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REVENU GARANTI · MAJEURE · 19

revenu
garanti et
puissance
d’agir
Jérôme
Ceccaldi
20 · MULTITUDES 27 · HIVER 2007

Dans une vision éthique du monde, il est toujours question de pouvoir et


de puissance, et il n’est pas question d’autre chose.
Gilles Deleuze 1.

Le détour par Spinoza, pour qui s’engage à penser les fondements
d’un revenu garanti (RG), propose une singulière expérience de pen-
sée. Nous parlons non de ce spinozisme bien compris dont certains dé-
fenseurs du RG ne font pas secret, mais d’un réel détour : le revenu ga-
ranti aujourd’hui, dans la conjoncture qui est la nôtre, à l’épreuve du
discours le plus décontextualisé qui soit, le discours de l’ontologie, mais
aussi, finalement, de l’éthique, puisque le modèle du sage spinozien n’a
rien d’historiquement déterminé. La philosophie de Spinoza, en tant
qu’ontologie de la puissance, et projet éthique d’augmentation de cette
puissance, permet de clarifier ce qui peut être au fondement d’un re-
venu garanti, et amène par là à problématiser les argumentaires désormais
disponibles sur la question.

autant de droit que de puissance


Spinoza pense la sagesse et la liberté par rapport à la question des
« forces des affects » : « de la servitude humaine, autrement dit, des
forces des affects » ; « l’impuissance humaine à maîtriser et à contrarier
les affects, je l’appelle servitude » 2. Ces affects surviennent au gré des
rencontres, rythment l’histoire individuelle, mais ne relèvent pas d’une
sphère purement privée, détachée du champ social et politique, tel
l’inconscient freudien condamné au triangle étroit de la famille œdi-
pienne. La vie affective trouve toujours à se déployer dans un contexte
institutionnel déterminé. La dévalorisation des passions tristes est tou-
jours accompagnée de la dénonciation des institutions qui les exploi-
tent, les attisent, et assoient leur pouvoir sur elles : « Le grand secret du
régime monarchique et son intérêt vital consistent à tromper les hommes
en travestissant du nom de religion la crainte dont on veut les tenir en
bride ; de sorte qu’ils combattent pour leur servitude comme s’il s’agis-
sait de leur salut. » 3 Pareil schéma nous aide à penser l’expérience de
notre présent. Le grand secret du régime postfordiste, où l’accès au re-
venu passe paradoxalement par des emplois de plus en plus intermit-
tents et précaires, et son intérêt vital, consistent à tromper les hommes
en travestissant des noms de travail et de dignité la crainte dont on veut
les tenir en bride ; de sorte qu’ils combattent pour un poste de cais-
sière comme s’il s’agissait de leur salut.
Revendiquer un RG, c’est s’attaquer à ce système affectivo-institu-
tionnel.Tenus par une crainte de la déchéance, qui est produite par une
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dépendance monétaire instituée, nous acceptons n’importe quel em-


ploi, même dégradant, inutile, nuisible et sous-payé, nous n’avons pas
le pouvoir de refuser. Nous entrons en concurrence pour des miettes,
et pour des activités dont le sens et la finalité nous échappent ou nous
répugnent. La valeur travail intervient alors pour travestir le triste cal-
cul du moindre mal en réjouissant accomplissement de soi, au travers
de ce qui doit être vécu comme valeur et non comme contrainte. Le
RG institue pour tous la possibilité d’une fuite, hors de l’alternative in-
fernale emploi / misère, critique la valeur travail dans sa fonction de tra-
vestissement de la contrainte. C’est rendre à la contrainte toute sa di-
mension négative réelle, en tant qu’expérience d’une diminution de notre
puissance d’agir.
Ontologie de la puissance : chaque chose s’efforce, autant qu’il est
en elle, de persévérer dans son être. Ce qui différencie les choses sin-
gulières n’est pas cet effort (conatus ou potentia, dit Spinoza), qui est
universel, mais la manière de le satisfaire. C’est là qu’intervient la dif-
férence passion / action. On peut s’efforcer de persévérer dans son être
sur un mode passif, « quand il se fait en nous quelque chose, ou quand
de notre nature il suit quelque chose, dont nous ne sommes la cause
que partielle », et on accumulera nécessairement les affects de tristesse,
car l’effort, étant donné la situation de co-action dans laquelle il se trouve,
a des chances d’être contrarié ; on peut s’efforcer de persévérer dans
son être sur un mode actif, « quand il se fait en nous ou hors de nous
quelque chose dont nous sommes cause adéquate, c’est-à-dire quand
de notre nature il suit, en nous ou hors de nous, quelque chose qui peut
se comprendre clairement et distinctement par elle seule » 4, et nos af-
fects sont alors des affects de joie. Le RG, par conséquent, peut être
considéré comme l’étape institutionnelle d’une augmentation collec-
tive de la puissance d’agir. Par le relâchement de la contrainte moné-
taire qu’il induit, non seulement il institue un pouvoir de refuser, mais
il libère aussi des activités dont nous serions volontiers la cause adé-
quate mais qui, pour l’heure, ne sauraient être envisagées, parce qu’elles
ne sont pas rentables, parce que le conatus est accaparé par la course
effrénée au revenu. Avoir un revenu garanti c’est non pas être incité à
ne rien faire, mais être en mesure de faire quelque chose qui ne se com-
prend que par la finalité et le sens que je lui assigne, en tant que cause
adéquate de mon action.
« Autant de droit que de puissance. » 5 La philosophie de Spinoza est
une invitation à considérer la puissance comme seul discriminant
éthique, juridique et politique. Seule la puissance et ses variations dis-
tinguent le sage de l’ignorant, déterminent la légitimité d’une loi et les
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limites d’un pouvoir. Dans cette optique, revendiquer un RG, c’est af-
firmer qu’il n’y a pas d’émancipation ou de progrès dans une société
sans progrès de l’amour de soi. En effet, la philosophie spinozienne du
conatus redéfinit l’amour de soi, en rupture avec la tradition théologique,
comme ensemble des procédés par lesquels une chose peut penser son
utile propre, qui va être du côté de la joie, donc de l’augmentation de
sa puissance. Le RG ne peut donc être défendu comme un nouveau
compromis historique, un nouveau partage entre travail et capital, où
les besoins d’une fraction du capital en force de travail flexible et in-
novante seraient pris en compte, mais comme la forme instituée d’un
amour de soi. Chaque chose singulière est travaillée par cet amour, l’être
est structuré amoureusement. Le RG n’est que l’expression politique
de cette tendance du réel à l’amour de soi, contre tous les discours du
workfare qui nous appellent au sacrifice de soi et à la haine de soi.

le revenu garanti : entre ontologie de la chose


singulière et temporalité historique
Cette métaphysique peut paraître quelque peu décalée et inopéran-
te par rapport à tous les argumentaires qui visent, au contraire, à fon-
der le RG dans une analyse de la temporalité historique et des muta-
tions les plus récentes : problème de la stabilisation d’un néocapitalisme
cognitif 6, émergence d’une intellectualité diffuse, c’est-à-dire d’une
division non smithienne 7 du travail qui élargirait considérablement le
concept de travail productif et inviterait à repenser la question de ce
qui mérite salaire, etc. En effet, le conatus est un concept proprement
métaphysique, qui prend sa place dans une ontologie de la chose sin-
gulière. « Chaque chose singulière est déterminée à exister d’une cer-
taine manière (certo modo) par une autre chose singulière, cependant
la force par laquelle chacune persévère dans l’existence suit de la né-
cessité éternelle de la nature de Dieu. » 8 Exister, pour toute chose, c’est
être pris dans un ensemble de relations qui la déterminent et qui peu-
vent éventuellement la détruire 9, mais c’est aussi exprimer une puis-
sance qui n’est pas la sienne, la puissance infinie d’un réel éternel. Le
conatus est l’effet d’une intégration de la chose singulière finie dans un
réel nécessaire et infini. Pris dans les rapports de singularité à singula-
rité, toute chose est déterminée par une autre, mais prise dans un rap-
port d’intégration à la substance une et infinie, elle s’efforce de persé-
vérer dans son être, est force d’affirmation et de résistance.
Cette ontologie de l’existence singulière quelconque permet de pro-
blématiser, au demeurant, le rôle de la temporalité historique dans la
justification d’un RG. La temporalité historique est la dimension où
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prennent forme, pour l’existence humaine, ces relations de détermi-


nation qui sont des relations de détermination locale du fini sur le fini
(par opposition à l’intégration a-locale et anhistorique du fini dans l’in-
fini). Sous l’ère du capital, nous sommes déterminés à exister d’une cer-
taine manière, et cette manière est autre sous le capitalisme marchand,
sous le capitalisme industriel-fordiste, et sous le capitalisme postfor-
diste. La temporalité historique, dont la césure fordisme / postfordisme,
ne fonde pas directement la légitimité d’un RG en le consacrant comme
solution adéquate à notre présent, mais désigne ce qui, à chaque fois,
dans des formes différentes, diminue notre puissance d’agir, et nous
détermine à exister certo modo, soit comme ouvrier docile prisonnier
d’une société-usine, soit comme précaire dont l’intellect et la vie sont
mis au travail par les entreprises. L’histoire indique donc, indirectement,
les stratégies possibles d’une augmentation de la puissance d’agir.
En ce sens, quand les relations sociales sont affectées par la montée
en puissance du capital, la garantie d’un revenu peut apparaître comme
l’élément-clé d’une politique d’émancipation, par delà les mutations
profondes du capitalisme. L’histoire du RG tend à prouver qu’il s’agit
bien d’une revendication qui traverse le capitalisme en son entier,
même si d’autres solutions ont paru devoir s’imposer 10. Le RG est jus-
tifiable, et a été justifié, en plein fordisme, dans une société du plein-
emploi stable à vie, et, d’une manière générale, dans toute société où
la contrainte prend une forme monétaire, ce qui est le cas de la société
capitaliste. La logique de la puissance est un continuum anhistorique,
elle reste la même, même si elle est prise dans des formes d’exploita-
tion qui changent, et lui imposent de renouveler ses stratégies, ou ses
arguments à l’intérieur d’une même stratégie 11.Vouloir tout fonder sur
la conjoncture postfordiste, sur les reconfigurations hic et nunc du tra-
vail, du temps social, du savoir, c’est risquer de perdre de vue la logique
de la puissance.

le RG doit-il être un salaire social équitable ?


C’est le risque que prend la conception du RG comme rémunéra-
tion équitable d’une productivité diffuse et indirecte, qui s’étend bien
au delà des temps directement productifs 12, « une nécessaire rémuné-
ration du temps hors travail dont la contribution à la productivité du
travail est devenue décisive » 13. Le raisonnement part d’un état de fait :
aujourd’hui sont mis au travail des aptitudes, des savoirs, des affects
développées dans les activités libres hors travail. Mais c’est précisément
un état de fait, qui ne saurait fonder un droit ; c’est l’état présent de
nos relations avec le capital. En effet, à l’heure du travail immatériel,
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toute activité hors travail est bel et bien susceptible d’augmenter la pro-
ductivité de nos activités laborieuses : « l’accroissement du temps libre
(...) rétroagit sur la force productive du travail » (Marx) 14. Mais dans
une société qui institue une contrainte au revenu, cette rétroaction ne
profite qu’au capital. La vie est productive pour le capital parce qu’il
y a contrainte au revenu. Il ne s’agit donc pas de dédommager une vie
contrainte à la mise au travail par le capital, mais de lui permettre de
se soustraire à cette mise au travail, et de déployer sa nouvelle productivité
hors de la logique capitaliste.
Le mot d’ordre d’un salaire social équitable pour une vie humaine
globalement productive contient donc toutes les ambiguïtés qu’ont pu
contenir les revendications du mouvement ouvrier autour du salaire 15.
Il enferme la vie dans son rapport contraint avec le capital, et ne conçoit
le progrès que comme récupération d’une part de la richesse produite
dans le capital. Quelle joie pouvons-nous retirer d’une vie rémunérée
pour être au service d’une logique, celle de l’accumulation, qui ne sau-
rait épuiser le sens de l’agir humain ? Ce qui fonde la nécessité d’un
RG est une affaire de puissance, et non le dernier stade historique de
nos relations avec le capital.
Il y a chez Spinoza toute une théorie de l’ingenium : tempérament,
complexion, « naturel de chacun » 16, c’est une identité individuelle ir-
réductible, qui concerne simultanément l’esprit (opinions personnelles,
imaginaire propre) et le corps (constitution physique propre). Une
pensée de l’homme ne peut faire l’économie de la diversité naturelle
des hommes ; le concept de nature humaine doit subir la critique du
singulier, de la pluralité des naturels. « (...) Quoique les corps convien-
nent sur beaucoup, ils diffèrent cependant sur beaucoup plus, et c’est
pourquoi ce qui semble bon à l’un semble mauvais à l’autre ; ce qui
semble ordonné à l’un, confus à l’autre ; ce qui est agréable à l’un est
désagréable à l’autre (...) : autant de têtes autant d’avis. » 17 Au fond, si
l’on renonce à la définition marxienne du capitalisme comme mode de
production, pour lui préférer l’idée d’un procès de valorisation dont les
modalités varient et sont profondément historiques, on doit pouvoir le
penser comme ensemble d’ingenia. Il y a autant de manières de conce-
voir le but suprême d’une existence humaine que de tempéraments. Il
y a les tempéraments portés sur le plaisir, d’autres sur les honneurs,
d’autres, enfin, sur l’accumulation de capital ; c’est un lieu commun de
la philosophie morale 18. Mais Spinoza a ceci d’original qu’il décèle en
tout ingenium une tendance très prononcée à l’impérialisme : « chacun
par nature aspire à ce que tous les autres vivent selon son propre tem-
pérament ». Le RG n’abolira pas le capitalisme (comment fait-on pour
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abolir un ingenium ?), mais doit permettre de relâcher l’emprise de son


tempérament sur nos vies 19. Les joies des uns ne sont pas nécessaire-
ment celles des autres : « la différence n’est pas mince, non plus, entre
la satisfaction qui, par exemple, mène un ivrogne, et la satisfaction que
possède le philosophe. »

(1) Spinoza et le problème de l’expression, Minuit, 1968, p. 247.
(2) Éthique, IV, préface.
(3) Traité théologico-politique, préface. Sur cette relation entre affects et institutions, voir aussi
Traité politique, VII, § 27.
(4) Éthique, III, définition II.
(5) Traité politique, II, §3.
(6) Voir les contributions de Yann Moulier Boutang, www.multitudes.samizdat.net, passim.
(7) Sur cette notion, voir « Transformations de la division du travail et général intellect »,
Rémy Herrera et Carlo Vercellone (dir.), in Sommes-nous sortis du capitalisme industriel, La
Dispute, 2003.
(8) Éthique, II, proposition XLV, scolie.
(9) Voir l’axiome de Éthique, IV.
(10) Voir sur ce point l’article de Patrick Dieuaide et Carlo Vercellone dans le n°1 de la
revue Alice. Ainsi que le texte de Bernard Aspe et Muriel Combes, qui rappelle comment le
RG a pu être défendu, dans la société fordiste, comme attaque de la valeur travail perçue comme
moyen de domination.
(11) La stratégie qui consiste à vouloir dissocier le revenu de l’emploi ne s’appuie pas sur
les mêmes arguments selon la phase historique du capitalisme dans laquelle on l’envisage.
(12) Voir sur ce point, par exemple, « Mutations du concept de travail productif et nou-
velles normes de répartition », Carlo Vercellone(dir.), in Sommes-nous sortis du capitalisme in-
dustriel, La Dispute, 2003.
(13) André Gorz, L’Immatériel, Galilée, 2003. André Gorz résume parfaitement bien cette
conception du RG, et en souligne les faiblesses ; voir « Le Revenu d’existence, deux concep-
tions », p.30.
(14) Grundrisse, Dietz Verlag, 1953, p. 593.
(15) « Sur leur bannière [des travailleurs], il leur faut effacer cette devise conservatrice :
“un salaire équitable pour une journée de travail équitable” et inscrire le mot d’ordre révo-
lutionnaire : “abolition du salariat” », Marx, Salaire, prix et plus-value, Gallimard, coll. La
Pléiade, 1965, p.533.
(16) C’est la traduction proposée par Sylvain Zac.
(17) Éthique, I, appendice.
(18) Voir, par exemple Aristote, Éthique à Nicomaque, I, 2.
(19) C’est ce que veut dire André Gorz, quand il critique la justification du RG comme
rémunération : c’est une manière de consacrer la toute-puissance de l’idéologie productiviste
du self-entreprenariat. Voir L’Immatériel, p. 24-29.

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