servante, maîtresse, la violence politique peut agir dans deux
direction. Ou bien, elle agit dans le sens et dans la direction de l'évolution économique normale.
Dans ce cas, il n'y a pas de conflit entre les deux, l'évolution économique est accélérée. Ou bien, la
violence agit contre l'évolution économique, et dans ce cas, à quelques exceptions près, elle
succombe régulièrement au développement économique» [27].

De la Wechselwirkung des facteurs qui constituent l’histoire de la société humaine, surgit de façon
incessante le telos du développement économique (de même façon que chez Hegel surgit le
développement de l’Idée). La violence peut donc accélérer ou ralentir le cours du développement
historique, mais elle ne peut jamais le modifier. Toutefois, dans le discours engelsien apparaît une
ultérieure nuance, qui le rapproche de façon plus radicale à la théorie hégélienne :

«Pour M. Dühring la violence est le mal absolu, le premier acte de violence est pour lui le péché
originel, tout son exposé est une jérémiades sur la façon dont toute l'histoire jusqu'ici a été ainsi
contaminée par le péché originel, sur l'infâme dénaturation de toutes les lois naturelles et sociales par
cette puissance diabolique, la violence. Mais que la violence joue encore dans l'histoire un autre rôle,
un rôle révolutionnaire; que selon les paroles de Marx, elle soit l'accoucheuse de toute vieille société
qui en porte une novelle dans ses flancs; qu'elle soit l'instrument grâce auquel le mouvement social
l'emporte et met en pièces des formes politiques figées et mortes – de cela, pas un mot chez M.
Dühring»[28].

Ainsi que chez Hegel, la violence est le phénomène de la puissance, de l’action exercée par ce qui est
vital sur ce qui est mort et raide, sur ce qui, bien qu’ayant une existence positive (Realität), n’a plus
une réalité effective (Wirklichkeit) parce qu’elle est une survivance d’une époque désormais révolue:
chez Engels, la violence est la ruse de l’économique qui détruit le pouvoir politique quand il
s’oppose au développement des forces productives, forme de destruction qui a son paradigme dans
la révolution française. La révolution communiste, en répétant et en radicalisant le mouvement de la
révolution française, produira le saut de l'humanité du règne de la nécessité à celui de la liberté.

5. Le rôle de la violence dans l’ordre du discours de Hegel et de Engels

Nous avons montré comment le passage de la substance au sujet, du règne de la nécessité au règne
de la liberté est possible seulement à condition qu’intervienne le moment de la violence. Qu’est-ce
donc la violence? Reprenons rapidement les résultats recueillis dans notre itinéraire hégélien: dans la
Wirklichkeit, la violence est le phénomène de l’action de la puissance sur une prémisse ou altérité;
dans la téléologie, elle est l’effet de l’action de la fin subjective sur un monde objectif à travers un
moyen. Une telle grammaire conceptuelle fait en sorte que l’apparition historique de la violence sous
la forme de la Krieg dans la Weltgeschichte, comme action de l’État qui domine sur les États
dominés, soit :
1) l’effet de l’action du concept, du logos, sur une altérité posée par lui comme prémisse
nécessaire à son action ;
2) l’illusion du fini produite par l’incapacité de l’intellect de saisir la totalité du processus.
La nécessité de l’action violente sur la passivité prémisse dématérialise les effets de la violence. La
première apparition du terme violence dans la logique de l’essence pose exactement
l’être-toujours-déjà de la violence, son a-temporalité, qui fera apparaître chaque forme de violence
historique dans les termes d’une répétition épuisée de l’action toujours-déjà-arrivé. Comme le disait
Ernst Bloch la violence dans le système hégélien est exactement la violence qui est étudiée sur les
bancs d’écoles, une violence qui arrive toujours et qui n’arrive jamais, précisément parce que la
contingence qui la caractérise est traversée par une nécessité supérieure: les choses qui subissent la

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violence reçoivent ce qu’elles se méritent dans le déroulement du processus. Hegel ne s’arrête pas un
seul instant sur ce que la violence détruit, sur ce qui est effacé à jamais par son action, parce que
l’ordre du discours interdit le désespoir en face de l’abîme de la douleur, d’une perte sèche non
récupérable à la dialectique du processus, que la violence provoque. La violence est une illusion du
fini, au fond ce n’est rien de plus que le symptôme du mouvement avec lequel le concept se
réapproprie de l’extériorité, s’illumine, en d’autres termes, le symptôme de la liberté. Ce qui est
détruit a été posé pour être détruit et sa destruction est l’expérience qui sera conservée tout au long
du chemin de l’esprit.
Or, si nous substituons au logos l’économique, si nous remettons sur ses jambes la dialectique qui
était la tête à l’envers, nous pouvons reconnaître sous des différences marginales la même syntaxe
chez Engels, syntaxe qui produit une série d’effets très importants:
1) l’univocité de la violence, son être l’indicateur de la direction et non le moteur du processus;
2) l’avènement ponctuel de la violence, son caractère d’épiphénomène d’un saut de niveau ;
3) sa dématérialisation, au moment où elle s’exerce sur ce qui est mort et raide.
Dans les très célèbres conclusions de Marx au chapitre 24 sur l’«expropriation des expropriateurs»
nous croyons pouvoir retrouver une syntaxe de cette espèce:

"Le mode d'appropriation capitaliste issu du mode de production capitaliste, la propriété privé donc,
est la négation première de la propriété privée individuelle, fonde sur le travail fait par l'individu.
Mais la production capitaliste engendre a son tour, avec l'inéluctabilité d'un processus naturel, sa
propre négation. C'est la négation de la négation. Celle-ci ne rétablit pas la propriété privée, en tout
état de cause, la propriété individuelle fondée sur les conquêtes mêmes de l'ère capitaliste: sur la
coopération et la propriété commune de la terre et de moyens de production produits par le travail
proprement dit»[29]

Ici, la violence est unidirectionnelle, elle montre précisément la direction du processus historique ;
elle est ponctuelle, en apparaissant dans les sauts de niveau ; elle est immatérialisée par le regard qui
sait embrasser la totalité du processus dans ses doubles mouvements de négation, qui conduit de la
féodalité au communisme, de la nécessité à la liberté.

6. Dialectique ou archéologie de la violence?

On doit maintenant se demander si cette dialectique de la violence, qui apparaît aussi bien dans le
concept de la double négation que dans la métaphore de l’accouchement, est vraiment la structure
philosophique du chapitre 24, ou, plutôt, si elle n’est pas une sorte de déformation de ce chapitre.
Dans un texte, écrit en 1982 et publié posthume, Althusser oppose, dans les oeuvres économiques
de Marx, une conception téléologique à une conception aléatoire du mode de production. Sans aucun
doute, au premier genre est lié un concept de violence commandé par la syntaxe hégélienne: le moyen
de production féodal est en ceint du moyen de production capitaliste, le second est contenu en germe
dans le premier (encore Leibniz et le préformisme), et la violence apparaît au moment de la naissance,
elle aide la naissance de toute façon inévitable. Mais, quel est le concept de violence liée à la
deuxième conception? Dans le premier paragraphe du chapitre 24, Marx écrit:

«La structure économique de la société capitaliste est issue [ist hervorgegangen] de la structure
économique de la société féodale. C'est la dissolution [Auflösung] de cette dernière qui a libéré
[freigesetzt] ses éléments»[30].

La première proposition semble pouvoir être ramenée à une logique téléologique et préformiste,
tandis que la seconde s’en échappe: la dissolution a libéré les éléments qui ne se retrouvent pas déjà
combinés nécessairement: leur combinaison est aléatoire. Althusser écrit dans un texte
dactylographié de 1966, intitulé «Sur la genèse»:

«1) les éléments définis par Marx se ‘combinent’, je préfère dire (pour traduire le terme de
Verbindung) se ‘conjoignent’ en ‘prenant’ dans une structure nouvelle. Cette structure ne peut être
pensée, dans son surgissement comme l’effet d’une filiation, mais comme l’effet d’une conjonction.
Cette Logique nouvelle n’a rien a avoir avec la causalité linéaire de la filiation ni avec la causalité

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‘dialectique’ hégélienne, qui ne fait qu’énoncer à haute voix ce que contient implicitement la logique
de la causalité linéaire. 2) Pourtant chacun des éléments qui viennent se combiner dans la
conjonction de la nouvelle structure (en l’espèce du capital-argent accumulé, des forces de travail
‘libres’ c’est-à-dire dépouillées de leurs instruments de travail, des inventions techniques) est
lui-même, en tant que tel, un produit, un effet. Ce qui est important dans la démonstration de Marx
c’est que ces trois éléments ne sont pas les produits contemporains d’une seule et même situation: ce
n’est pas, autrement dit, le mode de production féodal qui, à lui seul, et par une finalité providentielle,
engendre en même temps les trois éléments nécessaires pour que ‘prenne’ la nouvelle structure.
Chacun de ces éléments a sa propre ‘histoire’, ou sa propre généalogie […]: les trois généalogies
sont relativement indépendantes. On voit même Marx montrer qu’un même élément (les forces de
travail ‘libres’) peut être produit comme résultat par de généalogies tout à fait différentes. Donc les
généalogies des trois éléments sont indépendantes les unes des autres, et indépendantes (dans leur
co-existence, dans la co-existence de leur résultats respectifs) de la structure existante (le mode de
production féodal). Ce qui exclut toute possibilité de résurgence du mythe de la genèse: le mode de
production féodal n’est pas le ‘père’ du mode de production capitaliste au sens ou le second serait,
aurait été contenu ‘en germe’ dans le premier»[31].

Si nous lisons le chapitre 24 dans cette perspective, la violence perd les traits d’unidirectionnalité, de
ponctualité et d’immatérialité que la syntaxe philosophique hégélienne lui donne, un vendredi saint
nécessaire sur la voie vers l’esprit (ou vers le communisme), pour recouvrer la pluralité de formes,
l’envahissement et la matérialité d’une historicité qui n’est pas dominée par le rythme d’une essence
mais par un polychronisme fondamental.
1) Pluralité de formes. Le terme violence est la forme récapitulative et générale d’une pluralité de
processus réels qui comprennent aussi bien la conquête que l'asservissement, le crime que le
pillage[32]. Ce n’est pas l’indicateur directionnel univoque d’un processus de transition d’une
société à l’autre, qui arrive à la fois partout. Elle dissout certaines formes d’existence de la société
féodale en libérant des éléments qui se rejoindront en donnant lieu à la société capitaliste, mais jamais
à travers un modèle de causalité simple et transitive: le prolétariat anglais (et la localisation du
processus est déjà une précaution méthodologique envers n'importe quelle philosophie holistique de
la violence) est l’effet d’une pluralité de causes qui, d'aucune façon, le contenaient auparavant (la
dissolution des suites féodales, la clôture des terres communales pour le pâturage des brebis, le vol
des biens ecclésiastiques par la Réforme, le clearing of estates, c.-à-d. l’expulsion des fermiers de la
grande propriété), chacune desquelles doit être analysée dans sa spécifique temporalité (par exemple:
dans la différence entre l’instantanéité relative du vol des biens ecclésiastiques et du clearing of
estates en haute Ecosse et en Irlande et le très long processus d’expropriation des terres communales
(Gemeindeeigentum), processus qui commence au XV siècle et se termine au XVIII siècle tout en
changeant de nature de «action violente individuelle» à utilisation de la «loi [comme] véhicule du
vol»[33]. Donc, la violence prend un sens seulement dans une histoire faite au futur antérieur, ex
post, où la fluctuation qui précède la conjonction est emprisonnée dans un temps linéaire et
téléologique.
2) L’envahissement. La violence n’est pas du tout ponctuelle, elle n’apparaît pas pour signaler le saut
de niveau mais elle agit d’une manière envahissante à différents strates, dans la séparation violente
des producteurs et de leurs moyens de production (selon temporalités et modalités différentes), dans
la législation contre le vagabondage, laquelle «entre le grotesque et le terroriste» induit la discipline
nécessaire au «système de travail salarié»[34] produit par cette séparation, et, enfin, dans la
législation «pour 'réguler' le salaire, c.-à-d. pour le faire entrer de force dans les limites qui
conviennent aux faiseurs de plus-value, pour rallonger la journée de travail et maintenir l’ouvrier
lui-même dans un degré de dépendance normal»[35]. Mais, cette pluralité des niveaux ne constitue
pas une série de degrés successifs ciselée par la violence, plutôt, elle constitue une enchaînement
complexe où la violence produit certaines fois les effets prévus, d’autres fois des effets inattendus et
d’autre fois encore une perte sèche sans aucun effet.
3) La matérialité. Dans cette perspective, la violence recouvre toute sa lourde matérialité où redevient
visible dans les corps la douleur de la faim, de la pauvreté, de la captivité, de la discipline, de la
fatigue. Pas comme un illusoire épiphénomène d’un processus historique qui emporte ce qui est
mort, mais comme le tissu plural et omni-envahissant de la genèse et de la structure du mode de
production capitaliste (sans que la logique de la violence de la structure soit pensée comme telos de la
violence de la genèse). Ce n’est donc pas une dialectique de la violence, mais plutôt une archéologie

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de la violence, capable d’identifier la douleur infligée à chaque corps entre la complexe stratification
et différenciation des violences historiquement déterminées. Alors que les pages du chapitre 24
évoquent «les habitations des paysans et les cottages des ouvriers […] rasés de manière violente
[gewaltsam] ou condamné à tomber en ruine» dans le processus de transformation des champs en
pâturages pour brebis[36], «la suppression des monastères [qui] rejeta leurs habitants dans le
prolétariat»[37], le colossal « pillage des domaines de l'Etat»[38], les Bills of inclosures, c.-à-d. «la
loi [comme] instrument de pillage des terres du peuple»[39], le clearing of estates qui «a chassé les
hommes des grandes propriétés»[40]; encore, la législation sanguinaire sur le vagabondage contre
une grande masse d’hommes transformée en «mendiants, brigands et vagabonds», le fouet, les
chaînes, la prison, le fer rouge sur les chairs, la coupe de l’oreille, les lois criminels d’exception
contre les coalitions d’ouvriers, la barbarie et l’atrocité du système colonial, le rapt d’hommes, les
famines provoquées par la spéculation, l’assassinat, la rapine, la mise à prix des têtes d’hommes,
femmes et enfants.
Ces pages renvoient à d’autres pages extraordinaires, celles du chapitre 8 sur la journée de travail, où
la violence se manifeste comme prolongement indéfini du temps du travail quotidien, sous la forme
de réduction de la durée de pauses repas et repos, d’imposition du travail nocturne et du système des
équipes jusque dans ses formes extrêmes même, parfois, incroyables (jeunes enfants devant
travailler pendant plusieurs tours successifs): Marx rend presque tangible l’inhumaine fatigue
imposée aux corps des hommes et encore plus, des jeunes enfants par le processus de production;
fatigue inhumaine qui provoque des souffrances physiques et psychiques cause souvent de maladies
et de mort.
Archéologie de la violence, nous avons dit, archéologie capable de montrer comme la violence puisse
produire des effets historiques (ou bien ne pas les produire) mais ne jamais s’orner des lettres de
noblesse du Sens de l’histoire. Comme Benjamin écrit dans la plus belle de ses Thèses sur l’histoire:
«il n’y a pas de témoignage de culture qui ne soit, en même temps, témoignage de barbarie». Or, que
est que on peut en déduire de cette archéologie sur le plan d'un discours politique sur la violence? S'il
n'y a pas une loi du développement, la politique ne peut pas être déclenchée sur une philosophie de
l’histoire dont elle n'est que le corollaire et néanmoins peut être pensé comme l’irruption messianique
de l’éternité dans un temps dépourvu de qualités. La politique n'est qu'intervention dans la
conjoncture, intervention dans un horizon dominé par une temporalité plurielle dont l’entrelacement
offre l’occasion à la vertu ou bien la rend totalement inefficace. Or cette intervention doit être pensée
selon le modèle machiavélien du centaure, demi-homme demi-bête: c'est-à-dire que l'intervention
politique ne peut pas contourner la question de la violence précisément parce que l'ordre
socio-politique existante est toujours-déjà violent et cependant ne peut jamais décharger la violence
du poids du douleur que produit ni avoir de garanties sur son sens.

[1] K. Marx, Das Kapital, Erster Band, in Marx Engels Werke, Band 23, Berlin, Dietz Verlag, 1986, p. 779, tr. fr.
de J.-P. Lefebvre, Paris, PUF, 1983, pp. 843-844.
[2] Die philosophischen Schriften von G.W. Leibniz, hrsg. von C.I Gerhardt, Hildesheim, Georg Olms, 1960, Band
6, p. 610.
[3] Ibid., p. 604.
[4] G.W.F. Hegel, Wissenschaft der Logik, Erster Teil [Die objektive Logik (1812/1813), herausgegeben von F.
Hogemann und W. Jaeschke, in Gesammelte Werke, Band 11, pp. 405-406, tr. fr. par S. Jankélévitch, Tome III,
Aubier, Paris 1971, p. 233.
[5] Ibid., p. 406, tr. fr. cit., pp. 233-234.
[6] G.W.F. Hegel, Wissenschaft der Logik, zweiter Band «Die subjektive Logik», herausgegeben von F. Hogemann
und W. Jaeschke, in Gesammelte Werke, Band XII, 1981,p. 161, tr. fr. cit., Tome IV, p. 445.
[7] Ibid., pp. 165-166, tr. fr. cit., p. 451.
[8] Ibid., p. 167, tr. fr. cit., p. 452.
[9] Ibidem, tr. fr. cit., p. 453.
[10] En réalité elle apparaît aussi à l’origine des États, comme «le droit des héros [Heroenrecht] à fonder des Etats»
(G.W.F. Hegel, Grundlinien der Philosophie des Rechts, in Sämtliche Werke, Band VI, herausgegeben von G.
Lasson, Meiner, Leipzig 1930, p. 274, tr. fr. par J.-F. Kervégan, PUF, Paris 1998, p. 436).
[11] Ibid., p. 268, tr. fr. cit., pp. 426-427.

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[12] Ibid., pp. 270-271, tr. fr. cit., p. 430.


[13] Ibid., p. 271, tr. it. fr., p. 431.
[14] Ibidem, tr. fr. cit., p. 432.
[15] Ibid., pp. 272-273, tr. fr. cit., p. 433.
[16] Ibid., p. 273, tr. fr. cit., p. 434.
[17] Ibid., p. 273, tr. fr. cit., p. 434.
[18] Ibid., p. 89, tr. fr. cit., pp. 89-90.
[19] Pour une démonstration analytique de cette thèse cfr «Causa sui o Wechselwirkung. Engels tra Spinoza e Hegel»,
in AAVV, F. Engels cent'anni dopo. Ipotesi per un bilancio critico, a cura di Mario Cingoli, Teti, Milano 1998,
pp. 120-147.
[20] F. Engels, Herrn Eugen Dühring’s Umwälzung der Wissenschaft, in Marx Engels Werke, Band 20, Dietz
Verlag, Berlin 1986, p. 147, tr. fr. de E. Bottigelli, Editions Sociales, Paris 19??, p. 189.
[21] Ibid., p. 147, tr. fr. cit., p. 187.
[22] Ibid., p. 148, tr. fr. cit., p. 188.
[23] Ibid., p. 154, tr. fr. cit., p. 195.
[24] Ibid., p. 155, tr. it. fr., p. 196.
[25] Ibid., p. 159, tr. fr. cit., p. 200.
[26] Ibid., p. 169, tr. fr. cit., p. 175.
[27] Ibid., pp. 169-170, tr. fr. cit., p. 210.
[28] Ibid., p. 171, tr. fr. cit., p. 211.
[29] K. Marx, Kapital cit., p. 791, tr. fr. cit., pp. 856-857.
[30] Ibid., p. 743, tr. fr. cit, p. 805
[31] L. Althusser, "Sur la genèse", 22 septembre 1966, Archivio Montag.
[32] K. Marx, Kapital cit., p. 742, tr. fr. cit., p. 804.
[33] Ivi, p. 752, tr. fr. cit., pp. 815-816.
[34] Ivi, p. 765, tr. fr. cit., p. 828.
[35] Ivi, pp. 765-766, tr. fr. cit., 829.
[36] Ivi, p. 746, tr. fr. cit., p. 809.
[37] Ivi, p. 749, tr. fr. cit., p. 812.
[38] Ivi, p. 751, tr. fr. cit., p. 814.
[39] Ivi, p.752, tr. fr. cit., p. 815.
[40] Ivi, p. 756, tr. fr. cit., p. 819.

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