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“Reste la nécessaire inquiétude que nous croyons apaiser en exigeant les uns des

autres une rigoureuse absence à soi, l’ignorance de cette puissance commune mais
devenue inqualifiable, car anonyme” (2000: 17).

“L’époque se réduit d’elle-même à une réalité unique, principielle, et au


divertissement de cette réalité…

Mundus est fabula…

Tout autour de nous s’étend un monde pétrifié, un monde de choses où nous


figurons nous-mêmes, avec notre moi, nos gestes et peut-être même nos
sentiments, comme choses. Rien ne peut nous appartenir en propre d’un tel
paysage de mort…

En dépit de la gigantesque dessaisie, de l’inexplicable suspension qui frappe


désormais tout ce qui est, le mécanisme universel continue à fonctionner comme si
de rien n’était. À tirer des traites sur notre isolement. Dans cet empire de ruines en
perpétuelle rénovation, il n’y a nulle part où nous puissions trouver refuge ; et
nous n’avons même plus la ressource d’une désertion en nous-mêmes. Nous nous
trouvons livrés, en deçà de toute décision, à une finitude sans bornes, comme
exposés sur toute la surface de notre être…

« Chacun est à soi-même le plus étranger.»

L’expérience fondamentale du Bloom est celle de sa propre transcendance par


rapport à lui-même, mais cette expérience, en dépit de son bel énoncé, est d’abord
celle d’une impuissance, celle d’une absolue souffrance…

Nous évoluons dans un espace entièrement quadrillé, entièrement occupé, d’un


cô té par le Spectacle, de l’autre par le Biopouvoir. Et ce qu’il y a de terrible dans
ce quadrillage, dans cette occupation, c’est que la soumission qu’ils exigent de nous
n’est rien contre quoi nous puissions nous rebeller en un geste définitif de rupture,
mais avec quoi nous ne pouvons que composer stratégiquement. Le régime de
pouvoir sous lequel nous vivons ne ressemble en rien à celui qui a pu avoir cours
sous les monarchies administratives, et dont le concept périmé est demeuré
jusqu’à une date récente, c’est-à -dire au sein même des démocraties biopolitiques,
le seul ennemi reconnu par les mouvements révolutionnaires: celui d’un
mécanisme d’entrave, de coercition purement répressif.

La forme contemporaine de la domination est au contraire essentiellement


productive.

D’une part, elle régit toutes les manifestations de notre existence –le Spectacle; de
l’autre, elle gère les conditions de celleci – le Biopouvoir.

Le Spectacle, c’est le pouvoir qui veut que vous parliez, qui veut que vous soyez
quelqu’un.

Le Biopouvoir, c’est le pouvoir bienveillant, plein d’une sollicitude de pasteur pour


son troupeau, le pouvoir qui veut le salut de ses sujets, le pouvoir qui veut que
vous viviez. Pris dans l’étau d’un contrô le à la fois totalisant et individualisant,
murés dans une double contrainte qui nous anéantit dans le mouvement même où
elle nous fait exister, le plus grand nombre d’entre nous adopte une sorte de
politique de la disparition: feindre la mort intérieure et… garder le silence. En
soustrayant et en se soustrayant à toute positivité, ces spectres dérobent à un
pouvoir productif ce sur quoi il pourrait s’exercer. Leur désir de ne pas vivre est
tout ce qu’ils ont la force d’opposer à une puissance qui prétend les faire vivre. Ce
faisant, ils demeurent dans le Bloom, souvent s’y enterrent.

Le Bloom signifie donc cela: que nous ne nous appartenons pas, que ce monde n’est
pas notre monde… Cette étrangeté serait bien aimable si elle pouvait impliquer
une extériorité de principe entre lui et nous. Mais il n’en est rien. Notre étrangeté
au monde consiste en ce que l’étranger est en nous, en ce que, dans le monde de la
marchandise autoritaire, nous devenons régulièrement à nousmêmes des
étrangers. Le cercle des situations où nous sommes forcés de nous regarder agir,
de contempler l’action d’un moi dans lequel nous ne nous reconnaissons pas, se
resserre et nous assiège dé sormais jusque dans ce que la société bourgeoise
appelait encore l’«intimité». L’Autre nous possède ; il est ce corps dissocié, simple
artefact périphérique aux mains du Biopouvoir, il est notre désir brut de survivre
dans l’intolérable réseau de sujétions minuscules, de pressions granulées qui nous
corsète au plus près, il est l’ensemble des calculs, des humiliations, des
mesquineries, l’ensemble des tactiques que nous devons déployer. Il est toute la
mécanique objective à laquelle nous sacrifions intérieurement.

L’AUTRE, C’EST L’É CONOMIE EN NOUS” (2000: 17-18, 25-26 y 32-35).

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