Vous êtes sur la page 1sur 85

La Librairie du XXI e siècle

Sylviane Agacinski, Le Passeur de temps. Modernité et nostalgie.


Sylviane Agacinski, Métaphysique des sexes. Masculin/féminin aux sources du christianisme.
Sylviane Agacinski, Drame des sexes. Ibsen, Strindberg, Bergman.
Sylviane Agacinski, Femmes entre sexe et genre.
Giorgio Agamben, La Communauté qui vient. Théorie de la singularité quelconque.
Henri Atlan, Tout, non, peut-être. Éducation et vérité.
Henri Atlan, Les Étincelles de hasard I. Connaissance spermatique.
Henri Atlan, Les Étincelles de hasard II. Athéisme de l’Écriture.
Henri Atlan, L’Utérus artificiel.
Henri Atlan, L’Organisation biologique et la Théorie de l’information.
Henri Atlan, De la fraude. Le monde de l’onaa.
Marc Augé, Domaines et châteaux.
Marc Augé, Non-lieux. Introduction à une anthropologie de la surmodernité.
Marc Augé, La Guerre des rêves. Exercices d’ethnofiction.
Marc Augé, Casablanca.
Marc Augé, Le Métro revisité.
Marc Augé, Quelqu’un cherche à vous retrouver.
Marc Augé, Journal d’un SDF. Ethnofiction.
Marc Augé, Une ethnologie de soi. Le temps sans âge.
Jean-Christophe Bailly, Le Propre du langage. Voyages au pays des noms communs.
Jean-Christophe Bailly, Le Champ mimétique.
Marcel Bénabou, Jacob, Ménahem et Mimoun. Une épopée familiale.
Marcel Bénabou, Pourquoi je n’ai écrit aucun de mes livres.
Julien Blanc, Au commencement de la Résistance. Du côté du musée de l’Homme 1940-1941.
R. Howard Bloch, Le Plagiaire de Dieu. La fabuleuse industrie de l’abbé Migne.
Remo Bodei, La Sensation de déjà vu.
Ginevra Bompiani, Le Portrait de Sarah Malcolm.
Julien Bonhomme, Les Voleurs de sexe. Anthropologie d’une rumeur africaine.
Yves Bonnefoy, Lieux et destins de l’image. Un cours de poétique au Collège de France (1981-
1993).
Yves Bonnefoy, L’Imaginaire métaphysique.
Yves Bonnefoy, Notre besoin de Rimbaud.
Yves Bonnefoy, L’Autre Langue à portée de voix.
Yves Bonnefoy, Le Siècle de Baudelaire.
Philippe Borgeaud, La Mère des Dieux. De Cybèle à la Vierge Marie.
Philippe Borgeaud, Aux origines de l’histoire des religions.
Jorge Luis Borges, Cours de littérature anglaise.
Claude Burgelin, Les Mal Nommés. Duras, Leiris, Calet, Bive, Perec, Gary et quelques autres.
Italo Calvino, Pourquoi lire les classiques.
Italo Calvino, La Machine littérature.
Paul Celan et Gisèle Celan-Lestrange, Correspondance.
Paul Celan, Le Méridien & autres proses.
Paul Celan, Renverse du souffle.
Paul Celan et Ilana Shmueli, Correspondance.
Paul Celan, Partie de neige.
Paul Celan et Ingeborg Bachmann, Le Temps du cœur. Correspondance.
Michel Chodkiewicz, Un océan sans rivage. Ibn Arabî, le Livre et la Loi.
Antoine Compagnon, Chat en poche. Montaigne et l’allégorie.
Hubert Damisch, Un souvenir d’enfance par Piero della Francesca.
Hubert Damisch, CINÉ FIL.
Hubert Damisch, Le Messager des îles.
Luc Dardenne, Au dos de nos images, suivi de Le Fils et L’Enfant, par Jean-Pierre et Luc Dardenne.
Luc Dardenne, Sur l’affaire humaine.
Michel Deguy, A ce qui n’en finit pas.
Daniele Del Giudice, Quand l’ombre se détache du sol.
Daniele Del Giudice, L’Oreille absolue.
Daniele Del Giudice, Dans le musée de Reims.
Daniele Del Giudice, Horizon mobile.
Daniele Del Giudice, Marchands de temps.
Mireille Delmas-Marty, Pour un droit commun.
Jean-Paul Demoule, Mais où sont passés les Indo-Européens ? Le mythe d’origine de l’Occident.
Marcel Detienne, Comparer l’incomparable.
Marcel Detienne, Comment être autochtone. Du pur Athénien au Français raciné.
Milad Doueihi, Histoire perverse du cœur humain.
Milad Doueihi, Le Paradis terrestre. Mythes et philosophies.
Milad Doueihi, La Grande Conversion numérique.
Milad Doueihi, Solitude de l’incomparable. Augustin et Spinoza.
Milad Doueihi, Pour un humanisme numérique.
Jean-Pierre Dozon, La Cause des prophètes. Politique et religion en Afrique contemporaine, suivi de
La Leçon des prophètes par Marc Augé.
Pascal Dusapin, Une musique en train de se faire.
Brigitta Eisenreich, avec Bertrand Badiou, L’Étoile de craie. Une liaison clandestine avec Paul
Celan.
Uri Eisenzweig, Naissance littéraire du fascisme.
Norbert Elias, Mozart. Sociologie d’un génie.
Rachel Ertel, Dans la langue de personne. Poésie yiddish de l’anéantissement.
Arlette Farge, Le Goût de l’archive.
Arlette Farge, Dire et mal dire. L’opinion publique au XVIIIe siècle.
Arlette Farge, Le Cours ordinaire des choses dans la cité au XVIIIe siècle.
Arlette Farge, Des lieux pour l’histoire.
Arlette Farge, La Nuit blanche.
Alain Fleischer, L’Accent, une langue fantôme.
Alain Fleischer, Le Carnet d’adresses.
Alain Fleischer, Réponse du muet au parlant. En retour à Jean-Luc Godard.
Alain Fleischer, Sous la dictée des choses.
Lydia Flem, L’Homme Freud.
Lydia Flem, Casanova ou l’Exercice du bonheur.
Lydia Flem, La Voix des amants.
Lydia Flem, Comment j’ai vidé la maison de mes parents.
Lydia Flem, Panique.
Lydia Flem, Lettres d’amour en héritage.
Lydia Flem, Comment je me suis séparée de ma fille et de mon quasi-fils.
Lydia Flem, La Reine Alice.
Lydia Flem, Discours de réception à l’Académie royale de Belgique, accueillie par Jacques de
Decker, secrétaire perpétuel.
Nadine Fresco, Fabrication d’un antisémite.
Nadine Fresco, La Mort des juifs.
Françoise Frontisi-Ducroux, Ouvrages de dames. Ariane, Hélène, Pénélope…
Marcel Gauchet, L’Inconscient cérébral.
Hélène Giannecchini, Une image peut-être vraie. Alix Cléo Roubaud
Jack Goody, La Culture des fleurs.
Jack Goody, L’Orient en Occident.
Anthony Grafton, Les Origines tragiques de l’érudition. Une histoire de la note en bas de page.
Jean-Claude Grumberg, Mon père. Inventaire, suivi de Une leçon de savoir-vivre.
Jean-Claude Grumberg, Pleurnichard.
François Hartog, Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps.
Daniel Heller-Roazen, Écholalies. Essai sur l’oubli des langues.
Daniel Heller-Roazen, L’Ennemi de tous. Le pirate contre les nations.
Daniel Heller-Roazen, Une archéologie du toucher.
Daniel Heller-Roazen, Le Cinquième Marteau. Pythagore et la dysharmonie du monde.
Ivan Jablonka, Histoire des grands-parents que je n’ai pas eus. Une enquête.
Ivan Jablonka, L’histoire est une littérature contemporaine. Manifeste pour les sciences sociales.
Jean Kellens, La Quatrième Naissance de Zarathushtra. Zoroastre dans l’imaginaire occidental.
Jacques Le Brun, Le Pur Amour de Platon à Lacan.
Jacques Le Goff, Faut-il vraiment découper l’histoire en tranches ?
Jean Levi, Les Fonctionnaires divins. Politique, despotisme et mystique en Chine ancienne.
Jean Levi, La Chine romanesque. Fictions d’Orient et d’Occident.
Claude Lévi-Strauss, L’Anthropologie face aux problèmes du monde moderne.
Claude Lévi-Strauss, L’Autre Face de la lune. Écrits sur le Japon.
Claude Lévi-Strauss, Nous sommes tous des cannibales.
Monique Lévi-Strauss, Une enfance dans la gueule du loup.
Nicole Loraux, Les Mères en deuil.
Nicole Loraux, Né de la Terre. Mythe et politique à Athènes.
Nicole Loraux, La Tragédie d’Athènes. La politique entre l’ombre et l’utopie.
Patrice Loraux, Le Tempo de la pensée.
Sabina Loriga, Le Petit x. De la biographie à l’histoire.
Charles Malamoud, Le Jumeau solaire.
Charles Malamoud, La Danse des pierres. Études sur la scène sacrificielle dans l’Inde ancienne.
François Maspero, Des saisons au bord de la mer.
Marie Moscovici, L’Ombre de l’objet. Sur l’inactualité de la psychanalyse.
Michel Pastoureau, L’Étoffe du diable. Une histoire des rayures et des tissus rayés.
Michel Pastoureau, Une histoire symbolique du Moyen Âge occidental.
Michel Pastoureau, L’Ours. Histoire d’un roi déchu.
Michel Pastoureau, Les Couleurs de nos souvenirs.
Vincent Peillon, Une religion pour la République. La foi laïque de Ferdinand Buisson.
Vincent Peillon, Éloge du politique. Une introduction au XXIe siècle.
Georges Perec, L’Infra-ordinaire.
Georges Perec, Vœux.
Georges Perec, Je suis né.
Georges Perec, Cantatrix sopranica L. et autres écrits scientifiques.
Georges Perec, L. G. Une aventure des années soixante.
Georges Perec, Le Voyage d’hiver.
Georges Perec, Un cabinet d’amateur.
Georges Perec, Beaux présents, belles absentes.
Georges Perec, Penser/Classer.
Georges Perec, Le Condottière.
Georges Perec/OuLiPo, Le Voyage d’hiver & ses suites.
Catherine Perret, L’Enseignement de la torture. Réflexions sur Jean Améry.
Michelle Perrot, Histoire de chambres.
J.-B. Pontalis, La Force d’attraction.
Jean Pouillon, Le Cru et le Su.
Jérôme Prieur, Roman noir.
Jérôme Prieur, Rendez-vous dans une autre vie.
Jacques Rancière, Courts voyages au pays du peuple.
Jacques Rancière, Les Noms de l’histoire. Essai de poétique du savoir.
Jacques Rancière, La Fable cinématographique.
Jacques Rancière, Chroniques des temps consensuels.
Jean-Michel Rey, Paul Valéry. L’aventure d’une œuvre.
Jacqueline Risset, Puissances du sommeil.
Denis Roche, Dans la maison du Sphinx. Essais sur la matière littéraire.
Olivier Rolin, Suite à l’hôtel Crystal.
Olivier Rolin & Cie, Rooms.
Charles Rosen, Aux confins du sens. Propos sur la musique.
Israel Rosenfield, « La Mégalomanie » de Freud.
Pierre Rosenstiehl, Le Labyrinthe des jours ordinaires.
Jean-Frédéric Schaub, Oroonoko, prince et esclave. Roman colonial de l’incertitude.
Francis Schmidt, La Pensée du Temple. De Jérusalem à Qoumrân.
Jean-Claude Schmitt, La Conversion d’Hermann le Juif. Autobiographie, histoire et fiction.
Michel Schneider, La Tombée du jour. Schumann.
Michel Schneider, Baudelaire. Les années profondes.
David Shulman, Velcheru Narayana Rao et Sanjay Subrahmanyam, Textures du temps. Écrire
l’histoire en Inde.
David Shulman, Ta‘ayush. Journal d’un combat pour la paix. Israël-Palestine, 2002-2005.
Jean Starobinski, Action et Réaction. Vie et aventures d’un couple.
Jean Starobinski, Les Enchanteresses.
Jean Starobinski, L’Encre de la mélancolie.
Anne-Lise Stern, Le Savoir-déporté. Camps, histoire, psychanalyse.
Antonio Tabucchi, Les Trois Derniers Jours de Fernando Pessoa. Un délire.
Antonio Tabucchi, La Nostalgie, l’Automobile et l’Infini. Lectures de Pessoa.
Antonio Tabucchi, Autobiographies d’autrui. Poétiques a posteriori.
Emmanuel Terray, La Politique dans la caverne.
Emmanuel Terray, Une passion allemande. Luther, Kant, Schiller, Hölderlin, Kleist.
Camille de Toledo, Le Hêtre et le bouleau. Essai sur la tristesse européenne, suivi de L’Utopie
linguistique ou la pédagogie du vertige.
Camille de Toledo, Vies potentielles.
Camille de Toledo, Oublier, trahir, puis disparaître.
César Vallejo, Poèmes humains et Espagne, écarte de moi ce calice.
Jean-Pierre Vernant, Mythe et religion en Grèce ancienne.
Jean-Pierre Vernant, Entre mythe et politique I.
Jean-Pierre Vernant, L’Univers, les Dieux, les Hommes. Récits grecs des origines.
Jean-Pierre Vernant, La Traversée des frontières. Entre mythe et politique II.
Nathan Wachtel, Dieux et vampires. Retour à Chipaya.
Nathan Wachtel, La Foi du souvenir. Labyrinthes marranes.
Nathan Wachtel, La Logique des bûchers.
Nathan Wachtel, Mémoires marranes. Itinéraires dans le sertão du Nordeste brésilien.
Catherine Weinberger-Thomas, Cendres d’immortalité. La crémation des veuves en Inde.
Natalie Zemon Davis, Juive, Catholique, Protestante. Trois femmes en marge au XVIIe siècle.
LA LIBRAIRIE DU XXIe SIÈCLE
Collection
dirigée par Maurice Olender

ISBN 978-2-02-129062-2

© ÉDITIONS DU SEUIL, AVRIL 1992

www.seuil.com

Cet ouvrage a été numérisé en partenariat avec le Centre National du Livre.

Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo.


TABLE DES MATIÈRES
La Librairie du XXIe siècle

Copyright

Prologue

Le proche et l’ailleurs

Le lieu anthropologique

Des lieux aux non-lieux

Epilogue

Quelques références

L’auteur
Prologue

Avant de prendre sa voiture, Pierre Dupont a voulu retirer un peu


d’argent au distributeur automatique. L’appareil a accepté sa carte et l’a
autorisé à retirer mille huit cents francs. Pierre Dupont a appuyé sur la
touche 1800. L’appareil lui a demandé un instant de patience, puis lui a
délivré la somme convenue en lui rappelant de reprendre sa carte. « Merci
de votre visite », a-t-il conclu, cependant que Pierre Dupont rangeait ses
billets dans son portefeuille.
Le trajet a été facile : la descente sur Paris par l’autoroute A 11 ne pose
pas de problème un dimanche matin. Il n’a pas eu à attendre à l’entrée, a
payé avec sa carte bleue au péage de Dourdan, contourné Paris par le
périphérique et rejoint Roissy par l’A 1.
Il s’est garé au deuxième sous-sol (allée J), a glissé sa carte de parking
dans son portefeuille, puis s’est hâté vers les guichets d’enregistrement
d’Air France. Il s’est débarrassé avec soulagement de sa valise (vingt kilos
tout juste), a tendu son billet à l’hôtesse en lui demandant s’il pouvait avoir
une place fumeur en bord de couloir. Souriante et silencieuse, elle a opiné
d’un signe de tête, après avoir vérifié sur son ordinateur, puis lui a remis
billet et carte d’embarquement. « Embarquement en satellite B à
18 heures », a-t-elle précisé.
Il s’est présenté en avance au contrôle de police pour faire un peu de
shopping dans le duty-free. Il a acheté une bouteille de cognac (un souvenir
de France pour ses clients asiatiques) et une boîte de cigares (pour sa
consommation personnelle). Il a pris soin de ranger sa facture avec sa carte
bleue.
Il a parcouru un moment du regard les devantures luxueuses – bijoux,
vêtements, parfums –, s’est arrêté à la librairie, a feuilleté quelques
magazines avant de choisir un livre facile – voyage, aventure, espionnage –,
puis a repris sans impatience sa promenade.
Il savourait l’impression de liberté que lui donnaient tout à la fois le fait
de s’être débarrassé de son bagage et, plus intimement, la certitude de ne
plus avoir qu’à attendre la suite des événements, maintenant qu’il s’était
« mis en règle », avait empoché sa carte d’embarquement et décliné son
identité. « A nous deux, Roissy ! » : N’était-ce pas aujourd’hui dans les
lieux surpeuplés où se croisaient en s’ignorant des milliers d’itinéraires
individuels que subsistait quelque chose du charme incertain des terrains
vagues, des friches et des chantiers, des quais de gare et des salles d’attente
où les pas se perdent, de tous les lieux de hasard et de rencontre où l’on
peut éprouver fugitivement la possibilité maintenue de l’aventure, le
sentiment qu’il n’y a plus qu’à « voir venir » ?
L’embarquement s’est effectué sans problème. Les passagers dont la
carte d’embarquement portait la lettre Z ont été invités à se présenter en
dernier et il a assisté avec un certain amusement à la légère et inutile
bousculade des X et des Y à la sortie du satellite.
En attendant le décollage et la distribution des journaux, il a feuilleté le
magazine de la compagnie et imaginé d’un doigt appliqué l’itinéraire
possible du voyage : Héraklion, Larnaca, Beyrouth, Dharan, Doubaï,
Bombay, Bangkok – plus de neuf mille kilomètres en un clin d’œil et
quelques noms qui faisaient parler d’eux de temps à autre dans l’actualité. Il
a jeté un regard au tarif de bord hors taxe (duty-free price list), vérifié que
les cartes de crédit étaient acceptées sur les vols long courrier, lu avec
satisfaction les avantages que présentait la classe « affaires » dont la
générosité intelligente de sa firme le faisait bénéficier (« A Charles de
Gaulle 2 et à New York, des salons Le Club permettent de se détendre, de
téléphoner, de télécopier ou d’utiliser un Minitel… En plus d’un accueil
personnalisé et d’une attention constante, le nouveau siège Espace 2000
équipant les vols long courrier a été conçu plus large, avec un dossier et un
appuie-tête réglables séparément… »). Il a accordé un peu d’attention au
tableau de commande à affichage digital de son siège Espace 2000, puis
s’est replongé dans les publicités du magazine, admirant le profil
aérodynamique de quelques routières récentes, quelques photos des grands
hôtels d’une chaîne internationale, un peu pompeusement présentés comme
« les lieux de la civilisation » (La Mammounia à Marrakech « qui fut palais
avant d’être palace », le Métropole de Bruxelles « où les splendeurs du
XIXe siècle sont restées bien vivantes »). Puis il est tombé sur la publicité
d’une voiture qui portait le même nom que son fauteuil : Renault Espace :
« Un jour, le besoin d’espace se fait sentir… Ça nous prend sans prévenir.
Ensuite, ça ne nous lâche plus. L’irrésistible envie d’avoir un espace à soi.
Un espace mobile qui nous emporterait loin. On aurait tout sous la main et
ne manquerait de rien… » Comme dans l’avion en somme. « Déjà l’espace
est en vous… On n’a jamais été aussi bien sur terre que dans l’Espace »,
concluait plaisamment la publicité.
*
* *
Déjà ils décollaient. Il feuilleta plus rapidement la suite, accordant
quelques secondes à un article sur « l’hippopotame, seigneur de la rivière »,
qui commençait par une évocation de l’Afrique « berceau des légendes » et
« continent de la magie et des sortilèges », un coup d’œil à un reportage sur
Bologne (« Partout on peut être amoureux, mais à Bologne on est amoureux
de la ville »). Une publicité en anglais pour un videomovie japonais retint
un instant son attention (« Vivid colors, vibrant sound and non-stop action.
Make them yours forever ») par l’éclat de ses couleurs. Un refrain de Trenet
lui revenait souvent en tête depuis que, dans le milieu de l’après-midi, il
l’avait entendu à la radio sur l’autoroute, et il se dit que son allusion à la
« photo, vieille photo de ma jeunesse » n’aurait bientôt plus de sens pour les
générations futures. Les couleurs du présent pour toujours : la caméra
congélateur. Une publicité pour la carte Visa acheva de le rassurer
(« Acceptée au Doubaï et partout où vous voyagez… Voyagez en toute
confiance avec votre carte Visa »).
Il jeta un regard distrait sur quelques comptes rendus de livres et s’attarda
un instant, par intérêt professionnel, sur celui qui résumait un ouvrage
intitulé Euromarketing : « L’homogénéisation des besoins et des
comportements de consommation fait partie des tendances lourdes qui
caractérisent le nouvel environnement international de l’entreprise… A
partir de l’examen de l’incidence du phénomène de globalisation sur
l’entreprise européenne, sur la validité et le contenu d’un euromarketing et
sur les évolutions prévisibles de l’environnement marketing international,
de nombreuses questions sont débattues. » Le compte rendu évoquait pour
finir « les conditions propices au développement d’un mix le plus
standardisé possible » et « l’architecture d’une communication
européenne ».
Un peu rêveur, Pierre Dupont reposa son magazine. L’inscription
« Fasten seat belt » s’était éteinte. Il ajusta ses écouteurs, afficha le canal 5
et se laissa envahir par l’adagio du concerto no 1 en ut majeur de Joseph
Haydn. Pendant quelques heures (le temps de survoler la Méditerranée, la
mer d’Arabie et le golfe du Bengale), il serait enfin seul.
Le proche et l’ailleurs

On parle de plus en plus de l’anthropologie du proche. Un colloque tenu


en 1987 au musée des Arts et Traditions populaires (« Anthropologie
sociale et ethnologie de la France »), dont les actes ont été publiés en 1989
sous le titre L’Autre et le semblable, notait une convergence des intérêts des
ethnologues de l’ailleurs et de l’ici. Le colloque et l’ouvrage se situent
explicitement dans la suite des réflexions amorcées au colloque de Toulouse
en 1982 (« Voies nouvelles en ethnologie de la France ») et dans quelques
ouvrages ou numéros spéciaux de revues.
Cela dit, il n’est pas évident que, comme souvent, le constat fait de
nouveaux intérêts, de nouveaux champs de recherche et de convergences
inédites ne repose pas, pour une part, sur certains malentendus, ou n’en
suscite pas. Quelques remarques préalables à la réflexion sur
l’anthropologie du proche peuvent être utiles à la clarté du débat.
L’anthropologie a toujours été une anthropologie de l’ici et du
maintenant. L’ethnologue en exercice est celui qui se trouve quelque part
(son ici du moment) et qui décrit ce qu’il observe ou ce qu’il entend dans ce
moment même. On pourra toujours s’interroger par la suite sur la qualité de
son observation et sur les intentions, les préjugés ou les autres facteurs qui
conditionnent la production de son texte : le fait reste que toute ethnologie
suppose un témoin direct d’une actualité présente. L’anthropologue
théoricien qui fait appel à d’autres témoignages et à d’autres terrains que les
siens a recours à des témoignages d’ethnologues, non à des sources
indirectes qu’il s’efforcerait d’interpréter. Même l’arm chair anthropologist
que nous sommes tous par moments se distingue de l’historien qui exploite
un document. Les faits que nous cherchons dans les files de Murdock ont
été bien ou mal observés mais ils l’ont été, et en fonction d’items (règles
d’alliance, de filiation, d’héritage) qui sont aussi ceux de l’anthropologie
« au second degré ». Tout ce qui éloigne de l’observation directe du terrain
éloigne aussi de l’anthropologie, et les historiens qui ont des intérêts
anthropologiques ne font pas de l’anthropologie. L’expression
« anthropologie historique » est au moins ambiguë. Celle d’« histoire
anthropologique » paraît plus adéquate. Un exemple symétrique et inverse
pourrait être trouvé dans le recours obligé que les anthropologues, les
africanistes par exemple, font à l’histoire, telle, notamment, qu’elle s’est
fixée dans la tradition orale. Tout le monde connaît la formule d’Hampaté
Ba selon laquelle en Afrique un vieillard qui meurt, c’est « une bibliothèque
qui brûle » ; mais l’informateur, vieillard ou non, est quelqu’un avec qui
l’on discute et qui parle moins du passé que de ce qu’il en sait ou en pense.
Il n’est pas un contemporain de l’événement qu’il rapporte, mais
l’ethnologue est contemporain de l’énonciation et de l’énonciateur. Le
propos de l’informateur vaut autant pour le présent que pour le passé.
L’anthropologue qui a et qui doit avoir des intérêts historiques n’est pas
pour autant stricto sensu un historien. Cette remarque ne vise qu’à préciser
les démarches et les objets : il est bien évident que les travaux d’historiens
comme Ginzburg, Le Goff ou Leroy-Ladurie sont du plus haut intérêt pour
les anthropologues, mais ce sont des travaux d’historiens : ils concernent le
passé et passent par l’étude de documents.
Voilà pour le « maintenant ». Venons-en à l’« ici ». Certes, l’ici européen,
occidental, prend tout son sens par rapport à l’ailleurs lointain, ci-devant
« colonial », aujourd’hui « sous-développé », qu’ont privilégié les
anthropologies britannique et française. Mais l’opposition de l’ici et de
l’ailleurs (une manière de grand partage – Europe, reste du monde – qui
rappelle les matchs de football organisés par l’Angleterre du temps qu’elle
avait un grand football : Angleterre/reste du monde) ne peut servir de point
de départ à l’opposition des deux anthropologies qu’en présupposant ce qui
est précisément en question : à savoir qu’il s’agit de deux anthropologies
distinctes.
L’affirmation selon laquelle les ethnologues tendent à se replier sur
l’Europe du fait de la fermeture des terrains lointains est contestable. Tout
d’abord, il existe de très réelles possibilités de travail en Afrique, en
Amérique, en Asie… En second lieu, les raisons de travailler sur l’Europe
en anthropologie sont des raisons positives. Il ne s’agit en aucun cas d’une
anthropologie par défaut. Et c’est l’examen de ces raisons positives qui peut
nous conduire précisément à mettre en question l’opposition Europe/ailleurs
qui sous-tend certaines des définitions les plus modernistes de l’ethnologie
européaniste.
Derrière la question de l’ethnologie du proche se profile en effet une
double question. La première est de savoir si, dans son état actuel,
l’ethnologie de l’Europe peut prétendre au même degré de sophistication,
de complexité, de conceptualisation que l’ethnologie des sociétés lointaines.
La réponse à cette question est généralement affirmative, au moins de la
part des ethnologues européanistes et dans une perspective d’avenir. Ainsi
Martine Segalen peut-elle se féliciter, dans le recueil cité plus haut, de ce
que deux ethnologues de la parenté ayant travaillé sur une même région
européenne puissent désormais discuter entre eux « comme les spécialistes
de telle ethnie africaine », et Anthony P. Cohen faire valoir que les travaux
sur la parenté conduits par Robin Fox sur l’île de Tory et par Marilyn
Strathern à Elmdon manifestent d’une part le rôle central de la parenté et
des stratégies qu’elle permet de mettre en œuvre dans « nos » sociétés,
d’autre part la pluralité des cultures coexistant dans un pays comme
l’actuelle Grande-Bretagne.
Ainsi posée, la question, on l’avouera, est déroutante : à la limite, il
s’agirait de s’interroger soit sur une insuffisante puissance de symbolisation
des sociétés européennes, soit sur une insuffisante aptitude des ethnologues
européanistes à l’analyser.
La seconde question a une tout autre portée : les faits, les institutions, les
modes de regroupement (de travail, de loisir, de résidence), les modes de
circulation spécifiques du monde contemporain sont-ils justiciables d’un
regard anthropologique ? Tout d’abord, cette question ne se pose pas
uniquement, à beaucoup près, à propos de l’Europe. Quiconque a une
certaine expérience de l’Afrique, par exemple, sait bien que toute approche
anthropologique globale y doit prendre en considération une multitude
d’éléments en interaction, induits par l’actualité immédiate, même s’ils ne
se laissent pas diviser en « traditionnels » et « modernes ». Mais l’on sait
bien également que toutes les formes institutionnelles par lesquelles il faut
aujourd’hui passer pour appréhender la vie sociale (le travail salarié,
l’entreprise, le sport-spectacle, les médias…) jouent sur tous les continents
un rôle chaque jour plus important. En second lieu, elle déplace
complètement la question initiale : ce n’est pas l’Europe qui est en cause,
mais la contemporanéité en tant que telle, sous les aspects les plus agressifs
ou les plus dérangeants de l’actualité la plus actuelle.
Il est dès lors essentiel de ne pas confondre la question de la méthode
avec celle de l’objet. On a souvent dit (Lévi-Strauss lui-même plusieurs
fois) que le monde moderne se prêtait à l’observation ethnologique, pour
peu qu’on fût en mesure d’y isoler des unités d’observation maîtrisables par
nos méthodes d’investigation. Et l’on sait l’importance que Gérard Althabe
(qui ne savait sans doute pas à l’époque qu’il ouvrait la voie à la réflexion
de nos hommes politiques) a accordée aux cages d’escalier, à la vie de
l’escalier, dans les grands ensembles de Saint-Denis et de la périphérie
nantaise.
Que l’enquête ethnologique ait ses contraintes, qui sont aussi ses atouts,
et que l’ethnologue ait besoin de circonscrire approximativement les limites
d’un groupe qu’il connaîtra et qui le reconnaîtra, c’est une évidence qui
n’échappe pas à ceux qui ont fait du terrain. Mais elle a plusieurs aspects.
L’aspect de la méthode, la nécessité d’un contact effectif avec des
interlocuteurs sont une chose. La représentativité du groupe choisi en est
une autre : il s’agit en effet de savoir ce que ceux à qui nous parlons et que
nous voyons nous disent de ceux à qui nous ne parlons pas et que nous ne
voyons pas. L’activité de l’ethnologue de terrain est dès le départ une
activité d’arpenteur du social, de manieur d’échelles, de comparatiste au
petit pied : il bricole un univers significatif, au besoin en explorant, par
enquêtes rapides, des univers intermédiaires, ou en consultant, en historien,
les documents utilisables. Il essaie, pour lui-même et pour les autres, de
savoir de qui il peut prétendre parler quand il parle de ceux à qui il a parlé.
Rien ne permet d’affirmer que ce problème d’objet empirique réel, de
représentativité, se pose différemment dans un grand royaume africain et
dans une entreprise de la banlieue parisienne.
Deux remarques peuvent être faites ici. La première touche à l’histoire et
la seconde à l’anthropologie. Toutes deux concernent le souci qu’a
l’ethnologue de situer l’objet empirique de sa recherche, d’en évaluer la
représentativité qualitative – car il ne s’agit pas ici, à proprement parler, de
sélectionner des échantillons statistiquement représentatifs, mais d’établir si
ce qui vaut pour un lignage vaut pour un autre, pour un village, pour
d’autres villages… : les problèmes de définition de notions comme celles de
« tribu » ou d’« ethnie » se situent dans cette perspective. Le souci des
ethnologues les rapproche et les distingue tout à la fois des historiens de la
micro-histoire ; disons plutôt – pour respecter l’antériorité des premiers –
que les historiens de la micro-histoire retrouvent un souci d’ethnologue
lorsqu’ils sont obligés de s’interroger eux aussi sur la représentativité des
cas qu’ils analysent – la vie d’un meunier du Frioul au XVe siècle par
exemple –, mais qu’ils sont obligés, eux, pour garantir cette
représentativité, d’avoir recours aux notions de « traces », d’« indices » ou
d’exceptionnalité exemplaire, alors que l’ethnologue de terrain, s’il est
consciencieux, a toujours le moyen d’aller voir un peu plus loin si ce qu’il a
cru pouvoir observer au départ y est toujours valable. C’est l’avantage de
travailler sur le présent – modeste compensation à l’avantage essentiel
qu’ont toujours les historiens : ils connaissent la suite.
La seconde remarque touche à l’objet de l’anthropologie, mais à son
objet intellectuel cette fois-ci, ou, si l’on préfère, à la capacité de
généralisation de l’ethnologue. Il est bien évident qu’il y a un pas
considérable entre l’observation minutieuse de telle ou telle moitié de
village ou le recueil d’un certain nombre de mythes dans une population
donnée et l’élaboration de la théorie des « structures élémentaires de la
parenté » ou des « mythologiques ». Le structuralisme n’est pas seul en
cause ici. Toutes les grandes démarches anthropologiques ont tendu au
minimum à élaborer un certain nombre d’hypothèses générales qui
pouvaient certes trouver leur inspiration initiale dans l’exploration d’un cas
singulier mais qui portaient sur l’élaboration de configurations
problématiques excédant largement ce seul cas – théories de la sorcellerie,
de l’alliance matrimoniale, du pouvoir ou des rapports de production.
Sans se prononcer ici sur la validité de ces efforts de généralisation, on
tirera argument de leur existence comme partie constituante de la littérature
ethnologique pour faire remarquer que l’argument de la taille, quand on
l’évoque à propos des sociétés non exotiques, ne concerne qu’un aspect
particulier de l’enquête, la méthode donc, et non l’objet : ni l’objet
empirique, ni a fortiori l’objet intellectuel, théorique, qui suppose non
seulement la généralisation mais la comparaison.
La question de la méthode ne saurait être confondue avec celle de l’objet
car l’objet de l’anthropologie n’a jamais été la description exhaustive, par
exemple, d’un quartier de village ou d’un village. Quand des monographies
de ce genre ont été faites, elles se présentaient comme une contribution à un
inventaire encore incomplet et, le plus souvent, esquissaient, au moins au
plan empirique, des généralisations, plus ou moins étayées sur des enquêtes,
à l’ensemble d’un groupe ethnique. La question qui se pose d’abord à
propos de la contemporanéité proche n’est pas de savoir si et comment l’on
peut enquêter dans un grand ensemble, une entreprise ou un club de
vacances (bien ou mal, on y arrivera), mais de savoir s’il y a des aspects de
la vie sociale contemporaine qui apparaissent aujourd’hui comme relevant
d’une investigation anthropologique – de la même manière que les
questions de la parenté, de l’alliance, du don et de l’échange, etc., se sont
imposées à l’attention d’abord (comme objets empiriques), puis à la
réflexion (comme objets intellectuels) des anthropologues de l’ailleurs. Il
convient d’évoquer à ce propos, par rapport aux préoccupations (certes
légitimes) de méthode, ce qu’on appellera le préalable de l’objet.
Ce préalable de l’objet peut susciter des doutes quant à la légitimité de
l’anthropologie de la contemporanéité proche. Louis Dumont, dans sa
préface à la réédition de La Tarasque, faisait remarquer, dans un passage
que Martine Segalen cite dans son introduction à L’Autre et le semblable,
que le « glissement des centres d’intérêt » et le changement des
« problématiques » (ce qu’on appellera ici les changements d’objets
empiriques et intellectuels) empêchent nos disciplines d’être simplement
cumulatives « et peuvent aller jusqu’à miner leur continuité ». Comme
exemple de changement de centres d’intérêt, il évoque plus
particulièrement, par opposition à l’étude de la tradition populaire, la
« saisie à la fois plus large et plus différenciée de la vie sociale en France,
qui ne sépare plus absolument le non-moderne du moderne, par exemple
l’artisanat de l’industrie ».
Je ne suis pas certain que la continuité d’une discipline se mesure à celle
de ses objets. Une telle affirmation serait certainement douteuse appliquée
aux sciences de la vie, dont je ne suis pas sûr qu’elles soient cumulatives au
sens impliqué par la phrase de Dumont : ce sont de nouveaux objets de
recherche que fait apparaître la recherche quand elle aboutit. Et elle me
paraît d’autant plus contestable, à propos des sciences de la vie sociale, que
c’est bien toujours de vie sociale qu’il s’agit quand changent les modes de
regroupement et de hiérarchisation et que se proposent ainsi à l’attention du
chercheur de nouveaux objets qui ont en commun avec ceux que découvre
le chercheur en sciences de la vie de ne pas supprimer ceux sur lesquels il
travaillait initialement mais de les compliquer. Cela dit, l’inquiétude de
Louis Dumont n’est pas sans écho chez ceux-là mêmes qui se consacrent à
l’anthropologie de l’ici et du maintenant. Gérard Althabe, Jacques
Cheyronnaud et Béatrix Le Wita l’expriment dans L’Autre et le semblable,
en faisant remarquer plaisamment que les Bretons « sont bien plus
préoccupés par leurs emprunts auprès du Crédit agricole que par leurs
généalogies… ». Mais, derrière cette formulation, c’est encore la question
de l’objet qui se profile : rien ne dit que l’anthropologie doive accorder aux
généalogies des Bretons plus d’importance qu’eux-mêmes (même si,
s’agissant des Bretons, on puisse douter qu’ils les négligent totalement). Si
l’anthropologie de la contemporanéité proche devait s’effectuer
exclusivement selon les catégories déjà répertoriées, si de nouveaux objets
ne devaient pas s’y construire, le fait d’aborder de nouveaux terrains
empiriques répondrait davantage à une curiosité qu’à une nécessité.
*
* *
Ces préalables appellent une définition positive de ce qu’est la recherche
anthropologique. On essaiera de l’établir ici à partir de deux constats.
Le premier constat porte sur la recherche anthropologique : la recherche
anthropologique traite au présent de la question de l’autre. La question de
l’autre n’est pas un thème qu’elle rencontre à l’occasion ; il est son unique
objet intellectuel, à partir duquel se laissent définir différents champs
d’investigation. Elle en traite au présent, ce qui suffit à la distinguer de
l’histoire. Et elle en traite simultanément en plusieurs sens, ce qui la
distingue des autres sciences sociales.
Elle traite de tous les autres : l’autre exotique qui se définit par rapport à
un « nous » supposé identique (nous Français, Européens, Occidentaux) ;
l’autre des autres, l’autre ethnique ou culturel, qui se définit par rapport à un
ensemble d’autres supposés identiques, un « ils » le plus souvent résumé
par un nom d’ethnie ; l’autre social : l’autre de l’intérieur par référence
auquel s’institue un système de différences qui commence par la division
des sexes mais qui définit aussi, en termes familiaux, politiques,
économiques, les places respectives des uns et des autres, en sorte qu’il
n’est pas possible de parler d’une position dans le système (aîné, cadet,
puîné, patron, client, captif…) sans référence à un certain nombre d’autres ;
l’autre intime, enfin, qui ne se confond pas avec le précédent, qui est
présent au cœur de tous les systèmes de pensée, et dont la représentation,
universelle, répond au fait que l’individualité absolue est impensable :
l’hérédité, l’héritage, la filiation, la ressemblance, l’influence sont autant de
catégories à travers lesquelles peut s’appréhender une altérité
complémentaire et, plus encore, constitutive de toute individualité. Toute la
littérature consacrée à la notion de personne, à l’interprétation de la maladie
et à la sorcellerie témoigne du fait que l’une des questions majeures posées
par l’ethnologie l’est aussi par ceux qu’elle étudie : elle porte sur ce que
l’on pourrait appeler l’altérité essentielle ou intime. Les représentations de
l’altérité intime, dans les systèmes qu’étudie l’ethnologie, en situent la
nécessité au cœur même de l’individualité, interdisant du même coup de
dissocier la question de l’identité collective de celle de l’identité
individuelle. Il y a là un exemple très remarquable de ce que le contenu
même des croyances étudiées par l’ethnologue peut imposer à la démarche
qui tente d’en rendre compte : ce n’est pas simplement parce que la
représentation de l’individu est une construction sociale qu’elle intéresse
l’anthropologie, c’est aussi parce que toute représentation de l’individu est
nécessairement une représentation du lien social qui lui est consubstantiel.
Du même coup, nous sommes redevables à l’anthropologie des sociétés
lointaines, et plus encore à ceux qu’elle a étudiés, de cette découverte : le
social commence avec l’individu ; l’individu relève du regard ethnologique.
Le concret de l’anthropologie est aux antipodes du concret défini par
certaines écoles sociologiques comme appréhendable dans les ordres de
grandeur d’où sont éliminées les variables individuelles.
Marcel Mauss, discutant des rapports entre psychologie et sociologie,
apportait toutefois de sérieuses limitations à la définition de l’individualité
justiciable du regard ethnologique. Dans un curieux passage, il précise en
effet que l’homme étudié par les sociologues n’est pas l’homme divisé,
contrôlé et maîtrisé de l’élite moderne, mais l’homme ordinaire ou
archaïque qui se laisse définir comme une totalité : « L’homme moyen de
nos jours – ceci est surtout vrai des femmes –, et presque tous les hommes
des sociétés archaïques ou arriérées, est un total ; il est affecté dans tout son
être par la moindre de ses perceptions ou par le moindre choc mental.
L’étude de cette “totalité” est capitale, par conséquent, pour tout ce qui ne
concerne pas l’élite de nos sociétés modernes » (p. 306). Mais l’idée de
totalité, dont on sait l’importance qu’elle a aux yeux de Mauss, pour qui le
concret c’est du complet, limite et, en un sens, mutile celle d’individualité.
Plus exactement, l’individualité à laquelle il pense est une individualité
représentative de la culture, une individualité type. Nous en avons une
confirmation dans l’analyse qu’il fait du phénomène social total à
l’interprétation duquel doivent être intégrés, comme le note Lévi-Strauss
dans son « Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss », non seulement
l’ensemble des aspects discontinus sous l’un quelconque desquels (familial,
technique, économique) on pourrait être tenté de l’appréhender
exclusivement, mais encore la vision qu’en a ou peut en avoir n’importe
lequel des indigènes qui le vit. L’expérience du fait social total est
doublement concrète (et doublement complète) : expérience d’une société
précisément localisée dans le temps et l’espace, mais aussi d’un individu
quelconque de cette société. Seulement, cet individu n’est pas n’importe
qui : il s’identifie à la société dont il n’est qu’une expression, et il est
significatif que, pour donner une idée de ce qu’il entend par un individu
quelconque, Mauss ait recours à l’article défini, évoquant par exemple « le
Mélanésien de telle ou telle île ». Le texte cité plus haut nous éclaire sur ce
point. Le Mélanésien n’est pas seulement total parce que nous
l’appréhendons dans ses diverses dimensions individuelles, « physique,
physiologique, psychique et sociologique », mais parce que c’est une
individualité de synthèse, expression d’une culture elle-même considérée
comme un tout.
Il y aurait beaucoup à dire (et l’on a dit pas mal de choses ici ou là) sur
cette conception de la culture et de l’individualité. Que, sous certains
aspects et dans certains contextes, culture et individualité puissent se définir
comme expressions réciproques l’une de l’autre, c’est une trivialité, en tout
cas un lieu commun, dont nous nous servons par exemple pour dire de tel
ou tel que c’est bien un Breton, un Anglais, un Auvergnat ou un Allemand.
Que les réactions des individualités prétendument libres puissent
s’appréhender et même se prévoir à partir d’échantillons statistiquement
significatifs ne nous surprend pas non plus. Simplement, nous avons appris
parallèlement à douter des identités absolues, simples et substantielles, tant
au plan collectif qu’au plan individuel. Les cultures « travaillent » comme
le bois vert et ne constituent jamais des totalités achevées (pour des raisons
extrinsèques et intrinsèques) ; et les individus, aussi simples qu’on les
imagine, ne le sont jamais assez pour ne pas se situer par rapport à l’ordre
qui leur assigne une place : ils n’en expriment la totalité que sous un certain
angle. En outre, le caractère problématique de tout ordre établi ne se
manifesterait peut-être jamais comme tel – dans les guerres, les révoltes, les
conflits, les tensions – sans la chiquenaude initiale d’une initiative
individuelle. Ni la culture localisée dans le temps et l’espace, ni les
individus dans lesquels elle s’incarne ne définissent un niveau identitaire de
base en deçà duquel aucune altérité ne serait plus pensable. Bien entendu, le
« travail » de la culture sur ses marges, ou les stratégies individuelles à
l’intérieur des systèmes institués n’ont pas à être pris en considération dans
la définition de certains objets (intellectuels) de recherche. Sur ce point, les
discussions et les polémiques ont parfois souffert de mauvaise foi ou de
myopie : remarquons simplement, par exemple, que le fait qu’une règle soit
respectée ou non, qu’elle puisse être éventuellement contournée ou
transgressée, n’a rien à voir avec la prise en considération de toutes ses
implications logiques, lesquelles constituent bien un véritable objet de
recherche. Il y a en revanche d’autres objets de recherche qui passent, eux,
par la prise en considération des procédures de la transformation ou du
changement, des écarts, des initiatives ou des transgressions.
Il suffit de savoir de quoi on parle et il nous suffit ici de constater que,
quel que soit le niveau auquel s’applique la recherche anthropologique, elle
a pour objet d’interpréter l’interprétation que d’autres se font de la catégorie
de l’autre aux différents niveaux qui en situent le lieu et en imposent la
nécessité : l’ethnie, la tribu, le village, le lignage ou tout autre mode de
regroupement jusqu’à l’atome élémentaire de parenté, dont on sait qu’il
soumet l’identité de la filiation à la nécessité de l’alliance ; l’individu,
enfin, que tous les systèmes rituels définissent comme composite et pétri
d’altérité, figure littéralement impensable, comme le sont, en des modalités
opposées, celle du roi et celle du sorcier.
Le second constat porte non plus sur l’anthropologie mais sur le monde
où elle découvre ses objets, et, plus particulièrement, sur le monde
contemporain. Ce n’est pas l’anthropologie qui, lasse des terrains exotiques,
se tourne vers des horizons plus familiers, quitte à y perdre sa continuité,
comme le craint Louis Dumont, mais le monde contemporain lui-même qui,
du fait de ses transformations accélérées, appelle le regard anthropologique,
c’est-à-dire une réflexion renouvelée et méthodique sur la catégorie de
l’altérité. On portera une attention particulière à trois de ces
transformations.
La première touche au temps, à notre perception du temps, mais aussi à
l’usage que nous en faisons, à la manière dont nous en disposons. Pour un
certain nombre d’intellectuels, le temps n’est plus aujourd’hui un principe
d’intelligibilité. L’idée de progrès, qui impliquait que l’après pût
s’expliquer en fonction de l’avant, s’est échouée en quelque sorte sur les
récifs du XXe siècle, au sortir des espoirs ou des illusions qui avaient
accompagné la traversée du grand large au XIXe. Cette mise en cause, à vrai
dire, se réfère à plusieurs constats distincts les uns des autres : les atrocités
des guerres mondiales, des totalitarismes et des politiques de génocide, qui
ne témoignent pas, c’est le moins qu’on puisse dire, d’un progrès moral de
l’humanité ; la fin des grands récits, c’est-à-dire des grands systèmes
d’interprétation qui prétendaient rendre compte de l’évolution d’ensemble
de l’humanité, et qui n’y ont pas réussi, de même que se dévoyaient ou
s’effaçaient les systèmes politiques qui s’inspiraient officiellement de
certains d’entre eux ; au total, ou au-delà, un doute sur l’histoire comme
porteuse de sens, doute renouvelé, pourrait-on dire, car il rappelle
étrangement celui dans lequel Paul Hazard croyait pouvoir déceler, à la
charnière des XVIIe et XVIIIe siècles, le ressort de la querelle des Anciens et
des Modernes et de la crise de la conscience européenne. Mais, si
Fontenelle doutait de l’histoire, son doute portait essentiellement sur sa
méthode (anecdotique et peu sûre), sur son objet (le passé ne nous parle que
de la folie des hommes) et sur son utilité (autant enseigner aux jeunes gens
l’époque dans laquelle ils sont appelés à vivre). Si les historiens, en France
notamment, doutent aujourd’hui de l’histoire, ce n’est pas pour des raisons
techniques ou des raisons de méthode (l’histoire comme science a fait des
progrès), mais parce que, plus fondamentalement, ils éprouvent de grandes
difficultés non seulement à faire du temps un principe d’intelligibilité, mais,
plus encore, à y inscrire un principe d’identité.
Aussi bien les voyons-nous privilégier certains grands thèmes dits
« anthropologiques » (la famille, la vie privée, les lieux de mémoire). Ces
recherches rencontrent le goût du public pour des formes anciennes, comme
si celles-ci parlaient à nos contemporains de ce qu’ils sont en leur montrant
ce qu’ils ne sont plus. Nul n’exprime mieux ce point de vue que Pierre
Nora, dans sa préface au premier volume des Lieux de mémoire : ce que
nous cherchons dans l’accumulation religieuse des témoignages, des
documents, des images, de tous les « signes visibles de ce qui fut », dit-il en
substance, c’est notre différence, et « dans le spectacle de cette différence
l’éclat soudain d’une introuvable identité. Non plus une genèse, mais le
déchiffrement de ce que nous sommes à la lumière de ce que nous ne
sommes plus ».
Ce constat d’ensemble correspond aussi à l’effacement des références
sartrienne et marxiste de l’immédiat après-guerre, pour lesquelles
l’universel était, au bout du compte et de l’analyse, la vérité du particulier,
et à ce que l’on pourrait appeler, après bien d’autres, la sensibilité post-
moderne, pour laquelle une mode vaut l’autre, le patchwork des modes
signifiant l’effacement de la modernité comme aboutissement d’une
évolution qui s’apparenterait à un progrès.
Ce thème est inépuisable mais on peut envisager d’un autre point de vue
la question du temps, à partir du constat très banal que nous pouvons être
quotidiennement conduits à établir : l’histoire s’accélère. A peine avons-
nous le temps de vieillir un peu que notre passé devient de l’histoire, que
notre histoire individuelle appartient à l’histoire. Les gens de mon âge ont
connu dans leur enfance et leur adolescence l’espèce de nostalgie
silencieuse des anciens combattants de 14-18 : elle semblait nous dire qu’ils
avaient vécu, eux, l’histoire (et quelle histoire !), et que nous ne
comprendrions jamais vraiment ce que cela voulait dire. Aujourd’hui, les
années récentes, les sixties, les seventies, bientôt les eighties, retournent à
l’histoire aussi vite qu’elles y étaient survenues. Nous avons l’histoire sur
les talons. Elle nous suit comme notre ombre, comme la mort. L’histoire :
c’est-à-dire une série d’événements reconnus comme événements par
beaucoup (les Beatles, 68, la guerre d’Algérie, le Vietnam, 81, la chute du
mur de Berlin, la démocratisation des pays de l’Est, la guerre du Golfe, la
décomposition de l’URSS), d’événements dont nous pouvons penser qu’ils
compteront aux yeux des historiens de demain ou d’après-demain et
auxquels chacun d’entre nous, tout conscient qu’il soit de n’être rien de plus
dans cette affaire que Fabrice à Waterloo, peut attacher quelques
circonstances ou quelques images particulières, comme s’il était chaque
jour moins vrai que les hommes, qui font l’histoire (car, sinon, qui
d’autre ?), ne savent pas qu’ils la font. N’est-ce pas cette surabondance elle-
même (dans une planète chaque jour plus étroite, j’y reviendrai) qui fait
problème à l’historien contemporanéiste ?
Précisons ce point. L’événement a toujours fait problème à ceux des
historiens qui entendaient le noyer dans le grand mouvement de l’histoire et
le concevaient comme un pur pléonasme entre un avant et un après lui-
même conçu comme le développement de cet avant. C’est, au-delà des
polémiques, le sens de l’analyse que propose François Furet de la
Révolution, événement par excellence. Que nous dit-il, dans Penser la
Révolution ? Que, du jour où éclate la Révolution, l’événement
révolutionnaire « institue une nouvelle modalité de l’action historique, qui
n’est pas inscrite dans l’inventaire de cette situation ». L’événement
révolutionnaire (mais la Révolution est en ce sens exemplairement
événementielle) n’est pas réductible à la somme des facteurs qui l’ont rendu
possible et, après coup, pensable. Nous aurions bien tort de limiter cette
analyse au seul cas de la Révolution.
L’« accélération » de l’histoire correspond en fait à une multiplication
d’événements le plus souvent non prévus par les économistes, les historiens
ou les sociologues. C’est la surabondance événementielle qui fait problème,
et non pas tant les horreurs du XXe siècle (inédites par leur ampleur, mais
rendues possibles par la technologie), ni la mutation des schémas
intellectuels ou les bouleversements politiques, dont l’histoire nous offre
bien d’autres exemples. Cette surabondance, qui ne peut être pleinement
appréciée qu’en tenant compte d’une part de la surabondance de notre
information, d’autre part des interdépendances inédites de ce que certains
appellent aujourd’hui le « système-monde », pose incontestablement un
problème aux historiens, notamment aux contemporanéistes – dénomination
à laquelle l’épaisseur événementielle des dernières décennies risque d’ôter
toute signification. Mais ce problème est précisément de nature
anthropologique.
Ecoutons Furet définir la dynamique de la Révolution comme
événement. C’est une dynamique, nous dit-il, « qu’on pourra appeler
politique, idéologique ou culturelle, pour dire que son pouvoir multiplié de
mobilisation des hommes et d’action sur les choses passe par un
surinvestissement de sens » (p. 39). Ce surinvestissement de sens,
exemplairement justiciable du regard anthropologique, c’est aussi celui dont
témoignent, au prix de contradictions dont nous n’avons pas fini d’observer
le déploiement, nombre d’événements contemporains ; à l’évidence, quand
s’effondrent en un clin d’œil des régimes dont personne n’osait prévoir la
chute ; mais aussi, et plus encore peut-être, à l’occasion des crises larvées
qui affectent la vie politique, sociale, économique des pays libéraux, et dont
nous avons insensiblement pris l’habitude de parler en termes de sens. Ce
qui est nouveau, ce n’est pas que le monde n’ait pas, ou peu, ou moins de
sens, c’est que nous éprouvions explicitement et intensément le besoin
quotidien de lui en donner un : de donner un sens au monde, non à tel
village ou à tel lignage. Ce besoin de donner un sens au présent, sinon au
passé, c’est la rançon de la surabondance événementielle qui correspond à
une situation que nous pourrions dire de « surmodernité » pour rendre
compte de sa modalité essentielle : l’excès.
Car ce temps surchargé d’événements qui encombrent aussi bien le
présent que le passé proche, chacun de nous en a ou croit en avoir l’emploi.
Ce qui, remarquons-le, ne peut que nous rendre encore plus demandeurs de
sens. Allongement de l’espérance de vie, passage à la coexistence habituelle
de quatre et non plus trois générations entraînent progressivement des
changements pratiques dans l’ordre de la vie sociale. Mais, parallèlement,
ils étendent la mémoire collective, généalogique et historique, et ils
multiplient pour chaque individu les occasions où il peut avoir le sentiment
que son histoire croise l’Histoire et que celle-ci concerne celle-là. Ses
exigences et ses déceptions sont liées au renforcement de ce sentiment.
C’est donc par une figure de l’excès – l’excès de temps – que l’on
définira d’abord la situation de surmodernité, en suggérant que, du fait
même de ses contradictions, elle offre un magnifique terrain d’observation
et, au sens plein du terme, un objet à la recherche anthropologique. De la
surmodernité, on pourrait dire qu’elle est le côté face d’une pièce dont la
post-modernité ne nous présente que le revers – le positif d’un négatif. Du
point de vue de la surmodernité, la difficulté de penser le temps tient à la
surabondance événementielle du monde contemporain, non à
l’effondrement d’une idée de progrès depuis longtemps mal en point, au
moins sous les formes caricaturales qui rendent sa dénonciation
particulièrement aisée ; le thème de l’histoire imminente, de l’histoire sur
nos talons (presque immanente à chacune de nos existences quotidiennes)
apparaît comme un préalable à celui du sens ou du non-sens de l’histoire :
car c’est de notre exigence de comprendre tout le présent que découle notre
difficulté à donner un sens au passé proche ; la demande positive de sens
(dont l’idéal démocratique est sans doute un aspect essentiel), qui se
manifeste chez les individus des sociétés contemporaines, peut expliquer
paradoxalement les phénomènes qui sont parfois interprétés comme les
signes d’une crise du sens, et par exemple les déceptions de tous les déçus
de la terre : déçus du socialisme, déçus du libéralisme, déçus du post-
communisme bientôt.
La seconde transformation accélérée propre au monde contemporain et la
seconde figure de l’excès caractéristique de la surmodernité ont trait à
l’espace. De l’excès d’espace nous pourrions dire d’abord, là encore un peu
paradoxalement, qu’il est corrélatif du rétrécissement de la planète : de cette
mise à distance de nous-même à laquelle correspondent les performances
des cosmonautes et la ronde de nos satellites. En un sens, nos premiers pas
dans l’espace réduisent le nôtre à un point infime dont les photos prises par
satellite nous donnent justement l’exacte mesure. Mais le monde, dans le
même temps, s’ouvre à nous. Nous sommes à l’ère des changements
d’échelle, au regard de la conquête spatiale bien sûr, mais aussi sur terre :
les moyens de transport rapides mettent n’importe quelle capitale à
quelques heures au plus de n’importe quelle autre. Dans l’intimité de nos
demeures, enfin, des images de toutes sortes, relayées par les satellites,
captées par les antennes qui hérissent les toits du plus reculé de nos
villages, peuvent nous donner une vision instantanée et parfois simultanée
d’un événement en train de se produire à l’autre bout de la planète. Nous
pressentons bien sûr les effets pervers ou les distorsions possibles d’une
information dont les images sont ainsi sélectionnées : non seulement elles
peuvent être, comme l’on dit, manipulées, mais l’image (qui n’est qu’une
parmi des milliers d’autres possibles) exerce une influence, possède une
puissance qui excède de loin l’information objective dont elle est porteuse.
En outre, il faut bien constater que se mêlent quotidiennement sur les écrans
de la planète les images de l’information, celles de la publicité et celles de
la fiction, dont ni le traitement ni la finalité ne sont identiques, au moins en
principe, mais qui composent sous nos yeux un univers relativement
homogène dans sa diversité. Quoi de plus réaliste et, en un sens, de plus
informatif, sur la vie aux USA, qu’une bonne série américaine ? Il faudrait
aussi prendre en considération l’espèce de fausse familiarité que le petit
écran établit entre les téléspectateurs et les acteurs de la grande histoire,
dont la silhouette nous est aussi habituelle que celle des héros de feuilleton
ou des vedettes internationales de la vie artistique ou sportive. Ils sont
comme les paysages où nous les voyons évoluer régulièrement : le Texas, la
Californie, Washington, Moscou, l’Elysée, Twickenham, l’Aubisque ou le
désert d’Arabie ; même si nous ne les connaissons pas, nous les
reconnaissons.
Cette surabondance spatiale fonctionne comme un leurre, mais un leurre
dont on serait bien en peine d’identifier le manipulateur (il n’y a personne
derrière le miroir aux alouettes). Elle constitue pour une très large part un
substitut aux univers que l’ethnologie a traditionnellement fait siens. De ces
univers, eux-mêmes assez largement fictifs, on pourrait dire qu’ils sont
essentiellement des univers de reconnaissance. C’est le propre des univers
symboliques que de constituer pour les hommes qui les ont reçus en
héritage un moyen de reconnaissance plutôt que de connaissance : univers
clos où tout fait signe, ensembles de codes dont certains ont la clef et
l’usage, mais dont tous admettent l’existence, totalités partiellement
fictives, mais effectives, cosmologies qu’on pourrait croire conçues pour
faire le bonheur des ethnologues. Car les fantasmes des ethnologues
rencontrent à ce point ceux des indigènes qu’ils étudient. L’ethnologie s’est
longtemps préoccupée de découper dans le monde des espaces signifiants,
des sociétés identifiées à des cultures conçues elles-mêmes comme des
totalités pleines : univers de sens à l’intérieur desquels les individus et les
groupes qui n’en sont qu’une expression se définissent par rapport aux
mêmes critères, aux mêmes valeurs et aux mêmes procédures
d’interprétation.
Nous ne reviendrons pas sur une conception de la culture et de
l’individualité déjà critiquée plus haut. Il suffit de dire que cette conception
idéologique reflète aussi bien l’idéologie des ethnologues que celle de ceux
qu’ils étudient, et que l’expérience du monde surmoderne peut aider les
ethnologues à s’en défaire ou, plus exactement, à en mesurer la portée. Car
elle repose, entre autres, sur une organisation de l’espace que l’espace de la
modernité déborde et relativise. Là encore, il faut s’entendre : de même que
l’intelligence du temps, nous a-t-il semblé, est davantage compliquée par la
surabondance événementielle du présent que minée par une subversion
radicale des modes prévalents de l’interprétation historique, de même
l’intelligence de l’espace est moins subvertie par les bouleversements en
cours (car il existe encore des terroirs et des territoires, dans la réalité des
faits de terrain et, plus encore, dans celle des consciences et des
imaginations, individuelles et collectives) que compliquée par la
surabondance spatiale du présent. Celle-ci s’exprime, on l’a vu, dans les
changements d’échelle, dans la multiplication des références imagées et
imaginaires, et dans les spectaculaires accélérations des moyens de
transport. Elle aboutit concrètement à des modifications physiques
considérables : concentrations urbaines, transferts de population et
multiplication de ce que nous appellerons « non-lieux », par opposition à la
notion sociologique de lieu, associée par Mauss et toute une tradition
ethnologique à celle de culture localisée dans le temps et l’espace. Les non-
lieux, ce sont aussi bien les installations nécessaires à la circulation
accélérée des personnes et des biens (voies rapides, échangeurs, aéroports)
que les moyens de transport eux-mêmes ou les grands centres
commerciaux, ou encore les camps de transit prolongé où sont parqués les
réfugiés de la planète. Car nous vivons une époque, sous cet aspect aussi,
paradoxale : au moment même où l’unité de l’espace terrestre devient
pensable et où se renforcent les grands réseaux multinationaux, s’amplifie
la clameur des particularismes ; de ceux qui veulent rester seuls chez eux ou
de ceux qui veulent retrouver une patrie, comme si le conservatisme des uns
et le messianisme des autres étaient condamnés à parler le même langage :
celui de la terre et des racines.
On pourrait penser que le déplacement des paramètres spatiaux (la
surabondance spatiale) pose à l’ethnologue des difficultés du même ordre
que celles rencontrées par les historiens devant la surabondance
événementielle. Il s’agit bien de difficultés du même ordre, en effet, mais,
pour la recherche anthropologique, particulièrement stimulantes.
Changements d’échelle, changements de paramètres : il nous reste, comme
au XIXe siècle, à entreprendre l’étude de civilisations et de cultures
nouvelles.
Et il importe peu que nous en soyons en quelque mesure partie prenante
car nous sommes loin, chacun pour notre part, d’en maîtriser tous les
aspects, tant s’en faut. Inversement, les cultures exotiques n’apparaissaient
pas jadis si différentes aux observateurs occidentaux qu’ils n’aient été tentés
d’abord de les lire à travers les grilles ethnocentrées de leurs coutumiers. Si
l’expérience lointaine nous a appris à décentrer notre regard, il nous faut
tirer profit de cette expérience. Le monde de la surmodernité n’est pas aux
mesures exactes de celui dans lequel nous croyons vivre, car nous vivons
dans un monde que nous n’avons pas encore appris à regarder. Il nous faut
réapprendre à penser l’espace.
La troisième figure de l’excès par rapport à laquelle pourrait se définir la
situation de surmodernité, nous la connaissons. C’est la figure de l’ego, de
l’individu, qui fait retour, comme l’on dit, jusque dans la réflexion
anthropologique, puisque, faute de nouveaux terrains, dans un univers sans
territoires, et de souffle théorique, dans un monde sans grands récits, les
ethnologues, certains ethnologues, après avoir tenté de traiter les cultures
(les cultures localisées, les cultures à la Mauss) comme des textes, en sont
venus à ne s’intéresser qu’à la description ethnographique comme texte –
texte expressif de son auteur naturellement, en sorte que, si nous en
croyons James Clifford, les Nuer nous en apprendraient davantage sur
Evans-Pritchard que celui-ci sur ceux-là. Sans mettre ici en cause l’esprit de
la recherche herméneutique, pour lequel les interprètes se construisent eux-
mêmes à travers l’étude qu’ils font des autres, on suggérera que, s’agissant
d’ethnologie et de littérature ethnologique, l’herméneutique au petit pied
court le risque de trivialité. Il n’est pas certain en effet que la critique
littéraire d’esprit déconstructiviste appliquée au corpus ethnographique
nous apprenne beaucoup plus que des banalités ou des évidences (par
exemple qu’Evans-Pritchard vivait à l’époque coloniale). Il est possible en
revanche que l’ethnologie se dévoie en substituant à ses terrains d’étude
l’étude de ceux qui ont fait du terrain.
L’anthropologie post-moderne relève (rendons-lui la monnaie de sa
pièce) d’une analyse de la surmodernité dont sa méthode réductiviste (du
terrain au texte et du texte à l’auteur) n’est qu’une expression particulière.
Dans les sociétés occidentales, au moins, l’individu se veut un monde. Il
entend interpréter par et pour lui-même les informations qui lui sont
délivrées. Les sociologues de la religion ont mis en évidence le caractère
singulier de la pratique catholique elle-même : les pratiquants entendent
pratiquer à leur façon. De même, ce ne peut être qu’au nom de la valeur
individuelle indifférenciée que peut être dépassée la question du rapport
entre les sexes. Cette individualisation des démarches, notons-le, n’est pas
si étonnante si l’on se réfère aux analyses précédentes : jamais les histoires
individuelles n’ont été aussi explicitement concernées par l’histoire
collective, mais jamais non plus les repères de l’identification collective
n’ont été aussi fluctuants. La production individuelle de sens est donc plus
que jamais nécessaire. Naturellement, la sociologie peut parfaitement
mettre en évidence les illusions dont procède cette individualisation des
démarches et les effets de reproduction et de stéréotypie qui échappent en
totalité ou en partie à la conscience des acteurs. Mais le caractère singulier
de la production de sens, relayé par tout un appareil publicitaire – qui parle
du corps, des sens, de fraîcheur de vivre – et tout un langage politique, axé
autour du thème des libertés individuelles, est intéressant en lui-même : il
relève de ce que les ethnologues ont étudié chez les autres, sous diverses
rubriques, à savoir ce que l’on pourrait appeler les anthropologies, plutôt
que les cosmologies, locales, c’est-à-dire les systèmes de représentation
dans lesquels sont mises en forme les catégories de l’identité et de l’altérité.
Ainsi se pose aujourd’hui en termes nouveaux aux anthropologues un
problème qui soulève les mêmes difficultés que celles auxquelles se sont
heurtés Mauss et, après lui, l’ensemble du courant culturaliste : comment
penser et situer l’individu ? Michel de Certeau, dans L’Invention du
quotidien, parle des « ruses des arts de faire » qui permettent aux individus
soumis aux contraintes globales de la société moderne, notamment la
société urbaine, de les détourner, de les utiliser et, par une sorte de bricolage
quotidien, d’y tracer leur décor et leurs itinéraires particuliers. Mais ces
ruses et ces arts de faire, Michel de Certeau en était conscient, renvoient
tantôt à la multiplicité des individus moyens (le comble du concret), tantôt à
la moyenne des individus (une abstraction). Freud, de même, dans ses
ouvrages à finalité sociologique (Malaise dans la civilisation, L’Avenir
d’une illusion), utilisait l’expression « homme ordinaire » (der gemeine
Mann) pour opposer, un peu comme Mauss, la moyenne des individus à
l’élite éclairée, c’est-à-dire à ceux des individus humains qui sont en
mesure de se prendre eux-mêmes pour objet d’une démarche réflexive.
Cependant, Freud a bien conscience que l’homme aliéné dont il parle,
aliéné aux diverses institutions, par exemple la religion, c’est aussi tout
l’homme ou tout homme, à commencer par Freud lui-même ou n’importe
lequel de ceux qui sont en situation d’observer en eux les mécanismes et les
effets de l’aliénation. Cette aliénation nécessaire, c’est aussi bien celle dont
parle Lévi-Strauss lorsqu’il écrit dans son « Introduction à l’œuvre de
Marcel Mauss » que c’est à proprement parler celui que nous appelons sain
d’esprit qui est aliéné puisqu’il consent à exister dans un monde défini par
la relation à autrui.
On sait que Freud a pratiqué l’auto-analyse. La question se pose
aujourd’hui pour les anthropologues de savoir comment intégrer à leur
analyse la subjectivité de ceux qu’ils observent, c’est-à-dire, au bout du
compte, vu le statut renouvelé de l’individu dans nos sociétés, de savoir
comment redéfinir les conditions de la représentativité. On ne peut pas
exclure que l’anthropologue, suivant l’exemple de Freud, se considère
comme un indigène de sa propre culture, un informateur privilégié en
somme, et se risque à quelques essais d’auto-ethno-analyse.
Au-delà de l’accent majeur mis aujourd’hui sur la référence individuelle
ou, si l’on veut, sur l’individualisation des références, c’est aux faits de
singularité qu’il faudrait prêter attention : singularité des objets, singularité
des groupes ou des appartenances, recomposition de lieux, singularités de
tous ordres qui constituent le contre-point paradoxal des procédures de mise
en relation, d’accélération et de délocalisation trop vite réduites et résumées
parfois par des expressions telles que « homogénéisation – ou
mondialisation – de la culture ».
La question des conditions de réalisation d’une anthropologie de la
contemporanéité doit être déplacée de la méthode à l’objet. Non que les
questions de méthode n’aient une importance déterminante, ou même
qu’elles puissent être entièrement dissociées de celle de l’objet. Mais la
question de l’objet est un préalable. Elle constitue même un double
préalable, car, avant de s’intéresser aux nouvelles formes sociales, aux
nouveaux modes de sensibilité ou aux nouvelles institutions qui peuvent
apparaître comme caractéristiques de la contemporanéité actuelle, il faut
prêter attention aux changements qui ont affecté les grandes catégories à
travers lesquelles les hommes pensent leur identité et leurs relations
réciproques. Les trois figures de l’excès par lesquelles nous avons essayé de
caractériser la situation de surmodernité (la surabondance événementielle,
la surabondance spatiale et l’individualisation des références) permettent
d’appréhender celle-ci sans en ignorer les complexités et les contradictions,
mais sans en faire non plus l’horizon indépassable d’une modernité perdue
dont nous n’aurions plus qu’à relever les traces, répertorier les isolats ou
inventorier les archives. Le XXIe siècle sera anthropologique, non seulement
parce que les trois figures de l’excès ne sont que la forme actuelle d’une
matière première pérenne qui est la matière même de l’anthropologie, mais
aussi parce que dans les situations de surmodernité (comme dans celles que
l’anthropologie a analysées sous le nom d’« acculturation ») les
composantes s’additionnent sans se détruire. Ainsi peut-on rassurer
d’avance ceux que passionnent les phénomènes étudiés par l’anthropologie
(de l’alliance à la religion, de l’échange au pouvoir, de la possession à la
sorcellerie) : ils ne sont pas près de disparaître, ni en Afrique, ni en Europe.
Mais ils referont sens (ils referont du sens) avec le reste, dans un monde
différent dont les anthropologues de demain auront à comprendre, comme
aujourd’hui, les raisons et les déraisons.
Le lieu anthropologique

Le lieu commun à l’ethnologue et à ceux dont il parle, c’est un lieu,


précisément : celui qu’occupent les indigènes qui y vivent, y travaillent, le
défendent, en marquent les points forts, en surveillent les frontières mais y
repèrent aussi la trace des puissances chthoniennes ou célestes, des ancêtres
ou des esprits qui en peuplent et en animent la géographie intime, comme si
le petit morceau d’humanité qui leur adresse en ce lieu offrandes et
sacrifices en était aussi la quintessence, comme s’il n’y avait d’humanité
digne de ce nom qu’au lieu même du culte qu’on leur consacre.
Et l’ethnologue, à rebours, se fait fort de décrypter à travers
l’organisation du lieu (la frontière toujours postulée et balisée entre nature
sauvage et nature cultivée, la répartition permanente ou provisoire des terres
de culture ou des eaux poissonneuses, le plan des villages, la disposition de
l’habitat et les règles de résidence, bref la géographie économique, sociale,
politique et religieuse du groupe) un ordre d’autant plus contraignant, et en
tout cas évident, que sa transcription dans l’espace lui donne l’apparence
d’une seconde nature. L’ethnologue se voit ainsi comme le plus subtil et le
plus savant des indigènes.
Ce lieu commun à l’ethnologue et à ses indigènes est en un sens (au sens
du latin invenire) une invention : il a été découvert par ceux qui le
revendiquent comme leur. Les récits de fondation sont rarement des récits
d’autochtonie, plus souvent au contraire des récits qui intègrent les génies
du lieu et les premiers habitants à l’aventure commune du groupe en
mouvement. La marque sociale du sol est d’autant plus nécessaire qu’elle
n’est pas toujours originelle. L’ethnologue pour sa part retrouve ce
marquage. Il arrive même que son intervention et sa curiosité rendent à
ceux auprès de qui il enquête le goût de leurs origines, qu’ont pu atténuer,
étouffer parfois, les phénomènes liés à l’actualité la plus récente : les
migrations vers la ville, les peuplements nouveaux, l’extension des cultures
industrielles.
Certes, une réalité est à l’origine de cette double invention, et lui fournit
sa matière première et son objet. Mais elle peut engendrer aussi fantasmes
et illusions : fantasme indigène, d’une société ancrée depuis des temps
immémoriaux dans la pérennité d’un terroir inentamé au-delà duquel rien
n’est plus véritablement pensable ; illusion de l’ethnologue, d’une société si
transparente à elle-même qu’elle s’exprime tout entière dans le moindre de
ses usages, dans n’importe laquelle de ses institutions comme dans la
personnalité globale de chacun de ceux qui la composent. La prise en
considération du quadrillage systématique de la nature qu’ont opéré toutes
les sociétés, fussent-elles nomades, prolonge le fantasme et nourrit
l’illusion.
Le fantasme des indigènes est celui d’un monde clos fondé une fois pour
toutes, qui n’a pas, à proprement parler, à être connu. On en connaît déjà
tout ce qu’il y a à en connaître : les terres, la forêt, les sources, les points
remarquables, les lieux de culte, les plantes médicinales, sans méconnaître
les dimensions temporelles d’un état des lieux dont les récits d’origine et le
calendrier rituel postulent le bien-fondé et assurent en principe la stabilité.
Il faut, le cas échéant, s’y reconnaître. Tout événement imprévu, même si,
du point de vue rituel, il est parfaitement prévisible et récurrent, comme le
sont les naissances, les maladies et les décès, demande à être interprété non,
à proprement parler, pour être connu, mais pour être reconnu, c’est-à-dire
pour devenir justiciable d’un discours, d’un diagnostic aux termes déjà
répertoriés dont l’énoncé ne soit pas susceptible de choquer les gardiens de
l’orthodoxie culturelle et de la syntaxe sociale. Que les termes de ce
discours soient volontiers spatiaux ne saurait surprendre, à partir du
moment où le dispositif spatial est à la fois ce qui exprime l’identité du
groupe (les origines du groupe sont souvent diverses, mais c’est l’identité
du lieu qui le fonde, le rassemble et l’unit) et ce que le groupe doit défendre
contre les menaces externes et internes pour que le langage de l’identité
garde un sens.
L’une de mes premières expériences ethnologiques, l’interrogation du
cadavre en pays alladian, fut, de ce point de vue, exemplaire ; d’autant plus
exemplaire que, selon des modalités variables, elle est très répandue en
Afrique de l’Ouest et que l’on trouve ailleurs dans le monde des techniques
équivalentes. Il s’agissait en gros de faire dire au cadavre si le responsable
de sa mort se trouvait à l’extérieur des villages alladian ou dans l’un d’eux,
à l’intérieur même du village où se déroulait la cérémonie ou à l’extérieur
(et dans ce cas à l’est ou à l’ouest), à l’intérieur ou à l’extérieur de son
propre lignage, de sa propre maison, etc. Il arrivait d’ailleurs que le
cadavre, court-circuitant la lente progression du questionnaire, entraînât la
troupe de ses porteurs vers une « case » dont il fracassait la palissade ou la
porte d’entrée, signifiant par là à ses interrogateurs qu’ils n’avaient pas à
chercher plus loin. On ne saurait mieux dire que l’identité du groupe
ethnique (en l’occurrence celle du groupe composite constitué par les
Alladian), qui exige à l’évidence une bonne maîtrise de ses tensions
internes, passe par un réexamen constant du bon état de ses frontières
extérieures et intérieures – dont il est significatif qu’elles aient, ou aient eu,
à être redites, répétées, réaffirmées à l’occasion de presque chaque mort
individuelle.
Le fantasme du lieu fondé et incessamment refondateur n’est qu’un
demi-fantasme. Tout d’abord, il fonctionne bien ou plutôt il a bien
fonctionné : des terres ont été mises en valeur, la nature a été domestiquée,
la reproduction des générations assurée ; en ce sens, les dieux du terroir
l’ont bien protégé. Le territoire s’est maintenu contre les menaces
d’agressions extérieures ou de fissions internes, ce qui n’est pas toujours le
cas, on le sait : en ce sens, encore, les dispositifs de la divination et de la
prévention ont été efficaces. Cette efficacité peut se mesurer à l’échelle de
la famille, des lignages, du village ou du groupe. Ceux qui prennent en
charge la gestion des péripéties ponctuelles, la mise au clair et la résolution
des difficultés particulières sont toujours plus nombreux que ceux qui en
sont victimes ou qu’elles mettent en cause : tous se tiennent et tout se tient.
Demi-fantasme aussi car, si personne ne doute de la réalité du lieu
commun et des puissances qui le menacent ou le protègent, personne
n’ignore non plus, personne n’a jamais ignoré ni la réalité des autres
groupes (en Afrique, de nombreux récits de fondation sont d’abord des
récits de guerre et de fuite), et donc aussi des autres dieux, ni la nécessité de
commercer ou d’aller prendre femme ailleurs. Rien ne permet de penser
qu’hier plus qu’aujourd’hui l’image d’un monde clos et autosuffisant ait
été, pour ceux-là mêmes qui la diffusaient et, par fonction, s’y identifiaient,
autre chose qu’une image utile et nécessaire, non un mensonge mais un
mythe approximativement inscrit sur le sol, fragile comme le territoire dont
il fondait la singularité, sujet, comme sont les frontières, à rectifications
éventuelles mais condamné, pour cette raison même, à toujours parler du
dernier déplacement comme de la première fondation.
C’est à ce point que l’illusion de l’ethnologue rejoint le demi-fantasme
des indigènes. Elle n’est, elle aussi, qu’une demi-illusion. Car, si
l’ethnologue est bien évidemment tenté d’identifier ceux qu’il étudie au
paysage où il les découvre et à l’espace qu’ils ont mis en forme, il n’ignore
pas plus qu’eux les vicissitudes de leur histoire, leur mobilité, la multiplicité
des espaces auxquels ils se réfèrent et la fluctuation de leurs frontières.
Encore peut-il, comme eux, être tenté de prendre sur les bouleversements
actuels la mesure illusoire de leur stabilité passée. Quand les bulldozers
effacent le terroir, quand les jeunes gens partent en ville ou quand
s’installent des « allochtones », c’est au sens le plus concret, le plus spatial,
que s’effacent, avec les repères du territoire, ceux de l’identité.
Mais là n’est pas l’essentiel de sa tentation, qui est intellectuelle et dont
témoigne de longue date la tradition ethnologique.
Nous l’appellerons, en recourant à une notion dont cette tradition a elle-
même usé et abusé en plusieurs circonstances, la « tentation de la totalité ».
Revenons un instant sur l’usage qu’a fait Mauss de la notion de fait social
total et sur le commentaire qu’en propose Lévi-Strauss. La totalité du fait
social, pour Mauss, renvoie à deux autres totalités : la somme des diverses
institutions qui entrent dans sa composition, mais aussi l’ensemble des
diverses dimensions par rapport auxquelles se définit l’individualité de
chacun de ceux qui le vivent et y participent. Lévi-Strauss, on l’a vu, a
remarquablement résumé ce point de vue en suggérant que le fait social
total c’est avant tout le fait social totalement perçu, c’est-à-dire le fait social
à l’interprétation duquel est intégrée la vision que peut en avoir n’importe
lequel des indigènes qui le vit. Seulement, cet idéal d’interprétation
exhaustive, qui pourrait décourager n’importe quel romancier, du fait des
efforts multiples d’imagination qu’il pourrait sembler exiger de lui, repose
sur une conception très particulière de l’homme « moyen », défini lui aussi
comme un « total » parce que, à la différence des représentants de l’élite
moderne, « il est affecté dans tout son être par la moindre de ses perceptions
ou par le moindre choc mental » (p. 306). L’homme « moyen », pour
Mauss, c’est, dans la société moderne, n’importe lequel de ceux qui
n’appartiennent pas à l’élite. Mais l’archaïsme ne connaît que la moyenne.
L’homme « moyen » est semblable à « presque tous les hommes des
sociétés archaïques ou arriérées » en ce qu’il présente comme eux une
vulnérabilité et une perméabilité à l’entourage immédiat qui permettent
précisément de le définir comme « total ».
Il n’est pas du tout évident que, aux yeux de Mauss, la société moderne
constitue pour autant un objet ethnologique maîtrisable. Car l’objet de
l’ethnologue, pour lui, ce sont les sociétés précisément localisées dans
l’espace et le temps. Sur le terrain idéal de l’ethnologue (celui des sociétés
« archaïques ou arriérées »), tous les hommes sont « moyens » (nous
pourrions dire « représentatifs ») ; la localisation dans le temps et l’espace y
est donc facile à effectuer : elle vaut pour tous, et la division en classes, les
migrations, l’urbanisation, l’industrialisation ne viennent pas en
démultiplier les dimensions et en brouiller la lecture. Derrière les idées de
totalité et de société localisée, il y a bien celle d’une transparence entre
culture, société et individu.
L’idée de la culture comme texte, qui est l’un des derniers avatars du
culturalisme américain, est déjà tout entière présente dans celle de la société
localisée. Lorsque, pour illustrer la nécessité d’intégrer à l’analyse du fait
social total celle d’un « individu quelconque » de cette société, Mauss cite
« le Mélanésien de telle ou telle île », il est significatif, certes, qu’il ait
recours à l’article défini (ce Mélanésien est un prototype, comme le seront,
en d’autres temps et sous d’autres cieux, bien des sujets ethniques promus à
l’exemplarité), mais aussi qu’une île (une petite île) soit proposée
exemplairement comme le lieu d’excellence de la totalité culturelle. D’une
île, on peut désigner ou dessiner sans hésitation les contours et les
frontières ; d’île en île, à l’intérieur d’un archipel, les circuits de la
navigation et de l’échange composent des itinéraires fixes et reconnus qui
dessinent une claire frontière entre la zone d’identité relative (d’identité
reconnue et de relations instituées) et le monde extérieur, le monde de
l’étrangeté absolue. L’idéal, pour l’ethnologue soucieux de caractériser des
particularités singulières, ce serait que chaque ethnie soit une île,
éventuellement reliée à d’autres mais différente de toute autre, et que
chaque îlien soit l’exact homologue de son voisin.
Les limites de la vision culturaliste des sociétés, pour autant qu’elle se
veut systématique, sont évidentes : substantifier chaque culture singulière,
c’est ignorer à la fois son caractère intrinsèquement problématique, dont
témoignent pourtant à l’occasion ses réactions aux autres cultures ou aux à-
coups de l’histoire, et la complexité d’une trame sociale et de positions
individuelles qui ne se laissent jamais déduire du « texte » culturel. Mais il
ne faudrait pas ignorer la part de réalité qui sous-tend le fantasme indigène
et l’illusion ethnologique : l’organisation de l’espace et la constitution de
lieux sont, à l’intérieur d’un même groupe social, l’un des enjeux et l’une
des modalités des pratiques collectives et individuelles. Les collectivités (ou
ceux qui les dirigent), comme les individus qui s’y rattachent, ont besoin
simultanément de penser l’identité et la relation, et, pour ce faire, de
symboliser les constituants de l’identité partagée (par l’ensemble d’un
groupe), de l’identité particulière (de tel groupe ou de tel individu par
rapport aux autres) et de l’identité singulière (de l’individu ou du groupe
d’individus en tant qu’ils ne sont semblables à aucun autre). Le traitement
de l’espace est l’un des moyens de cette entreprise et il n’est pas étonnant
que l’ethnologue soit tenté d’effectuer en sens inverse le parcours de
l’espace au social, comme si celui-ci avait produit celui-là une fois pour
toutes. Ce parcours est « culturel » par essence puisque, passant par les
signes les plus visibles, les plus institués et les plus reconnus de l’ordre
social, il en dessine simultanément le lieu, du même coup défini comme
lieu commun.
Nous réserverons le terme de « lieu anthropologique » à cette
construction concrète et symbolique de l’espace qui ne saurait à elle seule
rendre compte des vicissitudes et des contradictions de la vie sociale mais à
laquelle se réfèrent tous ceux à qui elle assigne une place, si humble ou
modeste soit-elle. C’est bien parce que toute anthropologie est
anthropologie de l’anthropologie des autres, en outre, que le lieu, le lieu
anthropologique, est simultanément principe de sens pour ceux qui
l’habitent et principe d’intelligibilité pour celui qui l’observe. Le lieu
anthropologique est à échelle variable. La maison kabyle, avec son côté
ombre et son côté lumière, sa part masculine et sa part féminine ; la case
mina ou ewe avec son legba de l’intérieur qui protège le dormeur de ses
propres pulsions et le legba du seuil qui le protège des agressions
extérieures ; les organisations dualistes, que traduit souvent sur le sol une
frontière très matérielle et très visible, et qui commandent directement ou
indirectement l’alliance, les échanges, les jeux, la religion ; les villages
ébrié ou atyé, dont la tripartition ordonne la vie des lignages et des classes
d’âges : autant de lieux dont l’analyse a du sens parce qu’ils ont été investis
de sens, et que chaque nouveau parcours, chaque réitération rituelle en
conforte et en confirme la nécessité.
Ces lieux ont au moins trois caractères communs. Ils se veulent (on les
veut) identitaires, relationnels et historiques. Le plan de la maison, les
règles de la résidence, les quartiers de village, les autels, les places
publiques, la découpe du terroir correspondent pour chacun à un ensemble
de possibilités, de prescriptions et d’interdits dont le contenu est à la fois
spatial et social. Naître, c’est naître en un lieu, être assigné à résidence. En
ce sens le lieu de naissance est constitutif de l’identité individuelle et il
arrive en Afrique que l’enfant né par accident en dehors du village se voie
attribuer un nom particulier emprunté à un élément du paysage qui l’a vu
naître. Le lieu de naissance obéit bien à la loi du « propre » (et du nom
propre) dont parle Michel de Certeau. Louis Marin, pour sa part, emprunte à
Furetière sa définition aristotélicienne du lieu (« Surface première et
immobile d’un corps qui en environne un autre ou, pour parler plus
clairement, l’espace dans lequel un corps est placé *1 ») et cite l’exemple
qu’il donne : « Chaque corps occupe son lieu. » Mais cette occupation
singulière et exclusive est davantage celle du cadavre dans son tombeau que
du corps naissant ou vivant. Dans l’ordre de la naissance et de la vie, le lieu
propre comme l’individualité absolue sont plus difficiles à définir et à
penser. Michel de Certeau voit dans le lieu, quel qu’il soit, l’ordre « selon
lequel des éléments sont distribués dans des rapports de coexistence » et,
s’il exclut que deux choses occupent la même « place », s’il admet que
chaque élément du lieu soit à côté des autres, dans un « endroit » propre, il
définit le « lieu » comme une « configuration instantanée de positions »
(p. 173), ce qui revient à dire qu’en un même lieu peuvent coexister des
éléments distincts et singuliers, certes, mais dont on ne s’interdit de penser
ni les relations ni l’identité partagée que leur confère l’occupation du lieu
commun. Ainsi les règles de la résidence qui assignent sa place à l’enfant
(auprès de sa mère le plus souvent mais du même coup soit chez son père,
soit chez son oncle maternel, soit chez sa grand-mère maternelle) le situent-
elles dans une configuration d’ensemble dont il partage avec d’autres
l’inscription sur le sol.
Historique enfin, le lieu l’est nécessairement à compter du moment où,
conjuguant identité et relation, il se définit par une stabilité minimale. Il
l’est pour autant que ceux qui y vivent peuvent y reconnaître des repères qui
n’ont pas à être objets de connaissance. Le lieu anthropologique, pour eux,
est historique dans l’exacte mesure où il échappe à l’histoire comme
science. Ce lieu qu’ont bâti des ancêtres (« Plus me plaît le séjour qu’ont
bâti mes aïeux… »), que les morts récents peuplent de signes qu’il faut
savoir conjurer ou interpréter, dont un calendrier rituel précis réveille et
réactive à intervalles réguliers les puissances tutélaires, est aux antipodes
des « lieux de mémoire » dont Pierre Nora écrit si justement que nous y
appréhendons essentiellement notre différence, l’image de ce que nous ne
sommes plus. L’habitant du lieu anthropologique vit dans l’histoire, il ne
fait pas d’histoire. La différence entre ces deux rapports à l’histoire est sans
doute encore très sensible par exemple aux Français de mon âge qui ont
vécu les années 1940 et ont pu dans leur village (ne fût-il qu’un lieu de
vacances) assister à la Fête-Dieu, aux Rogations ou à la célébration
annuelle de tel ou tel saint guérisseur du terroir ordinairement niché dans
l’ombre d’une chapelle isolée : car, si ces parcours et ces recours ont
disparu, leur souvenir ne nous parle pas simplement, comme d’autres
souvenirs d’enfance, du temps qui passe ou de l’individu qui change ; ils
ont effectivement disparu, ou plutôt ils se sont transformés : on célèbre
encore la fête de temps à autre, pour faire comme autrefois, comme on
ressuscite le battage à l’ancienne chaque été ; la chapelle a été restaurée et
l’on y donne parfois un concert ou un spectacle. Cette mise en scène n’est
pas sans faire naître quelques sourires perplexes ou quelques commentaires
rétrospectifs chez certains vieux habitants de la région : elle projette à
distance les lieux où ils croyaient avoir vécu au jour le jour, alors qu’on les
invite aujourd’hui à les regarder comme un morceau d’histoire. Spectateurs
d’eux-mêmes, touristes de l’intime, ils ne sauraient imputer à la nostalgie
ou aux fantaisies de la mémoire des changements dont témoigne
objectivement l’espace dans lequel ils continuent de vivre et qui n’est plus
le lieu où ils vivaient.
Bien entendu, le statut intellectuel du lieu anthropologique est ambigu. Il
n’est que l’idée, partiellement matérialisée, que se font ceux qui l’habitent
de leur rapport au territoire, à leurs proches et aux autres. Cette idée peut
être partielle ou mythifiée. Elle varie avec la place et le point de vue que
chacun occupe. Il n’empêche : elle propose et impose une série de repères
qui ne sont sans doute pas ceux de l’harmonie sauvage ou du paradis perdu,
mais dont l’absence, lorsqu’ils disparaissent, ne se comble pas aisément. Si
l’ethnologue, de son côté, est si facilement sensible à tout ce qui dans le
projet de ceux qu’il observe, tel qu’il s’inscrit sur le sol, signifie la clôture,
le savant contrôle de la relation à l’extérieur, l’immanence du divin à
l’humain, la proximité du sens et la nécessité du signe, c’est qu’il en porte
en lui l’image et le besoin.
Si nous nous attardons un instant sur la définition du lieu
anthropologique, nous constaterons qu’il est d’abord géométrique. On peut
l’établir à partir de trois formes spatiales simples qui peuvent s’appliquer à
des dispositifs institutionnels différents et qui constituent en quelque sorte
les formes élémentaires de l’espace social. En termes géométriques, il s’agit
de la ligne, de l’intersection des lignes et du point d’intersection.
Concrètement, dans la géographie qui nous est quotidiennement plus
familière, on pourrait parler, d’une part, d’itinéraires, d’axes ou de chemins
qui conduisent d’un lieu à un autre et ont été tracés par les hommes, d’autre
part, de carrefours et de places où les hommes se croisent, se rencontrent et
se rassemblent, qu’ils ont dessinés en leur donnant parfois de vastes
proportions pour satisfaire notamment, sur les marchés, aux nécessités de
l’échange économique, et, enfin, de centres plus ou moins monumentaux,
qu’ils soient religieux ou politiques, construits par certains hommes et qui
définissent en retour un espace et des frontières au-delà desquels d’autres
hommes se définissent comme autres, par rapport à d’autres centres et
d’autres espaces.
Itinéraires, carrefours et centres ne sont pas pour autant des notions
absolument indépendantes. Elles se recouvrent partiellement. Un itinéraire
peut passer par différents points remarquables qui constituent autant de
lieux de rassemblement ; certains marchés constituent des points fixes sur
un itinéraire qu’ils balisent ; si le marché est en lui-même un centre
d’attraction, la place où il se tient peut abriter un monument (l’autel d’un
dieu, le palais d’un souverain) qui figure le centre d’un autre espace social.
A la combinaison des espaces correspond une certaine complexité
institutionnelle : les grands marchés appellent certaines formes de contrôle
politique ; ils n’existent qu’en vertu d’un contrat dont le respect est assuré
par diverses procédures religieuses ou juridiques : ce sont des lieux de
trêve, par exemple. Quant aux itinéraires, ils passent par un certain nombre
de frontières et de limites dont on sait bien que leur fonctionnement ne va
pas de soi et qu’il implique par exemple certaines prestations économiques
ou rituelles.
Ces formes simples ne caractérisent pas les grands espaces politiques ou
économiques ; elles définissent aussi bien l’espace villageois et l’espace
domestique. Jean-Pierre Vernant montre bien, dans son livre Mythe et
pensée chez les Grecs, comment, dans le couple Hestia/Hermès, la première
symbolise le foyer circulaire situé au centre de la maison, l’espace clos du
groupe replié sur lui-même, et en quelque sorte la relation à soi-même, alors
que Hermès, dieu du seuil et de la porte, mais aussi des carrefours et des
entrées de villes, représente le mouvement et la relation à autrui. L’identité
et la relation sont au cœur de tous les dispositifs spatiaux étudiés
classiquement par l’anthropologie.
L’histoire aussi. Car toutes les relations inscrites dans l’espace
s’inscrivent aussi dans la durée, et les formes spatiales simples que nous
venons d’évoquer ne se concrétisent que dans et par le temps. Tout d’abord,
leur réalité est historique : en Afrique, comme souvent ailleurs, les récits de
fondation des villages ou des royaumes retracent généralement tout un
itinéraire, ponctué de haltes diverses préalables à l’établissement définitif.
Nous savons également que les marchés comme les capitales politiques ont
une histoire ; certains se créent alors que d’autres disparaissent.
L’acquisition ou la création d’un dieu peuvent être datées et il en est des
cultes et des sanctuaires comme des marchés et des capitales politiques :
qu’ils perdurent, qu’ils se répandent ou qu’ils disparaissent, l’espace de leur
croissance ou de leur régression est un espace historique.
Mais c’est de la dimension matériellement temporelle de ces espaces
qu’il faudrait dire un mot. Les itinéraires se mesurent en heures ou en
journées de marche. La place du marché ne mérite ce titre que certains
jours. En Afrique de l’Ouest, on distingue aisément des zones d’échange à
l’intérieur desquelles s’établit tout au long de la semaine une rotation des
lieux et jours de marché. Les lieux consacrés aux cultes et aux
rassemblements politiques ou religieux ne sont que par moments, en général
à dates fixes, l’objet d’une telle consécration. Les cérémonies d’initiation,
les rituels de fécondité ont lieu à intervalles réguliers : le calendrier
religieux ou social se modèle ordinairement sur le calendrier agricole, et la
sacralité des lieux où se concentre l’activité rituelle est une sacralité qu’on
pourrait dire alternative. Ainsi d’ailleurs se créent les conditions d’une
mémoire qui s’attache à certains lieux et contribue à renforcer leur caractère
sacré. Pour Durkheim, dans Les Formes élémentaires de la vie religieuse, la
notion de sacré est liée au caractère rétrospectif qui découle lui-même du
caractère alternatif de la fête ou de la cérémonie. Si la Pâque juive ou une
réunion d’anciens combattants lui paraissent également « religieuses » ou
« sacrées », c’est parce qu’elles sont l’occasion pour chacun des
participants non seulement de prendre conscience de la collectivité dont il
fait partie mais aussi de se remémorer les célébrations précédentes.
Le monument, comme l’indique l’étymologie latine du mot, se veut
l’expression tangible de la permanence ou, à tout le moins, de la durée. Il
faut des autels aux dieux, des palais et des trônes aux souverains pour qu’ils
ne soient pas asservis aux contingences temporelles. Ils permettent ainsi de
penser la continuité des générations. Ce qu’exprime bien, à sa manière, une
des interprétations de la nosologie africaine traditionnelle qui veut qu’une
maladie puisse être imputée à l’action d’un dieu courroucé de voir son autel
négligé par le successeur de celui qui l’avait édifié. Sans l’illusion
monumentale, au regard des vivants, l’histoire ne serait qu’une abstraction.
L’espace social est hérissé de monuments non directement fonctionnels,
imposantes constructions de pierre ou modestes autels de terre, dont chaque
individu peut avoir le sentiment justifié que pour la plupart ils lui ont
préexisté et lui survivront. Etrangement, c’est une série de ruptures et de
discontinuités dans l’espace qui figure la continuité du temps.
Sans doute peut-on imputer cet effet magique de la construction spatiale
au fait que le corps humain lui-même est conçu comme une portion
d’espace, avec ses frontières, ses centres vitaux, ses défenses et ses
faiblesses, sa cuirasse et ses défauts. Au moins sur le plan de l’imagination
(mais qui se confond pour de nombreuses cultures avec celui de la
symbolique sociale), le corps est un espace composite et hiérarchisé qui
peut être investi de l’extérieur. Si l’on a des exemples de territoires pensés à
l’image du corps humain, le corps humain est très généralement, à l’inverse,
pensé comme un territoire. En Afrique de l’Ouest, par exemple, les
composantes de la personnalité sont conçues dans les termes d’une topique
qui peut rappeler la topique freudienne mais qui s’applique à des réalités
conçues comme substantiellement matérielles. Ainsi, dans les civilisations
akan (des actuels Ghana et Côte-d’Ivoire), deux « instances » définissent-
elles le psychisme de chaque individu ; du caractère matériel de leur
existence témoignent directement le fait que l’une d’elles est assimilée à
l’ombre portée du corps, et indirectement le fait que l’affaiblissement du
corps est attribué à l’affaiblissement ou au départ de l’une d’entre elles.
Leur parfaite coïncidence définit la santé. Si réveiller quelqu’un
brusquement peut en revanche le tuer, c’est que l’une de ces « instances »,
le double qui vagabonde la nuit, risque de n’avoir pas eu le temps de
réintégrer son corps au moment du réveil.
Les organes internes eux-mêmes ou certaines parties du corps (les reins,
la tête, le gros orteil) sont souvent conçus comme autonomes, siège parfois
d’une présence ancestrale et à ce titre objet de cultes spécifiques. Le corps
devient ainsi un ensemble de lieux de culte ; on y distingue des zones qui
font l’objet d’onctions ou de lustrations. C’est alors sur le corps humain lui-
même qu’on voit jouer les effets dont nous parlions à propos de la
construction de l’espace. Les itinéraires du rêve sont périlleux dès lors
qu’ils s’éloignent trop du corps conçu comme centre. Ce corps centré, c’est
aussi celui où se rencontrent et se rassemblent des éléments ancestraux, ce
rassemblement ayant valeur monumentale dans la mesure où il concerne
des éléments qui ont préexisté et survivront à l’enveloppe charnelle
éphémère. Parfois, la momification du corps ou l’édification d’un tombeau
achèvent, après la mort, la transformation du corps en monument.
On voit ainsi, à partir de formes spatiales simples, se croiser et se
combiner thématique individuelle et thématique collective. La symbolique
politique joue de ces possibilités pour exprimer la puissance de l’autorité
qui unifie et symbolise dans l’unité d’une figure souveraine les diversités
internes d’une collectivité sociale. Parfois, elle y parvient en distinguant le
corps du roi des autres corps comme un corps multiple. Le thème du double
corps du roi est tout à fait pertinent en Afrique. Ainsi le souverain agni du
Sanwi, dans l’actuelle Côte-d’Ivoire, avait-il un double de lui-même,
esclave d’origine, que l’on appelait Ekala, du nom d’une des deux
composantes ou instances évoquées plus haut : fort de deux corps et de
deux ekala (le sien et celui de son double esclave), le souverain agni était
censé jouir d’une protection particulièrement efficace, le corps du double
esclave faisant obstacle à toute agression visant la personne du roi. S’il
manquait à ce rôle, si le roi mourait, son ekala le suivait tout naturellement
dans la mort. Mais, plus remarquables et plus attestées que la multiplication
du corps royal, c’est la concentration et la condensation de l’espace où est
localisée l’autorité souveraine qui retiendront notre attention. Très
fréquemment, le souverain est assigné à résidence, condamné en outre à une
quasi-immobilité, à des heures d’exposition sur le siège royal, présenté
comme un objet à ses sujets. Cette passivité-massivité du corps souverain
avait frappé Frazer et, à travers lui, Durkheim, qui y constatait un trait
commun à des royautés très éloignées les unes des autres dans le temps et
l’espace, comme le Mexique ancien, l’Afrique du golfe de Bénin ou le
Japon. Particulièrement remarquable, dans tous ces cas de figure, est la
possibilité qu’un objet (siège, couronne) ou un autre corps humain soit par
moments substituable au corps du souverain pour assurer la fonction de
centre fixe du royaume qui le condamne à de longues heures d’immobilité
minérale.
Cette immobilité et l’étroitesse des limites à l’intérieur desquelles se situe
la figure souveraine composent, très littéralement, un centre que renforce la
pérennité de la dynastie et qui ordonne et unifie la diversité interne du corps
social. Remarquons que l’identification du pouvoir au lieu dans lequel il
s’exerce ou au monument qui abrite ses représentants est la règle constante
dans le discours politique des Etats modernes. La Maison-Blanche et le
Kremlin sont à la fois, pour ceux qui les nomment, des lieux monumentaux,
des hommes et des structures de pouvoir. Au terme de métonymies
successives, il nous est habituel de désigner un pays par sa capitale et celle-
ci par le nom du bâtiment qu’occupent ses gouvernants. Le langage
politique est naturellement spatial (ne serait-ce que lorsqu’il parle de droite
et de gauche), sans doute parce qu’il lui est nécessaire de penser
simultanément l’unité et la diversité – la centralité étant l’expression la plus
approchée, la plus imagée et la plus matérielle à la fois de cette double et
contradictoire contrainte intellectuelle.
Les notions d’itinéraire, d’intersection, de centre et de monument ne sont
pas simplement utiles à la description des lieux anthropologiques
traditionnels. Elles rendent partiellement compte de l’espace français
contemporain, spécialement de son espace urbain. Paradoxalement, elles
permettent même de le caractériser comme un espace spécifique alors que,
par définition, elles constituent autant de critères de comparaison.
Il est habituel de dire que la France est un pays centralisé. C’est bien ce
qu’elle est sur le plan politique au moins depuis le XVIIe siècle. Malgré les
récents efforts de régionalisation, elle reste un pays centralisé sur le plan
administratif (l’idéal de la Révolution française ayant même été initialement
d’opérer le découpage des circonscriptions administratives selon un modèle
purement et rigidement géométrique). Elle le reste dans l’esprit des
Français, du fait, notamment, de l’organisation de son réseau routier et de
son réseau ferré, conçus l’un et l’autre, au moins au départ, comme deux
toiles d’araignée dont Paris occuperait le centre.
Pour être plus exact, il faudrait préciser que, si aucune capitale au monde
n’est autant conçue comme telle que Paris, il n’est aucune ville française
qui n’aspire à être le centre d’une région de dimension variable et qui n’ait
réussi, au fil des années et des siècles, à se constituer un centre monumental
(ce que nous appelons le « centre-ville ») qui tout à la fois matérialise et
symbolise cette aspiration. Les villes françaises les plus modestes et même
les villages comportent toujours un « centre-ville » où se côtoient les
monuments qui symbolisent l’un l’autorité religieuse (l’église), l’autre
l’autorité civile (la mairie, la sous-préfecture ou la préfecture dans les villes
importantes). L’église (catholique dans la majorité des régions françaises)
est située sur une place par où passent fréquemment les itinéraires qui
permettent de traverser la ville. La mairie n’est jamais loin, même s’il arrive
qu’elle définisse un espace propre, et qu’il y ait une place de la Mairie à
côté de la place de l’Eglise. Au centre-ville également, et toujours à
proximité de l’église et de la mairie, a été érigé un monument aux morts. De
conception laïque, il n’est pas véritablement un lieu de culte, mais un
monument à valeur historique (un hommage à ceux qui sont morts lors des
deux dernières guerres mondiales et dont les noms sont gravés dans la
pierre) : à certaines fêtes anniversaires, notamment le 11 novembre, les
autorités civiles et éventuellement militaires y commémorent le sacrifice de
ceux qui sont tombés pour la patrie. Ce sont, comme l’on dit, des
« cérémonies du souvenir », qui correspondent bien à la définition élargie,
c’est-à-dire sociale, que propose Durkheim du fait religieux. Sans doute
tirent-elles une efficacité particulière de se situer en un lieu où, plus
anciennement, s’exprimait de façon plus quotidienne l’intimité des vivants
et des morts : on trouve encore la trace, dans certains villages, d’une
disposition qui remonte à l’époque médiévale, durant laquelle le cimetière
entourait l’église, en plein centre de la vie sociale active.
Le centre-ville est un lieu actif, en effet ; dans la conception
traditionnelle des villes de province et des villages (celle à laquelle des
auteurs comme Giraudoux ou Jules Romain ont donné une existence
littéraire durant la première moitié de ce siècle), dans les villes et les
villages tels qu’ils se présentaient sous la Troisième République et qu’ils se
présentent aujourd’hui encore pour une large part, c’est au centre-ville que
sont regroupés un certain nombre de cafés, d’hôtels et de commerces, non
loin de la place où se tient le marché quand la place de l’église et celle du
marché ne se confondent pas. A intervalles hebdomadaires réguliers (le
dimanche et le jour du marché), le centre « s’anime », et c’est un reproche
fréquemment adressé aux villes nouvelles, issues de projets d’urbanisme à
la fois technicistes et volontaristes, que de ne pas offrir l’équivalent des
lieux de vie produits par une histoire plus ancienne et plus lente, où les
itinéraires singuliers se croisent et se mêlent, où les paroles s’échangent et
les solitudes s’oublient un instant, au seuil de l’église, de la mairie, au
comptoir du café, à la porte de la boulangerie : le rythme un peu paresseux
et l’atmosphère bavarde du dimanche matin sont toujours une réalité
contemporaine de la France provinciale.
Cette France pourrait se définir comme un ensemble, une grappe de
centres de plus ou moins grande importance qui polarisent l’activité
administrative, festive et commerçante d’une région d’ampleur variable.
L’organisation des itinéraires, c’est-à-dire le système routier qui relie ces
centres les uns aux autres par un réseau, à vrai dire très serré, de routes
nationales (entre centres d’importance nationale) et de routes
départementales (entre centres d’importance départementale), rend bien
compte de ce dispositif polycentré et hiérarchisé : sur les bornes
kilométriques qui jalonnent régulièrement la route, mention était faite
naguère de la distance de l’agglomération la plus proche et de celle de la
première ville importante qu’elle traverserait. Aujourd’hui, ces indications
figurent plutôt sur de grands panneaux plus lisibles – qui répondent à
l’intensification et à l’accélération du trafic.
Toute agglomération en France aspire à être le centre d’un espace
significatif et d’au moins une activité spécifique. Si Lyon, qui est une
métropole, revendique, entre autres titres, celui de « capitale de la
gastronomie », une petite ville comme Thiers peut se dire « capitale de la
coutellerie », un gros bourg comme Digouin « capitale de la céramique », et
un gros village comme Janzé « berceau du poulet fermier ». Ces titres de
gloire figurent aujourd’hui à l’entrée des agglomérations, au côté des
indications mentionnant leur jumelage avec d’autres villes ou villages
d’Europe. Ces indications, qui fournissent en quelque sorte une preuve de
modernité et d’intégration au nouvel espace économique européen,
coexistent avec d’autres indications (et d’autres panneaux d’information)
qui font un état détaillé des curiosités historiques du lieu : chapelles du XIVe
ou du XVe siècle, châteaux, mégalithes, musées de l’artisanat, de la dentelle
ou de la céramique. La profondeur historique est revendiquée, au même
titre que l’ouverture à l’extérieur, comme si celle-là équilibrait celle-ci.
Toute ville, tout village qui ne sont pas de création récente revendiquent
leur histoire, la présentent à l’automobiliste de passage dans une série de
panneaux qui constituent une manière de carte de visite. Cette explicitation
du contexte historique est assez récente en fait, et elle coïncide avec une
réorganisation de l’espace (création de déviations péri-urbaines, de grands
axes autoroutiers hors agglomération) qui tend, inversement, à court-
circuiter ce contexte en évitant les monuments qui en témoignent. On peut
l’interpréter très légitimement comme tendant à séduire et à retenir le
passant, le touriste ; mais on ne peut lui accorder précisément quelque
efficacité à cet égard qu’en la mettant en relation avec le goût de l’histoire
et des identités enracinées dans le terroir qui marque incontestablement la
sensibilité française de ces vingt dernières années. Le monument daté est
revendiqué comme une preuve d’authenticité qui doit de soi susciter
l’intérêt : un écart se creuse entre le présent du paysage et le passé auquel il
fait allusion. L’allusion au passé complexifie le présent.
Il faut ajouter qu’une dimension historique minimale a toujours été
imposée à l’espace urbain et villageois français par l’usage des noms de rue.
Rues et places ont été anciennement l’occasion de commémorations. Certes,
il est de tradition que quelques monuments, au terme d’un effet de
redondance qui n’est d’ailleurs pas sans charme, fournissent un nom aux
rues qui y conduisent ou aux places sur lesquelles ils ont été édifiés. Ainsi
on ne compte plus les rues de la Gare, les rues du Théâtre ou les places de
la Mairie. Mais le plus souvent, ce sont des notabilités de la vie locale ou
nationale, ou encore de grands événements de l’histoire nationale qui
donnent leur nom aux artères des villes et des villages, en sorte que, s’il
fallait faire l’exégèse de tous les noms de rue d’une métropole comme
Paris, c’est toute l’histoire de France qu’il faudrait réécrire, de
Vercingétorix à de Gaulle. Celui qui prend le métro régulièrement et se
familiarise avec le sous-sol parisien et les noms de station qui évoquent les
rues ou les monuments de la surface participe à cette immersion
quotidienne et machinale dans l’histoire qui caractérise le piéton de Paris,
pour lequel Alésia, Bastille ou Solférino sont des repères spatiaux autant ou
plus que des références historiques.
Les chemins et les carrefours en France tendent ainsi à devenir des
« monuments » (au sens de témoignages et souvenirs) dans la mesure où
leur nom de baptême les immerge dans l’histoire. Cette incessante référence
à l’histoire entraîne de fréquents recoupements entre les notions
d’itinéraires, de carrefours et de monuments. Ces recoupements sont
particulièrement nets dans les villes (et spécialement à Paris), où la
référence historique est toujours plus massive. Il n’y a pas un centre de
Paris ; celui-ci est figuré sur les panneaux autoroutiers tantôt par le dessin
de la tour Eiffel, tantôt par la mention « Paris-Notre-Dame » qui fait
allusion au cœur originel et historique de la capitale, l’île de la Cité,
enserrée par les bras de la Seine à plusieurs kilomètres de la tour Eiffel. Il y
a donc plusieurs centres à Paris. Sur le plan administratif, il faut noter une
ambiguïté qui a toujours fait problème dans notre vie politique (ce qui
montre bien son degré de centralisme) : Paris est à la fois une ville, divisée
en vingt arrondissements, et la capitale de la France. Les Parisiens ont pu
croire en plusieurs occasions qu’ils faisaient l’histoire de France, conviction
ancrée dans le souvenir de 1789 et qui entraîne parfois une tension entre le
pouvoir national et le pouvoir municipal. Jusqu’à une date récente, il n’y a
pas eu, depuis 1795, à une brève exception près pendant la révolution de
1848, de maire de Paris, mais division de la capitale en vingt
arrondissements et vingt mairies sous la tutelle conjointe du préfet de la
Seine et du préfet de police. Le Conseil municipal ne date que de 1834.
Lorsque, il y a quelques années, on a réformé le statut de la capitale et que
Jacques Chirac est devenu maire de Paris, une partie du débat politique a
porté sur la question de savoir si ce poste l’aiderait ou non à devenir
président de la République. Personne n’a véritablement pensé que la gestion
d’une ville qui regroupe pourtant un Français sur six pût être une fin en soi.
L’existence de trois palais parisiens (l’Elysée, Matignon et l’Hôtel de Ville),
à vocations distinctes, certes, mais d’une distinction toute problématique, et
auxquels il faut adjoindre aux moins deux monuments d’importance
équivalente, le palais du Luxembourg (où siège le Sénat) et l’Assemblée
nationale (où siègent les députés), montre assez que la métaphore
géographique rend d’autant plus facilement compte de notre vie politique
que celle-ci se veut centralisée et, malgré la distinction des pouvoirs et des
fonctions, aspire toujours à définir ou à reconnaître un centre du centre,
d’où tout partirait et où tout reviendrait. Il ne s’agit à l’évidence pas de
simple métaphore lorsqu’on s’interroge à certains moments pour savoir si le
centre du pouvoir se déplace de l’Elysée à Matignon, voire de Matignon au
Palais-Royal (où siège le Conseil constitutionnel) : et l’on peut se demander
si le caractère toujours tendu et agité de la vie démocratique en France ne
tient pas pour une part à la tension entre un idéal politique de pluralité, de
démocratie et d’équilibre, sur lequel tout le monde s’accorde en théorie, et
un modèle intellectuel, géographico-politique, de gouvernement, hérité de
l’histoire, peu compatible avec cet idéal et qui incite sans cesse les Français
à repenser les fondements et à redéfinir le centre.
Sur le plan géographique, et pour ceux des Parisiens qui ont encore le
temps de flâner, et qui ne sont pas les plus nombreux, le centre de Paris
pourrait donc être un itinéraire, celui du cours de la Seine que descendent et
remontent les bateaux-mouches et d’où peuvent s’apercevoir la plupart des
monuments historiques et politiques de la capitale. Mais il y a d’autres
centres qui s’identifient aussi bien à des places, à des carrefours porteurs de
monuments (l’Etoile, la Concorde), aux monuments eux-mêmes (l’Opéra, la
Madeleine) ou aux artères qui y conduisent (avenue de l’Opéra, rue de la
Paix, Champs-Elysées), comme si, dans la capitale de la France, tout devait
devenir centre et monument. Ce qui est bien un peu le cas en effet, à l’heure
actuelle, cependant que s’estompent les caractères spécifiques des différents
arrondissements. Chacun de ceux-ci, on le sait, avait son caractère : les
clichés des chansons qui célèbrent Paris ne sont pas sans fondement, et l’on
pourrait assurément faire encore de nos jours une description fine des
arrondissements, de leurs activités, de leur « personnalité » au sens où les
anthropologues américains ont utilisé ce terme, mais aussi de leurs
transformations et des mouvements de population qui en modifient la
composition ethnique ou sociale. Les romans policiers de Léo Malet,
souvent situés dans les quatorzième et quinzième arrondissements, éveillent
la nostalgie des années 1950 mais ne sont pas absolument inactuels.
Il n’empêche : on habite de moins en moins à Paris, si on y travaille
toujours beaucoup, et ce mouvement paraît le signe d’une mutation plus
générale dans notre pays. Le rapport à l’histoire qui hante nos paysages est
peut-être en train de s’esthétiser et, simultanément, de se désocialiser et de
s’artificialiser. Certes, nous commémorons d’un même cœur Hugues Capet
et la Révolution de 1789 ; nous sommes toujours capables de nous affronter
durement à partir d’un rapport différent à notre passé commun et
d’interprétations contraires des événements qui l’ont marqué. Mais, depuis
Malraux, nos villes se transforment en musées (monuments ravalés,
exposés, illuminés, secteurs réservés et rues piétonnières), cependant que
déviations, autoroutes, trains à grande vitesse et voies rapides nous en
détournent.
Ce détour, pourtant, ne va pas sans remords – comme en témoignent les
nombreuses indications qui nous invitent à ne pas ignorer les splendeurs du
terroir et les traces de l’histoire. Contraste : c’est aux entrées des villes,
dans l’espace morne des grands ensembles, des zones industrialisées et des
supermarchés, que sont plantés les panneaux qui nous invitent à visiter les
monuments anciens ; au long des autoroutes, que se multiplient les
références aux curiosités locales qui devraient nous retenir alors que nous
ne faisons que passer, comme si l’allusion au temps et aux lieux anciens,
aujourd’hui, n’était qu’une manière de dire l’espace présent.

*1.
Louis Marin, « Le lieu du pouvoir à Versailles », in La Production des lieux exemplaires , Les
Dossiers des séminaires TTS, 1991, p. 89.
Des lieux aux non-lieux

Présence du passé au présent qui le déborde et le revendique : c’est dans


cette conciliation que Jean Starobinski voit l’essence de la modernité. Il fait
remarquer à ce propos, dans un article récent, que des auteurs éminemment
représentatifs de la modernité en art se sont donné « la possibilité d’une
polyphonie où l’entrecroisement virtuellement infini des destins, des actes,
des pensées, des réminiscences peut reposer sur une marche de basse qui
sonne les heures du jour terrestre et qui marque la place qu’y occupait (que
pourrait encore y occuper) l’antique rituel ». Il cite les premières pages de
l’Ulysse de Joyce, où se font entendre les paroles de la liturgie : « Introibo
ad altare Dei » ; le début de A la Recherche du temps perdu, où la ronde des
heures autour du clocher de Combray ordonne le rythme « d’une vaste et
unique journée bourgeoise… » ; ou encore Histoire de Claude Simon, où
« les souvenirs de l’école religieuse, la prière latine du matin, le benedicite
de midi, l’angélus du soir fixent des repères parmi les vues, les plans
découpés, les citations de tous ordres, qui proviennent de tous les temps de
l’existence, de l’imaginaire et du passé historique, et qui prolifèrent dans un
apparent désordre, autour d’un secret central… ». Ces « figures
prémodernes de la temporalité continue dont l’écrivain moderne entend
montrer qu’il ne les a pas oubliées au moment même où il s’en affranchit »
sont aussi bien des figures spatiales spécifiques d’un monde dont Jacques
Le Goff a montré comment, depuis le Moyen-Age, il s’était construit,
autour de son église et de son clocher, par la conciliation d’un paysage
recentré et d’un temps réordonné. L’article de Starobinski s’ouvre
significativement sur une citation de Baudelaire et du premier poème des
Tableaux parisiens où le spectacle de la modernité réunit dans une même
envolée :
… l’atelier qui chante et qui bavarde ;
Les tuyaux, les clochers, ces mâts de la cité,
Et les grands ciels qui font rêver d’éternité.
« Marche de basse » : l’expression utilisée par Starobinski pour évoquer
les lieux et les rythmes anciens est significative : la modernité ne les efface
pas mais les met à l’arrière-plan. Ils sont comme des indicateurs du temps
qui passe et qui survit. Ils perdurent comme les mots qui les expriment et
les exprimeront encore. La modernité en art préserve toutes les temporalités
du lieu, telles qu’elles se fixent dans l’espace et la parole.
Derrière la ronde des heures et les points forts du paysage, on trouve en
effet des mots et des langages : mots spécialisés de la liturgie, de « l’antique
rituel », en contraste avec ceux de l’atelier « qui chante et qui bavarde » ;
mots aussi de tous ceux qui, parlant le même langage, reconnaissent qu’ils
appartiennent au même monde. Le lieu s’accomplit par la parole, l’échange
allusif de quelques mots de passe, dans la connivence et l’intimité complice
des locuteurs. Vincent Descombes écrit ainsi, à propos de la Françoise de
Proust, qu’elle partage et définit un territoire « rhétorique » avec tous ceux
qui sont capables d’entrer dans ses raisons, tous ceux dont les aphorismes,
le vocabulaire et les types d’argumentation composent une « cosmologie »,
ce que le narrateur de la Recherche appelle la « philosophie de Combray ».
Si un lieu peut se définir comme identitaire, relationnel et historique, un
espace qui ne peut se définir ni comme identitaire, ni comme relationnel, ni
comme historique définira un non-lieu. L’hypothèse ici défendue est que la
surmodernité est productrice de non-lieux, c’est-à-dire d’espaces qui ne
sont pas eux-mêmes des lieux anthropologiques et qui, contrairement à la
modernité baudelairienne, n’intègrent pas les lieux anciens : ceux-ci,
répertoriés, classés et promus « lieux de mémoire », y occupent une place
circonscrite et spécifique. Un monde où l’on naît en clinique et où l’on
meurt à l’hôpital, où se multiplient, en des modalités luxueuses ou
inhumaines, les points de transit et les occupations provisoires (les chaînes
d’hôtels et les squats, les clubs de vacances, les camps de réfugiés, les
bidonvilles promis à la casse ou à la pérennité pourrissante), où se
développe un réseau serré de moyens de transport qui sont aussi des espaces
habités, où l’habitué des grandes surfaces, des distributeurs automatiques et
des cartes de crédit renoue avec les gestes du commerce « à la muette », un
monde ainsi promis à l’individualité solitaire, au passage, au provisoire et à
l’éphémère, propose à l’anthropologue comme aux autres un objet nouveau
dont il convient de mesurer les dimensions inédites avant de se demander
de quel regard il est justiciable. Ajoutons qu’il en est évidemment du non-
lieu comme du lieu : il n’existe jamais sous une forme pure ; des lieux s’y
recomposent ; des relations s’y reconstituent ; les « ruses millénaires » de
« l’invention du quotidien » et des « arts de faire », dont Michel de Certeau
a proposé des analyses si subtiles, peuvent s’y frayer un chemin et y
déployer leurs stratégies. Le lieu et le non-lieu sont plutôt des polarités
fuyantes : le premier n’est jamais complètement effacé et le second ne
s’accomplit jamais totalement – palimpsestes où se réinscrit sans cesse le
jeu brouillé de l’identité et de la relation. Les non-lieux pourtant sont la
mesure de l’époque ; mesure quantifiable et que l’on pourrait prendre en
additionnant, au prix de quelques conversions entre superficie, volume et
distance, les voies aériennes, ferroviaires, autoroutières et les habitacles
mobiles dits « moyens de transport » (avions, trains, cars), les aéroports, les
gares et les stations aérospatiales, les grandes chaînes hôtelières, les parcs
de loisir, et les grandes surfaces de la distribution, l’écheveau complexe,
enfin, des réseaux câblés ou sans fil qui mobilisent l’espace extra-terrestre
aux fins d’une communication si étrange qu’elle ne met souvent en contact
l’individu qu’avec une autre image de lui-même.
La distinction entre lieux et non-lieux passe par l’opposition du lieu à
l’espace. Or Michel de Certeau a proposé, des notions de lieu et d’espace,
une analyse qui constitue ici un préalable obligé. Il n’oppose pas pour sa
part les « lieux » aux « espaces » comme les « lieux » aux « non-lieux ».
L’espace, pour lui, est un « lieu pratiqué », « un croisement de mobiles » :
ce sont les marcheurs qui transforment en espace la rue géométriquement
définie comme lieu par l’urbanisme. A cette mise en parallèle du lieu
comme ensemble d’éléments coexistant dans un certain ordre et de l’espace
comme animation de ces lieux par le déplacement d’un mobile,
correspondent plusieurs références qui en précisent les termes. La première
référence (p. 173) est à Merleau-Ponty qui, dans sa Phénoménologie de la
perception, distingue de l’espace « géométrique » l’« espace
anthropologique » comme espace « existentiel », lieu d’une expérience de
relation au monde d’un être essentiellement situé « en rapport avec un
milieu ». La deuxième est à la parole et à l’acte de locution : « L’espace
serait au lieu ce que devient le mot quand il est parlé, c’est-à-dire quand il
est saisi dans l’ambiguïté d’une effectuation, mué en un terme relevant de
multiples conventions, posé comme l’acte d’un présent (ou d’un temps), et
modifié par les transformations dues à des voisinages successifs… »
(p. 173). La troisième découle de la précédente et privilégie le récit comme
travail qui, incessamment, « transforme des lieux en espaces ou des espaces
en lieux » (p. 174). S’en suit naturellement une distinction entre « faire » et
« voir », repérable dans le langage ordinaire qui tour à tour propose un
tableau (« il y a… ») et organise des mouvements (« tu entres, tu traverses,
tu tournes… »), ou dans les indicateurs des cartes – depuis les cartes
médiévales, qui comportent essentiellement le tracé de parcours et
d’itinéraires, jusqu’aux cartes plus récentes d’où ont disparu « les
descripteurs de parcours » et qui présentent, à partir d’« éléments d’origine
disparate », un « état » du savoir géographique. Le récit enfin, et
spécialement le récit de voyage, compose avec la double nécessité de
« faire » et de « voir » (« des histoires de marches et de gestes sont
jalonnées par la citation des lieux qui en résultent ou qui les autorisent »,
p. 177) mais relève en définitive de ce que Certeau appelle la
« délinquance » parce qu’il « traverse », « transgresse » et consacre « le
privilège du parcours sur l’état » (p. 190).
A ce point, quelques précisions terminologiques sont nécessaires. Le lieu,
tel qu’on le définit ici, n’est pas tout à fait le lieu que Certeau oppose à
l’espace comme la figure géométrique au mouvement, le mot tu au mot
parlé ou l’état au parcours : c’est le lieu du sens inscrit et symbolisé, le lieu
anthropologique. Naturellement, il faut bien que ce sens soit mis en œuvre,
que le lieu s’anime et que les parcours s’effectuent, et rien n’interdit de
parler d’espace pour décrire ce mouvement. Mais tel n’est pas notre
propos : nous incluons dans la notion de lieu anthropologique la possibilité
des parcours qui s’y effectuent, des discours qui s’y tiennent, et du langage
qui le caractérise. Et la notion d’espace, telle qu’elle est utilisée aujourd’hui
(pour parler de la conquête spatiale, en termes au demeurant plus
fonctionnels que lyriques, ou pour désigner au mieux ou au moins mal
possible, dans le langage récent mais déjà stéréotypé des institutions du
voyage, de l’hôtellerie ou du loisir, des lieux déqualifiés ou peu
qualifiables : « espaces-loisirs », « espaces-jeux », à rapprocher de « point-
rencontre »), semble pouvoir s’appliquer utilement, du fait même de son
absence de caractérisation, aux surfaces non symbolisées de la planète.
Nous pourrions donc être tentés d’opposer l’espace symbolisé du lieu à
l’espace non symbolisé du non-lieu. Mais ce serait nous en tenir à une
définition négative des non-lieux, qui a été la nôtre jusqu’à présent, et que
l’analyse proposée par Michel de Certeau de la notion d’espace peut nous
aider à dépasser.
Le terme « espace » en lui-même est plus abstrait que celui de « lieu »,
par l’emploi duquel on se réfère au moins à un événement (qui a eu lieu), à
un mythe (lieu-dit) ou à une histoire (haut lieu). Il s’applique
indifféremment à une étendue, à une distance entre deux choses ou deux
points (on laisse un « espace » de deux mètres entre chaque poteau d’une
clôture) ou à une grandeur temporelle (« en l’espace d’une semaine »). Il est
donc éminemment abstrait, et il est significatif qu’il en soit fait aujourd’hui
un usage systématique, encore que peu différencié, dans la langue courante
et dans les langages particuliers de quelques institutions représentatives de
notre temps. Le Grand Larousse illustré fait un sort à part à l’expression
« espace aérien », qui désigne une partie de l’atmosphère dont un Etat
contrôle la circulation aérienne (moins concrète que son homologue du
domaine maritime : « les eaux territoriales »), mais cite aussi d’autres
emplois qui témoignent de la plasticité du terme. Dans l’expression
« espace judiciaire européen », on voit bien que la notion de frontière est
impliquée mais que, abstraction faite de cette notion de frontière, c’est de
tout un ensemble institutionnel et normatif peu localisable qu’il s’agit.
L’expression « espace publicitaire » s’applique indifféremment à une
portion de surface ou de temps « destinée à recevoir de la publicité dans les
différents médias », et l’expression « achat d’espace » s’applique à
l’ensemble des « opérations effectuées par une agence de publicité sur un
espace publicitaire ». La vogue du terme « espace », appliqué aussi bien à
des salles de spectacle ou de rencontre (« Espace Cardin » à Paris, « Espace
Yves Rocher » à La Gacilly), à des jardins (« espaces verts »), à des
fauteuils d’avion (« Espace 2000 ») ou à des voitures (« Espace » Renault),
témoigne à la fois des thèmes qui hantent l’époque contemporaine (la
publicité, l’image, le loisir, la liberté, le déplacement) et de l’abstraction qui
les ronge et les menace, comme si les consommateurs d’espace
contemporain étaient avant tout invités à se payer de mots.
Pratiquer l’espace, écrit Michel de Certeau, c’est « répéter l’expérience
jubilatoire et silencieuse de l’enfance : c’est, dans le lieu, être autre et
passer à l’autre » (p. 164). L’expérience jubilatoire et silencieuse de
l’enfance, c’est l’expérience du premier voyage, de la naissance comme
expérience primordiale de la différenciation, de la reconnaissance de soi
comme soi et comme autre, que réitèrent celles de la marche comme
première pratique de l’espace et du miroir comme première identification à
l’image de soi. Tout récit revient à l’enfance. Recourant à l’expression
« récits d’espace », Certeau veut à la fois parler des récits qui « traversent »
et « organisent » des lieux (« Tout récit est un récit de voyage… », p. 171)
et du lieu que constitue l’écriture du récit (« … la lecture est l’espace
produit par la pratique du lieu que constitue un système de signes – un
récit », p. 173). Mais le livre s’écrit avant de se lire ; il passe par différents
lieux avant d’en constituer un : comme le voyage, le récit qui en parle
traverse plusieurs lieux. Cette pluralité de lieux, l’excès qu’elle impose au
regard et à la description (comment tout voir ? comment tout dire ?), et
l’effet de « dépaysement » qui en résulte (on s’en remettra plus tard, par
exemple en commentant la photo qui a fixé l’instant : « Tiens, tu vois, là,
c’est moi au pied du Parthénon », mais sur l’instant il arrivait qu’on s’en
étonnât : « Qu’est-ce que je suis venu faire ici ? »), introduisent entre le
voyageur-spectateur et l’espace du paysage qu’il parcourt ou contemple une
rupture qui l’empêche d’y voir un lieu, de s’y retrouver pleinement, même
s’il essaie de combler ce vide par les informations multiples et détaillées
que lui proposent les guides touristiques… ou les récits de voyage.
Lorsque Michel de Certeau parle du « non-lieu », c’est pour faire allusion
à une sorte de qualité négative du lieu, d’une absence du lieu à lui-même
que lui impose le nom qui lui est donné. Les noms propres, nous dit-il,
imposent au lieu « une injonction venue de l’autre (une histoire…) ». Et il
est vrai que celui qui, traçant un itinéraire, en énonce les noms n’en connaît
pas nécessairement grand-chose. Mais les noms à eux seuls suffisent-ils à
produire dans le lieu « cette érosion ou non-lieu qu’y creuse la loi de
l’autre » (p. 159) ? Tout itinéraire, précise Michel de Certeau, est en
quelque sorte « détourné » par les noms qui lui donnent « des sens (ou des
directions) jusque-là imprévisibles ». Et il ajoute : « Ces noms créent du
non-lieu dans les lieux ; ils les muent en passages » (p. 156). Nous
pourrions dire, inversement, que le fait de passer donne un statut particulier
aux noms de lieu, que la faille creusée par la loi de l’autre et où le regard se
perd, c’est l’horizon de tout voyage (addition de lieux, négation du lieu), et
que le mouvement qui « déplace les lignes » et traverse les lieux est, par
définition, créateur d’itinéraires, c’est-à-dire de mots et de non-lieux.
L’espace comme pratique des lieux et non du lieu procède en effet d’un
double déplacement : du voyageur, bien sûr, mais aussi, parallèlement, des
paysages dont il ne prend jamais que des vues partielles, des
« instantanés », additionnés pêle-mêle dans sa mémoire et, littéralement,
recomposés dans le récit qu’il en fait ou dans l’enchaînement des
diapositives dont il impose, au retour, le commentaire à son entourage. Le
voyage (celui dont l’ethnologue se méfie au point de le « haïr ») construit
un rapport fictif entre regard et paysage. Et, si l’on appelle « espace » la
pratique des lieux qui définit spécifiquement le voyage, il faut encore
ajouter qu’il y a des espaces où l’individu s’éprouve comme spectateur sans
que la nature du spectacle lui importe vraiment. Comme si la position du
spectateur constituait l’essentiel du spectacle, comme si, en définitive, le
spectateur en position de spectateur était à lui-même son propre spectacle.
Bien des dépliants touristiques suggèrent un tel détour, un tel retour du
regard en proposant par avance à l’amateur de voyages l’image de visages
curieux ou contemplatifs, solitaires ou rassemblés, qui scrutent l’infini de
l’océan, la chaîne circulaire de montagnes enneigées ou la ligne de fuite
d’un horizon urbain hérissé de gratte-ciel : son image en somme, son image
anticipée, qui ne parle que de lui, mais porte un autre nom (Tahiti, L’Alpe
d’Huez, New York). L’espace du voyageur serait ainsi l’archétype du non-
lieu.
Le mouvement ajoute à la coexistence des mondes et à l’expérience
combinée du lieu anthropologique et de ce qui n’est plus lui (par laquelle
Starobinski définit en substance la modernité) l’expérience particulière
d’une forme de solitude et, au sens littéral, d’une « prise de position » –
l’expérience de celui qui, devant le paysage qu’il se doit de contempler et
qu’il ne peut pas ne pas contempler, « prend la pose » et tire de la
conscience de cette attitude un plaisir rare et parfois mélancolique. Il n’est
donc pas étonnant que ce soit parmi les « voyageurs » solitaires du siècle
passé, non les voyageurs professionnels ou les savants, mais les voyageurs
d’humeur, de prétexte ou d’occasion, que nous soyons à même de retrouver
l’évocation prophétique d’espaces où ni l’identité, ni la relation, ni l’histoire
ne font véritablement sens, où la solitude s’éprouve comme dépassement ou
évidement de l’individualité, où seul le mouvement des images laisse
entrapercevoir par instants à celui qui les regarde fuir l’hypothèse d’un
passé et la possibilité d’un avenir.
Plus encore qu’à Baudelaire, qui se satisfait de l’invitation au voyage, on
pense ici à Chateaubriand, qui ne cesse de voyager effectivement, et qui sait
voir, mais voit surtout la mort des civilisations, la destruction ou
l’affadissement des paysages où elles brillaient jadis, les vestiges décevants
des monuments écroulés. Lacédémone disparue, la Grèce en ruine occupée
par un envahisseur ignorant de ses antiques splendeurs renvoient au
voyageur « de passage » l’image simultanée de l’histoire perdue et de la vie
qui passe, mais c’est le mouvement même du voyage qui le séduit et
l’entraîne. Ce mouvement n’a d’autre fin que lui-même – sinon celle de
l’écriture qui fixe et réitère son image.
Tout est dit clairement dès la première préface de l’Itinéraire de Paris à
Jérusalem. Chateaubriand s’y défend d’avoir fait son voyage « pour
l’écrire » mais reconnaît qu’il voulait y chercher « des images » pour Les
Martyrs. Il ne prétend pas à la science : « Je ne marche point sur les traces
des Chardin, des Tavernier, des Chandler, des Mungo Park, des
Humboldt… » (p. 19). En sorte que cet ouvrage sans finalité avouée répond
au désir contradictoire de ne parler que de son auteur sans en rien dire à
personne : « Au reste, c’est l’homme, beaucoup plus que l’auteur, que l’on
verra partout ; je parle éternellement de moi, et j’en parlais en sûreté,
puisque je ne comptais point publier mes Mémoires » (p. 20). Les points de
vue privilégiés par le visiteur et que l’écrivain décrit sont évidemment ceux
d’où se découvrent une série de points remarquables (« … le mont Hymette
à l’est, le Pentélique au nord, le Parnès au nord-ouest… »), mais la
contemplation s’achève significativement au moment où, revenant sur elle-
même et se prenant elle-même pour objet, elle semble se dissoudre dans la
multitude incertaine des regards passés et à venir : « Ce tableau de
l’Attique, le spectacle que je contemplais, avait été contemplé par des yeux
fermés depuis deux mille ans. Je passerai à mon tour : d’autres hommes
aussi fugitifs que moi viendront faire les mêmes réflexions sur les mêmes
ruines… » (p. 153). Le point de vue idéal, parce qu’il ajoute à la distance
l’effet du mouvement, c’est le pont du navire qui s’éloigne. L’évocation de
la terre qui disparaît suffit à susciter celle du passager qui cherche encore à
l’apercevoir : elle n’est bientôt plus qu’une ombre, une rumeur, un bruit.
Cette abolition du lieu est aussi le comble du voyage, la pose ultime du
voyageur : « A mesure que nous nous éloignions, les colonnes de Sunium
paraissaient plus belles au-dessus des flots : on les apercevait parfaitement
sur l’azur du ciel à cause de leur extrême blancheur et de la sérénité de la
nuit. Nous étions déjà assez loin du cap, que notre oreille était encore
frappée du bouillonnement des vagues au pied du roc, du murmure du vent
dans les genévriers, et du chant des grillons qui habitent seuls aujourd’hui
les ruines du temple : ce furent les derniers bruits que j’entendis sur la terre
de la Grèce » (p. 190).
Quoi qu’il en dise (« Je serai peut-être le dernier Français sorti de mon
pays pour voyager en Terre sainte, avec les idées, le but et les sentiments
d’un ancien pèlerin », p. 331), Chateaubriand n’accomplit pas un
pèlerinage. Le haut lieu auquel aboutit le pèlerinage est par définition
surchargé de sens. Le sens qu’on y vient chercher vaut pour aujourd’hui
comme il valait hier, pour chaque pèlerin. L’itinéraire qui y conduit, jalonné
d’étapes et de points forts, compose avec lui un lieu « à sens unique », un
« espace », au sens où Michel de Certeau emploie le terme. Alphonse
Dupront fait remarquer que la traversée maritime elle-même y a valeur
initiatique : « Ainsi, aux chemins du pèlerinage, dès que la traversée
s’impose, une discontinuité et comme une banalisation d’héroïcité. Terre et
eau très inégalement illustrantes et surtout, avec les parcours sur mer, une
rupture imposée par le mystère de l’eau. Données apparentes, derrière
lesquelles se dissimulait, plus profond – une réalité qui semble s’imposer à
l’intuition de quelques hommes d’Eglise, au commencement du XIIe siècle,
celle, par l’acheminement sur mer, de l’accomplissement d’un rite de
passage » (p. 31).
Avec Chateaubriand, il s’agit de bien autre chose ; le but ultime de son
voyage n’est pas Jérusalem, mais l’Espagne, où il va rejoindre sa maîtresse
(mais l’Itinéraire n’est pas une confession : Chateaubriand se tait et « garde
la pose ») ; surtout, les lieux saints ne l’inspirent pas. On a déjà beaucoup
écrit sur eux : « … Ici j’éprouve un embarras. Dois-je offrir la peinture
exacte des lieux saints ? Mais alors je ne puis que répéter ce que l’on a dit
avant moi : jamais sujet ne fut peut-être moins connu des lecteurs
modernes, et toutefois jamais sujet ne fut plus complètement épuisé. Dois-je
omettre le tableau de ces lieux sacrés ? Mais ne sera-ce pas enlever la partie
la plus essentielle de mon voyage, et en faire disparaître ce qui en est la fin
et le but ? » (p. 308). Sans doute aussi, en de tels lieux, le chrétien qu’il veut
être ne peut-il aussi aisément que devant l’Attique ou Lacédémone célébrer
la disparition de toutes choses. Alors, il décrit avec application, fait étalage
d’érudition, cite des pages entières de voyageurs ou de poètes comme
Milton ou Le Tasse. Il esquive, et c’est bien cette fois-ci l’abondance du
verbe et des documents qui permettraient de définir les lieux saints de
Chateaubriand comme un non-lieu très proche de ceux que nos dépliants et
nos guides mettent en images et en formules. Si nous revenons un instant à
l’analyse de la modernité comme coexistence voulue de mondes différents
(la modernité baudelairienne), nous constatons que l’expérience du non-lieu
comme renvoi de soi à soi et mise à distance simultanée du spectateur et du
spectacle n’en est pas toujours absente. Starobinski, dans son commentaire
du premier poème des Tableaux parisiens, insiste sur la coexistence des
deux mondes qui fait la ville moderne, cheminées et clochers confondus,
mais il situe aussi la position particulière du poète qui veut, en somme, voir
les choses de haut et de loin, et n’appartient ni à l’univers de la religion, ni à
celui du travail. Cette position correspond pour Starobinski au double
aspect de la modernité : « La perte du sujet dans la foule – ou, à l’inverse, le
pouvoir absolu, revendiqué par la conscience individuelle. »

Mais on peut aussi remarquer que la position du poète qui regarde est en
elle-même spectacle. Dans ce tableau parisien, c’est Baudelaire qui occupe
la première place, celle d’où il voit la ville mais qu’un autre lui-même, à
distance, constitue en objet de « seconde vue » :
Les deux mains au menton, du haut de ma mansarde,
Je verrai l’atelier qui chante et qui bavarde,
Les tuyaux, les clochers…
Ainsi Baudelaire ne mettrait pas simplement en scène la nécessaire
coexistence de l’antique religion et de l’industrie nouvelle, ou le pouvoir
absolu de la conscience individuelle, mais une forme très particulière et très
moderne de solitude. La mise en évidence d’une position, d’une « posture »,
d’une attitude, au sens le plus physique et le plus banal du terme, s’effectue
au terme d’un mouvement qui évide de tout contenu et de tout sens le
paysage et le regard qui le prenait pour objet, puisque précisément c’est le
regard qui se fond dans le paysage et devient l’objet d’un regard second et
inassignable – le même, un autre.
C’est à de tels déplacements du regard, à de tels jeux d’images, à de tels
évidements de la conscience que peuvent conduire, à mon sens, mais cette
fois-ci de façon systématique, généralisée et prosaïque, les manifestations
les plus caractéristiques de ce que j’ai proposé d’appeler « surmodernité ».
Celle-ci impose en effet aux consciences individuelles des expériences et
des épreuves très nouvelles de solitude, directement liées à l’apparition et à
la prolifération de non-lieux. Mais sans doute était-il utile, avant de passer à
l’examen de ce que sont les non-lieux de la surmodernité, d’évoquer, fût-ce
allusivement, le rapport qu’entretenaient avec les notions de lieu et d’espace
les représentants les plus reconnus de la « modernité » en art. On sait
qu’une partie de l’intérêt porté par Benjamin aux « passages » parisiens, et,
plus généralement, à l’architecture de fer et de verre, tient au fait qu’il peut
y discerner une volonté de préfigurer ce que sera l’architecture du siècle
suivant, un rêve ou une anticipation. On peut se demander pareillement si
les représentants de la modernité d’hier, auxquels l’espace concret du
monde a offert matière à réflexion, n’ont pas éclairé par avance certains
aspects de la surmodernité d’aujourd’hui, non par le hasard de quelques
intuitions heureuses, mais parce qu’ils incarnaient déjà, à titre exceptionnel
(au titre d’artistes), des situations (des postures, des attitudes) qui sont
devenues, en des modalités plus prosaïques, le lot commun.
On voit bien que par « non-lieu » nous désignons deux réalités
complémentaires mais distinctes : des espaces constitués en rapport à
certaines fins (transport, transit, commerce, loisir), et le rapport que des
individus entretiennent avec ces espaces. Si les deux rapports se recouvrent
assez largement, et, en tout cas, officiellement (les individus voyagent,
achètent, se reposent), ils ne se confondent pas pour autant car les non-lieux
médiatisent tout un ensemble de rapports à soi et aux autres qui ne tiennent
qu’indirectement à leurs fins : comme les lieux anthropologiques créent du
social organique, les non-lieux créent de la contractualité solitaire.
Comment imaginer l’analyse durkheimienne d’une salle d’attente de
Roissy ?
La médiation qui établit le lien des individus à leur entourage dans
l’espace du non-lieu passe par des mots, voire par des textes. Nous savons
tout d’abord qu’il y a des mots qui font image ou plutôt images :
l’imagination de chacun de ceux qui ne sont jamais allés à Tahiti ou
Marrakech peut se donner libre cours à peine ces noms lus ou entendus.
Quelques concours télévisuels tirent ainsi une part de leur prestige d’être
richement dotés en prix, notamment en voyages et séjours (« une semaine
pour deux dans un hôtel trois étoiles au Maroc », « quinze jours en pension
complète en Floride ») dont l’évocation suffit au plaisir des spectateurs qui
n’en sont et n’en seront jamais les bénéficiaires. Le « poids des mots », dont
s’enorgueillit un hebdomadaire français qui l’associe au « choc des
photos », n’est pas seulement celui des noms propres ; quantité de noms
communs (séjour, voyage, mer, soleil, croisière…) possèdent à l’occasion,
dans certains contextes, la même force d’évocation. On imagine bien, en
sens inverse, l’attraction qu’ont pu et peuvent exercer ailleurs des mots pour
nous moins exotiques, ou même dénués de tout effet de distance, comme
Amérique, Europe, Occident, consommation, circulation. Certains lieux
n’existent que par les mots qui les évoquent, non-lieux en ce sens ou plutôt
lieux imaginaires, utopies banales, clichés. Ils sont le contraire du non-lieu
selon Michel de Certeau, le contraire du lieu dit (dont on ne sait, presque
jamais, qui l’a dit et ce qu’il dit). Le mot, ici, ne creuse pas un écart entre la
fonctionnalité quotidienne et le mythe perdu : il crée l’image, produit le
mythe et du même coup le fait fonctionner (les téléspectateurs restent
fidèles à l’émission, les Albanais campent en Italie en rêvant d’Amérique,
le tourisme se développe).
Mais les non-lieux réels de la surmodernité, ceux que nous empruntons
quand nous roulons sur l’autoroute, faisons les courses au supermarché ou
attendons dans un aéroport le prochain vol pour Londres ou Marseille, ont
ceci de particulier qu’ils se définissent aussi par les mots ou les textes qu’ils
nous proposent : leur mode d’emploi en somme, qui s’exprime selon les cas
de façon prescriptive (« prendre la file de droite »), prohibitive (« défense
de fumer ») ou informative (« vous entrez dans le Beaujolais ») et qui a
recours tantôt à des idéogrammes plus ou moins explicites et codifiés (ceux
du code de la route ou des guides touristiques), tantôt à la langue naturelle.
Ainsi sont mises en place les conditions de circulation dans des espaces où
les individus sont censés n’interagir qu’avec des textes sans autres
énonciateurs que des personnes « morales » ou des institutions (aéroports,
compagnies d’aviation, ministère des Transports, sociétés commerciales,
police de la route, municipalités) dont la présence se devine vaguement ou
s’affirme plus explicitement (« le Conseil général finance cette tranche de
route », « l’Etat travaille à l’amélioration de vos conditions de vie »),
derrière les injonctions, les conseils, les commentaires, les « messages »
transmis par les innombrables « supports » (panneaux, écrans, affiches) qui
font partie intégrante du paysage contemporain.
Les autoroutes en France ont été bien dessinées et elles révèlent des
paysages, parfois presque aériens, très différents de ceux que peut
apercevoir le voyageur qui emprunte les routes nationales ou
départementales. On est passé avec elles du film intimiste aux grands
horizons des westerns. Mais ce sont des textes disséminés sur le parcours
qui disent le paysage et en explicitent les secrètes beautés. On ne traverse
plus les villes, mais les points remarquables sont signalés par des panneaux
où s’inscrit un véritable commentaire. Le voyageur est en quelque sorte
dispensé d’arrêt et même de regard. Ainsi est-il prié sur l’autoroute du sud
d’accorder quelque attention à tel village fortifié du XIIIe siècle ou à tel
vignoble renommé, à Vézelay, « colline éternelle », ou encore aux paysages
de l’Avallonnais ou de Cézanne lui-même (retour de la culture dans une
nature elle-même dérobée mais toujours commentée). Le paysage prend ses
distances, et ses détails architecturaux ou naturels sont l’occasion d’un
texte, parfois agrémenté d’un dessin schématique lorsqu’il apparaît que le
voyageur de passage n’est en réalité pas vraiment en situation de voir le
point remarquable signalé à son attention et se trouve dès lors condamné à
tirer du plaisir de la seule connaissance de sa proximité.
Le parcours autoroutier est donc doublement remarquable : il évite, par
nécessité fonctionnelle, tous les hauts lieux dont il nous rapproche ; mais il
les commente ; les stations-service ajoutent à cette information et se
donnent de plus en plus l’allure de maisons de la culture régionale,
proposant quelques produits locaux, quelques cartes et quelques guides qui
pourraient être utiles à celui qui s’arrêterait. Mais la plupart de ceux qui
passent ne s’arrêtent pas, justement ; ils repassent éventuellement, chaque
été ou plusieurs fois par an ; en sorte que l’espace abstrait qu’ils sont
conduits régulièrement à lire plus qu’à regarder leur devient à la longue
étrangement familier, comme à d’autres, plus fortunés, le vendeur
d’orchidées de l’aéroport de Bangkok ou le duty-free de Roissy I.
Il y a une trentaine d’années, en France, les routes nationales, les
départementales, les voies ferrées pénétraient l’intimité de la vie
quotidienne. Le parcours routier et le parcours ferroviaire s’opposaient, de
ce point de vue, comme l’endroit et l’envers, et cette opposition reste
partiellement actuelle pour celui qui s’en tient, aujourd’hui, à la
fréquentation des routes départementales et des transports ferroviaires
autres que le TGV, voire des lignes régionales, lorsqu’il en reste, puisque
significativement ce sont les dessertes locales, les voies d’intérêt local qui
disparaissent. Les routes départementales, elles-mêmes souvent
condamnées aujourd’hui à contourner les agglomérations, se transformaient
naguère régulièrement en rues de ville ou de village, bordées de chaque côté
par les façades des maisons. Avant huit heures du matin, après sept heures
du soir, le voyageur au volant traversait un désert de façades closes (volets
fermés, lumières filtrant par les jalousies, ou absentes, les chambres et
salles de séjour donnant fréquemment sur l’arrière de la maison) : il était le
témoin de l’image digne et compassée que les Français aiment donner
d’eux-mêmes, que chaque Français aime donner de lui à ses voisins.
L’automobiliste de passage observait quelque chose des villes qui sont
devenues aujourd’hui des noms sur un itinéraire (La Ferté-Bernard, Nogent-
le-Rotrou) ; les textes qu’il pouvait lui arriver de déchiffrer (enseignes des
commerces en ville, arrêtés municipaux) à la faveur d’un feu rouge ou d’un
ralentissement ne lui étaient pas prioritairement destinés. Le train, de son
côté, était plus indiscret, le reste encore. La voie ferrée, souvent tracée
derrière les maisons qui font l’agglomération, surprend les provinciaux dans
l’intimité de leur vie quotidienne, non plus côté façade mais côté jardin,
côté cuisine ou côté chambre et, le soir, côté lumière, alors que, s’il n’y
avait l’éclairage public, la rue serait le domaine de l’ombre et de la nuit. Et
le train, naguère, n’était pas si rapide qu’il empêchât le voyageur curieux de
déchiffrer au passage le nom de la station – ce qu’interdit la trop grande
vitesse des trains actuels, comme si certains textes étaient devenus, pour le
passager d’aujourd’hui, obsolètes. On lui en propose d’autres : dans le
« train-avion » qu’est un peu le TGV, il peut consulter un magazine assez
semblable à ceux que les compagnies aériennes mettent à la disposition de
leur clientèle : il lui rappelle, à travers reportages, photos et publicités, la
nécessité de vivre à l’échelle (ou à l’image) du monde d’aujourd’hui.
Autre exemple d’invasion de l’espace par le texte : les grandes surfaces
dans lesquelles le client circule silencieusement, consulte les étiquettes,
pèse ses légumes ou ses fruits sur une machine qui lui indique, avec le
poids, le prix, puis tend sa carte de crédit à une jeune femme elle aussi
silencieuse, ou peu loquace, qui soumet chaque article à l’enregistrement
d’une machine décodeuse avant de vérifier le bon fonctionnement de la
carte de crédit. Dialogue plus direct mais encore plus silencieux : celui que
chaque titulaire d’une carte de crédit entretient avec la machine distributrice
où il l’insère et sur l’écran de laquelle lui sont transmises des instructions
généralement encourageantes mais constituant parfois de véritables rappels
à l’ordre (« Carte mal introduite », « Retirez votre carte », « Lisez
attentivement les instructions »). Toutes les interpellations qui émanent de
nos routes, de nos centres commerciaux ou des avant-gardes du système
bancaire au coin de nos rues visent simultanément, indifféremment, chacun
d’entre nous (« Merci de votre visite », « Bon voyage », « Merci de votre
confiance »), n’importe lequel d’entre nous : elles fabriquent « l’homme
moyen », défini comme utilisateur du système routier, commercial ou
bancaire. Elles le fabriquent et éventuellement l’individualisent : sur
certaines routes et autoroutes, l’avertissement soudain d’un panneau
lumineux (110 ! 110 !) rappelle à l’ordre l’automobiliste trop pressé ; dans
certains carrefours parisiens, le franchissement d’un feu rouge est
automatiquement enregistré et la voiture du coupable identifiée par photo.
Toute carte de crédit porte un code d’identification qui permet à la machine
distributrice de fournir à son titulaire des renseignements en même temps
qu’un rappel des règles du jeu : « Vous pouvez retirer 600 francs. » Alors
que c’est l’identité des uns et des autres qui faisait le « lieu
anthropologique », à travers les connivences du langage, les repères du
paysage, les règles non formulées du savoir-vivre, c’est le non-lieu qui crée
l’identité partagée des passagers, de la clientèle ou des conducteurs du
dimanche. Sans doute, même, l’anonymat relatif qui tient à cette identité
provisoire peut-il être ressenti comme une libération par ceux qui, pour un
temps, n’ont plus à tenir leur rang, à se tenir à leur place, à surveiller leur
apparence. Duty-free : à peine son identité personnelle (celle du passeport
ou de la carte d’identité) déclinée, le passager du vol prochain se rue dans
l’espace « libre de taxes », lui-même libéré du poids de ses bagages et des
charges de la quotidienneté, moins pour acheter à meilleur prix, peut-être,
que pour éprouver la réalité de sa disponibilité du moment, sa qualité
irrécusable de passager en instance de départ.
Seul mais semblable aux autres, l’utilisateur du non-lieu est avec celui-ci
(ou avec les puissances qui le gouvernent) en relation contractuelle.
L’existence de ce contrat lui est rappelée à l’occasion (le mode d’emploi du
non-lieu en est un élément) : le billet qu’il a acheté, la carte qu’il devra
présenter au péage, ou même le chariot qu’il pousse dans les travées du
supermarché, en sont la marque plus ou moins forte. Le contrat a toujours
rapport avec l’identité individuelle de celui qui y souscrit. Pour accéder aux
salles d’embarquement d’un aéroport, il faut d’abord présenter son billet à
l’enregistrement (le nom du passager y est inscrit) ; la présentation
simultanée au contrôle de police de la carte d’embarquement et d’une pièce
d’identité fournit la preuve que le contrat a été respecté : les exigences des
différents pays sont diverses à cet égard (carte d’identité, passeport,
passeport et visa), et c’est dès le départ qu’on s’assure qu’il en a été tenu
compte. Le passager ne conquiert donc son anonymat qu’après avoir fourni
la preuve de son identité, contresigné le contrat en quelque sorte. Le client
du supermarché, s’il paie par chèque ou par carte de crédit, décline lui aussi
son identité, de même que l’utilisateur de l’autoroute. D’une certaine
manière, l’utilisateur du non-lieu est toujours tenu de prouver son
innocence. Le contrôle a priori ou a posteriori de l’identité et du contrat
place l’espace de la consommation contemporaine sous le signe du non-
lieu : on n’y accède qu’innocent. Les mots ici ne jouent presque plus. Pas
d’individualisation (de droit à l’anonymat) sans contrôle d’identité.
Bien entendu, les critères de l’innocence sont les critères convenus et
officiels de l’identité individuelle (ceux qui figurent sur les cartes et
qu’enregistrent de mystérieux fichiers). Mais l’innocence, c’est encore autre
chose : l’espace du non-lieu délivre celui qui y pénètre de ses
déterminations habituelles. Il n’est plus que ce qu’il fait ou ce qu’il vit
comme passager, client, conducteur. Peut-être est-il encore encombré par
les soucis de la veille, déjà préoccupé du lendemain, mais son
environnement du moment l’en éloigne provisoirement. Objet d’une
possession douce, à laquelle il s’abandonne avec plus ou moins de talent ou
de conviction, comme n’importe quel possédé, il goûte pour un temps les
joies passives de la désidentification et le plaisir plus actif du jeu de rôle.
C’est avec une image de lui-même qu’il se trouve confronté en définitive,
mais une bien étrange image en vérité. Le seul visage qui se dessine, la
seule voix qui prenne corps, dans le dialogue silencieux qu’il poursuit avec
le paysage-texte qui s’adresse à lui comme aux autres, ce sont les siens –
visage et voix d’une solitude d’autant plus déroutante qu’elle en évoque
des millions d’autres. Le passager des non-lieux ne retrouve son identité
qu’au contrôle de douane, au péage ou à la caisse enregistreuse. En
attendant, il obéit au même code que les autres, enregistre les mêmes
messages, répond aux mêmes sollicitations. L’espace du non-lieu ne crée ni
identité singulière, ni relation, mais solitude et similitude.
Il ne fait pas place non plus à l’histoire, éventuellement transformée en
élément de spectacle, c’est à-dire le plus souvent en textes allusifs.
L’actualité et l’urgence du moment présent y règnent. Comme les non-lieux
se parcourent, ils se mesurent en unités de temps. Les itinéraires ne vont pas
sans horaires, sans tableaux d’arrivée ou de départ qui font toujours une
place à la mention des retards éventuels. Ils se vivent au présent. Présent du
parcours, qui se matérialise aujourd’hui dans les vols long-courrier sur un
écran où s’inscrit à chaque minute la progression de l’appareil. Au besoin,
le commandant de bord l’explicite de façon quelque peu redondante : « A
droite de l’appareil, vous pouvez apercevoir la ville de Lisbonne. » On
n’aperçoit rien, en fait : le spectacle, une fois encore, n’est qu’une idée, un
mot. Sur l’autoroute, quelques panneaux lumineux donnent la température
du moment et les informations utiles à la pratique de l’espace : « Sur l’A3,
bouchon de deux kilomètres. » Présent de l’actualité au sens large : en
avion, les journaux sont lus et relus ; plusieurs compagnies assurent même
la retransmission des journaux télévisés. La plupart des voitures sont
équipées d’autoradios. La radio fonctionne de façon ininterrompue dans les
stations-service ou les supermarchés : les rengaines du jour, les publicités,
quelques nouvelles sont proposées, imposées aux clients de passage. Au
total, tout se passe comme si l’espace était rattrapé par le temps, comme s’il
n’y avait pas d’autre histoire que les nouvelles du jour ou de la veille,
comme si chaque histoire individuelle puisait ses motifs, ses mots et ses
images dans le stock inépuisable d’une intarissable histoire au présent.
Assailli par les images que diffusent surabondamment les institutions du
commerce, des transports ou de la vente, le passager des non-lieux fait
l’expérience simultanée du présent perpétuel et de la rencontre de soi.
Rencontre, identification, image : ce quadragénaire élégant qui semble
goûter des bonheurs ineffables sous le regard attentif d’une hôtesse blonde,
c’est lui ; ce pilote au regard assuré qui lance sa turbo-diesel sur on ne sait
quelle piste africaine, c’est lui ; cet homme au masque viril qu’une femme
contemple amoureusement parce qu’il utilise une eau de toilette au parfum
sauvage, c’est encore lui. Si ces invitations à l’identification sont
essentiellement masculines, c’est que l’idéal du moi qu’elles diffusent est
en effet masculin et que, pour l’instant, une femme d’affaires ou une
conductrice crédibles sont représentées comme possédant des qualités
« masculines ». Le ton change, naturellement, et les images aussi, dans les
non-lieux moins prestigieux que sont les supermarchés, fréquentés
majoritairement par des femmes. Le thème de l’égalité (voire, à terme, de
l’indistinction) des sexes y est abordé de façon symétrique et inverse : les
nouveaux pères, lit-on parfois dans les magazines « féminins »,
s’intéressent à l’entretien du ménage et à la toilette des nourrissons. Mais on
perçoit aussi dans les supermarchés la rumeur du prestige contemporain :
des médias, des vedettes, de l’actualité. Car le plus remarquable, au total,
reste ce que l’on pourrait appeler les « participations croisées » des
appareils publicitaires.
Les radios privées font la publicité des grandes surfaces ; les grandes
surfaces celle des radios privées. Les stations-service des vacances offrent
des voyages en Amérique et la radio nous en informe. Les magazines des
compagnies aériennes font la publicité des hôtels qui font la publicité des
compagnies aériennes – l’intéressant étant que tous les consommateurs
d’espace se trouvent ainsi pris dans les échos et les images d’une sorte de
cosmologie objectivement universelle, à la différence de celles
qu’étudiaient traditionnellement les ethnologues, et simultanément familière
et prestigieuse. Il en résulte au moins deux choses. D’une part, ces images
tendent à faire système ; elles dessinent un monde de consommation que
tout individu peut faire sien parce qu’il y est incessamment interpellé. La
tentation du narcissisme est, ici, d’autant plus fascinante qu’elle semble
exprimer la loi commune : faire comme les autres pour être soi. D’autre
part, comme toutes les cosmologies, la nouvelle cosmologie produit des
effets de reconnaissance. Paradoxe du non-lieu : l’étranger égaré dans un
pays qu’il ne connaît pas (l’étranger « de passage ») ne s’y retrouve que
dans l’anonymat des autoroutes, des stations-service, des grandes surfaces
ou des chaînes d’hôtels. Le panonceau d’une marque d’essence constitue
pour lui un repère rassurant, et il retrouve avec soulagement sur les rayons
du supermarché les produits sanitaires, ménagers ou alimentaires consacrés
par les firmes multinationales. Inversement, les pays de l’Est gardent
quelque exotisme pour n’avoir pas encore tous les moyens de rejoindre
l’espace mondial de la consommation.
*
* *
Dans la réalité concrète du monde d’aujourd’hui, les lieux et les espaces,
les lieux et les non-lieux s’enchevêtrent, s’interpénètrent. La possibilité du
non-lieu n’est jamais absente de quelque lieu que ce soit. Le retour au lieu
est le recours de celui qui fréquente les non-lieux (et qui rêve par exemple
d’une résidence secondaire enracinée dans les profondeurs du terroir).
Lieux et non-lieux s’opposent (ou s’appellent) comme les mots et les
notions qui permettent de les décrire. Mais les mots à la mode – ceux qui
n’avaient pas droit à l’existence il y a une trentaine d’années – sont ceux
des non-lieux. Ainsi pouvons-nous opposer les réalités du transit (les camps
de transit ou les passagers en transit) à celles de la résidence ou de la
demeure, l’échangeur (où l’on ne se croise pas) au carrefour (où l’on se
rencontre), le passager (que définit sa destination) au voyageur (qui flâne
en chemin) – significativement, ceux qui sont encore des voyageurs pour la
SNCF deviennent des passagers quand ils prennent le TGV –, l’ensemble
(« groupe d’habitations nouvelles », pour le Larousse), où l’on ne vit pas
ensemble et qui ne se situe jamais au centre de rien (grands ensembles :
symbole des zones dites périphériques), au monument où l’on partage et
commémore, la communication (ses codes, ses images, ses stratégies) à la
langue (qui se parle).
Le vocabulaire, ici, est essentiel car il tisse la trame des habitudes,
éduque le regard, informe le paysage. Revenons un instant sur la définition
que propose Vincent Descombes de la notion de « pays rhétorique » à partir
d’une analyse de la « philosophie » ou plutôt de la « cosmologie » de
Combray : « Où le personnage est-il chez lui ? La question porte moins sur
un territoire géographique que sur un territoire rhétorique (en prenant le mot
rhétorique dans le sens classique, sens défini par des actes rhétoriques tels
que le plaidoyer, l’accusation, l’éloge, la censure, la recommandation, la
mise en garde, etc.). Le personnage est chez lui lorsqu’il est à son aise dans
la rhétorique des gens dont il partage la vie. Le signe qu’on est chez soi,
c’est qu’on parvient à se faire comprendre sans trop de problèmes, et qu’en
même temps on réussit à entrer dans les raisons de ses interlocuteurs sans
avoir besoin de longues explications. Le pays rhétorique d’un personnage
s’arrête là où ses interlocuteurs ne comprennent plus les raisons qu’il donne
de ses faits et gestes, ni les griefs qu’il formule ou les admirations qu’il
manifeste. Un trouble de communication rhétorique manifeste le passage
d’une frontière, qu’il faut bien sûr se représenter comme une zone frontière,
une marche, plutôt que comme une ligne bien tracée » (p. 179).
Si Descombes a raison, il faut en conclure que dans le monde de la
surmodernité on est toujours et on n’est plus jamais « chez soi » : les zones
frontières ou les « marches » dont il parle n’introduisent plus jamais à des
mondes totalement étrangers. La surmodernité (qui procède simultanément
des trois figures de l’excès que sont la surabondance événementielle, la
surabondance spatiale et l’individualisation des références) trouve
naturellement son expression complète dans les non-lieux. Par ceux-ci, au
contraire, transitent des mots et des images qui reprennent racine dans les
lieux encore divers où les hommes essaient de construire une partie de leur
vie quotidienne. Il arrive inversement que le non-lieu emprunte ses mots au
terroir, comme on voit sur les autoroutes, où les « aires de repos » – le
terme « aire » étant vraiment le plus neutre possible, le plus éloigné du lieu
et du lieu-dit – sont parfois désignées par référence à quelque attribut
particulier et mystérieux du terroir proche : aire du Hibou, aire du Gîte-aux-
Loups, aire de la Combe-Tourmente, aire des Croquettes… Nous vivons
donc dans un monde où ce que les ethnologues appelaient
traditionnellement « contact culturel » est devenu un phénomène général.
La première difficulté d’une ethnologie de « l’ici », c’est qu’elle a toujours
affaire à de « l’ailleurs », sans que le statut de cet « ailleurs » puisse être
constitué en objet singulier et distinct (exotique). Le langage témoigne de
ces imprégnations multiples. Le recours au basic english des technologies
de la communication ou du marketing est à cet égard révélateur : il marque
moins le triomphe d’une langue sur les autres que l’invasion de toutes les
langues par un vocabulaire d’audience universelle. C’est le besoin de ce
vocabulaire généralisé qui est significatif, plus que le fait qu’il soit anglais.
L’affaiblissement linguistique (si l’on nomme ainsi la baisse de la
compétence sémantique et syntaxique dans la pratique moyenne des langues
parlées) est davantage imputable à cette généralisation qu’à la
contamination et à la subversion d’une langue par une autre.
On voit bien, dès lors, ce qui distingue la surmodernité de la modernité
telle que la définit Starobinski à travers Baudelaire. La surmodernité n’est
pas le tout de la contemporanéité. Dans la modernité du paysage
baudelairien, au contraire, tout se mêle, tout se tient : les clochers et les
tuyaux sont les « maîtres de la cité ». Ce que contemple le spectateur de la
modernité, c’est l’imbrication de l’ancien et du nouveau. La surmodernité,
elle, fait de l’ancien (de l’histoire) un spectacle spécifique – comme de tous
les exotismes et de tous les particularismes locaux. L’histoire et l’exotisme
y jouent le même rôle que les « citations » dans le texte écrit – statut qui
s’exprime à merveille dans les catalogues édités par les agences de voyages.
Dans les non-lieux de la surmodernité, il y a toujours une place spécifique
(en vitrine, sur affiche, à droite de l’appareil, à gauche de l’autoroute) pour
des « curiosités » présentées comme telles – des ananas de Côte-d’Ivoire,
Venise, cité des Doges, la ville de Tanger, le site d’Alésia. Mais ils
n’opèrent aucune synthèse, n’intègrent rien, autorisent seulement, le temps
d’un parcours, la coexistence d’individualités distinctes, semblables et
indifférentes les unes aux autres. Si les non-lieux sont l’espace de la
surmodernité, celle-ci ne peut donc prétendre aux mêmes ambitions que la
modernité. Dès que les individus se rapprochent, ils font du social et
aménagent des lieux. L’espace de la surmodernité, lui, est travaillé par cette
contradiction : il n’a affaire qu’à des individus (des clients, des passagers,
des usagers, des auditeurs) mais ils ne sont identifiés, socialisés et localisés
(nom, profession, lieu de naissance, adresse) qu’à l’entrée ou à la sortie. Si
les non-lieux sont l’espace de la surmodernité, il faut expliquer ce
paradoxe : le jeu social semble se jouer ailleurs qu’aux avant-postes de la
contemporanéité. C’est à la façon d’une immense parenthèse que les non-
lieux accueillent des individus chaque jour plus nombreux. Aussi bien sont-
ils particulièrement visés par tous ceux qui poussent jusqu’au terrorisme
leur passion du territoire à préserver ou à conquérir. Si les aéroports et les
avions, les grandes surfaces et les gares ont toujours été la cible privilégiée
des attentats (pour ne rien dire des voitures piégées), c’est sans doute pour
des raisons d’efficacité, si l’on peut utiliser ce mot. Mais c’est peut-être
aussi parce que, plus ou moins confusément, ceux qui revendiquent de
nouvelles socialisations et de nouvelles localisations ne peuvent y voir que
la négation de leur idéal. Le non-lieu est le contraire de l’utopie : il existe et
il n’abrite aucune société organique.
On retrouve à ce point une question effleurée plus haut : celle du
politique. Dans un article consacré à la ville *1, Sylviane Agacinski rappelle
ce que furent l’idéal et l’exigence du conventionnel Anacharsis Cloots.
Hostile à tout pouvoir « incorporé », il réclame la mort du roi. Toute
localisation du pouvoir, toute souveraineté singulière, même la division de
l’humanité en peuples, lui paraissent incompatibles avec la souveraineté
indivisible du genre humain. Dans cette perspective, la capitale, Paris, n’est
un lieu privilégié que pour autant qu’on privilégie « une pensée déracinée,
déterritorialisée » : « Le paradoxe du chef-lieu de cette humanité abstraite,
universelle – et peut-être pas simplement bourgeoise –, écrit Agacinski,
c’est qu’il est aussi un non-lieu, un nulle part, un peu ce que Michel
Foucault, sans y inclure la ville, appelait une “hétérotopie” » (p. 204-205).
Il est bien certain que c’est aujourd’hui à l’échelle du monde que se
manifeste la tension entre pensée de l’universel et pensée de la territorialité.
Nous n’en avons ici abordé l’étude que par un de ses aspects, à partir du
constat qu’une part croissante de l’humanité vit, au moins à temps partiel,
hors territoire, et que, par conséquent, les conditions mêmes de définition
de l’empirique et de l’abstrait sont en train de bouger sous l’effet de la triple
accélération caractéristique de la surmodernité.
Le « hors-lieu » ou le « non-lieu » que fréquente l’individu de la
surmodernité n’est pas le « non-lieu » du pouvoir où se noue la double et
contradictoire nécessité de penser et de situer l’universel, d’annuler et de
fonder le local, d’affirmer et de récuser l’origine. Cette part impensable du
pouvoir qui a toujours fondé l’ordre social, au besoin en inversant, comme
par l’arbitraire d’un fait de nature, les termes qui servent à le penser, trouve
sans doute une expression particulière dans la volonté révolutionnaire de
penser à la fois l’universel et l’autorité, de récuser à la fois le despotisme et
l’anarchie, mais elle est plus généralement constitutive de tout ordre
localisé, qui, par définition, doit élaborer une expression spatialisée de
l’autorité. La contrainte qui pèse sur la pensée d’Anacharsis Cloots (ce qui
permet, à l’occasion, de souligner sa « naïveté »), c’est qu’il voit le monde
comme un lieu – lieu du genre humain, certes, mais qui passe par
l’organisation d’un espace et la reconnaissance d’un centre. Il est d’ailleurs
assez significatif que, lorsqu’on parle aujourd’hui de l’Europe des Douze ou
du Nouvel Ordre mondial, la question qui se pose immédiatement soit
encore celle de la localisation du vrai centre de l’une ou de l’autre :
Bruxelles (pour ne rien dire de Strasbourg) ou Bonn (pour ne pas dire
encore Berlin) ? New York et le siège de l’ONU, ou Washington et le
Pentagone ? La pensée du lieu nous hante toujours et la « résurgence » des
nationalismes, qui lui confère une actualité nouvelle, pourrait passer pour
un « retour » à la localisation dont l’Empire, comme préfiguration
prétendue du genre humain à venir, pourrait sembler s’être éloigné. Mais,
en fait, le langage de l’Empire était le même que celui des nations qui le
rejettent, peut-être parce que l’ancien Empire comme les nouvelles nations
doivent conquérir leur modernité avant de passer à la surmodernité.
L’Empire, pensé comme univers « totalitaire », n’est jamais un non-lieu.
L’image qui lui est associée est au contraire celle d’un univers où personne
n’est jamais seul, où tout le monde est sous contrôle immédiat, où le passé
comme tel est rejeté (on en a fait table rase). L’Empire, comme le monde
d’Orwell ou celui de Kafka, n’est pas prémoderne mais « para-moderne » ;
raté de la modernité, il n’est en aucun cas son avenir et ne relève d’aucune
des trois figures de la surmodernité que nous avons tenté de mettre en
évidence. Il en est même, très strictement, le négatif. Insensible à
l’accélération de l’histoire, il la réécrit ; il préserve ses ressortissants du
sentiment du rétrécissement de l’espace en limitant la liberté de circulation
et d’information ; par là même (et comme il apparaît dans ses réactions
crispées aux initiatives prises en faveur du respect des droits de l’homme),
il écarte de son idéologie la référence individuelle et prend le risque de la
projeter à l’extérieur de ses frontières – figure chatoyante du mal absolu ou
de la séduction suprême. On pense bien sûr d’abord à ce que fut l’Union
soviétique mais il y a d’autres Empires, grands ou petits, et la tentation
qu’ont parfois certains de nos hommes politiques de penser que l’institution
du parti unique et de l’exécutif souverain constitue un préalable nécessaire à
la démocratie, en Afrique et en Asie, relève étrangement des schémas de
pensée dont ils dénoncent l’archaïsme et le caractère intrinsèquement
pervers quand il s’agit de l’Est européen. Dans la coexistence des lieux et
des non-lieux, le point d’achoppement sera toujours politique. Sans doute
les pays de l’Est, et d’autres, trouveront-ils leur place dans les réseaux
mondiaux de la circulation et de la consommation. Mais l’extension des
non-lieux qui leur correspondent – non-lieux empiriquement recensables et
analysables dont la définition est d’abord économique – a déjà pris de
vitesse la réflexion des politiques qui ne se demandent de plus en plus où ils
vont que parce qu’ils savent de moins en moins où ils sont.

*1.
« La ville inquiète », Le Temps de la réflexion , 1987.
Epilogue

Lorsqu’un vol international survole l’Arabie Saoudite, l’hôtesse annonce


que pendant la durée de ce survol la consommation d’alcool sera interdite
dans l’avion. L’intrusion du territoire dans l’espace est ainsi signifiée. Terre
= société = nation = culture = religion : l’équation du lieu anthropologique
se réinscrit fugitivement dans l’espace. Retrouver le non-lieu de l’espace,
un peu plus tard, échapper à la contrainte totalitaire du lieu, ce sera bien
retrouver quelque chose qui ressemble à la liberté.
Un auteur britannique de grand talent, David Lodge, a récemment publié
une version moderne de la quête du Graal qu’il situe avec un humour
efficace dans le monde cosmopolite, international et étroit de la recherche
sémio-linguistique universitaire *1. L’humour, dans ce cas, a valeur
sociologique : le monde universitaire de Small World n’est que l’un des
« réseaux » sociaux qui se déploient aujourd’hui sur la planète entière,
offrant à des individualités diverses l’occasion de parcours singuliers mais
étrangement semblables. L’aventure chevaleresque, après tout, n’était pas
autre chose, et l’errance individuelle, dans la réalité d’aujourd’hui comme
dans les mythes d’hier, reste porteuse d’attente, sinon d’espoir.
*
L’ethnologie a toujours affaire à au moins deux espaces : celui du lieu
qu’elle étudie (un village, une entreprise) et celui, plus vaste, où ce lieu
s’inscrit et d’où s’exercent des influences et des contraintes qui ne sont pas
sans effet sur le jeu interne des relations locales (l’ethnie, le royaume,
l’Etat). L’ethnologue est ainsi condamné au strabisme méthodologique : il
ne doit perdre de vue ni le lieu immédiat de son observation ni les frontières
pertinentes de ses marches extérieures.
Dans la situation de surmodernité, une partie de cet extérieur est faite de
non-lieux et une partie de ces non-lieux d’images. La fréquentation des
non-lieux, aujourd’hui, est l’occasion d’une expérience sans véritable
précédent historique d’individualité solitaire et de médiation non humaine
(il suffit d’une affiche ou d’un écran) entre l’individu et la puissance
publique.
L’ethnologue des sociétés contemporaines retrouve donc la présence
individuelle dans l’univers englobant où il était traditionnellement habitué à
repérer les déterminants généraux qui donnaient sens aux configurations
particulières ou aux accidents singuliers.
*
Ne voir dans ce jeu d’images qu’une illusion (une forme post-moderne
d’aliénation) serait une erreur. L’analyse de ses déterminations n’a jamais
épuisé la réalité d’un phénomène. Ce qui est significatif dans l’expérience
du non-lieu, c’est sa force d’attraction, inversement proportionnelle à
l’attraction territoriale, aux pesanteurs du lieu et de la tradition. La ruée des
automobilistes sur la route du week-end ou des vacances, les difficultés des
aiguilleurs du ciel à maîtriser l’encombrement des voies aériennes, le succès
des nouvelles formes de distribution en témoignent à l’évidence. Mais aussi
des phénomènes qu’en première apparence on pourrait imputer au souci de
défendre les valeurs territoriales ou de retrouver les identités patrimoniales.
Si les immigrés inquiètent si fort (et souvent si abstraitement) les gens
installés, c’est peut-être d’abord parce qu’ils leur démontrent la relativité
des certitudes inscrites dans le sol : c’est l’émigré qui les inquiète et les
fascine à la fois dans le personnage de l’immigré. Si nous sommes bien
obligés, au spectacle de l’Europe contemporaine, d’évoquer le « retour »
des nationalismes, peut-être devrions-nous porter attention à tout ce qui
dans ce « retour » participe d’abord du rejet de l’ordre collectif : le modèle
identitaire national est évidemment disponible pour donner forme à ce rejet,
mais c’est l’image individuelle (l’image du libre parcours individuel) qui lui
donne sens et l’anime aujourd’hui comme elle peut l’affaiblir demain.
*
Dans ses modalités modestes comme dans ses expressions luxueuses,
l’expérience du non-lieu (indissociable d’une perception plus ou moins
claire de l’accélération de l’histoire et du rétrécissement de la planète) est
aujourd’hui une composante essentielle de toute existence sociale. D’où le
caractère très particulier et au total paradoxal de ce que l’on considère
parfois en Occident comme la mode du repli sur soi, du « cocooning » :
jamais les histoires individuelles (du fait de leur nécessaire rapport à
l’espace, à l’image et à la consommation) n’ont été aussi prises dans
l’histoire générale, dans l’histoire tout court. A partir de là, toutes les
attitudes individuelles sont concevables : la fuite (chez soi, ailleurs), la peur
(de soi, des autres), mais aussi l’intensité de l’expérience (la performance)
ou la révolte (contre les valeurs établies). Il n’y a plus d’analyse sociale qui
puisse faire l’économie des individus, ni d’analyse des individus qui puisse
ignorer les espaces par où ils transitent.
*
Un jour, peut-être, un signe viendra d’une autre planète. Et, par un effet
de solidarité dont l’ethnologue a étudié les mécanismes à petite échelle,
l’ensemble de l’espace terrestre deviendra un lieu. Etre terrien signifiera
quelque chose. En attendant, il n’est pas sûr que les menaces qui pèsent sur
l’environnement y suffisent. C’est dans l’anonymat du non-lieu que
s’éprouve solitairement la communauté des destins humains.
*
Il y aura donc place demain, il y a peut-être déjà place aujourd’hui,
malgré la contradiction apparente des termes, pour une ethnologie de la
solitude.

*1.
David Lodge, Small World , Penguin Books, 1985.
Quelques références

Certeau (Michel de), L’Invention du quotidien. 1. Arts de faire (édition de


1990, Gallimard, « Folio-Essais »).
Chateaubriand, Itinéraire de Paris à Jérusalem (références faites à
l’édition de 1964, Julliard).
Descombes (Vincent), Proust, philosophie du roman, Editions de Minuit,
1987.
Dumont (Louis), La Tarasque, Gallimard, 1987.
Dupront (Alphonse), Du sacré, Gallimard, 1987.
Furet (François), Penser la Révolution, Gallimard, 1978.
Hazard (Paul), La Crise de la conscience européenne, 1680-1715,
Arthème Fayard, 1961.
Mauss (Marcel), Sociologie et anthropologie, PUF, 1966.
Starobinski (Jean), « Les cheminées et les clochers », Magazine
littéraire, no 280, septembre 1990.
L’Autre et le semblable. Regards sur l’ethnologie des sociétés
contemporaines, textes rassemblés et introduits par Martine Segalen,
Presses du CNRS, 1989.
L’auteur

Marc Augé est directeur d’études à l’École des hautes études en sciences
sociales. Il en a été président de 1985 à 1995.

Principaux ouvrages :

Le Rivage alladian, Orstom, 1969.


Théorie des pouvoirs et idéologie, Hermann, 1975.
Pouvoirs de vie, pouvoirs de mort, Flammarion, 1977.
Symbole, fonction, histoire, Hachette, 1979.
Génie du paganisme, Gallimard, « Bibliothèque des sciences humaines »,
1982 ; « Folio-Essais », 2008.
Le sens du mal, Éd. des Archives contemporaines, 1984 (en collaboration
avec C. Herzlich).
La Traversée du Luxembourg, Hachette, 1985.
Un ethnologue dans le métro, Hachette, « Textes du XXe siècle », 1986 ;
Hachette Littératures, 2001.
Le Dieu objet, Flammarion, « Nouvelle Bibliothèque scientifique », 1988.
Domaines et Châteaux, Seuil, « La Librairie du XXIe siècle », 1989.
Nkpiti. La rancune et le prophète, Éd. de l’EHESS, 1990 (en collaboration
avec J.-P. Colleyn).
Non-lieux. Introduction à une anthropologie de la surmodernité, Seuil, « La
librairie du XXIe siècle », 1992.
Paris retraversé, Éd. de l’Imprimerie Nationale, 1992 (en collaboration
avec J. Mounicq).
Pour une anthropologie des mondes contemporains, Aubier, 1994 ;
Flammarion, « Champs Flammarion », 1997.
Le Sens des autres : actualité de l’anthropologie, Fayard, 1994.
Erro, peintre mythique, Éd. Le Lit du vent, 1994.
Paris ouvert, Ed. de l’Imprimerie Nationale, 1995 (en collaboration avec J.
Mounicq).
Paris, années trente, Hazan, 1996.
La Guerre des rêves. Exercices d’ethno-fiction, Seuil, « La Librairie du
XXIe siècle », 1997.
L’Impossible Voyage. Le tourisme et ses images, Rivages-Poche, 1997.
Valode et Pistre, Ed. du Regard, 1998.
Venise d’eau et de pierre, Éd. de l’Imprimerie Nationale, 1998 (en
collaboration avec J. Mounicq).
Fictions fin de siècle, Fayard, 2000.
Les Formes de l’oubli, Payot, 1998 ; Rivages-Poche, 2001.
Journal de guerre, Galilée, 2003.
Le Temps en ruines, Galilée, 2003.
Pour quoi vivons-nous ? Fayard, 2003.
L’anthropologie, PUF, « Que sais-je ? », 2004 (en collaboration avec J.-P.
Colleyn).
La Mère d’Arthur, Fayard, 2005.
Le Métier d’anthropologue : sens et liberté, Galilée, 2006.
Casablanca, Seuil, « La Librairie du XXIe siècle », 2007.
Où est passé l’avenir ?, Éd. du Panama, 2008.
Éloge de la bicyclette, Payot, 2008 ; Rivages-Poche, 2010.
Le Métro revisité, Seuil, « La Librairie du XXIe siècle », 2008.
Quelqu’un cherche à vous retrouver, Seuil, « La Librairie du XXIe siècle »,
2009.
Carnet de routes et de déroutes : septembre 2008-juin 2009, Galilée, 2010.
La Communauté illusoire, Rivages-Poche, « Petite bibliothèque », 2010.
Journal d’un SDE Ethnofiction, Seuil, « La Librairie du XXIe siècle », 2011.
La Vie en double. Ethnologie, voyage, écriture, Payot, 2011.
Les Nouvelles Peurs, Payot, 2013.
L’Anthropologue et le monde global, Armand Colin, « La Fabrique du
sens », 2013.

Vous aimerez peut-être aussi