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revenu
garanti et
puissance
d’agir
Jérôme
Ceccaldi
20 · MULTITUDES 27 · HIVER 2007
limites d’un pouvoir. Dans cette optique, revendiquer un RG, c’est af-
firmer qu’il n’y a pas d’émancipation ou de progrès dans une société
sans progrès de l’amour de soi. En effet, la philosophie spinozienne du
conatus redéfinit l’amour de soi, en rupture avec la tradition théologique,
comme ensemble des procédés par lesquels une chose peut penser son
utile propre, qui va être du côté de la joie, donc de l’augmentation de
sa puissance. Le RG ne peut donc être défendu comme un nouveau
compromis historique, un nouveau partage entre travail et capital, où
les besoins d’une fraction du capital en force de travail flexible et in-
novante seraient pris en compte, mais comme la forme instituée d’un
amour de soi. Chaque chose singulière est travaillée par cet amour, l’être
est structuré amoureusement. Le RG n’est que l’expression politique
de cette tendance du réel à l’amour de soi, contre tous les discours du
workfare qui nous appellent au sacrifice de soi et à la haine de soi.
toute activité hors travail est bel et bien susceptible d’augmenter la pro-
ductivité de nos activités laborieuses : « l’accroissement du temps libre
(...) rétroagit sur la force productive du travail » (Marx) 14. Mais dans
une société qui institue une contrainte au revenu, cette rétroaction ne
profite qu’au capital. La vie est productive pour le capital parce qu’il
y a contrainte au revenu. Il ne s’agit donc pas de dédommager une vie
contrainte à la mise au travail par le capital, mais de lui permettre de
se soustraire à cette mise au travail, et de déployer sa nouvelle productivité
hors de la logique capitaliste.
Le mot d’ordre d’un salaire social équitable pour une vie humaine
globalement productive contient donc toutes les ambiguïtés qu’ont pu
contenir les revendications du mouvement ouvrier autour du salaire 15.
Il enferme la vie dans son rapport contraint avec le capital, et ne conçoit
le progrès que comme récupération d’une part de la richesse produite
dans le capital. Quelle joie pouvons-nous retirer d’une vie rémunérée
pour être au service d’une logique, celle de l’accumulation, qui ne sau-
rait épuiser le sens de l’agir humain ? Ce qui fonde la nécessité d’un
RG est une affaire de puissance, et non le dernier stade historique de
nos relations avec le capital.
Il y a chez Spinoza toute une théorie de l’ingenium : tempérament,
complexion, « naturel de chacun » 16, c’est une identité individuelle ir-
réductible, qui concerne simultanément l’esprit (opinions personnelles,
imaginaire propre) et le corps (constitution physique propre). Une
pensée de l’homme ne peut faire l’économie de la diversité naturelle
des hommes ; le concept de nature humaine doit subir la critique du
singulier, de la pluralité des naturels. « (...) Quoique les corps convien-
nent sur beaucoup, ils diffèrent cependant sur beaucoup plus, et c’est
pourquoi ce qui semble bon à l’un semble mauvais à l’autre ; ce qui
semble ordonné à l’un, confus à l’autre ; ce qui est agréable à l’un est
désagréable à l’autre (...) : autant de têtes autant d’avis. » 17 Au fond, si
l’on renonce à la définition marxienne du capitalisme comme mode de
production, pour lui préférer l’idée d’un procès de valorisation dont les
modalités varient et sont profondément historiques, on doit pouvoir le
penser comme ensemble d’ingenia. Il y a autant de manières de conce-
voir le but suprême d’une existence humaine que de tempéraments. Il
y a les tempéraments portés sur le plaisir, d’autres sur les honneurs,
d’autres, enfin, sur l’accumulation de capital ; c’est un lieu commun de
la philosophie morale 18. Mais Spinoza a ceci d’original qu’il décèle en
tout ingenium une tendance très prononcée à l’impérialisme : « chacun
par nature aspire à ce que tous les autres vivent selon son propre tem-
pérament ». Le RG n’abolira pas le capitalisme (comment fait-on pour
REVENU GARANTI · MAJEURE · 25