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Le taoïsme anarchiste contre la civilisation

«Qui va contre le Tao connaît une fin précoce.»


— Lao Tseu
«Dans la haute Antiquité, il n’y avait ni prince ni sujets.»
— Pao King-yen

La résistance contre la civilisation est aussi vieille que la civilisation elle-


même. En effet, depuis qu’elle a commencé à se déployer depuis ses différents
«berceaux», futurs tombeaux, la civilisation a toujours fait l’objet de vives
oppositions. Depuis son extérieur, bien sûr, car les nombreux peuples qu’elle
a engloutis au cours de son expansion ne se sont pas laissés faire. Mais pas
seulement. On retrouve des critiques de la technologie, de la vie urbaine, de
l’État, de l’agriculture, de la domestication et de la prédominance de la culture
symbolique dans de nombreuses sociétés à travers le monde et l’histoire. En
tant que sujets (et objets, «ressources humaines») de la civilisation désormais
mondialisée, subissant et constatant les iniquités, les injustices et les
destructions qu’elle perpétue inexorablement, nous pouvons apprendre de ces
critiques historiques, qui résonnent de manière étrangement familière à nos
oreilles.
La Chine est une des régions du monde les plus anciennement civilisées. Or,
parmi les nombreuses écoles de pensée qu’elle a vu naître se trouve le
taoïsme, un courant millénaire qui, de bien des manières, constitue le plus
vieil ancêtre connu à la fois de la critique de la civilisation et de l’apologie de
l’anarchisme internes à la civilisation. Autrement dit, les taoïstes sont les
premiers anarchistes et les premiers critiques de la civilisation de l’histoire
écrite, et par conséquent les ancêtres des anarchistes naturiens (fin du
XIXème — début du XXème siècle) aussi bien que des anarchoprimitivistes
contemporains. Significativement, la plus ancienne philosophie anarchiste
(connue) interne à la civilisation était aussi une critique de la civilisation, une
forme d’anarcho-primitivisme.
Je me propose ici de le mettre en lumière au travers des trois volumes taoïstes
les plus célèbres, le Lao-tseu (Dao de jing), le Tchouang-tseu et le Lie-tseu,
ainsi que de quelques ouvrages et textes moins connus (en France, ou en
Occident plus généralement).
Au préalable, quelques remarques sur le taoïsme. Le taoïsme désigne à la fois
des pratiques religieuses, alchimiques et diverses philosophies, ou divers
courants de pensée. La catégorie «taoïsme» a d’ailleurs été créée par des
savants de l’Empire bien après l’écriture du Tchouang-tseu et du Lao-tseu.
D’après le sinologue français Jean-François Billeter:

1
«“taoïsme” ne correspond pas à une notion en chinois, mais à au
moins quatre ou cinq. Les Chinois distinguent les tao-tsia, les
“philosophes taoïstes”, une catégorie qu’ont inventée les
bibliothécaires du début de l’empire, dans laquelle ils ont réuni le
Tchouang-tseu et le Lao-tseu, auxquels ont ensuite été associés le
Houai-nan-tseu et le Lié-tseu, notamment; le sien-jen tcheu tao, un
ensemble de croyances relatives aux immortels, apparues au début
de l’empire; le Houang-Lao, une philosophie politique placée
(comme son nom l’indique) sous le patronage de Houang-ti,
l’Empereur Jaune, et de Lao-tseu, qui a joué un rôle important au
début des Han; le Lao-Tchouang, un mouvement philosophique du
début du Moyen Âge placé sous le signe d’un retour à Lao-tseu et
Tchouang-tseu et dont Kouo Siang est un éminent représentant;
enfin le tao-tsiao, la religion taoïste, qui apparaît à la fin des Han1.»
Le titre que j’ai choisi et mon recours à la catégorie de «taoïsme» pour
présenter et discuter les textes que je m’apprête à présenter sont donc
potentiellement réducteurs, discutables. Quoi qu’il en soit, cela ne pose pas
problème vis-à-vis de mon principal objectif, à savoir exposer la plus vieille
critique de la civilisation interne à la civilisation — qu’il s’agisse très
exactement du taoïsme ou non s’avère secondaire. Les deux ouvrages les plus
couramment associés au taoïsme, le Lao-tseu et le Tchouang-tseu, ont eu une
immense influence sur la pensée chinoise. Et il est étonnant de constater,
comme nous allons le voir, que ces deux livres, ainsi que d’autres écrits
taoïstes parmi les plus célèbres (généralement associés, en tout cas, à tort ou à
raison, au taoïsme) proposent une véritable critique de la civilisation en tant
que telle. Comme l’écrit le sinologue français Jean Lévi:
«À ses débuts, tout au moins, le taoïsme fut un mouvement de refus
de l’idéologie officielle et de l’ordre existant. Ce radicalisme
contestataire, pour marginal qu’il fût sur le plan de l’action pratique,
n’en a pas moins perduré tout au long de l’histoire de Chine et nourri
la réflexion des plus remarquables penseurs […]. Il a alimenté les
mouvements de désobéissance et de révolte qui ont périodiquement
secoué la société chinoise. Il explique aussi le succès des idées
anarchistes dans l’intelligentsia chinoise à la fin du XIX e siècle et au
début du XXe. De nombreuses études ont été ces derniers temps
consacrées à la critique du pouvoir par un Tchouang tseu, qui,
disséquant au scalpel les phénomènes de domination et d’aliénation,
va au fond des choses puisqu’il en retrace la généalogie jusque dans
les formes de la conscience intentionnelle, responsable de l’activité
séparée. Mais Tchouang tseu lui-même est l’héritier d’une tradition
d’anachorètes, d’excentriques et de rebelles individualistes, qui
récusent le bien-fondé de l’État en adoptant des attitudes
antisociales. Leur existence était considérée comme une menace
1
Jean-François Billeter, Leçons sur Tchouang-tseu (Allia).
2
suffisante contre l’ordre établi pour que certains administrateurs à
poigne aient cru de leur devoir de les éliminer. Tchouang tseu
marque sans doute l’apogée de cette sensibilité libertaire, et il lui
donne sa formulation la plus aboutie sur le plan littéraire et
philosophique, mais il eut des émules et des continuateurs; d’autres
penseurs, surtout à l’époque troublée qu’inaugure l’écroulement de
l’empire Han, ont donné des infléchissements et des prolongements
intéressants à sa critique2.»
Dans son livre Daoism and Anarchism («Taoïsme et anarchisme») publié en
2012, John Rapp, un politologue états-unien spécialiste de la Chine et son
histoire, souligne le caractère anarchiste du taoïsme philosophique. Il
rapporte cette anecdote: «le terme taoïste Wei-Jin wujun signifie
littéralement “sans prince” […] et possède une signification presque identique
à celle du grec an-archos».
Cela dit, le taoïsme n’étant pas une philosophie monolithique, s’il y a des
similitudes dans la façon dont le Lao-tseu et le Tchouang-tseu considèrent la
nature de l’État — comme une entité principalement motivée par le désir de
régner et de se perpétuer — il existe des différences majeures entre les deux.

Le Lao-tseu

Le Lao-seu aurait été écrit quelque part entre le VIème siècle et le Ier siècle
avant J.-C., comme l’explique Jean Lévi, qui nous rapporte également que,
concernant son auteur, «Lao-tseu, dont le nom, suivant l’usage antique, a
donné son titre à l’ouvrage qui lui est attribué – celui de Tao-tö-king, le Livre
de la Voie et de la Vertu, sous lequel il est aussi désigné étant plus tardif – on
ne sait rien, pas même le nom, Lao-tseu, qui signifie “le vieux maître”, étant
une désignation honorifique rendant hommage à son grand âge».
D’après Jean Lévi, toujours: «En réalité, tout ce que l’on peut dire du Lao-
tseu, dont l’identité de l’auteur – si jamais il en eut un – nous restera pour
toujours inconnue, c’est qu’il est le produit d’une lente accrétion de matériaux
divers, amalgamés de façon harmonieuse et réfléchie, en une suite
d’aphorismes qui, pour être disparates, n’en constituent pas moins une
totalité cohérente.»
Dans l’ensemble, le Lao-tseu est assez modéré dans sa critique de l’État.
Hsiao Kung-chuan, un célèbre historien et politologue chinois, écrit que «la
non-action du gouvernement n’implique pas la destruction et la mise au ban
de l’institution gouvernant-sujet, et le retour à l’absence totale de contraintes
qui existe chez les oiseaux et les bêtes […], en termes théoriques, ce que Lao
Tseu a attaqué n’était pas le gouvernement en soi, mais toute forme de
gouvernement ne se conformant pas aux principes “taoïstes” 3». Le Lao-tseu,
autrement dit, propose principalement des conseils sur la manière de
2
Éloge de l’anarchie par deux excentriques chinois (Encyclopédie des Nuisances, 2004),
traductions de Jean Lévi.
3
gouverner le plus efficacement, mais ne critique pas le gouvernement en tant
que tel:
«On dirige un grand État
comme on fait frire un petit poisson.»
«Le peuple est pur sous un maître indulgent,
retors sous un régime tracassier4.»
Le Lao-tseu préconise une sorte de gouvernement guidé par les principes du
wuwei — terme souvent traduit par «non-agir» ou «non-intervention», mais
qui, selon Jean-François Billeter, serait plus justement traduit par «ne pas
agir intentionnellement». Si le Lao-tseu ne rejette pas totalement la structure
dirigeant-gouverné, s’il «propose au prince de se placer à l’origine des choses,
ou de se faire l’origine des choses, afin de les contrôler de façon naturelle et de
pratiquer un art de la domination insensible et muette 5», comme l’écrit Jean-
François Billeter, il s’y oppose dès lors qu’elle revêt un caractère coercitif,
illégitime, ainsi que le suggère ce passage:
«Avec l’abandon de la grande Voie
naquirent la bonté et la justice;
l’apparition de l’intelligence
s’accompagna de l’artifice.
Il a fallu que la discorde déchire les familles
pour qu’il y ait des pères aimants et des fils pieux;
ce n’est que dans des États en proie aux troubles
que se signalent les ministres loyaux.»
On peut y voir une croyance dans la nécessité de revenir à un état originel
naturel, c’est-à-dire un état d’existence affranchi de l’artificialité, de la
séparation et de la superficialité de la civilisation. En outre, ces lignes
insinuent que, laissée à sa véritable nature, l’humanité reviendra sur le
chemin de la véritable vertu et de l’harmonie, délaissant les versions falsifiées
de la vertu et de la moralité propres à la civilisation. Lorsque les choses
demeurent dans leur état naturel, elles fonctionnent comme elles le devraient,
lorsque les êtres humains tentent de contrôler et d’interférer avec les
processus naturels, c’est tout le monde, humain et non-humain, qui se trouve
jeté dans le chaos:
«Abolis la sagesse, bannis l’intelligence,
le peuple en tirera grand avantage!
Supprime la bonté et l’équité,
le peuple sera aimant et filial!
Proscris l’industrie et le profit,

3
Cité par John Rapp dans Daoism and Anarchism («Taoïsme et anarchisme») (2012).
4
Le Lao-Tseu: Suivi des Quatre Canons de l’empereur jaune (traductions de Jean Lévi).
Les autres extraits du Lao-tseu en sont également tirés.
5
Jean-François Billeter, Leçons sur Tchouang-tseu (Allia).
4
il n’y aura plus un brigand dans le pays!»
Sagesse, justice et vertu sont mises en avant lorsque l’humanité échoue à vivre
selon le Tao — symptômes d’une humanité qui, s’étant éloignée du naturel, ne
sait plus vivre correctement.
S’il semble, comme nous l’avons souligné, plaider en faveur d’une certaine
adaptation des structures fondamentales du pouvoir et de l’autorité, le Lao-
tseu délivre aussi nombre de nuances importantes. En effet, s’il constitue, au
moins en partie, un ensemble de conseils — notamment à destination des
gouvernants eux-mêmes — en vue de parvenir au meilleur gouvernement
possible, à quoi ressemblerait un dirigeant (non) agissant selon le Tao? Le
Lao-tseu encourage le renoncement au militarisme, au statut social et à la
richesse, à l’expansion et au développement. En d’autres termes, comme
l’écrit John Rapp, l’image du dirigeant le plus efficace présentée dans le Lao-
tseu «évide la domination de quasiment tout contenu […] dans sa
condamnation de la loi, de la moralité, de l’éducation, des impôts et de la
punition. En effet, le texte préconise de confisquer toute sa substance à la
gouvernance en en supprimant tous les éléments de coercition.» Le Lao-tseu
critique donc la manière dont la domination est produite dans les conditions
d’une société de masse civilisée. Raison pour laquelle Joseph Needham
affirme que le Lao-tseu «essayait de transformer les dirigeants féodaux en
chefs de tribus primitives, c’est-à-dire en anciens ou en sages ne disposant pas
du monopole de l’usage légitime de la coercition, pour reprendre la définition
minimaliste de l’État de Weber». À cet égard, le texte véhicule bien une
critique de la civilisation, préfigurant celle de l’anarchoprimitivisme
contemporain.
La partie du Lao-tseu la plus explicitement critique du développement
technologique est peut-être le chapitre 80:
«J’imagine un petit pays peu peuplé,
où, y aurait-il eu des outils
qui centuplent les rendements,
on se serait refusé à en faire usage.
Un pays où l’on répugnerait à mourir au loin;
où, même s’il y avait eu bateaux et carrioles,
on n’aurait pas su quoi y charger.
Un pays où, s’il y avait eu des armes,
on n’aurait eu aucun motif de les brandir,
où, en guise d’écriture,
l’on s’en tiendrait aux cordelettes à nœuds.
Un pays où l’on aurait été satisfait de sa nourriture
et content de ses vêtements;
où l’on se serait plu dans ses coutumes,
et montré heureux de son sort.
Un pays où, bien que d’une contrée à l’autre
les gens eussent pu se voir
5
et entendre les coqs et les chiens se répondre,
ils seraient morts de vieillesse
sans jamais s’être rendu visite.»
Ursula Le Guin, ayant traduit le Lao-tseu en anglais, souligne que les
personnes qu’il imagine ont accès à la technologie, aux véhicules, aux armes,
etc., mais choisissent simplement de ne pas les utiliser. Le Guin interprète ce
passage comme une sentence sur l’effet qu’ont les outils sur ceux qui
cherchent à les utiliser. Il s’agit, en d’autres termes, de souligner que la
technologie n’est pas neutre. Joseph Needham formule un argument
similaire, à savoir que les taoïstes se sont opposés à l’utilisation des nouvelles
technologies non par principe mais en large partie parce qu’ils ont réalisé à
quelle vitesse elles étaient mises au service du militarisme et de l’oppression
de l’État. Éloge de la simplicité, du contentement d’outils et de choses
simples, ce chapitre est aussi éloge de la petitesse, présentée comme un idéal
social.6

Le Tchouang-tseu

Il est plus ou moins admis que le Tchouang-tseu se compose de dictons


antiques provenant de divers villages et ayant été assemblés pour la première
fois pendant la période des Royaumes combattants (403–221 avant J.-C.).
Vis-à-vis de l’État et de la civilisation, le Tchouang-tseu, résolument
primitiviste, est beaucoup moins équivoque. Dans la note de l’éditeur apposée
au début de la version du Tchouang-tseu traduite par Jean Lévi et publiée,
aux éditions de l’Encyclopédie des Nuisances, sous le titre Les Œuvres de
Maitre Tchouang, les éditeurs expliquent que si cet ouvrage trouve sa place
dans leur catalogue, «à côté d’autres qui s’en sont pris plus récemment à
l’artificialisation de la vie et à tout ce qui, sous prétexte de faciliter la vie, la
dévore», c’est «en tant que polémique contre la civilisation — ce qu’il est
assurément, et de la plus truculente façon».
«Mon cher corps, tu as en tout: cent jointures, neuf orifices et six viscères.
Lequel de tes organes m’est le plus cher? Tu les aimes tous pareil ou bien n’as-
tu pas une petite préférence? Sont-ils tous comme tes valets ou tes servantes?
Mais des larbins sont incapables de diriger. Alors seraient-ils maîtres et
serviteurs à tour de rôle? Ou bien y a-t-il un vrai chef qui dirige tout ça? Mais
à vrai dire, que je trouve ou non la bonne réponse, cela ne change rien à la
réalité7.»
L’auteur suggère d’abord qu’il y a une unité des choses, puis qu’un principe
établit cette unité qui se situe au-delà des choses elles-mêmes. Ou, comme le
dit Rapp, «puisqu’aucune partie du corps ne régit les autres, il y a donc un
6
Traduction choisie par Jean Lévi dans Éloge de l’anarchie par deux excentriques chinois
(Encyclopédie des Nuisances, 2004).
7
Les Œuvres de Maitre Tchouang, traduction de Jean Lévi (Encyclopédie des Nuisances,
2010). Les autres extraits du Tchouang-tseu en sont aussi tirés.
6
ordre naturel ou spontané dans l’univers, existant indépendamment de
l’intervention humaine». On rappellera ici qu’une des distinctions
fondamentales entre le taoïsme philosophique et le taoïsme
religieux/alchimique est l’absence totale de déisme du premier. Il existe une
force, le Tao, qui régit les choses et les maintient en ordre.
Le deuxième chapitre intérieur se termine par un des moments les plus
subtils du canon taoïste:
«Un jour Tchouang Tcheou rêva qu’il était un papillon froufroutant,
qui, tout à sa joie, donnait libre cours à ses désirs, sans savoir qu’il
était Tchouang Tcheou; puis, brusquement, il s’éveilla, retrouvant la
lourdeur de son corps; il se demanda s’il était Tchouang Tcheou qui
avait rêvé qu’il était un papillon ou un papillon qui se rêvait
Tchouang Tcheou. Il y a certainement une différence entre Tchouang
Tcheou et un papillon; mais tel est l’effet de la transformation des
êtres.»
Ce passage, d’une beauté saisissante, peut être interprété comme une critique
radicale du dualisme. Tchouang Tcheou (Tchouang Tseu) n’y est jamais fixé,
ni comme homme ni comme papillon. Il revêt cycliquement une forme ou
l’autre, comprenant que les notions de sommeil-éveil constituent une autre
dichotomie à surmonter. «La fable, remarque Jean Lévi, marque tout à la fois
la séparation et la continuité des états de la conscience8.»
Les chapitres «extérieurs» du Tchouang-tseu, et tout particulièrement les
chapitres dits «primitivistes», préconisent très explicitement, davantage que
les autres, un retour à la vie comme elle était antérieurement à la dynastie
Zhou — considérant l’époque des petites communautés rurales
autosuffisantes comme un paradis encore préservé de l’oppression de
l’appareil d’État, du militarisme, du progrès technique et de la domination de
la culture symbolique. De nombreux universitaires ont attaqué les chapitres
extérieurs pour cette raison précise. Rapp écrit que «les critiques ont eu
tendance à suggérer que cette [vision primitiviste] relevait d’un idéal
antitechnologique postulant une utopie perdue dans le passé. Et aussi qu’il
s’agissait d’une vision intrinsèquement négative, d’une vision de perte
n’offrant que peu d’espoirs, voire aucun, d’incorporer les bénéfices du progrès
économique et technologique dans une future société anarcho-communiste».
C’est aussi ce qui a inspiré cette remarque de Hsiao Kung-Chuan:
«L’anarchisme occidental est […] une doctrine d’espoir, tandis que
l’anarchisme chinois apparait comme une doctrine de désespoir 9.»
Suivant Needham, Rapp soutient que les chapitres extérieurs proposaient en
fait une vision de l’avenir. En outre, comme le souligne Rapp, le concept

8
Jean Lévi, Réflexions chinoises: Lettrés, stratèges et excentriques de Chine (Albin
Michel, 2011).
9
Cité par John Rapp dans Daoism and Anarchism («Taoïsme et anarchisme») (2012).
7
taoïste du ziran («de lui-même», «naturel», «spontané») suggère une vision
du monde profondément optimiste. Le message est clair et net dans le canon
taoïste: lorsque nous agissons selon le principe du ziran, les choses ont une
façon de s’arranger d’elles-mêmes. En outre, la nature optimiste du taoïsme,
illustrée dans l’idée du ziran, est encore soulignée dans le concept de Houn-
toun, que Rapp qualifie de «chaos positif, unité primitive ou homogénéité
sociale». En termes sociaux, Houn-toun suggère «une vision positive des
individus vivant et travaillant ensemble dans une société sans État». Il s’agit
de la vision utopique du taoïsme. En supprimant les distinctions artificielles
que nous nous sommes imposées à nous-mêmes et au monde, nous
redécouvrirons l’unité qui a toujours existé entre les choses.

***

Le noyau philosophique du chapitre sur le «Brigand Tchö» est un dialogue


entre Confucius et le brigand en question, lequel plaide pour un retour à un
âge d’or perdu, antérieur à l’avènement de l’Empereur Jaune Huangdi et à
l’invention des armes, de l’État de droit, des mathématiques, de l’astronomie,
de la domestication et de l’agriculture. Selon la légende, Huangdi, l’Empereur
Jaune, fut le premier à centraliser l’État et à contraindre les chasseurs et les
nomades à se sédentariser et à devenir paysans.
Tchö nous est présenté comme un redoutable seigneur de guerre terrorisant
le pays avec son armée. Il viole, vole et assassine en toute impunité.
Confucius, qui est ami avec le frère aîné de Tchö, décide d’aller lui parler afin
de le convaincre de renoncer à sa vie de criminel. Lorsque Confucius arrive
dans la demeure de Tchö, il trouve le bandit et ses hommes en train de se
régaler de foies humains. Confucius tente d’abord de le flatter en louant sa
beauté, sa force, sa sagesse, son jugement et sa bravoure. Il tente ensuite de le
soudoyer, suggérant que tous les rois et seigneurs seraient prêts à proposer
des terres pour que Tchö, abandonnant ses manières violentes, devienne lui-
même roi. La réponse de Tchö est fière et féroce: «il n’y a que les sots et les
médiocres qui se laissent amender par intérêt ou persuader par des
algarades.» Tchö rejette totalement la notion de profit personnel et la
moralité de la civilisation, lesquels, à ses yeux, n’ont aucune valeur en
comparaison du pouvoir d’agir librement.
Il décrit ensuite la vie durant l’âge d’or:
«Dans la haute Antiquité, les animaux pullulaient tandis que
l’humanité était clairsemée. Les hommes perchaient dans des nids
pour se garder des bêtes féroces. Le jour, ils cueillaient des glands et
des châtaignes, la nuit, ils se réfugiaient dans les arbres. C’est
d’ailleurs pourquoi ils se donnèrent le nom de “peuple des nids”.
Dans les temps reculés, les hommes ignoraient l’usage des
vêtements; ils se contentaient de faire des provisions de bois en été
pour se chauffer en hiver. On leur donna le nom de “peuple qui sait
assurer sa survie”. Au temps du Divin Laboureur, insouciant, on se
8
couchait, béat, on se levait. Les hommes connaissaient leur mère
mais non leur père. Ils vivaient avec les élans et les cerfs; ils
labouraient pour se nourrir et tissaient pour se vêtir; personne ne
songeait à nuire à autrui. Ce fut l’époque de la plus haute
perfection.»
Cette vision utopique contient de nombreux éléments auxquels font écho les
critiques contemporaines de la civilisation. On y retrouve l’idée que l’être
humain n’est qu’une espèce parmi les autres qui, en tant que telle, vit au
mieux lorsqu’elle se fond harmonieusement parmi la multitude des espèces;
qu’ainsi les êtres humains peuvent vivre simplement et trouver la paix, et
surtout, que c’est là la plus haute forme de vertu à laquelle l’humanité peut
aspirer. Telle était la vie de toute l’humanité avant l’Empereur Jaune et ses
semblables, héros culturels et autres grands hommes de la mythologie de la
civilisation. Suite aux innovations de l’Empereur Jaune, raconte Tchö, énervé,
la guerre a éclaté entre les peuples du monde, les hommes sont devenus
vassaux et le sang a coulé en rivières. Exposant l’hypocrisie de la prétendue
vertu de Confucius, Tchö souligne qu’en conseillant les rois et les seigneurs,
comme lui, Confucius a du sang sur les mains.
«Avec ta robe à larges manches tenue lâchement à la ceinture, tu
espères tromper les princes de l’empire par tes discours spécieux et
ta conduite hypocrite, tout cela dans l’espoir de gagner des
prébendes. Je ne connais pire bandit que toi dans tout l’empire et je
me demande pourquoi on n’accole pas à ton nom plutôt qu’au mien
le qualificatif de brigand!»
Tchö rejette tout ce que Confucius a à dire, et attaque impitoyablement la
notion de sagesse elle-même, rappelant comment tous les sages de l’histoire
ont finalement été anéantis. Avant que Confucius ne soit autorisé à filer en
gardant la vie sauve, Tchö insiste sur l’idée qu’il vaut mieux être un meurtrier
qu’un menteur, car le chemin de la fausse vertu est inévitablement celui de la
tromperie.
«Qui se montre incapable de satisfaire ses ambitions […] n’a rien
compris à la philosophie de l’existence.»
Nombre des invectives des chapitres primitivistes sont dirigées contre les soi-
disant sages ou philosophes. Le chapitre «Pieds palmés» commence par
souligner que les anomalies physiques comme les pieds palmés ou les doigts
surnuméraires sont congénitales dans le sens où elles font partie du corps,
mais qu’elles ne lui sont pas essentielles. De la même manière, la société
humaine se développe selon une grande variété de doctrines ou
«excroissances» d’égale superfluité. La philosophie morale est une de ces
«excroissances superfétatoires» de la nature humaine, un peu comme un
doigt supplémentaire inutile; les philosophes «perfectionnent leurs qualités
morales aux dépens de leurs inclinations naturelles afin de s’attirer une vaine
gloire, excitant le peuple à suivre un exemple qui est hors de sa portée»,

9
«ergoteurs, coupeurs de cheveux en quatre, jonglant avec la logique, enfilant
des paradoxes, l’esprit uniquement occupé de faire le partage entre la
substance et l’accident ou le même et l’autre, ils se mettent la cervelle à la
torture dans l’espoir futile de se gagner un renom éphémère grâce à des
propos oiseux». Les chapitres primitivistes soutiennent que rester sur le bon
chemin, sur la voie (le Tao), implique de ne jamais perdre de vue ce que nous
sommes vraiment et que toutes les choses dont nous nous sommes entourés
avec la civilisation nous éloignent de plus en plus de notre vraie nature.
Le chapitre intitulé «Sabots de chevaux» affirme que l’humanité a perdu sa
nature dans la corruption de la civilisation. À l’état sauvage ou naturel des
choses, tout est ordonné au mieux. Chaque plante et chaque animal obtient ce
dont il a besoin pour vivre comme il l’entend. Ainsi, à l’état sauvage, les
chevaux «ont des sabots pour fouler le givre et la neige. Ils ont une robe qui
les protège de la bise et de la froidure. Ils broutent l’herbe, boivent l’eau,
lèvent les pattes et galopent. […] Ils n’ont que faire des manèges et des
écuries.» Mais la civilisation ne permet à rien ni personne de rester libre:
«Un jour Po-lo survint. Il déclara: “Je vais m’occuper des chevaux.”
Il les brûla, les tailla, les perça, les brida; il les lia avec des longes et
des entraves; il les parqua dans des boxes et des stalles. Il en mourut
trois sur dix. Il leur fit endurer la faim et la soif; il les contraignit à
prendre le trot ou le galop. Il les accoutuma à s’aligner et à se
mouvoir de concert; il leur imposa, devant, la torture du mors et leur
agita, derrière, la menace de la cravache. Il en mourut la moitié.»
Les êtres vivants peuvent effectivement être altérés, domestiqués. Mais cela
ne se fait qu’au travers de leur souffrance. Et au bout du compte, le prix de
cette domestication est souvent leur mort (littérale ou métaphorique, un être
domestiqué n’est plus qui il était auparavant). Domestication et contrôle sans
limites, toujours plus étendus, logiques de civilisation, aboutissent à la
destruction. Au travers de Po-lo et des artisans, sont dénoncés
l’artificialisation et l’asservissement systématiques du monde, ces
dynamiques de civilisation:
«Le potier déclara: “Je sais pétrir la glaise.” Il la façonna au compas
et à l’équerre pour obtenir des formes rondes ou carrées. Le
charpentier déclara: “Je sais travailler le bois.” Il ploya les parties
courbes à la forme à cintrer, rectifia les parties droites au cordeau.
Était-il dans la nature de la glaise et du bois de se voir appliquer le
compas, l’équerre, le cordeau, la forme à cintrer? Et pourtant de
génération en génération on ne cesse de proclamer: “Po-lo sut
dresser les chevaux, le potier façonner l’argile, le charpentier cintrer
le bois.” Ceux qui se targuent de gouverner le monde tombent dans
le même travers. Je considère, moi, que ceux qui savent réellement
gouverner s’y prennent tout autrement. Si on laisse l’humanité
s’abandonner à ses penchants naturels, elle se contente de tisser la
toile pour se vêtir, de labourer pour se nourrir; il y règne alors un vif
10
sentiment d’égalité, et tous étant unis, les factions sont ignorées.
C’est ce qu’on appelle la liberté naturelle. Aussi, lorsque régnait la
perfection des premiers âges, les hommes avaient le pas lent et le
regard posé. En ces temps-là nul sentier ne balafrait les montagnes;
ni barques ni ponts n’encombraient les cours d’eau. Les êtres
proliféraient et se trouvaient partout chez eux. Les animaux
pullulaient, les plantes prospéraient, on pouvait chevaucher les bêtes
sauvages et regarder dans les nids des pies, en courbant les
branches. Dans ces temps idylliques où régnait la perfection, les
hommes vivaient mêlés aux animaux, ils faisaient une seule et même
famille avec tous les êtres de la création: comment la distinction
entre homme de bien et homme de peu aurait-elle pu avoir cours?
Les hommes, en une communauté étroitement soudée,
communiaient dans l’ignorance. Tous, également dépourvus de
désirs, étaient candides et rustiques comme un matériau brut.
Rustiques, leur naturel pouvait s’épanouir.»
Plus nous cherchons à contrôler le monde, plus nous mettons de distance
entre lui et nous. Nous pourrions retourner à lui si seulement nous cessions
de nous soumettre à la direction de soi-disant sages, décidant de ce qui est
bien ou mal, de la manière dont les choses devraient être gérées. Croulant
sous le «savoir» des sages, nous oublions les seules choses que nous devrions
savoir, à l’instar de chevaux domestiques, coupés de leur véritable nature:
«Les chevaux, lorsqu’ils s’ébattent en liberté dans les plaines,
broutent l’herbe, boivent l’eau; contents, ils se frottent le cou l’un
contre l’autre; fâchés, ils se retournent et se décochent des ruades.
C’est là toute leur malice. Mais quand on leur eut appliqué le collier
et un frontal en croissant de lune au chanfrein, devant la gêne du
caparaçon et du harnachement, ils apprirent à se dérober, à
broncher, à ronger leur frein, à prendre le mors aux dents.»
Les créatures vivantes essaient toujours de résister aux tentatives de les
contrôler. Après des millénaires de domestication, on constate que nombre
d’entre nous continuent d’essayer de «prendre le mors aux dents».
Dans «Les cambrioleurs ou La prévoyance complice des voleurs», nous
retrouvons une fois encore le brigand Tchö. Et là encore, le chapitre propose
notamment une critique de la moralité institutionnalisée, du savoir, et de
l’hypocrisie. Tchö soutient que c’est précisément parce qu’un concept du bien
a été institué que nous avons une conception du mal. La moralité des bandits
en son genre est condamnée tandis que celle des empereurs, des princes et
des bureaucrates, qui causent infiniment plus de torts et de souffrances, est
exaltée. Mais le taoïsme ne verse pas dans le relativisme moral. Le bien et le
mal ne dépendent pas seulement de perspectives personnelles. Ils dépendent
de la nature des choses. Tchö l’affirme, les conflits seigneuriaux et la
corruption ne sont pas inhérents à l’humanité. Ils n’adviennent que sous le

11
règne des sages et autres gouvernants souhaitant contrôler les agissements
des autres:
«De la même façon, l’existence des saints est cause de celle des
voleurs. Que l’on élimine les saints et laisse en paix les brigands, le
monde connaîtra enfin l’ordre. […] sitôt les saints liquidés, les
bandits disparaîtront et le monde enfin pacifié ne sera plus en proie
aux troubles.»
Plus loin, Tchö formule une vive critique de la spécialisation, de la délégation
des savoir-faire aux experts et artistes patentés:
«“Les poissons ne doivent point quitter les profonds abysses, les
armes du pouvoir ne se laissent point voir”, a dit Lao Tseu. Les
saints sont les armes du pouvoir. Ils ne devraient donc pas paraître.
C’est la raison pour laquelle je dis: supprimons les saints,
congédions l’intelligence, les grands brigands disparaîtront; brisons
les jades, pulvérisons les perles, et il n’y aura plus de petits voleurs!
Oui, brûlons les contrats, détruisons les sceaux et le peuple
retrouvera son honnêteté première. Débitons les boisseaux,
réduisons en miettes les balances, et il n’y aura plus de disputes
parmi le peuple. Déchirons les lois des saints et le peuple retrouvera
sa sûreté de jugement. Cassons les instruments de musique, perçons
le tympan des musiciens, et chacun gardera pour lui son acuité
auditive. Proscrivons les couleurs et le dessin, crevons les yeux des
peintres, et plus personne ne fera étalage de sa sensibilité visuelle.
Supprimons cordeau et forme à cintrer, jetons aux orties le compas
et l’équerre, broyons les doigts des artisans et chacun sera habile
pour son propre compte.»
Si l’on n’essaie pas de le contrôler, de lui dire quoi faire et de le punir lorsqu’il
agit mal, le peuple se comportera paisiblement et harmonieusement. Si on le
laisse se débrouiller, il résoudra de lui-même ses problèmes.
La fin de ce chapitre contraste notablement avec celle de l’autre chapitre où
apparaît le brigand Tchö, discuté précédemment. Dans ce dernier, Tchö
exaltait l’âge d’or d’avant l’Empereur Jaune et la civilisation, condamnant
l’hypocrisie des temps. Le chapitre «Les cambrioleurs» s’achève sur une
sombre note:
«Alors que la sophistication des armes de jet, des engins de pêche et
des instruments de chasse affole oiseaux, poissons et quadrupèdes,
comment s’étonner que la ruse et l’artifice déployés en rhétorique,
avec ces sophismes sur le dur et le blanc, ces arguties sur l’identité
de la différence et la différence de l’identité, aient tourné la tête au
peuple? Aussi tous les désordres qui ont secoué de tout temps
l’empire sont-ils dus à la soif de connaissances. Tous les maux
viennent de ce que l’humanité cherche à connaître ce qu’elle ne
pourra jamais connaître au lieu de se pencher sur ce qu’elle connaît

12
déjà; elle ne sait que critiquer ce qu’elle tient unanimement pour
mauvais, mais non ce qu’elle considère universellement comme bon.
La lumière du soleil et de la lune en est obscurcie; l’influx des
montagnes et des rivières perturbé; le cours des saisons troublé; des
insectes qui rampent aux oiseaux qui volent, il n’est espèce vivante
dont la nature n’en soit pervertie. Quels désordres ne provoque pas
dans l’univers le culte de la science! Et il en est ainsi depuis
l’avènement des trois premières dynasties. Nous avons abandonné le
ressort naturel de notre germe vital pour nous tourner vers une
prolixité bavarde et laborieuse. Nous avons perdu la sérénité du
non-agir pour nous délecter des vaticinations de la pensée; et ces
vaticinations ont mis le monde à feu et à sang.»
Les échos que de tels propos peuvent avoir aujourd’hui sont considérables —
«le cours des saisons troublé» peut renvoyer au réchauffement climatique;
«l’influx des montagnes et des rivières perturbé» aux barrages toujours plus
massifs et nuisibles, etc. On peut interpréter ce passage comme une
dénonciation de l’escalade technologique sans fin de la civilisation et de ses
effets délétères sur le monde naturel, ou encore de la Science de la civilisation
et de son fétichisme de la connaissance pour elle-même et de la connaissance
totale. Science aveugle par conception sur laquelle repose le déferlement
technologique incessant.
Le chapitre XII, intitulé «Ciel et Terre ou L’art du chaos» comprend ce
passage réprouvant l’état d’esprit menant au — et résultant du —
technologisme, de la propension à utiliser des machines, et dénonçant par
extension les machines elles-mêmes:
«Tseu-kong, l’un des disciples favoris du Maître, alors qu’il revenait
d’une mission au Tch’ou, vit sur le bord de la route menant au Tsin
un vieil homme arroser son potager au moyen d’une jarre qu’il allait
remplir au puits dans lequel il descendait par une galerie. C’était
beaucoup d’efforts pour peu de résultats.
Tseu-kong s’arrêta et lui demanda s’il n’aimerait pas utiliser une
machine qui lui permettrait d’arroser cent plates-bandes en une
journée, donnant beaucoup de résultats avec peu d’efforts. L’homme
leva les yeux sur l’intrus et lâcha un: “Dis toujours.”
Tseu-kong expliqua qu’il suffisait de faire un trou dans une perche
lestée à l’arrière, dont on se servirait comme d’un levier.
– On tire, et l’eau coule à flots. C’est ce qu’on appelle une bascule,
conclut Tseu-kong.
– L’homme changea de contenance, manifesta de la colère, émit un
ricanement, puis déclara:
– J’ai entendu dire ceci par mon maître: “Les machines créent les
activités mécaniques. Les activités mécaniques mécanisent le cœur.
Qui a un cœur mécanique dans la poitrine perd sa candeur native;
qui a perdu sa candeur native ne saurait connaître la paix de l’âme.

13
Le Tao ne vient pas se loger chez qui ignore la paix de l’âme.” Je suis
parfaitement au courant des avantages de cet instrument mais
j’aurais honte de m’en servir!»

Le Lie-tseu

Le Lie-tseu, ou Vrai Classique du Vide Parfait, généralement considéré


comme un des trois écrits primordiaux du taoïsme avec le Lao-tseu et le
Tchouang-tseu, et dont l’écriture remonte, selon Jean Lévi, au IIIe siècle
avant J.C., est plus ambigu. Il fait parfois l’apologie de l’anarchisme, comme
dans ce passage du chapitre II, intitulé «L’Empereur Jaune ou À la
reconquête du moi10», évoquant un lieu mystérieux où «il n’y a ni chefs ni
supérieurs», où «tout se règle spontanément», et où «le peuple […] est sans
désirs et se conforme à la loi naturelle». Ou dans ce passage du chapitre V,
intitulé «Les questions du roi T’ang ou Les mystères de l’univers», nous
décrivant une contrée lointaine dans laquelle:
«L’air est sain, les maladies y sont inconnues. Le naturel affable des
habitants leur épargne l’émulation comme les querelles. Le cœur
tendre et les os souples, ils ne sont pas en proie à la morgue ou à
l’envie. Jeunes et vieux sont sur un pied d’égalité, il n’y a ni prince ni
sujets, hommes et femmes vivent mêlés, en sorte qu’entremetteurs
et rites d’accordailles sont inutiles. Agglutinés le long du fleuve, il ne
leur est pas nécessaire de cultiver la terre; et le climat étant doux, ils
se passent de vêtements. Ils s’éteignent centenaires, nul n’étant
fauché par une mort prématurée ou la maladie.»
Ou encore dans le chapitre VII, intitulé «Yang Tchou», où «la suppression des
rapports hiérarchiques entre princes et sujets» est présentée comme la
meilleure chose qu’il pourrait arriver dans une société.
Cependant, plus souvent encore, et à la manière du Lao-tseu, il ne s’oppose
pas frontalement à l’existence de chefs et de supérieurs, mais suggère plutôt
que le meilleur gouvernement, ou gouverneur, est celui qui gouverne le moins
— voire, qui ne gouverne pas.
On y trouve aussi plusieurs passages primitivistes, dans la mesure où ils
célèbrent une époque révolue, comme cet autre extrait du chapitre II,
dénonçant aussi le suprémacisme humain – l’idée selon laquelle les êtres
humains sont séparés des et supérieurs aux autres espèces vivantes, selon
laquelle la destinée manifeste des humains consiste à prendre en charge et
contrôler tout ce qui existe, etc.:
«L’intelligence des animaux est naturellement semblable à celle des
hommes. Ils n’ont nul besoin de leur demander leurs lumières pour

10
La traduction du Lie-tseu dont sont tirées les citations qui suivent est celle de Jean Lévi,
publiée aux éditions de l’Encyclopédie des Nuisances sous le titre Les Fables de Maître Lie
(2014).
14
satisfaire leurs besoins et préserver leur vie. Mâles et femelles
s’accouplent, mères et enfants se chérissent; ils évitent les plaines et
recherchent les lieux accidentés; le froid les fait fuir et la chaleur les
attire. Ils s’assemblent en troupeaux et se déplacent en rangs, les
jeunes à l’intérieur, les adultes à l’extérieur. Quand ils trouvent à
boire, ils se font signe, à manger ils s’appellent.
Dans la très haute Antiquité, ils vivaient mêlés aux hommes et se
déplaçaient avec eux. Puis, avec l’avènement des premiers
empereurs et des rois, ils se mirent à les craindre et se dispersèrent.
Venus les temps de décadence, ils se tapirent ou s’enfuirent afin
d’échapper à leur méchanceté.
Encore aujourd’hui, à l’Est, dans le pays des Kie-cheu, la plupart des
habitants comprennent le langage des animaux domestiques. Mais
ce n’est là qu’un résidu du savoir d’autrefois. Les hommes divins et
saints des temps primordiaux n’ignoraient rien des sentiments et des
comportements de la totalité des êtres; ils comprenaient les sons
émis par les différentes espèces de la Création.»
L’image de ces «hommes divins et saints des temps primordiaux», qui
«n’ignoraient rien des sentiments et des comportements de la totalité des
êtres» et «comprenaient les sons émis par les différentes espèces de la
Création», peut être associée aux communautés animistes de chasseurs-
cueilleurs.
Une histoire du chapitre VIII, intitulé «De la contrepartie du discours ou De
la valeur philosophique des fables», récuse également le suprémacisme
humain, cette idée qui, selon toute vraisemblance, a informé les agissements
de nombre de civilisations, y compris chinoises, y compris de la civilisation
occidentale — Aristote disait exactement comme le prince T’ien 11 — et qui
constitue un des piliers de l’idéologie informant ceux de la civilisation
industrielle mondialisée:
«À l’occasion d’une fête célébrant le dieu des Chemins, le seigneur
T’ien de Ts’i régalait en son palais plus de mille convives. Alors qu’on
servait du poisson et des oies à la table des invités d’honneur, le
prince T’ien en y jetant un coup d’œil eut un soupir et déclara:
— Le Ciel ne s’est-il pas montré généreux avec nous les hommes? Il
fait pousser les céréales et produit oies et poissons pour satisfaire
nos besoins.
11
Aristote, Les Politiques, I, 8, 1256b: «Les plantes existent pour les animaux, et les autres
animaux pour l’homme, les animaux domestiques pour son usage et sa nourriture, les
animaux sauvages, sinon tous du moins la plupart, pour sa nourriture et d’autres secours
puisqu’il en tire vêtements et autres instruments. Si donc la nature ne fait rien d’inachevé
ni rien en vain, il est nécessaire que ce soit pour les hommes que la nature ait fait tout cela.
C’est pourquoi, en un sens, l’art de la guerre est un art naturel d’acquisition (car l’art de la
chasse est une partie de cet art) auquel nous devons avoir recours contre les bêtes et les
hommes qui sont nés pour être commandés mais n’y consentent pas: cette guerre-là est
juste par nature.»
15
Et la foule des invités de faire chorus. Le fils de messire Pao, âgé de
douze ans, qui se divertissait avec les convives de moindre rang,
s’avança et dit:
— Il n’en va pas comme le dit Votre Altesse. Tous les êtres de
l’univers qui ont vie comme nous se répartissent en espèces. Il n’y a
pas d’espèces plus ou moins nobles. Simplement elles se dominent et
s’entre-dévorent les unes les autres en fonction de leur degré
d’astuce et de force, mais ce n’est nullement qu’elles ont été créées
spécialement pour leurs besoins mutuels. L’homme prend ce qui est
comestible et s’en nourrit; comment serait-ce le Ciel qui aurait créé
les bêtes à dessein pour son usage? Les moustiques sucent notre
sang, et les tigres se repaissent de notre chair, mais qui pourrait
prétendre que le Ciel a créé l’homme pour satisfaire les besoins des
moustiques et des tigres?»

Les Sept Sages de la forêt de bambous & Pao King-yen

Plusieurs centaines d’années après l’écriture du Tchouang-tseu et du Lie-tseu,


au cours de la période des Trois Royaumes (220–280 E.C.), la Chine connut
une résurgence importante du taoïsme, parfois qualifiée de néotaoïsme. La
dynastie Wei, fondée par le fils du grand seigneur de guerre Cao Cao,
incorpora dans sa cour des philosophes de différentes écoles dans une
tentative d’établir une justification philosophique à sa domination. Quelques
années durant, de 240 à 249 de notre ère, le taoïsme fut adopté comme
philosophie orthodoxe officielle du royaume de Wei. Mais les aristocrates Wei
n’approuvaient les principes taoïstes que du bout des lèvres, et nombre des
plus grands penseurs de l’époque refusaient de participer au gouvernement.
Au cours de cette période, un groupe de philosophes taoïstes connu sous le
nom des «Sept Sages de la forêt de bambous» commença à se réunir et à
organiser des débats animés et bien arrosés concernant les idées contenues
dans le Lao-tseu et le Tchouang-tseu. Ces Sept Sages jouèrent un rôle
important dans la préservation de la critique taoïste de la civilisation et de
l’État. Les deux plus célèbres d’entre eux étaient Ruan Ji (210–263) et Hsi
K’ang (223–263).
La plus célèbre des œuvres de Ruan Ji, «Biographie du Maître Grand
Homme», est un fantastique poème romanesque décrivant la vie d’un
mystérieux sage. Ruan Ji y prolonge la tradition des taoïstes légendaires en
formulant, selon les mots de Hsiao Kung-chuan, une «impitoyable attaque
contre le conformisme et, en même temps, un éloge enthousiaste de la liberté
anarchiste12». Pour Ruan Ji, comme pour Tchouang Tseu avant lui, le
gouvernement est aussi mauvais (sinon pire) que les voleurs, et la société
idéale est celle qui existait à l’époque lointaine des chasseurs-cueilleurs. Selon
lui, ce passé utopique fut bouleversé par l’intrusion de l’artificialité dans les

12
Cité par John Rapp dans Daoism and Anarchism («Taoïsme et anarchisme») (2012).
16
communautés humaines. Le gouvernement, la société de masse et la culture
incarnent l’évolution continue de cette artificialité.
À l’instar de Ruan Ji, Hsi K’ang propose une «critique de l’organisation
sociale hiérarchique», pour reprendre les termes de Jean Lévi, qui explique:
«Il s’agit d’affirmer la possibilité d’une société où le pouvoir serait sans
pouvoir. Soit que l’activité politique n’existerait tout simplement pas, soit que
le chef serait sans autorité, si bien que la régulation sociale s’accomplirait
hors de toute coercition. Le vocabulaire ne doit pas nous induire en erreur,
quand un Hsi K’ang parle de “chef” ou de “prince” dans la société idéale, il
n’entend pas par-là la source suprême de l’autorité, mais au contraire une
instance qui ne la recueille que pour la restituer à la communauté. Le chef
n’est que la représentation que le groupe se donne à lui-même, il en cristallise
dans sa personne les valeurs essentielles, mais reste par là même l’otage de la
communauté, en sorte que ce qu’on respecte en lui, c’est finalement
l’impuissance du pouvoir; une impuissance qui se manifeste dans le fait qu’il
est privé de l’outil essentiel de la domination bureaucratique: l’écriture 13.»
Dans sa Réfutation de l’essai sur le caractère inné du goût pour l’étude 14, Hsi
Kan’g écrit:
«Il est dans la nature humaine de rechercher la sécurité et de fuir le
danger, d’aimer l’oisiveté et de détester le travail. Pourvu que rien ne
trouble sa tranquillité, l’homme est heureux et s’estime satisfait si on
ne le contrarie pas.
Jadis, quand tout n’était encore qu’un vaste chaos et que la
simplicité primordiale ne s’était pas encore pervertie, les chefs
ignoraient les lettres et le peuple vivait dans la concorde. La nature
était intacte. Les lois de l’univers suivaient leur cours. Chacun
pouvait satisfaire ses désirs. On dormait quand on était repu, on se
mettait en quête de nourriture quand on avait faim, on se tapait sur
le ventre de béatitude, ignorant que c’était l’âge d’or. À quoi auraient
servi les principes moraux et les règles rituelles?»
Et, vers la fin:
«S’il vous était donné de retourner aux temps préhistoriques, quand
le monde était réglé sans le secours des lettres, vous comprendriez
qu’on peut connaître la paix sans étudier et le bonheur sans
travailler. Quel besoin aurait-on des classiques et que peut-on
attendre de la bonté et de la justice?»
Dans une polémique avec Hsiang Tseu-ts’i, un autre des Sept Sages de la forêt
de bambous, au sujet des effets nocifs de la société sur la santé, Hsi K’ang
soutient que:

13
Éloge de l’anarchie par deux excentriques chinois (Encyclopédie des Nuisances, 2004).
14
Ibidem
17
«L’homme accompli ne règne jamais sur les multitudes de l’empire
qu’à son corps défendant. Et encore, il se fond dans la pensée des dix
mille êtres, abandonne les créatures à elles-mêmes, se laisse porter
par le mouvement spontané des choses et communie avec le tout de
l’univers dans l’insouciance. Béat, il a l’inaction pour unique affaire;
oisif, il abandonne l’empire à la communauté des hommes. Occupe-
t-il la position de souverain et bénéficie-t-il des revenus de toutes les
nations, il reste aussi détendu qu’un simple officier recevant des
amis; en dépit des bannières à effigie de dragon qui l’encadrent et de
ses lourds vêtements d’apparat, il est désinvolte comme un
particulier en habits de toile. Ainsi, quand en haut souverains et
ministres oublient leur fonction, en bas l’abondance règne chez leurs
sujets.»
On retrouve ici le principe du gouvernement qui gouverne le moins possible,
voire qui ne gouverne pas, notamment promu dans le Lao-tseu.
***
En 265 de notre ère, les membres du clan Sima contraignirent l’empereur Wei
à abdiquer, fondant la dynastie Jin. On estime que c’est à cette période, à peu
près (vers 300 de notre ère), qu’un écrivain chinois du nom de Pao King-yen
(Bao Jingyan), écrivit ce que John Rapp appelle «la plus importante
déclaration de l’anarchisme taoïste». Pao King-yen rejette totalement la
notion de domination et affirme que l’état naturel de l’humanité correspond à
de petites communautés autosuffisantes, vivant aux côtés des autres animaux.
Seulement, cette utopie fut perturbée par l’acquisition de connaissances. Il
suggère en effet qu’une quête abstraite de connaissances conduisit à
l’établissement de hiérarchies, aux notions de profit et de classe, et à
l’invention de nouvelles technologies destructrices. Certaines thèses
anarchoprimitivistes contemporaines concernant les développements du
néolithique font écho à cette perspective. Pao King-yen insiste également sur
le fait que crimes et injustices sont des sous-produits de la domination. Il
dénonce ainsi l’hypocrisie morale de l’État. Voici quelques-uns de ses propos:
«Dans l’indistinction primordiale, l’absence de différenciation était
la règle et la foule des êtres vivants trouvait sa joie dans la
satisfaction de ses instincts. Il n’est pas dans la volonté des
canneliers d’être écorcés ni dans celle des arbres à laque d’être
incisés. Les oiseaux ont-ils demandé que l’on arrache leurs plumes?
Est-il dans la nature du cheval d’être poussé par le mors et la
cravache et dans celle du bœuf d’être plié au joug? Les germes de la
fausseté et de l’artifice sont nés de là. On utilise la force des
animaux, faisant ainsi violence à leur être.
On tue la vie pour façonner des objets inutiles; on attrape oiseaux et
quadrupèdes pour se pourvoir en brimborions. On transperce des
nez que la nature a créés intacts, on ligote des pattes que le ciel a
faites libres. Est-ce le désir de la myriade des créatures?
18
On accable de corvées la multitude afin qu’elle assure l’entretien des
officiers. Les nobles ont des prébendes tandis que le peuple vit dans
la misère. Certes, un mort rappelé à la vie éprouve une grande joie;
mais n’est-il pas préférable de ne pas avoir traversé cette épreuve?
De même il vaut mieux ne pas avoir à les décliner que de refuser
appointements et charges afin de se gagner une vaine gloire. La
loyauté et l’équité ne resplendissent que dans un monde en proie aux
convulsions. La piété filiale et l’amour parental ne brillent que
lorsque les relations familiales se dissolvent.
Dans la haute Antiquité il n’y avait ni prince ni sujets. On creusait
des puits pour boire et l’on labourait la terre pour se nourrir. On
réglait sa vie sur le soleil. On vivait dans l’insouciance sans jamais
être importuné par le chagrin. Chacun se contentait de son lot, et
personne ne cherchait à rivaliser avec autrui ni à exercer de charges.
De gloire et d’infamie point. Nul sentier ne balafrait les montagnes.
Ni barques ni ponts n’encombraient les cours d’eau. Les vallées ne
communiquaient pas et personne ne songeait à s’emparer de
territoires. Comme il n’existait pas de vastes rassemblements
d’hommes, la guerre était ignorée. On ne pillait pas les nids des
oiseaux, on ne vidait pas les trous d’eau. Le phénix se posait dans la
cour des maisons et les dragons s’ébattaient en troupeaux dans les
parcs et les étangs. On pouvait marcher sur la queue des tigres et
saisir dans ses mains des boas. Les mouettes ne s’envolaient pas
quand on traversait les marais, lièvres et renards n’étaient pas saisis
de frayeur quand on pénétrait dans les forêts. Le profit n’avait pas
encore fait son apparition; malheurs et troubles étaient inconnus.
Lances et boucliers étaient sans emploi et il n’y avait ni murailles ni
fossés. Les êtres s’ébattaient dans l’indistinction et s’oubliaient dans
le Tao, les maladies ne prélevaient pas leur lourd tribut sur les
hommes qui tous mouraient de vieillesse. Chacun gardait sa candeur
native sans rouler dans son cœur de froids calculs. L’on bâfrait et
l’on s’esclaffait; on se tapait sur le ventre et on s’ébaudissait. La
parole était franche et la conduite sans façons. Comment aurait-on
songé à pressurer les humbles pour accaparer leurs biens et à
instaurer des châtiments afin de les faire tomber sous le coup de la
loi?
Puis la décadence vint. On recourut à la ruse et à l’artifice. Ce fut la
ruine de la vertu. On instaura la hiérarchie. On compliqua tout avec
les génuflexions rituelles, les salamalecs et les prescriptions
somptuaires. Les hauts bonnets de cérémonie et les vêtements
chamarrés apparurent. On empila la terre et le bois en des tours qui
percèrent la nue. On peinturlura en émeraude et en cinabre les
poutres torsadées des palais. On arasa des montagnes pour dérober
à la terre ses trésors, on plongea au fond des abysses pour en
ramener des perles. Les princes rassemblèrent des monceaux de jade

19
sans réussir à satisfaire leurs caprices, ils se procurèrent des
montagnes d’or sans parvenir à subvenir à leurs dépenses. Vautrés
dans le luxe et la débauche, ils outrageaient le fond primitif.
L’homme s’éloigne chaque jour davantage de ses origines et tourne
le dos un peu plus à la simplicité première. Que le prince prise les
sages, et le peuple cherche à se faire une vaine réputation de vertu,
qu’il convoite les biens matériels et il favorise la rapine. Car dès lors
que l’on fait miroiter des objets susceptibles d’attiser les convoitises,
on ruine l’authenticité que l’homme abrite en son sein. Pouvoir et
profit ouvrent la voie à l’accaparement et à la spoliation. Bientôt l’on
se met à fabriquer des armes tranchantes, déchaînant le goût de la
conquête. On craint que les arcs ne soient pas assez puissants, les
cuirasses assez solides, les lances assez acérées, les boucliers assez
épais. Mais sans guerres ni agressions tous ces engins de mort
seraient bons à mettre au rebut.
Si le jade blanc ne pouvait être brisé y aurait-il des tablettes de
cérémonie? Si le Tao n’avait pas périclité, aurait-on eu besoin de se
raccrocher à la bonté et à la justice? […]
Ainsi l’institution des monarques est la cause de tous les maux.
[…] Sitôt que princes et sujets ont été établis, les bouleversements se
sont précipités. À la façon des loutres qui font s’agiter les poissons et
des rapaces qui dispersent les moineaux, une administration
régulière provoque l’affliction du peuple et de grasses prébendes la
misère des humbles. Les princes entassent joyaux et biens, adornent
et chantournent les colonnes et les poutres de leurs belvédères et de
leurs pavillons. Ils n’admettent à leur table que les mets les plus
délicats, ils ne se vêtent que de soie damassée à parements de
dragons […]. Il faut savoir que tout appareil d’État élaboré provoque
du gaspillage, car il exige de pourvoir à son entretien. Le palais
abrite la foule des bouches inutiles de la garde armée, et les
particuliers se mettent en devoir de s’entourer d’hommes de main.
Le peuple qui déjà manque du nécessaire et parvient à grand-peine à
subvenir à ses besoins doit non seulement supporter le poids de
lourds impôts, mais encore s’acquitter d’une dure corvée!
Maudissant leur triste sort, souffrant de la faim et du froid, les plus
démunis n’hésitent pas à braver les lois et à se livrer à toutes sortes
de débordements. […]
Là où les individus ne sont pas embrigadés dans les corvées
collectives, là où les familles n’ont pas à supporter les dépenses du
transport de grain, chacun jouit de son lopin et vaque à ses
occupations; on suit le rythme des saisons et on cultive selon la
nature des parcelles. Tous ont de quoi se vêtir et se nourrir au sein
de leur famille et il n’existe aucun conflit ni rivalité d’intérêts au-
dehors. Voilà qui montre bien que le goût des armes et de la
conquête n’est nullement inhérent à la nature humaine. Lorsque des

20
peines symboliques avaient cours personne n’enfreignait les lois,
mais sitôt que les règlements se sont multipliés, brigands et voleurs
ont proliféré. Serait-ce que nos pères n’avaient pas l’instinct du
profit, tandis que nous sommes spécialement cupides et mauvais? À
la vérité il suffit que son chef soit impavide et détaché pour que le
peuple soit spontanément probe. Mais dès lors que les humbles sont
pressurés et excédés, fleurissent la fourberie et l’artifice. Il n’y aurait
plus à craindre que l’humanité se livre aux exactions et à la brutalité
si elle s’abandonnait à la nature. Mais on fait trimer le peuple sans
relâche, on le spolie sans mesure; […] Comment dans ces conditions
s’étonner qu’il y ait des troubles? On aggrave les désordres en
voulant y remédier, on renforce les interdits, sans mettre un terme à
la délinquance, bien au contraire. Les octrois et les douanes sont
censés faire obstacle à la fraude, mais ils favorisent les malversations
des fonctionnaires vénaux. Les poids et les mesures ont été institués
pour empêcher la tricherie, mais ils sont la bénédiction des fripons
qui s’en servent pour tromper et berner. […]
Avant, lorsqu’on construisait des maisons, on ne leur demandait que
de protéger contre les intempéries, mais aujourd’hui on les enduit de
laque et de pourpre, on les décore d’incrustations d’or et de
pierreries; avant les vêtements servaient à couvrir le corps,
maintenant ce ne sont que couleurs chatoyantes, broderies
chamarrées, étoffes de brocart et de soie fine, gazes transparentes et
mousselines légères; avant la musique avait pour but d’apaiser les
passions, mais aujourd’hui on compose des mélodies compliquées
dont les accords lascifs troublent l’âme et brisent l’harmonie
intérieure; avant nourritures et breuvages servaient à calmer la faim
et la soif, tandis qu’aujourd’hui on brûle des forêts, on tarit les
sources, on massacre les troupeaux…15»
Pour ces penseurs, remarque Jean Lévi, «la société idéale ne peut se réaliser
que dans le primitivisme le plus intégral. Les diatribes de Pao King-yen et de
Hsi K’ang contre la dégénérescence de l’homme policé évoquent certes Jean-
Jacques Rousseau, mais plus encore peut-être Pierre Clastres16.»
En outre, si «les révoltés exaltent l’état de nature pour mieux critiquer la
société […], placent l’âge d’or dans le passé le plus reculé et voient dans la
condition primitive des hommes un idéal à restaurer», «à l’inverse, les
tenants de l’ordre établi justifient la hiérarchie existante par l’évocation
horrifiée de la vie sauvage17». La perspective hobbesienne sur la «vie
sauvage», ce vilipendage des peuples de chasseurs-cueilleurs et autres

15
Ibid.
16
Ibid.
17
Ibid.
21
sociétés de subsistance, qui continue aujourd’hui d’infuser les idéologies
dominantes, le mythe du Progrès, est bien antérieure à Hobbes lui-même.

Le Dit de la source aux fleurs de pêcher

Ultérieur aux écrits de Pao King-yen, le poème de La Source aux fleurs de


pêcher du célèbre lettré Tao Yuan-ming (ou Qian, de son nom personnel,
372–427), parfois considéré comme la plus célèbre utopie littéraire chinoise,
présente une puissante vision d’un passé idéal tout en suggérant que ce
monde perdu peut être retrouvé. En voici une traduction:
«Pendant (les années de règne) Taiyuan des Jin, un habitant de Wu
Ling, pêcheur de son état, avait suivi le cours d’une rivière encaissée,
insoucieux du chemin parcouru. Soudain il se trouva devant une
forêt de fleurs de pêcher. Elle couvrait les deux rives sur plusieurs
centaines de toises, sans nul arbre d’essence différente. L’herbe
embaumée était fraîche et belle, les corolles tombées jonchaient le
sol, pêle-mêle. Le pêcheur, fort étonné, repartit, désireux de
connaître l’étendue de cette forêt.
Elle se terminait à la source de la rivière. C’est alors qu’il vit un mont
où se décelait une petite ouverture; il lui sembla y apercevoir de la
lumière. Laissant là son embarcation, il s’y engagea. Au début,
extrêmement étroite, la caverne permettait tout juste le passage. À
nouveau il parcourut plusieurs dizaines de toises, et tout à coup elle
s’ouvrit à la clarté du jour: un plat pays s’étendait jusqu’aux
lointains; les demeures avaient belle apparence; on découvrait une
riche campagne, de jolis étangs, des bouquets de mûriers et de
bambous. Des chemins tissaient leurs réseaux, les coqs et les chiens
se répondaient. Dans ce décor allaient et venaient des hommes et
des femmes, qui semant, qui ouvrant, tous vêtus de façon insolite.
Têtes chenues ainsi que petits enfants à cadenettes exprimaient la
plénitude du bonheur.
À la vue du pêcheur, grande fut la stupéfaction. On s’enquit d’où il
venait et il ne cela 18 rien. Alors une famille le convia à entrer; on
servit l’arack, on tua une poule, on apprêta le repas. Quand au
village fut connue sa présence, tous vinrent le questionner. Eux-
mêmes dirent que leurs ancêtres avaient fui l’époque trouble des Qin
et que, suivis de leurs femmes, de leurs enfants, des autres habitants
du canton, ils étaient venus en ces lieux inaccessibles pour n’en plus
ressortir; par suite tout contact avait été perdu avec les gens du
dehors. On lui demanda quelle dynastie régnait présentement; à dire
vrai ils ignoraient l’existence des Han, à plus forte raison des Wei et
des Jin. L’arrivant conta de point en point ce qu’il savait sans rien
omettre; tous soupiraient, effarés. À tour de rôle, chacune des autres

18
Du verbe «celer»: Taire, garder secret. Synonyme de «cacher». NdT
22
familles l’invita, toutes lui offrirent l’arack et le manger. Il s’attarda
plusieurs jours puis prit congé. Les habitants de ce monde retiré lui
dirent: “II nous chagrinerait que vous parliez de nous à ceux du
dehors”.
Une fois sorti, il retrouva son embarcation; il refit alors en sens
inverse le chemin, qu’il marqua de nombreux jalons. Arrivé au chef-
lieu, il se rendit chez le préfet et lui fit un récit complet. Le préfet
dépêcha sur-le-champ des hommes pour reconnaître le parcours et
rechercher l’emplacement des jalons laissés auparavant, mais ils se
perdirent et ne retrouvèrent pas le chemin.
Ce qu’ayant ouï-dire, Liu Ziji, de Nanyang, personnage de haute
moralité, décida, plein d’alacrité, d’y aller. Il ne parvint à rien.
Bientôt il tomba malade et trépassa; si bien que depuis lors nul n’a
repris la quête19.»
Il s’agit donc de l’histoire d’une petite communauté villageoise ayant fui la
civilisation et ses troubles plusieurs centaines d’années auparavant, et dont
les habitants continuent de vivre comme ils vivent depuis de nombreuses
générations, complètement coupés du monde extérieur et indifférents à celui-
ci. Ils n’ont pas de gouvernement, pas d’argent et pas de technologie. Et ils ne
désirent pas que cela change.
Ce récit de Tao Qian peut être lu de différentes manières. John Rapp affirme
qu’il constitue une métaphore du retour à la vie primitive dans le présent, «en
vue d’une découverte psychologique d’une aspiration interne et oubliée». La
mémoire de notre passé primitif existe encore en nous, en-dessous des
couches de conditionnement déposées dans notre esprit par des siècles
d’oppression et de domestication. Le poème suggère que «ce lieu peut exister
à tout moment pour quiconque “retourne à la racine”, ou à l’état de simplicité
originelle.»
Pour Léon Thomas, alors professeur à l’université Jean-Moulin de Lyon, ce
Dit de la source aux fleurs de pêcher évoque à la fois une influence
chamanistique et taoïste:
«Assurément, le héros de l’histoire ne rejoint pas ce pays au terme
d’une ascension; il ne gagne pas les régions d’en haut, bien qu’il
accède à une contrée qui respire la paix, le bonheur, la liberté, et
dont l’essence apparaît ambiguë, voire équivoque. La voie de
pénétration qu’il emprunte est celle même que suit le shaman quand
il se rend dans une autre zone cosmique que ses aptitudes lui
ouvrent également, les Enfers souterrains où, lors de l’initiation à sa
fonction, il découvre un pays sans aucune affinité avec celui des
mortels ordinaires. Les aspects en sont divers, comme les créatures
qu’il y rencontre. Et, bien sûr, dans le cadre d’une culture donnée,

19
Traduction de Léon Thomas, Revue de l’histoire des religions, 1985, tome 202, n°1, pp.
55–70.
23
l’expérience intérieure personnelle de tel shaman se traduit par des
visions différentes, mais il reste un point commun à tous, quelle que
soit l’ethnie à laquelle ils appartiennent: le plan cosmique hypogé ne
rappelle en rien le monde sublunaire où nous évoluons, qu’il s’agisse
du décor ou des êtres qui le peuplent. Quant à la voie d’accès, elle est
souvent une grotte, une source, un tunnel qui traverse une
montagne; La source aux fleurs de pêcher fait la synthèse de ces
modes de passage.
Sur cette infrastructure chamanistique formelle, Tao Yuan-ming a
édifié, en littérateur, une société conforme à l’idéal taoïste, à son
idéal. Par un biais discret et subtil, il nous emmène vers un âge d’or
qu’a suscité la “nostalgie des origines”. Nous n’entrons pas ici dans
le conte avec sa situation métahistorique, pas davantage dans le
mythe qui recrée le temps primordial quand l’évoque un initié; Tao
Yuan-ming a imaginé une utopie, pas une uchronie ni une
onirochronie. On côtoie le merveilleux, sans y choir, car tout
dérèglement, toute anomalie cosmique, tout espace anisotrope ou
hétérogène sont soigneusement bannis; bien au contraire, dans cette
société heureuse, l’action parfaite du Tao ubiquitaire ne subit nulle
entrave et l’harmonie y règne donc. L’influence du chapitre 80 du
Dao De Jing [Lao-tseu] est manifeste; Laozi [Lao Tseu] y préconise
le retour à l’état de nature initial où chaque village pratiquait
l’autarcie et n’entretenait aucune relation avec la cellule humaine
voisine […].»
Découvrant des individus «affranchis des sujétions politique et
administrative», le pêcheur entrevoit «l’idéal taoïste évoqué plus haut et qui
se résout en éthique anarchiste». En outre, comme Rapp, Léon Thomas
estime que «l’allégorie se charge d’une intention morale», qu’elle «vise à
exhorter le lecteur à œuvrer pour l’avènement d’un univers identique»,
agissant ainsi comme une «source d’espoir».
Nicolas Casaux
Relecture: Lola Berzatto

24

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