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LIBERTÉ ET DÉTERMINISME

Sommes-nous libres ou déterminés ?

La question, dont dépendent entre autres les notions de mérite et de culpabilité, de morale,
de responsabilité, est impliquée à chaque fois qu'on juge des choses importantes comme des choses
futiles. Elle pose alors et repose toujours les mêmes problèmes, elle nous fait buter sur les mêmes
contradictions, qui nous laissent tantôt croire qu'on est libre, et tantôt qu'on est déterminés, ou un peu
mais pas complètement, parce que ça dépend des fois, et puis ça dépend de la chose, et puis du
moment, et puis du point de vue, et puis zut !

Que peut-on alors dire de plus que : "ça dépend" ?

Nous pouvons en dire ce que la logique a à nous en dire, justement parce que la logique, c'est
ce qui ne dépend pas. Du moins est-ce là son ambition et sa raison d'être.

Selon Hegel, la liberté, thème central dans son œuvre, n'est rien de moins que le but final de
l'être. Elle embrasse chaque aspect de l'existence. Comme nous l'avons vu dans l'audio sur la logique,
l'être n'est pas une modalité, un accessoire, un sous-vêtement métaphysique qui se cache sous
l'apparence des choses, mais l'entièreté des choses elles-mêmes. Rien n'échappe à l'être, tout est l'être
et l'être est tout. Il en va de même pour la liberté. Elle n'est pas une capacité de l'être, ni une
fonctionnalité, mais l'être lui-même, tout entier, en tant qu'il est libre.

La question est donc infiniment riche, puisqu'elle embrasse absolument tous les aspects de
l'existence. Dans la vie de chacun, dans le détail de chaque situation relative, la liberté est sujette à
interprétation, elle appelle sans cesse à être repensée et rejugée. C'est donc son principe général que
nous allons tenter d'exposer, afin d'en finir avec les écueils les plus grossiers, notamment celui du
déterminisme comme malheur et prison de notre vie, et à l'opposé, celui de la liberté comme étendard,
comme revendication fourre-tout, qu'on ne sait pas définir, mais qui sonne tellement bien dans les
slogans publicitaires et les chansons...

Nous allons également tâcher d'en finir avec ce préjugé plus ou moins conscient selon lequel il
faudrait "commencer" par le déterminisme, penser à partir de son existence à lui, comme si celle-ci était
un bloc d'évidence "prouvé" par la science depuis longtemps, alors que la liberté, elle, ne serait qu'un
vague postulat, un souffle timide qu'on ose à peine envisager par-delà cette évidence, et qui peut être
tout au plus, comme chez Kant, un objet de croyance.

Pour restaurer, non pas la croyance en la liberté, mais le savoir de ce qu'elle est, nous allons
devoir dépasser cette façon binaire d'opposer les deux termes, pour en comprendre le lien d'unité
dialectique.

La liberté, comme tous les concepts de la dialectique hégelienne, existe dans une tension, une
relation, entre elle-même et les autres concepts, et particulièrement entre elle-même et son contraire.
Tout comme nous avons vu ailleurs qu'il n'y a pas de fini ou d'infini, mais plutôt de l'infini à travers le fini,
il n'y a pas de liberté ou de déterminisme à proprement parler, mais la liberté à travers et par le
déterminisme, et réciproquement. C'est dans cette nature contradictoire de la question qu'on trouve les
raisons pour lesquelles tout ceci nous semble si désespérément complexe. Voyons donc comment la
dialectique nous permet de détricoter cette complexité.

LA LIBERTÉ COMME NÉGATION DU DÉTERMINISME

ou LA NAISSANCE DE LA LIBERTÉ

Par déterminisme, on entend que toute chose obéirait à un ensemble de causes extérieures, à
un ensemble de lois, soit en définitive à une loi, selon une logique linéaire, qui rendrait tout mouvement
prévisible et prédéterminé...Chaque chose, plutôt que de décider par elle-même, plutôt que d'obéir à
elle-même (c'est-à-dire plutôt que d'être libre), ne serait mue que par une autre chose, une cause, qui la
détermine, et qui elle-même à son tour serait déterminée par une autre, et ainsi de suite. Dans l'époque
moderne, la science et même la philosophie se sont parfois permises d'englober la vie et l'humain dans
cette logique linéaire immuable, nous expliquant alors que même nos choix personnels les plus
insignifiants sont en fait écrits à l'avance dans ce que Diderot appelait, pour s'en moquer, le "Grand
Rouleau dans le Ciel". Nous avons là la définition la plus nette du déterminisme absolu, qui rabaisse le
vivant au rang de marionnette qui s'imagine être libre, et certaines personnes penchent encore
aujourd'hui en faveur de cette théorie, qui a ceci de séduisant qu'elle simplifie une question complexe.
Cette simplification, quoique difficile à défendre, notamment parce qu'elle fait disparaitre toute notion
de responsabilité, semble encore plus indéfendable dans l'autre sens : nul ne songe à prétendre que
nous vivons dans une liberté totale...
Les partisans de ce déterminisme "absolu" nous invitent donc à combattre tout sentiment naïf
d'une liberté illusoire. Notons qu'ils tombent alors eux-mêmes dans cette naïveté puisque lancer une
telle invitation est totalement inutile si l'on n'a pas le choix, ni de l'accepter, ne de la refuser. C'est là une
remarque bien connue, qui est souvent utilisée contre cette théorie.

Nous pourrions adresser cette autre critique au déterminisme absolu, celle-là beaucoup moins
fréquente, qui nous plonge déjà dans la dialectique hégélienne et son unité des contraires : si le monde
est entièrement déterminé, alors il obéit intégralement à une loi, mais puisque le monde est par
définition le "tout", Il n'y a rien en dehors du monde qui puisse le forcer à changer sa loi. Sa loi ne venant
pas d'ailleurs puisqu'il n'y a pas d'ailleurs, le monde est lui-même sa propre loi. Puisque le monde est le
tout, et en admettant que ce qui est déterminé par soi-même est dit "libre", le monde, en ceci qu'il est
déterminé, par sa propre loi, est aussi... libre. Le monde est à la fois totalement déterminé et totalement
libre...

Cependant, dans la mesure où ce monde ne pense pas, il ne se pose simplement pas ces
questions. Spinoza disait qu'une pierre qui tombe, si elle pouvait parler, dirait qu'elle choisit de tomber,
car elle ignore les causes qui la détermine. Mais justement, la pierre ne parle pas, elle ne pense pas. Le
monde n'est donc pas vraiment à la fois libre et déterminé, mais plutôt ni libre ni déterminé. C'est
l'observateur, bien vivant et conscient, qui le premier se demandera si la pierre tombe, ou choisit de
tomber, et pourquoi, et comment... La pierre, elle, est seulement, dans un éternel présent aveugle, dans
lequel il n'y a ni passé ni futur, donc ni cause ni effet, ni liberté ni déterminisme. L'observateur humain
cherche dans le mouvement de la pierre, quelque chose qui n'existe pas pour elle, mais pour lui : il va y
chercher ce qui existe en fait plutôt dans l'acte d'observation du mouvement de la pierre : un acte de
conscience. La question du rapport entre la liberté et le déterminisme découle de, et commence avec, la
naissance de la conscience. En amont de la conscience, il n'y a tout au plus que du mouvement.

Il y a donc bien, si l'on veut, un déterminisme froid et implacable du monde, ou de la nature,


mais qui peut tout aussi bien être appelé liberté parfaite de la nature... Liberté et déterminisme ne font
qu'un à ce stade, à tel point qu'ils n'existent plus, ou plutôt pas encore... Et c'est seulement dans cette
partie du tout de la nature qu'est une conscience que les choses se compliquent, ou plutôt
s'enrichissent : les termes liberté et déterminisme cessent alors de se superposer exactement, ils se
détachent de leur unité originelle dans laquelle ils se neutralisaient réciproquement, pour se mettre à
exister, en une relation de contradiction, en deux abstractions tendues et conflictuelles, relatives l'une à
l'autre. Contradiction qui surgit pour la conscience et que la conscience doit appréhender et résoudre. La
relation contradictoire entre liberté et déterminisme se présente alors à elle comme une problématique,
un jeu de miroirs embrouillé, les deux termes se renversant sans arrêt l'un dans l'autre, au gré du
changement de point de vue... Chaque chose particulière pourra par rapport à une autre être dite libre
ou déterminée, parce qu'elle est une partie du tout qui est lui-même, à la fois libre et déterminé.

Selon Hegel, non seulement la liberté commence avec la conscience, mais celle-ci est toute
entière liberté. Les deux se confondent : la première étincelle de conscience, et c'est déjà de la liberté,
c'est-à-dire la simple négation de ce qui est donné. Quand une conscience s'ouvre, l'objet qui lui fait
face ne se contente plus d'être, il est alors perçu, il est saisi par la conscience qui va l'analyser pour
chercher à le comprendre. La conscience ne laisse pas l'objet où il est, comme il est. Elle le modifie déjà,
rien que par la pensée, en détricotant son apparence de surface, pour commencer à en faire vivre, en
elle, l'essence. Elle s'explique le mouvement, le "déterminisme" de l'objet, et en ceci, elle se l'approprie,
elle s'ouvre la possibilité d'agir dessus, de modifier son devenir déterminé, d'y imposer sa liberté. Mais
même avant toute action, la simple appréhension de l'objet par la conscience est déjà une négation de
l'apparence extérieure, au profit d'une compréhension plus profonde. Prendre conscience par exemple
d'une erreur, d'un mensonge, c'est s'en libérer. Développer de l'intérêt pour une chose, c'est déjà nier
l'ignorance, l'indifférence qu'on avait vis-à-vis d'elle, pour faire vivre cette chose plus intensément en
nous (et nous faire vivre nous-mêmes plus intensément à travers elle). Une chose est alors arrachée à
son repos par un simple acte de conscience, un acte de liberté de cette conscience.

Pourquoi un acte de liberté ? Parce que la nature, s'étant développée jusqu'à créer la vie et la
conscience, opère un saut qualitatif en elle-même, depuis un état de simple mouvement, ou, si l'on veut,
de déterminisme mécaniste, vers une interruption relative de ce mécanisme. La pensée, par le recul
qu'elle prend sur le mécanisme, interrompt la chaine causale au sens strict pour ouvrir une chaine
causale plus fine puisqu'à partir de la conscience, un choix peut être fait, par elle : regarder ceci plutôt
que cela, prêter plus ou moins d'attention à telle chose, jusqu'à l'étudier, la déplacer, la modifier,
l'utiliser, de telle ou telle façon... La liberté est donc tout d'abord la négation de ce qui est, la négation du
donné, et nous sommes sans arrêt en train de le faire, dans tous nos actes, toutes nos pensées... dans
chaque pas, qui est déjà négation d'une position spatiale, dans chaque parole, qui est déjà négation du
silence... Bien sûr, cette négation n'est pas "négative" au sens moral, mais au sens logique : regarder un
coucher de soleil, ça n'est pas le détruire, ou l'interdire, mais au contraire, c'est nier son "être" simple,
pour le faire "exister", c'est-à-dire le faire être dans la conscience.

Dans la chaîne d'actions successives du déterminisme, intervient donc quelque chose de


nouveau : la réaction qui est permise par le recul de la réflexion. Qu'il s'agisse d'une réaction à la suite
d'une longue étude ou d'une réaction de réflexe, instinctive, presqu'immédiate, le simple fait qu'on soit
un humain et non une pierre fait que cette réaction, même si elle est déterminée par d'autres causes en
amont, est une action libre en ceci que et dans la mesure où le moment de réaction est un moment
d'intériorisation du déterminisme, pendant lequel il n'est plus seulement déterminisme, mais notre
déterminisme, soit... notre liberté. La liberté n'est pas autre chose que le déterminisme, elle est le
déterminisme intériorisé Elle est le déterminisme vu d'une certaine perspective, à l'exclusion d'une autre.
Ainsi ne sommes-nous pas déterminés alors que nous croyons libres, mais plutôt effectivement libres
quoique seulement dans les limites de notre point de vue et de nos capacités . Même si une cause
extérieure me fait agir ici ou là, cette action reste faite par moi, ce en quoi je participe au processus du
devenir des choses. Cette participation, étant ma part du déterminisme, est appelée liberté.

Cette liberté est relative, parce qu'elle est imparfaite, elle fait des choix maladroits car elle ne
comprend pas intégralement le cours des choses qu'elle se propose d'influencer. De plus elle subit elle
aussi le cours des choses, elle subit l'influence des autres libertés. Elle est relative mais elle est
entièrement liberté, tout comme un morceau de sucre n'est qu'un morceau (il n'est pas le sucre), mais il
est entièrement du sucre... C'est à partir de ce stade de renversement total, sur le plan logique, du
déterminisme absolu en liberté absolue, qu'on pourra ensuite, dans les faits, se retrouver plus ou moins
libre dans telle ou telle circonstance... C'est parce qu'on est libre dans l'absolu qu'on peut dans un
second temps être, ici ou là, plus ou moins, privé de liberté...

Insistons encore sur le fait que la conscience toute entière est basculement dans la liberté : la
théorie déterministe au sens le plus strict nous dit que l'homme serait le simple spectateur d'une action
qu'il croit diriger... Mais nous venons de le voir, c'est là étendre fautivement la logique mécaniste à la
sphère de la conscience, c'est là passer totalement à côté de l'importance du changement de paradigme
qui s'opère avec l'avènement de la conscience. Le spectateur ne saurait être seulement spectateur. Un
simple spectateur, c'est déjà plus qu'un spectateur. Si je suis le spectateur d'un crime, alors je suis le
témoin de ce crime, et le criminel voudra me faire taire. Si nous sommes les spectateurs d'une série
télévisée, les producteurs continueront à la financer puisqu'elle a trouvé un public, etc. Avant même
toute action, ou plutôt en vertu du fait que regarder ou sentir sont déjà des actions, la seule conscience
opère un bouleversement au sein de la nature, qui n'est plus dans un éternel présent, dans une infinie
indifférence à elle-même. Par l'avènement de la conscience, la nature vit comme un second Big Bang :
désormais elle se pense, elle s'arrache à son immédiateté, à son mouvement unilatéral, pour, par la
médiation, par la réflexion, par ce recourbement vers elle-même, ouvrir en son sein une nouvelle
modalité d'être, plus fine, plus riche, plus complexe, celle de la liberté.

La nature alors ne se contente plus d'être. Elle existe. Elle est perçue par une conscience. Mais
cette conscience, ou la conscience en général, c'est encore elle-même. Ainsi c'est la nature qui prend
conscience d'elle-même. C'est l'être qui prend conscience de lui-même, s'ouvrant alors à la liberté. Mais
cette conscience est d'abord contradictoire. Quand l'être ouvre les yeux sur lui-même, à travers
l'homme, il est d'abord, comme lui, désemparé : tout lui semble nouveau, et mystérieux, il a tout à
apprendre. Tout à comprendre. Et plus il comprend, plus il est libre...

On peut dire aussi que la nature devient alors culture.

La conscience, même balbutiante, est toute entière liberté car elle est le déterminisme
intériorisé, approprié. Parce que la liberté est au sens le plus abstrait, la négation du donné (par la
pensée et l'action), c'est l'entièreté de notre vie qui est liberté. Liberté en germe, liberté imparfaite, qui
va devoir résoudre ses contradictions... Liberté potentiellement violentée et limitée par d'autres libertés,
mais liberté tout de même. D'ailleurs même souffrir est acte de liberté, parce que la liberté n'est pas une
garantie de bonheur validée et tamponnée par le Père Noël. Elle est plutôt une promesse de bonheur
pour l'être à qui revient la tâche de faire son propre bonheur. Nous y reviendrons.

La liberté est donc le déterminisme nié, elle est tout ce que la conscience réussit à faire sienne.
Ce par quoi elle se fait sujet de l'action, dans le degré de liberté qu'elle parvient à se donner, qu'elle
parvient à arracher au monde. Pour le dire le plus simplement possible : le déterminisme est en fait la
liberté extérieure à soi, et la liberté est en fait le déterminisme intérieur à soi. La chose ainsi formulée,
on voit encore mieux comment et pourquoi les deux sont en fait une seule et même chose...

Quoi qu'il fasse, l'homme est donc libre, dès le départ et jusqu'à la fin, en ceci qu'on regarde la
réaction plutôt que l'action, qu'on regarde le monde en tant qu'il est liberté. Le déterminisme, c'est le
monde regardé comme action, et la liberté, c'est le monde regardé comme réaction. Mais il faut bien
songer qu'il n'y a pas deux mondes, celui de l'action et celui de la réaction. C'est un seul monde qui est
regardé sous deux angles, sous les deux côtés de sa contradiction. Toute action est aussi une réaction et
inversement.

Bien. Nous avons assez répété que la liberté est la simple négation (la réaction, la résistance,
etc.) qu'une chose, et a fortiori qu'un être conscient, peut opposer à ce qui lui fait face, dans un monde
où tout peut être dit à la fois libre et déterminé, selon le point de vue... Voyons maintenant comment
cette négation va devoir à son tour se nier, comment elle va devoir cesser d'être une négation en général
pour devenir une négation particulière.

La liberté de nier ne saurait rester une liberté d'indifférence, de négation totale. On ne dit pas
non au monde, on ne dit pas non à l'être. On dit non à une chose, ce qui revient à dire oui à une autre. La
liberté abstraite, formelle, est un "non en général" qui n'a pas encore choisi à quoi il dit non, qui n'a
encore aucun contenu particulier. Cette étape logique, quoique nécessaire, doit être dépassée. Car s'il
faut, pour affirmer quoi que ce soit, nier d'abord le donné, il faut aussi, à l'inverse, qu'une négation pose
une affirmation. La liberté de choisir n'est vraiment elle-même que lorsque précisément elle fait un
choix, et ce choix libre est aussi bien un renoncement partiel à sa liberté, un renoncement à sa liberté de
choisir les autres options. Elle ne peut pas tout choisir...

L'homme est de plus en plus libre à mesure qu'il comprend le monde qui l'entoure, à mesure
qu'il comprend les mécanismes de la nature pour mieux les utiliser. Par exemple il ne peut pas voler,
mais il va construire les avions. Le voilà alors libre de voler. Mais il faut noter que, pour se libérer de la
gravité, il s'est appuyé sur une autre loi, s'est soumis volontairement à d'autres lois, comme celle de la
propulsion. Il ne se soustrait jamais aux lois de la physique, et encore moins à celles de la Logique. Il
explore ces lois pour atténuer leur étrangéité, pour les faire siennes, pour ensuite choisir de se
soumettre à certaines lois plutôt qu'à d'autres... Ainsi sa liberté est-elle encore du déterminisme, mais
un déterminisme choisi plutôt qu'imposé. Le déterminisme absolu, qui dans la nature au sens strict peut
effectivement être représenté comme une ligne droite, n'est plus une ligne droite dans la conscience. Le
déterminisme est alors plutôt un champ des possibles. Mais ce champ des possibles n'invalide pas
vraiment l'idée selon laquelle les choses seraient "écrites à l'avance". Il reste "écrit à l'avance" qu'un de
ces possibles adviendra au détriment d'un autre (par exemple, ce sera subir la gravité ou la propulsion).
Lorsqu'on fait un choix, on ne fait pas que nier le déterminisme, on le réalise aussi, en portant un des
possibles jusqu'à l'existence. La liberté choisit un déterminisme plutôt qu'un autre, elle ne choisit rien
en dehors du déterminisme. La liberté n'est que le déterminisme qui (par la conscience) s'affine pour
faire émerger en lui-même une causalité ouverte plutôt que fermée. La liberté n'est pas une chose
venant d'un autre monde et qui vient interrompre le monde du déterminisme, elle est le déterminisme
qui, prenant conscience de lui-même, entre en contradiction avec lui-même, et s'ouvre ainsi à la vie...
Le piège habituel est de se figurer le déterminisme comme une ligne droite qui traverse le
champ des possibles, rendant tout ce qui n'est pas sur cette droite impossible, alors que le
déterminisme est justement l'intégralité du champ des possibles...Voilà comment peuvent coexister la
définition classique et binaire de la liberté (c'est à dire : "avoir le choix") et la définition classique et
binaire du déterminisme (c'est à dire : "tout est écrit à l'avance").

La liberté peut exister, et existe effectivement, parce qu'elle n'est pas autre chose que le
déterminisme (et lui-même n'est pas autre chose que la liberté). Aussi ne pourra-t-elle pas fuir ou quitter
le déterminisme mais seulement explorer ses possibilités pour mieux se réaliser, elle ne pourra que
dialoguer avec lui, à l'intérieur des règles posées par la logique. Liberté et déterminisme sont l'être qui
se cherche.

LA LIBERTÉ ET LE DÉTERMINISME COMME RELATION CONTRADICTOIRE DE L'ÊTRE AVEC LUI-


MÊME

La liberté au sens premier, la liberté abstraite, est donc la simple capacité en forcer à", etc.,
sans que l'on ait encore donné le moindre contenu à cet acte. Elle est la liberté du choix universel, qui
n'a pas encore décidé ce qu'elle va choisir. Que va-t-elle choisir ?

A la charnière du déterminisme (l'extérieur) et de la liberté (l'intérieur), on trouve la tendance,


le penchant (comme le besoin de se nourrir, de dormir). C'est déjà la liberté, puisque ce penchant est le
nôtre, mais c'est la liberté du donné, du déjà-là, qu'on trouve en soi immédiatement, qu'on constate
simplement, littéralement sans réflexion. Le vouloir, lui, est la prise de recul sur la tendance. Le vouloir
est aussi liberté, mais c'est la liberté plus riche, parce que médiatisée par la réflexion... Plus la liberté est
immédiate, plus elle est pauvre, car moins réfléchie, elle en reste aux apparences et tombe dans les
travers dus au manque de réflexion. La liberté devient vraiment elle-même en choisissant, grâce à la
réflexion, une option plus sérieuse, plus judicieuse, plutôt qu'en cédant au penchant immédiat ou à la
précipitation.

Céder à un penchant immédiat plutôt que de lui tenir tête (comme par exemple, faire la grasse
matinée alors qu'on s'était promis la veille de se lever tôt pour faire un footing), c'est encore de la
liberté. Mais c'est une liberté plus pauvre, plus paresseuse, par rapport à une liberté plus riche, car plus
réflexive, une liberté qui repousse le plaisir immédiat pour lui préférer le plaisir médiatisé par l'effort,
médiatisé par une plus grande compréhension des enjeux sur le long terme. On a d'ailleurs après-coup le
sentiment qui correspond au choix qu'on aura fait. On sera peut-être fier d'avoir fait un effort, ou
honteux d'avoir cédé à la paresse. On a bien deux actes de liberté, mais l'un est plus pauvre, l'autre plus
riche. L'un doit encore beaucoup à son déterminisme originel, l'autre s'en émancipe plus fortement.
La liberté, on l'a dit, ne peut pas rester liberté d'indifférence. Ce n'est pas seulement qu'elle
peut choisir, elle doit choisir. Et au final, pour ne pas, ni tomber dans l'arbitraire, ni retomber dans le
penchant, elle doit toujours choisir la meilleure option. Nous sommes libres de manger du sable, mais
pourquoi le ferions-nous ? Pareillement, même si l'on pouvait se transformer en éléphant, pourquoi le
ferions-nous, puisque nous sommes des humains ? Seul un éléphant désire être un éléphant. L'humain,
quant à lui, désire être un humain... La liberté abstraite appelle donc un but, qui est posé par l'essence,
en l'occurrence celle de l'humain. Le but réalisé est le bonheur, quand notre être coïncide avec notre
essence, coïncide avec ce que nous sommes appelés à devenir.

Plus l'homme se comprend lui-même, mieux il peut se réaliser. Plus l'homme développe sa
connaissance de la nature, plus il s'en libère relativement, dans la perspective et l'espoir d'une libération
totale. Non pas pour s'extraire de la nature, mais pour mieux en comprendre les possibilités, et, au final,
trouver la place qu'il lui sera la plus épanouissante d'y occuper. Il éprouve la douleur et le plaisir, puis
plus subtilement encore, la tristesse et la joie (qui enrichissent le sentir par le ressentir). Il éprouve aussi
la crainte et l'espoir (qui enrichissent l'instant présent par la projection dans l'avenir), etc. La douleur et
le plaisir ne surgissent pas du néant, sans raison, pour nous rendre visite. Ils indiquent un but. Ils sont
l'expression même du degré d'accomplissement (ou de non accomplissement) d'un but. La question se
pose alors : De quoi l'homme a-t-il besoin ? Quelles sont les conditions de son épanouissement ? De
quoi lui reste-t-il à se libérer ? Comme disaient les anciens, quel est le souverain bien, quelle est la vie
bonne ? La liberté de choisir n'a d'intérêt que lorsqu'elle peut choisir le Bien. L'idée du Bien devant être
ici comprise au sens le plus large, non pas comme prescription morale précise et définie, mais plutôt en
amont de toute morale, comme but désigné par la logique (ce qui fonctionne plutôt que ce qui ne
fonctionne pas, ce qui est cohérent plutôt qu'incohérent, etc.). Et enfin, comme but et résolution à toute
contradiction, l'harmonie entre les choses, autant que faire se peut. A noter que s'il n'y a jamais
d'harmonie parfaite (le monde idéal où tout le monde est heureux est peut-être une utopie), il n'y a
jamais non plus de disharmonie totale, de chaos total, qui justifierait un pessimisme ontologique. Si
l'homme peut être malheureux, ça n'est que dans la mesure où il est aussi apte au bonheur... Il faut que
le bonheur soit possible pour que le malheur le soit aussi, et réciproquement...

De la même manière, si nous sommes d'autant plus libres lorsque nous choisissons le Bien, il
faut évidemment pour cela être libre de le faire : il faut le savoir, et il faut le pouvoir. Il faut savoir quelle
décision est la bonne (le savoir, c'est la liberté théorique) et avoir les moyens de la choisir (le pouvoir,
c'est la liberté pratique).

Quoi qu'il en soit, on voit l'absurdité de cette volonté contemporaine de définir la liberté
comme une ouverture vers une infinité de choix qui se vaudraient tous, alors qu'il s'agit plutôt
d'identifier une et une seule direction, la bonne direction. Cette liberté "tout court", ouverte non sur des
possibles qui contiendraient le Bien, mais sur des possibles dont aucun ne serait meilleur qu'un autre,
est l'absurdité de l'arbitraire. Elle est la liberté abstraite fautivement éternisée, alors qu'elle doit
nécessairement devenir liberté concrète, elle doit nécessairement se poser la question : liberté... de quoi
?

Une fois que l'homme s'est protégé des dangers naturels, comme le froid ou la faim, il réalise que ce qui
le limite le plus dans sa liberté est, outre son propre penchant... la liberté des autres hommes. Alors qu'il
a trouvé depuis longtemps des moyens de se protéger de l'hostilité de la nature, l'homme ne s'est
toujours pas dépêtré de la dialectique du maitre et de l'esclave. Même les questionnements qui
semblent ne relever que de la connaissance sont parasités par les conflits d'intérêts... La liberté porte en
elle cette difficulté majeure : comment accorder les libertés de différents individus ? Dans la
confrontation plutôt que la coopération, chacun voit la liberté de l'autre comme un déterminisme qui
cherche à s'abattre sur lui. La dialectique du maître et de l'esclave nous montre comment les deux
échouent à être libre, chacun étant dans un état de dépendance vis-à-vis de l'autre. La volonté
individuelle, se confrontant sans fin à l'autre volonté individuelle, appelle la question de la volonté
universelle. La plus haute liberté est la liberté de l'individu qui coïncide avec la liberté collective. On ne
peut pas sacrifier la liberté de l'individu au nom de celle de la société, et réciproquement, car c'est la
même. La problématique du vieux refrain "la liberté des uns s'arrête là où commence celle des autres"
n'est autre que la problématique de la contradiction entre le particulier et l'universel, entre l'individu et
la société. Elle est la problématique de la politique au sens noble du terme, la tentative des hommes de
bonne volonté de penser et réaliser le meilleur modèle de société.

LA LIBERTÉ COMME PROBLÈME POLITIQUE ET HISTORIQUE

Plutôt que de dire "la liberté des uns s'arrête là où commence celle des autres", on devrait dire
"la liberté des uns est le déterminisme des autres". Les choses ainsi énoncées, on aurait déjà la
compréhension du fait que la liberté et le déterminisme sont une seule et même chose, vue sous leurs
deux points de vue contradictoires. On pourrait alors plus facilement commencer à envisager que la
contradiction puisse se résoudre de la manière suivante : si Pierre et Paul n'ont pas des intérêts opposés,
mais des intérêts qui coïncident, alors leurs libertés respectives ne s'affrontent pas mais se rejoignent.
Elles ne se contredisent pas mais se confirment l'une l'autre. C'est ce que comprennent les théoriciens
du contrat social, qui cherche à identifier ce qu'on appelle la volonté générale, soit le but commun de
tous par-delà les différences des uns et des autres. Cette liberté de tous est notre but. Et précisément en
ceci que c'est un but, cela revient à dire que c'est là où nous devons aller, là où nous sommes...
déterminés à aller. Non pas déterminés au sens où il serait écrit par avance que ce but sera un jour
forcément atteint. Nous pouvons parfaitement échouer à l'atteindre. Mais déterminés au sens où notre
liberté n'est pas une ouverture sur une infinité de choix personnels, mais elle est notre devoir commun
d'aller vers ce but unique, car lui seul fait sens...

La volonté universelle se révèle donc être la réconciliation ou l'harmonisation des intérêts


opposés, par des tentatives de contrat social jusqu'à l'utopie de la société parfaite. En tout cas, par le
travail de l'histoire et de la politique.
La liberté n'est donc qu'un moyen (certes indispensable) dont la fin n'est que de se réaliser en
rejoignant le "vrai déterminisme", ou plutôt le "meilleur déterminisme", c'est-à-dire le Bien. Il faut
vouloir obéir, mais obéir au cosmos, plutôt qu'au gendarme. Car l'obéissance au cosmos, à la volonté
universelle (par opposition à ma volonté particulière ou celle du voisin) est la vraie liberté. La liberté
n'est pas d'obéir à rien (liberté abstraite vide de sens), ni d'obéir à tous les petits chefs qui se présentent
(le patron tyrannique, l'injonction idéologique, notre propre libido, etc.). La liberté n'est pas d'obéir à
rien, ni d'obéir à tout, mais d'obéir AU TOUT. Il faut obéir aux lois de la logique bien comprises, et pas
aux innombrables sollicitations autoritaires qui parasitent ce rapport entre l'individu et le cosmos, entre
l'individu et l'être, entre l'individu et la logique...

La liberté des uns ne s'arrête pas là où commence celle des autres. C'est la force des uns qui
s'arrête là où commence celle des autres. La vraie liberté des uns s'épanouit là où commence celle des
autres. Car, nous dit Hegel, la liberté entièrement réfléchie n'est pas tant de faire ce que l'on veut, que
de s'harmoniser avec ce qui nous fait face. Et ce qui nous fait face, c'est d'abord tel individu, telle
circonstance particulière, mais aussi, par extension, le Monde. C'est pourquoi la réalisation de la liberté
est au final une mission historique, celle de la réconciliation du Tout avec le Tout... Et c'est
principalement, en ce qui nous concerne, sur Terre, la réconciliation de l'homme avec lui-même.

Il y a un vouloir universel qui conditionne notre vouloir individuel, et se cherche à travers lui.
C'est-à-dire que nous voulons tous la même chose, à ceci près que nous ne savons pas encore
exactement ce que nous voulons ni comment l'obtenir. C'est le rôle de la culture, de la philosophie, de
l'histoire, que de trouver la réponse à cette question...

Les circonstances particulières de nos vies particulières nous poussent évidemment à


poursuivre des buts particuliers. Telle personne au chômage veut trouver un emploi. Telle personne
malade veut guérir. Telle personne seule veut rencontrer l'amour. Telle autre, encore plus seule, veut
gagner au loto. En fait, derrière tous ces buts apparents, nous avons tous le même but, c'est vivre. Et
plus exactement, puisque nous sommes des humains, nous voulons être des humains qui vivent la vraie
humanité, dont la définition exacte reste encore en partie à définir, mais aussi et surtout à incarner. La
question est alors : qu'est-ce que l'humain ? De quoi sommes-nous fait ? Qu'est-ce qui est bon pour nous
? Comment l'obtenir ? Et cela renvoie à la question de notre essence. Notre destination, notre but est de
réaliser notre essence. La liberté ne veut qu'une chose, c'est s'aligner sur le déterminisme bien compris.

L'idéologie actuelle, au contraire, n'a de cesse de promouvoir la liberté, mais toujours


seulement cette liberté pauvre, abstraite, la liberté d'indifférence, qui ne va pas au bout de sa définition.
La liberté serait formidable, et le déterminisme désespérant... On nous vend jour et nuit, dans les
discours politiques, les films, les chansons, cette liberté "tout court", cette fausse liberté décorrélée de
son but, la liberté réduite au caprice du consommateur, justement pour cacher la vraie liberté, qui est
plutôt notre devoir de dépasser la société qui produit cette idéologie... Seule la fausse liberté permet
d'éclipser la vraie, et les éternels faux débats où l'on oppose binairement liberté et déterminisme,
débats parfois emphatiques mais jamais dialectiques, participent de cette entreprise de mystification.

La liberté n'est donc pas de faire ce que l'on veut mais seulement de résoudre les problèmes
qui se posent à nous (et les problèmes, même quand ils sont individuels, sont en fait toujours déjà
interindividuels). C'est-à-dire que la liberté n'est pas l'éclatement du but dans une infinité de directions
interchangeables, mais la possibilité et le fait même de rejoindre le vrai but, tel qu'il est défini et posé par
l'essence de l'homme. Essence qu'il s'agit d'identifier et de réaliser.

CONCLUSION

La liberté n'est jamais totale parce qu'elle fait face à d'autres libertés dans des jeux de
contradictions plus ou moins exacerbés ou adoucis. Elle est cependant totale en soi, dans le principe :
quoi qu'il arrive, chacun est toujours libre de réagir comme il le souhaite, avec toute la responsabilité qui
en découle. Mais bien sûr, la liberté, individuelle ou collective, reste dans les faits à développer, elle
progresse ou régresse. Elle commence par une infime marge de manœuvre qui se déploie en même
temps que la conscience. Et au fil de son développement, la liberté qui croit d'abord être une pure
affirmation de soi par la négation de l'autre, découvre progressivement qu'elle est plutôt réalisation de
l'harmonie avec l'autre, avec tout ce qui lui fait face. La liberté pose son but qui est bien la réalisation du
soi, mais tel que le vrai soi englobe la relation à l'autre. C'est pourquoi Hegel ne dit pas que la liberté,
c'est d'être soi dans l'autre, mais d'être chez soi dans l'autre, de se retrouver dans l'autre. La liberté qui
se conçoit d'abord comme appropriation du déterminisme se révèle devoir être plutôt harmonisation
avec le déterminisme bien compris, c'est-à-dire la liberté du tout, la liberté de tous. L'histoire des
hommes n'est pas que tumulte, elle est la liberté qui cherche à se réaliser plus pleinement.

Quand un homme réalise qu'il ne choisit pas de manger, mais qu'il mange parce qu'il a faim,
parce que sa nature l'y pousse, il peut éprouver alors un sentiment de dépossession : il serait, ô
désespoir, un jouet de la nature, et non un être libre ! Comme nous l'avons vu, ce sentiment est injustifié
: puisque dès le départ, l'homme est un produit de la nature, il est aussi la nature ! Ainsi l'homme n'est-il
pas dépossédé de lui-même mais appelé à lui-même. L'homme n'est pas vraiment déterminé par sa
nature mais guidé par elle. La nature n'est pas son ennemie. Elle n'est pas son patron. Ni son
domestique.

On peut dire que l'homme est déterminé, mais cela signifie seulement qu'il ne peut pas sortir
de la nature, il ne peut qu'en explorer les territoires jusqu'à y trouver son chez lui. Et ce n'est pas là une
décevante limitation, puisque tout son chez lui est ici, et il n'y a rien ailleurs. Echapper aux lois de la
nature n'est pas possible, mais pas non plus souhaitable. Les barrières qui nous séparent de notre
bonheur sont toutes des barrières humaines et terrestres, ce pourquoi il est n'est pas sérieux de les
décréter insurmontables...

Pour résumer, la liberté se produit quand le déterminisme rencontre le déterminisme, en une


logique qui se présente ainsi :

Deux astéroïdes se fracassent l'un contre l'autre dans la nuit silencieuse. C'est déjà une
rencontre, c'est déjà presque la vie... mais c'est encore un rapport de force aveugle et gratuit. Puis le lion
mange la gazelle parce qu'il est plus fort qu'elle, mais elle se débat, parce qu'elle souffre. Et parfois, elle
réussit même à fuir. Dans la conscience humaine, la force se présente là encore d'abord comme venant
de l'extérieur. C'est la dialectique du maître et de l'esclave (mais on peut aussi penser à la discipline
imposée par les parents à l'enfant, avant qu'elle ne soit intériorisée par lui jusqu'à devenir auto-
discipline). C'est ensuite la douceur relative du contrat social qui limite progressivement la violence, à
défaut de l'abolir. Et enfin, à la pointe de l'édifice, l'amitié, l'amour (au sens le plus large), mettent fin aux
relations conçues comme rapport de forces (songez que les amis n'ont pas besoin de signer des
contrats...). La liberté est absolue quand elle a résolu ses contradictions internes, c'est-à-dire quand la
liberté des uns ne s'arrête pas là où commence celle des autres, mais au contraire s'y retrouve et s'y
épanouit.

La liberté n'est donc pas absence de contrainte mais dépassement progressif de la logique du
rapport de force. Elle est la force qui est enfin parvenue à devenir l'amour.

Un homme est vraiment libre quand tous les hommes le sont. En attendant, ils s'oppressent
tous les uns les autres, ce qui réduit d'autant la liberté de chacun, les plongeant tous dans la conscience
malheureuse. Sur le plan moral comme sur le plan logique, il est indifférent de savoir qui domine, et qui
est dominé. C'est la fin de toute domination, qui peut, réconciliant entièrement l'homme avec lui-même,
lui permettre d'être libre, parmi les autres hommes libres.

Que l'on appelle cela le paradis, le communisme ou encore le village des schtroumpfs, la liberté
consiste non pas tant à choisir quoi que ce soit qu'à identifier le moyen de vivre en harmonie avec soi-
même et les autres. Il ne nous faut pas tant vouloir être libre, à titre individuel, qu'en finir avec cette
fausse opposition liberté/déterminisme en en terminant avec l'exploitation de l'homme par l'homme. Ce
jour-là, la liberté enfin accomplie, aura achevé de rejoindre le déterminisme.

Ce jour-là, la liberté enfin vécue, n'aura plus besoin d'être chantée...

La liberté implique donc un devoir, elle est un devoir, et non un droit à l'insouciance... Elle n'est
pas une indépendance mais une quête... Elle n'est pas le loisir d'explorer à notre guise le royaume de
l'aliénation, mais plutôt la recherche du dépassement de l'aliénation, soit la recherche du Bien.

On pourra, pour atténuer le risque de tomber dans l'écueil de l'utopie simpliste (que Hegel
rejetait largement) souligner que ce qu'on appelle le Bien, ou encore la réalisation de l'essence, est ici à
comprendre comme le cadre logique dans lequel tout se joue, sans pour autant que celui-ci ne prétende
avoir trouvé toutes les réponses aux questions qu'il pose. De plus, on ne peut que tendre vers le Bien,
sans jamais l'atteindre ou plutôt sans jamais le posséder. Un problème résolu, d'autres surviendront : le
Bien est une direction, et non une station.

Le choix du Bien est donc souvent aussi un effort, il est l'exercice de la liberté. Le choix du Mal,
quant à lui, est également acte de liberté : il est l'échec de la liberté...

On peut avant de conclure se demander : si le déterminisme et la liberté ne font qu'un dans


l'absolu (comme nous n'avons eu de cesse de le répéter), pourquoi dans ce cas sont-ils deux ? Pourquoi
la liberté, si elle est notre essence et notre but, a-t-elle besoin de passer par sa négation pour devenir
elle-même ? Cela revient à se demander : pourquoi l'homme a-t-il besoin de devenir lui-même, dans une
réalisation progressive ? Pourquoi ne peut-il pas simplement être lui-même, immédiatement ? On
pourrait poser la même question avec tous les concepts de la logique : pourquoi l'être a-t-il besoin de se
conjuguer avec le non-être, pourquoi l'absolu a-t-il besoin de se nier dans le relatif, etc... C'est tout le
propos de Hegel que de tenter de nous faire comprendre pour quelles raisons de nécessité logique le
monde, l'être, est une affirmation qui doit contenir sa négation, et doit se développer à travers elle...
Mais dans le cas qui nous occupe aujourd'hui, celui de la liberté et du déterminisme, on pourrait utiliser
comme métaphore cette idée très parlante empruntée au domaine religieux :

"Dieu s'est retiré du monde, pour le laisser exister."

Dieu aurait pu créer les hommes comme autant de robots programmés pour aller vers le Bien.
Les hommes auraient alors tous obéi sans rechigner... mais ils n'auraient pas été libres... Et du coup, le
Bien n'aurait pas été le Bien (pour faire le Bien, il faut que le choix du Mal soit également possible). La
vie n'aurait pas été la vie, elle aurait été un simple mécanisme... On n'aurait pas eu là l'existence au sens
plein, mais le prolongement d'un simple mouvement aveugle, une dispersion indifférente, sans tristesse
mais aussi sans joie, qui se complait dans le "mauvais infini", c'est-à-dire qui fait du surplace tout en
croyant avancer. Les hommes n'auraient pas été des hommes, mais des golems.

Choisir la recherche du Bien, par-delà la séduction du Mal, ou la tentation de la facilité, c'est le


prix à payer par l'homme pour être un homme. Le prix à payer par l'être pour être.

La vision hégélienne du monde est une théodicée, dans laquelle l'être tend à progresser vers sa
perfection. L'être, simplement, tend vers sa réalisation, mais pour cela, il lui faut, nécessairement, le
vouloir...

L'être est obligé d'être libre.

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