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BEYA ÉDITIONS SUR L’ ÂNE-PHILOSOPHE

SUR L’ÂNE-PHILOSOPHE

n peut voir sur la fresque1 présentée à la page


suivante Set (ou Typhon) vaincu et lié à la gau-
che d’un poteau en forme d’Y ; trois glaives
sont plantés dans son corps, et devant lui se
tiennent Horus et ses quatre fils tenant chacun
un couteau à la main ; derrière, à droite on voit
Osiris et Serapis ; Set porte une tête d’âne.
La légende est bien connue, résumons-la
cependant :
Set, frère-ennemi du dieu Osiris, l’ayant
invité à un banquet, présenta aux convives un
magnifique sarcophage dont il ferait cadeau,
disait-il, à celui dont la stature correspondrait
exactement aux dimensions de ce cercueil. Osi-
ris s’y coucha et aussitôt Set, refermant le cou-
vercle, jeta dans le Nil le sarcophage et son
contenu.

1. La reproduction de cette fresque égyptienne ancienne se trouve dans l’ouvrage


de E.A. Wallis Budge, Osiris and the Egyptian Resurrection, éd. Ph. Lee War-
ner, Londres, 1911, vol. I, p. 48 ou éd. G.P. Putman’s Sons à New-York.

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L’allusion est claire : Osiris qui représente le Verbe, voulant


mesurer ce monde sublunaire, y fut précipité à la suite d’une
suggestion de son ennemi. Platon ne disait-il pas que le logos
était la mesure de toutes choses ?
La légende raconte ensuite les longues pérégrinations d’Isis
son épouse, partie à sa recherche, et comment elle retrouva le
sarcophage incrusté dans le coeur d’un sycomore près de Byblos.
Profitant d’une absence momentanée d’Isis, Set, voyant que le
sarcophage avait été découvert, dépeça et dispersa le corps de son
ennemi. Après une longue recherche, Isis parvint à rassembler les
membres éparpillés de son époux et à le ressusciter. Elle en eut
alors un fils, Horus, appelé le vengeur de son père. Au cours d’un
duel dont il sortit vainqueur, Horus parvint à maîtriser Set, mais
au lieu de tuer le vaincu, il se contenta de le châtrer. L’allusion
est assez claire pour se passer de commentaire.
L’âne, Set représente donc la nature de ce monde. On remar-
quera que, de nature, on peut tirer par anagramme, âne-rut, l’âne
étant d’ailleurs connu pour la puissance de ses capacités génita-
les.
Suivre cette nature-là, c’est s’acculer à la maison d’un ogre.
Cependant cette matière obscure et chaotique d’ici-bas, toujours
vouée à la corruption, n’en est pas moins nécessaire pour per-
mettre la descente et la manifestation d’Osiris.

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On comprendra donc la mutilation de Set. Châtré, l’âne ser-


vira désormais de véhicule au trésor de ce monde, car il ira d’un
pas lent mais assuré dans les sentiers caillouteux les plus diffici-
les et chemine là où le cheval ne peut aller.
Set est donc le double-sens du monde. Mais selon la signifi-
cation sinistre, c’est le mauvais principe, cause d’obscurité, de
rébellion et de mort ici-bas.
Nous lisons dans Plutarque2 :

Les Egyptiens, parce qu’ ils croient que Typhon était rouge, immolent
des boeufs de couleur rousse. L’ âne... subit de même... les peines de
la ressemblance que lui donnent avec Typhon, sa stupidité, et son
insolence, non moins que la couleur de son poil. Aussi, comme le roi
de Perse qu’ ils détestent le plus est Ochus, à cause de son impiété et
de ses souillures, ils lui ont donné le nom d’ âne. Ochus, du reste,
n’ hésita pas à leur répondre : Eh bien, cet âne se régalera de votre
boeuf. Et il fit immoler Apis3. Tel est le récit de l’ historien Dinon.
Mais ceux qui disent que Typhon abandonnant la bataille, monta
sur un âne; que sa fuite dura sept jours, et qu’ après avoir échappé,
il eut deux fils, Hierosolymus et Judaeus, font intervenir évidem-
ment comme ceci le prouve, l’ histoire du peuple juif au milieu de
celle de l’ Egypte4.

Dans la langue hébraïque, âne, hamor (rvmx), vient d’une


racine hmr (rmx) qui signifie s’élever, fermenter, être rouge, être
agité, troublé, enflammé. On trouve aussi selon la même étymolo-
gie, hemer (rmx), vin et hemar (rmx), bitume.
Dans l’ Exode5 nous lisons que :

Moïse prit sa femme et ses fils, les mit sur un âne et retourna en
Egypte.

2. Isis et Osiris, trad. Betolaud, Paris, 1870, vol. II, p. 251, 363a.
3. En 663 av. J.C., sous la XXVe dynastie, les Assyriens conquirent l’Egypte qui
tomba sous la domination perse à partir de 525.
4. La sortie d’Egypte vue de l’autre camp !
5. Exode IV, 20.

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On remarque à ce propos, que les traducteurs de la Septante


ont rendu le mot âne par bête de somme 6, et le commentaire du
Midrache Exode Rabba en dit :

Voici un des dix-huit passages que les Sages ont changés dans leur
traduction pour le roi Ptolémée.

On comprend pourquoi.
Mais l’âne peut servir de monture au Messie. Le passage de la
Genèse7 : « Attachant à la vigne son âne »8, se relie dans Le Zohar9
à:

Pauvre et monté sur l’ âne (Zacharie IX, 9). Le pauvre, c’ est le Roi-
Messie, et l’ âne est la force des peuples asservis aux planètes et aux
constellations, pour se les soumettre.

Ainsi, l’âne, lorsqu’il est monté par le Roi-Messie et soumis à


lui, devient le porte-lumière, le véhicule de sa manifestation.
L’iconographie chrétienne place le petit enfant Jésus dans
une crèche, réchauffé par le boeuf et l’âne qui sert aussi de mon-
ture à la Sainte-Famille, dans sa fuite en Egypte. Dans la crèche
qui n’est qu’un bois creux, le baudet indique avec le boeuf la cha-
leur qui réchauffe et cuit de l’extérieur, le petit Enfant-Soleil. Si
on représente l’âne ou le corps par une croix + et le boeuf qui est
l’esprit ou la partie volatile se joignant à ce corps, par o on
obtient o + , l’esprit-corps de l’Univers. Lorsqu’ils s’unissent pour
réchauffer et couver l’enfant des Philosophes, l’ensemble s’inscrit
par le signe de Mercure o o+. .
On trouvera beaucoup d’autres allusions à l’âne des Philoso-
phes dans les traditions anciennes.
Terminons en rappelant la fête ou messe de l’âne que le
savant Moyen-Age célébrait dans certaines villes. Cela se faisait
en la fête de la Circoncision notamment dans l’Eglise de Sens. On

6. En grec, ØpozÚgia.
7. Genèse XLIX, 11.
8. Il s’agit du patriarche Juda.
9. Le Zohar, Vaïehi, fol. 238a, § 586, de la grande éd. Ashlag ; trad. française, Le
Zohar, éd. Maisonneuve et Larose, Paris, 1985, vol. II, pp. 539 et 540.

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a considéré l’archevêque de Sens, Pierre de Corbeil (†1222)


comme l’auteur de l’Office10.
On commençait par chanter à la porte de l’église :

Lux hodie, lux leticie ! Me judice, tristis11


Quisquis erit, removendus erit sollempnibus istis
Sint hodie procul invidie, procul omnia mesta
Leta volunt quicumque colunt asinaria festa !
Aujourd’ hui lumière, lumière de joie, à mon avis, celui qui
Sera triste qu’ on l’ éloigne de ces solennités.
Qu’ aujourd’ hui, on chasse l’ envie, et de même tous les chagrins.
Qu’ ils soient pleins de joie, tous ceux qui célèbrent la fête de l’ âne.

Ces quatre vers, chantés devant les parvis, n’étaient qu’un


préambule suivi du conductus ad tabulam (conduit à la table) ou
prose de l’âne dont nous donnons ci-dessous le texte latin,
accompagné d’une ancienne traduction transmise par l’abbé
Villetard :

Orientis partibus Des confins de l’Orient


adventavit asinus En ces lieux arrivant
pulcher et fortissimus Un âne beau, gras, luisant
sarcinis aptissimus portant fardeau lestement
Hez, Sire Asne, Hez12 !

Hic in collibus Sichem Sur les coteaux de Sichem


enutritus sub Ruben Il fut nourri par Ruben
transiit per Jordanem Il passa par Jordanem13
saliit in Bethleem Et sauta dans Bethleem
Hez, Sire Asne, Hez !

Saltu vincit hinnulos Sa marche vive et légère


dagmas et capreolos Effleure à peine la terre
super dromedarios Il vaincrait dans la carrière
velox Madianeos La biche et le dromadaire
Hez, Sire Asne, Hez !

10. Voir l’Office de Pierre de Corbeil, improprement appelé Office des Fous, par
l’abbé Henri Villetard, Libr. A. Picard & fils, Paris, 1907.
11. Nous avons respecté l’orthographe donnée par le manuscrit.
12. Variante donnée par certains manuscrits : Hé, sire âne, car chantez !
13. Plus correctement : il traversa le Jourdain.

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Aurum de Arabia Des trésors de l’Arabie


thus et myrram de Sabba Des parfums de l’Ethiopie
tulit in Ecclesia L’Eglise s’ est enrichie
virtus asinaria Par la vertu d’ânerie
Hez, Sire Asne, Hez !

Dum trahit vehicula Sous le faix le plus pesant


multa cum sarcinula Jamais il n’est mécontent
illius mandibula Et broye patiemment
dura terit pabula Le plus grossier aliment
Hez, Sire Asne, Hez !

Cum aristis ordeum D’un chardon, il fait ripaille


comedit et carduum Et c’est en vain qu’ on le raille
triticum a palea Si dans la grange il travaille
segregat in area Il démèle et grain et paille
Hez, Sire Asne, Hez !

Amen dicas, asine Bel âne répète Amen


jam satur ex gramine Maintenant ta panse est pleine
amen, amen, itera Bel âne répète Amen
aspernare vetera Ne songe plus à ta peine.
Hez, Sire Asne, Hez !

Un âne était-il réellement introduit dans l’église à cette


occasion ? Les avis sont partagés. Dans l’Office de Beauvais, au
moment où on chante la prose qui lui est consacrée, on trouve la
mention : « conductus asini cum adducitur : conduite de l’âne
lorsqu’il est amené ». Mais à Sens, l’Orientis partibus a pour seule
rubrique : « conductus subdiaconi ad epistolam : conduite du sous-
diacre du côté de l’Epître ». C’était donc le sous-diacre qui faisait
l’âne ? A Rouen, d’autre part, si l’on en croit Du Cange14, c’était
bien un âne revêtu d’une chape dorée et tenu par quatre prêtres
qui était solennellement introduit dans le choeur de l’église.
Ensuite commençait l’Office proprement dit, où il n’était plus
question d’âneries.

14. Voir Du Cange, Glossarium ad scriptores mediae et infimae latinitatis, 1733, à


l’article : festa asinorum.

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